LA DERNIERE PARTIE D’ASTRÉE

LE TROISIESME LIVRE

A l’arrivée du secours de Gondebaut, Polemas fit sortir de Surieu ses machines, et toutes les trouppes qui luy restoient, de sorte qu’il estoit dans un contentement nompareil, quand il s’imaginoit que la puissance qu’il avoit entre les mains estoit assez forte pour reduire en peu de temps Marcilly à sa discretion. Que s’il venoit quelquefois à penser a ce qu’il avoit appris de la fuitte de Sigismond, il ne pouvoit se figurer que les armes du fils fussent capables d’arrester les exploicts de celles du pere. Il n’avoit encore rien sceu du retour de Lindamor, qui toutefois n’estoit pas si esloigné qu’il le pensoit estre, car ce chevalier ayant marché avecque une extreme diligence, estoit desja arrivé au rendez-vous qu’il avoit donné à Sigismond. Le Prince, d’autre costé, s’estoit hasté le plus qu’il avoit pu et avoit si bien fait avancer ses trouppes qu’il joignit Lindamor environ sur le milieu de la nuict. A peine furent-ils ensemble qu’un espion de ceux que Lindamor avoit envoyez en divers endroits, leur rapporta que Rosileon s’avancoit aussi avec dix ou douze mille hommes, et qu’il estoit desja au deça de Montbrison, dequoy ils furent si satisfaits qu’ils resolurent de se joindre à luy. Et de fait ils luy renvoyerent cet espion avec douze de leurs chevaliers pour le preparer à les recevoir, et puis se remirent en campagne à la faveur de la nuict. Rosileon qui ne demandoit pas mieux et qui eust desiré de voir armez, pour la defense d’Amasis, non pas seulement Sigismond et Lindamor mais tout le monde ensemble, leur vint à la rencontre le plus avant qu’il put, et dés qu’ils furent les uns avecque les autres, ils se firent de si grandes caresses qu’il sembla que le soleil en voulust estre tesmoing, puisqu’en ce moment [109/110] il commença de dorer les montagnes de la clairté de ses rayons.

Polemas n’avoit que fort peu dormy, pour l’extreme desir qu’il avoit de voir la trefve finie, de sorte que s’estant esveillé de fort grand matin, à peine le jour parut qu’il eut avis des approches de cette armée. L’estonnement qu’il en eut fut d’autant plus grand qu’il avoit esté peu attendu; toutefois trouvant la partie fort esgale, il crut que la perte ou le gain d’une bataille seroit la decision de leurs differents. Il commença donc á tous les chefs de son armée qu’ils eussent à se tenir prests, et pour cet effect il ne fit point de coronne autour de Marcilly, ny ne dressa aucunes machines, de peur qu’on le defist plus facilement quand ses trouppes seroient separées.

D’autre costé Lindamor qui sçavoit jusqu’à un homme qu’elles estoient les forces de Polemas, jugea bien qu’il estoit difficile que ce rebelle resistast à la valeur et à la prudence de Sigismond et de Rosileon; et bien qu’il en crust la desfaite infaillible, il ne laissoit pas de s’affliger extremement dequoy tant de gens estoient sensibles à l’interest d’un seul homme, et dequoy le crime d’un particulier ne pouvoit estre puny que par la mort peut-estre de quinze ou de vingt mille hommes. Ces considerations le firent resoudre à chercher quelque remede à ce malheur, et n’en trouvant point de plus favorable que d’obliger Polemas à demesler cette querelle de seul à seul, il fit dessein de ne rien espargner de tout ce que je pourroit attirer à ce combat. Toutefois ne voulant rien entreprendre sans le consentement de Sigismond et de Rosileon, il leur communiqua sa resolution en cette sorte: Seigneurs, leur dit-il, je ne doubte point que vous ne sçachiez aussi bien que moy que toutes ces violences que Polemas exerce contre Amasis ne tendent à autre chose qu’a l’usurpation de son Estat. Or puisque la faute de ce rebelle regarde immediatement une Princesse à qui la naissance et mon inclination m’ont sousmis, ne jugerez-vous pas que personne ne doit plus justement que moy la vanger des outrages qu’elle a desja receus de l’outrecuidance de ce perfide? Ce n’est pas que je ne recognoisse bien que vous avez le pouvoir de le destruire quand il vous plaira, et qu'il faut que sa temerité succombe soubs vostre vaillance, mais considerez, je vous supplie, quels sont les ennemis que vous combattez, et regardez, s’il est possible, qu’estants presque tous subjects de Gondebaut ou d’Amasis, vous n’ayez quelque regret de les desfaire. Je vous conjure donc de ne permettre pas que tout ce peuple perisse par [110/111] l’imprudence de celuy qui les a souslevez, et d’agreer qu’à la veue de vostre armée et de la sienne, je chastie son orgueil par un combat particulier, donnant à ma Princesse ce que demande son ressentiment qui est le sang du coupable et non pas de ceux qui n’ont point failly.

A ce mot Lindamor se teut, et Sigismond, sans penser longuement à ce qu’il devoit respondre: Je meure, luy dit-il, si je n’ay eu desja cette mesme pensée, et si je n’ay esté sur le poinct de vous faire pour moy la mesme proposition que vous nous faites pour vous; je ne sçay quel est Polemas, je ne cognois ny son visage, ny les qualitez de son esprit, mais j’ay une si forte inclination à le hayr qu’il n’est difference de condition qui n’empeschast de mesurer mon espée à la sienne, si je sçavois par quel moyen l’y pouvoir obliger. – Son courage, reprit Lindamor, n’est pas si foible qu’il ne puisse estre tenu en quelque consideration, mais il est accompagné de tant de mauvaises qualitez qu’il faut avouer que ce qu’il a de mauvais surpasse de beaucoup tout ce qu’il peut avoir d’estimable. Il est vain et ambitieux infiniment, jaloux plus qu’homme du monde, et d’un naturel si pernicieux qu’il ne peut souffrir en autruy les vertus qu’il ne possede pas. – Il n’est nullement besoin, repliqua Sigismond, que vous me depeigniez son humeur; il suffit que je sçache ce qu’il a entrepris contre Amasis et Galathée pour faire que je le considere comme un homme tres-meschant; je vous dis seulement que si je pouvois reussir ce que je vous ay desja propose, j’en recevrois une satisfaction nompareille. – Il me semble, dit Rosileon, que sans injustice nous ne pouvons refuser à Lindamor la priere qu’il nous fait. Il est vray qu’estans venus, vous et moy, pour tesmoigner à la Nymphe que nous ne sommes pas du tout inutiles au bien de son Estat, je juge qu’il faut qu’il nous donne une occupation digne de nous, ce qu’il ne peut faire qu’en nous mettant de la partie. – Seigneur, respondit Lindamor, ce que vous avez desja fait pour secourir Amasis n’est pas si peu de chose que, de quelque bras qu’elle obtienne sa delivrance, il ne faille tousjours qu’elle vous en ait la principale obligation. – Brave Lindamor, adjouta Sigismond en l’interrompant, il ne faut pas que vous vous en deffendiez, je voy bien où se porte le courage de Rosileon, et si vous voulez voir Polemas l’espée à la main, il faut que vous receviez la condition qu’il vous a proposée. Cela dit, Lindamor est entierement hors d’apparence, car il n’est personne dans son armée qui soit digne de cet honneur, [111/112] ny qui l’ose seulement accepter – C’est à quoy, repliqua Rosileon, il faut trouver un remede, et je croy que si vous luy envoyez un desfy pour se battre trois contre trois, il l’acceptera, sans demander, peut-estre, qui seront ceux que vous aurez de vostre party.

Lindamor recognut bien qu’il falloit ceder à leur volonté. Cela fut cause qu’il ne s’y opposa pas davantage et qu’il envoya Philiandre avec un herault pour porter ce desfy à Polemas.

DESFY DE LINDAMOR

A POLEMAS

Si je ne sçavois farfaittement que Polemas a du courage, je craindrois qu’il fist quelque difficulté de recevoir le combat qe je luy presente, et dont luy-mesme fera les conditions; mais l’ayant desja veu dans une occasion, je me promets quil sera bien-aise d’achever maintenant ce qu’alors nous ne fismes que commencer; j’auray pour tesmoings de mon action vostre armée et celle où je suis et pour compagnons de mon sort deux chevaliers qui combattront de mon costé, s’il s’en trouve deux qui se veuillent perdre pour vous. Faites donc que je sçache promptement vostre volonté, et puisque vostre perte est inevitable, souvenez-vous que vous ne sçauriez mourir plus glorieusement que soubs les armes de Lindamor.

Aussi-tost que Polemas l’eust achevé de lire: Il est vray, dit-il, que si sa valeur est egale à sa presomption, je n’auray pas à vaincre un foible ennemy, mais je me doubte bien qu’il n’aura pas sur moy tous les avantages qu’il espere.

A ce mot, ayant promis à Philiandre qu’il auroit sa responce dans une heure, il alla consulter Listandre et Argonide sur ce qu’il avoit à faire, puis ayant achevé de resoudre toutes choses, il revint où Philiandre estoit, et luy fit cette responce: J’accepte le combat que Lindamor me presente, soubs les conditions qu’il trouvera escrites dans ce papier que vous, luy donnerez, et afin que ma diligence luy fasse cognoistre le desir que j’ay de voir finir ses esperances avecque sa vie, dites-luy que dans deux heures Argonide, Listandre et moy serons à cheval.

A ce mot Philiandre luy jetta un gand que Polemas receut, et s’en estant retourné où estoit Lindamor, il luy conta le succez [112/113] de sa commission, et luy remit le papier de Polemas. Ce chevalier l’ouvrit au mesme instant, et l’ayant fait voir aux deux Princes, ils virent qu’il disoit ainsi.

RESPONCE DE POLEMAS

AU DESFY DE LINDAMOR

Vous estes arrivé bien à propos pour conserver à ma reputation l’esclat qu’elle eust en quelque façon perdu, par le blasme qu’on m’eust donné de n’avoir vaincu que des femmes; ma gloire n’avoit plus besoing que de vostre retour, et puisque le Ciel l’a accordé à mes desirs, je me resjouys dequoy il ne me reste plus qu’à vous vaincre pour jouyr des faveurs qu’on devoit plustost à mon merite qu’à vostre vanité. Vous me verrez donc aujourd’huy en l’estat d’un homme qui doit triompher de son rival et de sa maistresse, et comme j’ay pu obliger trente mille hommes à vouloir combattre pour moy, vous ne devez pas douter que je n’en trouve deux qui se tiendront honorez de suivre ma fortune. Donc, puis que vous avez laissé à mon choix les conditions du combat, voicy celles que je vous propose, qui seront suivies, si vous n’y trouvez rien qui repugne à vostre sentiment.

La mort de Lindamor ou de Polemas sera la seule decision du combat.

Il sera permis au premier vainqueur de secourir ses deux amis.

Les armées suivront le party du plus fort.

Et ne sera permis aux victorieux d’exercer sur les corps de leurs ennemis vaincus aucun acte qui puisse rendre leur memoire moins glorieuse.

Telles furent les conditions sous lesquelles Polemas accepta le desfy de Lindamor, ausquelles Sigismond he treuva rien qui ne fust juste. Rosileon seulement protesta que celle qui obligeoit les armées à suivre le party du victorieux se devoit entendre de celle que Lindamor avoit ramenée d’aupres de Childeric: Car, dit-il, pour ce qui me touche, je sçay bien assurément qu’il n’est pas un des miens qui ne meure pour me vanger, ou pour retirer Rosanire de la puissance de Polemas; Seigneur, adjousta Lindamor, les dieux combattront sous nos armes, puisqu’ils favorisent la justice; donnons seulement à ce traistre le contentement qu’il demande, et souvenez-vous que ce sera le dernier [113/114] apporté quelque retardement en ce dessein, consentit à tout ce qu’il voulut et proposa qu’il seroit bon d’avertir Amasis de ce qui s’estoit desja passé entr’eux, mais Lindamor et Sigismond se treuverent d’une contraire opinion, et luy dirent qu’en cas que le combat se terminast en leur faveur, le plaisir de la Nymphe seroit d’autant plus grand qu’il la surprendroit mieux et qu’aussi en cas qu’il reussist à la gloire de leurs ennemis, il seroit tousjours meilleur pour la Nymphe de n’avoir point esté en estat d’esperer, que de s’estre veue en un mesme temps portée de l’esperance d’un bien, à l’assurance d’un grand mal. Sur cette resolution Lindamor envoya à Polemas qu’il combattroit sous les conditions qu’il avoit faites, et de fait il en fit publier les articles, et de son costé Polemas en ayant fait de mesme, ils allerent vestir leurs armes, et se pourvoir des meilleurs chevaux qu’ils purent choisir.

Les choses estoient en ces termes, cependant qu’Amasis qui ne sçavoit rien de ce qui se passoit hors de la ville, avoit tellement augmenté son desplaisir qu’elle en estoit presque hors d’elle- mesme. Elle avoit eu une tres-mauvaise nuict, mais quand le jour parut, et qu’il permit qu’on peust voir l’armée de Sigismond, de Rosileon et de Lindamor, (que cette princesse affligée crut estre encore un renfort de secours à Polemas), à peine qu’elle n’aydast à se desfaire. Elle desira cent fois la mort, et se fascha contre le soleil, dequoy il ne permettoit pas que ses yeux demeurassent couverts de tenebres eternelles: Ah! dit-elle, que ce jour me sera funeste, puisque, me privant de mon Estat et de Galathée, il me doit ravir ce que j’ay de plus cher au monde! Helas! que la parole des hommes est mensongere, et que foibles sont les esperances qu’on bastit sur de si fragiles fondements! A ce mot elle se teut pour seicher son visage que ses larmes avoient desja tout mouillé. Puis reprenant la parole: O Ciel! adjousta-t’elle, comment souffres-tu tant d’injustice? Ne puniras-tu point Lindamor de sa negligence, et Rosileon du mespris qu’il a fait de sa foy que je gardois comme pour ostage des promesses d’Argire? Ah! que je suis folle de te faire cette demande, comme si je ne sçavois pas que tu favorises les crimes, puisque tu laisses impunie la perfidie de Polemas!

Avec semblables paroles, cette Nymphe esplorée alloit exprimant une partie de sa douleur, quand Godomar, Damon, Alcidon, Adamas, et quelques autres chevaliers, que cette nouvelle puis-[114/115]sance n’avoit pas mis dans une moindre peine qu’elle, l’allerent treuver apres avoir visité les portes et les murailles. Elle estoit alors sur le haut d’une des tours du chasteau, d’où elle consideroit les forces qu’elle croyoit luy estre ennemies, et voyant cette plaine, autrefois si fertile en moissons, ne porter alors que des hommes armez, et de qui les picques dressées ressembloient à une espaisse forest: Pitoyables dieux! disoit-elle, que voicy un deplorable changement, et que vous m’apprenez bien aujourd’huy combien est grande l’imprudence de ceux qui cherchent quelque repos assuré dans la possession des choses humaines! Disant cela, elle tenoit les yeux si fort attachez sur les deux armées qui n’estoient desja plus esloignées l’une de l’autre que de cinq ou six cens pas, qu’elle ne s’apperceut point de l’arrivée de Godomar, qui la surprenant dans cette profonde douleur, peu s’en fallut qu’il n’achevast de la faire mourir. Elle crut d’abord que la ville estoit ouverte à la fureur des ennemis, et la peur s’estoit tellement emparée de son ame (grande marque de la foiblesse de ce sexe) qu’elle s’imagina, au premier bruit que firent les armes du Prince, que c’estoit Polemas qui la venoit esgorger. Elle fit donc un grand cry, apres lequel une sueur froide la saisissant, et les jambes venants à luy desfaillir, elle tumba comme morte entre les bras de Godomar.

Adamas, estonné de cet accident, courut aux remedes qui la pouvoient secourir, et cela fut cause que Rosanire, Galathée et Dorinde, qui ce soir-là avoient couché dans une mesme chambre, en furent incontinent adverties. Elles accoururent donc au secours de la Nymphe, mais quand elles arriverent aupres d’elle; elle estoit desja revenue de sa pasmoison. Galathée fut la premiere sur qui Amasis jetta les yeux, et pource que cette jeune princesse avoit le visage tout couvert de pleurs: Ah ma fille! luy dit-elle, que nos larmes sont hors de saison et qu’elles sont bien une marque de nostre peu de courage, puisque dans le desespoir où nous sommes, nous devrions bien mieux sçavoir mourir que pleurer. – Madame, respondit Godomar, quelque suject qu’elle eust de ne vivre plus, sa mort precipitée la condamneroit devant les dieux, et seroit plustost une preuve de manquement de courage qu’une marque d’en avoir beaucoup. Ceux qui par la crainte de quelque peine avancent temerairement leurs jours sont veritablement ceux qui manquent de hardiesse et qui se portants d’une extremité à l’autre vont de la timidité au desespoir; il vaut bien mieux qu’elle obeysse [115/116] patiemment à ce que le Ciel ordonne, puisqu’il est croyable qu’elle en recevra plus de contentement qu’elle n’en auroit en sa mort. – Le contentement qu’elle doit attendre, reprit Amasis, est si peu considerable que s’il n’y avoit point d’autre suject qui luy fist desirer de vivre, elle pourroit de bonne heure se disposer à mourir, mais s’il est vray que pour espreuver jusqu’où peut aller nostre malheur, il faut que nous vivions encore; et bien, Galathée, ne mourrons point sans que Polemas perisse avecque nous. A ce mot elle se teut, et laissant voir sur son visage plus d’assurance qu’elle n’en avoit encore tesmoigné, elle fit assez cognoistre en cet instant qu’elle avoit fait quelque resolution bien estrange. Galathée, que les douleurs d’Amasis perçoient jusqu’au plus profond du cœur, ne respondit que par ses larmes, qui se voyants suivies de celles de Rosanire et de Dorinde, paroissoient plus enflées et sembloient s’enorgueillir d’avoir une si belle compagnie.

Damon d’autre costé, qui ne pouvoit resister aux atteintes que la pitié luy donnoit, s’efforçoit autant qu’il luy estoit possible de destourner ses yeux de dessus ces belles filles, et de bonne fortune les ayant alors tournez du costé de la plaine où les deux armées paroissoient en tres-bel ordre, il vid sortir de l’une trois chevaliers sans autre compagnie que de trois trompettes et de trois escuyers qui portoient des lances. L’addresse avec laquelle ils faisoient aller leurs chevaux luy plut extremément, quelque haine qu’il eust contre tous ceux qui estoient du party de Polemas, de sorte qu’ayant appellé Godomar, et luy ayant montré la contenance de ces chevaliers, Alcidon s’avança aussi pour les voir, puis Adamas, et enfin Amasis et les dames qui estoient aupres d’elle, qui ne sçachants toutes, quel pouvoit estre leur dessein, resolurent de ne partir point de là, qu’elles ne sceussent à quoy se termineroit cette action.

Celadon cependant avoit desja prié Adamas d’executer la resolution qu’ils avoient prise le jour auparavant; mais le Druide l’ayant remis au lendemain, à cause des affaires qu’il avoit touchant l’arrivée de ces nouvelles trouppes, il fut contraint de s’en retourner aupres d’Astrée, et cette belle bergere ayant appris par le discours de Caladon qu’elle avoit encore le reste de la journée à vivre aupres d’Alexis; en tesmoigna un contentement aussi grand qu’elle le pouvoit ressentir parmy les afflictions qui troubloient alors l’esprit de tout le monde. Clindor n’estoit desja plus dans sa maison, Diane, Silviandre, Phillis, Lycidas, Hylas, Stelle, [116/117] Alexis et Astrée estoient tous venus avecque luy sur les murailles de la ville, pour voir les nouvelles trouppes qui avoient paru, mais ils n’y eurent pas demeuré environ un quart d’heure qu’ils apperceurent les trois mesmes chevaliers que Damon avoit desja veus, et pour ce qu’il leur sembla que ces trompettes et ces escuyers n’estoient pas là sans quelque sujet, ils en attendirent le succez, et virent qu’il arriva de cette sorte.

Sigismond, Rosileon et Lindamor qui estoient les trois chevaliers dont nous avons parlé, ne parurent pas plustost sur les rangs que Polemas, Argonide et Listandre se laisserent voir de leur costé, mais si bien armez et en si bon estat qu’il estoit impossible de n’y rien ajouter. Ils avoient aussi leurs escuyers et leurs trompettes, de sorte que dés qu’ils furent en presence les uns des autres, les trompettes s’escarterent un peu, et les escuyers leur ayants remis leurs lances, au premier signal qui fut donné, ils partirent si furieusement et se rencontrerent avecque tant de force que du bruit des esclats tous les rochers d’alentour en retentirent. Amasis s’estonna de la nouveauté de ce spectacle, et demandant la cause de ce combat à Godomar: Il seroit difficile, Madame, luy respondit-il, que nous la pussions apprendre que d’eux-mesmes, mais il est croyable qu’estans peut-estre d’une mesme condition, et n’ayans pas esté bien reiglez touchant les commandements qu’ils pretendent en cette grande armée, l’ambition et la jalousie sont cause qu’ils en viennent là, et qu’ils veulent decider par les armes les differends dont ils n’ont pu demeurer d’accord.

La Nymphe trouva beaucoup d’apparence à cela, et cependant elle prit garde qu’ils avoient achevé leur premiere course, dont l’avantage ne fut pas esgal pour tous.

Rosileon rompit sur Listandre, et son coup ayant donné sur l’espaule droitte, desfit les courroyes qui attachoient la cuirasse au brassal sans luy faire point d’autre dommage. Listandre rompit aussi tres-bien, mais n’ayant rencontré que le milieu du plastron, sa lance fit trois esclats, et se brisa jusqu’aupres de la poignée. Sigismond, de qui l’adresse et la valeur estoient en mesme degré, et qui avoit à combattre un ennemy qui possedoit toutes les qualitez que doit avoir un bon chevalier, donna et receut presque en mesme lieu, car son coup porta sur la bouche du casque et la pointe de sa lance a estant demeurée, blessa un peu Argonide à la levre, et luy receut le coup soubs l’œil gauche, mais si heureusement qu’il ne fit que glisser. Lindamor à qui la vie de Polemas [117/118] estoit desormais odieuse, courut sur luy et le rencontra si à propos qu’il luy fit vuider les arçons, de sorte que pour n’avoir point d’avantage, il mit incontient pied à terre, et l’espée à la main, l’aborda, comme il achevoit de se relever.

Cependant Rosileon et Listandre avoient repris de nouvelles lances, et à cette seconde course, le coup du Prince fut tel, qu’ayant frappé où le bras de Listandre estoit desarmé, il y fit une si grande ouverture, que le chevalier ne pouvant plus tenir de lance ny d’espée, et perdant le sang et la parole, tomba mort à trente ou quarante pas de là. Sigismond rompit jusqu’à trois lances contre Argonide, et voyant qu’il n’avoit que fort peu d’avantage sur luy, il s’avança et luy dit: Chevalier, nos lances ont fait leur office, et puis que ta resistance dure encores, voyons si nos espées seront plus puissantes pour terminer nostre combat. Argonide qui se sentoit un peu blessé et qui recognoissoit assez combien estoit injuste entrepris ce combat; toutefois, voyant que sans la perte de son honneur, pour la conservation duquel il eust perdu mille vies, il ne pouvoit refuser l’offre de son ennemy: Brave chevalier, luy respondit-il, je seray tousjours prest à tout ce que tu voudras, et si mon courage ne me trompe, ton espée ne me fera pas plus de mal que ta lance. Disant cela, ils mirent tous deux la main à l’espée, et commencerent à se chamailler avecque tant de violence qu’on voyoit sortir le feu de leurs armes comme d’un fer bien ardent que le mareschal frappe sur une enclume. Polemas cependant disputoit sa vie contre Lindamor, de qui l’adresse luy faisoit tousjours quelque nouvelle playe, mais enfin ce rebelle se voyant couvert de sang, et blessé en divers endroits, resolu de chercher dans son desespoir ce qu’il ne pouvoit trouver dans sa propre vaillance, employa toutes ses forces à faire un dernier effort, et se jettant à corps perdu sur Lindamor, le voulut jetter par terre. Lindamor qui ne s’estoit point troublé dans le combat, cognut facilement son dessein, et luy desrobant en mesme temps l’espée et le pied, il luy donna un tour à la jambe si subtilement qu’il le renversa de son long sur la poussiere. Polemas ne laissa pas de faire encore quelque resistance, mais Lindamor ayant retiré son espée, luy choisit le defaut de la cuirasse et la luy mit si avant dans le corps qu’elle en sortit plus tard que son ame.

Rosileon qui ne croyoit pas que son ennemy deust mourir du [118/119] coup qu’il avoit receu, ne le vid pas plustost choir de son cheval qu’il mit pied à terre, mais s’estant approché de luy, et luy ayant veu rendre le dernier souspir, il remonta incontinent. Cela arriva au mesme temps que Lindamor se fut desfait de Polemas, de sorte qu’il ne restoit plus qu’Argonide, qui se souvenant des conditions du combat, et voyant approcher Rosileon et Lindamor, se recula deux ou trois pas et parla à Sigismond de cette sorte: Chevalier, à l’espreuve que j’ay faite de ta valeur, je recognois que tu n’as pas besoin d’assistance pour achever de me surmonter. Voyla tes amis qui viennent à moy; si tu veux que la gloire de m’avoir vaincu te demeure entiere, ne souffre pas qu’ils me fassent aucun tort.

Sigismond admirant le courage de son ennemy, et jugeant qu’il eus testé dommage de le perdre: Ne croy point, luy respondit-il, que je permette qu’autre bras que le mien emporte dessus toy la victoire qui m’est infaillible. Il est vray que si le desir que j’ay de te laisser vivre se rencontre avecque celuy que tu dois avoir de ne mourir point pour une cause si peu honorable, rends-moy ton espée, et je te promets sur ma foy qu’il ne la pouvoit disputer contre trois: Tiens, genereux chevalier, dit-il, luy tendant son espée, l’honneur d’avoir esté vaincu de ta courtoisie m’est aussi cher que la gloire d’avoir surmonté la moitié de l’univers. Alors Sigismond prit l’espée, et Rosileon et Lindamor estans arrivez aupres d’eux, ils ouyrent qu’il luy respondit ces mesmes mots: Quelque grand qu’eust pu estre l’avantage que j’eusse eu sur toy, j’eusse tousjours confessé que je le devois au bon-heur de mes armes plustost qu’à ma propre valeur. Toutefois, puis que tu me cedes librement une victoire que tu me pouvois encore disputer, voyla, dit-il, luy redonnant son espée, tes armes que je te rends, pourveu que tu me promettes de ne les porter jamais contre le service d’Amasis. Argonide l’ayant juré solemnellement, Lindamor envoya à Ligonias qui estoit demeuré seul conducteur de l’armée de Polemas, pour sçavoir de luy s’il obeyroit aux conditions du combat dequoy Ligonias mesme luy estant venu rendre responce, et s’estant soumis à tout ce qu’il ordonneroit, Lindamor commanda qu’on prist la teste de Polemas, et que le reste du corps fust enterré fort secrettement avec celuy de Listandre, puis tous ensemble tournerent leurs pas du costé de la ville.

Amasis qui durant toute cette action n’avoit jamais osté ses [119/120] yeux de dessus les combatans, fut attaquée de cent differentes pensées, et comme il n’est point de malheur si grand qu’il ne laisse aux plus miserables quelque petit sujet d’esperer, cette Nymphe s’alloit quelquefois imaginant que, peut-estre, de ce desordre il reussiroit quelque chose à son avantage. Toutefois ce penser ne la flattoit pas longuement, car venant à considerer qu’ils estoient tous ses ennemis, et qu’il y avoit de l’apparence que ce comabt n’avoit esté commencé que pour sçavoir lesquels d’entr’eux emporteroient la gloire de luy faire le plus de mal, elle se remettoit dans son apprehension ordinaire, et perdoit en ce moment toute l’esperance que ses premieres pensées luy avoient fait concevoir. Elle ne fut pas long-temps sans prendre garde que les vainqueurs, au lieu de retourner dans leur armée, s’en venoient droit à Marcilly: cela fut cause qu’elle en advertit Godomar qui, non plus qu’elle, ne se pouvant imaginer quelle seroit la fin de cette avanture, trouva bon d’envoyer Adamas à la porte, afin d’ouyr ce qu’ils proposeroient.

A peine le Druide y fut arrivé que nos vainqueurs s’y rencontrerent, qui criants à pleine voix, LIBERTÉ, LIBERTÉ, mirent l’esprit d’Adamas dans un tel estonnement qu’il douta si ce qu’il voyoit n’estoit point un songe. Le peuple qui ne respiroit qu’apres ce contentement, fut si sensible à cette parole, qu’à l’instant mesme il courut par les carrefours, et criant aussi LIBERTÉ, LIBERTÉ, fit que cette voix penetra les murailles du chasteau et arriva jusqu’aux oreilles de la Nymphe. Elle en changea deux ou trois fois de couleur, bien qu’elle sceust que le plus souvent la voix du peuple est la voix des dieux; elle doubtoit de ce qu’elle devoit esperer, tant elle avoit de sujet de craindre. En fin Adamas luy vint assurer que les dieux avoient eu pitié d’elle, que Polemas estoit mort et que celuy qui l’avoit vaincu demandoit qu’on luy permist de la venir saluer, afin qu’il pust sacrifier à ses pieds les despouilles de ce temeraire.

A cette nouvelle, Amasis fut surprise d’une si grande joye que ne pouvant respondire, elle pria Godomar de suppleer à son deffaut, et le Prince ayant treuvé qu’il n’y avoit point de peril à leur ouvrir les portes, puisqu’ils estoient en si petit nombre, Adamas partit pour cela, et Godomar luy-mesme, accompagné presque de tous les chevaliers qui estoient dans la ville, leur alla à la rencontre.

La nouveauté de cet accident et le bruit que les trompettes faisoient dans les rues firent asembler tout le peuple, de sorte que [120/121] Lindamor treuva la ville mieux garnie qu’il ne pensoit pas qu’elle fust. Adamas courut devant advertir Amasis de leur arrivée, Godomar se mit à costé de Sigismond, qui voyant bien que son frere ne le cognoissoit pas, rioit sous ses armes du plaisir qu’il avoit de le voir deceu. Damon se mit à la main gauche de Rosileon, et Alcidon se mit au milieu de Lindamor et d’Argonide. En cet ordre, ils arriverent au chasteau, et Adamas estant venu les recevoir à la porte, les conduisit dans une grande sale, où Amasis estoit desja, accompagnée de toutes ses nymphes et de toutes les autres dames qui estoient venues à Marcilly. Dés qu’ils furent entrez, Amasis se leva de son siege, et Lindamor s’estant avancé (comme il avoit esté resolu entr’eux): Madame, dit-il assez haut, et mettant un genouil en terre, en fin vos plaintes ont touché le Ciel, et la justice de vostre cause nous a fait partir d’une contrée où Mars employoit nostre courage et nos armes, pour venir rendre à vos peuples la liberté qu’ils desirent, et à vous le repos que vous apporte servira d’une preuve irreprochable de sa desfaite et de ma fidelité. A ce mot il la prit des mains de son escuyer, et la jetta aux pieds d’Amasis; mais la Nymphe destournant ses regards et relevant le chevalier: Quelques graces, respondit-il, que je vous pusse rendre, pour le bien-fait que je reçoy de vostre valeur, elles seroient tousjours moindres que la volonté que j’ay de le recognoistre; que si vous voulez que je jouysse d’un parfait contentement, ostez-moy le visage de ce rebelle, et souffrez que je voye celuy de mon liberateur. Lindamor ne pouvant resister à ce commandement, desfit son casque, et se panchant pour baiser la robe de la Princesse, il en fut empesché par elle-mesme, qui le reconoissant et le pressant entre ses bras, ne put toutefois luy dire autre chose sinon: Ah Lindamor! ah Lindamor!

Si Galathée fut ravie du retour de son chevalier, j’en laisse juges ceux qui ont quelquefois aymé; tant y a qu’elle en demeura comme immobile, et que disputant entre l’amour et le respect, elle fut tellement transportée qu’elle fit un manquement contre l’un et contre l’autre.

En fin Amasis ayant donné quelque tresve à ses caresses, Lindamor luy presenta Sigismond et Rosileon, et luy dit; Madame, voyla des chevaliers à qui bien plus justement qu’à moy sont deues les faveurs que vous me faites et qui, avec plus de droit, meritent le titre de vos liberateurs; leur courage a franchy des difficultez [121/122] estranges, et n’a point treuvé d’obstacles qu’il n’ait genereusement surmontez pour vous secourir.

Alors les deux princes s’estant avancez, et la Nymphe les recevant avec un visage où la joye estoit peinte; Mais, dit-elle, brave Lindamor, à quoy sert de m’en raconter les merveilles, et de me les rendre considerables par les obligations que je leur ay, si vous ne me contentez dans l’envie que j’ay de les cognoistre, et si je voy qu’eux-mesmes refusent de me donner cette satisfaction? – Madame, respondit Lindamor, ne vous estonnez pas de leur silence; ils sont veritablement chevaliers, et cette loy qui rend leur parole inviolable fait qu’ils ne se descouvrent point, car ils ont juré de ne se faire jamais cognoistre, si vous n’obtenez de quelques dames qui sont aupres de vous qu’elles ne dénieront point les faveurs qu’ils ont envie de leur demander.

La Nymphe qui mouroit d’envie de voir ces personnes qu’elle estimoit desja si cherement: Je croy, repliqua-t’elle, que si c’est une chose qu’elles puissent accorder legitimement, elles m’ayment assez pour y consentir. Ce que la pluspart des dames ayant protesté, Sigismond osta son armeure de teste, et saluant Dorinde: Ce que je veux de vous, luy dit-il, n’est autre chose qu’un pardon que je vous demande pour tant de maux que je vous ay causez depuis vostre sortie de Lyon. – Et moy, dit Rosileon, s’estant aussi descouvert le visage, ce dequoy je vous requiers, belle Rosanire, est que vous observiez desormais ce que vous avez promis à mon amour, et qu’obeyssant aux volontez de Policandre, vous me receviez pour vostre mary. A peine Amasis permit à ces belles filles de respondre, car ayant ouy nommer à Godomar le nom de Sigismond, et cognoissant Rosileon, elle courut les embrasser avec tant de contentement qu’il seroit impossible de le redire. Adamas n’eut pas plustost rendu ce qu’il devoit à l’arrivée de ces deux princes, et au retour de Lindamor, qu’il se desroba de la troupe pour aller advertir Clindor du contentement qu’Amasis avoit receu. Il treuva chez luy tous les bergers, et leur ayant dit le nom et la qualité des vainqueurs: Mes enfants, leur dit-il je me resjouys dequoy tous nos ennemis sont morts en la personne de Polemas, et dequoy, par le sang que Lindamor a tiré des veines de ce rebelle, les dieux ont conservé le vostre. – Je vous jure, mon pere, dit Hylas, en l’interrompant, que j’en suis pour le moins aussi content que vous, car j’ay tousjours plus apprehendé une flesche de nos ennemis, quand elle n’eust deu attaindre que [122/123] la pointe de mon pied, que cent de celles dont on nous persuade qu’Amour nous blessé le cœur. – Les blessures de l’ame, adjouta Silvandre, sont pourtant bien plus dangereuses que celles du corps. – Ouy, aux melancoliques, repliqua l’inconstant, mais à moy, qui treuve en un moment cent fois plus de remedes qu’il n’en faut pour guerir de quelques maux dont la mienne puisse estre atteinte, j’aymerois mieux, comme j’ay desja dit, avoir trente blessures en l’ame qu’une petite esgratignure sur le corps. – Le Ciel, dit le Druide, vous a par sa bonté garentis de tout le mal que vous pouviez craindre, et je proteste que, quelque grand que soit l’interest que j’ay pour le repos d’Amasis, je ne reçois pas moins de contentement de vostre conservation que de la sienne. – Le Ciel, dit Astrée, nous a fait voir des marques de sa pitié; mais que n’eust-il point accordé aux supplications et aux vœux d’Alexis, puisqu’à la seule volonté qu’elle a eue de le prier, elle a obtenu nostre delivrance? – Les dieux, respondit Alexis, ont hasté leur secours, pour montrer que le bon droict d’Amasis les pouvoit toucher plus puissamment que toutes mes prieres, dont le pouvoir est si petit qu’il est presque impossible qu’elles obtiennent jamais ce qu’elles demandent. – Ah! ma maistresse, adjousta Astrée, pardonnez-moy si je dis que, pour faire que cela fust, il faudroit qu’elles ne fussent adressées qu’à des marbres, car il n’est pas possible, si on a de la raison, qu’on vous refuse jamais quelque chose que vous puissiez desirer; et pour moy, je dis bien sans flatterie qu’il n’est rien au monde dont vous me voulussiez requerir que je ne vous accordasse fort librement. – Prenez garde, mon serviteur, respondit Alexis, que vous ne vous engagiez à des promesses qu’apres vous ne veuilliez pas observer. – Non, non, dit Astrée, je n’ay rien d’excepté pour cela; je le dis encore une fois, et le jure par tout ce que je puis jurer, que vous pouvez tout sur ma vie et qu’il n’est rien que je ne fisse pour vous plaire et pour vous obeyr. – Nous le verrons quelque jour, adjousta Alexis, cependant n’en perdez pas la memoire, et souvenez-vous que vous l’avez promis en trop bonne compagnie pour vous en pouvoir jamais desdire, sans estre blasmée de trop de legereté.

Ils tindrent encore quelques propos, apres lesquels le Druide s’en retourna au chasteau, pour faire souvenir Amasis de la liberté qu’elle avoit promise à Peledonte; et dés qu’il luy en eut ouvert le discours, la Nymphe l’envoya retirer des cachots, et luy par-[123/124]donna son crime avecque tant de douceur que jamais depuis ce chevalier ne faillit contre ce qu’il devoit à son service. Adamas representa encore à la Nymphe ce que ses subjects avoient souffert depuis la rebellion de Polemas, et l’extremité en laquelle ils estoient alors, ayants pour le moins soixante mille hommes sur les bras, dequoy la Nymphe eut tant de compassion qu’elle resolut de ne rien espargner de tout ce qui pourroit servir à leur soulagement. Elle communiqua donc son dessein à Sigismond, à Rosileon et à Godomar, qui dés l’heure mesme mirent si bon ordre à tout, que le lendemain les trouppes furent congediées et luy donna une lettre pour Gondebaut, et Rosileon escrivit à la Reyne Argire les succez qui luy estoient arrivez.

Apres cela, la Nymphe les conduisit au temple, pour estre tesmoings des graces qu’elle vouloit rendre aux dieux pour l’avoir portée en si peu de temps de la crainte d’un esclavage à la jouyssance d’une entiere liberté. Le reste du jour ne fut employé qu’en passe-temps et en festins, de sorte que dans l’excez de cette joye Amasis oublia tous ses malheurs passez. La seule mort de Clidaman luy revint en la memoire, et cela fut cause qu’elle tira Lindamor à part, pour apprendre de luy ce qu’il avoit fait depuis la perte de son fils. Ce chevalier qui ne desiroit rien avecque plus de passion que de luy tesmoigner son obeissance, se disposa de contenter sa curiosité; et cependant que les princes et les chevaliers s’entretenoient avecque les nymphes et les dames qui estoient dans la chambre, il luy tint ce discours.

SUITTE DE L’HISTOIRE

DE CHILDERIC, DE SILVIANE ET D’ANDRIMARTE

Je ne sçay, Madame, si le chevalier que je vous envoyay apres la mort de Clidaman s’acquitta bien de la commission que je luy avois donnée, et s’il vous redit bien fidellement toutes les circonstances qui estoient arrivées en la disgrace de Childeric. – Il nous raconta, respondit Amasis, la passion que ce jeune roy avoit eue pour Silviane, les desseins qu’il eut pour rompre le mariage d’Andrimarte et d’elle, les violences qu’il fit dans la maison de cette [124/125] nouvelle femme en l’absence de son mary, la fuitte de Silviane sous un habit de garçon, et enfin la revolte du peuple et la perte de mon fils, qui fut presque accompagné de la vostre, car il me dit qu’en cette rencontre vous fustes extremément blessé. – A ce compte-là, Madame, reprit Lindamor, il n’oublia rien de ce qu’il avoit à vous raconter; mais pour ce que vous n’avez pas sceu de quelle façon Silviane et Andrimarte se retrouverent, ny ce qui leur arriva en se retirant dans la Gaule Armorique, dont Semnon les avoit faits seigneurs, je vous en rediray les particularitez, comme les ayant apprises par eux-mesmes, car Andrimarte qui me fait l’honneur de m’aymer, passant par la cité des Rhemois pour se plaindre à la reyne Mathine de l’impudicité de son fils, prit aussi la peine de me visiter dans le lict où me retenoient mes blessures, et m’en raconta les accidents de mesme que vous les entendrez.

A ce mot, Lindamor se teut pour un peu, puis il reprit la parole de cette sorte: Les remontrances que Guyemants fit à Childeric eurent tant de pouvoir sur l’esprit de ce jeune roy qu’il resolut en son ame, et protesta mille fois de ne retomber jamais dans une semblable faute. Mais un peuple esmeu n’estant pas beaucoup dissemblable à ces torrents qui dans leur premiere furie emportent tout ce qui leur resiste, il fallut que Childeric cedast à ceux qui s’estoient eslevez contre luy, et qu’il recogneust que pour la reparation d’un crime, ce n’est pas tousjours assez que de s’en repentir. Il se sauva donc en habit incognu aussi-tost qu’il eut partagé avec Guyemants la piece d’or; et pour ce que, dans l’apprehension où il estoit, il ne croyoit pas trouver de la seureté qu’en ceux dont il avoit desja esprouvé la fidelité et le courage, il voulut, bien que je fusse grandement blessé, que je l’accompagnasse jusques chez Bassin, duc de Turinge, entre les bras duquel il avoit fait dessein de se refugier. Moy qui depuis la mort de Clidaman avois oublié d’aymer ma vie, je consentis à tout ce qu’il voulut, et quelque cognoissance que j’eusse du peril où je m’allois exposer, je ne receus pas seulement une consideration de celles qui m’en pouvoient divertir. Ainsi nous partismes apres qu’il eut dit adieu à Guyemants, qui ne le vid point partir sans donner des larmes à cette fascheuse separation. Childeric fit voir en ce départ la generosité de son courage, qui estoit la seule bonne qualité qu’il avoit, car sans changer seulement de couleur: Cher amy, dit-il à Guyemants, je pars pour suivre le conseil que vous m’avez donné, et veux [125/126] bien que vous croyez que mon esloignement est une tres-grande marque de ce que vous pouvez aupres de moy; sans vous, j’aurois lavé de mon sang la faute que j’ay commise, et n’aurois pas vescu un moment apres la perte de ma coronne, mais puis que vous me promettez de travailler à mon restablissement, je veux vivre, afin que vous cognoissiez que je ne desespere point du secours que je ne puis recevoir que de vostre prudence.

A ce mot l’ayant prié de nouveau de s’y employer soigneusement, et l’ayant embrassé mille fois, nous montasmes à cheval, accompagnez des chevaliers Segusiens que j’avois alors aupres de moy, et dans peu de jours nous arrivasmes en la cité des Rhemois, où Childeric voulut passer pour donner luy-mesme à sa mere les nouvelles de son exil. Ce fut la plus pitoyable chose du monde de voir cet abord, car dés que Childeric fut entré dans la chambre de la reyne, il s’alla jetter à ses pieds, et cette princesse qui ne sçavoit pas le sujet de sa venue, tesmoignant en son visage plus de joye que son malheur ne vouloit pas qu’elle en eust, s’avança pour l’embrasser, mais luy, l’ayant repoussée doucement: Madame, dit-il, ne profanez pas vos mains sur le corps d’un coupable que les dieux ont puny par un supplice qui le perd et qui vous deshonore. – Comment, dit la reyne, toute estonnée, et quoy n’estes-vous Childeric, mon fils, le roy des Francs? – Je suis, respondit-il, vrayment Childeric, de qui les crimes meritent que vous luy ont deja ravy la qualité de roy.

A ce mot, cette Princesse soupçonnant en son ame une partie des malheurs qui estoient arrivez: Ah dieux! s’escria-t’elle, et qu’est-ce que vous me dittes, Childeric? Disant cela, elle le releva fondant toute en larmes, et le Prince s’estant reculé deux ou trois pas, elle alla encore luy prendre la main, et l’emmena dans son cabinet. Aussi-tost elle m’envoya querir, et soudain que je fus entré, je luy allay baiser la robe, mais elle m’embrassant: Ah Lindamor! me dit-elle, que les presages de Merovée ont esté veritables à mon dommage, et que je suis malheureuse de voir aujourd’huy l’effect de cela mesme, dont ce pauvre Roy avoit eu tant de fois la crainte! – Madame, luy dis-je, c’est un malheur arrivé, que la puissance mesme des dieux ne sçauroit maintenant revoquer. – Il est vray, Lindamor, respondit-elle, mais si Childeric eust eu de la vertu, il eust bien esté en son pouvoir de l’eviter. [126/127] Moy qui cognoissois bien le juste sujet qu’elle avoit de l’accuser, mais qui desirois apporter quelque consolation à la douleur que je luy en voyois souffrir: Madame, adjoustay-je, nous sommes quelquefois portez à des choses par une si secrette et si extreme violence qu’il est presque impossible que nous y resistions, et semble qu’il y ait en cela quelque fatalité qui soit inevitable. – Jamais, dit-elle, en m’interrompant, un homme qui aura le jugement bon, et quelque respect envers les dieux, n’obeyra aux fureurs desreiglées d’un appetit brutal, et quelques violantes que soient les inclinations qui l’y poussent, il trouvera tousjours dans sa vertu des armes assez fortes pour les surmonter; mais adjousta-t’elle en souspirant, tant s’en faut que Childeric ait jamais eu quelque inclination à resister au vice, qu’il a tenu pour ses mortels ennemis tous ceux qui l’en ont voulu destourner. – Cette passion, repris-je, qu’il eut au commencement pour Silviane ne devoit pas estre appellée absolument vitieuse, puisque, malgré l’inesgalité de leurs conditions, elle pouvoit avoir la vertu pour object; mais certes, depuis qu’il eut perdu l’esperance de la posseder, il en devoit aussi perdre le desir, et ne rechercher pas les moyens de la deshonorer. – Il a donc fait, me dit la Reyne, quelque violence pour jouyr de Silviane?

J’estois en peine de ce que j’avois à luy respondre, quand Childeric jettant les yeux sur moy: Achevez hardiment, me dit-il, contentez la curiosité de la Reyne, et rendez mon crime le plus enorme que vous pourrez, vous ne le depeindrez jamais si grand, qu’il ne le soit encore davantage dans la cognoissance que j’en ay. – Seigneur, luy respondis-je, me tournant à luy, puisque vous me le commandez, et que Madame desire d’apprendre ce qui s’est passé, je ne luy en cacheray pas les accidens.

Alors je ne luy fis le recit de tout, adjoustant toutefois parmy le mal quelques petites raisons qui le pouvoient rendre en quelque façon pardonnable. Je n’en eus pas plustost achevé le discours que cette Princesse affligée, tout autant qu’une femme la peut estre; s’adressant à son fils: Et bien, luy dit-elle, vous voyla recompensé de vos bonnes actions, Childeric, vous voyla sans sceptre et sans couronne, en estat d’aller chercher la protection d’autruy! Vous voyla despouillé du titre de Roy, pour posseder celuy de tyran, et me voicy sans autre consolation parmy tant de calamités que celle que je reçoy, lisant dans le chastiment dont les dieux vous ont puny une tres-grande marque de leur justice! [127/128] Justes dieux! continua-t’elle, levant les mains et les yeux vers le ciel, je vous prends à tesmoings de mon innocence et des supplications que je vous ay faites de destourner ce malheur de nostre maison! Vous seuls cognoissez les sentimens de mon ame, punissez-moy si j’ay manqué de soing à faire prendre une bonne nourriture à ce fils, soit par mes discours, soit par mon exemple! Disant cela, elle se mit à verser une si grande quantité de larmes que j’eus de la peine à m’empescher de les accompagner des miennes. En fin Childeric apres avoir un peu resvé: Madame, luy dit-il, quand j’aurois l’ame insensible au regret d’avoir failly, ces pleurs que vous donnez à ma disgrace seroient capables de m’en inspirer le repentir. Croyez donc que j’en ressens une douleur si forte qu’il n’est rien au monde que je ne fisse pour reparer le mal que j’ay commis, amis ne sçachant à cette heure aucune satisfaction qui puisse esgaler mon peché, je vous supplie tres-humblement, Madame, et à ce mot il se jetta à ses genoux, de me pardonner cette offense, afin qu’à vostre exemple les dieux, apprenants à l’oublier, cessent desormais de me poursuivre, puisqu’ils m’ont desja fait assez sentir les effects de leur vengeance.

La Reyne laissa quelque temps Childeric à genoux, ne sçachant elle-mesme ce qu’elle faisoit, tant elle estoit troublée; mais en fin le relevant: Childeric, luy dit-elle, je prie les dieux qu’ils ayent autant de pitié pour vous que j’ay peu de colere, et que vostre repentir les touche aussi puissamment qu’il m’a vaincue; mais souvenez-vous de ce que vous souffrez pour l’enormité de vostre crime, et faites que si mes commandemens ne sont assez forts pour vous empescher d’y retumber, vostre propre interest pour le moins ait cette puissance.

Madame, il ne serviroit à rien de vous redire par le menu les promesses que Childeric luy fit, ny les autres discours que la Reyne et luy eurent ensemble; il suffit que vous sçachiez qu’elle nous accompagna d’une de ses lettres au duc de Turinge, et qu’elle consentit que nous partissions dés le lendemain. Ce que nous fismes, et je vous jure qu’encore que j’eusse avecque moy un tres-expert chirurgien, qui me pansoit tous les jours de mes blessures, je ne laissois pas de me treuver incommodé de la longueur du chemin. Nous arrivasmes donc au bout de quelques jours à Turinge, où nous fusmes favorablemet receus; car Bassin qui est parent et allié de Childeric, tesmoigna tant de regret de le voir dans cette afflication que cela nous fut presque une assurance d’obtenir de [128/129] luy le traittement que nous en esperions. Aussitost que je luy eus donné la lettre de la Reyne, il l’ouvrit, et l’ayant leue, me la rendit pour la voir aussi, puis sans se souvenir de me la demander, il s’adressa à Childeric et luy jura qu’il le protegeroit contre tous ceux qui feroient quelque dessein de luy nuire.

– Vous avez donc, dit Amasis, en l’interrompant, la lettre que la Reyne escrivit, puisque Childeric vous la laissa entre les mains? – Je le croy, respondit Lindamor, et si vous avez envie de la voir, je m’assure que je l’auray bien-tost treuvée. Disant cela, il fouilla dans sa pochette, et la Nymphe ayant tesmoigné qu’elle eus testé bien aise de l’ouyr lire, le chevalier tira plusieurs papiers, parmy lesquels il treuva celuy qu’il cherchoit, et l’ayant ouvert, il y leut ces mots.

LETTRE DE LA REYNE METHINE

A BASSIN, DUC DE TURINGE

Childeric se va jetter entre vos bras, pour y trouver un refuge assuré contre tant de malheurs qui le persecutent. Mais s’il y a autant, d’inesgalité en vos inclinations, que je remarque de disproportion entre son vice et vostre vertu, je n’attends qu’un tres-mauvais succés se son voyage. Toutefois, si la bonne volonté que vous avez tesmoignée à la mere, peut en quelque façon estre communiquée au fils, je ne desespere pas entierement de son salut, et croy que vous luy ferez au moins la faveur de luy permettre de vivre. Ses defauts ont offensé le Ciel, et je crains que, pour se vanger, il ne luy laisse pas une retraitte assurée sur la terre; mais de quelque colere que les dieux puissent estre animez contre nous, je sçay qu’ils ne sont pas tousjours inexorables et qu’ils pourront estre touchez de son repentir et de mes pleurs, si vous commencez d’estre sensible aux larmes dont je mouille ce peu de lignes. Prenez donc, je vous appartenir, souffrez que leur interest soit en quelque façon le vostre, et que le peu qui leur reste d’esperance, soit desormais conservé soubs vostre protection.

– Voyla, Madame, dit Lindamor, en continuant, ce que la Reyne escrivit à Bassin, dequoy son ame fut si touchée qu’il protesta, comme je vous ay desja dit, de le servir contre qui que ce [129/130] fust. Pour moy, je fis le moins de sejour que je pus à Turinge, pour ce que Guyemants me l’avoit ainsi conseillé, mais quelque volonté que j’eusse de me rendre bien-tost aupres de luy, je ne le pus jamais, car estant de retour en la cité des Rhemois, où j’avois charge de repasser pour advertir la Reyne du bon accueil que le duc avoit fait à Childeric, le travail du chemin fit rouvrir deux de mes blessures, et la fievre m’ayant saisi là-dessus, je fus contraint de ceder à la violence du mal, et me vis reduit en tel estat que presque tous desespererent de ma guerison.

Cependant, comme vous avez sceu, Silviane estoit partie de Paris sous l’habit de l’un des enfans d’Andrenic, et n’avoit avecque elle que la femme de ce bon homme, et un des serviteurs d’Andrimarte. Il arriva qu’estans sortis de Claye où elle avoit couché la premier nuict, et s’estant mise sur le grand chemin de Gandelu, elle n’eust pas marché environ une demie lieue qu’elle. L’apprehension où elle estoit pour l’extreme peril qu’elle avoit evité le jour auparavant, luy fit promptement tourner la teste, et pour ce qu’elle prit garde qu’ils couroient à toute bride et qu’elle entendit qu’ils crioyent. Arreste! arreste! Ah dieux! dit-elle, se tournant à la femme d’Andrenic, voila ce tyran qui me poursuit encore, mais adjouta-t’elle, s’il te reste assez de vie pour t’acquiter de ce devoir, je te commande de rapporter à mon Andrimarte que j’ay mieux aymé mourir que permettre qu’on fist aucune injure à mon honneur et au sien. Disant cela, elle mit la main à l’espée, et ne croyant pas pouvoir trouver son salut en la fuitte, elle demeura ferme, et se resolut d’attendre, quelque succez que la fortune luy preparast.

Dans ce temps-là ceux qui couroient après elle s’approcherent si fort qu’ils purent remarquer l’action où elle estoit, et la prenants pour un chevalier, ils s’estonnerent du sujet qui le pouvoit avoir obligé à se mettre en defense; croyants donc qu’il estoit à propos d’en apprendre la cause, ils demeurent esloignez d’elle environ quarante ou cinquante pas, et deputerent un de leur trouppe pour s’aller informer des raisons qui luy avoient fait mettre la main à l’espée. Silviane, se feignant tousjours estre chevalier, respondit hardiment que depuis deux jours un traistre avoit attenté contre son honneur, et que la creance qu’elle avoit qu’il fust venu pour l’assassiner, estoit cause qu’on la voyoit en la posture d’un homme qui sçait bien vendre sa vie. Alors ce chevalier l’assura que ceux [130/131] qu’il avoit soupçonnez seroient tousjours plus prests à le servir qu’à luy nuire, et que le sujet qui les avoit portez à courir apres luy estoit qu’ils l’avoient pris pour un de leurs amis qui n’estoit party de leur maison que depuis une heure, et qu’ayants eu nouvelle qu’un cerf avoit esté destourné, ils vouloient le rappeller, afin de luy donner le plaisir de le courre. Silviane bien aise d’avoir esté trompée, remit son espée dans le fourreau, et se disposa à continuer son voyage; mais le chevalier l’ayant prié de luy dire tousjours fort heureux quand je trouveray les occasions de vous servir.

A ce mot elle tourna bride, et reprenant son chemin du costé de Gandelu, elle prit garde que ceux qui l’avoient suivie se jetterent dans un bois qui estoit sur la main droite. Cependant la femme d’Andrenic, se voyant hors du danger qui avoit presque failly à la faire mourir de peur, commença de se mettre un peu en colere, mais de si bonne grace que le beau Cephindre ne se put jamais empescher d’en rire: Vrayment, luy dit-elle, belle dame, je trouve ce courage un peu bien hors de saison, et si vous avez resolu de mettre à tous moments la main à l’espée et de desfier tous ceux que nous rencontrerons, je suis d’advis que nous fassions les chevaliers errants et que vous dissputiez contre tout le monde le prix de ma beauté. – Ma bonne mere, luy respondit Silviane, ce que j’ay fait n’a point esté si hors de saison que vous vous l’imaginez, car enfin que ne dois-je pas craindre? Childeric s’opiniastre à me perdre, et qui sçait si à l’heure que nous parlons il n’est point en quelque part aux embusches, ou s’il n’a point donné charge à quelqu’un de me suivre et de me remettre à sa mercy. – Childeric, reprit la bonne vieille, a bien maintenant d’autres affaires dans la teste, et croyez-moy qu’encore qu’il n’eust autre soucy que de vous r’avoir, je ne pense pas que cela fust en sa puissance. Cet habit vous change tellement la taille et le visage qu’il ne vous recognoistroit jamais; et c’est bien pour cela que je juge que vous avez un peu trop legerement apprehendé tantost l’arrivée de ces chevaliers, puis que vous devez vous fier davantage à l’invention qui vous cognoissez mal ce que peut un esprit quand il est une fois en fureur! Est-il rien de funeste que je ne doive attendre de la malice de Childeric? Voyez-vous, ma chere amie, continua-t’elle, je suis dans une si grande mesfiance [131/132] que je croy que la fidelité mesme seroit capable de me tromper. J’ay creu que ce tyran auroit tant fait souffrir de supplices à Andrenic qu’il auroit pu tirer la verité de sa bouche et sçavoir de luy ce que le garçon qui nous guide luy avoit communiqué de nostre dessein. – Pour dieu, Madame, dit cette femme en l’interrompant, ne mettez jamais cela dans vostre esprit, et croyez qu’il periroit plustost mille fois qu’il ne feroit quelque chose contre ce qu’il doit à vostre contentement et au repos d’Andrimarte. – Bonne femme, adjousta Silviane, quand nous ne sentons point de mal, nous nous persuadons que les plus cruelles tortures ne seroient pas capables de nous faire rompre la foy que nous avons pour le secret et pour le silence, mais souvenez-vous que dans la plus grande force de la douleur, il est bien difficile qu’on ne manque de constance, et c’est pourquoy, m’estant figurée en moy-mesme que Childeric le pourroit avoir exposé à ce genre de peines, je craignois qu’il eust confessé ce que je ne voudrois pas qu’il descouvrist à personne.

Avec telles ou semblables paroles, elles s’alloient divertissant durant la longueur du chemin, et Silviane qui mouroit d’impatience de revoir son cher Andrimarte, à chaque homme qu’elle voyoit paroistre elle s’imaginoit que c’estoit luy; toutefois, quelque desir qu’elle en eust, elle se trouva tousjours deceue, et toute cette journée se passa sans qu’elle en pust apprendre des nouvelles. La femme d’Andronic la conduisoit ne cessoit de luy dire qu’Andrimarte ne pouvoit venir par autre chemin que par celuy qu’elles tenoient. De cette sorte elle arriva à Gandelu où elle coucha vrayment, mais ce fut sans y reposer, car l’envie qu’elle avoit d’en partir la fit lever aussi-tost que l’aurore, et dés qu’elle fut à cheval elle se mit à suivre le chemin de Coincy.

Je vous ennuyerois, Madame, si je vous racontois seulement une partie des pensées qui l’affligeoient durant son voyage. Tant y a qu’elle estoit dans une perpetuelle inquietude, et que dés le moment qu’elle se figuroit qu’Andrimarte auroit pris un autre chemin ou qu’il auroit passé durant la nuict, elle paroissoit presque desesperée. Mais toutes ces craintes furent peu de chose en comparaison de celle qui la vint attaquer, quand elle s’imagina qu’il y avoit quelque apparence que Childeric l’eust fait assassiner. D’abord elle changea de couleur, puis ouvrant la bouche aux souspirs et ses yeux aux larmes: Ah! ma mere, dit-elle, se tournant [132/133] vers la femme d’Andrenic, peut-estre faisons nous icy un voyage bien inutile? Cette bonne femme qui s’estonna de ce changement: Pourquoy avez-vous cette opinion? luy respondit-elle. – Pource que je crains, adjousta Silviane, que ce barbare ait fait tuer Andrimarte. – Bons dieux! repliqua la bonne vieille, que dittes-vous là? Madame, ce soupçon seulement est capable de me faire mourir. Pour Dieu! ne vous imaginez pas que cela puisse estre, nous en aurions desja sceu quelque chose et croyez-moy que puisque le cœur ne me l’a point dit, c’est une marque que cela n’est pas, car il m’arrive peu de malheurs, dont auparavant je n’aye eu quelques presages. – L’apparence que j’y voy, reprit Silviane, est trop grande pour ne me laisser pas cette crainte, car pensez, je vous prie, au temps de son despart, et jugez s’il ne devroit pas estre maintenant de retour. La femme d’Andrenic s’estant mise alors à penser et à compter par ses doigts: Je n’ay pas, dit-elle tout à coup, l’esprit trop bon pour bien supputer toutes ces choses, mais selon mon foible jugement, je ne treuve pas, quelque diligence qu’il fasse, qu’il puisse passer qu’aujourd’huy. Le garson qui l’accompagnoit, ayant fait son compte de son costé: Je vous assure, Madame, cria-t’il tout haut, que cette femme a raison, car je voy que son compte se rapporte parfaittement au mien.

Disant cela, ils arriverent sur le haut d’une petite colline, qui laissant libre la veue d’une grande plaine qui estoit au dela, permit à Silviane de remarquer d’assez loing quelques hommes à cheval qui venoient en grande diligence. D’abord elle n’en sceut cognoistre ny le nombre ny les personnes, mais les montrant à la femme d’Andrenic: Ne voyez-vous pas, luy dit-elle, ma bonne mere, quelques hommes là-bas qui viennent droit à nous? Je ressens une secrette joye qui me dit que ce pourroit bien estre Andrimarte. La bonne vieille à qui l’aage avoit un peu gasté la veue: Je ne voy pas, respondit-elle, ce que vous me montrez, mais si c’estoit Andrimarte, comme je prie les dieux qu’ils le vueillent, en verité, Madame, que feriez-vous? – Je mourrois, luy respondit Silviane, d’un excez de contentement. – Ce n’est pas, reprit-elle, ce qu’il faudroit faire, il vaudroit bien mieux le combattre ou pour le moins le desfier comme ces chevaliers qui nous suivirent l’autre jour. – Helas! repliqua Silviane, il y a trop long-temps qu’il m’a vaincue. Disant cela, elle tenoit tousjours les yeux attachez sur les hommes qu’elle avoit veus, dés qu’elle apperceut qu’il [133/134] y en avoit un qui portoit un chappeau couvert de plumes blanches, elle lascha la bride de son cheval et se frappant d’une main contre l’autre: C’est fait, ma mere, dit-elle, voylà Andrimarte, je recognois ses plumes et son habit. – Madame, respondit cette femme, si c’est luy, je suis d’avis que nous le trompions et que nous essayons s’il nous recognoistra. – Il nous cognoistra sans doubte, repliqua Silviane, car son serviteur n’est pas desguisé comme nous. – A cela, reprit la bonne vieille, il y a un remede, c’est qu’il faut qu’il se cache jusqu’à ce que nous l’appellions.

A ce mot Silviane commanda à ce jeune homme qui avoit aussi recognu Andrimarte de se mettre derriere un arbre qu’elle luy montra, à quoy il obeyt incontinent. Mais Silviane qui dans l’excez de sa joye avoit oublié de reprendre les resnes de son cheval, faillit à se rompre le col, car le cheval qui commençoit d’estre un peu lassé de la longueur du chemin, broncha si lourdement en la descente que le beau Cephindre, qui n’estoit pas trop bon escuyer, tumba la teste la premiere à trois ou quatre pas de luy. Cette cheute estonna beaucoup plus la vieille qu’elle ne fit de mal à Silviane, qui ne pouvant recevoir de grand dommage en la presence de son mary, se releva promptement, et dit à la bonne femme qu’elle ne s’estoit qu’un peu blessée au nez, et de fait elle en avoit heurté contre la terre, en sorte que le sang en sortit.

Andrimarte s’estoit desja si fort approché qu’il avoit pu voir tumber Cephindre, et cela fut cause que pour luy ayder il poussa son cheval à toute bride, mais il n’arriva aupres de luy qu’au mesme temps qu’il eut achevé de se relever. Et parce que Silviane avoit mis son mouchoir sous le nez, pour recevoir le sang qui en sortoit, il fut impossible au chevalier de la recognoistre. Toutefois se croyant obligé par les loix de la courtoisie à luy dire quelque chose: Chevalier luy dit-il, je m’estois hasté de venir pour vous assister, si vous eussiez eu besoin de mon service, mais à ce que je voy, vous estes en estat de vous en passer.

Silviane rougit, oyant les paroles d’Andrimarte et fut tentée de ne luy retarder pas davantage le contentement que sa veue luy pouvoit apporter. Toutefois voulant encore prendre quelque plaisir dans cette feinte: Chevalier, luy respondit-elle, avec une voix un peu changée, et laissant son mouchoir devant le visage, vostre bonne volonté ne laisse pas de m’obliger infiniment. Disant cela, elle le regarda des mesmes yeux, pour lesquels il avoit si longtemps bruslé, et parce qu’Andrimarte y remarqua quelques [134/135] traits de ceux qui l’avoient autrefois rendu sensible aux atteintes d’Amour, il lui passa une confuse idée dans l’esprit, qui luy fit croire qu’il avoit veu ce chevalier en quelque autre lieu. Mais comme il estoit sur le poinct de luy en ouvrir le discours, il prit garde que le cheval de Silviane s’estoit eschappé, et que se sentant libre il avoit gaigné la campagne; il commanda donc à ceux qui l’accompagnoient de courir apres luy et de le ramener. Et au mesme temps ayant mis pied à terre, il pria le chevalier qui luy estoit incognu de s’asseoir sur un petit coing de rocher qui s’avançoit sur le grand chemin; à quoy Silviane ne resista point, car elle en avoit assez de necessité, et là Andrimarte ayant sceu le nom de Cephindre, et qu’il n’estoit party de la Cour que depuis peu de jours, il le conjura de luy raconter les nouvelles qu’il y pouvoit avoir apprises.

Silviane donc resolue de le mettre en peine le plus qu’elle pourroit, afin de luy faire plus d’horreur que de plaisir quand je vous les auray appris, car estant, si je ne me trompe, Franc de nation, aussi bien que moy, il seroit impossible que vous ne supportassiez impatiemment de si grands deffauts en un monarque qui se peut vanter de gouverner l’empire le plus glorieux qui soit en l’univers. Toutefois, puis que vostre courtoisie m’a fait cognoistre que je commettrois un crime en vous desobeyssant, je vous diray que Childeric vient de ternir sa vie par la plus sale et la plus lasche action que tyran ait jamais faite.

A ce discours Andrimarte fremit, dequoy Silviane s’apperceut, puis elle continua de cette sorte: Son impudicité a esté si grande qu’elle l’a porté à deshonorer une femme, dont le merite et la vertu estoient extremes aussi bien que sa beauté. Et il est croyable qu’ayant esté dans la Cour, il sera difficile que vous ne l’ayez veue avecque admiration, car Silviane, c’est ainsi qu’elle se nomme, n’a presque jamais esté regardée de personne, sans qu’à l’instant mesme sa grace n’en ait gaigné le coeur. Au nom de Silviane Andrimarte perdit toute contenance, et se levant, comme transporté: Ah dieux! dit-il assez haut, est-il possible que ce barbare ait assouvy sa brutale fureur, et qu’il ait triomphé en mesme temps de la vertu de Silviane, qu’il l’a entrepris, mais la resistance de cette jeune femme a trompé les desseins de ce luxurieux tyran, et sa vertu l’a fait recourir à un remede qui n’estoit pas moins [135/136] necessaire que je l’ay trouvé violent. Ces dernieres paroles remirent un peu l’esprit du chevalier, cela fut cause qu’il se tourna asseoir, et que s’addressant à Cephindre qui laissoit tousjours son mouchoir devant son visage: Chevalier, luy dit-il, ainsi les dieux te donnent l’accomplissement de tes desirs; je te supplie, raconte m’en les particularitez, et ne permets plus que mon ame languisse dans l’incertitude où tu la retiens. – Vous avez donc, dit le dissimulé Cephindre, quelque interest dans cet accident? – Si grand, respondit le chevalier, qu’Andrimarte mesme n’y en sçauroit avoir davantage, et bien que je ne croye pas qu’on puisse apporter quelque remede à ce desordre, je vous reciteray ce que j’en sçay, afin que vous avisiez de vous y gouverner comme vous le jugerez plus à propos.

A ce mot Andrimarte tira son mouchoir de sa pochette, et l’ayant ouvert sur sa main, il appuya sa teste dessus, et Silviane voyant qu’il tenoit les yeux baissez devint un peu plus hardie, et ostant le sien qu’elle tenoit devant le nez, elle poursuivit de cette sorte: Si je sçavois quels ont esté les succez qui ont accompagné l’amour d’Andrimarte et de Silviane, je m’imagine que j’aurois beaucoup de plaisir à vous les raconter et que vous ne seriez pas marry de les ouyr; mais puis que je n’ay rien appris de leur vie que ce qui est arrivé depuis leur mariage, je me contenteray de vous dire qu’à peine eurent-ils cueilly le fruict de leurs travaux, que Childeric, sous un pretexte feint et imaginaire, commença de mettre des obstacles au repos dont ils devoient jouyr. Et par ce que l’amour que ce prince avoit pour Silviane n’avoit nul fondement legitime, elle ne demeura pas dans les termes de la discretion, au contraire elle le fit resoudre à tenter de la corrompre ou de la forcer. Il envoya donc Andrimarte chez la reyne Methine, afin qu’en son absence il eust plus de commodité d’executer son pernicieux dessein, et dés que ce chevalier fut party, il prit si bien son temps qu’il entra dans la maison de Silviane, lors qu’il n’y avoit aupres d’elle entra qu’une vieille femme, qui est celle de qui l’on a appris la verité de tout.

Jugez quel fut l’estonnement de Silviane, voyant entrer Childeric! Toutefois elle cacha son desplaisir et sa crainte le mieux qu’elle put, et s’approchant de luy avec un visage bien contraire aux mouvements de son cœur, elle voulut luy dire quelque chose. Mais Childeric la prevenant se jette à ses genoux, et luy prit la [136/137] main pour la baiser, dequoy Silviane fut si surprise qu’elle se desbatit avec violence et fit tant qu’elle s’en retira. Incontinent le Prince se releva, et s’estant mis sur un siege, il pressa si fort cette jeune femme qu’il la contraignit de s’asseoir assez prez de luy; et là, apres quelques regards qu’il accompagna de mille souspirs: Mais, belle Silviane, dit-il tout à coup, pourquoy me refusez-vous les faveurs qu’Andrimarte a desja obtenus? Ne commettrez-vous pas un crime, si, cependant que vous le pouvez, vous ne voulez, point jouyr d’un plaisir que j’estime le plus doux de la vie? Craignez-vous que je manque de discretion, et que je ne sçache pas me taire dans la jouyssance de vos faveurs?

A ces paroles Silviane rougit, et se voyant en un estat, auquel sans faillir contre son devoir, elle ne pouvoit ouyr des discours d’amour d’autre bouche que de celle de son cher Andrimarte: Seigneur, luy respondit-elle assez hardiment, je ne doibs plus craindre que vous manquiez de discretion, vostre discours m’enseigne que vous n’en eustes jamais pour moy, puisque sçachant ce que je doibs à mon mary, vous entreprenez mal à propos de me rendre coupable d’une action que la rigueur du Ciel ne sçauroit jamais assez punir. Silviane dit encore quelque chose, que le Prince escouta fort impatiemment, puis prenant la parole: Mais en fin, Silviane, luy dit-il, à quoy croyez-vous que soient utiles tant d’insupportables refus? – A conserver, repliqua-t’elle, ce que je ne doibs jamais perdre qu’avecque la vie. – C’est en quoy, reprit Childeric, vous vous trompez, car vous ne serez jamais assez forte pour resister à la volonté que j’ay de vous vaincre, et c’est sans doubte que ce que vous refuserez à mon amour, vous serez forcée de le donner à la violence, dont je me serviray contre vostre cruauté.

Disant cela, il luy prit un bras, et se voulant saisir de l’autre pour les enfermer tous deux dans sa main, Silviane le retira, puis tout à coup le portant sur les cheveux du Prince: Seigneur, s’escria-t’elle, arrestez-vous, ou vous me ferez sortir du respect que je doibs à vostre naissance. Childeric qui ne voulut plus differer l’execution de son mauvais dessein, fit signe alors à quelques hommes qui l’avoient suivy pour cet effect, qui ayans fermé la porte et s’estans saisis de Silviane, la voulurent jetter sur son lict. Elle qui vid bien que la resistance de la bonne vieille qu’elle avoit ne seroit pas capable de la garentir du danger dont elle estoit menacée, fit en cet instant une resolution fort estrange, et promit [137/138] d’accorder à Childeric quelques faveurs qu’il pust desirer d’elle, pourveu que ces hommes la voulussent quitter. Childeric flatté de la douceur de cette promesse leur commanda de la laisser, à quoy ayans obey, Silviane s’approcha du Prince et le pria de permettre qu’elle pust quitter une partie de ses habits dans son cabinet; à quoy le Prince ayant consenty, Silviane se despouilla de sa robe et de ses plus riches ornemens, puis sortant ainsi deshabillée, elle parut la gorge presque toute nue, et les manches de son corps de juppe troussées jusqu’à la moitié du bras. Quand Childeric la vid en cet equipage, il en demeura tout ravy et se laissant transporter à la joye que luy donnoit l’esperance de jouyr de tant de belles choses, se leva pour l’aller embrasser, mais elle, tirant un poignard qu’elle avoit pris: Arreste, luy dit-elle, sur peine de la vie, et m’escoute.

A ce commandement le prince s’arresta tout court, ne sçachant à quel dessein elle s’estoit saisie de ces armes, et alors Silviane luy dit: Voicy, cruel tyran, le remede à ta lascive fureur, voicy qui finira mes jours et ton impudence, et de qui le secours me fera verser assez de sang pour y noyer ton feu, que mes larmes n’ont pas esté capables d’esteindre. Change desormais ton amour insolente en une legitime compassion, et ne permets pas qu’apres sa mort ce corps souffre la honte d’avoir esté pollu par un de tes regards seulement. Andrimarte restera pour nous vanger de ton crime. Cependant, si les dieux permettent que la verité de cette action paroisse aux yeux de tout le monde, on sçaura que j’ay voulu mourir pour ne l’offenser point, et pour te faire cognoistre qu’il t’estoit moins facile de triompher de mon honneur que de ma vie. A ce mot cette belle femme s’en donna deux si grands coups dans le sein qu’à peine devant que mourir elle pust dire ces deux mots: Adieu Andrimarte!

Silviane racontant ce dernier accident ne put s’empescher de sousrire, mais elle ne fut pas long-temps sans se repentir de son artifice, car Andrimarte haussant un peu les yeux, et regardant Cephindre. – Tu m’assures donc, luy dit-il froidement, que Silviane n’est plus? – Elle n’est plus, respondit Silviane, si elle ne vid aupres de vous. Disant cela, elle avoit remis son mouchoir devant son visage, et le chevalier qui entendit que Silviane ne vivoit plus que dans son cœur: Helas! adjousta-t’il, que ce qui luy reste de vie me fera souffrir de morts!

A ce mot il s’arresta, et porta son mouchoir à ses yeux, puis [138/139] tout à coup reprenant la parole: Toutefois, dit-il, mon mal n’est pas sans remede, si ma chere Silviane a sceu mourir pour ne n’offenser pas, je n’en feray pas moins pour luy plaire. Et toy, chevalier, continua-t’il, regardant Cephrine d’un œil qui parloit desja de son transport, si tu n’as esté oculaire tesmoing du courage de Silviane, sois-le de mon desespoir. Disant cela, il mit la main sur son espée et l’avoit desja tirée hors du fourreau, quand Silviane se jetta sur luy, et luy saisissant les bras, fit tout ce qu’elle put pour empescher qu’il ne se la mist dans le corps. Toutefois quelque force que luy donnast l’extreme crainte où elle estoit, Andrimarte l’eust mis pied à terre et ne se fut jettée à corps perdu sur le chevalier, qui faisoit alors un dernier effort, et les autres ne le voulans point quitter, fut cause qu’ils cheurent tous trois en mesme temps.

Cependant ceux qui estoient à la poursuitte du cheval de Silviane revindrent, et voyans d’assez loing leur maistre, l’espée à la main, se desbattre contre deux hommes, jugerent d’abord qu’ils l’avoient voulu assassiner. Ils pousserent donc leurs chevaux, et le plus avancé ayant mis pied à terre: Ah! voleurs, s’escria-t’il, vous ne viendrez pas à bout d’un si lasche dessein! Disant cela, il porta son espée contre les reins de Silviane, et luy en eust traversé le corps, si le serviteur d’Andrimarte qui avoit desja abandonné l’arbre où il s’estoit caché, ne se fust approché en mesme temps et n’eust crié que c’estoit Silviane. Silviane s’oyant nommer, tourna la teste incontinent, et voyant le peril où elle avoit esté, jugea bien que cette feinte luy pourroit apporter quelque dommage si elle duroit plus longuement. Voulant donc redonner à son cher Andrimarte le contentement que son artifice luy avoit desrobé: Comment, mon Andrimarte, luy dit-elle tout à coup, vous ne cognoissez donc plus le visage de vostre Silviane? Est-il possible que pour me recompenser de la peine que j’ay prise à vous chercher, vous me donniez moins de tesmoignages de vostre amour que de vostre oubly?

A ces paroles Andrimarte la regarda attentivement, et ne voyant plus rien devant son visage qui l’empeschast d’en recognoistre le traits, il sortit de l’erreur où Silviane l’avoit un peu trop entretenu, et cognoissant en mesme temps son serviteur et la femme d’Andrenic: Mauvaise! dit-il, recevant Silviane entre ses bras; de quel crime me vouliez-vous punir, quand pour m’affliger, vous [139/140] avez inventé une si fascheuse nouvelle? Silviane ne pouvant luy respondre que par ses baisers, fut long-temps sans luy dire une seule parole: En fin s’estant mieux fait cognoistre femme par la quantité des larmes qu’elle versa que par son habit, elle luy rendit un veritable compte de tout ce qui s’estoit passé depuis son départ.

Andrimarte donc ayant sceu au vray jusqu’où s’estoit portée l’insolence de Childeric, fit dessein de se retirer promptement dans la Gaule Armorique, et de ne rien espargner, pour tirer de son impudique attentat une vengeance memorable. Toutefois s’imaginant que ce seroit une espece d’ingratitude de partir sans avoir remercié la reyne Methine des faveurs qu’elle avoit si liberalement departies à Silviane et à luy, il resolut de repasser chez elle, si bien qu’aussi-tost qu’ils furent à cheval ils reprirent le chemin par où Andrimarte estoit desja venu.

Mais, Madame, que les propositions des hommes trouvant d’obstacles devant qu’arriver à leur accomplissement, et que la suitte de ce discours vous fera bien cognoistre que le plus souvent la fortune nous fait rencontrer un naufrage où nous avons creu trouver un port assuré!

Andrimarte n’avoit plus qu’une demy-journée de chemin pour estre dans la cité des Rhemois, quand, de peur que le chaud incommodast Silviane, il la pria de mettre pied à terre et de se reposer à l’ombre de quelques saules durant le milieu du jour. Elle, qui n’avoit de volonté que pour luy plaire, descendit incontinent, et le chevalier en ayant fait de mesme, ils laisserent leurs chevaux, et s’allerent asseoir dans un pré qui estoit tout contre le grand chemin; là ils virent deux rangs de petits arbres, que l’Art avoit plantez en droite ligne, entre lesquels couloit un petit canal qui servoit d’une humide sepulture aux feuilles que les saisons avoient fait mourir. Et parce que ce lieu leur sembla tres-agreable, ils resolurent de n’en partir point que le soleil et le feu de leur amour n’eussent un peu adouci leur violence.

Toutefois, comme il commençoit de baiser sur les levres de Silviane les roses qu’Amour luy presentoit alors sans espines, quelque ravissement où son ame se rencontrast, il se vid contraint de s’en retirer, pour le bruit de quelques espées qu’il ouyt assez pres de luy. A peine eut-il tourné la teste qu’il apperceut dans le pré voisin deux hommes, le pourpoinct bas et l’espée à la main, qui s’alongeans de grandes estocades, montroient n’avoir d’autre [140/141] soing que de s’oster la vie l’un à l’autre. Et parce qu’il jugea qu’il ne pouvoit mieux faire que de les separer, il passa au travers des saules, et ayant sauté le petit canal, s’avança l’espée à la main, resolu de se mesler parmy eux et d’empescher que leur combat ne fust une tragedie; mais celuy des combatans qui avoit esté le plus offensé, cognoissant bien le peu de temps qu’il luy resoit pour se vanger, ne vid pas plustost approcher Andrimarte que voulant ou mourir ou vaincre, il se jetta comme desesperé sur son ennemy, et passa si favorablement qu’il luy mit son espée dans le corps, dont il luy fit une mortelle blessure. Aussi-tost il se leva, et tout ce qu’Andrimarte put faire, ce fut d’arriver à temps pour soustenir le corps du blessé, qui commençant à chanceller, et ne se pouvant soustenir, se laissa aller entre les bras du chevalier ; et luy dit à mots interrompus: Chevalier, qui que tu sois, sçache que je me vois justement puny, et que mon vainqueur a tiré sa raison d’une injure qu’il ne pouvoit souffrir sans la perte de sa reputation. Cependant qu’il parloit ainsi, Silviane qui avoit suivy Andrimarte arriva aupres de luy, et rompit son mouchoir pour arrester le sang qui couloit de la playe du blessé; mais luy se sentant en estat de ne pouvoir plus esperer de vivre, levant les yeux au ciel, puis les portant sur Andrimarte: En vain, luy dit-il, avec une voix tremblante et entrecouppée de sanglots, vostre courtoisie d’efforce de me secourir, je cognois que mon trespas est inevitable. Toutefois, afin que ce bien-fait ne soit pas du tout inutile, permettez qu’il serve à la descharge de mon homicide, auquel je pardonne ma mort aussi librement que je souhaitte qu’il s’arresta, et perdant la vie comme la parole, demeura tout froid entre les bras d’Andrimarte. Cet accident l’affligea, mais n’y pouvant apporter de remede, il reprit son espée qu’il avoit laissée en terre, pour avoir plus de commodité de secourir le blessé, puis donnant la main à sa chere Silviane, s’en revint où ses chevaux l’attendoient, et se remit en chemin.

Ils n’eurent pas fait environ trois ou quatre cens pas qu’ils furent rencontrez par quantité d’hommes à cheval, qui voyans Andrimarte et Silviane marquez de sang en divers endroicts, commencerent à murmurer entr’eux, puis s’estant separez, les uns suivirent Andrimarte à veue d’œil, et les autres passerent outre, pour tascher d’apprendre quelques nouvelles du malheur dont ils avoient commencé de soupçonner quelque chose. Mais à [141/142] peine eurent-ils treuvé le corps de Cleosidor, c’est ainsi que se nommoit le mort, qu’ils le firent emporter, et s’imaginans que ceux qu’ils avoient rencontrez en estoient les assassins, quelques uns d’entr’eux pousserent leurs chevaux pour en advertir ceux qui suivoient Andrimarte; puis tous ensemble se saisirent de luy, de Silviane, et de ceux qui les accompagnoient, devant qu’ils eussent pensé seulement à se defendre, tant l’innocence apporte de seureté.

Jugez, Madame, quel fut leur estonnement, se voyans traittez de la sorte, et particulierement quand un vieillard, pouvant à peine parler, pour l’extreme colere où il estoit, s’adressant à Andrimarte: Assassin, luy dit-il, tu croyois peut-estre que le jour seroit aussi noir que ton crime, et qu’il pourroit cacher l’infamie dont tu t’es chargé en la mort de mon fils, mais les dieux ont permis qu’elle ait esté descouverte, et devant que deux jours soient exprimez, tu ressentiras ce que les loix ordonnent contre tes complices et contre toy.

Andrimarte se doubta bien à l’instant qu’on le soupçonnoit du meurtre dont il avoit esté le tesmoing, et non pas l’autheur; toutefois, se croyant obligé de respondre plustost aux injures du vieillard qu’à parler de son innocence en racontant l’action qu’il avoit veue, il le regarda d’un œil qui ne sentoit point son coupable et luy dit: Je ne suis ny assassin ny homicide de ton fils, mes actions sont irreprochables et m’aydent à dementir tous ceux qui osent me soupçonner de quelque perfidie. A cette response, le vieillard se laissant emporter à la violence de son ressentiment, tira du fourreau la mesme espée qu’on avoit ostée à Andrimarte, et la luy eust plongée dans le sein, si de fortune un sien neveu ne luy eust arresté le bras, et ne luy eust fait cognoistre que c’eust esté trop de gloire pour le prisonnier de mourir de sa main, puisqu’il devoit perir par celle d’un bourreau. Cette consideration arresta le coup dont le vieillard avoit fait dessein de tuer Andrimarte, mais Silviane qui le vid si proche de la mort en eut tant de frayeur qu’elle perdit toute cognoissance et ses yeux s’estans obscurcis, elle commença à chanceller, et c’est sans doubte qu’elle fust tumbée, si ce n’eust esté que ceux qui estoient à costé d’elle la retindrent chacun par un bras et la soustindrent, tant que dura son esvanouyssement. Toutefois ne sçachans pas la veritable cause de sa douleur, ils jugerent que c’estoit un effet du remords que luy donnoit la faute qu’ils croyoient qu’elle eust [142/143] commise. La femme d’Andrenic estoit de son costé aussi pasle que la mort, et parmy ses souspirs et ses larmes laissant quelquefois eschapper le nom de Madame, elle estoit cause que ceux qui la gardoient s’imaginoient que desja la crainte du supplice luy avoit troublé le jugement.

De cette sorte ils furent conduits dans la ville de Fisme, qui n’estoit pas beaucoup esloignée de la cité des Rhemois, et là ils furent enfermez dans une tour, dont les cachots estoient si horribles que le soleil mesme eust eu honte d’en approcher. Je ne vous diray point, Madame, les regrets de Silviane, ny les desplaisirs d’Andrimarte touchant leur captivité, je vous diray seulement de quelle façon ils en sortirent.

Celuy qui avoit tué Cleosidor n’eut pas plustost fait le coup qu’il se sauva, comme je vous ay desja dit, et s’estant retiré dans le plus prochain village, il changea ses habits, et prit ceux du premier berger qu’il rencontra, resolu de se retirer chez soy soubs la faveur de ce desguisement. Toutefois ayant sceu sur le commencement de la nuict que le chevalier qui s’estoit jetté dans le pré pour les separer avoit esté pris comme coupable, il changea son premier dessein, et se disposa de mourir plustost que de permettre que l’innocence d’Andrimarte portast plus long-temps la peine d’un meurtre qu’il avoit seul commis. Sur cette resolution il prit le chemin de la cité, et s’estant un peu reposé durant la nuict, il arriva au palais de la reyne Methine, sur le poinct qu’elle alloit au temple pour assister à un sacrifice qu’elle faisoit faire en faveur de Childeric. Soudain qu’il l’apperceut, il s’avança, et prit si bien son temps qu’il se jetta à ses pieds, devant que personne eut eu le moyen de l’en empescher. La Reyne, qui est la meilleure princesse qui ait jamais porté le sceptre des Francs, s’arresta incontinent, et jettant les yeux sur ce berger, luy demanda ce qu’il vouloit. Alors l’estranger luy respondit: Je vous demande la vie, Madame, et supplie tres-humblement vostre Majesté de m’ouyr sur les raisons qui la peuvent obliger à ne me la refuser pas. – Et qu’as-tu commis, adjousta la reyne, pour avoir merité la mort ? – Ma plus grande faute, repliqua l’estranger, est de n’avoir pu vivre dans l’infamie et d’avoir osté la vie à un homme qui m’avoit pu osté l’honneur. – Comment, reprit la reyne en sousriant, les loix de l’honneur sont-elles aussi inviolables parmy les bergers que parmy les courtisans? – Cet habit, Madame, dit l’estranger, n’est pas celuy que ma naissance me permet de por-[143/144]ter, je m’en suis revestu pour avoir le moyen de m’approcher en seureté de vostre personne, sans cela j’aurois paru en chevalier. La reyne jugeant bien qu’il y avoit quelque mystere caché là-dessous, qui meritoit plus de loisir: Et bien, luy dit-elle, au retour du temple j’escouteray tes raisons et te feray justice. Disant cela, elle passa outre, et l’estranger ne se fut pas plustost levé qu’il fut environné d’un nombre infiny de chevaliers qui ne le quitterent plus qu’ils n’eussent appris son avanture.

Le sacrifice achevé, l’estranger fut introduit dans le Palais, et de là en la chambre de la Reyne, qui ne luy eut pas plustost commandé de parler qu’il luy redit fidelement l’offence qu’il avoit receue de Cleosidor. Il luy raconta comme dans Lyon ils avoient esté rivaux au service d’une tres-belle fille, et comme Cleosidor desesperé de se voir hay, pour obeyr aux mouvements de sa jalousie, avoit resolu de le perdre de reputation; qu’à cet effect Cleosidor avoit assemblé quelques uns de ses amis et qu’un jour l’ayant rencontré seul il avoit usé de supercherie en son endroit, et l’avoit frappé jusqu’à trois fois d’un baston, devant qu’il eust eu le temps de se defendre; qu’apres cela tous ensemble s’estoient jettez sur luy et l’avoient si mal traitté qu’ils l’avoient laissé comme mort au milieu de la rue. En suitte de cela, il raconta sa guerison, et comme la fuitte de Cleosidor l’avoit obligé à le venir chercher dans son propre pays, où l’ayant trouvé et luy ayant assigné un lieu de combat, il avoit enfin tiré sa raison de l’injure receue, et luy avoit fait verser assez de sang pour laver la honte dont il avoit taché sa reputation. Mais, Madame, dit-il en continuant, il est arrivé depuis un malheur qui m’est extremément sensible, c’est que deux chevaliers qui vindrent pour separer Cleosidor et moy ont esté pris, à ce qu’on m’a dit, comme coupables de cet homicide; et parce qu’ils ont esté menez dans les prisons de Fisme, j’ay craint que leur innocence ne parust pas assez, si elle n’esclattoit dans ma confession. C’est pour cela qu’encore que j’eusse pu me retirer sans estre pris ny cognu, j’ay voulu me sousmettre à la misericorde de vostre Majesté et la supplier tres-humblement d’ordonner de moy ce qu’il luy plaira, pourveu qu’elle arreste les violences dont on pourroit user contre ceux qui sont maintenant prisonniers. Là finit l’estranger, et la Reyne qui se vid portée à luy faire grace, pour beaucoup de considerations, promit de luy pardonner, pourveu qu’il pust en quelque sorte verifier ce qu’il avoit [144/145] dit; et en cet instant elle commanda à celuy qui avoit l’intendance de sa justice d’envoyer à Fisme pour faire amener devant elle ceux que le pere de Cleosidor avoit pris. Ce commandement fut executé avecque tant de diligence que le mesme jour Andrimarte et Silviane furent conduits au Palais, où dés que la Reyne vid Andrimarte, elle luy saulta au col et luy fit de si extraordinaires caresses que le pere de Cleosidor s’en estonna. Toutefois demeurant encore dans le ressentiment qu’il devoit avoir pour la perte de son fils, il se jetta aux pieds de Methine, et luy demanda justice de l’assassinat dont il soupçonnoit ce chevalier. Mais la Reyne les ayant fait entrer dans son cabinet, dit tant de choses au vieillard, pour la justification d’Andrimarte, qu’il luy guerist entierement l’esprit de la mauvaise opinion qu’il avoit conceue de son courage. A peine le pere de Cleosidor fut bien remis qu’Andrimarte ayant appris de la Reyne ce que l’estranger avoit fait, se mit à raconter le succez du combat de Cleosidor et de luy et rapporta si fidellement les dernieres paroles du mort qu’à l’exemple du fils, le pere se vid forcé de pardonner au vainqueur. Cet accident occupa la Cour jusqu’à ce qu’il fut un peu tard, et la Reyne ayant congedié le pere de Cleosidor, ne se vid pas plustost seule aupres d’Andrimarte que le souvenir de l’infortune ou plustost de l’impudicité de Childeric luy fit respandre des larmes. Andrimarte en eut compassion, et quelque sujet qu’il eust de se vanger de Childeric, il fallut enfin qu’il accordast aux pleurs et aux prieres de la Reyne le pardon qu’elle luy demanda pour son fils. Apres cela elle s’enquit en quel lieu pouvoit estre alors Silviane; à quoy Andrimarte respondit qu’il avoit eu des nouvelles qu’elle s’estoit retirée dans la Gaule Armorique et qu’elle luy avoit envoyé un sien frere pour luy rendre compte de tout ce qui s’estoit passé. Aussi-tost la Reyne commanda qu’on le fit entrer, et dés que Silviane luy eut fait la reverence: En verité, dit-elle à Andrimarte, voyla le plus beau jeune homme que je vis jamais et qui a des traits extremément semblables à ceux qui se font admirer sur le visage de sa sœur. Silviane rougit oyant ce que la Reyne disoit, dequoy cette princesse s’appercevant: Il n’a pas encore, dit-elle assez bas à Andrimarte, bien gousté l’air de la Cour, et je le cognois, en ce qu’il est un peu honteux, car il rougit quand on le regarde. Puis s’addressant à Silviane mesme: Chevalier, continua-t’elle, quelles nouvelles me donnerez-vous de vostre sœur? A ce mot Silviane jetta l’œil [145/146] sur Andrimarte, afin qu’il prit la parole pour elle, ce que le chevalier ayant recognu, et ne voulant plus retenir la Reyne dans la tromperie où elle estoit: Les plus assurées, dit-il, qu’elle vous puisse donner sont celles qu’elle vous apporte elle-mesme soubs l’habit où vous la voyez, et auquel elle a esté contrainte de recourir pour se sauver de la poursuitte et de la tyrannie de Childeric. Disant cela, il prit Silviane par la main, qui s’estant jettée encore une fois aux pieds de la Reyne, receut de cette princesse toutes les caresses et toutes les faveurs qu’elle en pouvoit attendre parmy le desordre et l’affliction où l’avoit reduitte l’insolence de son fils. Apres cela, elle leur redit quelles marques elle avoit eues du repentir de Childeric, et comme il avoit passé depuis quelques jours, dequoy Silviane tesmoigna une extreme joye, se souvenant du peril qu’Andrimarte eust couru, s’ils se fussent rencontrez en chemin. Toutefois ne se pouvant imaginer que sa vie pust jamais estre en seureté que dans le pays dont Semnon l’avoit fait seigneur, elle supplia la Reyne de permettre qu’ils partissent dés le lendemain, ce qui leur ayant esté accordé, Silviane receut les commandemens de la Reyne, et Andrimarte aussi, puis s’estans retirez, Methine leur envoya quantité d’habits et de pierreries pour les plus beaux qu’on eust sceu voir.

Ainsi ils pertirent, et la fortune, lassée des obstacles qu’elle avoit mis à leur contentement, permit qu’ils arrivassent où ils desiroient, sans nulle funeste rencontre. Quelques heures devant que partir, Andrimarte, sçachant que j’estois dans le Palais, retenu par mes blessures, prit la peine de me visiter, et là ayant sceu de moy les particularitez du combat où j’avois esté blessé, il me raconta de mot à mot tout ce que vous avez ouy. Quelques jours apres, je me treuvay allegé en quelque sorte, si bien que mon chirurgien, m’assurant que je pouvois me remettre en chemin sans rien craindre, j’allay baiser les mains de la Reyne, et pource qu’elle desiroit infiniment que Childeric fust restably, elle me sollicita de ne partir point d’aupres de Guyemants qu’elle ne sceust ce qu’elle en devoit attendre. Je luy dis librement que c’estoit une affaire un peu de longue haleine, puis qu’un peuple s’esmeut bien facilement, mais qu’il est assez difficile de l’appaiser, que toutefois elle en devoit concevoir une bonne esperance, puisque Guyemants avoit promis de l’y servir, et que je croyois qu’avecque le temps il en pourroit venir à bout. Elle me demanda [146/147] alors si je ne sçavois point quels estoient les desseins de Guyemants sur ce suject, et moy qui desirois la laisser avec toute la consolation que je luy pouvois donner, je luy dis en peu de mots ce que Guyemants m’en avoit communiqué, qui est qu’il espere faire en sorte que Gilon qui est d’une humeur extremément avare, chargera le peuple de quantité de subsides et d’imposts, soubs pretexte de le retenir dans la crainte et dans le devoir, qu’apres cela il le rendra ennemy de la noblesse et l’obligera à faire quelque mauvaise action contre les principaux, afin que de cette sorte il le rende odieux à tout le monde et qu’enfin il essayera de prendre si bien son temps parmy ces desordres qu’il montrera au peuple combien sera plus tyrannique la domination de Gilon que celle de Childeric, et que peut-estre il treuvera assez de creance parmy eux pour faire qu’ils se revoltent contre Gilon et qu’ils rappellent leur premier Roy. Cette Princesse me tesmoigna de bien esperer de ce dessein et m’ayant permis de partir, je retournay à Paris, chez Guyemants, qui ne treuvant pas à propos que j’y fisse du sejour, consentit que je ramenasse les forces que Clidaman et moy y avions; de cette sorte je partis, resolu de les licentier à Moulins, mais ayant receu alors la lettre que Fleurial m’apporta de vostre part, je les conservay pour les employer à vostre service.

A ce mot Lindamor finit le discours qu’Amasis avoit eu envie de sçavoir et la Nymphe s’estant levée, les Princes qui jugerent qu’il estoit heure de dormir, finirent aussi leur entretien et se disposerent à se retirer. Amasis les acompagna en leur departement, quelque difficulté qu’ils y eussent apportée, et ayant laissé le soing à Galathée de conduire Rosanire et les autres dames dans leurs chambres, elle supplia ses hostes de disposer absolument de tout ce qui estoit en sa puissance, puisqu’elle confessoit n’avoir rien au monde qu’elle ne deut à leur courage et à leur affection. [147/148]

LIVRE IV

[Circéne continue son histoire et celle de Palinice et de Florice.]

LIVRE IV

[Circéne, Palinice et Florice choisissent leur mari à colin-maillard.]