LA SIXIEME PARTIE DE L’ASTRÉE

DE MESSIRE HONORÉ D’VRFÉ

LE SIXIESME LIVRE

Par Mr DE GOMBERVILE

AVssi tost que Syluandre & Hylas furent arriuez dans leur hameau, ils se separerent bons amis, comme ils auoient accoustumé d’estre, & allerent rendre compte de leur voyage à celles qui leur auoient fait entreprendre. Syluandre qui aimoit auec autant de verité & d’ardeur, qu’Hylas aimoit auec extrauagance, fut trouuer Diane en la maison de Phocion. Ie vous laisse à penser s’il fut le bien venu, & si Diane & [131/132] Phillis le presserent de leur dire des nouuelles d’Astree & d’Alexis. Elles sont fort bonnes, leur dit le Berger, & s’il y a quelque reste de desolation & de guerre en Forests, les Dieux m’en ont chargé comme vne victime de malediction. Depuis quand auez vous appris ce mauuais langage, luy respondit Diane? Il semble que vous nous portiez enuie du contentement que nous donne vostre retour. Sans mentir, i’ay sujet de me plaindre du changement de vostre humeur, & si ma compagne ne vous peut excuser, elle sera de mon aduis. Syluandre alors parlant si bas que ces deux Bergeres furent les seules qui le peurent oüir, repliqua de cette façon à Diane: I’aduoüe, ma maistresse, que i’ay mal parlé: & qu’au langage que i’ay tenu, ie n’ay pas songé que les Dieux ne faisoient qu’vne partie de ma destinee. Vous y contribuez autant qu’eux, Diane, & pourueu que vous me commandiez d’esperer, ie vous confesseray que ie ne suis rien moins que cette malheureuse victime. Phillis ne voyant point où alloit aboutir le discours de Syluandre: Berger, luy dit-elle, si vous n’auez enuie d’estre entendu, ie trouue fort estrange que vous vous amusiez à perdre tant de paroles, il semble que vous faisiez le deuin ou l’augure, tant vous parlez obscurement. I’ay tousiours aduancé vos affaires autant que vous l’auez desiré. Mais si vous ne changez de langage, & ne nous dites ce que vous voudriez que nous leussions dans vostre ame, ie seray du party de Diane, & mettray en vos amours vn tel desordre, que difficilement les pourrez-vous desbroüiller. Voila le mesme [132/133] galimatias dont me persecutoit Licidas au commencement de sa jalousie. Tout ce qu’il me disoit, estoit si obscur & si embarassé, que ie fus plus d’vne Lune que ie croyois qu’il ne me disoit que des enigmes, ou des propheties. Mais à quoy pensez-vous, Berger? Que ne parlez-vous franchement, si vous auez quelque chose à dire à Diane? Sçauez-vous pas auec quelle liberté elle a trouué bon que vous vescussiez auec elle? Cela estant, pourquoy luy parlez-vous de mal-heur, de guerre, & de victime de malediction? Mais ma Maistresse passee, dit Phillis en riant à Diane, pardonnez luy ceste faute. Il vient d’vn lieu où la mauuaise odeur des corps morts, & l’objet des horreurs de la guerre, luy ont remply l’imagination de choses funestes. Diane sousrit d’entendre parler ainsi Phillis, & se tournant vers le Berger: Syluandre, luy dit-elle, ne me tenez pas dauantage en peine: Qu’auez-vous qui vous fasche? Ay-je contreuenu aux promesses que ie vous ay faites? Syluandre oubliant qu’il estoit en la chambre d’Amerine, & auec d’autres personnes que les deux Bergers, mit les genoux en terre, & prenant la main de Diane: Helas! luy dit-il, belle Bergere, que ne dois je point craindre, & quels mots peuuent estre assez funestes pour exprimer ma miserable fortune, puisque le grand Drüide luy-mesme m’a dit que dans peu de iours Bellinde deuoit venir veoir les Nymphes, & vous donner à Pâris en mariage? Diane voulut faire la resoluë pour ne monstrer pas tout l’ennuy que luy apportoit ceste nouuelle: mais sa vertu ne fut pas ceste fois-là si forte que l’amour. Elle rougit [133/134] & paslit en mesme instant, & ne sçachant presque parler tant elle estoit émeuë: Berger, luy respondit-elle en mots interrompus, ma mere m’a donné la vie, elle en sera comme de chose qui luy appartient. Ceste nouuelle cependant ne laisse pas de me mettre en peine, pource que Pâris ne m’a pas faict la chose si asseuree que vous: Et d’ailleurs Bellinde ne seroit plus celle qu’elle a tousiours esté, si sans m’en parler elle auoit si absolument disposé de moy. Phillis qui veid bien que Syluandre n’auoit pas tant de tort qu’elle auoit crû, se mit de son costé, & repetant à Diane les mesmes mots, dont elle auoit promis au Berger de le contenter autant qu’il seroit en son pouuoir: Ma compagne, luy dit-elle, si en ceste occasion, vous ne resistez à la volonté de Bellinde, & n’estes vn peu moins obeissante que naturellement vous ne l’estes, asseurez vous que ce Berger non seulement se plaindra de vous auec raison: mais vous obligez Alexis, Astrée, & moy, qui sont garantes de la parole que vous luy auez donnée, à ne vous lasser iamais de vous reprocher vostre mauuaise foy. Diane que ses propres sentimens auoient long temps combattuë, fut surmontée par ces menaces de Phillis, & forcée de dire qu’elle sçauoit ce qu’elle auoit promis, que iamais elle n’y contreuiendroit sans violence: que le merite de Syluandre luy feroit mesme oublier quelque chose de son deuoir: toutesfois qu’il n’en falloit rien esperer contre ce que Bellinde desireroit de son obeissance. Comme elle eut dit ce peu de mots, elle veid bien que si elle [134/135] continuoit, ses larmes tesmoigneroient que son cœur & sa bouche ne disoient pas la mesme chose, c’est pourquoy elle pria Phillis, & le Berger, de laisser ce discours pour vn autre temps, & sans faire semblant de ne rien inuenter quelque subjet receuable de leur conference & de leur ennuy. Phillis de qui l’esprit n’auoit iamais manqué au besoin, se tourna vers Amerine & sa compagnie, & leur dit que le dessein de Diane & d’elle n’auoit pas reüssy: qu’elles auoient prié Syluandre d’aller à Marcilly apprendre des nouuelles pour les resioüir, & qu’au lieu de cela, il auoit apporté celles de la maladie de Bellinde. Ceste inuention vint fort à propos pour sauuer Diane, pource que tout à coup se representant qu’elle ne pouuoit iamais aymer Pâris, que comme son frere, & cependant qu’elle seroit forcée de l’espouser à la ruïne de la bonne volonté qu’elle auoit pour Syluandre, elle fut tellement hors de soy, qu’elle se meit à pleurer & souspirer si fort, que son ancienne amie Daphnis, & sa chere compagne Phillis aduoüerent que de sa vie la Bergere n’auoit faict vne action semblable. Amerine luy dit tout ce qu’elle iugea capable de la consoler, & ne sçachant pas la cause de son mal, empoyoit vainement ses remedes. Syluandre de son costé admiroit son bon heur, & doutant s’il deuoit s’attrister, ou se resioüir de l’affliction de sa maistresse, fut en peine de ce qu’il auoit à luy dire. A la fin sçachant mieux qu’homme du monde ceste loy fondamentale d’amour, que l’amant doit preferer [135/136] non seulement à sa joye, mais à sa vie, le repos de la personne aymee: Il alla se remettre à genoux deuant Diane; mais si à propos, que la plupart creurent que s’estoit plustost pour ayder à la soustenir que pour luy parler comme son seruiteur, & auec des paroles qui pouuoient estre diuersement expliquees: Belle Bergere, luy dit-il, le mal n’est, peut-estre pas si grand que l’on m’a dit. Il faut, s’il vous plaist, que vous attendiez à vous affliger, comme vous faites, lors que vous serez assuree de l’extrêmité de la maladie. I’aduouë que la personne que vous plaignez estant plus à vous qu’à soy-mesme, merite ce tesmoignage de vostre bon naturel. Mais mettons les choses au pis. Quand le malheur arriueroit, auez-vous pas plus de vertu qu’il ne faut pour vous y resoudre? Si le grand Tautates l’a deliberé, & si la Nature est sourde à vostre amitié, vous aurez beau pleurer & crier: l’accident arriuera sans que vos pleurs ny vos cris le puissent destourner. Et alors si vous me demandez ce que i’en croy, ie vous diray que tout le malheur sera du costé de la personne qu’a iamais vne necessité trop inhumaine vous forcera d’abandonner. Diane cognoissant par ces paroles auec quelle douleur Syluandre commençoit pour luy plaire, à vouloir tout ce qu’elle auroit agreable, se sentit par là si viuement touchee, qu’en elle-mesme elle fit serment de n’auoir iamais d’autre mary que luy, & plustost que d’espouser Pâris, se faire, ou Vestale, ou Druïde. Licidas entra dans la chambre comme Amerine acheuoit de remettre Diane, & fust estonné de veoir [136/137] tant de tristesse en vne saison où les choses mesmes insensibles sembloient gouster les douceurs de la victoire & de la paix. Syluandre fut le saluer, & luy faire les recommandations de tous ceux de ses amis, qu’il auoit veus à Marcilly. Licidas s’informa de la santé d’Astrée et d’Alexis, & obligea le Berger à dire au long, ce qu’il n’auoit pas eu le loisir de commencer à Diane. Comme les Bergeres sceurent les fortunes qu’auoient couruës leurs compagnes, elles se mirent à interroger Syluandre plus particulierement de toute l’aduenture. L’vne demandoit comme il estoit possible qu’Astrée & Syluie eussent trauersé le fossé de Marcilly sans se perdre dans la bouë: & comme elles auoient pû si tost estre montees au dessus des murailles. L’autre admiroit la valeur d’Alexis, & ne se pouuoit assez estonner comme parmy tant d’ennemis elle auoit pû se sauuer. Phillis prenant la parole, i’aduouë, dit-elle, que ce courage ne tient rien de ceux de nostre sexe: toutesfois ce n’est pas par là que i’ay commencé d’en estre rauie. Il vous peut souuenir du iour que les gens du Roy Gondebaut vouloient enleuer Dorinde, dans la cabanne où nous estions toutes auec elle, il arriua à vn Soldurier de faire tomber Astrée: Alexis offencee de ceste insolence, donna vn si grand coup de poing sur le visage à ce Soldurier, qui tenoit alors Dorinde entre ses bras, qu’il fut contraint de la quitter, & par l’effort du coup alla cheoir sur le dos entre les jambes des cheuaux de ses compagnons. Diane elle-mesme confirma ceste verité: Et les admi-[137/138]rations de ceste surnaturelle valeur passees, Syluandre continua son discours par les tesmoignages d’amitié qu’Amasis luy auoit donnez pour tout ce qu’il y auoit de Bergeres, & de Bergers sur les riues de Lignon. Qu’elle les conuioit à se trouuer au sacrifice solemnel, & aux feux de ioye qui pour la deliurance de Marcilly, & l’heureux succez de la guerre, elle deuoit faire aussi-tost que les Princes, & les Cheualiers ses amis auroient quitté le lict. Syluandre ayant acheué sa relation, Amerine qui n’estoit plus en apprehension pour Lidias, luy voulut apprendre ce qui s’estoit passé en son absence. Et pensant qu’il ne sceust point l’amour d’Hylas: Gentil Berger, luy dit-elle, i’ay acquis vn seruiteur nouueau depuis que vous estes party. Ie le cognois bien, luy respondit le Berger. Vous ne deuez pas beaucoup vous glorifier de ceste conqueste, vous n’en ioüirez pas long-temps: comme Hylas est fort aysé à prendre, il est fort difficile à garder. Mais aduoüez, Madame, que la lettre qu’il vous a escrite est bien plaisante, & encore dauantage celle qui vous l’a portee. Vrayement, reprit Amerine, il faut que vous soyez deuin, de sçauoir ce que vous dites. Madame, respondit le Berger, pour le sçauoir il ne faut estre ny Deuin, ny Sorcier: Hylas n’est pas chiche de sa marchandise, il en a entretenu vne fort bonne compagnie, &, qui plus est, l’a asseuree que vous luy vouliez force bien. Il a raison, continua Amerine, ie l’ayme beaucoup, & suis obligee à le faire, puis qu’il a daigné me [138/139] mettre du nombre de tant de Dames qui l’ont si ardamment aymé. Si vous sçauiez, poursuiuit Syluandre, les merueilles des amours de Stelle & de luy, comme il nous les a dites, vous seriez bien triste, si vous ne vous pasmiez de rire. Le Berger ayant esté prié de les redire, & voyant que c’estoit vn moyen de diuertir Diane, leur en fit le conte: mais amplifié & assaisonné de rencontres & de bons mots de son esprit, tels que, sans mentir, la copie fut beaucoup meilleure que l’originale. Diane insensiblement en sortit de sa melancolie, & trouua ceste merueilleuse amitié si rare, que depuis, quand elle auoit enuie de bien passer le temps, elle obligeoit Syluandre à le repeter. Amerine, parmy ces diuertissements, n’auoit pas oublié Lidias. Elle sortit de chez Phocion pour aller le voir, & emmena auec elle presque toute la compagnie: Diane, Phillis, Syluandre, & Licidas demeurerent seuls, & pour s’entretenir en liberté furent se promener dans le bois des Coudriers, qui estoit derriere le logis où ils estoient. Là Diane, selon sa coustume, parla librement deuant Licidas, & se trouuant l’esprit fort embarrassé, supplia sa compagne, & les deux Bergers, de luy donner vn expedient pour se mettre l’esprit en repos. Chacun ayant proposé diuers moyens: & Phillis luy ayant remonstré, que l’exemple d’Astrée, qui mal-gré la haine de son pere & de sa mere, n’auoit pas laissé d’aymer Celadon, estoit celuy qu’elle deuoit suiure, Syluandre dit qu’il ne pouuoit sans trop d’imprudence, [139/140] souffrir que pour la consideration de sa fortune, Diane se resolust à tant d’inquietudes & de tourments. Qu’il se trouuoit trop recompensé d’auoir par la belle bouche de sa maistresse esté iugné digne de la seruir. Qu’il sçauoit qu’il ne pouuoit la perdre, & viure vne heure apres: mais qu’il prefereroit tousiours son repos, au desir de viure, & s’estimant trop heureux, pourueu qu’auant sa mort, elle crût qu’il ne luy pouuoit rendre vne plus grande preuue de son amour, & eust assez de sentiment pour arrouser de trois ou quatre larmes sa sepulture, ou y venir quelquesfois s’entretenir auec ses ombres. Syluandre, luy dit Diane en l’interrompant, ie pense que ie vous ay desia dit plusieurs fois que ie n’ay iamais aimé Pâris, que comme i’aymerois vn frere. Ie vous dit à cette heure qu’il ne me sera iamais autre chose. I’estimeray sa vertu, j’honoreray sa personne, & faisant cas de son amitié, luy donneray sujet, quand il ne voudra point parler de mariage, d’estre content de moy: mais toutes ces propositions ne me satisfont pas: I’en veux vne autre plus prompte & plus solide. Voicy ce que ie pense. Il y a vn peu plus d’vne Lune, que Syluandre estant fort en peine, fut à Mont-verdun consulter l’Oracle de la vieille Cleontine: & bien que sur le champ il ne receut pas vn grand contentement de sa curiosité, si est-ce que peu de temps apres, il eut subiet d’en estre assez consolé. Ie desire faire la mesme espreune, &, peut-estre, que le Dieu expliquant son premier Oracle par le dernier, m’apprendra ce que ie dois deuenir. Les Bergers & la Bergere luy ayans promis de l’accompa-[140/141]gner, la partie fut faite pour le lendemain. Auec cette volonté ils sortirent tous quatre du bois, & venans à passer par le bout du grand pré, veirent vne Bergere qui s’arrachoit les cheueux, & vn Berger, qui, pour l’empescher, la poussoit si rudement, que de loin ils crûrent qu’il ne l’assistoit pas, mais qu’il l’outrageoit luy-mesme. Licidas & Syluandre, pour obeïr à leurs maistresses, y coururent, & trouuerent que c’estoit Hylas & Stelle, qui se faisoient l’amour à coup de poing. Syluandre leur demanda ce qu’ils auoient: mais Hylas estoit si hors d’haleine, qu’il ne luy pût respondre. Cependant que Licidas tient Stelle, & Syluandre interroge Hylas, les deux Bergeres arriuerent. Elles prirent Stelle, & pensant que quelque grand desespoir la reduisist en l’estat où elle estoit, ne sçauoient qu’en penser, ny que dire pour la remettre. A la fin Hylas retouuant l’vsage de parler, qu’il n’auoit gueres accoustumé de perdre, dit aux Bergers, que depuis qu’il auoit dit à Stelle la mort de Semire, elle en auoit esté comme desesperee. Que sans mentir, il s’estoit trouué plus capable de donner des consolations qu’il ne croyoit. Qu’il y auoit plus de trois heures qu’il la preschoit pour essayer à luy faire entendre raison: mais que deuenant de plus en plus furieuse, elle estoit sortie de chez elle, & sans dire autre chose que ces mots: Ha Semire, tu es mort! Auoit couru tout le hameau & tout le pré, en s’arrachant les cheueux: & qu’il s’estoit veu comme obligé, en memoire de leur amour, de courir apres, & ne pas permettre qu’elle s’allast ietter dans la riuiere. Comment! Reprit Syluandre, [141/142] ne la seruez-vous desia plus qu’en memoire de vostre amour? Vous sçauez bien que Memoire presuppose vne chose passee. Ma foy, luy respondit Hylas: si elle faict d’auantage la beste elle pourra bien la faire toute seule. Ie n’ay pas accoustumé de courir gueres loin apres mes maistresses. Et d’ailleurs elle m’a dit certaines pensees nouuelles, qui me font fort balancer, si ie dois attendre iusqu’à demain à donner le dernier coup à cette affaire. Syluandre voyant que toute cette aduanture passeroit en risee: Hylas, dit-il, rien ne vous presse. Ie viens de voir celle dont vous parlez. Elle vous trouue fort à son goust, & si vous auez assez de courage pour ne craindre point ce Lydias, qui ne se soucie non plus de tuer vn homme qu’vn oyseau, sans doute vous ferez fortune. Syluandre, Syluandre, luy dit Hylas en luy frappant sur la main: croyez-moy que Lydias ne me tuëra point. Ie ne veux rien faire en cela que de son contentement, lors qu’Amerine m’aura asseuré qu’elle m’ayme, i’en aduertiray Lydias, & luy sçauray si bien representer ma cause, qu’il sera fort ingrat s’il ne me cedde la moitié de son marché. Par cet expedient-là, luy dit Licidas, vous ne courez point de hazard: mais que fera Stelle cependant? A propos, dit l’Inconstant, comme s’il se fut resueillé, que fait-elle? Il tourna la teste vers les Bergeres, & veit les deux compagnes fort empeschees à remettre la pauure volage. Elle s’arrachoit les cheueux, mais si industrieusement, que de peur de se faire mal, elle se les tiroit l’vn apres l’autre. Syluandre qui n’apperceuoit [142/143] pas cette comedie, luy dit tout de bon ce que son excellent esprit luy fournissoit en semblables subiets, & les Bergeres en ayans compassion, admiroient l’extrême constance qu’elles voyoient pour Semire mort, en celle qu’on auoit tousjours estimee l’infidelité viuante. Il se passa plus d’vne heure en ces consolations: à la fin Syluandre l’importunant fort de luy dire pourquoy elle plaignoit tant Semire: Ie ne plains pas Semire, dit-elle en se leuant: mais ie me plains de ce qu’il est mort: car ie n’auray iamais le moyen de me vanger sur luy de l’affront qu’il me fit vn iour receuoir en bonne compagnie. En disant cela elle s’en alla, & laissa les Bergers & les Bergeres dans vn estonnement tel, qu’ils y fussent demeurez iusqu’au lendemain, & se regardans l’vn l’autre, ils ne se fussent pris à rire aussi long-temps pour le moins qu’ils auoient esté estonnez. Hylas ayant laissé courir Stelle où elle voulut, alla de ce pas trouuer Amerine: pendant que cet accident facetieux entretint nos quatre Amants iusques dans leurs cabanes, Diane & Phillis, selon leur coustume, coucherent ensemble: & Licidas, pour n’estre point disuerty, demeura à coucher auec Syluandre. Au poinct du iour cet amoureux Berger se leua & se desrobant d’aupres de Licidas, fut à la porte de la chambre de sa Maistresse, où il chanta ces vers. [143/144]

STANCES

QVi iamais fut bruslé d’vn feu comme le mien?

A qui donna iamais l’assurance d’vn bien,

Les trauaux que me donne vne attente incertaine?

Et qui, sans renoncer à son propre desir,

A souffert la douleur, & supporté la peine

Que ma fidelité gouste auecque plaisir?

Ie sçay qu’en mes amours tesmoigner moins d’ardeur,

C’est de leur cause illustre ignorer la grandeur,

Ou vouloir sans combattre emporter la victoire:

Et qu’il faut que l’honneur ait mis au rang des Dieux,

Quiconque le destin esleue pour la gloire,

De posseder vn iour ce miracle des Cieux.

Ie voy bien cependant qu’un tas d’esceruelez,

Qui nouueaux Phaetons veulent estre bruslez,

Osent impudemment chercher cette fortune.

Ils n’ont iamais senty, ny les vents, ny les flots, [144/145]

Et veulent toutesfois voguer sur vn Neptune,

Qui fait perdre la charte aux meilleurs Mattelots.

Gent folle que l’audace esbloüit aisément,

Despoüille ton esprit de cet enchantement,

Sur qui, mal à propos, ta vanité se fonde:

Et cognoissant ta faute, empesche desormais,

Que par des attentats si decriez au monde,

Le siecle des Tytans ne reuienne iamais.

Licidas surprit Syluandre, comme il alloit continuer, & luy reprochoit qu’il luy auoit fait supercherie, vouloit chanter à son tour: mais les Bergeres qui s’estoient vn peu esueillees au chant de Syluandre, ne furent pas plustost à demy habillees, qu’elles ouurirent leur porte. Les enfans qui auoient accoustumé de garder leurs trouppeaux quand ils s’esloignoient vn peu trop; demeurerent pour les mener aux champs; & aussi-tost que le Soleil fut leué, les deux Bergeres ayans bruslé vn peu du Guy sacré & de sebeine, pour rendre leur voyage heureux, se mirent en chemin auec les Bergers. Diane pria Syluandre de chanter pour les diuertir. Le Berger qui auoit en l’esprit vn Sonnet qu’il auoit faict contre Pâris, ayant demander la permission à sa Maistresse de le dire, le chanta. Il estoit ainsi. [145/146]

SONNET

De quels traits de douleur fut mon ame percee,

Quand son fascheux discours me surprit ma raison?

Il le faut aduouer, vne froide poison

Me glaça tout le sang d’vne crainte insensee.

L’objet de ce mal-heur se tint en ma pensee,

Ie crû qu’vn estranger entroit en ma prison,

Que le iour de ma mort estoit sur l’Orizon,

Et que iamais ma foy ne seroit exaucee.

Diane & ses vertus ne pûrent empescher,

Que ce maudit soupçon ne me vint arracher

De l’extreme assurance où ie viuois pour elle.

Ce crime, sans mentir, ne peut trop se blâmer:

Mais n’estre point ialoux d’vne chose si belle,

C’est ne la point aymer.

Syluandre acheua de chanter en souspirant & par sympathie attirant du cœur de sa Bergere les souspirs qu’elle y vouloit estouffer, luy fit aduouër qu’vne veritable amour n’est iamais combattuë de puissance quelconque: Que pour essayer de demeurer la maistresse, elle se porte [146/147] aux plus grandes extremitez. Diane, luy dit Licidas, si vostre prudence ne preuient la fortune que la recherche de Pâris fera courir à Syluandre, ie le plains: & le plains d’autant plus que ie sçay par experience combien violente est la gehenne que nous donne la ialousie. Licidas, luy dit Phillis en l’interrompant, ne presagez rien à nostre desauantage, & croyez que Syluandre estant tres asseuré de Diane, n’en doit point estre ialoux, comme vous ne l’eussiez iamais esté de moy, si vous eussiez crû la verité aussi bien que vous faisiez vostre imagination. Changeons de propos, & puisque le chant est particulierement fait pour ceux qui sont contents, dites-nous quelque chose de vostre façon. Licidas obeïssant auec plaisir au commandement de sa maistresse, s’excita, & tout à coup accommodant son chant à ses paroles, fit ouyr des vers qu’au plus fort de sa ialousie, il auoit faits contre son amour.

SONNET

Desembarassons-nous, rendons-nous à nous mesme,

Ne nous tourmentons plus d’Amour, ny de beauté,

Et sans d’vne inconstante aymer la cruauté,

Prenons dessus nos sens vn empire suprême.

N’ayons plus l’esprit creux, ny le visage blesme,

Ne faisons cas de rien que de la liberté. [147/148]

Monstrons qu’on vient à bout de la necessité,

Et qu’on guerit tous maux par vn remede extreme.

Cherchons d’autres repos, goustons d’autres plaisirs,

Surmontons nostre foy par de nouueaux desirs,

Et ne nous tuons point pour vn bien impossible.

Mais, ô lasche conseil! Laschement escouté,

Auons-nous pas au cœur ce miracle visible

Mis si profondement, qu’il n’en peut estre osté?

Lydias ayant finy ces vers, Phillis dit en riant à Diane: Il faut aduoüer, ma compagne, que si les Bergers sont constans, ils le sont par force, plustost que par affection. Voyez-vous pas que Licidas donnoit des batailles autresfois contre sa fidelité, pour essayer d’en rompre les chaisnes, & ressembloit à certains pauures Bergers de nostre cognoissance, qui ne pouuans auoir les biens de leurs voisins, & viure à leur ayse comme eux, se promettent que le temps changera, & qu’ils auront à la fin de quoy se faire enuier aux plus riches. Le temps passe, sans que celuy qu’ils attendent vienne, & la mort arriuant la premiere, leur fait aduouër qu’au moins ils se sont consolez par l’esperance, qui est la richesse des pauures. Diane luy respondit, Qu’elle auoit peur que Syluandre ne se voulust pas contenter à si bon marché que Licidas, & que voyant son riual au [148/149] dessus de luy, il n’executast ce que son amy auoit fait que proposer. Ha, belle Diane! Luy dit Syluandre, si ma vie vous fasche, c’est par semblables discours que vous trouuerez l’art de vous en deffaire bien-tost: mais s’il est vray, comme vous me l’auez cent fois de vostre pure grace iuré, que la mort sera la seule qui pourra separer vostre cœur du mien, ie vous supplie tres-humblement par vous-mesme de me traitter plus doucement: Ie preuoy que sans que vous vous mettiez de la partie, j’auray assez d’ennemis à combattre vn Bellinde, Adamas, & Pâris. Pendant que ces quatre Amants trompent la longueur du chemin en parlant ainsi, ils se trouuerent à Mont-verdun. La vieille Cleontine estoit lors dans la cauerne sacree, où elle consultoit son Dieu pour vn vieux Berger, qui à sa mine, sembloit plein de beaucoup d’eminentes vertus. Nos Bergers & nos Bergeres, entrerent dans ce lieux terrible & sainct, lors que Cleontine estant l’organe de l’esprit celeste, fit ceste responce au vieillard.

ORACLE

Ergaste ne doute de rien,

Desia la moitié de ton bien

Est dans ceste saincte demeure.

Bien-tost l’autre doit t’arriuer,

Mais il faudra que Paris meure,

Le iour que tu dois la trouuer. [149/150]

Ce Berger ayant receu ceste response, trouuoit estrange la condition auec laquelle les Dieux vouloient qu’il rencontrast le bien qu’il auoit perdu, pource qu’il ne cognoissoit point d’autre Pâris que le fils du grand Druïde, & il luy sembloit que ce ieune homme ne deuoit auoir aucune part à sa fortune. Il sortit pourtant de la cauerne assez satisfaict, & bornant sa curiosité, aima mieux attendre l’euenement des promesses de Tautates, que par vn zele indiscret l’importuner d’auantage. De l’autre costé Diane, Syluandre, Phillis & Licidas, qui auoient tous oüy ce nom de Pâris, s’entrepressoient l’vn l’autre, comme voulans dire que l’Oracle les auoit preuenus, & que tout ce qu’il leur pouuoit apprendre seroit superflu pour leur contentement. Toutesfois Diane ne se laissant pas transporter à la joye comme les autres, ne pouuoit gouster ceste menace de la mort de Pâris, & aymoit mieux croire que c’estoit quelque Berger de ce nom dont le Dieu parloit, que le fils du grand Druïde. Elle quitta sa compagnie, & s’estant aduancee vers la Prestresse, apres les ceremonies accoustumees, la supplia de sçauoir ce que les Dieux auoient resolu d’elle. Cleontine la prenant par la main, la mena auec elle iusques à l’entree de la grotte sans lumiere, & là receuant l’Esprit celeste, luy dit ces six vers: [150/151]

ORACLE

Diane, viuez en repos,

Vous vous troublez mal à propos,

Bellenus sera vostre guide:

Et pour le bien de vos amours,

Vous espouserez dans vingt iours

Pâris, le fils du grand Druide.

Diane ne fut pas plustost de retour aupres de sa compagne, & des deux Bergers, qu’elle se prit à pleurer, & confesser qu’elle estoit née la plus infortunee fille du monde. Phillis luy demanda la cause de ce nouueau desplaisir, & pour en sçauoir mieux la verité, la tira à part, & si loin des Bergers, qu’elles ne pouuoient en estre oüyes: Ma chere compagne, luy dit Diane, ie me doutois bien que Pâris, le fils d’Adamas, n’estoit pas celuy duquel parloit l’Oracle, que Cleontine a rendu au vieux Berger Ergaste. Pâris m’est reserué pour mary, s’il est vray ce que m’a predit l’Oracle: Ce Pâris, dis-je, que ie ne puis aymer que comme mon frere: & ne prefereray iamais, quoy que fasse Bellinde, aux merites & à l’affection de Syluandre. Vous trouerez, Phillis, le commencement de l’Oracle fort aduantageux pour moy. Voicy comme il est. [151/152]

ORACLE

Diane, viuez en repos,

Vous vous troublez mal à propos,

Bellenus sera vostre guide.

Que voudriez-vous de plus fauorable que ces promesses, & que pourriez-vous craindre apres auoir ouy ceste suitte.

Et pour le bien de vos Amours,

Vous espouserez dans vingt iours.

I’aduouë qu’oyant ces grandes asseurances ie tressaillis d’aise, mais comme si la Druïde eust oublié, ou plustost apprehendé de me dire le reste, elle demeura court, & ayant esté long-temps à siffler comme on a accoustumé de faire quand on prononce vne S. en fin pour me rendre la plus affligee Bergere de Forests, elle finit ainsi:

Pâris le fils du grand Druïde.

Phillis voyant combien clairement l’Oracle designoit ce Pâris qui estoit si fort incompatible à l’humeur de sa compagne: elle se mit en l’esprit qu’il falloit qu’il y eust quelque chose d’obscur & de caché sous cét apparent esclireissement. C’est pourquoy elle s’aduisa d’vne subtilité, qui n’estoit pas tousiours receuable, & toutesfois qui estoit fort vray-semblable. Les Dieux, dit-elle, ne parlent iamais moins clairement, que quand ils nous semblent parler plus clairement: & iamais ne promettent rien moins que ce qu’en apparence leur langage qui nous [152/153] est incognu, semble nous promettre. Repassez, s’il vous plaist, par vostre memoire, les Oracles que les aduantures de ceste annee nous ont fait oüyr, tant pour ceux de Forests, que pour les estrangers qui y sont venus chercher leur repos: & vous trouuerez que pas vn de tous ceux qui ont reüssy, n’ont esté expliquez selon que le deuoient faire penser l’ordre & l’apparence des paroles. Croyez-moy donc, Diane, & tenez pour vne chose infaillible, que les Dieux se ioüent du nom de Pâris, & feront veoir par l’euenement, que nos apprehensions estoient mal fondees, & nostre aueuglement aussi grand qu’est leur ineuitable prouidence. Mais dequoy les voudriez vous maintenant requerir, quand ils vous donneroient la liberté de leur dire tout ce que vous pensez, puis qu’ils vous asseurent que vous-vous troublez sans subjet, que vous deuez viure contente, qu’ils auront eux-mesmes soin de vous conduire, & bref qu’ils feront reüssir vos amours à vostre contentement? Changez donc vos craintes en esperances, & vous asseurez, comme si Bellenus luy-mesme vous l’auoit iuré, que ce Pâris, pour lequel vous auez tant d’auersion, ne sera iamais vostre mary. Diane auoit trouué de grandes consolations au discours de Phillis, & pour s’oster tout à faict de peine, vouloit luy proposer ses difficultez, lors que la venerable Druïde appuyee sur les deux Bergers, l’obligea, pour luy faire la reuerence, d’interrompre ses pensees. Cleontine baisa les deux Bergers, & leur ayant confirmé ce que le bon esprit de Phillis auoit raconté, acheua d’oster à [153/154] Diane ce qui luy restoit d’inquietude & d’apprehension. Elle vouloit les mener chez elle; mais les vns & les autres s’en excuserent: Et, pour la laisser auec quelque sorte de contentement, luy dirent, Que s’il estoit vray ce qu’vn Cheualier nommé Damon auoit solemnellement asseuré, bien tost sa niepce Celidee seroit plus belle que iamais elle n’auoit esté. Mes enfans, leur respondit Cleontine: Thamire m’est venu voir, & m’a appris comme vous me dites, ce miracle imaginaire, mais ie ne pense pas que la vertu de rendre Celidee belle comme elle estoit auant qu’elle se fust gastee, ne soit vn effort que les Dieux seuls se sont reseruez. Les Bergers & les Bergeres ayans témoigné que leur opinion estoit conforme à la sienne, luy baillerent le bon-jour, & apres auoir esté manger chez Alcidor la fleur des hameaux de Mont-verdun, & auec les deux Bergers ses amis, l’vn des principaux ornements de tout le Forests, & l’auoir obligé de les accompagner, se mirent à faire, en deuisant, le chemin qu’ils auoient fait le matin. Le grand bois par lequel ils deuoient passer, n’estoit plus qu’à cent pas d’eux, lors qu’ils y virent entrer vn chariot, qui de loin leur sembla si doré, & si esclattant, qu’ils aduouërent n’en auoir iamais veu de semblable. Il estoit mené, à ce qu’ils purent voir, par des Nymphes, qui alloient les vnes à pied, & les autres à cheual. Et pource qu’il estoit couuert d’vn pauillon qui sembloit estre tout en feu, tant il brilloit au Soleil, ils ne pûrent veoir ce qui estois dedans. Leur curiosité ne fut pas si petite qu’ils ne [154/155] doublassent le pas pour veoir ceste nouueauté: mais comme ils eurent fait la moitié du bois, au lieu de veoir les Nymphes & leur chariot, ils ouyrent quelqu’vn qui se plaignoit assez prés d’eux. Ils s’arresterent aussi-tost, & apres auoir cinq ou six fois ouy repeter le mot d’Eranax, sans veoir personne, s’aduancerent entre les arbres, & n’osans approcher assez prés pour veoir, au moins ils entendirent les plaintes que faisoit celuy qui auoit appellé tant de fois Eranax: & comme ils croyoient qu’il ne voulut plus parler, il chanta auec la plus belle voix, & sur vn air le plus pitoyable du monde, ces paroles passionnees.

CHANSON

Il est vray, mon amour extreme,

Mon respect & ma loyauté,

Ne touchent point ceste ingrate beauté:

Rien ne la touche qu’elle mesme.

Pource qu’elle est froide & cruelle,

Et que rien ne la peut charmer,

Elle se rit quand on parle d’aymer,

Et croit que chacun fait comme elle.

Quand ie l’entretiens de ma flame

Elle m’entend sans s’esmouuoir, [155/156]

Et sans mentir on diroit à la voir

Que c’est vn corps qui n’a point d’ame.

Cent fois i’ay tenté son courage,

Mais ie l’ay vainement tenté:

Qu’attendons-nous? Faisons sa volonté:

Cherchons le port dans le naufrage.

Inuentons vn nouueau supplice,

Soyons à nous-mesmes inhumains,

Pour nous punir seruons-nous de nos mains:

Rendons luy ce dernier seruice.

Elle le veut, c’est son enuie

Que pour nous tesmoigner constans,

Ayans perdu l’esperance & le temps,

Nous perdions l’esprit & la vie.

Comme ceste belle voix eut chanté ces vers, elle se tût, & apres quelques souspirs qui apprenoient aux Bergers combien triste estoit celuy qui venoit de chanter, ils oüyrent que parlant à soy-mesme, il disoit ainsi: Heureux Eranax, qui sans passion parmy le nombre infiny de celles dont tu troubles tout le monde, passe ta vie aussi doucement que font les Dieux, & mesprise les Sceptres & les Diadesmes qu’on te presente, pendant que moy miserable & disgracié, desire ce que tu me dédaignes, & meurs d’amour pour ceste beauté qui ne pouuoit estre vaincuë [156/157] que par le prodige de ton insensibilité. Eranax, Eranax, où es-tu? Ne te trouueray ie point en ces lieux, où les Oracles m’ont asseuré que ie te trouuerois ? Permets que ie te voye, & que pouuant rapporter à la merueille que i’adore, & que i’idolatre, de quelle sorte tu vis dans ces pays estrangers, i’obtienne la liberté de me representer deuant elle. Ces paroles finies, celuy qui les disoit se leua, & montant à cheual, à ce qu’apperceurent les Bergers, se mit à courir au trauers des arbres. Diane & Phillis se regardoient l’vne l’autre, & Syluandre & Licidas interrogeoient Alcidor, comme s’il eut sceu plus de nouuelles de cette aduanture qu’eux: mais le Berger aduoüa qu’il n’en auoit poinz ouy parler, & qu’il falloit que depuis peu ces estrangers fussent arriuez en Forests. Il faut, dit Syluandre, qu’il y ait de grandes fortunes cachees souz les paroles que nous auons oüies. Celuy qui vient de s’en aller si vite, doit estre quelque prince amoureux, & mesprisé d’vne grande Princesse. Auez vous pas ouy qu’il a parlé de sceptres & de diademes? Certes celuy qu’il appelle Eranax doit auoir de grandes qualitez, puis qu’il foule aux pieds les thrones & les couronnes, & ne fait cas d’vne si rare beauté. Diane continuant ce discours: Nous pouuons apprendre par là, dit-elle, qu’il n’y a condition, quelque releuee qu’elle soit, qui n’ait ses amertumes & ses supplices. Les Reynes & les Princes pleurent comme nous pleurons. Ils sont trauersez comme nous le sommes, & pour absolus qu’ils soient, leurs passions ne leur obeïssent pas mieux qu’à nous qui n’auons iuridiction sur personne [157/158] du monde, que sur les enfans qui gardent nos troupeaux. Alcidor qui iusques alors n’auoit sceu ce que c’estoit que l’amour, monstra combien heureuse estoit la condition de ceux qui n’aimoient point, & quelle tranquillité d’esprit auoit vn homme qui sçauoit l’art de faire souzmettre ses passions à son iugement: Ie suis d’accord de cela auec vous, luy respndit Syluandre: Mais qui est celuy de tous les hommes qui ose se vanter d’auoir ceste puissance sur soy? S’il n’y auoit q’vne passion à combattre, i’aduouë que faisant tous nos efforts pour y resister, nous pourrions en esperer la victoire. Mais, Alcidor, nous sommes comme ces mauuaises places qui sont commandees de tous costez, pendant que nous repoussons l’ennemy en vn endroit, il nous surprend par l’autre: & souuent ne nous donne pas le loisir de demander la vie. L’amour est, à la verité, vne passion violente, & fort à craindre: mais vous ne voyez pas que vous obstinant à la vaincre, vous vous laissez emporter aux autres, qui sont d’autant plus honteuses, qu’elles ont pour object la partie de l’homme la plus brutale & la plus basse. Il faut, il faut obeïr à la Nature, & à l’Amour, par consequent, que nos Bardes & les Philosophes Massiliens appellent son fils aimé: mais il faut le seruir de bonne grace, & croire en cela la coustume de ces belles & sages Bergeres, qui nous ont si bien appris la perfection d’aimer, qu’au lieu que iusques icy ç’a presque tousiours esté vne passion, on peut dire qu’en Forests c’est vne tres-recommandable vertu. Vous direz ce qu’il vous plaira, Syluandre, luy repartit Alcidor [158/159] mais sçachant les troubles & les desplaisirs dont vous autres qui aimez auez l’esprit trauersé, ie veux estre sage à vos depens, & me destourner du mauuais passage, d’où l’on ne se peut retirer sans en porter les marques. O Berger! S’escria Syluandre, que tu es à la veille d’vne grande maladie. Et pourquoy dites vous cela, luy repartit Alcidor? Pource, luy dit Syluandre, que les Medecins tiennent que iamais nous ne courons plus grande fortune d’estre bien tost maladea, que lors que nous sommes au dernier degré de santé. Ie ne suis pas assez sçauant respondit Alcidor, pour contredire les Medecins: mais ie me cognois assez pour sentir en moy tout le contraire de cette opinion: de mesme ie n’ay pas assez d’esprit, ny assez d’estude pour vouloir disputer contre ce grand & fameux esprit de Syluandre: mais i’auray tousiuors assez de force sur moy, pour luy faire vn iour aduoüer que la philosophie est souuent fausse. Bien, bien, courtois berger, luy repliqua Syluandre, le temps, & quelque beauté, qui peut estre ne tardera plus gueres à paroistre, me vengeront de vostre incredulité. Pendant que Diane estoit attentiue au discours des Bergers, Phillis & Licidas parloient ensemble auec tant d’affection, qu’ils marchoient extrémement viste, & en marchant sembloient auoir oublié le reste de leur compagnie. Syluandre voyant que sa maistresse eust bien voulu sçauoir ce qu’ils se disoient ainsi en secret, alla les surprendre, & sans estre apperceu, ouyt que Phillis respondoit ainsi au Berger. Licidas, il est superflu que par tant de serments vous m’asseuriez que iamais vostre [159/160] affection ne fut grande comme elle est. I’ay si bonne opinion de vous, & le tesmoignage de ma conscience me donne vn tel repos d’esprit, que mesme ie ne me puis figurer que vous voulussiez penser à vn autre Berger. Cependant ie trouue estrange vostre impatience, & ne sçay pourquoy vous voulez precipiter vne chose qui ne se peut faire de bonne grace. Vous sçauez qu’on nous aduertit dernierement que vostre frere auoit esté veu en Germanie, & que bien tost il seroit de retour en cette contree. Voudriez vous estre heureux deuant ce cher frere; & croyez vous que ie puisse voir le comble de mes contentemens, que ie ne vois Astrée en estat de ne rien plaindre, ny de rien desirer? Syluandre n’a pas point presser Diane de son mariage. Il est content d’auoir la parole & la foy de sa Bergere. & ie gaige qu’il s’estimera tousiours tres heureux, comme il est, pourueu que le fils du grand Druïde. Ou quelque autre, ne luy oste point l’esperance de voir Diane en liberté. Phillis, luy respondit Licidas, ie ne contreuiendray iamais à ce que vous aurez agreable. Ie sçauray mieux sousmettre mes volontez aux vostres, que ie n’ay sceu resister à la ialousie. Ie vous parle de nostre mariage, comme d’vne chose sans laquelle ie ne m’estimeray iamais parfaitement heureux: mais puis que vous auez des considerations pour le differer, sans esplucher si elles sont bonne ou mauuaises, ie veux ce qu’il vous plaist, & iure de ne vous en parler plus, qu’Astree & Diane contentes, vous conuieront à les imiter. [160/161] Syluandre voulant estre de la partie; Dieu vueille, Licidas, dit-il, en luy frappant sur l’espaule, que ce soit bien-tost: mais que ce soit aussi bien au bon-heur de Syluandre, qu’à celui des autres. Licidas tournant la teste, & Phillis repoussant le Berger en luy mettant la main contre le sein: Allez, dit-elle importun & mal-aduisé Berger, vous estes bien hardy de venir mettre vostre nez aux affaires d’autruy. Vrayement vous estes fort plaisant d’espier ceux qui ne pensent pas à vous. Mais ie me doute bien pourquoy il a faict ceste indiscretion, dit-elle, s’adressant à Licidas, Alcidor, auec lequel il a tant disputé, l’a infailliblement mis au bout de ses finesses: & luy qui est artificieux, ne sçachant plus que luy respondre, a pris pour pretexte de rompre le discours, celuy de venir entendre ce que nous disions. Vrayement Syluandre, vous auez bonne grace, nous ne sommes pas cause que vous estes ignorant, & d’ailleurs, si vous estes demeuré court, vous deuez retourner à l’escole des Massiliens, plustost que de venir nous escouter: car vous pouuez bien penser que nous ne traitons pas de vos matieres. Bergere, Bergere, luy respondit Syluandre en riant, vous direz ce qu’il vous plaira: mais ie suis en possession de vous faire la guerre. Ie ne veux point perdre mes priuileges: c’est à vous à penser comme vous deuez vous en deffendre. Phillis se mit à rire, & courut apres luy, iusqu’auprés de Diane, & comme elle luy eust pris la main: Bergere, luy dit-elle, ie me doute que c’est par vostre conseil que Syluandre a fait le curieux indiscret: si ie le sçauois tres-asseurément, souuenez-vous [161/162] que ie vous en ferois repentir. Mon troisiesme seruiteur, repartit Diane en riant, vous auez tort de menacer vostre maistresse. Si i’estois encore à donner mon iugement de vous, ie vous ferois bien sentir comme ie sçay chastier telles outrecuidances: Allez si loin de moy, que ie ne vous renuoye iamais. La Bergere en parlant ainsi ne pouuoit se garder de rire, & voyant que Phillis faisoit la faschee, elle se ietta à son col, & furent long-temps à se baiser l’vne l’autre. Licidas voulant continuer le jeu: Bergeres, leur dit-il, au lieu de perdre vos baisers, comme vous faites, il vaudroit bien mieux que vous les donnassiez à interest. Syluandre en prendroit la moitié, & moi l’autre, & vous seriez tres-asseurees que nous ne vous ferions iamais banqueroutte. Voila qui est bien plaisant, respondit Phillis, les Bergers sont si fous, qu’ils pensent que nous auons plus de plaisir à les baiser, qu’à baiser nos semblables: Ostez-vous cette erreur de l’esprit: i’ayme mieux mille fois vn baiser de Diane, qu’vn cent du plus beau Berger du monde. La coustume ou l’ignorance vous fait parler ainsi, luy respondit Syluandre, pource que vous auez accoustumé de baiser des Bergeres, & ne voulez pas permettre que des Bergers vous baisent. Vous faites ce mauuais iugement: Mais trouuez bon que Licidas vous baise la bouche aussi souuent qu’il fait vostre main, ou vostre robbe, & vous aduoüerez bien tost que vous auez vescu en erreur. Diane sousriant de ces paroles, dit à Syluandre, que la proposition qu’il faisoit à sa compagne estoit desraisonnable, pource qu’il luy con-[162/163]seilloit de quitter ses habitudes, pour se hazarder à des façons nouuelles & incognuës, & abandonner vn bien acquis, pour en chercher auec beaucoup de peine, vn qui n’estoit pas asseuré. Alcidor voulut interrompre ce discours, pour faire remarquer à sa compagnie des personnes qu’il voyoit assez loin de luy: mais Syluandre luy prenant la main: Aduoüez, dit-il, Berger, que quand vostre condition n’auroit autre deffaut que celuy d’estre souuent sans party, & au lieu d’entretenir vne belle fille, auoir le nez au vent pour prendre garde à ceux qui vont & viennent, elle est extremement mesprisable, & ne merite pas d’estre defendüe obstinément comme vous la defendez. Les Bergeres rirent de la subtilité dont Syluandre auoit mis le vent au visage du Berger sans amour, & ne luy donnerent pas le loisir de respondre. Elles s’aduancerent au grand pas, pour aller au deuant de la trouppe qui sembloit venir droict à elles: & les ioignirent vn peu au dessus du Carrefour de Mercure. Elles se trouuerent auec leurs meilleures amies, c’estoit Celidee, triste comme de coustume, Daphnis la belle & charmante Bergere, la genereuse Amerine, & cinq ou six autres Bergeres des hameaux prochains. Ie trouue fort estrange, mon ancienne amie, dit Daphnis à Diane, qu’ayant pris la peine de vous venir chercher si loin, vous ne me donnez pas presque le loisir de vous veoir: Faut il que vous ayez rien de secret pour Daphnis, qui, iusques à présent, auoit creu estre vne autre vous-mesme. Ma bonne amie, luy respondit Diane, vous sçauez comme [163/164] nous auons vescu iusqu’icy, & ie serois la plus ingratte du monde, si en la moindre chose qui soit, ie voulois violer les loix de nostre eternelle amitié: Mais puisque vous estes vne autre moy-mesme, comment auois-je pû quitter si longtemps ceste belle Dame toute seule (elle luy monstroit Amerine en parlant ainsi) si ie ne vous auois laissee pour luy tenir compagnie, afin que ie puisse dire pour ma satisfaction qu’elle n’a point esté sans Diane. Ceste repartie plust si fort à toute la compagnie, & particulierement à Daphnis, qu’embrassant Diane; Il faut aduoüer, luy dit-elle, que vous estes incomparable en toutes choses. Alcidor qui ne cognoissoit pas Amerine & Daphnis, pria Syluandre de le leur presenter. Ce Berger luy obeyt auec sa gentillesse ordinaire, & pour le faire plus particulierement remarquer, dit à Amerine, que c’estoit son heritier. Comment l’entendez-vous, luy repartit Amerine? Comme ie le dois entendre, Madame, repliqua le Berger, pource qu’auant que i’eusse eu l’honneur d’estre esclairé par les beaux yeux de Diane, qui sont plustost des Soleils que des yeux, i’auois vescu dans vne opinion si contraire, & auec vne humeur si differente de celle que i’ay maintenant, que i’estois ennemy de l’amour, & de la beauté, autant qu’à cét heure i’en suis admirateur. Alcidor, Madame, fait ce que i’ay fait, & si ie ne suis vn tres-mauuais Deuin, croy que bien-tost il fera ce que ie fais. Daphnis alors considerant la bonne mine, & l’humeur d’Alcidor, voulut ou par curiosité, ou par quelque naissance d’vne affection qui [164/165] n’auoit point encore paru, essayer si ce ne seroit point elle qui pourroit accomplir la prophetie de Syluandre. Elle tourna les yeux: mais les yeux de conqueste sur le Berger insensible, & ne laissant appas, ny attrait qu’elle ne mit en bataille pour en venir à bout, luy donna de grands assauts. Au commencement le Berger ne cognut point la difference qu’il y auoit entre les yeux de Daphnis & les autres: mais l’Amour estant sur le point de se vanger de son impieté, ouurit les siens, & luy iettant en l’esprit certaines pensees, qu’il deuoit appeller des tentations contre son salut, l’obligea d’aduoüer en soy-mesme que Daphnis estoit la plus belle de la compagnie. On changea diuerses fois de discours: Mais Alcidor ne changeant ny d’objets, ny de pensee, prit si peu de garde aux choses dont on parloit, que quand ce fut à luy de respondre, il ne sçauoit de quoy il estoit question. Ce premier transport ne fut remarqué que de Daphnis, pource qu’ayant fait dessein sur luy, elle y auoit tousiours l’œil, comme sur vne proye qu’elle ne vouloit pas laisser eschapper. Elle l’auoit rencontré plusieurs fois attaché sur son visage, & s’estoit apperceuë que combattant contre soy-mesme, il faisoit des actions qui monstroient que sa volonté & son entendement, auoient bien de la peine à s’accorder. Durant ceste petite guerre ciuile, les Bergeres, pour obeyr à Amerine, au lieu de retourner chacune chez elle, furent de compagnie au logis de Licidas, veoir le Cheualier malade. Il estoit leué lors qu’elles y arriuerent, bien que sa blessure ne [165/166] fust pas encore guerie, & auoit auec luy Phocion & vn Cheualier de la Nymphe Amasis, qui l’estoit venu visiter de sa part. Syluandre ayant esté recognu du Cheualier, en receut des honneurs incroyables, & se veid obligé, pour y respondre, d’espuiser toute sa ciuilité. Il s’informa de la santé des Princes & des Cheualiers, & apprit que dans peu de iours, les Mires faisoient esperer leur entiere guerison. Le Soleil estoit des-ja couché, & la nuict commençoit à se faire paroistre, lors que les compliments qu’Amerine & Lidias firent aux Nymphes, & aux Princes en la personne du Cheualier qu’ils auoient enuoyé, furent acheuez. Il print congé de la compagnie, & s’en retourna au galop à Marcilly. Cependant Diane & Phillis, se trouant lasses, laisserent Amerine auec Lidia & Phocion, & emmenant Daphnis & les trois Bergers de leur compagnie auec elles, furent souper ensemble. Alcidor fut le seul auquel le chemin, contre la coustume, auoit osté l’appetit. Tant que les autres mangerent, il ne fit que regarder Daphnis, & tesmoignoit estre si passionné, qu’il y auoit sujet de croire qu’il ioüoit ce personnage exprés pour ne faire point mentir Syluandre. Cela n’estoit pas toutesfois: mais l’amour se monstrant à ce coup-là Dieu, prit toute sa croissance en vn moment pour luy, & se rendit en naissant aussi grand, qu’il fut tant que cescut le Berger. Syluandre qui ne pouuoit penser qu’Alcidor luy eust si diligemment obey, ne sçauoit d’où tirer la cause de son dégoust & de son silence. A la fin toutesfois soupçonnant quelque [166/167] chose: I’ay peur, dit-il, Alcidor, que l’vn de nous deux ne soit bien-tost menteur. Qu’auons-nous dit Syluandre, respondit le Berger, qui nous doiue donner à l’vn ou à l’autre le nom de menteur? Il est trop tard pour vous en faire souuenir, luy repliqua Syluandre, demain ie le vous diray: Aussi bien ie voy que sans importuner ces Bergeres qui commencent à baailler, nous ne pouuons demeurer d’auantage auec elles. En disant cela, il se leua auec Licidas, & Alcidor ne le suiuant qu’a force, donna le bon-soir aux trois Bergeres ensemble, & voulant cacher son amour sous la ciuilité, fit vn compliment à Daphnis, qui fit croire à toute la compagnie que Syluandre auoit prophetisé. Alcidor suiuit les Bergers iusqu’à la cabanne de Licidas, & tout son cousin qu’il estoit, l’ayant refusé lors qu’il luy offrit vne chambre, s’en alla auec Syluandre jusqu’en la sienne. Aussi tost que le Berger eut fait ouurir sa porte aux enfans qui luy seruoient à garder son trouppeau, il pria Alcidor d’entrer: mais le Berger l’ayant supplié de le laisser prendre l’air encore vn quart d’heure, le quitta, & fut au petit pas se promener derriere vne haye fort longue & fort verte qui fermoit le iardin de Syluandre. Sans doute, dit-il en soy-mesme, ce Berger n’a tant parlé de sa valeur que pour nous donner subjet d’admirer d’auantage la force de la beauté qui l’a si facilement vaincu. Si verray-je ce qu’il deuiendra, & si ie puis ouïray ce que sa passion auec cette resolution, & l’obscurité empeschant qu’il ne pûst estre descouuert, alla où [167/168] il pensoit que fust Alcidor. Il marchoit si bellement qu’Alcidor auoit eu loisir de refuser, & se persecuter de diuerses pensees auant qu’il fust à luy. A la fin oyant souspirer, il s’arresta, & demeurant appuyé contre vn arbre de sa haye, ouyt qu’Alcidor dit ces paroles: Mais, paure Berger! À quoy peuuent seruir ces remonstrances, & quel soulagement attends-tu de ces considerations? Tu n’es plus au port, pour consulter si tu te dois hazarder ou non. Le vent t’emporte, & des-ja dans la mer où tu es, tu ne vois ny fonds, ny riue. Abandonne toy donc courageusement à la Fortune, & te figure que quand il te faudra perir en ce voyage, tu ne sçaurois auoir vne plus glorieuse fin. Daphnis est si belle, que c’est vne des plus grandes offences que tu sçaurois faire contre le merite de ta seruitude, que de deliberer seulement. Va à ceste entreprise comme à la pierre de touche qui doit apprendre ce que tu vaux: ne combats point contre ton bon-heur: attends vne recompense proportionnee à ta fidelité, & quand tu n’en aurois point à esperer de ta Bergere, recueille en vne sans comparaison de l’honneur qui t’arriue de l’aymer. Alcidor se teut ayant ainsi parlé, & apres auoir esté quelque temps sans rien dire, haussant la voix: Or sus, dit-il, s’en est faict, ie suis à Daphnis, & veux mourir sien. Il s’arresta tout court ayant pris ceste resolution, & se leuant passa deuant Syluandre sans le veoir, & s’en retourna en chantant ces vers. [168/169]

SONNET

Il le faut aduoüer, elle est incomparable.

Sa beauté sans pareille est son moindre ornement,

Et quiconque a l’esprit de iuger sainement,

Ne s’y peut arrester sans la croire adorable.

Possible aux vœux d’amour est elle inexorable?

Possible ses captifs esperent vainement,

Et possible qu’vn Dieu seroit sans iugement,

S’il s’attendoit vn iour la rendre fauorable?

Mais qu’importe cela, qu’en veux-ie preiuger?

Que sa cruelle humour se mocque d’obliger

Vn cœur qui sans relasche, est tourmenté pour elle.

A la bonne heure, Amour, pour ta gloire, & pour moy.

Que Daphnis à son choix, soit humaine ou cruelle:

L’honneur de la seruir est l’objet de ma foy.

Syluandre par ces vers ne doutant ny du mal, ny de la cause, se retira par vne bresche qui estoit à la haye de son iardin, & fut chez luy, auant qu’Alcidor eust trouué sa cabanne. Il ne voulut [169/170] luy faire semblant de chose quelconque: mais sortant comme pour l’aller chercher, dit le rencontrant, qu’ennuyé de le veoir si tard dehors, il venoit l’aduertir qu’il estoit temps de se coucher. Courtois Berger, luy respondit Alcidor, ie suis fasché de ne vous auoir pû tenir meilleure compagnie, & d’auoir adiousté à mon indiscretion, l’incommodité que ie vous donne en troublant vostre repos. Mais il s’arresta à ce mot, & rougissant en soy-mesme de parler de sa maladie apres auoir vanté si aduantageusement sa santé, n’osa iamais dire ce qu’il auoit enuie de dire. Syluandre eust bien voulu le presser, toutesfois il ne le fit pas, de peur de le desobliger, & se contenta de l’asseurer, que s’il estoit en peine, il pouuoit se seruir de luy plus librement que de persone du monde. Laissons, s’il vous plaist, passer cette nuict, luy respondit Alcidor, & si vous auez de la compassion pour les afflictions de vos amis, j’espere que ma fortune vous sera plustost souspirer que rire. Ces Bergers ayans continué leur entretien jusqu’au leuer de la Lune, qui estoit en son dernier quartier, se mirent au lict: mais Alcidor ne s’y mettant que pour ne pas incommoder Syluandre, y demeura trois ou quatre heures sur des espines, qui ne luy donnerent ny repos, ny patience. Il se tournoit tantost sur vn costé, & tantost sur l’autre, & tousiours se tournant sur ses nouuelles blessures, en souffroit d’extrêmes douleurs. Il se leua aussi-tost que le iour, & s’habillat sans bruit, laissa Syluandre endormy, pource qu’estant demeuré presque toute la nuict attentif aux souspirs & aux paroles du Beger, il ne faisoit que com-[170/171]mencer son premier somme quand l’autre se leua. Il passa dans vne chambre qui estoit à costé de celle où il auoit couché, & y voyant vne porte par laquelle on entroit au jardin, l’ouurit, & à grands pas se mit à se pourmener au long des allees. Comme il eut faict cinq ou six tours, ne trouuant pas les allees assez longues pour luy, l’impatience le prit. Il sort à la campagne par la breche, dont Syluandre s’estoit seruy le soir pour entrer chez luy: & sans sçauoir où il alloit, chemina tant qu’il se veid dans le grand bois, qui du Carrefour de Mercure alloit presque iusqu’à la riuiere de Lignon, du costé de Montverdun. Syluandre cependant s’estant esueillé assez tard, & ne trouuant plus Alcidor, deuina aussi-tost le sujet de son depart. Il s’habilla donc, & attendant que l’heure fust venuë à laquelle Diane auoit accoustumé de quitter le lict, fut plus d’vne heure & demie à le chercher. Il ne pùt le rencontrer. Aussi ne le cherchoit-il pas où il s’estoit retiré: A la fin il se resolut de cesser sa queste, & aller droit à la cabanne de sa Bergere. Elle estoit habillee, & pendant que ces deux hostesses acheuoient de se coiffer, les entretenoit des peines que l’amour de Phillandre leur auoit donnees. Syluandre entra lors que Daphnis luy vouloit respondre, & salüant les trois Bergeres, se mit à leur dire le diuertissement qu’il auoit eu toute la nuict. Il n’est pas possibile, Berger, luy dit Diane. Mon Dieu, Alcidor seroit-il si bien amoureux de Daphnis que vous le dites? Ma belle maistresse, luy respondit le Berger, ce que ie vous dis est si vray, que vous n’ouïstes iamais paroles pleines d’amour [171/172] comme sont celles dont il s’est resolu à seruir Daphnis. Il fit vn Sonnet sur le champ, que ie voudrois auoir retenu: outre qu’il est bien fait, il exprime si bien sa fidelité, & le dessein qu’il a de seruir cette belle Bergere, quand elle seroit infiniement cruelle, qu’à mon goust ie n’ay rien veu de mieux. Daphnis qui auoit contribué ce qu’elle auoit pû pour faire naistre cét amour, sembla en rougissant se repentir de s’estre attiree sur les bras vne si grande charge. Elle escouta toutesfois Syluandre auec vne grande froideur, & ne voulant point qu’Alcidor luy parlast de son affection, pria les Bergeres de la garder, si bien qu’elle pûst tousiours prevoir les occasions que le Berger prendroit pour luy parler, & ne fut point reduitte à la necessité de la desobliger par vne fascheuse response. Licidas arrivant sur ceste entrefaitte, fit changer de discours. Il y rentra toutesfois en mesme temps, pource que ne trouuant point son cousin auec Silvandre, il s’informa de ce qui luy estoit arrivé.

Phillis luy conta toute sa fortune, que Licidas ne voulut pas croire au commencement: mais les sermens de Syluandre l’en ayant trop asseuré pour en douter, il se tourna vers Daphnis, & la considerant comme la Maistresse d’Alcidor: Belle Bergere luy dit il, ne soyez au moins pas plus mauuaise que vos amies. Alcidor a des qualitez que ie ne voy presque qu’en Syluandre, depuis que nous auons perdu Celadon. Il est mon parent, comme estant fils d’Arcas, & celuy de Diane, pource que Bauchis sa mere est germaine de la sage Bellinde. Ie ne doute point, Licidas, [172/173] respondit Daphnis, que vostre parent ne merite beaucoup: mais afin que nous vivions comme de coustume, & que ie ne sois point obligee de retourner à Feuran, ie vous coniure par Phillis, de conseiller Alcidor qu’il ne me parle point de sa passion imaginaire. Car le mesme iour qu’il me l’aura dite, le mesme iour ie quitte les bords de Lignon, & n’y reuiendray de ma vie. Veritablement, mon ancienne amie, dit Diane, vous estes trop scrupuleuse. Pourquoy voulez vous que l’innocent souffre pour le coupable, & que moy qui ne vous auray rien fait, vous perde, & paye pour Alcidor qui vous aura déplu? Si en cette resolution il n’y a de l’iniustice, il ne faut point penser qu’il y en ait en violence du monde. Daphnis ayant iuré qu’elle ne se dédiroit point, & Calidon estant de hazard arrivé au commencement de cette dispute, se figura qu’il seruiroit extrêmement Alcidor, s’il l’aduertissoit de la volonté de Daphnis. Il quitta la compagnie si à propos, que personne ne pût se douter de ce qu’il vouloit faire; & trauersant le grand pré, ne s’arresta point qu’il ne fust au carrefour de Mercure. Là ne sçachant quel chemin choisir, il veit venir de loin vn Berger: & croyant qu’il pourroit apprendre de luy des nouuelles d’Alcidor, fut tout estonné que c’estoit luy-mesme. Il luy donna le bon-iour, & s’informa de ce qu’il auoit fait, depuis qu’ils se separerent en sortant de Marcilly, le iour que Dorinde y entra.  Alcidor qui auoit l’esprit plein d’autres pensees que de celles des affaires de sa maison:

Calidon, luy dit-il, i’ay perdu la memoire de ce que tu me demande, & [173/174] suis dans d’autres choses plus importantes à mon repos, qui m’occupent tellement, que ie n’ay pas la liberté de penser au reste. Alcidor, Alcidor, luy dit Calidon, elles sont peut-estre plus funestes qu’importantes à vostre repos. Ie ne suis pas si fort ignorant de l’amour que vous auez pour Daphnis, que ie ne sçache fort bien auec quel sentiment elle en receura la declaration que vous luy en voulez faire. Moy, Calidon? repart Alcidor, vous me prenez pour vn autre, ie n’ay rien à dire à Daphnis: il est bien vray que sa beauté & sa vertu ont de grands charmes, & font fort puissantes sur mon esprit: mais que pour cela ie vueille luy faire das manifestes; c’est Berger, en quoi vous, & quiconque vous l’a dit, estes fort abusez. Vous vous mettez en colere, Alcidor, luy respondit Calidon; il me semble toutesfois que vous deuriez receuoir de bonne part ce que ie vous dis, pource qu’il vous importe plus que vous ne pensez. Alcidor r’entrant un peu en soy-mesme: Berger, repliqua-t’il, i’ay suiet de me fascher de me voir tenir sur le tapis. Syluandre se seroit bien passé de tenir ces langages de moy. Vous auez tort de parler ainsi de Syluandre, il n’a dit chose du monde, mais Daphnis elle-mesme. Comme ie suis arrivé auec Thamire & Celidee où elle estoit, elle parloit à Licidas, & si ie ne me trompe, voicy les propres mots qu’elle luy disoit: Ie ne doute point, Licidas, que vostre parent ne merite beaucoup: mais afin que nous viuions comme de coustume, & que ie ne sois point obligee de retourner à Furan; ie vous coniure par Phillis de conseiller Alcidor, qu’il ne me parle point de sa [174/175] passion imaginaire: car le mesme iour qu’il me l’aura dite, le mesme iour ie quitte les bord de Lignon, & n’y reuiendray de ma vie. Cette protestation a estonné les Bergers & les Bergeres, continua Calidon. Diane, Phillis, & Syluandre particulierement, luy ont long temps parlé pour luy faire changer d’avis: mais comme i’ay veu qu’ils ne gaignoient rien, insensiblement ie les ay quittez, & suis venu exprés vous chercher pour vous en aduertir. Alcidor croisant les bras, & leuant les yeux en haut: Chetif Alcidor, s’escria-t’il, que la fortune est preparee à te faire souffrir! Ayant ainsi parlé, il se teut, & les larmes luy tombans des yeux: Quoy, Daphnis! auant mesmes que vous sçachiez si ie vous aime, vous me tesmoignez que mon amour vous desplaist! Il se teut encore ayant dit cela, & resuant plus qu’il n’auoit encore fait, il se ietta à genoux, & comme si Daphnis eust esté deuant luy:

Belle Bergere, dit-il, iamais ie ne seray si mal-heureux de vous déplaire par mes paroles, ny par mes actions. On vous a dit que ie vous aimois: mais i’ay cette consolation que celuy qui vous en a parlé ne me l’a iamais ouy dire. Ie suis innocent du crime qu’il a commis, en vous contant ses songes & ses soupçons. C’est maintenant que par vn grand effort ie dois conseruer ma conscience & mon amour en leur pureté. Si j’estois d’auantage en ces lieux, la crainte que vous auriez que ie vous importunasse de mon amour, estant vn effect de ma volonté, me seroit vn crime irremissible: Ie l’euiteray donc au peril de ma vie, & ne vous donneray iamais suiet d’apprehender ma rencontre [175/176].

Adieu donc, belle Daphnis, ie vous iure par vostre vertu, qui est la quatriesme Diuinité que i’adore, que iamais ie ne me presenteray deuant vous, que vostre exprés commandement ne m’en donne la permission. Comme il eut ainsi parlé, il se baissa pour baiser la terre, & moüillant l’herbe de ses pleurs pensa y laisser la vie, tant fut violent l’effort qu’il se fit en cette resolution. Il se releua toutesfois, & ayant coniuré Calidon de le laisser, s’il luy vouloit du bien, r’entra dans le grand bois: & fut depuis si long temps sans estre veu, que Daphnis elle mesme le pleura comme mort. Calidon, au lieu de cognoistre son imprudence, y en adjousta encore vne: pource qu’ayant rejoint la compagnie qu’il auoit laissee, il fut si estourdy, que sans sçauoir ce qu’il falloit faire, conta mot pour mot les choses qu’auoit faites & dites l’infortuné Alcidor. Daphnis eust voulu auoir le coeur du Berger entre ses mains pour le menager, & cependant se tesmoignant constante en vne affaire où il y alloit tant du sien, fit rompre ce discours par Diane, si bien qu’on n’en veit point la cause. Syluandre cependant desesperé de cét accident, & Licidas plus en colere qu’il n’auoit esté de sa vie, auoient toutes les enuies du monde de quereller ce ieune homme. Ils respecterent son Oncle, & de peur de l’affliger, aimerent mieux le laisser là, que de luy dire chose qui eust pû luy desplaire. Phillis fut celle qui ne peut se taire: elle le regarda de trauers, & luy descouurant le peu d’estime qu’elle faisoit de luy: Ie ne m’estonne pas Berger, luy dit-elle, si Celidee a mieux aimé se perdre le visage, comme elle a fait que [176/177] d’oüir vos extrauagans discours, & souffrir vos ridicules naïuetez. Ie trouue qu’elle a esté encor trop patiente. Si Dieu m’auoit tant punie que i’eusse quelque chose à demesler auec vn Berger fait comme vous, i’aymerois mieux me creuer les yeux, que d’estre contrainte de le veoir. I’aduouë que si vous continuez vous serez en grande reputation. Vostre apprentissage, & vostre chef-d’oeuure sont si semblables, que l’on vous reserue dés-ja le nom du plus habille impertinent du monde. La Bergere ne se vangeoit pas seulement du desplaisir qu’il auoit fait à Daphnis: mais aussi de celuy qu’il faisoit à sa chere Astree en la recherchant en mariage. Le Berger tout en feu vouloit faire quelque nouuelle sottise: mais Thamire plus honteux que luy, voyant la faute qu’il auoit faite: Taisez-vous ie vous prie, Calidon, luy-dit-il, & n’adioustez point à la faute que vous ne pouuez reparer, celle qui n’est pas encore acheuee. Calidon ne pût toutesfois se contraindre si bien qu’il ne murmurast long-temps, & ne dist quelques iniures entre ses dents, non seulement à Phillis, mais au reste de la compagnie. Apres qu’il se fut esloigné des Bergeres, il cognut combien impudemment il auoit pris de soy-mesme vne commission qu’il deuoit refuser, si elle luy  eust esté presentee: Toutesfois ayant ceste excuse des estourdis, qui est qu’en faisant les plus grandes indiscretions ils pensent bien faire, il s’en satisfit: & pourueu qu’il pûst posseder Astrée, creut que sa fortune estoit la meilleure du monde. Diane de son costé n’estoit pas peu en peine, pource que s’estant retiree en [177/178] sa cabane auec Daphnis & Phillis, elle ne sçauoit que dire pour remettre son ancienne amie. Falloit il, disoit Daphnis, que sans manquer au moindre des scrupules que i’ay voulu garder, mesme parmy les actions indifferentes, ie receusse vn si sanglant desplaisir que celuy que m’a faict Calidon? Ie feray desormais l’entretien de toutes les compagnies, & chacun me proposant pour exemple, m’alleguera, comme si ie me donnois beaucoup de peine à faire parler de moy. Syluandre vint tout à propos pour opposer ses raisons à celles de Daphnis, &, pour contenter sa Maistresse, sceut tourner de tant de façons l’esprit de ceste Bergere irritee, qu’elle confessa que le Berger l’auoit vaincuë: Mais pour cela qu’elle n’estoit point persuadee. Diane luy dit, pour la disposer à ne s’en point retourner, Qu’elle pouuoit viure en son hameau si secrettement qu’elle voudroit, & que Phillis & elle se retireroient de la compagnie des Bergeres qu’elles auoient accoustumé de veoir, afin d’estre seules aupres d’elle. Daphnis à ce coup surmontee par l’amitié des deux Bergeres consentit à tout ce qu’elles voulurent, à condition que de huict ou de dix nuits, elles ne se laisseroient veoir qu’à leurs Bergers, & quelquefois à Amerine. Cela fut faict, comme il auoit esté promis. Diane & Phillis demeurerent auec Daphnis: & n’allans au proumenoir qu’aux heures qu’elles estoient asseurees de n’y rencontrer personne, accomplirent leur voeu, sans auoir autre diuertissement que celuy qu’elles recevoient de l’excellent esprit de Syluandre, & de la belle humeur de Licidas. Le terme expiroit, lorsque les Herauts [177/178]

Le terme expiroit, lors que les Herauts [178/179] de la Nymphe vinrent faire vn commandement general par tous les hameaux, que l’on eust à faire les sacrifices d’action de graces à Teutates, & des feux de ioye pour la victoire & la paix. Vn Cheualier les suiuit, qui auec cinq ou six Solduriers choisis pour accompagner Lydias & Amerine, alla chez Phocion le prier de la part d’Amasis & du grand Druïde de faire assembler tous les Bergers, & toutes les Bergeres de Lignon, & les conduire à Marcilly, pour se trouuer aux resioüissances ausquelles la Nymphe les auoit des-ja fait convier par Syluandre. Phocion promit d’executer ceste commission, & dés le lendemain se mettre en chemin pour estre de bonne heure à la ville. Amerine & Lydias qui n’auoit plus de reste de sa blessure qu’vne grande debilitation de cerveau, se mirent dans vn chariot, & dés le soir mesme ayant sceu que les Bergers & les Bergeres vouloient aller ensemble à pied, allerent si viste, qu’à Soleil couchant ils arriuerent à Marcilly. Clindor les receut à la porte, & les preparant aux grandes carresses que l’vn & l’autre deuoient receuoir de toute la grande Court des Nymphes, les asseura qu’il y auoit long-temps qu’ils estoient attendus. Il les conduisit iusqu’au Chasteau, & pour les faire receuoir auec honneur, enuoya querir son fils, & luy commanda d’aller aduertir Amasis de la venuë de ces deux nouueaux hostes. Leontidas obeyt à son pere, & sceut si bien prendre son temps, qu’il trouua Amasis, Clidamant & Galathee ensemble. Ces nouuelles les resioüirent esgallement, & le  Prince par un excés de courtoisie qui ne pût estre [179/180] desapprouuee, n’obseruant pas ceste coustume des Princes de n’aller iamais au deuant de ceux qui ne leur sont pas esgaux, voulut luy-mesme les aller receuoir au bas du grand degré. Ses gardes se mirent en haye, pour rendre ceste venuë plus fameuse, & le chariot du Cheualier estant entré dans la cour du Chasteau, ils n’eurent presque autre loisir que celuy de descendre, deuant que Clidamant fut à eux. Lidias ayant sceu sa qualité, mit vn genoüil en terre, pour luy demander pardon de la peine qu’il luy donnoit. Mais Clidamant le tenant entre ses bras, luy dit tant d’auantageuses paroles, que iamais seruices faits aux Roys, ne furent si royalement recompensez, comme les siens. Il le quitta pour aller saluër Amerine, qui sçachant de quelle façon il falloit viure auec vn grand Prince, ne fit ny trop, ny trop peu. Madame, luy dit Clidamant, la compagnie qui faict l’honneur à la Nymphe, & à ses enfans, de rendre sa Cour sans esgale, a iusqu’icy aduoüé qu’elle n’estoit point accomplie, puisque ny vous, ny ce Cheualier en estiez esloignez: Venez donc, Madame, donner la perfection à la plus belle chose du monde: & contenter les yeux & les souhaits de tant de Princes & de Princesses, de Seigneurs & de Danes. Il la prit par la main en luy parlant ainsi, & se mit entre elle & Lidias. La grand sale estoit pleine du peuple, qui pour veoir le magnifique festin, & le bal que Clidamant donnoit à tous ses amis, estoit assis sur des eschaffaux. Le Prince passa entre deux barrieres qui estoient autour des tables, pour aller & venir plus aysément. Vn Cheualier fut aduertir les Nymphes, [180/181] qui se rendirent à la porte de leur chambre, pour receuoir les deux Amants. Que n’ay-je assez de belles paroles pour repeter celles qui furent dites en ceste entreueuë. Ie me promets qu’il n’y a personne si ennemy des courtoisies, qui ne fust rauy de celles des Nymphes. Galatee ne se contenta pas de baiser vne fois Amerine, il fallut la rebaiser, & luy dire mille bons mots sur la ressemblance de Ligdamon & de Lidias. Alors ceste Dame qui auoit faict tant parler d’elle, attirant sur soy les yeux des Roys, des Princes, de la Princesse Rosanire, & de tout le reste, fut leur discours, iusqu’à ce que le grand Maistre de la maison d’Amasis, vint faire le commandement aux Officiers pour couurir. Ceste incomparable compagnie alla s’asseoir, & l’ordre ayant esté arresté dés le iour precedent, voicy comme ils furent assis à la table. La Nymphe estoit au bout de la table seule. Sigismond, Rosileon, Godomar, Celiodante, & Clidamant estoient d’vn mesme costé, assis comme ie les ay nommez. Dorinde ayant esté ce iour-là mesme accordee au Prince Sigismond, & le contract de leur mariage ayant esté signé, par vne deference à la qualité de son mary, fut mise deuant luy, non sans estre regardee par ces compagnes du temps passé auec beaucoup d’enuie. Rosanire estoit vis à vis de Roslieon, & Galathee deuant Godomar: mais si bien que ces trois Princesses, tenoient autant de place que les cinq Princes. Alcidon & Damon estoient au dessous, & Daphnide & Madonte deuant eux. Lipandas estoit deuant Mellandre, Lydias vis à vis d’Amerine, Alcandre deuant [181/182] Circeine, Amilcar, deuant Palinice, Lucindor deuant Florice, & plus bas que ces Cheualiers & ces Dames trente-cinq ou quarante Cheualiers que Dames, par la presence desquels la Nymphe auoit voulu rendre le festin plus beau, Ligdamon fut pressé de se mettre à table: mais Syluie n’y ayant point de place, il n’en voulut rien faire, & s’excusa sur la maladie de Lindamor, auquel il auoit promis de faire compagnie.

Il est vrai qu’il n’estoit pas menteur. Aussi deuant qu’on se mist à table, il estoit monté dans vn chariot auec Leonide & Syluie, & ayant esté prendre Pâris, Alexis & Astrée, qui estoient auprés d’Adamas (qui depuis vn iour ou deux gardoit le lict, & se faisoit purger, pour preuenir vn grand mal dont il estoit menacé) alla les mener chez Lindamor. Ses blesseures estoient petites, mais le nombre en estoit si grand, qu’il ne pouuoit presque marcher. Il est vrai que la froideur qu’il voyoit aux discours & sur le visage de Galathee, n’estoit pas vn petit retardement à sa guerison. Il receut ceste bonne compagnie, sans luy faire un paroistre son ennuy, & passerent tous ensemble la nuict parmy de si doux diuertissments, qu’ils ne songerent iamais à ce qui se faisoit au Chasteau. La nuict estant plus de moitié passee, convia ceste bonne compagnie à se separer. Leonide auant que de partir dit quelque chose à l’oreille de Lindamor, qui luy fit monter  la couleur au visage. Il luy prit la main, & la baisant par force, donna sujet de croire aux autres que la Nymphe ne l’auoit point fasché. Pâris, Alexis, & Astree, furent remis chez eux: & Leonide & [182/183] Syluie estans r’entrees au Chasteau, Ligdamon prit congé d’elles, & se retira chez luy. Bien à peine le Soleil estoit-il leué, qu’Hylas qui estoit party auant iour, sans demander, ny attendre compagnie, vint heurter au logis d’Adamas. Le grand Druïde se portant assez bien ce matin là, auoit resolu de se leuer pour aller au Chasteau: & de faict il s’habilloit lors que Hylas entra chez luy. Son humeur hardie luy donnant des priuileges qui eussent esté de mauuaise grace en tout autre, luy fit prendre la liberté de monter iusqu’en la chambre d’Adamas: Il luy donna le bon iour, & sans s’amuser beaucoup aux compliments, luy dit qu’il auroit bien-tost bonne compagnie: qu’il s’estoit hasté pour luy en apprendre les nouuelles, & pour sçauoir où Lidias & Amerine estoient logez. Auquel des deux auez-vous affaire, luy dit Adamas? Mon Pere, luy respondit l’Inconstant, ie ne gaignerois rien de vous cacher mes sentiments: i’ay l’honneur d’estre si bien cognu de vous, que ie me desguiserois vainement. Aussi n’est ce pas pour pour sçauoir à qui i’en veux, que vous me faites ceste question: mais pour me le faire confesser: C’est auec les Dames, & non auec les Cheualiers que i’ay accoustumé d’auoir à démesler:C’est pourquoy vous deuez penser que quand Lidias seroit encore en Bretaigne, ie n’en serois pas plus en peine pour cela. Et de Stella cependant, luy dit le Druïde, qu’en faites-vous? Elle a tousiours sa part qui luy est conseruee, respondit Hylas:Vous la verrez tantost, si le desespoir où elle est de la mort de Semire, ne luy deffend de venir icy. [183/184] Comment! Hylas, reprit Adamas, Stelle se souuient-elle encore de Semire? Mon pere, luy dit l’Inconstant, c’est vn long discours. Ie m’en vay vous laisser habiller: Hylas fit la reuerence au Druїde, en disant cela: mais tout à coup reuenant de la porte. Mon pere, luy dit-il, ie m’en allois sans auoir rien fait. Dittes-moy, s’il vous plaist, où ie pourray trouuer Amerine. Berger luy respondit Adamas, il y a trois iours que ie ne sorts point: mais Leonide me vint veoir hier au soir, qui m’a dit qu’ Amerine & Lydias logeroient au Chasteau. C’est assez, dit Hylas, en s’en allant: bon-jour mon pere, ie m’en vay essayer d’estre logé au Chasteau aussi bien que les autres. Adamas ayant long-temps ry de la folle humeur de l’Inconstant, fit appeler Pâris, & luy commanda de faire tenir tout si bien chez luy, qu’il y pûst receuoir les Bergers & les Bergeres, qui deuoient arriuer le iour mesme, S’il vous plaist, respondit Pâris, i’en aduertiray ma sœur & Astrée, & lors que tout sera comme vous me le commandez, iray au deuant de ceste compagnie, afin que parmy ceste ville elle ne reçoiue aucun desplaisir. Adamas sçachant la passion de son fils, trouua bon ce qu’il luy disoit, & le sacrifice fait, qu’il n’oublioit iamais deuant qu’il sortist de chez luy, alla à pied iusqu’en la chambre d’Amasis. Il entra seul selon sa coustume, & ne trouuant que Clidamant & Ligdamon auec elle, luy dit l’ordre qu’il auoit fait mettre pour le sacrifice, & pour la delivrance des prisonniers, & l’asseura que les Bergers, & les Bergerers de Lignon arriueroint bien-tost. Mon pere, luy [184/185] dit la Nymphe, ie fus bien aise que vostre santé vous permette de rendre nos deuotions toutes parfaites.

I’ay resolu de me donner ceste apres- dinee pour y penser auec vous. Cependant, obligez-moy, s’il vous plaist, d’ouyr ce que Clidamant auoit commencé de me dire. L’affaire est de tres-grande importance. Il y va, comme vous verrez, du repos de mon Estat, & de la fortune de Galatee. Le Druїde respondit que ceste affaire deuoit estre meurement balancee, & fort longtemps agitée, auant que d’estre resoluë. C’est dequoy mon fils & Ligdamon me parloient, luy dit la Nymphe: Pour moy ie suis de vostre opinion, & par mon humeur, iugeant de celle de Galatee, sçay quel supplice c’est que de marier vne fille contre la volonté. Clidamant neantmoins me propose Lindamor, comment le seul à qui ie la dois donner. Ie ne doute pas que ce Cheualier estant de la maison dont il est, & ayant les qualitez qu’il a, ne doiue entre vous & moy, estre preferé au plus grand Prince de nos voisins. Mais que ferons-nous, si ma fille continuë à luy faire froid comme elle luy a faict iusques icy? I’ay fait venir Leonide & Syluie, qui sont les seules qui sçauent les affaires, & leur ay commandé, sur peine de desobeissance, & d’estre cause du plus grand mal que deuoit craindre Galatee, de me dire comment Lindamor estoit auec elle. Il a fallu long-temps combattre auant que de gaigner cés filles, en fin i’en suis venuë à bout. Elles m’ont dit que Lindamor auoit esté autresfois fort bien auec Galatee: Qu’en suitte elle auoit eu quelque sujet de fascher: Depuis qu’ils s’estoient reconciliez: [185/186] mais que l’imposteur Climante l’ayant asseuree que si elle espousoit Lindamor, elle seroit la plus mal-heureuse du monde, elle s’estoit resoluë à ne le voir iamais de bon oeil. Toutesfois que dés que ce meschant homme auoit esté recogneu pour ce qu’il estoit, elle s’estoit mocquee de ses menaces: mais ne le laissoit pas d’auoir en l’esprit quelque chose qui luy faisoit desagréer Lindamor. Adamas sçachant bien où luy tenoit le mal, voulut continuer la feinte que sagement les Nymphes auoient inuentees, & dit à la Nymphe: Qu’il ne trouuoit rien d’estrange en ce refroidissement de Galatee: que sçachant qu’elle seroit Dame & Maistresse aussi bien de Lindamor, que du reste des Sebusiens, elle ne pouuoit moins faire que de craindre vn mariage qui la rendra compagne de son subjet. Qu’il falloit toutesfois la preparer de longue main, & luy representer le merite & la fidelité de Lindamor, si extrêmes, qu’elle fut par ses propres sentiments conuiee à le receuoir. Mon pere dit Clidamant, vous sçauez si i’ay interest que ma soeur soit comme elle merite: mais ie veux que Teutates me punisse, si apres auoir pensé à tout ce qu’il y a de grands Seigneurs & de Princes dans les Gaules, ie ne trouue ( quand mesme en cela nous ne suivrions pas nos coustumes) que Lindamor est le plus aduantageux party qu’elle puisse souhaitter. Il faut que ie vous die la valeur, & la grandeur de courage de ce Cheualier, & qu’en peu de mots vous apprenant ce que ie commençois de conter à la Nymphe, ie vous fasse admirer ce qu’il a fait pour Galathee. Ce Cheualier qu’il vous enuoya [186/187] lors qu’il me crût mort, & les autres que i’ay diuerses fois enuoyez icy, vous ont pû apprendre ce qu’il a acquis d’honneur dans les armees. Ie vous veux parler des seuls tesmoignages de son amitié & de ses autres vertus.

Suitte de l’Histoire

de Clidamant & de Lindamor.

Vous auez sceu, mon pere, comme en cette grande & prodigieuse reuolte des Parisiens contre leur Roy Childeric, ie fus laissé pour mort dans le Chasteau, & Lindamor la nuit suiuante, obligé de conduire ce malheureux Prince iusques sur les frontieres de Thuringe, & s’arrester en reuenant en la ville des Rhemois, tant ses blesseures qu’il auoit negligees, l’auoient affoibly. La Reyne Methine le receut auec tant de faueurs & de soins, qu’il ne demeura que sept ou huict iours au lict. Moy cependant apres auoir esté prés de vingt-quatre heures sur mon lict comme mort, ie reuins lors qu’on y pensoit le moins. Mes gens couuerts de larmes, me mirent sur vne table par le commadement de Guyemans, & desia me despoüilloient pour m’embaumer, lors qu’vn Médecin ayant l’oeil sur moy, veid que j’auois remué les leures. Il commanda aux Mires de s’approcher, & m’ayant long-temps tenu le bras, recogneut que ie n’estois point mort. Il me fit aussi-tost recoucher, & Guyemans auec vne [187/188] resioüissance incroyable, voulut luy-mesme me rendre ce charitable office. Voilà tout le monde autour de moy, qui par breuages, par la chaleur, & par toutes sortes de remedes, essayoit de me faire reuenir. Le sang que j’auois perdu, & la grandeur de mes blesseures, m’auoient mis si bas, que quoy que l’on pûst faire, il se passa plus de deux iours auant que la cognoissance me reuint. Guyemans ne bougeoit d’aupres de mon lict, & m’ayant à la fin rendu la memoire: Seigneur, me dit-il, ne cognoissez-vous plus vostre fidele seruiteur Guyemans? Guyemans, luy dis-je, ie le cognois fort bien, & voudrois bien l’auoir aupres de moy. Seigneur me respondit-il, c’est luy qui parle à vous. Alors le considerant comme ie pouuois, ie luy mis vn bras à toute peine sur la teste, & luy dis: Ha, Guyemans! que ie suis ayse de vous veoir. I’aduouë qu’il y a long-temps que ie ne sçay où ie suis: mais où est Lindamor, & le reste nos Cheualiers? Seigneur, me repliqua-t’il, songez seulement à vous guerir: Lindamor se porte bien, & est allé où vous auez desiré qu’il accompagnast Childeric. Cependant que i’estois en ceste extrêmité, il depesche vn Courrier à Lindamor, qui le trouuant en estat de partir, luy donna de si grandes ioyes, qu’il pensa retomber malade, tant il precipita son retour. Il arriva le septiesme iour que ie commençois à cognoistre & parler. Il se ietta aupres de moy en me salüant: Et seigneur, dit-il quelle nouuelle vie donnez vous à vos seruiteurs, en leur rendant ce bon Maistre, que depuis douze ou quinze iours ils ont pleuré comme mort? Lindamor, luy respondis-je, [188/189], c’est que le bon Bellenus ne veut pas que ie demeure ingrat des bons offices que i’ay receus de vous. Il m’a conserué la vie, pour publier vostre vertu, & vous rendre ce que ie vous dois. On me defendoit de parler: c’est pourquoy ces deux Cheualiers se contentoient de coucher sur des mattelats auprés de mon lict, & me seruir beaucoup vieux que mes valets. Vn iour Lindamor songeant au Cheualier qu’il auoit enuoyé à la Nymphe, dit à Guyemans qu’il en estoit extremément en peine, & auoit peur que ces mauuaises nouuelles ne troublassent tout le pays. Il enuoya aprés vn autre Cheualier: mais la diligence du premier fut si grande, qu’il arriua comme l’autre estoit prest à partir. Son retour desplût au commencement à Lindamor: mais quand il eut appris la rebellion de Polemas, & le hazard où estoient les Nymphes, iamais homme ne fut plus satisfait. Il s’empescha bien toutesfois de m’en aduertir, de crainte que cela n’empirast mon mal: mais il se contenta d’en communiquer auec Guyemans, & recueillir auprés de luy non seulement tous les Cheualiers Segusiuens: mais tous les François, qui ne pouuoient obeïr à Gillon. Tandis que peu à peu ie recouure ma santé, Guyemans par les miracles de sa fortune & de son esprit, sceut se rendre si agreable aux Ministres du nouueau Roy, que ce Prince ayant esté aduerty des intelligences que Childeric auoit auec ses voisins pour luy faire la guerre: le coniura de le venir trouuer, & voir la difference qu’il y auoit entre vn ieune & insolent Prince, & vn qui ne faisoit rien que par bon conseil. Guyemans voyant [189/190] son dessein reüssir si heureusement, me vint veoir vn iour qu’il estoit prest à partir, & demeurans seuls Lindamon & moy auec luy, nous dit qu’il estoit sur le poinct de tesmoigner à son Roy, combien veritablement & puissamment il le vouloit seruir. Que Gillon luy auoit accordé telle place, & telle part dans ses affaires, qu’il auoit desirees. Que bien tost il sçauroit le reduire à la necessité de luy remettre le gouuernement entre les mains; & que si ce bien luy succedoit, il ne manqueroit pas de nous en aduertir, pour auoir nostre aduis sur les moyens de gaigner les François, & leur faire naistre la volonté de r’appeller leur legitime Prince. Cependant, nous dit-il, gardez tout ce que vous pourrez rencontrer de Cheualiers & de gens de guerre affectionnez au party de Childeric, & pour les luy conseruer, retournez-vous-en le plustost que vous pourrez en Forests. Guyemans me tenoit ce langage, pour donner sujet à Lindamor de me parler des nouuelles qu’il auoit receües: & de faict, il me monstra les lettres qui luy estoient  escrites, & m’apprit l’impatience auec laquelle la Nymphe l’attendoit. Guyemans en mesme temps nous dit Adieu, & remettant son honneur, sa vie, & la fortune de Childeric entre nos mains, fut trouuer Gillon à Soiffons. Il le receut, non comme vn seruiteur, mais comme vn compagnon, & luy fit offre de tant de choses, que Guyemans admira & la force de sa fortune, & le credit  de ceux qu’il auoit employez pour le mettre bien en l’esprit de cét homme. Tous les iours nous auions presque de ses nouuelles, & apprenions comme peu à peu il [190/191] esloignoit de l’amitié de ce Royaume tous ceux qu’il voyoit trop affectionnez à la conseruation: & mettoit auprés de luy & dans ses conseils, les plus secrets seruiteurs de Childeric. En ce temps là, Metine m’enuoya vn Cheualier, pour se resioüir auec moy de ma santé, & donner des lettres à Lindamor. Aussi tost qu’il les eut leuëes, il s’enferma seul auec moy. Seigneur, me dit-il, il m’est arriué vne aduanture en la ville des Rhemois, dont ie ne vous ay point encore parlé: mais lisez cette lettre de la Reyne Metine, s’il vous plaist, & apres ie vous diray tout ce que j’en sçay. Ie pris la lettre, & veis que la Reyne ayant loüé Lindamor comme vne merueille du siecle, luy offroit vne cousine de Childeric en mariage, propre fille de la soeur de Meroüé, & vne partie du Royaume de Senonois auec le tiltre de Roy, à la charge qu’il aideroit Childeric & ses amis à chasser le tyran Gillon, & remettre les choses en leurs formes naturelles. Comme j’eus deux ou trois fois leu cette lettre, & que ie voyois vn si grand marché à la main de Lindamor, ie luy dis qu’il meritoit la plus grande fortune du monde : mais que pour le siecle, il n’en trouueroit point qui ne fust au dessous de celle qui luy estoit si honorablement presente Lindamor souspirant, & branslant la teste: Seigneur, me dit-il, i’ay l’honneur de seruir vne Dame qui me tient lieu d’vn nombre infiny de sceptres & de couronnes. Il est vray que mon seruice ne luy est pas aggreable depuis quelque temps, mais elle me traite comme ie le dois estre. Nous sommes à des extremitez si esloignees l’vne de l’autre, que quand [191/192] elle ne daigneroit pas mesme me preferer au plus chetif Cheualier qui viue; i’aduouë que ie me reputerois encore trop heureux. Voilà, luy dis-ie, vne passion bien extraordinaire, & que ie ne persuaderois pas, si celle que i’ay euë pour Syluie, ne me faisoit croire les plus extrauagantes. Ha! Seigneur, me dit-il, Amour qui depuis tant d’annees est le seul bien que ie gouste auec celuy de vous seruir, vient d’vn sujet si diuin, que quand i’aurois autant de Royaumes que la Reyne Metine m’offre de subiects, ie m’estimerois tousiours indigne du bon-heur où i’aspire par ma seule fidelité. Ces discours en ayans fait naistre bien d’autres les iours suiuans, & n’ayant pû disposer Lindamor à prendre cette grande fortune, ny à me dire le nom de sa maistresse, il ecriuit à Metine, la remercia de l’honneur qu’elle luy faisoit: luy promit d’employer sa vie & celle de ses amis pour la seruir, & tout ce qui luy appartenoit: & de peur que ses lettres ne fussent prises, luy enuoya vn Cheualier qui luy dit de bouche, ce que ny luy, ny moy n’osions luy escrire. Cependant Lindamor me dit que cette petite fille de Metine estoit nommee Theodate, belle & charmante autant qu’autre Princesse qu’il eust veüe en la plus-part des Gaules. Que Metine luy en auoit touché quelque chose en son voyage: mais que n’estant plus capable d’aucune proposition d’amour, quelque aduantageuse qu’elle fust pour luy, que de celle de languir pour la Deesse vivible qu’il adoroit à toute heure, iln’en auoit oüy qu’autant que la ciuilité l’y auoit obligé. Cependant, me dit-il, cela a pensé me fai-[192/193]re vne querelle, pource que Italic, fils de Brenus Roy de Senonois, estoit à la Cour de Methine pour la recherche de ceste Princesse, & n’estoit pas moins ambitieux que cét ancien Brenus, qui contraignit les Romains, apres auoir pris la Capitole, à rachepter honteusement leur liberté auec leur or & leur argent. Il eut bien tost ialousie de moy, & dit tout haut à la Princesse Theodatte, que ie n’estoit pas personne pour qui elle deust prendre la peine de parler. Ie ne voulus point faire le mauuais en ce pays-là. C’est pourquoy les nouuelles de vostre resurrection (ainsi appellay-je vostre santé) venans fort à propos pour me tirer de là, ie pris congé de Methine & de Theodate, & auec mes compagnons me hastay le plus qu’il me fut possible de vous venir trouuer. Quelque temps apres que Lindamor m’eut dit ces nouuelles, il nous en vint des voitres [sic!], par vn ieune Cheualier, que Sigismond nous enuoya. Par luy nous sceusmes la reuolte de Polemas. L’audace  qu’il auoit euë de faire des leuees d’hommes ouuertement. Et deux ou trois iours apres, receusmes par Guyemans le mainfeste que cet Ambitieux auoit enuoyé par toutes les Courts des Gaules. Guyemans venoit sous pretexte de seruir Gillon, nous assurer de la creance qu’il auoit en luy, & du progrez que tous les iours son dessein faisoit. Allez donc à la bonne heure, grand Prince, & vous aussi, brave Cheualier, dit-il à Lindamor, secourir vostre pays d’vne tyrannie naissante, pendant que i’essayeray de purger le mien d’vne autre toute formee. Nous nous embrassasmes apres auoir consulté tout le [193/194] iour ensemble, & luy promismes aussi-tost que nous aurions arresté le cours de la reuolte de Polemas, de nous trouuer auec toutes nos forces où le seruice de Childeric, & son bien nous appelleroient. Comme il fut party, nous ne pensasmes plus à rien qu’à nous mettre en estat de retourner en Forests auec vne extrême vistesse. Nous trauersasmes les Sequanois sans aller en gros: mais aussi-tost que nous eusmes passé la riuiere de Loire pour nous detourner de Lyon le plus qu’il nous seroit possible : nous attendismes nos gens au rendez-vous, que nous leur auions donné: Les Sugusiens ne manquerent pas d’vne heure au temps qu’ils nous auoient promis, d’estre auec nous, & les François les suiuans trouppe à trouppe, ne retarderent la continuation de nostre voyage que de huict ou dix nuicts. Nous voilà cinq mille cheuaux ensemble, & vn peu d’Infanterie: Ceste armee se voyant par les Princes & les peuples chez lesquels nous estions obligez de passer, ou comme tombee du Ciel toute en vne nuict, ou sortie des entrailles de la terre, ne trouua aucune resistance que sur les confins de la haute Bourgongne. Nous estions si hastez de venir au secours de ceste ville, qu’infailliblement nouseussions preuenu les Roys, & les Princes de quinze nuicts, sans l’accident qui arriua au vaillant Lindamor. Il ne faisoit que de reuenir de Lyon, (mais si secrettement qu’il ne fut cognu de personne) sans auoir pû parler à Sigismond, lors qu’vn Cheualier Senonois le vint aduertir qu’il y auoit vn Cheualier puissant Seigneur, qui pour vne injure trop grande pour estre [194/195] soufferte, se vouloit battre contre luy. Lindamor dit tout ce qu’il pût à ce Senonois, afin de contenter son amy de paroles: mais voyant que l’autre ne vouloit rien receuoir en payements: I’iray, dit-il à condition que ie choisiray les armes. L’autre ayant iugé la proposition raisonnable, luy accorda pour celuy qui l’auoit enuoyé. Ie veux donc, luy dit Lindamor, me battre à pied, & sans autres armes que l’espee & le bouclier. Ie vous prend au mot, luy respondit le Senonois. Mon amy a de coustume de n’estre pas long à se vanger quand on l’a offencé. Tant mieux, luy repartit Lindamor, aussi bien ay-je affaire ailleurs. Il suit donc le Cheualier à cheual, & ne faisant prendre à son fidele Aldon que deux petits boucliers, & deux espees courtes, fut où son ennemy l’attendoit. Il estoit tout armé, & faisoit difficulté de prendre la condition de Lindamor: mais sa colere, & la bonne opinion qu’il auoit de soy, luy faisant oublier tout le reste, il quitta ses armes, & receut celles que luy fit presenter son ennemy. Ce combat fut si court & si furieux, qu’auant que ie pûsse estre à eux, quoy que i’en eusse esté aduerty aussi-tost que Lindamor estoit sorty du camp, ie trouuay la besongne faite. Italic, le Prince dont ie vous ay n’agueres parlé, estoit mort d’vn coup qu’il auoit receu dessous la mammelle gauche, son second auoit vn coup dans le petite ventre, dont il mourut deux heures apres, & Lindamor estoit percé d’outre en outre, & à demy noyé dans son sang. Que deuins-je, mon Pere, quand ie veis ce spectacle, figurez-le-vous, s’il vous plaist?

Car [195/196] i’aduouë que de ma vie ie ne fus si hors de moy. I’allay droict à Lindamor, & le voyant sans parole & sans mouuement, le fis emporter pour mort dans le camp, & allant aux deux autres, appris du second d’Italic, comme ce Prince, pour auoir raison de l’affront qu’il pretendoit auoir receu de Lindamor en la ville des Rhemois, lors qu’il estoit à la Cour de la Reyne Methine, auoit quitté Sens, & sans autre compagnie que de vingt-cinq de ses plus fideles seruiteurs, estoit venu apres luy pour le veoir l’espee à la main. Au reste, me dit-il, Cheualier, laissez-nous l’vn & l’autre en l’estat où nous sommes. Nos amis sont prests, & des-ja, sans doute, ils seroient à nous, si pour garder à Italic la parole qu’ils luy ont donnee, ils n’attendoient vostre depart. Puis qu’ainsi est, luy dis-je, ie vous prie seulement de me dire contre qui vous vous estes battu, pource que ie ne voy point celuy auec qui vous auez eu affaire. Lindamor, me respondit-il, estant sorty du combat qu’il eut auec Italic sans estre blessé que  fort peu, voulut se retirer: mais ie le priey de me contenter, & ne pas remettre vne chose, que tost ou tard, il seroit obligé de faire. Son extréme valeur  luy a fait accorder ma priere sans contester, & du premier coup passant l’vn sur l’autre, nous nous sommes blessez. Adieu Cheualier, laissez-moy en repos, & ne m’enuiez pas le contentement de penser à moy. Ie le quittay pour ne luy nuire plus, & allay où estoit couché Lindamor. La diligence de nos Myres auoit esté grande à luy sonder sa playe: toutesfois la trouuant fort dangereuse, ils me dirent qu’ils ne [196/197] sçauoient qu’en penser. Lindamor reuint cependant à soy, & me tendant la main apres  l’auoir baisee: Seigneur, me dit-il, au moins ce n’est pas ma faute, si ie ne puis satisfaire au desir que i’ay de mourir pour le seruice de la Nymphe. Ie n’osay luy respondre: mais luy tournant la reste de peur que i’eus qu’il ne me vist pleurer, ie m’en allay à ma tente, afin de ne luy point donnet sujet de parler. Ie le veillay deux nuicts qu’il y auoit grande esperance qu’il n’en auroit que le mal: mais la troisiesme la fiéure le prit, & vne resuerie si grande, qu’il nous estonna tous. Il ne parloit que de tuer & renuerser tout le monde, plustost qu’vn autre possedast sa Dame. Ha, disoit-il, traistre & infame Polemas! C’est vainement que tu ioints les artifices & les fraudes à la reuolte. Madame est trop sage, pour estre si facilement esbloüie. Tu mourras de ma main, ennemy du deuoir & de la nature. Il estoit fort long-temps sans rien dire quelquefois, & puis tout à coup, il s’escrioit, c’est maintenant, monstre, que Madame est vangee. Va dire aux enfers que tu aymes la plus belle chose du monde. Ceste resuerie ayant duré vingt-quatre heures, Lindamor reuint à soy: mais auec tant de foiblesse, & vne si grosse fiéure, que les Medecins, & les Mires m’assurerent qu’il ne pouuoit plus gueres viure. Ceste nouuelle pensa me mettre au desespoir: mais voyant combien i’estois obligé de l’assister en ceste extrêmité, ie me forcay le plus qu’il me fut possible pour le resoudre à receuoir tel succes de son mal, qu’il plairoit aux Dieux de luy donner. Seigneur, me dit-il, la mort ne me fit [197/198] iamais peur, vous m’en serez tesmoins s’il vous plaist:

Ce qui me fasche est qu’aujourd’huy vous perdez vn tres fidele, & tres-affectionné seruiteur. Si i’osois vn peu murmurer, ie dirois aux Dieux, qu’ils m’ont refusé la chose dont ie les ay tousiours le plus ardamment supplié. C’estoit de mourir en vous seruant, & mourir aux yeux de la belle & incomparable Galatee. Ie prends la hardiesse de dire ce beau nom, Seigneur: mais puis qu’il faut que ie meure, ie ne vous cacheray plus ce que vous m’auez si souuent demandé. Galatee est celle qui m’a faict oublier ma condition, pour m’esleuer iusqu’au desir de la seruir: Galatee est celle pour qui i’ay faict mentir Polemas en camp clos: Et Galatee, Seigneur, est celle pour la seruice de qui i’ay refusé Theodate, & tous ses Estats. Ie prendray la hardiesse auant ma mort de vous conjurer d’vne chose, que, peut-estre, vous iugerez insolente: mais Seigneur, ie ne puis m’en aller content de ce monde sans cela. C’est que vous suppliez Galatee en ma faueur de ne prendre iamais Polemas pour mary. Lindamor, luy respondis-je, si ie vous puis donner quelque contentement en vous promettant ce que vous souhaittez, mettez vostre esprit en repos. Polemas peut bien auoir eu l’audace d’aspirer au mariage de ma soeur: mais il n’aura iamais la vanité de la posseder. Quand il seroit assez puissant pour ruïner nostre maison, & se mettre la Couronne sur la teste, asseurez-vous que i’irois moy-mesme luy mettre mon espee dans le sein plustost que de souffrir qu’il espousast Galathee. Lindamor alors me prenant les mains les [198/199] baisa fort long-temps, & me dit plus de cent fois: mais Seigneur, me pardonnez-vous la faute que i’ay faicte? Mais Seigneur, me pardonnez-vous la hardiesse que i’ay prise de vouloir seruir la belle Galatee? Lindamor, luy dis-je, pleust à Dieu que vous fussiez en estat de cognoistre quel sentiment i’ay de vostre amour, asseurez-vous que nous changerions bien-tost d’alliance: & serions freres, au lieu que nous ne sommes que compagnons. Seigneur, me dit-il, en me rebaisant les mains, vous me faictes trop d’honneur. Iamais Cheualier ne quitta le monde plus content que ie suis. La parole luy manqua, comme il voulut commencer le nom de Galathee. Ie crûs qu’il estoit mort: mais ce Cheualier estoit trop necessaire à cet Estat pour luy estre si tost rauy. Les Myres le visterent & le trouuerent tout en eau. Cela leur donna quelque esperance, mais tres-petite & tres-incertaine. Le lendemain elle crût, & de iour à autre fortifiant à veuë d’oeil, ne nous laissa plus en peine de sa vie, au quatorziesme iour de son mal. Plus il guerissoit, & plus il deuenoit trsite & inquiet. Ie luy demanday pourquoy il estoit le seul qui s’affligeoit de sa guerison? Seigneur, me dit-il, i’en ay vn grand sujet. Il me souuient des paroles que ie vous ay dites lors que ie me croyois mort. Que deuiendray-je, & par quel nouueau genre de mort faudra-t’il que ie m’oste de deuant le visage irrité de la belle Galatee, si elle sçait mon indiscretion, & la sottise que i’ay faite de vous dire ma passion? Lindamor, luy-respondis-je, ie commence à croire que vous ne m’auez pas aymé, [199/200] comme vous m’auez tousiours asseuré. Car si cela estoit, vous n’auriez pas la mauuaise opinion que vous auez de mon amitié. Reposez-vous sur moy de affaire; & tenez pour certain, que ie ne vous descouuriray iamais que vous ne le trouuiez bon. Les serments que ie luy en fis à sa requeste, furent sie puissants pour le guerir, que quinze iours plustost qu’on n’esperoit, il quitta le lict, & commenca de marcher dans sa chambre. En fin vne Lune apres auoir esté blessé, il me pria de decamper, & faire les plus grandes iournees qui se pourroient, afin d’estre à Marcilly à temps pour le secourir. Il se fit porter dans vn brancart, & ne monta point à cheual, que le iour que nous rencontrasmes les Coureurs des Roys, & de Sigismond.

Voilà briefvement, mon Pere, vne partie de ce qu’a fait Lindamor. Si ie voulois vous dire ce qu’il a executé depuis que nous sommes arriuez en ce pays, & auec cela vous representer sa grande conduite à la guerre, son extrême suffisance dans les conseils, son affection pour cet Estat, & en vn mot toutes les incroyables qualitez, vous-vous figureriez qu’au lieu d’estre le frere de Galatee, ie serois le sien. Iugez maintenant si i’ay raison de vouloir mettre vn si grand appuy dans nostre maison, & vn si puissant deffenseur aux Segusiens. Adamas demeurant sans responce, admiroit aussi bien qu’Amasis les vertus de Lindamor: mais la Nymphe luy demandant son aduis: Madame, dit-il, ceste affaire depend absolument de vostre volonté, & de celle de Galatee: car la chose parle d’elle-mesme, & ne nous laisse aucun sujet [200 /201] d’en deliberer. Puis qu’il est ainsi, mon Pere, dit-elle, ie vous coniure d’aller voir ma fille, & essayer de luy dire quelque chose sur ce sujet. Elle vous ayme & vous croit. Ie le promets que vous n’en retournerez pas sans auoir beaucoup aduancé. Clidamant vous suiura, & sans que nostre dessein paroisse, entrera comme vous serez en discours, & possible trouuera-t’il l’occasion de le continuer. Adamas ayant trouué cet expedient bon, sortit, & sans differer passa en la chambre de Galatee. Leonide & Syluie estoient auec elle. L’vne la coiffoit, & l’autre luy ployoit vne lettre qu’elle venoit d’escrire. Le Druïde luy donna le bon-iour, & luy dit qu’il n’auroit pas pris la hardiesse de la venir troubler, si les nouuelles qu’il luy apportoit ne luy faisoient croire qu’il n’estoit pas importun. Qu’est-ce, mon pere, luy dit Galatee en riant. C’est, Madame, luy respondit-il, que ce soir les Bergers & les Bergeres de Lignon auront l’honneur de vous venir faire la reuerence, si vous l’auez agreable. Vrayement, reprit la Nymphe, ie vous ay trop d’obligation de la peine que vous prenez. 

Ces nouuelles me sont agreables autant qu’autres que ie puisse receuoir : Aussi me suis-je resiouye en me leuant quand Leonide me les a dites. Ie sçay bon gré à ma Niepce, dit Adamas, en riant, de courir ainsi sur mon marché. Mais ie m’estonne comme elle les à pû sçauoir, pource qu’il n’y a pas trois heures qu’Hylas me les a apportees. Mon oncle, respondit la Nymphe, c’est celuy mesme qui m’a aduerty de la venuë de cette bonne compagnie. Il est vray que dés hier au soir Lydias me le dit, [201/202] comme ie retournay chez vous. Madame, dit le Druide, ie ne sçay quel humeur est Leonide: mais ie vous asseure que c’est vne coureuse. Il estoit plus de rainuit quand elle a ramené chez moy Astree & Alexis. Comment! Leonide, dit Galathee, estiez-vous pas au bal? Vrayement, Madame, i’aurois bien peu de naturel, si ie dançois pendant que me meilleurs amis sont malades. Et qui est ce bon amy, dit la Nymphe, qui est malade? C’est Lindamor, Madame, qui est le dernier guery, encor qu’il soit celui qui le premier a guery tout cet Estat. Mon Dieu Leonide, dit Adamas en contrefaisant l’ignorant, dites-moy, comme ce Cheualier se porte? Certes ie suis ingrat, de l’aller si rarement voir: C’est vn homme qui se peut vanter d’auoir esté loué par ses propres ennemis: & la posterité sera ingratte, si elle ne le propose aux ieunes Cheualiers comme vn exemple d’eternelle imitation. Mon pere, dit Galatee en rougissant vn peu, il semble que vous ayez enuie de nous vendre Lindamor. Mais vous le mettez à prix si excessif, qu’il n’y aura pas moyen d’en approcher. Si en cela; Madame, respondit le Druïde, ie dis quelque chose extraordinaire, au moins ne dis-ie rien que la Nymphe, & le Prince n’ayent dit deuant moy. Il acheuoit ces mots, lors que Clidamant entra dans la chambre de sa soeur, & la surprenant par derriere, la baisa plustost qu’elle n’eust crû qu’il la venoit voir. Galatee ne sçachant qui c’estoit, se leua toute troublee: mais voyant son frere qui luy fasoit la guerre qu’elle se laissoit baiser: Taisez-vous, luy dit-elle, Advocat de mauuaises causes gardez, [202/203] que ie ne vous descrie, Madame luy respondit le Prince, ie m’en rapporte au sage Adamas. Si vous voulez nous plaiderons nostre different deuant luy. Ie ne suis pas si peu fine, respondit la Nymphe. Ie voy bien qu’il est gaigné, & si vous ne venez d’ensemble, ie suis la plus trompee du monde. Assurément, dit le Prince, vous n’estes point trompee: mais ie pense que vous estes bien trompeuse. Ie ne sçay, luy respondit Galatee, quel dessein vous auez de me traitter si mal: mais comme il est assez difficile de me tromper quand ie veux, il est aussi tres-vray que ie ne trompe personne. Si est-ce, luy respondit Clidamant, que vous nous auez trompez Adamas & moy: car nous ne croyons pas que vous pussiez sie bien deuiner ce que nous auons faict. Il est vray, ma chere soeur, continua t’il, qu’il y a prés de deux heures que nous sommes dans le cabinet de la Nymphe, & la n’auons parlé d’autre chose que du mespris que vous faites de nostre conseil, & de vostre repos. Rompons-là, s’il vous plaist, mon frere, luy dit Galatee, & vous asseurez que si vous ne remettez l’affaire dont il s’agit en vn autre temps, elle n’aura iamais le succez que vous desirez. Ce discours fut interrompu par la venuë de Rosileon & de Celiodante, qui menoient la Princesse Rosanire. Ils auoient fait partie auec Galatee de sortir de la ville, & aller iusques à Montbrison, gouster les plaisirs de la campagne, & ceux d’vne si belle demeure. Leur dessein ne reüssit pas pource qu’au mesme temps on les vint aduertir que cinq ou six chariots pleins de Dames, & accompagnez d’vn grand nombre de Solduriers, estoient entrez dans la cour du Chasteau. Chacun s’estonna [203/204] de ceste nouueauté, & Amasis elle-mesme ne sçachant ce que ce pouuoit estre, enuoya prier ces Princes & ceste Princesse de venir en son cabinet pour en apprendre les nouuelles. Galatee, Clidamant & Adamas firent les honneurs de la maison, & les conduisirent iusques où estoit la Nymphe. Bien à peine estoient-ils tous ensemble, qu’vn Cheualier armé de toutes pieces, fit demander à la Nymphe la permission de luy pouuoir dire quelque chose. Comme il l’eut obentuë il entra dans le cabinet, & mettant vn genoüil en terre deuant Amasis: Madame, luy dit-il, deux Princesses estrangeres sçachans la iustice auec laquelle vous regnez, & auec quelle moderation vous viuez sujette aux Loix, aussi bien comme si vous n’estiez point au dessus d’elles, out crû que sans exception de personnes elles trouueroient en vostre Court la reparation d’vne offence qu’on leur a faite. Ayez donc agreable, Madame, qu’elles vous voyent, & puissent auoir pour leurs personnes & pour leurs gens toute sorte de seureté. Le Cheualier se teut ayant ainsi parlé.

La Nymphe auant que de luy faire response demanda conseil aux Princes & au grand Druide, & voyant qu’elle ne pouuoit refuser ceste demande: Cheualier, luy dit-elle, retournez, s’il vous plaist, vers les Princesses qui vous ont enuoyé, & leur dittes qu’elles ont en cette ville le mesme pouuoir que i’y ay. Et quand ce seroit contre moy-mesme, elles trouueront la justice qu’elles y sont venu chercher. Ce Cheualier ayant fait la reuerence partit, & la Nymphe se doutant que ceste aduanture estoit vne [204/205] galanterie, pria Rosileon, Celiodante, & son fils, d’aller au deuant de ces Princesses, pour leur seruir d’Escuyers. Ils partirent aussi tost, & trouuerent ces Dames qui auoient desia monté la moitié du degré. Ils ne furent pas plustost apperceus, que deux Dames, qui estoient à la teste de vingt autres, & qui par la beauté de leurs robbes & de leurs coiffures, & la majesté de leur port, faisoient voir clairement qu’elles estoient les maistresses, se mirent à s’entre-parler, & en mesme temps abordans les Princes, sans oster les crespes qu’elles auoient sur leurs visages: Cheualiers, leur dirent-elles, faites nous la faueur de nous apprendre où nous pourrons trouuer la Nymphe? Rosileon fut celuy qui prit la parole, & leur dit, que ses compagnons, & luy, estoient enuoyez exprés pour les receuoir, & les conduire où Amasis auroit l’honneur de les voir. Celiodante prend la main droite de celle qui paroissoit l’aisnee, Rosileon prend la ieune par la main; & Clidamant faisant le conducteur, se mit à monter le premier. La grande salle de la Nymphe fut en vn instant pleine de monde, qui estoient accourus de tous les costez de la ville, au bruit de ceste aduanture. Cependant l’ordre y fut bien gardé, que les Princesses & les Princes passans au trauers des gardes de la Nymphe, entrerent iusques en sa chambre sans aucune incommodité. Amasis, Rosanire & Galatee se leuerent pour aller au deuant de ces Dames. Et comme elles estoient en peine à sçauoir qui elles estoient, elles osterent leurs crespes, & furent recognuëes pour la Reyne Argire, & l’autre pour la Princesse Ze- [205/206] phire. O Tautates! S’escrierent en mesme temps les Nymphes, Rosanire, & les Roys, est-il bien possible que nous ayons l’honneur de voir cette grande Reyne que nous desirons auec impatience, sans oser nous promettre le contentement de le voir icy? Les complimens furent si longs, & si reïterez, qu’il estoit prés de midy auant que les Princesses & les Nymphes se fussent assises. Adamas prenant le temps de se faire voir, fit la reuerence à la Reyne & à la Princesse, & voyant qu’elles estoient prestes à se mettre à table, se desroba pour retourner chez luy. Comme il fut hors du chasteau, il se souuint de Lindamor, & ne voulut pas estre dauantage sans l’aller visiter. Il le trouua auec Ligdamon & Lippandas, qui leur faisoit dire tout ce qu’il n’auoit point sceu de leurs fortunes. Sa venuë fut si agreable à ces Cheualiers, que l’appelans leur pere, & luy rendans toutes sortes d’honneurs, ils l’obligerent à demeurer plus d’vne heure auec eux. Adamas voyant la profonde melancholie d’où ne pouuoit presque se retirer Lindamor, en fut touché, pource qu’il estoit non seulement son parent, mais l’vn des plus honnestes hommes de son siecle. Il n’osa toutesfois luy parler de ce qu’il venoit de faire pour luy, de peur qu’il ne l’eust pas agreable à cause de Lippandas: mais luy parlant en termes generaux, le conseilla de haster son entiere guerison, ne perdre point les occasios que sa presence à la Cour feroit naistre pour son contentement, & se croire aussi heureux de meriter de l’estre. Il le laissa auec ses bonnes paroles, & s’en retourna au petit pas chez luy. Alexis & [206/207] Astree estoient si extraordinairement adiustees, & auoient des habillemens de Bergere si semblables, que le Druïde en riant leur aduoüa qu’il commençoit à se repentir d’auoir fait sa Druïde. Pource, dit-il à Astree, que l’habit de Bergere sied si bien à Alexis, & que vous auez si bonne grace ensemble, que ie m’estimeray tres-mal-heureus, lors que ie feray contraint de vous separer. Cependant ie suis à la veille de vous faire cette violence: car i’ay receu vne lettre de l’Ancienne du College des Druides, qui me force, si ie ne veux abuser de mon authorité, & mespriser les reigles de mon corps, de renuoyer Alexis aux Carnutes. Celadon qui entendoit le sens caché de ces paroles, fut tellement troublé, qu’il ne pût retenir ses souspirs, ny arrester le desbordement de ses larmes. Astree ne pouuant voir vne personne qu’elle aimoit plus que soy-mesme, si affligee, sans l’estre aussi, se mit à pleurer, & luy prenant la main: Madame, dit-elle, si i’estois vn peu moins asseuree de vostre amitié que ie ne suis, ie douterois de tout ce que vous m’auez promis. Car puis que vous deuez estre tres-certaine que ie vous suiuray en quelque lieu qu’il vous plaira d’aller: & d’ailleurs m’ayant iuré que i’estois la seule, aprés Adamas, qui vous faisoit aimer cette contree, vous n’auez pas, ce me semble, sujet d’apprehender vostre depart si viuement que vous faites. Astree, Astree, luy respondit Alexis, encore que ie deusse craindre autant que le iour de la mort, celuy qui me priuera de l’honneur de voir le grand Druïde, toutesfois n’estant à m’y resoudre, & n’ayant appris dans le cloistre à m’accoustumer [207/208] à cette absence, ie croirois faire tort à ma naissance, si ie ne me montrois courageuse en ces occasions. Mais ce qui me rend triste & desolee, comme vous me voyez, c’est qu’infailliblement ie vous perdray lors qu’il faudra que ie m’en retourne aux Carnutes. Astree croyant qu’Alexis luy faisoit vne iniure d’auoir cette opinion, voulut luy respondre selon la grandeur de son affection: mais Alexis l’arrestant, Belle Astree, continua-t’elle, ie ne suis point en doute qu’à cette heure vous n’ayez la volonté de venir auec moy: mais ie crains fort que cette volonté ne change, quand l’heure sera venuë de la mettre en execution. Ouy, belle Bergere, le courage vous manquera, & ie suis tres-mauuaise deuine, ou deuant que ie parte vous m’abandonnerez, de peur que ie ne vous somme de vostre parole. Ha, cruelle Alexis! repart Astree en pleurant, si ce que vous dites estoit, ie meriterois d’estre comme vn monstre, chassee de la compagnie de tout le monde: mais ie vous iure que quand il faudroit que ie perdisse la vie, ie ne vous abandonneray point. Adamas ne voulant pas que cette dispute passast outre, emmena ces deux Amans où l’on auoit seruy pour disner. Hylas entra de bonne fortune pour luy, comme on se mettoit à table. Il auoit couru tout le chasteau pour rencontrer Amerine, & à son action sembloit reuenir fort mal satisfait. Il s’assied auprés d’Alexis sans se faire beaucoup prier: & aprés auoir mangé comme vn homme qui n’eust rien eu dans l’esprit: Mon pere, dit-il au Druide, vous ne sçauriez croire la moquerie & l’insolence dont cette coureuse [208/209] d’Amerine a remply la responce qu’elle a fait à mes offres de seruices. Hylas, m’a-t’elle dit, ie suis fort faschee que vous veniez si tard: il y a grande apparence que nous eussions faict marché, pource qu’estants l’vn & l’autre de bonne volonté, bien-tost nous fussions tombez d’accord: mais la place est prise, & ne puis que vous remercier de vos offres.

Vous sçauez combien Lydias est à craindre, & d’ailleurs estant icy parmy vn nombre infiny de puissans amis, nous ne pourrions luy faire le moindre tort du monde sans courir fortune de la vie. I’aduouë, mon pere, que ce discours m’a surpris, aussi luy ay-je demandé si ce qu’elle disoit estoit par raillerie. Vrayement, m’a-t’elle respondu, ie vous parle de sens froid, & si vous ne le croyez, ie vous prie de le demander à Syluandre, outre qu’il est fort vostre amy, il est tres-sçauant & tres-veritable. Ie croy, luy ay-je reparty, que c’est pour vous mocquer de moy que vous tenez ce langage. Mais c’est vous Hylas, me respondit-elle, qui peut-estre voulez que ie serue à vous faire passer le temps. Vous me parlez d’amour, comme si ie n’estois pas tres-asseuree que vous auez pour le moins douze ou quinze maistresses en ce pays, sans celles que vous auez laissees par tout où vous auez passé. Demeurons donc, ie vous prie, Hylas, amis comme nous auons tousiours esté, & comme ie ne vous enuieray iamais la possession de Stelle, n’enuiez point aussi à Lydias l’affection que ie luy ay entierement promise. Voilà, mon pere, la belle responce que m’fait ceste coureuse: mais ie me mocque bien d’elle à mon tour: car ie l’ay tellement [209/210] oubliee, qu’en conscience ie n’oserois assurer si ie l’ay iamais veuë. Le grand Druïde ne pouuant presque s’empêcher de rire: Si est-ce, dit-il à l’Inconstant, que vous n’estes pas si courageux que vous dites: car vostre visage témoigne que vous n’estes pas sans émotion. Sage Adamas, luy respondit le Berger, ie veux que le Guy de l’an neuf ne me soit iamais propice, si ie ne suis parfaitement guery: mais ie ressemble à ceux qui ont eu vne violente maladie, ils sont quelquesfois sept ou huict iours à se remettre, encore qu’ils ne sentent aucun mal. Ie suis fort trompé, reprit Adamas, quelque violent qu’ait esté vostre mal, si le ressentiment vous en demeure sept ou huict iours. Ie ne l’auray pas seulement vn quart d’heure, respondit l’Inconstant, & si vous prenez la peine de consulter mon visage, il vous dira qu’à ceste heure ie ne suis plus troublé, comme il vous a dit quand ie suis entré ceans que ie n’auois pas la teste bien faite. Astree & Alexis ne pouuoient gouster le diuertissement que le grand Druїde prenoit à faire parler Hylas, pource que l’Amour les traitant diuersement, quoy qu’egalement mal, elles se figuroient plus mal-heureuses qu’elles n’auoient iamais esté. Leur entretien estoit vne resuerie tres-profonde, & leur plus grand plaisir estoit à se representer infinie à cause qu’elles auoient de s’affliger. Aussi-tost qu’Adamas se fut apperceu de leur mauuaise humeur, il n’oublia rien pour les en diuertir: mais la fortune fit ce que sa prudence ne pût faire. Pâris tout eschaufé entra dans la sale où il estoit, & luy parlant auec respect: Mon Pere, luy dit-il, la bonne compagnie que vous attendiez est en vostre salle basse, qui sçachant que vous estiez à table, n’a pas voulu monter, de peur de vous interrompre. Pâris, luy respondit Adamas, en se leuant de table auec Hylas, & les deux Amants; i’ay sujet de me plaindre de vous: au lieu de faire les honneurs de ma maison, on diroit que vous y estes estranger. Allons donc mes filles, dit-il aux deux Bergeres, reparer auec Hylas; la faute que Pâris nous a fait faire. Ils descendirent ensemble, & entrerent dans ceste salle, qui pour la saison extrêmement chaude, estoit la meilleure du monde. Phocion n’aperceut pas si tost le grand Druїde, qu’il alla au deuant de luy, presque en courant, & luy faisant vne grande reuerence: Seigneur, luy dit-il, faut-il que nous vous donnions tant de peine, & abusions ainsi de l’amitié que vous nous portez? L’affection que ie vous porte, respondit Adamas, est fondee sur de si grandes raisons, que i’irois iusques au bout du monde s’il s’agissoit du repos de quelqu’vn de vostre trouppe. Il ne luy dit que cela pource qu’en mesme temps Licidas, Syluandre, Thamire, Thircis, Corilas, & les autres Bergers vindrent luy rendre leur deuoir, & le conuierent de les saluer l’vn apres l’autre, & les contenter chacun de quelque bon mot. De l’autre costé Alexis & Astree oubliant ce que la ciuilité les obligeoit de rendre à toutes leurs compagnes, estoient tellement attachees auec Diane & Phillis, que le grand Druyde fut contraint de les separer, & leur dire en riant, qu’elles estoient bien plaisantes toutes quatre, de faire si peu de cas de tout ce qui estoit à l’entour d’elles [211/212].

Diane, & Astree se quitterent. L’vne se mit à baiser ses anciennes amies, & l’autre auec sa sagesse accoustumee, respondit si à propos au grand Druїde, qu’en luy-mesme il aduoüa que Pâris seroit trop heureux d’auoir vne femme si accomplie, aussi luy fit-il beaucoup plus d’accueil qu’à toutes les autres. Si l’on en oste Phillis qu’il traicta comme sa parente, & comme la maistresse de Licidas. Les compliments ayans esté faits de part & d’autre, Adamas fit asseoir vne partie des Bergeres auprés de soy, & donna charge à Pâris d’entretenir l’autre. Alexis, Astree, Diane, Phillis, Daphnis, Celidee, la triste Doris, & l’inconstante Stelle furent quelques temps ensemble à se dire ce qui leur estoit arriué depuis leur cruelle separation: mais le plaisant Hylas reuenant à son pis-aller, c’est dire à Stelle, les bras ouuerts: Ha ma Maistresse, s’escria-t’il, en fin, en fin voilà Hylas, qui reuient à vous tout entier: Amerine, ny les affeteries n’ont peu vous le voler. Ceste boutade de l’Inconstant fut parmy la compagnie le sujet d’vne si grande risee, que quoy que pûst faire la babillarde Stelle, elle ne sceut luy respondre. Cependant les quatre fideles amies, à qui les extrauagances d’Hylas estoient trop communes & trop vieilles pour en rire, s’esloignerent vn peu des autres, & commencerent à bon escient à parler de leurs affaires. Hélas! mes cheres soeurs, dit Astree, si vous sçaviez le sujet que i’ay de me plaindre de ma belle maistresse, vous auriez pitié de moy, & ne vous pourriez empescher de la condemner [sic!]: elle faict si peu de cas de mon amitié & de mon courage, qu’elle [212/213] ne veut pas mesme se persuader, que ie puisse aller auec elle aux Carnutes. Phillis & Diane l’interrompant, ne parlez point, ma soeur, luy dirent-elles, de ce funeste voyage, vous ne le ferez ny l’vne ny l’autre, si nos voeux sont ouys: mais continuant la vie que nous auons commencee deuant tant de mal-heurs qui nous ont accueillis depuis vne Lune & demie, nous retournerons ensemble reuoir nos troupeaux, nos bois, & nos cabanes. Plûst au bon Bellenus, reprit Alexis, qu’il me fust permis de faire ce que vous dites, belle Bergeres: mais ceste loy cruelle de la necessité m’arrache d’auprés de vous, & bien-tost me priuera du seul bien qu’aujourd’huy ie gouste dans le monde. Ce n’est pas en si grande compagnie que ie dois continuer ce discours, rompons-le, s’il vous plaist, iusqu’à ce soir, que nous ne serons que nous quatre, & ne nousfaisons point regarder par ces autres Bergeres. Cela dit, elles s’en r’approcherent, & se mirent à entretenir Celidee, sur l’attente qu’elle auoit d’estre bien-tost plus belle que iamais. Ce discours les entretint iusques à ce qu’on leur apportast dans de grandes Corbeilles les meilleurs fruits du monde.

Elles se ietterent dessus, & Syluandre, Licidas & Hylas, demanderent congé au grand Druïde d’estre de la partie, afin de pouuoir entretenir leurs maistresses. Pâris les suiuit aussi-tost, & commençant à prendre la mesme jalousie de Syluandre, que si des-ja il eust esté mary de Diane, auoit déit de veoir combien cherement elle receuoit les fruits que luy choisissoit le Berger. Adamas de son costé parloit des choses passees, & de la [213/214] malice du peuple, qui veut philosopher sur le gouuernement. Phocion, Thamire, & Thirsis, s’estonnoient de sa grande suffisance, & ne pouuoient assez admirer la force que les Dieux luy auoient donnee pour resister aux fatigues dont la guerre, & le soin de l’Estat l’auoient enuironné. Toute l’apresdinee s’estant fort bien passee, Leonide & Syluie, que le Druïde auoit fait aduertir de la venuë de ceste bonne trouppe, vinrent vn peu deuant la nuict, la veoir, & la prier au nom d’Amasis, de venir au Chasteau. Nous auons dirent-elles, des chariots pour mener les Bergeres. Adamas sera, s’il luy plaist, le guide des Bergers. Les vns & les autres s’en estans remis à ce qui seroit trouué bon par le grand Druïde, partirent aussi-tost qu’il eut receu des nouuelles d’Amasis. Toutes les Bergeres monterent dans deux Chariots, & pour les conduire Leonide entra dans l’vn, & Syluie dans l’autre. Elles allerent descendre à la porte du Chasteau, & le plus viste qu’elles purent monterent par vn degré dérobé dans la chambre de Leonide, afin de n’estre point veuës, que les Bergers ne fussent arriuez. Ils ne les firent gueres attendre, pource qu’Adamaspartant de chez soy incontinent apres elles, en conduisit la moitié par les ruës, & donna le reste à mener à Pâris. Les estrangeres & les Cheualiers qui les veirent entrer au Chasteau, s’arresterent au commencement à leur habit: mais les considerans depuis au visage, & voyans leur ressemblance & leur bonne mine, aduoüerent qu’ils leur faisoient honte. Les Princes, les Princesses, les principaux Cheualiers, & [214/215] les plus grandes Dames estoient auec les Nymphes dans le iardin du chasteau. Adamas ne trouua point de lieu plus à propos pour presenter les Bergers, pource qu’en quelque sorte il sembloit conforme à leur condition. C’est pourquoy il les y mena, & fit aduertir Leonide & Syluie, qu’il les y alloit attendre auec leur compagnie. Ils ne furent pas plustost dans l’allee où estoit la Cour, qu’Amasis voyant paroistre Adamas, & tant d’hommes apres luy habillez de blanc, iugea qu’il luy amenoit les Bergers qu’elle auoit tant desiré voir. Elle le dit à la Reyne Argire, qui prenant Dorinde d’vne main, & Galatee de l’autre, & faisant mettre Daphnide & Madonte aux deux costez de Rosanire, suiuit en se promenant, la Nymphe. Adamas estant si prés d’elles, qu’il pouuoit estre ouy, s’arresta, & mettant vn genoüil en terre, pour en faire faire de mesme à tous les Bergers: Madame, luy dit-il, ie prendray la hardiesse, s’il vous plaist de dire sans faire tort à qui que ce soit, que voicy vne partie la plus saine & la plus illustre de tout ce que vous auez de subiects. Ie vous dirois leur merite, & les maisons fameuses dont ils sont sortis, s’ils n’auoient l’honneur d’estre cognus de vous, & si la simplicité de leur condition, & le mespris qu’ils font de la fortune, pouuoit souffrir que ie vous fisse voir ce que la Fortune auoit accordé à la vertu de leurs peres. Amasis les ayant priez de se leuer, leur dit en general les meilleures paroles du monde, & leur donna le temps de pouuoir l’vn aprés l’autre luy faire la reuerence. Syluandre & Licidas qui estoient à la teste de ces Bergers, comme deux grands pins au front d’vne [215/216] belle touffe de bois, arresterer les yeux des Princesses & des Nymphes. Elles ne pouuoient assez admirer leur beauté, & leur bonne mine, & aprés auoir consideré la grace dont ils sçauoient accompagner leurs discours, confesserent qu’ils auoient quelque chose qui ne se voyoit point aux plus parfaits Courtisans. Les cinqs Princes, & les cinq grands Cheualiers interrompirent par leur venuë le discours qu’auoit commencé Syluandre, & et l’embrassant l’un après l’autre, luy firent quelque faueurs plus particulieres qu’au reste de ses compagnons. L’amour qui estoit lors le seul Dieu auquel s’adressoient presque toutes les pensees aussi bien des Princes que des Bergers, fut le sujet qu’ils prindrent pour faire par ler Syluandre. Ce fut là que voulant paroistre ce qu’il estoit, il recueillit en un seul discours tout ce que la grandeur de son estude, & la delicatesse de son esprit lui fournit d’excellentes pensees. Ces Princes qui enueloppez dans le mal heur general de leur condition, n’auoient point accoustumé d’auoir des gens faits comme Syluandre auprès d’eux, ne se contentoient pas de tesmoigner leur admiration: mais en eux mesmes sentoient ie ne sçay quoy, qui se pouuoit appeler ou une honte d’estre surmontez par un Berger, ou ennuie d’estre aussi honnestes gens qu’un Berger. Cependant voicy Leonide & Syluie qui arriuent auec ces incomparables beautez, qui sembloient au lieu de venir faire la reuerence aux Nymphes & aux Princesses, auoir fait resolution d’arracher de leur esprit la vanité qu’elles se donnoient d’estre sans compagnie. Aussi tost qu’Argire [216/217] veit Astree, encores qu’elle fust bien triste & Diane qui estoit ce jour là plus belle qu’elle n’auoit esté de sa vie, elle en demeura si estonnée qu’apres les auoir baisees cent fois, elle les fit autant baiser pour le moins à Rosanire & Cephise. Les Princes en furent ravis, & s’ils n’eussent esté extremément fideles, il y auoit en cette veuë beaucoup à craindre pour leurs maistresses. Il estoit toute nuict auant que les admirations que toute la Cour auoit des ces beautez fussent finies. Mais Amasis faisant conscience de les retenir dauantage, apres auoir sceu combien de chemin elles auoient fait le mesme jour. Mes belles filles, leur dit elle, & vous gentils Bergers, allez, s’il vous plaist, reprendre une partie du repos que nous vous auons osté. I’ai remis au grand Druide tout le soin que ie deurois auoir de vous. Il m’a promis qu’il n’y oubliera rien. Ces Princes & ces Princesses vous coniurent que vous leur donniez le iour de demain tout entier, & ne negligiez rien de tout ce que vous auez, qui peut augmenter la beauté des resiouissances publiques. Les Bergers & les Bergeres ayans leurs actions ou par leurs paroles tesmoigné qu’ils obeiroient, se retirerent auec la mesme bonne grace qu’ils estoient venus, & trouuans des chariots à la porte du chasteau pour les uns & pour les autres, toutes les Bergeres auec les deux Nymphes y monterent. Et Adamas, auec Phocion, Tamire, & quelques autres vieillards, en prindrent un pour eux. Cependant la jeunesse s’en retournoit à pied, & leur seruoit de gardes. Adamas suiuant la volonté de la Nymphe, auoit fait marquer [217/218] trois maisons les plus priches de la sienne, pour loger à leurs aises les Bergers & les Bergeres. Aussi ne fut il pas plustost entré chez luy, que les receuant pour la seconde fois auec beaucoup d’affection: Mes amis, leur dit-il, la Nymphe a creu que ie n’estois pas assez grand Seigneur pour vous traitter: elle a voulu vous tesmoigner par là l’estime qu’elle fait de vous, & ne m’a creu capable que d’executer ses commandemens. Les tables furent incontinent couuertes: mais auec tant d’appareil & de magnificence, que les Vergers & les Bergeres crurent estre retournez à la condition de leurs ancestres. Le souper ayant duré fort long temps, fit que la compagnie se separa bien tost aprés, pour s’aller mettre au lict. Les Bergers eurent un logis pour eux, & les Bergeres un autre. Il n’y eut que Phocion, le vieil Arcas, Tamire & Celidee, qui furent logez seuls dans une petite maison qu’on leur auoit reseruee Alexis, outre son lict, en auoit fait dresser deux autres dans sa chambre, afin de pouuoir estre auec Astree, Diane, Phillis & Daphnis. Comme elles furent seules retirees, & que la porte de leur chambre fut fermee, Diane qui iugea que la presence de Daphnis empecheroit la Druide & ses compagnes de parler librement, voulut la mettre dans leur confidence. Elle en fit l’ouuerture fort à propos, & apprit à Alexis & Astree la nouuelle amour d’Alcidor, & la sottise de Calidon. Cela les ayant fait tomber sur leurs affaires, elles couroient fortune d’y passer toute la nuict, si les prieres de la Nymphe ne leur fussent venuës en memoire. Elles se hasterent de se des-[218/219]habiller, & Alexis embrassant Astree: Mon seruiteur, luy dit-elle, c’est à cette heure ou iamais, qu’il faut que vous temoignez si vous m’auez aimée. Ie croiray tout ce qu’il vous plaira, & violeray plustost toute la reigle des Druides pour ne me point separer de vous, si mettant tout vostre ennuy sous les pieds, vous pareissez auec tous les charmes & les appas que la nature vous a donnez. Puisque vous desirez cette preuve de mon affection: Ma maistresse, luy respondit Astree, ie vous feray demain voir, si ie puis, combien vous estes veritablement aimee. Là dessus elles se meirent toutes au lict. Astree & Phillis coucherent ensemble pour s’entretenir plus particulierement. Diane & Daphnis se meirent en un mesme lict, & Alexis dans un autre. De l’autre costé les Princes, les Princesses & les Nymphes estans sortis de table se retirerent chacun à leur appartement pour se preparer aux ceremonies du lendemain, & estre prests de bonne heure pour accompagner les Nymphes au sacrifice.

Le lieu et le temps de ce grand sacrifice ayant esté prise de longue main, & le reste se trouuant tout prest par les sons du grand Druide, & du grand Pontife, on n’attendit que le leuer du Soleil, pour commencer à faire marcher les choses necessaires. Clindor & Leontidas firent mettre en ordre les trouppes de la ville, & les Chefs de la garde des Nymphes monterent à cheual, avec leurs compagnies de Solduriers & d’Ambactes. On auoit fait faire dans le lieu où durant le siege Polemas auoit eu son quartier, vn Temple [219/220] portatif de charpenterie & de toiles. Le dehors estoit peint comme si c’eust esté vn batiment de marbre à la rustique, & le dedans couuert de draps d’or & d’argent, auoit six vingts toises de long, sur quarante de large. Il y auoit des galeries & des eschafaux à l’entour, faits de telle sorte qu’on pouuoit voir de tous les endroits, aussi bien que de l’eschafaut des Princes, des Princesses & des Nymphes. La terre estoit couuerte de grandes toiles peintes en parquets de menuiserie. Au milieu il y auoit vne espece de Sanctuaire fermé de balustres de bois doré, & orné de trois grands Autels l’vn deuant l’autre, dont le premier ne pouuoit estre employé qu’à faire brusler des parfums. Les gardes & les solduriers de la Nymphe enuironnerent tout ce lieu, & n’y laisserent entrer que ceux qui deuoient seruir aux sacrifices. L’heure venuë où il falloit commencer la procession generale: le College des Augustales marcha le premier, celuy des Vestales apres, & les filles Druïdes conduites par la venerable Chrysante & la vieille Cleontine, qui pour ce sujet estoient arriuees dés le soir precedent, allerent seules, de peur d’estre profanees par les autres Relgieuses, qu’elles ne croyent pas estre au seruice du vray Dieu. Les Pontises accompagnez de leur grand Pontise, & reuetus de leurs robbes de pourpre, suiuirent les filles, & furent suiuis par les Druïdes, qui couuerts de leurs Surpelis de lin, & accompagnez des Eubages, Vacies, Bardes, & Sarronides, alloient deuant Adamas avec vne deuotion qui en pouuoit donner à ceux qui n’en auoient point. Les Cheualiers de la Nymphe & [220/221] ceux des Princes & Princesses estrangeres, marcherent quatre à quatre, vestus le plus superbement qu’ils auoient pû, & furent plus de deux heures à passer. Derriere eux venoient les Bergers de Lignon, à leur mode si proprement, qu’ils attiroient sur eux les yeux de tout le peuple. Pour continuer cet ordre, les Cheualiers de Bourgogne alloient cinq de rang. Apres eux Damon, Lipandas, Alcidon, Ligdamon & Lydias, & parmy un grand nombre d’Escuyers & autres officiers estoient Rosileon, Sigismond, Celiodante, Godomar & Clidamant. Quelque temps apres qu’ils furent passez, marcherent deux compagnies des gardes de la Nymphe, conduits par Clindor & Leontidas, pour faire faire place à cent ou six vingts Dames, au front desquelles estoient la Reyne Argire, Amasis & Dorinde, Rosanire, Cephise & Galatee. Les deux merueilleuses Bergeres Astree & Diane, habillees comme ie diray ailleurs, marchoient au milieu de Daphinde & Madonte: mais si pleines d’attraits & de charmes, que ceux-mesmes qui estoient les plus estonnez de la richesse des habillemens des Dames, advouerent que toutes ensemble elles n’auoient pas autant de beautez que les deux Bergeres. Derriere elles estoient Circeine & Palinice entre Leonide & Syluie, & selon cet ordre marchoient toutes les Dames estrangeres auec les Nymphes, où aprés que le grand Druïde eut donné l’eau Lustralle aux Princesses, elles s’allerent mettre sur les eschaffaux qui leur estoient preparez. Les ceremonies ordinaires & les parolles sacrees, obligerent tous les assistans à joindre leur particu-[221/222]lieres oraisons aux publiques, & attendre auec tremblement la venuë du grand Teutates, qui estoit si solemnellement inuocqué. La Musique continua ces prieres, & fit ouyr ce grand Cantique d’action de graces, que par une tradition fort ancienne les Druides croyent auoir esté composé par le grand Dis. Cela finy, le cœur des Druides chanta sur vn autre ton d’autres paroles sainctes & mysterieuses, à la fin desquelles le grand Druide leuant ses mains vers le Ciel, soustenuës par deux Vacies, profera ceste puissante & espouuentable priere.

ORAISON

Au Dieu Hesus, Bellenus, Taramis le grand Tautates.

Source infinie de sagesse & de bonté, substance sans commencement & sans fin, Hesus qui par ta force engendre Bellenus, dont la misericorde ne se faisant qu’vne auec ta justice, par cet eternel accord produit ce grand amour, que nous adorons sous le nom de Taramis: O! nostre inenarrable Teutates, escoutes les remerciemens que nous te faisons, pour le salut de cet Estat, & reçoy les victimes choisies, que selon ta saincte ordonannce nous sommes prests de te presenter. Nous auons veu esclater ta Iustice, lors que ne voulant pas enveloper les innocens auec les coupables, tu t’es contenté de punir ceux qui par leur obstination à mal faire, s’estoient rendus indignes de tes graces. Fais aujourd’hui, [222/223] Seigneur, que ta clemence donnant sujet aux meschans de s’amender, & aux bons de perseuerer en leur saincte vie, ne nous apporte desormais que l’abondance et la felicité dont les benedictions sont accompagnees. Ainsi florisse à iamais en sa pureté la veritable Religion, laquelle tu as toy-mesmes enseignee à nos Peres. Ainsi ta gloire fasse trembler ces infideles Monarques, qui sont si foux de croire qu’il n’y a rien au dessus d’eux. Ainsi l’abominable effronterie de l’Atee soit confondue, toutes les fois que sa bouche ou son cœur oseront reuocquer en doute l’infaillibilité de ton estre, en le confessant puissions nous affermir les ames chancelantes, & au Ciel auec toy receuoir la recompense laquelle est promise à tous ceux qui meurent en effect ou de volonté, pour la defence de ta parole.

Aussi-tost que ceste priere fut finie, tout le peuple cria, ainsi soit-il, & la Musique le reïtera iusques à ce qu’on voulut commencer les sacrifices. Cent taureaux blancs qui n’auoient iamais esté mis sous le joug, ayans les cornes dorees & ceintes de grands chappelets de differentes fleurs, furent presque en mesmes temps immolez. Rien ne fut obmis de tout de qu’on auoit accoustumé d’obseruer auant, durant & apres l’immolation. Les entrailles des ces hosties se trouuerent telles qu’on les desiroit, & le feu dont elles furent en partie consumees, n’eut que des signes de paix, d’abondance & de plaisir. La fin des sacrifices ne [223/224] fut pas celle des ceremonies. Les machines cachees sous terre firent en vn instant disparoitre les Autels, & ce qui restoit des victimes. Au lieu des toiles qui estoient à l’entour des Autels, on y en veid peu à peu s’estendre d’autres peintes de roses, de lis, & de violettes, qui sembloient naistre sous les pieds des Druïdes. Vn petit Autel chargé d’vn gasteau, de plusieurs fiolles ou boites de parfums, & d’vn vaze de cristal plein de vin, sortit de dedans terre. Et des voûtes du Temple descendit dessus vn dais de pourpre, rehaussé de fleurs d’or & d’argent faictes à l’esguille. Adamas alors descendit du petit eschaffaut, où il estoit auec tous les Druides & les Pontifes, & prenant le grand Pontife par la main, alla auec tous ces ornements de ceremonie, se mettre à trois pas de ce petit Autel. Incontinent apres Rosileon, Godomar, Celiodante & Clidamant descendirent du lieu où ils estoient, & attendirent au bas de l’escalier le Prince Sigismond. Il estoit vestu d’vn habillement à la Romaine de toile d’argent, par bandes reprises auec de grosses perles, & les quatre Princes en auoient de la mesme estoffe, mais chacun de differente façon. Dorinde, au milieu de Rosanire: Cephise & Galatee descendirent aussi de son eschaffaut, & vont se mettre au costé droit de Sigismond. Ces quatre Princesses auoient des robbes à l’Italienne, d’estoffe de foye blanche & d’argent, couuerte de fleurs si bien nuées, que de loin on croyoit qu’elles estoient habillees de veritables fleurs. Elles auoient de grands voiles de gaze d’argent, qui, par l’artifice de plusieurs petits fers, estoient tousiours en demy-cercles à [224/225] l’entour de leurs testes. Le grand Druyde ayant fait mettre Dorinde & Sigismond l’vn auprés de l’autre, leur fit vne forte sage & fort necessaire remonstrance, & les interrogeant par les paroles solemnelles, sans qui les mariages sont reputez nuls: Vous estes, leur dit-il, maistres de famille. Vous, Sigismond Prince de Bourgongne, recevez Dorinde de ma main & de son consentement. Et vous, Dorinde, sçachez que vous n’estes plus libre, & qu’ayant soubmis vos volontez à celles de Sigismond, vos pensees mesmes ne sont plus à vous. Le grand Potife qui estoit derriere le grand Druyde, luy presenta vn vaisseau d’argent, où estoient des eaux de senteur. Il en parfuma ces Amans, & leur presenta à chacun une partie du gasteau, & une goute du vin qui estoit sur l’Autel. Et ceste ceremonie acheuee, chacun se mit à genoux, & fut assez long-temps à prier Bellenus, & la Vierge qui deuoit enfanter, qu’ils rendissent ce mariage heureux. La musique, en suitte de cela, remit tout le monde dans la joye, dont la saincteté des mysteres, & la crainte de les profaner les auoient retirez. Toute ceste grande & extraordinaire compagnie se retira au chasteau en l’ordre qu’elle estoit venuë au Temple, & la Nymphe qui tenoit Cour ouuerte à tout le monde, voulut que les Bergers & les Bergeres de Lignon eussent la mesme place que personne ne leur eust disputee si leur condition eust esté égale à leur naissance. Là Amasis voulut rendre vn témoignage public des grands seruices qu’Adamas luy auoit rendus. Elle l’enuoya querir chez luy par Clidamant mesme, & l’obligea de sus-[225/226] pendre pour ce iour-là les reigles de son ordre. Alexis ne pût honnestement refuser au grand Druïde de l’y accompagner, encore qu’elle eust fort desiré de ne paroistre non plus en ce superbe festin, qu’elle auoit fait en toutes les autres ceremonies. Le precipice sur le bord duquel elle estoit, non comme Alexis: mais comme Celadon, pour ne sçauoir de quelle vray semblable raison destourner la volonté qu’auoit Astree de la suiure par tout, ne luy representant que des morts infaillibles, & des Enfers preparez pour le punir, luy ostoit l’enuie de se trouuer parmy tant de plaisirs. Il fallut toutesfois qu’il y allast, & contrefist mieux que iamais ce personnage importun, qu’il n’auoit fait qu’entretenir son mal au lieu de le guerir. Adamas par vn priuilege que les Princes ont rarement accordé à la vertu, fut mis au bout de la table entre la Reine Argire & la Nymphe. Sigismond & Dorinde furent l’vn deuant l’autre au dessus des Princes & Princesses. Alexis eut sa place entre Daphinde & Madonte. Pâris voulut seruir Diane en ceste occasion: c’est pourquoy il n’eut point de place affectee: Et tout le reste des Cheualiers & des Dames furent assis come de coustume. Le destin fut le plus magnifique qu’eussent iamais fait les Princes Gaulois. Il y fut seruy vn nombre infiny d’oyseaux de toutes sortes, dont le bec & les pieds estoient couuerts d’or ou de vermeillion. Rien de tout ce qui se trouue de rare en toutes les contrees de l’Europe & de l’Asie n’y fut oublié. Bref les fables ne sçauroient presque rien faire admirer aux banquets mesme de leurs Dieux, qui en effect ne fust veu [226/227] en celuy-cy. Aussi tost qu’il fut acheué, douze petits enfans d’vne mesme grandeur & d’vne mesme beauté, habillez en amours, se presenterent deuant les Princes & les Princesses, & chanterent l’Epithalame que le Barde qui auoit charge de la Poësie, auprés de la Nymphe, auoit bien eu de la peine à composer en si peu de temps. Comme ils eurent chanté, ils tirerent de leur carquois des fleches, au bout desquelles estoient de fort petites fioles de verre, pleines de toutes sortes d’excellentes eaux. Ils en firent voler vne tres grande quantité contre le plancher de la salle, où les phioles se cassants parfumerent tout le lieu, & toute la compagnie. Les behours & les iouxtes que les Cheualiers auoient preparees, tirerent les Princes & les Princesses de la salle pour se rendre sur les eschaffaux. Alcidon, Damon, Lippandas, Ligdamon, & Lydias y parurent: mais ce fut plustost pour témoigner leur affection à Sigismond, que pour disputer l’honneur qu’il y auoit à acquérir. Il y eut plusieurs lances rompuës, & plusieurs Cheualiers renuersez par terre: mais rien ne donna tant de plaisir que l’ariuee de soixante ou quatre-vingts Bergers, en trois trouppes, qui habillez à la rustique, ou en Sauvages, prindrent la place des Cheualiers. Comme ils furent maistres, & qu’ils eurent esté assez considerez, une trouppe joüa long-temps des murettes: une autre luy respondit auec des lyres: & la troisiesme continua avec des haut-bois. Ayans acheué leurs chansons, ils se metterent en dansant, & representant une sorte de combat, fort cognu des Gaulois, se firent admirer de tous [227/228] les spectateurs. Ein fin, pour acheuer leur tournoy Pastoral, ils se remirent en trois comme au commencement, & coururent, sauterent, & luitterent tout le reste du iour. Les vainqueurs ayans esté couronnez se trouuerent dix: desquels Syluandre & Licidas estoient les principaux. Ils furent droict à l’eschafaut d’Amasis & de Galatee, & mettans leurs Couronnes à leurs pieds, leur firent chacun vn discours pour les asseurer de leur fidelité & de leur seruice, si bien pensé, que par là ils acheuerent de combler tout le monde de l’estonnement qu’ils auoient commencé de leur donner. La nuict vint auant que les plus difficiles à contenter eussent trouué ennuyeux ces exercices, & les jeux des Bergers. Mais ne pouuans plus estre veus, il falut que les resioüissances qui ne sont belles que durant l’obscurité, succedassent à celles du iour. Les feux furent allumez & regardez de tout le monde auec rauissement. Les machines dont ils estoient composez, firent à tous les spectateurs veoir le tresbuchement de cét ambitieux, qui abusant de la grace que luy auoit faite Iupiter, osa pretendre au plus secret de ses plaisirs, & à l’vsurpation d’vne chose que le Dieu mesme n’auoit pû acquerir que par des voyes legitimes. Ixion auoit la teste presque dans les enfers, & cependant il sembloit à son action qu’il ne pût oublier ceste grande beauté en la faulce ioüissance, de laquelle il auoit mesme gousté de veritables delices. Son corps brusloit de tous costez: & le feu du tonnerre dont son maistre venoit de le precipiter du Ciel, acheuoit de consumer ce qu’il auoit [228/229] d’entier, & toutesfois sa passion enragee luy faisant dans la mort mesme, souhaitter ce qu’il perdoit; ses yeux & ses bras à demy bruslez, faisoient veoir combien extrême estoit le regret qu’il auoit de l’abandonner. Il n’y eut personne qui ne veist clairement que c’estoit vne fable, dont la vie de Polemas auoit faict vne histoire, & ne iugeast que ç’auoit esté l’intention de l’ingenieur: pource que l’image d’Ixion avoit vn masque & des cheueux qui la faisoient prendre pour celle de Polemas. Pendant que le peuple continuë par tout ces feux de ioye: les Princes, les Princesses & le reste de la Cour furent se mettre à table, oú l’on les seruit magnifiquement comme ils auoient esté le matin. Vne musique de voix soustenuë par vne autre d’instruments, dura autant que le festin, & ne se retira qu’apres les tables leuees. Ceux qui deuoient ioüir pour le bal, se mirent en leur place, & conuierent toute la Cour à commencer la dance, qui tout ainsi que les Romains estoit appellee Choree entre les Gaulois. Sigismond mena Dorinde: Rosileon, Rosanire: Celiodante, Cephise: Godomar, Galatee. Clidament ne dança point, pource que n’ayant peu obtenir d’Astree (dont il deuenoit peu à peu extrêmement amoureux) qu’elle dançast, il voulut demeurer à l’entretenir. Estrange sympatie du frere & de la sœur, qui par vne mesme imprudence se laissans emporter à des passions infructueuses, n’aduancerent rien que de se persecuter eux-mesmes, pour persecuter ces deux infortunez Amants! Alcidon mena Daphnide: Damon, Madonte: Lipandas, [229,230] Mellandre: Ligdamon, Syluie. Leonide refusa Agis, & se fit mener par son cousin Pâris. Syluandre y conduisit Diane: Licidas, Phillis: Hylas, Stelle: & Circeine & ses compagnes y furent menees par leurs seruiteurs. L’importunité fut si grande dont Clidamant acheua de troubler le repos d’Astree, que Celadon s’en apperceut. Son imagination qui estoit tousiours tournee vers les choses tragiques, le travailla pour le moins autant que la presence de Clidamant. C’est bien iustement, disoit-il, mal-heureux Berger, si tu vois reüssir tous les desseins, au contraire de tes esperances! As-tu pas violé ceste extrême fidelité, sous laquelle seule tu pouuois estre à couuert de toutes les iniures du temps, & de la Fortune? Tu as mieux aymé croire le conseil des hommes, que de t’arrester à celuy du Dieu, qui en luy obeissant te promettoit d’extrêmes contentements. C’est la voix d’vn autre Dieu, diras-tu, qui parlant par celle d’Adamas, t’a commandé de faire ce que tu fais. Ha Celadon! que ceste excuse sera tousiours foible aupres de celuy qui iugeront exactement des choses. Les Dieux ont de differentes pensées, comme ils ont de differentes qualitez. Quand ils s’entremettent de conduire l’ouurage de leurs compagnons, il est à croire, quoy qu’ils soyent tous parfaits, qu’ils y reüssissent moins parfaitement que ceux qu’ils veulent imiter. Amour estoit celuy auquel tu deuois obeyr absolument, comme dés ton enfance il estoit le seul auquel tu t’estois sacrifié tout entier. Qui t’asseurera qu’Adamas ne te trompe point, ou que le Dieu qui luy a [230/231] comandé d’auoir soin de toy, ne l’ait point trompé, & par cet artifice vangé la ialousie que peut-estre ta particuliere deuotion à l’amour, luy aura donnee. Mais sans aller si auant, confidence ce que tu as auancé depuis que tu as osé violer ta propre fidelité, & iuge par là si tu as bien ou mal fat [sic!]. Tu as vû ta Bergere. Tu l’as entretenuë, & si bien entretenuë qu’il ne te reste plus que la derniere faueur à luy demander. Mais tourne la medaille, & tu cognoistras que ta fortune est bien funeste. Il faut que tu la quittes ceste vnique cause de ta joye & de ton desplaisir : & la quittant, que tu la desoblige, si tu ne veux la mettre plus en colere qu’elle n’estoit, lors qu’elle te contraignit à te jetter dans Lignon. Apres ceste separation que penses-tu deuenir? Et à quoy crois-tu qu’aboutiront toutes ces allees & venuës qu’Adamas & Leonide feront pour te remettre bien auec elle? A rien qu’à la fascher & renouueller sa haine. Elle s’offencera, si elle sçait que tu te sois presente deuant elle sans son commandement. Et si elle ne le sçait point, que ne trouuera-t’elle point à redire en ton absence, ou plustost en la fantaisie, qui apres tant de Lunes t’aura prise de reuenir à elle. Comme il parloit ainsi: Phillis qui auoit demeslé Astree des importunitez de Clidamant, le print par la main, & le trouuant en ceste profonde melancolie. Madame, luy dit-elle, il faut que vous ayez quelque puissant diuertissement, puisque mesme vous ne voyez pas Astrée. Il y a long-temps, respondit-il, que le Prince Clidamant l’entretient, & il pense si ses discours luy sont aussi desagreables[231/232] qu’à moy, qu’elle n’est pas fort satisfaite de la Cour. A ce conte, luy dit Astree, en luy prenant la main, ie veux croire que vous ne voyez pas vostre seruiteur. I’aduouë, luy respondit Celadon, que ie vous croyois encore auec Clidamant: Mais, mon cher seruiteur, continua t’il auec un grand souspir, sortons de ces lieux de confusion & d’insolence: & puisque pour me punir, Adamas & Theutates le veulent ainsi, laissez-moy retourner aux Carnutes, afin que priuee de la merueille du monde, c’est à dire, de mon seruiteur, ie ne cesse tant que ie viuray de pleurer ceste perte, & faire penitence de ma mauuaise fortune. Ma maistresse, luy repliqua la Bergere, si ce lieu me permettoit de vous dire ce que ie pense, ie ne vous laisserois pas sans me plaindre de vous, non seulement d’auoir voulu que ie parusse icy comme ie fais, mais de continuer ce cruel discours dont vous ne cessez depuis cinq ou six nuicts de me persecuter. Phillis les fit taire, pource qu’elle veid que Galatee venoit à elles. Tout le temps qu’elles eurent pour se remettre fut si court, que la Nymphe les aborda auant qu’elles eussent repris leurs bons visages. Elle leur dit force choses, & laissant Leonide & Syluie pour entretenir Alexis & Phillis, entreprit Astree, & apres l’auoir loüée de son extrême beauté, de l’art dont elle sçauoit se bien vestir: & bref de tout ce qu’elle crût capable de la gaigner. Vrayement, luy dit-elle, discrette Bergere, ie trouue fort estrange que vous ayez refusé à Clidamant la premiere priere qu’il vous ait iamais faite. Ie ne sçay, Madame, luy respondit [232/233] Astree, comme quoy i’ay pû faire cette faute : mais si ie l’ay faite, croyez s’il vous plaist, que c’est innocemment ; car ie n’en ay point eu la volonté. Si est-ce, belle Bergere, luy repliqua la Nymphe, que vous ne sçauriez trouuer de raison dont vous puissiez excuser le refus que vous auez fait au Prince. Peut-estre, Madame, luy dit Astree, parlez-vous de l’honneur que m’a voulu faire Clidamant, lorsque l’on a commencé la dance? Mais si l’ayant tres-humblement supplié d’auoir agreable que ie ne dançasse point, i’ay fait quelque chose contre mon deuoir, ie l’ay fait par necessité, & non de mon consentement. La perte irreparable que i’ay faicte depuis neuf ou dix Lunes, me conuie à pleurer mesme au milieu de vos resiouyssances: & ie ne fais pas ce qu ie dois, de venir en des lieux, où le dueil n’est pas de bonne grace. Vous vous affligez possible sans sujet, luy repartit Galatee, & celuy dont vous regrettez la perte, non seulement est viuant, mais est si prés de vous, qu’il faut pour le mescognoistre, que vous preniez plaisir de dementir vos oreilles & vos yeux. Ouy, Bergere, i’en peux parler comme sçauante: & vous m’auez l’obligation d’auoir sauué vos amours. Car moy, Leonide, & Silvie, fusmes les trois premieres qui le vismes dans la riuiere de Lignon, & qu’il en retirasmes plus mort que vif. La Nymphe en eust bien conté d’autres à la Bergere, si Godomat ne la fust venu prendre pour dancer. Elle eust bien voulu s’en desdire, pour auoir le temps d’acheuer ce qu’elle auoit commencé de dire à la Bergere: toutefois la bienseance l’en empescha, & la fit aller où le Prince [233/234] la menoit. Cependant Astree espouuentee de ces nouuelles, plus que si visiblement l’esprit de Celadon se fust presenté deuant elle; retourna vers ses compagnes qui parloient encore auec Leonide & Siluie. Elle estoit si blesme & si saisie qu’elle les estonna toutes. Elle se contraignit toutefois si bien, que pour lors personne ne pût tirer la cause de son esmotion. Il est vray qu’elle print Phillis à part, & luy dit à mots interrompus, que la Nymphe luy auoit appris de grandes choses: C’est pourquoy, continua-elle, sortons d’ici, & taschons de faire en sorte que Silvandre & Licidas se desrobent auec nous pour nous accompagner iusques au logis d’Adamas. Phillis l’ayant asseuree que pour luy donner ce contentement, elle alloit faire tous ses efforts, se remit auec elle parmy les Nymphes, Alexis & Diane. Licidas vint aussi à propos que s’il eust sceu la volonté de sa maistresse. Elle luy dit l’enuie d’Astree, & le pria de faire en sorte qu’ils se peussent retirer luy & Syluandre vers la porte de la salle, & les y attendre toutes deux. Comme elle parloit ainsi, Alcimedor, frere de Mellandre, dançoit auec la Princesse Dorinde, & faisoit faire de si grandes admirations à toute la compagnie, que les Nymphes, Alexis, & Diane, s’aduancerent pour auoir leur part de ce contentement. Tandis les deux Bergeres prennent leur temps, trauersent la sale, & trouuent les deux Bergers qui les attendoient à la porte, Ils descendent tous quatre le degré, & de bonne fortune pour eux rencontrent Leontidas dans la court du chasteau. Il les voulut arrester: mais Phillis l’ayant supplié [234/235]

de ne le point faire, pource qu’Astree se trouuoit fort mal: Au moins, leur dit il, sçauray-je comme vous vous en allez. A pied, luy respondit Licidas, afin de ne point attendre. Assurément, luy repliqua le Cheualier, vous n’attendrez point & si vous n’irez point à pied. En disant cela il les mena iusqu’à la grand’ porte, & prenant le premier chariot qui se trouua desgagé, les fit montrer dedans, & commanda à deux des gardes de la Nymphe de les conduire chez le grand Druïde. Cela fut presque aussi-tost faict que dit. Les Bergers descendirent en leur logis, & ayant remercié les gardes, prierent Licidas & Syluandre d’aller retrouuer Alexis & Diane, & leur dire qu’Astree s’estant trouuee vn peu mal, auoit desiré de regaigner sa chambre de bonne heure & sans bruict. Les Bergeres ne les eurent pas plustost veu partir, qu’elles monterent en leurs chambre, & s’estans fact donner de la lumiere, fermerent la porte sur elles. Alors Astree embrassant Phillis: Ma sœur, luy dit elle, c’est à ceste heure, ou iamais, qu’il [sic!] faut que vous me témoigniez l’amitié que vous m’auez tousiours promise, & me disiez à cœur ouuert tout ce que vous auez sceu touchant la lettre que vous m’auez faict voir; & apres ie vous apprendray d’estranges nouuelles. Ma sœur, luy respondit Phillis, ie voudrois pouuoir vous rendre Celadon, aussi bien que ie puis vous satisfaire en ceste occasion. Ie vous ay desia dit qu’vn jeune Berger que ie ne vis iamais que ceste fois là, me presenta la lettre que vous auez veuë, & me dit en s’en allant, qu’il auoit charge de me priere que le plu-[235/236]stost qu’il me seroit possible, ie vous allasse trouuer, pour vous dire que vous vous attristiez sans raison, & auiez auec vous le Berger que vous pleuriez comme mort. Ie luy demanday qui m’écriuoit, & qui l’enuoyoit mais sans m’en vouloir rien apprendre: asseurez-vous, me dit-il en partant, que ie vien de fort bonne part. Voila ma sœur, comme quoy l’affaire s’est passee. Alors Astree prenant la parole, Ie ne sçay, luy dit-elle, si mon soupçon est faux, mais ie sçay qu’il est fort vray semblable. Galatee m’ayant tiree à part comme vous auez veu, m’a dit que i’estois bien glorieuse d’auoir refusé de danser auec son frere: comme ie luy ay respondu que la perte que i’auois faite depuis vn an (& ie voulois entendre celle de mon pere & de ma mere) ne me permettoit pas de dancer, elle a expliqué ceste perte pour Celadon, & m’a iuréque pour ne le point cognoistre, il falloit que ie dementisse tous les iours mes oreilles & mes yeux. Qu’elle auoit esté la premiere auec Leonide & Silvie, qui l’auoit retiré de la riuiere de Lignon, & secouru en vn temps où il estoit plus qu’a demy mort. Iugez ma sœur apres ces nouuelles en quel estat ie dois estre, & combien les trouuans conformes à celles qui vous ont esté apportees, ie dois y adiouster foy. Mais à vostre aduis, ma sœur, que veulent dire ces mots: que i’ay auec moy Celadon: & qu’il faut que ie prenne plaisir à dementir mes oreilles & mes yeux, pour le mescognoistre? I’aduouë que cela m’estonne. & ne sçachant sur qui m’arrester, il faudroit qu’ils entendissent parler d’Alexis. Ce n’est pas d’auiourd’huy, reprit Phillis, que [236/237] cette pensee m’est venuë: & si la seuerité d’Adamas, qui impose silence aux soupçons que nous en pouuons auoir, ne me defendoit de le croire, ie me resioüirois auec vous d’auoir esté si heureusement trompee. Ma sœur, luy dit Astree, ne parlez pas, s’il vous plaist, ainsi: car encores que les nouuelles de la vie de Celadon me donnent presque autant de ioye que d’estonnement: toutesfois i’aimerois mieux auoir sujet de le pleurer toute ma vie, ou plustost estre preste à porter en terre, que de le voir sortir des habillemens d’Alexis, & nous reprocher nos libertez, & possible nos feintes ignorances. Non, ma sœur, que ie perisse, & ne sorte iamais des ennuis que sa perte me donne, plustost que ie le reuoye glorieux & triomphant des despoüilles de mon honnesteté. Ie parle ainsi, & croy ne faillir point: car bien qu’Alexis n’ait iamais paru que fille à nos yeux, & ne nous ait pas mesme donné soupçon de la croire autre: si est-ce que venant à songer combien librement nous auons vescu ensemble, & auec quelle franchise ie luy ay laissé prendre les mesmes priuileges que vous & Diane auez auec moy, j’advoue que ie ne le verrois iamais sans rougir. & si sa discretion me faisoit refoudre à luy pardonner, sa tromperie m’en osteroit & eternellement l’enuie. Ainsi, repart Phillis, aprés auoir par vne iniuste jalousie fait mourir vne fois Celadon, vous voila aussi preste que iamais à le faire mourir pour la seconde fois, par vn scrupule encore plus iniuste. Astree alloit respondre, lors qu’on frapa à la porte de la chambre. Elles y allerent, & l’ayant ouuerte, veirent Alexis, [237/238] Diane, Daphnis, Syluandre, Licidas, & Pâris, qui entrerent tristes plustost qu’autrement. Alexis ne se doutant point du desordre qui commençoit d’arriuer en ses affaires, alla droit pour embrasser Astree, comme de coustume: mais la Bergere estant encore pleine des imaginations qu’Alexis fust Celadon, fit vn pas en arriere, si dextrement toutesfois, que quelque soupçonneux que fust le Berger, il ne pût remarquer le premier coup de sa mauuaise fortune. Il la baisa toutesfois: & se figurant que ce qu’elle auoit fait, estoit à cause de son frere, luy dit la peine où l’auoit mise son esvanoüissement. Tel, continua-t’elle, ie dois nommer vostre depart, & celuy de Phillis: & sans mentir iamais Diane & moy ne fusmes plus estonnees, quand pensans vous tenir par la main, nous cogneusmes que nous tenions Leonide. Ie vous laisse à penser si nous cherchasmes par tout, mais ce fut vainement, iusques à ce que Syluandre & Licidias nous sont venus retrouuer, & nous ont appris la cause de vostre depart. Dites moy donc, s’il vous plaist, mon seruiteur, ce qui vous est arrivé, & quel est vostre mal. Madame, luy respondit Astree : Alexis l’arrestant à ce mot, Peut estre, luy dit-elle, pensez vous parler encore à Galatee, ou à quelqu’vne de ces Princesses. Astree, Astree, continua-il si bas, que personne ne peut l’oüir, c’est me traitter mal que d’oublier si tost vne chose que vous ne deuiez iamais oublier. Mais, helas! que i’ay peur qu’à mon tres grand regret ie ne me trouue trop veritable prophete de mes propres mal-heurs. Alexis n’ayant osé continuer ce discours, à cause [238/239] de Pâris, Astree aussi n’osa luy respondre pour la mesme consideration. Elle ne laissoit pas de regarder la Druide auec des yeux de linx, & vn desir encore plus penetrant, pour essayer à la recognoistre. Mais soit qu’Amour ne voulust pas encor luy rendre la veuë ny l’oüie: soit que l’art dont Celadon se sçauoit desguiser, ostast toute cognoissance à ceux mesmes qui le soupçonnoient, Astree ne fut point esclaircie: au contraire, elle changea tout à coup de pensee, & se figura que ce n’estoit que pour la mettre en peine, qu’on luy auoit donné les nouuelles qui la renoient en allarme. La voila donc confirmee en l’opinion qu’elle auoit tousiours euë d’Alexis, & resoluë de viure auec elle comme de coustume. Adamas vint à la chambre de ses filles en mesme temps, & apres leur auoir donné le bon-soir, leur demanda quel iugement elles faisoient de la vie de la Cour, & si elles n’auoient point de regret de la condition qu’auoient choisie leurs Peres? Nullement, sage Adamas, respondirent-elles: & quoy que nous soyons fort satisfaites des Nymphes, & de toute leur Cour; si est-ce que si le changement que nos ancestres ont fait, estoit à commencer, nous y serions resolues en vn quart d’heure. Mais, mon pere, faites, s’il vous plaist, vne chose pour nous: c’est que demain au leuer d’Amasis, nous puissions aller prendre congé d’elle & de Galatee & les remercier de l’honneur que nous en auons receu. Ce fardeau estant hors de dessus nos espaules, nous en serons plus libres & gayes, & aurons plus de temps pour estre auec vous. Phocion & Tamire arrivans là-dessus, confirmerent [239/240] cette priere, pource que ny l’vn ny l’autre ne se portoient pas bien. Et Adamas leur ayant promis, il se retira en sa chambre, & emmenant tous les Bergers auec luy, laissa la Druide & les quatre Bergeres seules. Nous sommes à cette heure libres, dit alors Astree, auec vn visage tout autre qu’elle n’auoit vn quart d’heure auparauant; & pouuons sans contrainte dire ce que nous cachions deuant ces Bergers. Alexis voyant qu’Astree s’adressoit particulierement à elle: I’advouë, mon seruiteur, que certe maxime d’amour est tres-vraye, que le bien arriue à ceux qui aiment, quand ils l’esperent le moins. Ie me figurois des supplices, des morts, & des enfers, en la seule parole que vous m’auez dite, lors que vous auez esté interrompuë par Adamas : & maintenant ie voy tout le contraire, & lis sur vostre visage des asseurances de mon eternelle felicité. Il est vray, ma belle maistresse, luy respondit Astree, que mon mal, qui n’estoit qu’vn chagrin des importuns langages que m’auoient tenus Clidamant & Galatee, m’entretenoit en vne si desagreable humeur, que vous mesme, ô ma belle maistresse, me sembliez toute autre que vous n’estes. S’il est permis de dire icy ses sentiments, repart Alexis, ie vous diray que de ma vie ie ne fus si ennuyee, & que sans vous & Diane, qui rendiez la Cour digne d’admiration, ie n’eusse rien trouué qu’vn desplaisir, & qu’vn tres froid diuertissement parmy tant de Dames, qui ne sont belles que par art, & par leurs affeteries. Ie ne fuis pas de l’opinion d’Alexis, continua Diane, pour ce qui est des beautez de ces Dames. Car particulierement [240/241] Rosanire & Galatee sont tres-belles & Melandre & Syluie sont les plus agreables que ie veis iamais. Mais pour la façon de vie, & la confusion extreme qui paroist mesme aux choses les plus concertees, ie trouue la Cour si sauuage & si rustique, qu’à comparaison, nos bois & nos champs ont des ciuilitez & des iustesses toutes autres. Pour moy, poursuiuit Philis, ie suis du goust d’Alexis, & de celuy de Diane: & bien que ie n’aye pas ceste miraculeuse beauté qui fait cognoistre Astree & Diane à ceux mesmes qui ne les ont iamais veuës, toutesfois telle que ie suis, s’il y auoit encore vne pomme à donner à la plus belle: i’ay assez bonne opinion de moy, pourueu que mes deux compagnes n’y parussent point, pour la disputer contre tout ce que i’ay veu à la Princesses & de Dames. Vous auez tres-bonne raison de parler ainsi, reprit Alexis. Et en vostre conscience, Phillis, auec vous iamais rien vû de charmant comme Astree & Diane? Leur coiffure ny trop estudiee ny trop negligee, auoit-elle pas la meilleure grace du monde? Ces fleurs artificielles dont elles auoient fait vne guirlande, ne sembloient elles pas disputer auec linompe dont estoit faict le voile qui du haut de la teste leur tomboit sur les talons, à qui leur donneroit plus d’esclat. Leurs robbes si blanches & si bien-faites, paroissent-elles pas plus que tout l’or & les pierteries des Princesses? Considerez-les encore, s’il vous plaist, & voyez la grace que donne à ce blanc tous les petits cordons incarnats. Prenez garde à leur pied, & confessez qu’auec vous (à qui par excellence on donne le pied de Thetis [241/242] mesme) il ne s’est iamais rien veu de mieux faict, ny de plus mignon. Pour moy, ie ne puis m’oster du rauissement que i’ay tout aujourd’huy eu de vostre chaussure. Les Princes & les Princesses y ont pris garde aussi bien que moy: & ie les ay veus en peine à deuiner dequoy estoient faits vos brodequins. Astree pouuoit par ce discours s’esclaircir de la doute qu’elle auoit, & cependant elle se laissoit rauir à la douceur de ces loüanges, & ne songeoit plus qu’Alexis pouuoit estre Celadon. Ayant parlé long-temps, Daphnis qui n’estoit pas sans peine, leur dit, Qu’elles ne voyoient pas qu’il estoit presque jour, & qu’au lieu de tenir parole au grand Druyde, elles seroient contraintes de remettre la partie à vne autre-fois. Elles songerent que la Bergere disoit vray, c’est pourquoy elles se déhabillerent à la haste, & se mirent au lict, où elles furent iusques à dix-heures. Adamas les enuoya aduertir que les Nymphes estoient leuees, & que si elles vouloient les trouuer seules, il falloit se haster. Elles s’habillerent moins curieusement que le iour precedent, & estans prestes, allerent au Chasteau, comme elles y auoient des-ja esté. Adamas presenta les Bergers, & Leonide les Bergeres. Amasis les voulut retenir: mais Phocion prenant la parole, la supplia tres-humblement de ne les rendre point de tous les Segusiens les plus ingrats & les moins deuots. Nous sommes, Madame, continua-t-il, ceux qui ont le plus d’affection pour vostre seruice, & le plus d’interest à rendre graces aux Dieux du bon succez de vos affaires, cependant nous n’auons point encor faict ny nos Sacrifices, ny [242/243] nos feux de joye. Ne nous empeschez pas, s’il vous plaist, grande Nymphe, de nous acquitter d’vne si iuste debte: & ne priuez pas nos hameaux de la benediction que par ces faincts deuoirs le charitable Tharamis leur promet. Ie veux tout ce que vous voulez, luy respondit la Nymphe. Allez mes bons amis, & vous asseurez que bien tost si la volonté ne change aux Princes & aux Princesses qui me font l’honneur que vous sçauez, nous irons sans bruict gouster les delices de vostre vie & de vostre demeure. Comme la Nymphe eut receu les compliments des Bergers, elle vint aux Bergeres, & les baisa toutes l’vne apres l’autre. Galatee en fit de mesme, & dit tout bas à Astree: Souuenez-vous de moy, belle Bergere, & vous asseurez que ie vous ay dit la verité. Ainsi se retirerent les ornements de Forests & des rives de Lignon, & retournerent chez le grand Druyde. Aussi-tost qu’on eut disné, Phocion, Thamire, Doris, Celidee, Corilas & Calidon se meirent dans vn chariot, & partirent de bonne heure pour estre à leurs hameaux deuant la nuict. Les autres qui estoient des hameaux esloignez, se retirerent aussi deteacute;s le mesme jour. Hylas & Stelle qui de leur naturel ne se faisoient gueres prier, demeurerent à la Cour auec Circeine, Palinice & Florice. Ainsi le grand Druyde demeura auec les incõparables merueilles, Astree, Diane, Phillis, Daphnis, Syluandre, & Licidas. Ils passerent presque tout le jour ensemble: mais sur le soir le beau temps cessa, & l’orage s’assemblant, se fit sentir presque aux deux Bergers, & aux quatre Bergeres. Adamas tira Diane à part, & luy [243/244] representant l’amour extreme que son fils auoit pour elle, & le desir que luy-mesme auoit de veoir vne si rare beauté en sa famille: essaya par toutes voyes de cognoistre la volonté de ceste Bergere. Mais elle qui estoit la sagesse n’esme, sceut si bien se contraindre, & luy respondre si à propos, qu’encore qu’il en fust fort satisfait, toutesfois il ne voyoit pas tout ce qu’il eust desiré. D’vn autre costé, il n’alla pas moins faire de trouble: Car il dit tout haut à la Druïde, qu’à ce coup il falloit se resoudre à partir, & qu’il ne luy pouuoit plus donner que trois iours pour faire ses adieux. Qui dira les pleurs que ces mots firent tomber, & les souspirs qu’ils arracherent du cœur des Bergers? Iamais on ne veid vne desolation pareillé. & Astree ne songeant plus à ses soupcons, alla embrasser la Druïde, sans se soucier si elle estoit veuë: & luy dit, Que resolument elle ne l’abandonneroit point: & si sa compagnie ne luy estoit agreable, elle la suivroit plustost de si loin, qu’elle ne luy seroit point importune. Adamas sçachant où toutes ces intriques deuoient aboutir, sous pretexte d’auoir affaire des deux Bergers & de Pâris, les emmena dans sa chambre, & laissa la Druïde auec les quatre Bergeres. Astree se trouuant en liberté de renouueller ses plaintes, se mit en tel estat, qu’elle fit compassion non seulement à Celadon, mais à ses compagnes. En fin comme ses souspirs ne luy permirent plus de parler, Alexis luy representa son amour par de si puissantes paroles, & luy sceut si vivement imprimer en l’ame le regret qu’elle auoit de ne luy pouuoir obeyr. [244/245] qu’elle la fit pleurer pour elle autant qu’elle auoit pleuré pour foy. Ces discours ayans continué iusqu’à la nuict, on les alla querir pour souper: mais ayans supplié qu’on les laissast en repos, elles continuerent leurs larmes & leurs plaintes. Astree recommença mieux que iamais, & sceut si fortement presser Alexis, que ne trouuant plus de raisons pour combattre les siennes: Pleust au grand Tautates, luy dit-elle, que vous pussiez demeurer encore trois nuicts en ceste volonté. Ie me promettrois, belle Bergere, d’estre la plus heureuse fille qui vive. Mais, helas! que ce peu de temps qui me reste vous changera: Que ie preuoy de haine en la place de l’amitié. Que de colere au lieu de complaisance. Et bref que de supplices pour moy vont naistre, des felicitez que vostre cœur ne me promet, peut estre, pas, quoy que vostre bouche m’en asseure. Astree retint fort bien toutes ces paroles, encore que l’arriuee d’Adamas, de Pâris, & des deux Bergers, luy ostast la liberté d’y respondre. On les mena souper mal-gré elles, ou pour mieux dire, on es fit mettre à table: car elles ne mangerent point du tout, Astree renuoit aux paroles d’Alexis & les redisant en soy-mesme mot pour mot, trauailla si bien contre son repos, qu’elle retomba dans l’imagination qu’Alexis estoit Celadon. Ceste pensee augmenta son ennuy, & la persecuta si bien; qu’elle alloit s’esuanouyr, si Adamas ne l’eust priee de prendre l’air. Phillis se leua de table, & print sa compagne sous le bras: Alexis en voulut faire de mesme: mais le grand Druïde, preuoyant qu’il n’en arriueroit que du mal: laissez, luy-dit-il, [245/246] Astree en liberté; vous pourriez l’incommoder en voulant luy rendre quelque seruice. Celadon fut fort surpris de ceste authorité, dont Adamas l’arrestoit, toutesfois ne voulant point sortir des termes de son personnage, il demeura aupres de Syluandre: cependant que Pâris entretenoit Diane. Astree à toute peine remonta en sa chambre, & se voyant seule auec Phillis: Il n’en faut plus douter, ma compagne, dit-elle, nous auons esté trompees. Ceste faulse Druyde n’est point fille d’Adamas. C’est Celadon sans doute. Ie pense, luy respondit Phillis, auoir des oreilles & des yeux aussi bien que vous: & cependant, ie ne voy point ce que vous dites. Mais pour vous oster de ces soupçons, & vous esclaircir tout à fait d’vne chose qui vous afflige, au lieu qu’elle vous deuroit consoler, espions Alexis; Voyons la seule sans qu’elle nous voye, & s’il est possible, oyons la parler. Ie ne trouue point d’expedient plus certain que celuy là. Il n’est pas difficile à trouuer. Si vous le iugez à propos, nous en viendrons à bout de la façon que ie vay vous dire. Leuons nous demain de grand matin. Emmenons Diane & Daphnis auec nous, & laissons Alexis toute seule. Il arriuera peut estre qu’ayant esté mal traitee de vous, comme ie vous y veoy fort preparee, & ayant passé la nuict parmy de tres-grandes inquietudes, elle ne pourra s’empescher de se plaindre se voyant toute seule, & par ses discours, vous recognoistrez si c’est veritablement Alexis ou Celadon. Voila qui est fort bien, luy respondit Astree: mais que ferons-nous cependant? Car de pouuoir souffrir la veuë d’Alexis, que ie ne sois [246/247] asseuree si c’est en effect vne fille, c’est à quoy ie ne puis me resoudre. Que ferez-vous donc, luy repliqua Phillis, pour ne vous point descouurir? I’en ay trouué vn fort bon moyen, luy repartit Astree. Ie me vay mettre au lict, & n’auray gueres peine à faire la malade; car de ma vie ie ne le fus dauantage. Vous cependant, ma chere compagne, direz à ceux qui me viendront veoir, & mesme à la Druyde, que i’ay besoin de repos, & que ie ne puis estre entretenuë sans estre beaucoup importunee. Cela dit,Astree se coucha, & Phillis s’estant mise en son humeur triste, comme elle entendit monter quelqu’vn, alla iuisqu’à la porte, prier que l’on ne fist point de bruit. Adamas montoit auec sa compagnie: mais à ce mot il s’arresta tout court, & ayant sceu qu’Astree estoit au lict, & n’auoit besoin que de repos, s’en retourna en sa chambre auec les Bergers & les Bergeres. Là ils resolvrent de laisser toute la nuict Astree seule auec Phillis. Les deux Bergers coucherent où ils auoient accoustumé. Diane & Daphnis furent conduites à la chambre qui tenoit à la salle haute: & Alexis ne pouuant obtenir la permission de demeurer en la chambre d’Astree, voulut au moins auoir celle qui en estoit la plus proche. Aussi tost que tout le monde fut retiré, il alla frapper le plus doucement qu’il pût à la porte d’Astree. Phillis qui parloit auec elle, & se resioüissoit de veoir toutes choses reüssir comme elles desiroient, fut ouurir, & voyant ceste pauvre Druïde tout en pleurs, ne luy pût refuser la priere qu’elle luy faisoit à iointes mains qu’elle pûst vecir Astree, auant que de se [247/248] retirer. Elle la conduisit iusques en la ruelle de son lict, & luy fit y ne si grande peur du mal qui pouuoit arriuer si elle l’esveilloit, qu’elle se contenta de luy voir le derriere de la reste, & se mettant à genoux baiser le plancher où elle auoit marché. Elle s’en retourna aussi-tost, & s’enfermant seule dans sa chambre, au lieu de se mettre au lict, acheua par des persecutions nouuelles, vn ouurage qu’elle auoit commencé, en se jettant dans Lignon. Phillis qui entroit fort dans l’opinion d’Astree, se meit à luy exagerer les actions, dont Alexis luy venoit de tesmoigner son extrême amour & son extrême respect, & luy dire que quand cét habillement d’Alexis auroit si long-temps caché le veritable Celadon, elle luy deuoit pardonner ceste faute, puis qu’elle ne pouuoit proceder que de trop d’affection & trop d’obbeyssance. Mais ma sœur, luy dit-elle, puisque vous auez si enuie d’en sçauoir la verité, ne perdons point de temps. Habillez-vous, & dans vne heure ou deux, allons à la portee de sa chambre. Infailliblement nous y apprendrons quelque chose. Astree creut Phillis. Elle se leua, & n’ayant pas la patience d’attendre deux heures, sortit aussi-tost qu’elle n’ouyt plus de bruit. Elles ne furent gueres à ceste porte sans auoir le contentement, ou pour mieux dire le desplaisir qu’elle auoit recherché. Phillis luy fit prester l’oreille, & l’vne & l’autre apres auoir perdu quelques mots, ouyrent distinctement ceux-cy. En fin, à quoy te te resoudras-tu mal-heureux. Quelles peuvent estre tes esperances? Vois-tu pas que ton mal est à l’extremité, & qu’il ne te [248/249] reste que de voir mourir ta Bergere, pour acheuer le comble de tes crimes? Va va de ce pas te jetter à ses pieds, luy demander pardon de ta desobeyssance: & pour ne point lasser les Dieux & les hommes, lauer dans ton sang toutes les taches de ta vie. Astree se figurant qu’il alloit sortir, eut vne telle frayeur, qu’elle s’enfuit en sa chambre, mais si peu sagement, que si Alexis n’eust esté hors de soy, elle eust esté descouuerte. Phillis fut contrainte de la suiure: & de fermer la porte sur elle pour l’asseurer. Comme elles se furent couchees: & bien ma sœur, luy dit Astree, ne sommes nous pas assez eclaircies? Voulez-vous cognoistre plus clairement nostre imprudence & mon infortune? Iusques icy, luy respondit Phillis: ie ne voy rien qui me fasse croire qu’Alexis soit Celadon. A la verité si nos coniectures sont des preuves, possible seray-ie convaincuë, mais autrement non. Aussi ne veux-je point demeurer auec ceste espint en l’esprit: & comme vos apprehensions m’en mettant à toute heure de nouuelles, ce que i’entens & voy ne fert qu’à les entretenir. Il est vray que vous estes trop soupçonneuse, & trop credule. Ne croyez donc ny Galatee, ni le rapport que ie vous ay fait: mais puisque cet esclaircissement est si fort important à vostre repos, cherchez-le tout entier, & ne vous contentez pas d’vne vaine apparence. Ces deux Bergeres ayans ainsi mal passé la nuict, sans dormir, se leuerent au poinct du iour, & retournerent à la porte de la chambre d’Alexis. Elle se pourmenoit le matin comme le soir elle festoit pourmenee, & fit par là iuger aux Bergeres [249/250] qu’elle auoit esté toute la nuict debout. Ces filles bien à peine se furent-elles mises en lieu d’où elles pouuoient ouyr, que pour son malheur Celadon faisant voir ce qu’il estoit, parla de la sorte. Encore Celadon, faut-il que tu mettes fin à tes pensees, & cesses de perdre vn temps qui te doit estre extrémement precieux; puis qu’encore tu peux voir ce bel astre qui t’a tousiours esté plus cher que le Soleil. Use donc bien de la derniere faueur, que pour la recompense de ta fidelité, l’amour s’obstine à ne te pas faire perdre. Mais quoy! Celadon, tu espere encore, & comme si tu n’estois pas au iour de ta mort, tu te flatte de ioyes & d’esperances imaginaires. Meurs Celadon, meurs, mais auant que de le faire, va prendre congé de ta Bergere, & l’asseure que n’ayant pû luy obeyr absolument, tu luy as, pour le moins en ton ame, gardé tout le respect qu’elle pouuoit desirer de la prudence humaine. Astree alors ne pouuant plus demeurer où elle estoit, se leua rouge de honte, & transportee de colere, mais le pied luy manqua, & fit assez de bruit pour retirer Celadon de son rauissement. Il ouure sa porte, & veid Astree & Phillis qui descendoient de peur d’estre veuës. Il se douta aussi-tost de ce qui estoit arrivé. Aussi leur ayans ouy refermer la porte de la chambre de Diane, il y courut, & entendit qu’Astree dit fort haut: Diane, Diane, que viens-je d’ouyr? Si ie n’en meurs de regret, ie fuis indigne de la vertu de mes peres. Celadon se voyant recogneu, s’arresta tout court, & les larmes luy tarissant aux yeux, & les plaintes en la bouche: il rentra dans sa chambre auec vn transport qui tesmoignoit [250/251] qu’il auoit en l’esprit quelque grand dessein. Cependant Astree s’estant assise sur le lict de Diane, & regardant toute troublee Phillis: Hé bien, ma sœur, luy dit-elle, continuerez-vous à m’accuser que ie fuis mal à propos soupçonneuse? Galatee estoit-elle mal informee? Et n’estions-nous pas bien aueuglez de ne nous en estre iamais apperçeuës? Mais quoy, malheureuse que ie suis, deuois-je pas l’auoir cogneu, ce dissimulé Berger, à tant de langages qu’il m’a tenus, & à tant de differentes propositions qu’il m’a faites? Vous souuenez-vous de ce qu’il me dit hier ou soir, lors que le pressant sur le desir que i’auois d’aller me rendre Druïde auec luy, ou auec elle, (ie ne sçay plus comme ie dois appeller ce trompeur) il me respondit auec vne feinte tristesse, Plûst au grand Tautates, belle Bergere, que vous puissiez demeurer encore trois nuits en cette volonté: ie me promettrois d’estre la plus heureuse fille qui vive. Mais, helas! que ce peu de temps qui me reste vous changera. Que ie preuoy de haine en la place de l’amitié. Que de colere au lieu de complaisance. & bref, que de supplices pour moy vont naistre, des felicitez que vostre cœur ne me promet, peut estre, pas, quoy que vostre bouche m’en asseure. Il sçauoit bien ce qu’il disoit, le desloyal, & se mocquoit bien de ma felicité! Astree, Astree, que feras-tu? En quel coin de la terre te dois-tu retirer pour n’estre point cogneuë? En quel desert ignoré des oyseaux mesmes, pourras-tu eviter la rencontre de ces monstres, qui nous perdent d’vne façon, si nous pensons nous garantir de l’autre? Diane ayant sceu tout le sujet des larmes & des pleurs d’Astree, & d’ailleurs se souuenant [251/252] des libertez qu’elles auoient prises auec Celadon, n’estoit gueres moins honteuse qu’Astree, & n’auoit gueres moins de colere. Au contraire, Phillis preuoyant le grand bien qui deuoit arriuer de ce petit mal, voulut remonstrer à Astree la faute qu’elle faisoit contre son propre iugement, de regretter la vie de Celadon, apres auoir si long-temps regretté sa mort. Ha, Phillis! luy respondit Astree, si vous voulez que le desespoir acheue de me troubler l’esprit, continuez de me parler ainsi. Vous me ferez recourir à des extremitez, dont apres ma mort mesmes i’auray du regret. Quoy! oserez-vous soustenir Celadon? Et pourrez-vous viure desormais contente, sçachant que vous auez vescu auec luy comme auec vne fille. Astree se mit à pleurer, & Diane, sans dire mot, luy tenoit compagnie. En fin, dit Phillis, que pensez-vous faire, Mesdames les superstitieuses? Vous voulez, peut estre, qu’on aille entretenir les Princes & les Princesses de vous, & que l’on fasse autant de contes que ces effrontez de Courtisans trouuerent bon d’inventer. Croyez-moy, & ne faites pas tant les pleureuses. Rien ne nous arreste ici: Allons prendre congé d’Adamas, d’Alexis, & de Pâris, aussi froidement que si nous ne sçauions rien de ce qui s’est passé. Trouuons vn bon sujet de partir à la haste: & sans trainer apres nous toute ceste grande troupe de Bergers & de Bergeres, qui sont encore icy de reste, n’ayons que Daphnis, Licidas, & Syluandre auec nous. Ie voulois vous prier, dit Astree en essuyant ses yeux, de faire ce que vous nous conseillez: sinon de ne prendre congé non plus d’Adamas que des autres, puis qu’il a pour le moins autant [252/253] contribué que sa fauce fille, à l’ennuy que i’auray toute ma vie. Toutesfois, pour ne paroistre pas inciuile, ie luy diray adieu : Mais que ie voye Celadon? Ha ma compagne ne m’en parlez point. Ie ferois des extrauagances que personne n’a iamais attenduës de mon humeur, plustost que de me resoudre à le souffrir deuant moy. Syluandre & Licidas arriuerent en la chambre de ces Bergeres, comme Astree acheuoit son discours. Nous vous apportons de mauuaises nouuelles, leur disent-ils, & ausquelles toutesfois nous n’auons pû m&tre ordre. & quelles font-elles, Bergers? leur demanda Phillis. Telles, repliqua Licidas, que tres difficilement les iugerez-vous croyables. Nous nous pourmenions il y a vn quart-d’heure, Syluandre, & moy hors de la ville, & considerions que le mal qu’y auoit fait le siege; lors que nous auons vû vne fille vestuë en Druïde aupres de nous. Bergere, nous-a-t’elle dit, ne vous estonnez point de me voir, ie fuis Alexis. O Dieux! Madame, nous sommes-nous escriez. & comme allez-vous ainsi toute seule? Bergers, nous a-elle respondu: l’extréme amour que i’ay pour Astree, me fait faire ceste inconsideration. Ie ne puis la quitter, & n’ose plus estre auec elle. Ie m’en vay en lieu où difficilement Adamas me pourra trouuer. De là ie vous enuoyeray de mes nouuelles. Cependant faites-moy la faueur de dire à ma Bergere, que si ie luy ay despleu en ne prenant point congé d’elle, qu’elle doit me pardonner ceste faute. I’ay crû qu’elle n’auroit pas mes adieux agreables. Mais quoy qu’elle fasse contre moy pour ce qui s’est [253/254] passé, iurez-luy de ma part, comme ie vous le iure par le grand Thautates, que comme i’ay vescu sien, i’ay resolu de mourir sien. Licidas finissant ceste relation: ie ne vous puis dire asseurément, continua-t’il, si Alexis dit sien ou sienne: mais Syluandre vous dira comme moy, que iusques icy apres y auoir long-temps pensé, nous n’auons pû nous esclaircir de ceste doute: Nous voulusmes suiure ceste Druïde. Mais se iettant à nos pieds, & nous embrassant les jambes, tandis qu’elle nous mouïlloit les mains de ses larmes, elle nous a tellement conjurez de la laisser, que nous n’auons osé lui refuser vne si petite faueur. Comme nous l’auons veu prendre le chemin de Mont-brison, nous sommes venus en haste vous en aduertir. Astree oyant cela souspiroit si haut, que Syluandre s’addressant à elle. Nous sçauions bien, belle Bergere, que ceste nouuelle vous affligeroit: mais puisque c’est pour ne vous point quitter qu’Alexis vous a quittee, l’esperance que vous deuez auoir d’estre bien-tost auec elle doit vous consoler. Phillis voyant que sa compagne estoit trop en peine de respondre: Berger, luy dit-elle, Astree n’est pas maintenant capable de raison. Ce qu’il faut que vous & Licidas faciez pour nostre commun contentement, est que sans aduertir pas vn de ce qui reste icy de Bergers, vous veniez auec nous prendre congé du grand Druïde, & luy supposez vne affaire tres-importante, qui nous arrache malgré nous d’auprés de luy. Astree vous en prie, Diane le desire, & Phillis vous en porte la parole. De ce pas les deux Bergers allerent veoir Adamas, & luy [254/255] sçeurent si bien representer la necessité de leur depart, qu’il fut de leur aduis. Il vint luy-mesme prendre congé des Bergers, & celuy qu’il auoit enuoyé pour querir Alexis, luy ayant rapporté qu’elle estoit allee veoir quelques Druïdes de ses amies, il voulut les supplier d’attendre qu’elle fust de retour: mais elles luy respondirent qu’elles luy auoient dit adieu auant qu’elle fust partie. Puis qu’ainsi est, dit Adamas, allez, mes enfants en la grace de Tautates: & asseures-vous que bien-tost vous me verrez pour les solemnitez qu’il faut faire vn de ces iours en vostre hameau. Il les embrassa l’vn apres l’autre, & , à leur priere, les quitta à la porte de sa maison. Les deux Bergers & les quatre Bergeres, au desceu de Pâris, sortirent de Marcilly, & ne faisant autre chose que consoler Astree, qui sembloit deuoir mourir à chaque pas qu’elle faisoit, allerent tout bellement iusqu’à midi, sans se reposer: & ayans fait vn fort mauuais repas, à cause de l’ennuy d’Astree & de Diane, continuerent leur chemin comme ils l’auoient commencé, & n’arriuerent chez eux que bien auant dans la nuict. [255/256]

Fin de la sixiesme partie