LA DERNIERE PARTIE D’ASTRÉE

LE NEUFVIESME LIVRE

A peine le grand Olicarsis eut achevé ce discours, que Phillis entra, mais si hors d’haleine, qu’elle estonna toute la compagnie, et particulierement Adamas et Bellinde, qui eurent peur qu’elle leur vinst donner quelques mauvaises nouvelles touchant les affaires d’Astrée, de Diane et d’Alexis. Cela fut cause que le Druide, qui jugea que s’il estoit arrivé quelque chose de sinistre, il n’estoit pas à propos que Bellinde l’apprist si promptement, se leva pour luy aller à la rencontre et cette belle bergere ne fut pas plustost aupres de luy, qu’avec un estonnement nompareil: Mon pere, luy dit-elle, j’ay à vous dire la plus memorable chose qui sera jamais: Astrée et Diane sont trouvées, elles sont endormies assez pres de la fontaine de la verité d’Amour; quantité de bergers et de bergeres sont arrestez à les considerer, mais il ne se treuve personne qui ait assez de courage pour s’en approcher, car, et c’est ce que j’y ay veu de plus estrange, les deux Licornes sont couchées aupres d’elles, et tenants leur teste appuyée sur les genoux de mes compagnes, elles lancent de si effroyables regards contre ceux qui les veulent aborder, qu’il n’y a berger qui l’ose entreprendre.

Ce discours estonna extremément le Druide pource qu’il luy fit voir clairement le dessein de ces deux bergeres; et ce qui le mit davantage en peine, ce fut qu’il s’magina que peut-estre estoient-elles desja mortes, et que personne n’ayant osé les approcher, il estoit croyable qu’on avoit pris opinion qu’elles dormoient. Toutefois ne voulant pas dire ouvertement à Bellinde ce qu’il en croyoit, il s’approcha d’elle, et luy raconta ce que Phillis [377/378] avoit veu. Aussi-tost Bellinde se leva, et dans l’excez de sa joye, oubliant ce qu’elle devoit à Rosanire et à Galathée, elle voulut sortir de la gallerie pour courir avecque plus de liberté au lieu où elle croyoit treuver Diane. Mais Adamas l’en empeschant: Ne vous hastez pas, luy dit-il, sage Bellinde, nous les aurons bien ces fuytives, sans que vous preniez la peine d’aller apres elles. – Pardonnez, respondit Bellinde, au ressentiment d’une mere qui ne peut souffrir qu’on luy differe pour un seul moment le plaisir que luy rapportera la rencontre de cette desobeyssante. Je ne sçaurois vivre si je ne la vois, et puisque Phillis a dit ou je la puis treuver, par pitié, permettez que je l’aille querir, et que je la rameine. – Mon dessein n’est pas, reprit le Druide, d’empescher que vous ne la revoyiez, au contraire je croy qu’à cela ma diligence servira mieux que la vostre, mais puisque Phillis sçait si bien le lieu où sont ces deux bergeres, je suis d’avis qu’elle me serve de guide, et sans que vous en ayez l’incommodité, je prends sur moy la charge de vous les amener. – Pour le moins, mon pere, dit Galatée, ayant sceu cet accident, vous ne refuserez pas nostre compagnie, car cette rencontre est si belle, qu’il n’est personne de nous qui ne soit bien aise d’en pouvoir estre tesmoing. – Comment? reprit Bellinde, voyant qu’Adamas estoit prest d’y consentir, je serois donc celle qui auroit eu le plus d’interest en ces filles, et qui auroit le moins contribué de peine à les r’avoir? Je meure, continua-t’elle, si je ne franchis toutes sortes de considerations, et si je n’ayme mieux me rendre coupable de vous avoir desobey que manquer à les aller voir en quelque lieu qu’elles puissent estre.

Adamas l’en voulut encore dissuader, croyant tousjours que ces belies filles n’estoient plus en estat de luy donner aucun contentement, mais ses raisons n’estants pas si fortes que l’amour, et l’impatience de Bellinde, il fallut enfin qu’elle fust de la partie.

Ils se mirent donc tous ensemble en chemin, et le Druide ayant demandé à Phillis par quelle rencontre Astrée et Diane avoient esté treuvées, cette belle fille luy respondit: Il faut que vous sçachiez, mon pere, que ce matin nous estants separez comme nous avions fait hyer, et chacun ayant pris pour soy un endroit particulier, afin de faire nostre recherche plus exactement, il est arrivé que Lycidas a voulu aller du coste de la fontaine; je luy ay dit aussi le lieu où j’allois, en cas que l’un de nous apprist quelques nouvelles, nous avons pris nostre rendez-vous sur le milieu du jour, au mesme lieu où nous nous rencontrasmes hyer, qui est sur [378/379] le bord de Lignon. Je m’y suis rendue plustost que luy, pource qu’à la verité je commençois de ne plus rien esperer de mes soings ny de ma recherche, et apres l’y avoir attendu quelque peu de temps, enfin je l’ay veu venir assez viste, mais aussi affligé qu’il l’estoit quand il m’avoit quittée le matin. Aussitost qu’il a esté aupres de moy: Ma Phillis, m’a-t’il dit assez froidement, si vous voulez voir Astrée et Diane, elles ne sont pas beaucoup esloignées d’icy, je les ay veues l’une pres de l’autre, qui dorment fort profondement. Alors en l’interrompant: Vous avez veu Astrée? luy ay-je dit tout estonnée. Ah! mon Lycidas, pour Dieu! conduisez-moy où elle est, et ne me tenez plus en peine. – Je l’ay veue vrayment, m’a-t’il respondu, et bien-tost je vous donneray la commodité de la voir aussi. Mais, a-t’il continué, si vous m’aymez, ne m’obligez pas à parler à elle, ny a m’en approcher, car son abord me sera desormais si funeste, que je ne croy pas que la mort me pust faire tant d’horreur que son visage. – Vous estes en colere, luy ay-je dit, mais il me semble que vous devriez maintenant estre satisfait, puis qu’elle vous à demandé pardon? – Ah dieux! a repliqué ce berger, que les paroles sont foibles, pour reparer l’injure que j’ay receue en la personne de mon frere!

Disant cela, nous allions tousjours nous approchant, et dés qu’il a pu remarquer le lieu où sont mes compagnes, pour le moins où je les ay laissees: Voyez-vous, m’a-t’il dit, ce vieil autel, que les années ont en partie desmoly? elles sont couchées au pied de quelques degrez sur lesquels il est eslevé. Je voyois bien ce qu’il me marquoit avecque le doigt, mais ne voulant pas qu’il me quittast, je l’allois tousjours traisnant peu a peu, et feignois de ne pouvoir remarquer l’endroit qu’il me designoit. Enfin, quand j’ay commencé d’appercevoir Astrée et Diane: Il me semble, luy ay-je dit, que je voy a peu prez ce que vous me marquez, mais c’est si confusement, que si vous n’y venez avecque moy, je crains de ne le pouvoir trouver qu’avecque peine. – Helas! m’a-t’il respondu, voulez-vous que je voye encore une fois la cause de tous mes des plaisirs? A ce mot il a un peu levé le yeux, et voyant que nous en estions plus proches qu’il ne croyoit: Sans estre aveugle, a-t’il adjousté, vous ne sçauriez les mescognoistre d’où nous sommes. Disant cela, j’ay pris garde qu’il les regardoit fort attentivement, et tout à coup j’ay ouy que prenant la parole: Mais, a-t’il continué, je voy quelque chose aupres d’elles qui n’y estoit point, quand je les ay rencontrées. – Helas! ay-je dit, seroit-ce point Alexis? [379/380] Cette esperance nous a fait haster, mais lors que nous n’en avons plus esté esloignez que de quarante ou cinquante pas, tout d’un coup Lycidas s’arrestant: Ma maistresse, a-t’il dit, pour Dieu! ne passez pas plus outre, je voy aupres d’elles deux animaux, dont les regards nous menacent, et si je ne me trompe, ce sont les deux Licornes qui gardent la fontaine de la verité d’Amour.

J’avoue la verité, mon pere, dés ce moment j’ay senti qu’une secrette frayeur s’est glissée dans mes veines, et j’ay esté bien aise dequoy en cet instant Hylas et Adraste ont paru un peu à costé de nous, car soubs pretexte de les aller advertir de cette nouveauté, je me suis esloignée de leur furie. Mais pourtant ayant un peu repris de courage, je suis encore revenue avec eux, et me sentant un peu plus forte en leur compagnie, j’ay consideré à loisir la contenance de mes compagnes; je les ay donc veues en l’estat que Lycidas n’avoit depeint, c’est à dire couchées au pied des degrez de cet autel, et de plus, j’ay remarqué qu’elles se tenoient embrassées, et que les deux Licornes s’appuyoient sur leurs genoux. J’eusse bien desiré que ces deux animaux eussent eu autant de peur de moy, que j’en avois d’eux, afin de nous laisser plus libre l’accez de mes compagnes, mais ils n’en ont jamais voulu partir, et pas un de ces bergers n’a osé s’en approcher davantage. Voyant donc que je ne gaignois rien à demeurer-là, j’ay jugé qu’il estoit à propos de vous en venir donner advis, ce que j’ay fait, et en venant, j’ay rencontre Celidée, Thamire, Stelle, Doris et plusieurs autres, a qui j’ay enseigné le lieu où ils pourroient estre tesmoins de cette avanture. – Pour rien du monde, dit Adamas, je ne voudrois que cela ne fust ainsi. S’il est vray, continua-t’il, pliant les espaules qu’il n’y ait rien de plus funeste que ce que vous nous avez raconté; car Astrée, qui craignoit si fort qu’on jugeast mal de sa vertu, à cause du desguisement et de la feinte de Celadon, aura par la une preuve irreprochable de sa pureté, d’autant que c’est le propre de ces animaux de ne s’approcher jamais d’une chose qui aura quelquefois esté pollue.

Avec semblables discours toute cette compagnie s’alloit entretenant, cependant qu’en ce mesme temps Alexis et Silvandre estoient en chemin, pour aller mettre en execution l’entreprise qu’ils avoient faite le jour auparavant. Ils s’estoient esveillez un peu plus tard qu’ils n’eussent desiré, car ils craignoient que le soleil, pour estre un peu trop haut, leur fist rencontrer quelque obstacle à leur dessein; toutefois, estants bien resolus de passer [380/381] au dessus de toutes sortes de considerations ils partirent, et sans penser à autre chose qu’à ce dernier moment qui les devoit affranchir des tyrannies de la fortune, ils marcherent avec tant de diligence qu’ils arriverent en fort peu de temps aupres du mesme autel où Astrée et Diane s’estoient endormies. Alexis fut la premiere qui les apperceut, et pour ce que cette rencontre la surprit, elle s’arresta tout à coup, et Silvandre qui remarqua son estonnement, luy en ayant demandé la cause. Helas! cher amy, respondit Alexis, ne seriez-vous pas l’homme du monde le plus surpris, si, comme Astrée vient de se presenter maintenant à moy, Diane vous donnoit encore une fois le plaisir de revoir son beau visage ? – J’en serois vrayment estonné, dit Silvandre, car tant s’en faut que ce soit un bien que je puisse attendre, que je tiens pour impossible que cela soit jamais. – Et pourtant, reprit Alexis, si vous jettez les yeux du costé de cet autel qui paroist un peu eslevé dans la plaine, et qui n’est pas beaucoup esloigné de nous, vous verrez aupres d’Astrée une bergere à qui vous ne voulez point de mal.

Silvandre alors ayant porté sa veue jusques-là, et ayant bien remarqué Diane, changea deux ou trois fois de couleur; et, dans ce ravissement, pouvant à peine ouvrir la bouche: Ah dieux ! s’escria-t’il, ah Diane! A ce mot, redoublants un peu le pas, ils s’approcherent si fort de ces bergeres, qu’ils purent remarquer jusqu’au moindre des traits de leur visage; et Alexis qui se jetta d’abord aux pieds d’Astrée: Belle mauvaise, dit-elle tout bas, avec un profond souspir, le Ciel n’est-il pas bien injuste de t’accorder tant de repos, apres avoir avecque tant de haine cause la perte du mien? Et Silvandre alors: Et toy Diane, dit-il, viens-tu sur cet autel remercier les dieux dequoy ils t’ont accordé la possession de Paris, ou si tu viens te plaindre à eux dequoy ils t’ont ravie à l’amour inviolable de Silvandre?

A ce mot, se taisants pour un peu: Mais, belle Astrée, reprit Alexis, qui m’es encore chere parmy la rigueur des supplices que tu me fais souffrir, ne sçaurois-je lire dans tes yeux le suject qui t’a fait entreprendre ce voyage? Ah! sommeil, ne m’es-tu pas aussi cruel que tu es doux à cette inhumaine? Permets, dieu du repos et du soulagement, qu’un seul de ses regards precede le dernier moment de ma vie. Mais que j’ay peu de raison de l’invoquer, continua-t’elle en se reprenant, la cruauté d’Astrée ne m’a-t-elle pas appris que les divinitez sont quelquefois insensibles! – Belle Diane, adjouta Silvandre, portant doucement la bouche sur l’une [381/382] de ses mains, reçoy ce peu de larmes dont je mouille la blancheur de tes lys, pour le dernier tesmoignage d’amour que tu dois obtenir de ton berger; reçoy, belle bouche, ce funeste et deplorable adieu ; et s’il est possible que ma passion inspire encore quelque chose dans ton ame, ne souffre jamais que mon nom meure dans ton souvenir. Disant cela il se hazarda de la baiser; et bien qu’il pressast un peu les levres de cette bergere, elle ne s’esveilla pas pourtant, car le long temps qu’elle avoit demeure sans dormir rendoit son sommeil si pesant, qu’il eust esté bien difficile de le chasser. Alexis de son costé desroba la mesme faveur sur la bouche d’Astrée, et puis regardant Silvandre: Mais, berger, luy dit-il, à qui devons-nous cette grace, si ce n’est à leur peu de sentiment? Retirons-nous, Silvandre, et ne meslons pas ces douceurs parmy les amertumes que nous goustons, laissons le repos à ces beautez que, nous avons si respectueusement adorées, et n’attendons pas que leur reveil condamne de temerité les dernieres actions de nostre vie. – Allons, respondit Silvandre, où nous appelle nostre destinée, allons, Alexis, allons mourir. Mais encor un coup, continua-t’il, rebaisant la main de Diane, adieu, la plus aymable de toutes les beautez que Lignon a veues sur ses rivages, adieu, Diane, adieu l’object de mon amour, et la cause de mes supplices.

A ce mot il se leva, et ouyt qu’Alexis disoit: Et toy, la plus belle et la plus inhumaine qui fut jamais, chere Astrée, s’il arrive que la fureur des Lyons et des Licornes laisse quelques reliques de moy qui te puissent apprendre ma deplorable et genereuse fin, souviens-toy que mon amour l’a choisi, ce genre de mort, et que ta rigueur en a esté la cause. Je ne demande pas au Ciel qu’il me vange de ta cruauté, mais je conjure les dieux qu’ils te rendent mon innocence et ma fidelite si cognues, que tu ne puisses jamais douter que, comme j’ay esté le plus discret de tous les amants, tu n’ayes esté la plus cruelle de toutes les maistresses. Disant cela elle se leva aussi, et prenant Silvandre par la main, se mit à suivre parmy quelques arbres le chemin qui les pouvoit mener droit à la fontaine.

Cette rencontre se fit cependant que Lycidas estoit allé advertir Phillis du lieu où il avoit desja trouvé ces bergeres, et durant le temps qu’ils mirent à revenir, Alexis et Silvandre s’approcherent si fort de la fontaine enchantée, que les deux licornes qui les apperceurent les premieres, laisserent les lyons en garde, et s’en vindrent droit à eux. Alexis qui n’avoit autre volonté que de mourir, les [382/383] attendit de pied ferme, et Silvandre qui n’estoit pas porté d’un moindre desir, ouvrit les bras pour recevoir dans son estomac le coup mortel qui le devoit oster du nombre des hommes. Mais les Licornes qui estoient venues de front, et extremement serrées, ne furent pas plustost à cinq ou six pas d’eux, qu’elles s’ouvrirent, et passerent à leurs costez sans leur faire aucun dommage. Cet accident qui trompa leur esperance les laissa grandement confus. Desirants toutefois d’apprendre à quoy cela se termineroit, ils tournerent la teste, et se mirent à les suivre de l’œil; ils virent donc qu’au petit pas elles s’approcherent de Diane et d’Astrée, et qu’apres avoir un peu mangé de l’herbe, qui estoit assez grande en cet endroit-là, elles se coucherent en terre et appuyerent leur teste sur le giron de ces bergeres. Au commencement ils eurent peur que ces animaux leur fissent quelque injure, et s’vancerent pour les secourir, mais ils ne les virent pas plustost couchez qu’ils s’arresterent, bien estonnez de voir tant de douceur, où ils avoient creu rencontrer tout ce que la nature a jamais fait de plus farouche. Ils estoient encore dans cette consideration quand ils virent venir Lycidas et Phillis; de sorte, que, de crainte d’estre apperceus, ils s’assirent en terre, et s’estant cachez derriere une petite haye, ils furent quelque temps a remarquer leurs actions et leur estonnement. Enfin ils virent que Phillis quitta Lycidas, et un peu apres ils apperceurent Hylas, Adraste, et les autres à qui cette bergere avoit donné la nouvelle du recouvrement d’Astrée et de Diane. Alexis, voyant donc qu’il s’assembloit la quantité de personnes, se tournant froidement à Silvandre: Et vous, berger, luy dit-elle, ne voulez-vous point aller trouver toute cette bonne compagnie? Ne seriez-vous pas mieux aupres de ces bergers, qu’aupres de moy, de qui la conversation est si contagieuse, qu’elle inspire le dessein de mourir à tous ceux qui me rencontrent? – Vostre presence, respondit Silvandre, n’a pas produit cet effect en moy, puis qu’au contraire je puis dire qu’elle l’a empesché, ou pour le moins differé, car il est certain, que si vous ne m’eussiez point hyer diverty de la resolution que j’avois faite, je ne serois desja plus, et me verrois quitté de ce tribut que je veux payer à la nature. Mais vous, Celadon, continua-t’il, pourquoy fuyez-vous avecque tant d’opiniastreté les regards de vostre bergere? Si Astrée a paru en colere contre vous, n’est-il pas aisé de juger que ce mouvement fut alors si prompt qu’elle n’y put resister, et si violent qu’il n’aura point eu de durée? Croyez-moy, allez guerir [383/384] l’esprit de cette belle bergere qui se meurt sans doute dans l’impatience de sçavoir ce que vous estes devenu. Vous obligerez en cela presque tout ce qu’il y a de bergers et de bergeres en cette contrée, car je ne pense pas qu’il s’en trouve un seul, qui n’ait un extreme interest pour vous, par le devoir du sang ou de l’affection; mais moy chetif, à qui puis-je plaire, quand je ne mourray pas? Diane, premierement, trouvera dans mon trespas un suject de satisfaction nompareille, en ce qu’il empeschera qu’elle ne revoye celuy de qui la presence l’accuseroit eternellement, et la feroit paroistre coupable d’un peu de trahison. Pour ce qui regarde le reste des bergers et des bergeres, helas! pourquoy seroient-ils sensibles à mes maux, s’il n’en est pas un à qui ma mort ne soit indifferente comme ma vie? d’autant mieux que n’estant cognu de personne, et ne sçachant pas moy-mesme qui je suis, il seroit difficile qu’il s’en trouvast quelqu’un qui eust voulu avoir pour object de son amitié, un vagabond et un miserable, qui a ressenty tout ce que les coups de la fortune ont jamais eu de plus sensible et de plus pesant. – Vostre merite, reprit Alexis, a suppleé à tous les deffauts que vous alleguez, et vous a donné plus de pouvoir sur les volontez de tout ce qu’il y a d’honnestes gens en cette contrée, que si vous estiez ne de la plus illustre famille qui soit dans le Forests. Assurez-vous, Silvandre, que les regrets dont vostre mort seroit accompagnée vous toucheroient en l’autre vie, dont les Druides nous enseignent que nous devons jouyr, et vous feroient en quelque sorte repentir d’avoir osté à cette province la gloire de posseder un berger parfait et accomply comme vous estes. Ainsi, je ne trouve nullement legitime la volonté que vous avez devous exposera la fureur des lyons, et de m’envier le contentement que cette mort me prepare, parce que vous offenseriez non pas seulement les dieux, en defaisant l’un de leurs plus parfaits ouvrages, mais les hommes, en leur ravissant le plus parfait exemple de vertu qui leur pust jamais estre proposé. Croyez moy, Silvandre, laissez moy mourir tout seul, conservez ce qui reste de vos jours pour des actions qui vous seront plus agreables, et redonnez à Diane celuy pour qui je sçay bien que son ame à mille fois souspire d’amour. Quoy que vous en croyiez, je ne sçaurois me persuader qu’elle n’ait fait quelque violence pour s’empescher de tomber entre les mains de Paris, et l’estat où elle est maintenant, est, ce me semble, une preuve bien forte que ce mariage n’est point consommé; car à quel propos seroit-[384/385]elle venue avec Astrée, sans conduite, et sans trouppeau, en ce lieu qui a esté si peu frequente depuis que la fontaine fut enchantée, si ce n’estoit pour se derober de Bellinde pour quelques heures, et luy donner le temps de considerer combien elle a peu d’inclination à cette alliance? – Helas, dit Silvandre en l’interrompant, que ce petit esloignement et ce sommeil, sont des marques bien puissantes pour me confirmer dans la croyance que mon desespoir est juste, et que sa trahison est vraye! Car, enfin, ne dois-je pas croire que cette ingratte n’a fuy que pour allumer davantage les flames dont Paris est consumé, et que le sommeil qui la tient occupée ne sert qu’à luy rendre une partie du repos que les caresses et les embrassements de mon rival luy ont desrobé durant cette premiere nuict? Ah Dieu! continua-til, que je voy de sujects de jalousie, et que cette passion me donne de furieux transports! Quoy! Celadon, vous trouveriez donc juste que je vesquisse, pour estre tesmoing de tous les baisers que ce mary cueillera sur les levres qui ont aydé à prononcer l’Arrest de ma mort et de son contentement? Vous croyez donc que les faveurs que cette volage luy accordera publiquement ; quelques innocentes qu’elles soient, ne me paraistront pas aussi noires que des crimes? Ah! que vous aymez peu, si vous vous imaginez que ces faveurs soient de celles qui ne font point mourir! Assurez-vous qu’un seul de leurs regards ne me seroit pas moins funeste que le coup d’un poignard, dont quelque ennemy m’auroit traverse le cœur. Non non, berger, il vaut mieux que je les laisse libres en la jouyssance de leurs nouveaux plaisirs, afin que leurs passe-temps ne soient point troublez par les obstacles que ma presence y pourroit apporter. Il me semble que toutes choses m’appellent à ce dessein bien plus legitimement que vous, qui n’avez pour authoriser la resolution que vous avez prise, qu’une mauvaise humeur d’Astrée, qui en a peut-estre desja pleuré mille fois, fait agréer vos services. Donc, cher Celadon, s’il est possible que mes prieres ayent quelque pouvoir aupres de vous, de grace, laissez moy seul mettre fin à cette avanture; c’est un fidele amant qui doit mourir, ne me disputez pas cet avantage, et pardonnez-moy si je dis, par la cognoissance que j’ay de mon amour, et de mon humeur, qu’il est impossible de trouver un horame au monde qui l’emporte par dessus moy.[385/386]

Disant cela, il se mit à embrasser Celadon, et à le conjurer de nouveau qu’il luy octroyast la grace dont il le requeroit; mais luy, feignant d’estre un peu mal satisfait de sa demande: Vrayment, Silvandre, respondit-il, vous ne ressemblez pas mal à celuy, qui apres avoir este receu pour compagnon au partage d’un tresor, s’en voudroit enfin rendre maistre, et chasser celuy qui luy auroit fait part de sa fortune; c’est moy qui vous ay prevenu au desir de me perdre, pour rompre la force de cet enchantement, et maintenant que je vous ay fait part de mon dessein, vous voulez empescher que je ne l’execute, et voulez prendre pour vous seul, une gloire que les dieux ne reservent qu’a moy. – Cher Celadon, luy dit Silvandre, en l’interrompant, ne m’accusez pas de vous avoir voulu desrober cet advantage, que pour vous en procurer un plus grand, qui est la possession d’Astrée; j’oserois jurer que cette bergere ne respire aujourd’huy que le contentement que vous luy pouvez redonner par vostre presence. Croyez-moy, Celadon, voyez encore une fois son visage, et s’il ne vous deffend de mourir, j’avoueray que j’ay eu tort de vous conseiller de vivre. – Jamais, respondit Alexis, cette cruelle n’aura le plaisir de me condamner une seconde fois; je sçay assez bien ce que je dois à ses ordonnances, pour m’empescher de luy donner la peine de les prononcer si souvent. Mais vous, Silvandre, vivez pour Diane, puis que vous avez au moins un tesmoignage qu’elle le desire, en ce qu’elle ne le vous a jamais deffendu; aussi bien, quelques discours que vous me puissiez faire, et quelques raisons que vous me sçachiez alleguer; jamais je ne demordray de la resolution que j’ay prise de mourir sous les ongles crochus de ces lyons, qui ne sçauroient estre si cruels, qu’ils ne me laissent en me deschirant, un peu de temps, pour me souvenir qu’Astrée est encore plus impitoyable.

Ces derniers mots desroberent quelques larmes aux yeux d’Alexis qui, s’imaginant que sa fin estoit bien contraire aux douces esperances qu’elle avoit conceues à la naissance de son affection, ne put empescher que son cœur ne s’attendrist à la memoire des favorables promesses dont Astrée l’avoit autrefois entretenue; et Silvandre qui receut aussi les mesmes considerations, se laissant aller entre les bras, d’Alexis, et l’embrassant, sentit que ses yeux commençoient à devenir humides, et peu à peu à s’ouvrir aux pleurs, que le souvenir des accidents de sa vie luy desroboit insensiblement. Ils se tindrent assez long-temps embrassez, et [386/387] peut-estre ne se fussent-ils pas quittez si tost, si Alexis, qui avoit tousjours les yeux tournez du costez où estoit Astrée, n’eust remarqué d’assez loing une trouppe de personnes qui s’approchoient; aussi-tost il en advertit Silvandre, et le berger ayant un peu attentivement regarde qui ce pouvoit estre, ne fut pas long-temps sans voir que c’estoit Adamas, Bellinde, et Phillis, mais il ne put jamais cognoistre Galatée, Rosanire, ny les autres nymphes, à cause du changement de leur habit.

Craignants donc que si le Druide les surprenoit, il les troublast en leur dessein: Ah! c’est trop, dit Alexis, se levant un peu en haste, c’est trop, cher Silvandre, disputer sur un poinct, dont nous pouvons estre si tost esclaircis; nous verrons à qui de nous les dieux adjugeront le prix de la fidelité, et puis qu’ils peuvent seuls decider nostre differend, n’est-ce pas une imprudence d’estre si long-temps sans les consulter?

A ce mot, elle s’en alla du costé de la fontaine, et Silvandre qui la suivit: Vous avez raison, luy respondit-il et s’il arrive que nous y mourions tous deux, nous emporterons au moins cet advantage d’avoir enfermé dans un mesme tombeau deux amis qui, ayants eu presque un mesme sort en leur amour, ont voulu souffrir une mort toute pareille. Disant cela, ils arriverent si pres des lyons qu’ils furent ouys par ces animaux, dont le seul aspect estoit espouvantable; mais les bergers, au lieu d’estre sensibles aux mouvements de la peur, virent leur visage couvert d’une couleur vermeille, et comme si l’object de ces ennemis eust esté celuy de leur joye et de leur felicité, ils commencerent à sousrire, et à montrer que leur courage n’estoit pas moindre que la ferocité de ces gardiens impitoyables. Alexis qui n’estoit là que pour mourir, et non pas pour combattre, se mit d’abord en estat de recevoir dans le sein la violence de leurs coups, et deschira elle-mesme ce qu’elle avoit devant l’estomac; de sorte que s’estant ainsi preparée, cependant que les lyons, à la veue de cette nouvelle proye, se battoient les flancs de leur queue, et cherchoient de la colere pour devorer ces amants, elle mit un genouil en terre, et regardant le ciel: Pitoyables dieux, dit-elle, qui m’avez inspiré ce remede, pour empescher que la suitte de mes ennuys ne fust infinie comme vostre puissance, recevez agreablement le sacrifice que je vous fay de mon corps, et je dirois de mon ame, si vous ne sçaviez bien qu’elle est encore captive dans les charmes de la plus belle, mais plus ingratte bergere qui fut jamais. Souffrez par pitie, puissantes [387/388] divinités, que ma seule mort vous satisfasse pour toutes ses injures, et quelques grands que soient les crimes qu’elle a commis contre Amour, despouillez vous en ma faveur de ce ressentiment, et permettez que la cause qui luy fait desirer ma mort vous soit un suject de prolonger son repos et sa vie.

A peine Alexis eut finy sa priere que Silvandre, prenant la parole, et se jettant aussi à genoux: Et vous, s’escria-t’il, impitoyables Destins, qui par des loix irrevocables, ordonnastes que je traisnerois mes jours parmy tous les maux qu’une ame est capable de ressentir, voyez enfin vos Arrests executez; et comme vous n’avez pas esté menteurs aux malheurs qui ont menacé ma vie, soyez veritables au bien que vous m’avez promis en mourant. Disant cela il descouvrit aussi son estomac, et s’estant disposé à recevoir avec plaisir les blessures par où son sang devoit sortir avec son ame, il vid approcher les lyons, qui jettants le feu par les yeux, et ouvrants leurs pattes, laissaient voir des griffes crochues, et dont les pointes ne sembloient pas moins aigues que des aisguilles.

Cependant Adamas, et les autres s’estoient si fort approchez d’Astrée et de Diane, qu’ils n’avoient plus que quatre-vingts ou cent pas à faire pour les prendre; mais comme si le Ciel eust voulu qu’ils ne fussent arrivez là, que pour mieux ressentir le mal, dont ils devoient estre tesmoings, les deux bergeres s’esveillerent presque en mesme temps, et furent si espouvantées de voir les deux lycornes si pres d’elles que cela fut cause qu’elles ne jetterent les yeux, ny du costé où estoit Lycidas avec Thamire, Celidée, Doris, Adraste, et les autres, ny du costé par où Galatée et Rosanire venoient avec Adamas et Bellinde. Tout ce qu’elles purent faire dans cet estonnement, ou plustost dans cette frayeur, ce fut de repousser ces animaux, et puis de se lever pour s’ofrrir à eux, croyans bien qu’ils n’estoient là que pour les desfaire; mais tout à coup les ayant veu courir du costé la fontaine, elles penserent que c’estoit-là seulement qu’elles devoient mourir, et que ces lycornes n’avoient pris l’avantage que pour leur en montrer mieux le chemin.

Astrée et Diane se mirent donc à courir apres elles, et ne furent pas plustost arrivées où Alexis et Silvandre attendoient le coup de la mort, qu’elles virent ces deux bergers à genoux et à dix pas d’eux, les lyons qui, la perruque herissée et les yeux estincellants s’avançoient peu à peu pour les mettre en pieces. Cette rencontre [388/389] les surprit extremément, mais n’ayants pas du temps pour deliberer sur ce qu’elles avoient à faire, elles suivirent le premier mouvement de leur passion, et s’estants mises entre-deux: C’est à nous à mourir, dirent-elles, non pas à ces bergers qui ne sont coupables d’aucun crime.

Alexis et Silvandre ravis de ce spectacle, et mourants de peur que ces bergeres receussent du mal, les retirerent le plus promptement qu’ils purent, mais avec tant de force, qu’elles cheurent un peu en arriere, et se jettans alors à corps perdu sur les lyons, ils commencerent à combattre pour l’interest de leurs maistresses, plustost que pour leur propre conservation; mais comme ils estoient sans armes, aussi furent-ils bien-tost terrassez, et en cet instant les deux lycornes, comme pour prendre leur party se jetterent sur les lyons, et commencerent entre eux un tres-aspre combat. Adamas, Bellinde et les autres qui avoient veu partir Astrée et Diane, se hasterent bien pour les suivre, mais ils n’y purent jamais arriver à temps, car le combat estoit desja presque achevé; et tout à coup ils virent que le Ciel, qui un peu auparavant estoit aussi beau et aussi serain qu’il eust jamais esté, se couvrit de brouillards, et retira tellement a soy toute la lumiere du soleil, qu’il sembla que la Terre deust perir dans l’effroy des tenebres qui l’environnerent. Les champs qui par les fleurs dont ils estoient couverts, avoient accoustumé de rendre une odeur tres-agreable, perdirent alors cette qualité, et cederent à la puanteur du soulphre; le jour mesme ne se laissoit plus voir que par esclairs, et l’effroyable bruit des tonnerres se rendoit si frequent, qu’estant une marque de la colere des dieux, il estoit facile de croire qu’ils avoient resolu d’aneantir le monde, et de le reduire à la confusion de son premier cahos.

Dans ce desordre, les plus assurez cognurent la peur, et Adamas mesme, qui par la profession qu’il faisoit, avoit parfaittement appris à se resigner à la volonté de ces supremes intelligences, s’estonna quand il sentit que la terre n’estoit plus ferme sous ses pieds; souvent il voulut parler, mais l’esclat des foudres qui sembloient tumber de toutes parts luy ostoit l’esperance de se pouvoir faire ouyr, et quand il vouloit regarder celles qu’il avoit amenées en sa compagnie, il cognoissoit qu’en ce moment l’usage de la veue ne luy estoit pas moins interdit que celuy de la parole. Quelquefois il souhaittoit d’estre plus proche de sa maison pour se mettre au moins à couvert des tempestes qui le menacoient, [389/390] mais quand il consideroit que la force des orages qui dominoient estoit capable de l’ensevelir sous les ruines des plus forts et des plus superbes bastiments, il condamnoit son premier desir, et le treuvoit injuste, en ce qu’il n’ignoroit pas que les lieux les plus cachez sont ouverts a la cognoissance des dieux, et qu’il n’en est point où leur colere ne treuve les mortels qui doivent esprouver la rigueur de leur justice.

Rosanire et Galatée desirerent mille fois que leur voyage fust à commencer, mais quelque grande que fust la frayeur qui les possedoit, leur memoire conserva si forte l’impression de leur amour, qu’au lieu de recourir à la misericorde du Ciel, elles ne cessoient d’invoquer Rosileon et Lmdamor, comme les seules divinitez qui pouvoient faire leurs destinées.

Bellinde qui, croyant Diane morte, ne s’imaginoit pas la pouvoir survivre, ne sçavoit quel trespas luy estoit plus sensible, ou le sien ou celuy de sa fille; mais enfin le souvenir de deux siecles qu’elle avoit presque passez, luy faisant recognoistre qu’il estoit temps qu’elle se lassast de vivre, fut cause que le regret de la perte de Diane l’emporta pardessus celuy qu’elle devoit avoir de mourir. S’estant donc tout à fait abandonnée à ce ressentiment, elle s’aboucha de son long contre terre, et appuyant sa teste sur ses deux bras qu’elle tenoit croisez, sans oser seulement ouvrir les yeux pour les porter contre le Ciel, car elle le croyoit estre son plus mortel ennemy: Ah! Diane, dit-elle en elle-mesme, que ton imprudence nous couste cher, et qu’il faut bien que ta faute ait grandement offensé les dieux, puisqu’ils en prennent une vengeance si grande! Immortelles divinitez, continua-t’elle, de qui la justice excede maintenant la pitié, s’il falloit que le chastiment fust inseparable du crime que cette fille a commis, que ne l’exerciez-vous sur moy seulement, sans ordonner pour le peché d’une seule personne une punition si commune! Quoy! n’estois-je pas une victime capable de vous appaiser, et n’avois-je pas assez de sang pour laver cette offense? Ah cruels! vous l’avez mesprisé, ce sang que j’eusse librement versé pour le salut de cette coupable, et pour montrer desormais combien vous est odieuse la desobeyssance d’un enfant, vous la punissez avec tant de rigueur, qu’on void bien que vous avez envie de rendre vostre colere remarquable à toute la posterité!

Sur cette pensée, Bellinde fondoit en larmes, et Adamas qui avoit desja mis un genouil en terre, pour essayer par ses prieres [390/391] d’arrester le courroux des dieux, ayant sans y penser tourné l’œil du costé où elle estoit, un esclair en cet instant fit un si grand jour, qu’il eut le temps de remarquer l’estat auquel elle s’estoit mise. L’ayant donc veue abouchée de son long, et croyant qu’elle fust morte de quelque coup de foudre, une si grande douleur le saisit qu’il en faillit à perdre tout sentiment. Il s’approcha d’elle le plus qu’il luy fut possible, et comme s’il eust voulu se faire ouyr malgré le bruit des tonnerres: Sage Bellinde, s’escria-t’il, helas! quel malheureux accident est celuy qui nous separe, et pourquoy faut-il que vostre mort ne soit pas accompagnée de la mienne? Bellinde ouyt bien la voix du Druide, mais elle n’en put pas distinguer les paroles, et Galatée qui n’en estoit pas beaucoup esloignée, ayant ouy confusément ces mots de Bellinde, et de mort, s’imagina que tout estoit perdu, puisqu’il y en avoit desja dans la trouppe qui avoient receu la derniere marque de la vengeance des dieux. Rosanire qui la tenoit embrassée, creut aussi la mesme chose, et leur opinion ayant passé jusqu’à Dorinde, elle se glissa de l’un à l’autre jusqu’à Hylas, qui ne pouvant comprendre pourquoy il falloit qu’il portast la peine de la faute d’autruy, eust bien souhaitté d’estre en Camargue, au prix de ne se soucier jamais ny de Stelle, ny de pas une des bergeres pour qui il avoit eu de l’inclination.

Mais lors qu’ils estoient le plus avant dans la creance de perir, tout a coup les esclairs et les tonnerres cesserent, mais non pas l’obscurite, car elle demeura aussi grande qu’elle estoit auparavant, et dans ce silence de toutes choses, personne n’osa prendre la parole, car chacun croyant estre resté seul en vie, apprehendoit de sçavoir le malheur qu’il pensoit que les autres eussent eu. Enfin les tenebres commencerent peu à peu à se dissiper, et le soleil redonnant le jour au monde, rendit l’esmail aux fleurs, et aux arbres l’ombre et la couleur qu’il leur avoit ostées.

Adamas fut bien aise de voir l’otage cessé, et que les brouillards qui s’estoient formez au milieu de l’air, eussent fait place aux doux regards que le soleil nous envoye quand il est amoureux de la terre; mais la joye de sçavoir Bellinde en vie, surpassa tout autre contentement, et fut cause qu’il l’alla embrasser, luy racontant la frayeur qu’il avoit eue. Bellinde toutefois, ne pouvant esloigner de son souvenir la perte de Diane, et ne voyant qu’à regret le jour qui se rendoit à chasque moment plus clair et plus beau: Helas! mon pere, luy dit-elle, que le Ciel m’eust obligée, [392/393] s’il n’eust tant de compassion pour moy! Sa hayne en ce cas m’eust esté plus douce que sa pitié, et la plus grande grace que j’eusse desirée de luy, c’eust esté qu’il m’eust permis de suivre le sort de ma fille. La vie qu’il m’a laissée, et pour laquelle vous tesmoignez tant de contentement, m’est une charge presque insupportable, puisque mon destin ne veut pas qu’elle soit accompagnée du soulagement que j’attendois de la vertu de Diane.

A ce mot Bellinde recommença ses regrets, et Rosanire, Galatée, Silvie et les autres s’estant approchées d’elle, chacune essaya de luy donner quelque consolation; mais son mal estoit trop grand pour estre gueri si-tost, et sur tout par un si foible remede que la parole. Ne pouvant donc laisser aucun relasche à ses pleurs ny à ses gemissements, on resolut de remettre au temps la guerison de cette playe; et cependant on prit garde que les nuages dont l’air avoit demeuré quelque temps obscurcy, s’estoient comme amoncelez sur la fontaine d’ou procedoit tout cet enchantement. Cette obscurité la rendoit inaccessible, et Bellinde qui mouroit d’envie de pouvoir rendre l’ame sur les levres de sa fille, quoy que froides et pasles, voyant encore cet obstacle à son desir: Tu ne veux donc pas, dit-elle, Ciel impitoyable, donner à mes malheurs ce foible soulagement, que je puisse au moins voir dessus le corps de ma fille les marques de ta cruaute? Destins dont la rigueur me l’a ravie, si vous n’estes plus sourds que ces arbres et ces rochers, escoutez la priere que vous fait une mere outragée, et rendez-moy pour une heure seulement, celle qui me doibt toutes les heures de sa vie. Je ne vous demande que ce qui m’appartient, l’ame de Diane venoit de la main des dieux, aussi l’ont-ils bien sceu reprendre, mais son corps est absolument à moy, je le veux, et sans une extreme injustice on ne sçauroit me le refuser. Disant cela, elle avoit tousjours les yeux tournez du costé de la fontaine, et Adamas et les autres ne pouvoient à son exemple retirer la veue de dessus les tenebres qui la couvroient, d’où de temps en temps on voyoit sortir une espaisse fumée, qui comme si elle eust procede de quelque grand embrazement, estoit accompagnée par fois d’une flame blanchastre et bleue, telle qu’est celle du soulphre ou de l’eau de vie.

Apres avoir esté quelque temps à considerer ces prodiges, on s’apperceut qu’avec la fumée quantité de brouillards s’estoient dissipez, ce qui donna quelque bonne esperance au Druide; et Bellinde qui s’magina qu’elle trouveroit assez de jour pour ren-[392/393]contrer sa fille, ou les lyons qui l’avoient devorée, s’avança le plus pres de la fontaine qu’elle pust, mais Adamas l’ayant retirée pour luy faire prendre garde à quelque chose qu’il venoit de remarquer, ils virent que ce qui restoit de tenebres et de nuages, n’estoient plus eslevé de terre que de sept ou huict coudées. Croyants donc que cela se perdroit comme le reste, ils resolurent d’attendre encore un peu, et tout à coup ils apperceurent au milieu de cette obscurité, un Amour tout brillant de clairté qui, s’eslevant peu à peu, parut enfin tout droit sur l’amortissement d’un pyramide de porphyre. A la veue de ce dieu, tous se jetterent à genoux, et lors qu’Adamas, Bellinde et les autres estoient le plus avant en admiration, pour une nouveaute si peu attendue, ils virent qu’il avoit soubs l’une de ses mains, une table de marbre noir, où estoient escrittes ces paroles.

Sortez de cet estonnement

Et ne murmurez nullement

Contre l’ordre de mes mirdcles:

Mais faites ces corps emporter,

Et demain venez consulter

La verité de mes Oracles.

Ils n’eurent pas plustost appris la volonté d’Amour, que ce dieu se perdit sous la fontaine, sans laisser nulles marques de luy, sinon qu’en cet instant tous ces nuages acheverent de disparoitre, et n’y resta plus d’obscurité, que ce qu’il en falloit, pour faire qu’on rie se pust mirer dans l’eau. Bellinde ravie de joye pour la permission qui luy avoit este donnée, ne perdit pas un moment de temps, mais s’eslancant à travers les lycornes et les lyons s’en alla droit au lieu où Astrée et sa fille estendues sur l’herbe, sembloient avoir rendu le dernier souspir. Adamas, apres avoir dit à Paris d’aller querir un chariot, pour obeyr au commandement qu’Amour avoit fait, suivit Bellinde, et fut tout estonné de voir que ces quatre animaux n’avoient plus de mouvement. Cela luy donna assez de hardiesse pour s’en approcher davantage, mais il les treuva tousjours immobiles, et de fait, par la puissance du sage enchanteur, qui le premier les avoit establis pour gardes de la fontaine, ils avoient esté changez en quatre figures de marbre, sans rien perdre toutefois de leur premiere couleur. Aussi-tost tous ceux qui estoient en la troupe en furent advertis, et s’estans [393/394] approchez pour estre tesmoigns de ce changement si merveilleux, ils furnet saisis d’un estonnement presque incroyable; mais pourtant il ceda bien’tost à celuy qu’ils eurent, quand au lieu de deux corps qu’on pensoit rencontrer, on ne apperceut quatre, parmy lesquels ceux d’Alexis et de Silvandre furent recognus. Adamas en demeura comme ravy; et Lycidias en fut si surpris qu’il en faillait mourir d’horreur. Cependant Bellinde embrassoit le corps de Diane, et le treuvant sans poulx, et sans mouvement, elle faisoit de regrets capables de toucher la mort mesme. Phillis tant appoché de son frere, le Druide se mit à secourir Silvandre. On croyoit qu’ils seroient tous chargez de blessures, et que les lyons les auroient deschirez en mourceaux, mais on n’apperceut pas sur eux une seule goutte e sang; ce qui fit juger qu’il falloit qu’ils eussent esté estouffez soubs la pesanteur de ces bestes farouches.

Galatée en cet instant se ressouvint des flames qu’autrefois Celadon avoir allumées dans son cœur, et ce ressentiment ne fut pas si petit, qu’il ne l’obligeast à donner quelques larmes au regret de le voir en un si miserable estat; Rosanire, et les autres à son exemple; tesmoignoient un extreme desplaisir de voir les affaires de ces bergers dans un si fascheux desordre; et certes il eust fallu n’avoir point d’ame pour n’estre pas sensible aux regrets de Bellinde; car cette mere affigée pouvant à peine s’empescher de s’arracher les cheveux et de se deschirer le visage: Ma Diane, disoit-elle, est-il possible que tu ne soit plus, et qu’en eschange de la vie que je t’ay donnée; tu ne me rendes ajourd’huy que l’image de tes membres froids et glacez? Quoy! ma données à ta conservation, tu refuses d’ouvrir une fois les yeux pour l’amour de moy? Ingratte fille, ou plustot ingrattes destinées qui me la ravissez, n’estoit-ce point juste que mes esperances eussent un succez plus heureux? Telle estoient les injures dont il se pouvoit souvenir dans le ressentiment de sa douleur. Cent fois il l’appela cruel, injuste et barbare, et laschant tousjours quelque trait contre la rigueur d’Astrée, il sembloit condamner l’assistance que Phillis donnoit à cette bergere; mais cela n’empeschoit pas qu’elle ne continuast à chercher les moyens de la secourir, ou d’arracher pour le moins de sa bouche le dernier adieu, sans lequel elle ne croyoit pas quelle deust jamais abandonner la vie. Mais voyant que toutes ses larmes estoient inutiles, et qu’Astrée n’avoit plus pour elle ny d’oreilles ny d’yeux: Ah! Lycidas, s’ecria-telle, que te voyla cruellement vangé! Disant cela, une si grande douleur la saisit, que, se laissant aller contre terre, elle demura comme esvanouye sur le corps de sa compagne. Cela ne mit pas Lycidas dans une petite peine, car balançant alors, entre l’amour et l’amitié, il ne sçavoit s’il devoit abandonner son frere pour aller au secours de Phillis, et c’est sans doute que s’il eust eu des armes pour se desfaire, il eust suivy son premier mouvement, qui luy conseilloit de donner ce remede à sa douleur dont il estoit accablé; mais n’ayant rien dequoy il se pust outrager, il fallut malgré luy qu’il consentist à se laisser vivre, et qu’il se rendist le principal tesmoign de tous les accidents qui devoient arriver. Il estoit encore dans le regret de ne pouvoir pas mourirm quand il ouyt qu’Adamas ayant veu veu venir de loing le chariot qu’il avoit envoyé querir, commanda qu’on se preparast pour y mettre Astrée, Diane, Alexis et Silvandre. Ce qui fut fait en peu de temps par l’ayde de plusieurs bergers, qui etsoient aussi accourus à ce spectacle. Et dès que toute la troupe fut arrivée en la maison du Druide, on mit dans une chambre Astrée et Diane; et Alexis et Silvandre furent mis dans un autre departement. Aussitost la nouvelle de cet accident s’espandit par tout le Forests, et dans peu de temps Amasis en fut advertie, qui,l’ayant escrit à Rosileon et à Lindomar, quitta Montbrison et s’en vint au Palais d’Isoure, où elle fit dessein de recevoir Rosanire, puisque c’estoit un assez beau lieu pour luy faire bien passer le temps.

SUITE DE L’HISTOIRE

DE TIRCIS ET DE LAONICE

Cependant Tircis, depuis le moment qu’il avoit quitté la maison d’Adamas , ou pour mieux dire tous les bergers et toutes les bergeres de Lignon, avoit eu un sort bien estrange; car ce triste [395/396] berger, qui comme nous avons desja dit, s’estoit esparé de Silvandre, ne se vid pas plutost hors de la presence du berger, que levant les yeux au Ciel: A cette heure, dit-il, garnd dieux! je puis dire que je suis en liberté, et que je pourray sans contrainte donner à ma Cleon les preuves d’amour qu’elle doit attendre de moy. Mes larmes et mes souspirs n’auront plus desormais de tesmoings qui les condamnet; au contraire, continua-t’il, les Zephirs qui seront mes confidents, m’ayderont à plaindre les malheurs qui me desroberent une si belle maitresse.

Disant cela, il alloit tousjours marchant, mais enfin estant arrivé au Pont de la Bouteresse, il s’arresta au milieu, et de là, il se mit à considerer les lieux dont il alloit pour jamais quitter la demeure. Sur ce sujet, sa pensée luy presenta mlle imaginations, dont les unes luy faisoient naistre un regret dans l’ame, dequoy il s’alloit separer d’un sejour, où tant d’aymables bergers passoient si doucement leur aage, et les autres le consoloient, en luy representant que, depuis la perte de sa Cleon, il estoit obligé de renoncer à tous les plaisirs de la vie.

Ainsi ces derniers considerations se treuvants plus fortes que les premiers, il continua son voyage, et a peine fut-il à deux ou à trois cens pas du Pont, que, comme s’ily eust eu quelque secrette violence qui l’eust arresté, il demeura tout court, et tournant encore une fois le visage vers le hammeau, où estoient les cabanes d’Astrée, de Diane, et de Phillis: Je ne m’estonne pas, dit-il en luy-mesme, si j’ay tant de pein à me separer de ces bocages, où la jusitice de Silvandre et l’eloquence de Phillis m’ont delivre des importunitez de Laonice. Ce que je doibs à l’un et à l’autre seroit bien assez puissant pour m’obliger à ne m’esloigner jamais de leur personne si les ennuis qui me rendent desagreable à tout le monde, ne me persuadoient que je leur rends un fort bon office, quand je leur oste la presence d’un affligé, dont la conversation est insupportable. Mais, adjousta-t’il, je ne regarde pas que, pensant ne me separer que d’eux, je m’esloigne encore davantage du lieu où reposent les os de celle qui fut autrefois ma vie. Ah Tircis! le plus miserable de tous ceux qui ont quelquefois aymé, puisque tu es obligé de faire tes plaisirs de cela mesme qui sert de supplice aux autres, helas ! ne ferois-tu pas mieux d’aller revoir encore une fois ces reliques sacrées, et verser tant de larmes sur la sculpture de Cleon, que, noyant tes malheurs et ta vie, tu pusses obtenir la gloire d’estre enfermé dans un mesme tombeau? [396/397] A peine eut-il achevé ce peu de mots, que faissant resolution de retourner sur les rives de l’Arar, il revint sur ses pas, mais quand il fut encore uen fois sur le Pont de la Bouteresse: Toutefois, dit-il, pourquoy vouloir aller chercher le corps de Cleon, si je porte son ame aveque moy? Pourquoy vouloir aller revoir ses cendres, si j’ay dans mon cœur les veritables flames dont autrefois elle brusla pour moy? Non non, continua-t’il, executons nostre premier dessein! Allons, Tircis, allons nous perdre dans les horreurs de quelque effroyable desert, où l’air, la terre, la solitude et les ombres achevent de m’oster une vie que mes ennuis rendent odieuse à chacun, et insupportable à moy-mesme.

Sur cette dernier resolution, il jetta sa veue du costé de Montverdun, et tout à coup perdant l’envie de retourner à Lyon, il se disposa, voyant les bois et les forests qio convroient la montagne d’Isoure, à ne chercher plus d’autre lieu pour contenter son humeur. Il ne sçavoit pas que desja Laonice s’y estoit retrirée, car c’est san doute que, s’il en eust eu la moindre opinion, il n’y fust jamais allé, mais se figurant que parmy les horreurs que luy promettoient ces arbres eslevez, il treuveroit la mesme liberté de vivre que dans les deserts qu’il avoit resolu d’aller chercher plus loin, il arresta là ses desseins, et sans disputer davantage, s’en alla d’abord etablir sa retraitte presque tout au sommet de la montagne. Là se voyant plus proche du ciel, il creut estre plus proche de Cleon, et ne s’imaginant pas qu’il pust jamais estre diverty dans cette solitude, qui luy semblot desja si douce et si agreable, il resolut d’y passer paisiblement le peu de temps qu’il avoit encore à vivre. Durant le premier et deuxiesme jour qu’il y fut, il n’employa ses heures à autre chose qu’au souvenir de Cleon, dont sa memoire n’estoit jamais libre, et n’ayant personne avec qui conferer de sa douleur, les rochers et les arbres devindrent ses secretaires. Aux uns il racontoit juaqu’au moindre des accidentrs qui luy estoient arrivez depuis qu’il avoit pris de l’amour pour elle, et sur l’escore des autres il gravoit le nom de Cleon, mais se figurant que sans crime il ne pouvoit le separer de celuy de Tricis, il y gravoit aussi le sien, et de tous deux en faisoit un agreable chiffre. Quelquefois chargé des fruicts qu’il avoit amassez, il s’en aloit sur le bord d’un petit ruisseau, qui tumbant à grands sauts jusques dans la plaine, en arrouse enfin quelques prairies, et puis se jette dans Lignon; et là considerant la cheute de ses eaux: Voyla; disoit-il en luy-mesme, qui ne ressemble pas [397/398] mal à ma fortune. Jamais le Ciel ne m’a laissé gouster de repos, et si j’en dois attendre, c’est quand je seray prest d’entrer dans le cercueuil, comme ce ruisseau n’est paisible que lors qu’il est prest de se perdre dans Lignon, qui est son tombeau.

C’estoient là ses plus douces occupations, et dans ce seul entretienil passoit le jour, apres lequel il s’alloit remettre dans sa demeure, et n’en partoit point que le soleil n’eust seiché les premieres larmes de l’aurore; il avoit rencontré un autre qui n’estoit guiere different de celuy de Laonnice, comme il n’en estoit pas beaucoup esloigné; et il est croyable qu’ayants esté faots d’une autre main que de celle de la nature, personne n’en avoit pris le soing que les druides, qui en leur evenement ne conversants pas familierement parmy les hommes, s’estoient faits de petites retraites assez proches les unes des autres, pour avoir plus de commodité de sacrifier, et de communiquer entr’eux des principaux poincts qui regardoient leur relligion presque naissante.

Il advint que le troisiesme jour que Tircis y fut, il recommença son exercice ordinaire, et sortit de son antre presque aussi-tost que le soleil y eut fait entrer le jour; mais sans retourner à ce petit ruisseau,qui sembloit avoir appris desja à former parmy le bruit de ses ondes, les noms de Tircis et de Cleon, il passa presque toute la journée à contempler les beautez du lieu qu’il avoit choisi pour sa derniere demeure. D’un costé il voyoit tout le Forests, et presque jusqu’aux plus reculez Sebusiens, et de l’autre sa veue s’estendoit jusqu’à cette superbe cité, que le Rhosne et l’Arar mouillent de leurs claires eaux. Quelquefois il admiroit la hauteur des arbres, dont le feuillage le cachoit au soleil, et quelqu’autrefois regardant la terre, dans, laquellel ils jettoient leurs profondes hracines, il s’estonnoit de la voir si belle, et si nette qu’il n’y avoit pas seulement un buisson qui l’empeschast de se promener où bon luy sembloit. Se laissant ainsi emporter à ces petits ravissemnets, il ne prit pas garde que la nuict le surprit, ce qui fut cause que s’estant desja assez esloigné de son antre, et ne sçachant pas encore bien les endroits de la montagne, outre que la nuict devint en peu de temps extremément obscure, il ne sceut jamais retrouver le chemin de sa retraitte; il se coucha donc sous le premier arbre qui se trouva proche de luy, où le sommeil ne le vint chercher de long-temps, car Tircis n’ayant pas beaucoup d’envie de dormir, ne le sollicita point de se venir enfermer dans ses yeux. Neantmoins, apres avoir passé une partie de la nuict dans ses ordinaires [398/399] resveries, ses membres appesantis receurent enfin cet agreable soulagement.

Laonice d’autre costé, à qui le secours que les dieux luy avoient promis sembloit un peu trop lent, s’esveilla de fort bon matin, pour aller, à son accoustumée, parler de sa douleur qux fleurs et aux zephirs, qui estoient les ordinaires tesmoins de son inquietude; mais elle ne marcha pas long-temps, sans remarquer quelques couppures sur l’escorce des arbres, qui pour estre fraisches se descouvroient facilement. Aussi-tost elle s’en approcha,et comme sa pensée n’estoit jamais loing de Tircis, non plus que celle de jugement luy fit bientost cognoistre qu’ils estoient là tous deux ensemble. Cette cogoissance l’estonna extremément, ne pouvant s’imaginer quel demon luy auroit voulu rendre encore ce mauvais office, mais ce qui faillit à la ravir entierement, ce fut quand elle l’apperceut luy-mesme couché de son long sous un chesne à dix ou douze pas du lieu où elle estoit. Parmy la joye qu’elle eut de le revoir, elle fut saisie d’une extreme crainte de paroistre devant luy, par ce qu’en cet instant tous les refus de ce berger, et toutes les rigueurs dont il avoit usé contre elle, luy revindrent en la memoire. Se souvenant donc principalement de ses dernieres paroles, comme estant les plus injuieuses que sa bouche eust jamais proferées pour la condamner: Mais, disoit-elle en elle-mesme, ce berger mesure sa haine à mon amour, et prend plaisir de voir que l’une et l’autre soient extremes; il croit m’avoir bannie du Forests, et peut-estre me chasseroit-il du monde s’il me revoyoit, il faut donc bien m’empescher d’estre si hardie que de me montrer à luy! Mais, adjoutoit-elle tout à coup, pourquoy les dieux auroient-ils promis de me guerir, si Tircis n’en devoit estre le remede? Peut-estre ces deitez favorables ont desja preparé son esprit à me pardonner, et disposé son ame à me recevoir, en la place de celle pour l’amour de qui sa pitié m’a tousjours esté interditte?

Sur cette consideration, d’un pas chancellant et incertain, elle s’approcha de luy, et voyant qu’il avoit les yeux fermez: Veuille Amour, dit-elle, que son cœur ne soit pas pour moy de la sorte; permette le Ciel que les desirs de ce berger ne soient plus contraires à mon bien, et qu’il fasse un peu de part à mon ame du repos dont je voy que son corps jouyt maintenant. Disant cela elle prit garde que le soleil se faisoit un petit jour à travers les feuilles, pour luy [399/400] faire baiser un de ses rayons, dequoy paroissant un peu jalouse, aussi-tost elle se jetta au devant, et mettant un genouil en terre: Que tes baisers, dit-elle, beau Tircis, seroient bien mieux employez, si tu me les voulois donner pour recompense des maux que ta cruauté m’a desja ait endurer! Quoy ! ma passion est-elle si criminelle, qu’elle t’oste l’envie de me vouloir posseder? Dieux, continua-t’elle en souspirant, que cette loy seroit barbare, qui ordonneroit que pour meriter ta haine, ce seroit assez de t’aymer parfaittement! A ce mot elle se pencha pour le baiser, mais la crainte qu’elle eut de l’eveiller fut cause qu’elle se releva sans avoir desrobé ce contentement; toutefois s’estonnant de son peu de hardiese: Mais, reprit-elle, pourquoy n’ay-je pas autant de courage que d’amour? Helas, continua-t’elle, que pourra ce berger, quand il ne dormira plus, s’il a dequoy se faire craindre, lors mesme qu’il est entre les bras de la mort, ou pour le moins du sommeil qui en est l’image?

A ces dernieres paroles elle s’arresta, et Tircis commença de gemir, dequoy Laonice fut si surprise qu’elle s’en esloigna, de peur qu’il ne l’apperceust; toutefois s’estant cachée derriere un gros arbre, à douze ou quinze pas de luy, elle avança la teste le plus doucement qu’elle put, et remarquant qu’il sommeilloit encore: Peut-estre, dit-elle, ne dormoit-il pas, quand j’ay parlé, et s’il a gemy, ça esté de compassion? Mais continua-t’elle, s’il estoit vray, porquoy se seroit-il r’endormy, et pourquoy n’auroit-il donné à ma passion de plus puissants tesmoignages de la sienne? Non non, Laonice, adjousta-t’elle, ne te flatte plus de ces agreables, mais vaines imaginations, Tircis te hayt autant qu’il ayme Cleon, il abhorre ta memoire autant qu’il est idolatre de la sienne, et s’il meurt d’amour pour elle, tu dois croire qu’il ne vivra jamais pour toy. A ce mot elle s’en voulut aller, mais ayant encore une fois jetté œil sur Tircis, elle prit gard qu’il s’esveilloit, et desja s’estant à moitié relevé, il estendoit les bras, et puis en baillant se frottoit les yeux. Cela fut cause qu’elle demeura cachée sous l’arbre, derriere lequel elle estoit, de peur de faire du bruit; et de fortune le berger s’estant levé, et ayant veu que le soleil estoit desja bien haut, s’en alla d’un autre costé, esolu de ne faire chose du monde, qu’il n’eust retrouvé son antre. Laonice le voyant partir, ne sentit pas un moindre violence que si on luy eust arraché le cœur, et sans penser à ce qu’elle faisoit, ne quittant jamais ce berger de veue, elle le suivit d’arbre [400/401] en arbre, et l’accompagna jusqu’à ce qu’il eut rencontré ce qu’il cherchoit; à quoy il ne mit pas trop long-temps, car il trouva le petit ruisseau, qui avoit desja receu quelqu’une de ses larmes; et bien-tost apres il recognut le chemin de son antre. Aussi-tost qu’il l’eut rencontré, il y entra, et dés que Laonice ne le vid plus, elle redoubla le pas, et sans crainte d’estre apperceue, s’en alla se mettre le plus pres de l’ouverture qu’elle pust, et là prestant l’oreille fort attentivement, pour tascher d’apprendre quelque chose des desseins de Tyrcis, elle ouyt qu’il disoit: Chere demeure, qui me dois mettre à couvert des injures du ciel, comme cette solitude me guarentira pour jamais des importunitez de Laonice! Pardonne-moy, si m’estant perdu dans le chemin et dans la confusion de mes pensées, j’ay esté absent de toy, durant la longueur d’une nuict.

Dieu sçait quelle devint Laonice à ces paroles! Elle faillit à perdre tout sentiment, car voyant mourir eb ce moment toute l’esperance qu’elle avoit desja conceue, peu s’en fallut qu’elle ne mourust aussi. Toutefois oyant que Tyrcis disoit encore quelque chose, il sembla qu’elle voulut vivre seulement pour l’escouter, cela fut cause qu’elle ouyt qu’il poursuivoit ainsi: Mais, cher antre, si tu veux achever de me rendre le plus heureux homme qui fut jamais, je te supplie, ne me laisse pas vivre longuement, tuer un autre seroit une barbarie, mais tuer Tircis, c’est une charité; que si pour ne sçavoir pas les succes de ma vie, tu ignores les sujects que j’ay de mourir, sçaches, mon agreable demeure, que j’aymay Cleon, que sa mort nous separa, et que la mienne est le seul myen qui nous peut reunir.

A ce mot il se teut, et parce qu’il fut long-temps sans rien dire Laonice creut que les larmes luy empeschoient la parole,ou que, peut-estre, il s’amusoit à baiser le rocher, dans lequel il s’estoit enfermé. N’ayant donc pas besoin d’ouyr rien davantage, pour apprendre qu’elle estoit aussi mal que jamais dans l’esprit de Tircis, elle se retira la plus affligée du monde. Seulement elle receut un peu de consolation, quand elle s’imagina que, plus qu’il avoit fait dessein de n’habiter jamais d’autre lieu que cet antre, elle auroit sans doute bien souvent le plaisir de le voir et de l’ouyr; ainsi le laissant en sa demeure, elle retourna dans la sienne, d’où elle n’osa sortir de tout le reste du jour. Tircis n’en fit pas de mesme, car apres qu’il eut esté encore quelque temps à souspirer dans sa petite grotte, il en sortit, mais n’osant pas s’en esloigner, [401/402] de peur de se perdre, comme il avoit fait le jour auparavant, il s’assit sous un arbre, et là, pour s’entretenir tousjours dans les sujects de sa melancolie, il chanta premierement ces vers.

MADRIGAL

Source d’eternelles douleurs,

Funeste, mais chere memoire,

En depit des saisons, conserve toy la gloire

D’avoir entretenu la cause de mes pleurs:

Et toy,mort, haste ton secours,

Mais il semble que tu ne l’oses,

Helas! Cleon m’apprit en la fin de ses jours

Que tu n’en veux qu’aux belles choses.

Apres cela il sortit une à une de sa pochette toutes les faveurs et toutes les lettres qu’autrefois il avoit eues de Cleon, et les relisant l’une apres l’autre, sa memoire luy representa si bien tous les accidents de son amour qu’en cet instant il s’imagina qu’elle estoit encore en vie, mais cette agreable tromperie ne pouvant durer qu’autant de temps qu’il en devoit employer à cette lecture, il n’eut pas plustost finy que sa douleur recommença. Ainsi les ayant toutes baisées et remises dans un petit sac de soye, qu’il appeloit son thresor, il se leva, et jusqu’à ce que la nuict l’eut convié de rotourner dans son antre, il ne cessa de se promener tout autour.

Laonice n’employa pas le jour de mesme sorte, car elle n’osa sortit du sien, de peur que, si Tircis l’eust apperceue, cela ne l’eust obligé à quitter pour jamais cette retraitte, qu’il sembloit avoir choisie pour le repos de ses dernieres jours. Toutefois ne pouvant obtenir de ses pensers un seul moment de relasche, elle ne cessa de songer aux moyens qui pourroient arrester le cours de cette haine irrecociliable qui vivoit pour elle dans l’ame de ce berger. Entre les pensées, dont son esprit fut plus vivement touché, l’Oracle qui luy avoit esté rendu tint presque tousjours la premiere place; de sorte que ne pouvant se faire un jour parmy l’obscurité qu’elle y rencontroit: Mais, dit-elle en elle-mesme, si les dieux ont promis à ma passion un remede favorable, n’est-il pas juste que je l’espere de leur bonté? Et si je l’espere, pourquoy [402/403] ne m’est-il permis d’avoir quelque cognoissance des moyens par lesquels je le puis obtenir? Une ombre, m’ont-ils dit, doit servir à mon affiction. Mais quelle peut estre cette ombre? Ce ne sera pas celle de Tircis, car si Tircis n’estoit plus qu’une ombre, mon mal, au lieu de guerir, se rendroit dutout extreme. J’ayme ssa vie, jusqu’à un poinct, que si quelque fascheux accident venoit à la luy ravir, je conspirerois contre la mienne. Ce ne sera pas celle de Cleon? car, ou les morts on quelque memoire des choses de cette vie, ou ils n’en ont point.S’ils en ont, il est impossible que l’ame de cette belle fille ne soit bien-aise que Tircis continue à luy rendre des preuves de son amour et de sa fidelité; ainsi ce seroit vainement que j’attendrois quelque assistance d’elle, puis que son interest luy feroit plustost entreprendre de me nuire, que de me soulager. S’ils n’en ont point, quelle apparence d’attendre quelque secours d’un lieu où l’oubly regne avec tant d’empire?

Non, non, Laonice, continuoit-elle, tes malheurs doivent estre eternels, et tu peux croire que si les dieux les eussent voulu finir, ils t’en eussent inspiré quelque invention plus facile. Mais, adjoustoit-elle en se reprenant, n’est-ce pas un commencement de bonheur, que Tircis ait esté condiut si prés de toy? Le monde n’a-t’il pas d’autres forests, dont ce berger eust put rechercher les solitudes, si quelque favorable Demon, qui prend le soing de ta vie, n’eust treuvé plus à propos de l’amener icy pour te guerir?

Sur cette pensée, elle ouvrit les tablettes où elle avoit escrit l’Oracle qui la touchoit, et l’ayant relu par diverses fois: Les dieux, reprit-elle, assurent que si Laonice est ferme en son affection, le Ciel promet par elle un remede à sa passion. Est-ce que ce remede depend de l’affection de Laonice, ou de Laonice mesme, ou de l’ombre? ou si l’ombre et Laonice ne sont point une mesme chose? A ce mot elle s’arresta, et s’estant amusée quelque temps à resver assez profondément, comme faisant quelque grand dessein: Hazadons, dit-elle tout à coup, le pis qu’il te puisse arriver, c’est de te perdre, et il est croyable que les dieux ne te l’auroient pas inspiré, s’ils n’avoient entrepris de le faire reussir. Sur cette pensée elle passa tout le reste de la journée, et dés que la nuict fut un peu avancée, elle sorit de son antre, pour aller chercher celuy de Tircis.

Durant le chemin elle fut combattue de mille irresolutions, et la crainte de ne venir pas à bout de ce qu’elle alloit entreprendre, [403/404] luy faisoit presque treuver de l’impossibilité dans les choses mesmes les plus faciles. Quelquefois elle s’imaginoit, qu’acquerir l’amour de Tircis par une tromperie, c’estoit un moyen pour ne la posseder pas longuement; d’autrefois elle se persuadoit qu’il recognoistroit sa voix, ou que la lune qui commencoit à paroistre, descouvriroit le secret qu’elle eust desiré ne fier qu’aux tenebres. Mais apres cela, quand elle se souvenoit d’avoir ouy dire qu’en amour les artifices, voire mesmes les larcins estoient permis, et qu’elle pensoit qu’il seroit bien difficile, qu’il pust remarquer sa voix, puis qu’à peine seroit-il esveillé, et que la lune au lieu de luy nuire, pourroit ayder à ses desseins, ayant autrefois souffert pour Endimion, une partie des peines qu’elle ressentoit alors pour Tircis, elle prenoit un peu de courage et continuoit dans sa premiere resolution. La seule crainte qui la toucha plus sensiblement fut celle de le rencontrer hors de son antre, ne pouvant pas s’imaginer qu’autre lieu que celuy-la pust bien favoriser son intention.

Cela fut cause qu’en y allant, elle jetta tousjours curieusement les yeux d’un costé et d’autre, pour voir s’il ne seroit point perdu, comme il avoit desja fait une fois; mais n’en ayant appris aucunes nouvelles, elle arriva enfin sur le milieu de la nuict, au mesme lieu où elle avoit suivy Tircis un peu auparavant; et d’abord s’estant mise à l’ouverture de l’autre, elle presta l’oreille pour sçavoir s’il estoit endormy, dequoy elle ne fust pas plustost assurée, que s’estant recommandée à l’Amour, et au dieu du sommeil et des songes, elle adoucit sa voix le plus qu’elle pust, et se mit à nommer trois fois Tircis.

A ce nom le berger s’esveilla à moitié, et jettant un grand souspir, se tourna du costé de Laonice, qui, commençant de bien esperer de son dessein: Sçaches, Tircis, continua-t’elle avec le mesme ton de voix, que c’est de la part des dieux, que je te viens commander de finir cette hayne que tu as conceue si peu justement contre la beauté de Laonice. Son amour doit estre desormais l’object de tes desirs sur peine d’attirer sur toy le courroux de la divinité qui te l’ordonne, et afin que tu cognoisses plus clairement, que tout cecy est conduit par la volonté de ces supremes intelligences, sois assuré que tu treuveras demain cette bergere assez proche d’icy, aussi disposée à te pardonner ses rigueurs, que tu le dois estre à t’en repentir. Ne manque donc pas à la chercher avec soing, et ne crains plus d’offenser Cleon, puis que c’est elle-mesmes qui t’en apporte le commandement. [404/405]

A ce mot Laonice se retira, et Tyrcis, qui au nom de Cleon avoit commencé d’ouvrir les yeux, eut seulement le temps de la voir disparoistre, car en cet instant son antre se treuva si remply de clairté, à cause que la lune donnoit à plain dans l’ouverture, que ce berger n’en pouvant souffrir l’esclat, fut contraint de se tourner de l’autre costé. Il avoit ouy assez confusement le discours de Laonice, et pourtant il ne laissa pas d’en retenir le sens, mais comme il n’estoit pas bien esveillé, il se rendormit aussi-tost, sans avoir fait autre chose que nommer en souspirant, deux fois le nom de Cleon, que Laonice entendit distinctement, car elle ne fut pas plustost retirée, qu’elle revint prester l’oreille à l’ouverture de l’antre, pour apprendre ce que Tircis diroit. Ayant donc eu cette marque d’avoir este ouye, elle se retira tout à fait dans sa demeure, et reposa comme elle put jusqu’au jour.

Tircis d’autre costé se leva de fort bon matin, et comme il n’avoit rien de si present en la pensée, que l’amour qu’il conservoit pour les cendres de Cleon, il ne fut pas long-temps sans resver sur ce qui luy estoit arrivé durant la nuict. Au commencement il se figuroit que c’estoit un songe, mais tout à coup se souvenant de ce qu’il avoit ouy, il ne doutoit plus que ce ne fust une veritable vision. Ainsi ne songeant point à la tromperie qui luy avoit esté faitte, et croyant infailliblement que c’estoit l’ombre de Cleon qu’il avoit veue: Mais, chere ombre, dit-il, ayant presque la larme à l’œil, est-il possible que tu te sois enfin lassée de mes pleurs et de mes souspirs? Cette passion inviolable que j’ay entretenue avecque tant de purete, auroit-elle bien pu devenir importune, jusqu’au poinct de te desplaire et de te fascher? Si dans la felicité dont tu jouys, et dont cette grande splendeur qui t’accompagne mesme dans les horreurs de la nuict, n’est une preuve irreprochable, si, dis-je, dans cet estat bien-heureux, il t’ennuye de voir que je ne te puisse donner que de foibles preuves de mon amour, considere je te supplie, chere Ombre, qu’en cela les effects sont bien differents de leur cause, et qu’encore que ces marques de mon affection perissent presque en naissant, mon amour qui les produit, ne laissera pas de durer comme l’eternité.

A ce mot il se taisoit pour un peu, puis reprenant la parole: Mais enfin, continuoit-il, Cleon qui se plaist à te faire entreprendre les choses les plus difficiles, te commande d’aymer Laonice, sçachant bien que tu n’y treuveras guiere moins de peine qu’à tenter l’impossible. Si tu luy desobeys, bien que ce soit le premier crime [405/406] que tu auras commis contre ce que tu luy dois, il n’en sera pas pour cela moins punissable, d’autant mieux qu’estant despouillée de ce qu’elle avoit de mortel, tu ne la peux plus offenser que comme une divinité. Si tu luy obeys, qui te dispensera des vœux, et des serments que tu avois faits si souvent, de n’avoir de l’inclination que pour elle? Elle sans doute, adjoustoit-il incontinent, et puis qu’elle eut bien le pouvoir de te forcer à les faire, elle en doit avoir assez pour te contraindre à les rompre, apres un si absolu commandement. Ah! chere Cleon, continuoit-il en se reprenant, qu’elle est insupportable, cette derniere rigueur dont vous usez envers moy, et qu’il estoit bien plus juste, que vous m’ordonnassiez de mourir, que de vivre pour Laonice!

A ce mot il sortit de son antre, non pas pour aller chercher cette bergere, mais pour se divertir, et pour voir de quelle façon il se pourroit disposer a faire ce qu’il croyoit que Cleon luy eust commandé. Mais comme il estoit impossible que Laonice n’eust deslors presque la meilleure part de toutes ses pensées, il n’y eut une seule des marques d’amour qu’elle luy avoit données, qui ne se presentast alors à son souvenir. Et cela faisoit d’autant plus d’effect en son ame, qu’il consideroit qu’elle les avoit continuées dans le plus fort de sa hayne et de son mespris. Apres cela, comme elle estoit fort belle fille, la memoire des traits de son visage sembloit luy inspirer la pitié, et tout autant de fois qu’il pensoit aux cruautez, dont il avoit paye sa recherche, il sembloit qu’il se laissast toucher de quelque espece de repenthv. La seule chose qui le retenoit le plus dans sa premiere colere, c’estoit le souvenir de la vengeance qu’elle avoit tirée de Silvandre et de Phillis, luy semblant que cette meschanceté premeditée, et ourdie avecque tant d’art, estoit un tesmoignage d’un traistre et d’un malicieux esprit. Mais comme s’il eust eu honte de la condamner sans l’ouyr: Toutefois, disoit-il en luy-mesme, la vengeance est douce en quelque esprit que ce soit; et comment auroit-il esté possible qu’une fille s’en fust deffendue, si les plus grands personnages que les Histoires nous ayent vantez, ont eu plus de peine à resister aux mouvements de cette passion, qu’a conquerir des empires? Il n’estoit pas raisonnable que Laonice fust moins imparfaitte que le reste des mortels, et peut-estre estoit-ce pour cela qu’Hylas me disoit dernierement que s’il en eust eu le loisir, il m’eust fait avouer que cette bergere n’estoit pas si coupable que je me la figurois; il m’eust dit sans doute, que son ressentiment m’estoit advantageux, [406/407] et que je luy en devois avoir de l’obligation, puis qu’elle avoit tesmoigné par là, qu’en me perdant, elle avoit creu perdre la seule chose qui la pouvoit contraindre a faire une trahison; il m’eust represents qu’elle avoit imité ces desesperez, qui, ne sçachant comme r’avoir ce que la mort ou la fortune leur a ravy, s’en prennent aux dieux, et brisent les statues qu’ils ont auparavant consacrées à leur honneur.

Avec de telles ou semblables paroles, Tircis s’alloit entretenant, quelquefois condamnant les artifices de Laonice, et quelquefois les excusant, et se condamnant soy-mesme d’avoir esté le principal autheur de la meschanceté qu’elle avoit faitte, mais soudain qu’il revenoit à penser à Cleon, cette memoire l’emportoit, et l’empeschoit de songer de long-temps à autre chose. Dans ces combats il passa presque toute la journée, et ne s’esloigna de son antre, que pour aller boire au petit ruisseau qui le secouroit en cette necessité; mais Laonice ayant veu finir le jour sans avoir eu des nouvelles de Tircis, commença de craindre que son invention eust esté descouverte. Elle l’avoit tousjours attendu en un endroit du bois, ou les arbres pour estre fort proches les uns des autres, font un ombrage plus agreable qu’ailleurs, et son impatience avoit esté telle, qu’à chasque bruit que les branche faisoient, quand le vent les faisoit entre-baiser, elle ne pouvoi s’empescher de tourner la teste, s’imaginant que c’estoit Tircis. Enfin ayant passé le jour de cette sorte, parmy les inquietude que peut avoir une personne qui ayme parfaittement, elle resolut de contrefaire l’Ombre une seconde fois, avec serment de le devenir elle-mesme, en cas que son artifice n’eust pas un succès plus favorable qu’il l’avoit eu: Ce sera alors, dit-elle en elle-mesme qu’attachée inseparablement aux pas de ce barbare, je ne le lais seray jamais jouyr d’un seul moment de repos; du feu de mon amour j’allumeray un flambeau, qui, plus dangereux mille fois que celui des Furies, le bruslera sans relasche, et sans le consomme.

En ce dessein elle fut sur le poinct de partir pour arriver c’estoit Tircis, à la mesme heure qu’elle y avoit esté la nuict auparavant, mais craignant que le berger fust esveillé, soubs esperance de revoir Cleon une seconde fois, elle creut qu’il estoit meilleur de n’y aller qu’un peu devant le jour. Ainsi elle passa la nuict soubs ces arbres, et quand elle jugea qu’il estoit temps de parti elle s’en alla pour executer ce qu’elle avoit proposé.

Dés qu’elle fut à l’ouverture de l’antre, elle presta l’orei [407/408] comme elle avoit desja fait l’autre fois, et soudain qu’elle fut assurée que Tircis dormoit, elle y entra avec le moins de bruit qu’elle put. La premiere chose qu’elle fit, ce fut de le nommer, sçachant bien que naturellement chascun a plus de disposition à ouyr son propre nom, que tout autre parole, et de fait, en cet instant le berger donna quelque tesmoignage de n’estre pas entierement endormy; ce qui fut cause que Laonice se hasta de luy dire: Tircis, ta desobeyssance a offensé les dieux et Cleon, et la rigueur de Laonice sera la punition de ton crime. Que si tu ne veux que son esprit devienne inexorable pour toy, fay que tu sois aujourd’huy en estat de reparer la faute que tu fis hier, et souviens-toy encor un coup que c’est Cleon qui te le commande, et que tu ne dois jamais esperer de grace aupres d’elle, si tu ne m’obeys.

A ce mot elle sortit, et se mettant tout contre l’ouverture, elle ouyt que Tircis fit un grand souspir, et puis haussant la voix: Helas, chere Cleon, dit-il, pourquoy fuys-tu si promptement la presence de celuy qui fut autrefois la moitie de ta vie? Ou pour­quoy m’imposes-tu maintenant une loy que jadis tu eusses eu horreur de me prescrire? Bons dieux! est-il possible qu’il y ait parmy vous quelque changement, et que vous ayez ce deffaut commun avecque les hommes? Alors il se teut, et Laonice qui pensa qu’il n’avoit plus rien a dire, fut sur le poinct de s’en retourner mais tout à coup elle ouyt que, reprenant la parole: Et bien, dit-il, je la suivray cette loy que tu me prescris, et puis que les dieux t’ont inspire quelque pitié pour les travaux de Laonice, il n’est pas juste que je sois moins sensible que toy. Disant cela il recommença de souspirer, et la bergere saisie d’une joye incroyable n’en voulut pas ouyr davantage; mais s’esloignant environ de deux ou trois cents pas, elle resolut de luy donner toute sorte de, commodité, de rendre une obeyssance veritable au feint commandement qui luy avoit esté fait.

Cependant Tircis ne se rendormit pas, mais pensant aux qualitez du corps et de l’esprit de Laonice, et n’ayant plus pour elle cette aversion qui luy faisoit condamner toutes choses, il acheva de se resoudre, et de croire que les années qu’il passeroit aupres d’elle, pourroient avoir quelque chose de plus doux, que celles qu’il vouloit employer dans la solitude qu’il avoit choisie. En ce dessein, il se leva aussi-tost que le jour parut, et ne se pouvant imaginer en quel lieu il pourroit rencontrer cette bergere: Qu’est-il besoing, dit-il tout à coup, de nous en mettre en peine? Les [408/409] mesmes dieux qui nous ont commandé de l’aymer, nous donneront sans doute le moyen de la voir.

A ce mot il sortit, et sans sçavoir ou aller, il suivit le premier chemin ou ses pas le voulurent conduire. Laonice qui estoit aux escoutes, ne fut pas long-temps sans le voir paroistre. S’estant donc mise en son chemin, elle s’assist en terre, et soudain qu’elle jugea qu’il la pourroit entendre, se mit à chanter ces vers:

STANCES

Beaux deserts, chere solitude,

A qui je dois ma guerison,

Et qui remettez ma raison

Dans sa premiere quietude,

Quelque horreur que je treuve en ces lieux obscurcis,

Vous m’estes bien plus doux que les yeux de Tircis.

Bois, que vous m’estes agreables!

Mon cœur vous nomme son recours

Contre un cruel, pour qui mes jours

Ne sont pas assez miserables,

Et qui voudroit aller mesmes jusqu’aux Enfers

Adjouster d’autres maux à ceux que j’ay souffers.

Tyran, arme toy de colere!

Mon ame rid de tes desdains,

C’est à ce coup que je ne crains,

Quelque mal que tu puisses faire:

Ces arbres eslevez, tesmoings de ma langueur,

Me tiennent à couvert des coups de ta rigueur.

Beaux deserts, chere solitude,

Par vostre secours seulement,

Je m’esloigne si doucement

Des traits de son ingratitude;

Heureuse mille fois si vous pouviez, beaux lieux,

L’oster à ma pensée aussi bien qu’à mes yeux.

A cette voix Tircis demeura comme pasmé, admirant la pro-[409/410]vidence des dieux en la conduitte de cette affection, et se glissant d’arbre en arbre, il arriva aupres d’elle justement comme elle achevoit de chanter. Aussi-tost il se jetta à ses genoux, et la bergere qui feignit d’avoir une extreme peur, se voulut lever pour s’enfuyr; mais Tircis l’arrestant par sa juppe: Belle Laonice, luy dit-il, comme Cleon fut autrefois la cause du peu d’estime que je fis de vostre beauté, elle l’est maintenant de l’amour que je vous viens offrir, heureux doublement, si le souvenir de ma hayne passée n’a point fait mourir en vous la volonté de me recevoir. Laonice alors feignant fort bien un estonnement: Cruel, luy respondit-elle, n’es-tu pas encore lasse de m’affliger? Pourquoy me viens-tu persecuter dans ces lieux ou mon humeur a treuve un remede a ta barbarie? Si tu es ce Tircis, dont la cruauté m’a fait tant de fois mourir, qui te pousse à me venir flatter des promesses d’un bien dont tu m’as osté tant de fois l’esperance? Et si tu n’en es que l’ombre, dy moy qui t’a fait abandonner l’amour de cette Cleon, dont tu as si long-temps idolatré les cendres? – Je suis veritablement, repliqua le berger, ce Tircis, qui ne se pouvant despouiller de la passion qu’il avoit conceue pour cette belle fille, eust mieux aymé mourir que la changer; mais depuis que cette mesme Cleon a autrement ordonné de ma vie, j’ay creu qu’autre que Laonice ne devoit avoir la gloire de me posseder.

Disant cela, il s’avanca pour luy prendre la main, et la bergere se reculant, comme ne l’osant toucher: Attends, luy dit-elle, Tircis, je doute encore si ce que je vois n’est point une illusion, permets que mes esprits se rassurent, ou tu me feras mourir de frayeur. – Mauvaise! reprit Tircis, si nous avions aussi peu de peine à croire les miracles, que les dieux à les faire, vous seriez bien-tost hors de cet estonnement. – En effect, dit Laonice en l’interrompant, voir Tircis a mes genoux, et l’ouyr parier d’amour à Laonice, ne sont pas deux petites merveilles! – Et pourtant, dit Tircis, il n’est pas plus vray que je vis, qu’il est vray que je vous ayme. – Je doute esgalement de l’un et de l’autre, adjousta Laonice, et ce qui me met le plus en peine, c’est de sçavoir quelle preuve j’en dois demander. – La plus infaillible, repliqua le berger, c’est le repentir des rigueurs dont j’ay paye jadis la volonté que vous avez eue pour moy, et le vœu inviolable que je fay de n’estre jamais qu’à vous.

A ce mot, il se hasta de luy prendre la main qu’il baisa, et Laonice en sousriant: A cette heure, dit-elle, je cognois que vous avez un [410/411] corps, et que je ne dois plus douter qu’il y ait en cecy quelque tromperie, si vous ne la cachez dans vostre intention. – Mon intention, respondit le berger, est toute conforme à mes paroles, et si la volonté que je vous offre merite que vous arrestiez là vos desirs, je vous conjure de quitter pour l’amour de moy ces deserts, qui sont plus propres à nourrir des ours, que des beautez comme la vostre, et de prendre la peine de venir jusqu’à Mont-verdun, ou vous recevrez la derniere preuve que je vous puis donner de ma sincere affection.

Laonice qui ne demandoit pas mieux, fit encore quelques petites difficultez, apres lesquelles elle consentit enfin au desir de Tircis, et s’estants demandez en chemin, par quelle rencontre ils avoient esté conduits dans cette forest, Laonice luy montra l’Oracle qui luy avoit esté rendu, et Tircis luy raconta comme il avoit reussi, parlant avec tant d’innocence de cette Ombre, des discours qu’elle luy avoit tenus, et de cette grande clairté dont il la vid environnée, que Laonice ne put s’empescher de rire, de quoy son artifice, avoit eu un si favorable succez, ce que le berger attribuant à la joye qu’elle devoit avoir de le posseder, il luy fut impossible de se douter jamais de sa malice.

Enfin, estants arrivez au Temple, Tircis supplia Laonice de consentir

qu’un druide les mariast ensemble, à quoy s’estant accordée,

ils furent en peu de temps espousez, et aussi-tost

apres descendirent jusques dans la Plaine,

pour donner la nouvelle de leur

mariage inopiné, auxbergers

et aux bergeres de leur

cognoissance.