LA SIXIEME PARTIE DE L’ASTRÉE
DE MESSIRE HONORÉ D’VRFÉ
LE CINQUIESME LIVRE
Par Mr DE GOMBERVILE
[1] CETTE heure fatale, attenduë si impartiemment de Polemas, & predite si clairement par les Oracles, n’ayant pû estre euitee par les soins ny par les priers d’Amasis, donna commencement aux conquestes des rebelles. Argonide trauersa le premier la mine, & se rendit maistre de la maison de Meronte, pendant que ce traistre & son fils estoient auec Polemas, pour luy donner le nom de tous ceux qu’ils auoient [1/2] ou tout à fait gaignez, ou du moins portez à souffrir les nouueautez. Desia trois ou quatre cents hommes estoient dans la ville, & de peur de mettre les voisins de Meronte en allarme, demeuroient clos & couuerts, lors’que pour en faire couler deux ou trois fois autant, autant que l’on se declarast, ils eurent commandement de se presser, & remplir tout le logis où ils estoient, depuis les greniers iusqu’aux caues. Cét ordre fut mis en execution, & accompagné d’vne si prompte obeïssance, que les Centeniers & les Decursions firent entrer iusqu’à douze cents hommes dans, ce petit logement. Argonide faisoit veoir tout ce que peut vne grande suffisance quand elle est jointe à vne veritable affection; & sortant iusqu’en la ruë, descouuroit luy-mesme ce qui se passoit. Le peuple s’estoit retiré, les gardes auoient esté chanages, les rondes & les patroüilles ne se deuoient recommencer de deux ou trois heures: Et en vn mot, la ville sembloit s’estre preparee à receuoir ce sanglant camp; funeste spectacle, lors que Listandres & Ligonias firent entrer quinze ou vingt legeres machines, tant pour rompre les maisons, que pour se retrencher dans les carrefours, les ruës, & les portes de la ville. Aussi tost que ces choses furent dressees dans la court de Meronte, ces trois confidens prinrent huit ou dix de leurs solduriers, & autant que de rompre la muraille de la ruë, voulurent voir si tout le monde estoit endormy. Ils enuoyeret deux des leurs deuant, qui sans faire samblant de rien, allerent iusqu’au premier carrefour, & de là au chasteau: mais ils ne [2/3] pûrent y entrer, pour ce que la crainte leur representat la danger qu’ils couroient, s’ils estoient cognus, ils reuindrent sur leurs pas, & r’entrerent dans la maison de Meronte, sans auoir rencontré que quinze ou vingt personnes. Argonide & Listandre ne voulans rien hazarder sur le rapport de ces deux soldats, se déguiserent, & auec huit ou dix des leurs sortirent, & allerent iusqu’au bout de la ruë. Ils retournerent plus viste qu’ils n’estoient partis: car ils oüirent vn grand bruit deuant eux, & virent des gens qui couroient auec des flambeaux à la main. Ceste rumeur estoit passe, & le silence & l’obscurité sembloit auoir partagé toutes choses ensemble, lors que Ligonias, qui estoit allé retrouuer Polemas, reunit, & apporta à ses compagnons le commandement, & l’ordre de se saisir de la ville. Listandre auec quatre machines deuoit gaigner la porte du costé d’Isoure, & mettre le feu en passant dans les maisons, pour arrester le peuple, & oster la cognoissance de leur entreprise. Argonide, auec six cents hommes deuoit se jetter iusques dans le chasteau: & en cas qu’il ne le pûst forcer, faire vne barricadedeuant la principale porte, & pour la deffendre y loger trois cent homes, auec charge de tuer indifferemment tout ce qui voudroit sortit. Pour Ligonias, il deuoit courir auec deux cents cinquante hommes par la ville, l’espee dans vne main, & des flambeaux allumez dans l’autre; & jetter par ies souspiraux des caues, & par les fenestres des salles, des feux d’artifice, & des fagots allumez pour mettre tout à feu & à sang. Ils [3/4] commencerét à faire sortir quelques soldats l’vn aprés l’autre, & desia il y en auoit quarante ou cinquante long des murailles, lors qu’vn bruit plus grand que le premier venant droit à eux, ils furent contraints de r’entrer. Deux ou trois neantmoins demeurerent pour voir ce que c’estoit, & veirent vn garçons presque tout nu, qui crioit en fuyant, A l’aide, mes voisins, ie suis mort, prenez les armes, l’ennemy est dans la ville, la ville est prise, au secours, aux armes, on me tuë, on me tuë. Quelques determinez que fussent ces deux soldats, si est-ce que sçachant ce que ce la signifioit, ils se cacherent derriere vn tas de pierres, & pour voir le reste demeurerent là sans se monstrer. Ce garçon crioit tousiours, & passa si prés d’eux, qu’il n’y auoit que des ordures qui les separassent. Aprés luy couroient huict ou dix hommes des lanternes à leur main, & vne vieille femme qui n’en pouuoit presque plus, tant elle auoit couru. Ces soldats s’estonnoient du repos auquel demeuroit tout le monde durant ceste allarme: mais ils furent bien tost esclaircis de ceste nouueauté, lors qu’ils veirent quelques bourgeois qui mirent la teste aux fenestres, & s’informerét à la vieille qui estoit arrestee, de ce que s’estoit. C’est leur respondit elle, ce pauure garçon qui a perdu l’esprit: Il s’est eschappé en depit de moy, & de ceux qui le gardent. La populace de ce quartier là n’auoit point encore eu ce diuertissement, aussi pour en joüir elle se mit à sortir des maisons, & criant, Au fou, coururent aprés si long temps, qu’ils le firent repasser par le lieu où estoient cachez ces dex soldats. [4/5] Cette comedie ne leur estoit guerres agreable: mais il falloit predre patience, & attendre qu’elle fust acheuee. Voila cependant la fou pris & lié, & mal gré ses cris & ses menaces, remené où l’on quoit accoustumé de le tenir. Damon passa incontinet aprés auec trente solduriers, & voyant le peuple encore dans la ruë, demanda ce qui estoit arriué. On luy dit ce que c’estoit, & comme prophetisant, dit si haut que les gens de Polemas l’oüirent: I’ay peur que quelque iour ce fou ne nour perde. On s’accoustumera si bien à ces fausses allarmes, que si l’on en donne de vertitables, elles seront mesprisees, ou si tard recognuës, qu’on n’y pourra mettre ordre. Ligdamon qui estoit auec luy confirma cette opinion, & dit que sans estre au hazard de courre cette fortune, il falloit mettre ce fou dans la prison de la ville, & defendre au Geolier de le laisser sortir. Ils continuerent leur chemin en parlant ainsi: Et comme ils furent si loin qu’ils ne pouuoient plus voir dans la ruë de Meronte, ils allerent heurter à la porte de son logis, & aduertirent Argonide & Listandre de ceste aduenture. Ligonias estoit cependant couru par la mie aduertir Polemas de cette allarme, & luy en auoit fait vne telle peur, qu’il se figura que tout estoit descouuert. Meronte y vint pour sçauoir ce que c’estoit, & l’ayant sceu, retourna luy dire qu’il n’y auoit rien à craindre. Orsus, dit Polemas à Ligonias, allez sans retardemet quelconque faire sortir vos troupes, & ne craignez rien, ie vous suis auec dix mille hommes. Ligonias part, & vient trouuer Argonide & Listandre, qui n’attendoient que luy pour sortit. Ils [5/6] auoient desia fait au mur vne ouuerture assez grande pour sortir vingt hommes de front. Aussi dés qu’ils eurent ce dernier commandement, ils font passer leurs troupes, & sans que personnes s’esueillast, se saisirent du carrefour qui estoit au bout de la ruë. Listandre partit aprés, & prenant le chemin de la porte, pensoit l’auoir desia gaignée. Argonide croyant qu’il ne falloit plus se taire: Allons, dit-il, compagnons, la ville est à nous, & en disant cela, courut à la teste des siens vers le chasteau. Ligonias fit charger les siens de fagots & de feux d’artifice, & leur commanda aussi tost qu’ils auroient allumez leurs flambeaux de donner l’allarme, & sans se débander, mettre le feu par tout. Le peuple dormoit cependant, & ne peut estre éueillé pour penser à soy que par le cry de ceux qui eusssent bien voulu qu’ils n’y eussent point pensé. L’ataque se fait en trois diuers endroits. Desia le peuple crie aux armes, monte au faiste des maisons pour se sauuer, & ne voit ny chef, ny Cheualier qui vienne à son secours. Les plus hardis sont tuez aussi tost qu’ils ont ouuert leurs portes pour sortir: & les autres qui pensent estre garantis en fermant bien les leurs, se voyent contraints de contrefaire les villains, ou pour le moins de peur d’estre bruslez dans leurs maisons, d’aller chercher leur salut entrer les armes de leurs ennemis. Ce n’est que feu & que sang par tout, Polemas qui en entend le bruit de son camp, fait couler ses troupes le vnes aprés les autres. Il se tient asseuré de sa victoire, & n’attend que de nouuelles de la ville pour en aller ad-[6/7]uertit Fredebolde. Cependant les Cheualiers de la Nymphe aduertis bien tard de ceste grande desolation, vont au combat sans armes, tant ils sont desesperez d’auoir esté si long temps endormis. Clidamant frappé de l’horreur d’vne surprise si nouuelle & si peu attenduë, s’arme, & l’espee à la main se jette au milieu des ennemis. Quinze ou vingt des principaux Cheualiers s’estoient r’alliez auprés de luy. Aussi tost qu’ils firent sentir la foudre ineuitable de leurs coups à ces rebelles; leur fureur, qui comme vn torrent débordé alloit par les rues renuersant & mettant tout à feu & à sang, ne sceut passer outre. Ils rendent la pareille à ces monstres: mais au double, & en tuent plus presque qu’ils n’en peuuent frapper. Desias ces inuincibles Cheualiers auoient fait entrer le chasteau & les ennemis, vn retranchement de leurs corps. Icy Clidamant fait voler les bras & les testes: là Alcidon renuerse tout ce qui s’oppose à son courage. Plus autant Lidias et son espee iusques aux gardes dans le corps d’vn Centenier, & se fait faire place de quelque costé qu’il se tourne, Bref il n’y a Cheualier qui ne soit couuert de sang: mais beaucoup plus de celuy des ennemis que du sien. L’ardeur de ces mutins se refroidissoit, & leur obstination à combatre, n’estoit entretenuë que par la valeur de Listandre: quand Clidamant l’espee & les armes rouges de sang. Aprés en auoit tué plus de cinquante, luy presente la pointe de son espee, & le voyant digne d’vne belle mort, luy dechat-[7/8]ge vn si grand coup sur la teste, que tout fort qu’il estoit, n’ayant rien qui peust resister au bras du Prince, il tombe estendu à demy mort par terre, & incontinent fut acheué par la foule de ceux qui se battoient. Aussi tost que ces soldats n’oüirent plus la voix de leur chef, & furet abandonnez comme du puissant Demon qui leur faisoit faire des efforts surnaturels, ils se mirent à reculer, & peu à peu se voyans trop foibles pour resister, fuirent à sauue-qui-peut: mais cela ne leur seruit de rien, pource que les Bourgeois s’estans r’asseurez, auoient fait des barricades par tour, & trouuant ces fuyards deuant eux, menerent les mains si basses, qu’il n’en demeura pas vn en vie. D’vn autre costé Damon, Lipandas à demy guery, Ligdamon, Alcimedor, Alcandre, Amilcat, & les autres auoeint, il y auoit long temps, arresté la fougue d’Argonide. Damon qui ne dormoit iamais, estoit auec ces Cheualiers sur le remparta, lors que l’emeute commença, & escoutoit vn bruit extraordinaire d’hommes, d’armes, & de cheuaux, qui se faisoit au delà du camp de Polemas. Comme il veid que le peuple crioit aux armes, il descendit, & auec cent cinquante ou deux cents solduriers, vint droit où Argonide vouloit forcer les corps-de-gardes. Qui pourroit exprimer aussi dignement qu’ils le meritent, les grands coups, & les effroyables preuues d’vn courage sans crainte, que ces fameux Cheualiers faisoient veoir clairement au milieu mesme de la nuict. Iamais Damon ne frapa coup sans estropier vn homme: Iamais Lipandas ne fut si hardy, ny si fort: & iamais pas vn de [8/9] ces visibles Demons ne trouuoit lieu où la mort estoit aussi asseuree que la gloire, qu’il ne sy jettast de propos delibré, & ne fist fuir la Mort toute obstinee & toute ausseuree qu’elle est en de semblables combats. Argonide voyoit diminuer le nombre de ses gens; & n’entendoit ny nouuelles de Polemas, ny n’estoit secouru, contre les promesses qui luy auoient esté faites. Il attendit & resista le plus qu’il luy fut possible: mais se voyant abandonné tout à fait, comme s’il eust esté trahy par les siens mesmes. Orsus, dit-il, compagnons, deliurons-nous en mourant de la crainte de la mort, & faisons veoir que nous meritions vne meilleure fortune que celle de Polemas. En disant cela, il se jetta sur Damon: Luy qui sçauoit fort bien faire passer l’enuie de mourir aux desesperez, le preuint si furieusement, que d’vn coup de toute sa force l’ayant ietté à ses pieds, il luy chercha le daffaut des armes, & luy mit son espee iusqu’aux gardes dans le sein. Ceste victime fut la plus honorable de toutes celles que ces Cheualiers immolerent à la justicedes Dieux, & à la vengeance des Nymphes. Il ne restoit plus que Ligonias, qui comme vne Furie le flambeau à la main, alloit par tout, & brusloit les maisons de ses parents & de ses amies. Les flâmes de celles qui estoient embrasees montoient iusques aux nuës: & le peuple espouanté de ces Demonas de sang & de feu, fuyoit deuant eux, comme deuant le débordement d’vn fleuue, que les neiges ont rendu aussi grand que toute sa Prouince, fuyent les berges & les laboureurs, qui voyoient emporter par les ondes leurs cabanes, [9/10] leurs moissons, & leurs troupeaux. Ligonias, qi se reseruoit la meilleur fortune apres Polemas, couroit à la teste de ses troupes, & de celle que son General auoit enuoyees: Mais comme les extrauagances & les esperances ridicules sont tousiours des precipices où les foux seperdent, Ligonias veid toutes ses pretensions esteintes, & toutes ses grandeurs abatuës par vn meschant pot qu’vne vieille femme, sans y penser, luy cheoir sur la teste. Il tomba mort de ce coup, & ne dit autre chose en mourant que ces trois mots: Fortune, tu n’es rien qu’vn beau mesonge, qui repais les foibles esprits: Ie me repens de t’auoir suiuie, & cognoissant que tu ne peux chose du monde, aduouë que la Vertu est le seul port où les hommes peuuent trouuer leur veritable tranquilité. Ce discours estoit fort digne d’estre ouy: mais ce n’estoit ny le temps pour le dire, ny le lieu où il pouuoit estre escouté. Damon suiuant sa victoire d’vn costé, & Clidamant de l’autre, enuelopperent si bien les boute-feux, qu’il n’en eschappa, que ceux qui pûrent regaigner la maison de Meronte. Le fils estoit à l’entree, qui leur disoit eue tout estoit perdu, que Polemas auoir fait retourner ses troupes, pour s’opposer au secours qui auoit attaqué son camp. L’incomparable Lypandas qui tenoit tousjours l’espee dans les reins de ses ennemis, vint iusques à la porte de Meronte, & son fils le prenant pour vn des siens, luy fit la mesme harangue. L’autre cognoissant d’où venoit le mal, luy donna l’estourdir, & le fit prendre par ceux qui le [10/11] suiuoient, auec commandement de le mener dans la grosse tour des prisons aussi-tost qu’il auroit esté interrogé. Comme il parloit ainsi, Clidamant, Alcidon, Damon, Leontidas & Lidias s’estans raliez, se trouuerent deuant le logis de Meronte, où ils auoient acheué da faire prendre, ou faire tuer ceux qui restoient libres de tant d’ennemis prisonniers ou morts. Lypandas leur presenta ce traistre, fils du plus traistre pere du monde. Il fut long-temps sans vouloir respondre: mais comme on l’eust menacé de le mettre comme vn boulet dans vne catapulle, la rage luy faisant penser à vne grande action, il se couppa la langue, de peur d’accuser ses complices, & la jetta deuant le Prince & les Cheualiers. Cela leur fit horreur, & voyant qu’ils ne tireroient rien de luy, l’ennuoyerent prisonnier auec tous ceux qui se trouueret dans sa maison, & dans les deux voisines, Clidamant alors se souuenant de la peine en laquelle deuoient estre les Nymphes, aussi-tost qu’il eut receu des nouuelles de tous les quartiers de la ville, & qu’il n’y auoit plus rien à craindre, ny pour le feu, ny de la part de ennemis, prit Alcidon auec luy, & alla le plus viste qu’il pût au Chasteau. Il trouua dans la court led Druïdes, les Pontifes, les Vacies, les Bardes, les Eubages, & les autres Prestres, qui vestus de leurs ornemes de deüil, & ayans en leurs mains des encensoirs, chantoient des Cantiques fort tristes, & estoient autour d’vn Autel où brusloient des parfums, comme ils auoient de tout temps accoustumé de faire durant la calamité publique. Adamas n’apperceut pas plustost le Prince [11/12] à la clairté des flambeaux, qu’il s’informa des affaires, & en ayant appris l’heureux succez, se mettant à genoux auec le grand Pointife, fit faire le semblable au reste de tous les siens: & commença sur vn chant graue, mais consolatif, vn Cantique d’action de graces. Pendant qu’il estoit occupé à ce diuin office, Clidamant monta à la chambre de la Nymphe. Il ne la trouua point demy morte de peur, comme Galatee & la plus part des Dames: mais debout, & au milieu des Capitaines de ses solduriers & de ses Ambactes, qui leur donnoit l’ordre qu’elle vouloit mettre pour la conseruation du Chasteau, & pour y recueillir ses Cheualiers, en cas qu’ils fussent contraints d’y venir chercher leur salut. Ceste extreme resolution fut admiree du Prince, lequel pensant luy parler le premier, oüit que s’addressant à luy, la Nymphe luy tint ce langage. Faut-il que nous mourions, Clidamant, & qu’vn Estat qui depuis quatre vingts ou cent siecles, a fleury autant qu’autre dont la memoire soit en celle des hommes, apres auoir esté si souuent ébranlé, tombe en fin par l’abominable trahison de deux qui estoient les plus obligez à le defendre? Non, Madame, luy respondit le Prince, ce mal-heur n’arriuera point: le bon Taramis, & Hefus le Dieu fort, ont pris les armes en main pour vostre deffence. Vos ennemis sont tous morts ou prisonniers, i’entende ceux qui estoient entrez dans la ville, & quoy qu’on ait pû dire il n’y a pas long-temps, que la ville estoit prise, si est-ce que ceste heure on peut dire qu’elle ne l’a point esté. Les traistres ont veut [12/13] tomber sur eux les ruïnes que leur trahison vous preparoir. Ce Meronte duquel tant de fois la franchise nous a esté suspecte, a esté l’intrumet dont s’est seruy Polemas pour essayer de vous perdre. Le regret que i’ay, c’est qu’il nous est eschappé: Nous auons son meschant fils, qui a mieux aymé se coupper la langue, que de nous dire sa trahison, ny ses complices. Courage donc, Madame, & mettant sous le pied toutes les craintes & les iustes deplaisirs que voua auez eus, penses à remercier Taramis, Hefus, Bellenus, nostre grand Tautates. Ce discours recueilly auec ces cris & des larmes de ioye par tous les assistants, eut bien assez de force pour faire reuenir les Dames de leur euanoüissement: mais non pas pour leut oster leur excessiue peut. Galatee toutefois comme honteuse d’auoir ei si peu de resolution, se fit leuer par ses Cheualiers d’honneur, & s’excusant sur vn grand mal de teste qu’elle auoit, se fit mener dans son lict, apres auoir eu la consolation des bonnes nouuelles que le Prince auoit apportees. La Princesse Rosanire tesmoigna son bon naturel en ce qu’elle fut reuenuë: Où est la Nymphe, demanda-t’elle, & en que estat est la ville s Amasis lors l’embrassant: Madame, luy respondit-elle toute joyeuse, gracés à Tautates, au Prince, & à tant d’inuincibles Cheualiers qui l’ont suiuy, nous aurons plus de peur que de mal. Nos ennemis sont deffaits, & ceux qui ont pû gaigner le lieu par leuqel ils nous auoient surpris, ne se sont pas retirez sans auoir esté payez de leurs peines. Dorinde, Daphnide, Madonre, les Nymphes & [13/14] les autres Dames, qui au commencement de l’allarme auoient pû gaigner le Chasteau, & la chambre d’Aruasis, ouïrent ce qu’elle disoit à Rosanire, & estants toutes auprés de personnes qui leur aidoient à se remettre, se mirent à remercier Dieu de si bon coeur, que la Nymphe eut de tres-grand sujets d’estre obligee à leur affection. Adamas ayant acheué son Cantique, commanda qu’on se preparast pour faire des processions par la ville & dans les emples, & tandis qu’on se mettoit en ordre, monta auec le grand Pontise à la chambre de la Nymphe. Elle ne le veid pas plustost, que se souuenant de la cause de ceste sanglante nuict: Hé bien, dit-elle, Adamas, vous fierez-vous vne autre fois aux belles paroles s Adoüez le vray, Meronte vous a bien trompé, & Clindor auec vne grande cognoissance de ce traistre, quad il nous conseilla si passionnément de nous en assurer. Madame, respondit le grand Druïde, i’aduouë mon infirmité en ceste occasion, & ne puis m’en excuser sur autre chose, sinon sur les arrests de a necessité, qui ne pouuoient estre preuenus ny destournez. Remettez-vous, s’il vous plaist, l’Oracle qui nous fut enuoyé comme du Ciel, & par l’infaillibilité de son euenement, adoüez que les Dieux ne sont iamais menteurs.
Le Citoyen pire que l’estranger,
O Marcilly, te met en vn danger,
Dont tous les tiens ne te pourront defendre.
Comme quoy, Madame, eussions-nous pû [14/15] preueoir ce mal-heur, puisque les Dieux auoient resolu le contraire, & qu’il falloit que toute la prudence humaine cedast à ceste necessité?
Si dans vn mois ton ennemy te veoit,
Et se promet de te reduire en cendre:
Mais vainement si Clidamant viuoit.
Ne voila pas ponctuellement nostre fortune arriuee, comme elle auoit esté ordonnee dans le Ciel? Remercion-en le grand Tautates, Madame, & pour commencer, faites publier par tout, que le iour qui vient soit employé par ceux qui sont inutils à la guerre, aux prieres, & aux actions le deuotion. Comme Adamas eut ainsi parlé, il prit congé de la Nympe & du Prince, & auquel le grand Pontise s’en retourna pour faire marcher son corps. La Nymphe enuoya par toute la ville le commandement au peuple de se mettre en priere, & le Prince se retira pour aller veoir ce qui se passoit par la ville, & ce que faisoient tous les Ceualiers. Le grand bruit que Damon & ses compagnons oyoient dans la camp de Polemas, lors que l’allarme es retira de dessus le repars, ne fut point appaisé auec celuy de la ville, au contraire augmetant de minute en minute, il fit croire à ceux de Marcilly que leur salut auoit commencé par là, & qu’infailliblement ce deuoit estre vn effect des promesses & de la puissance des amis de la Nymphe. Quoy que ceste opinion ne fut pas bié asseuree, si est-ce qu’il y auoit grande apparence: car vn nombre infiny de gens de pied & de che-[15/16]ual, diuisé en trois bataillons, auoient attaqué les rampars, & les tranchees du camp de Polemas, á la mese heure que les siens auoient voulu se rendre maistres de Marcilly. Iamais obstination d’emporter vne place, ne fut égale à celle que tesmoignoiet ces incognus d’entrer dans les retranchements de Polemas. Il faut aduouër que ce grand Capitaine estant attaqué en vn teps où il n’auoit en l’esprit que le dessein d’entrer dans la ville, fut tellement surprise, qu’il ne sçauoit comme quoy se preparer au combat. Ses Espies & ses sentinelles auoient si mal reüssy, qu’il n’auoit esté aduerty de puissant secours qui arriuoit aux assiegez, qu’à l’instan: mesme qu’il l’eut sur les bras. Fredebolde craignant tout, ne s’asseuroit pas assez sur la foy de Polemas, por hazarder les forces de son Maistre. Il se retranche dans le camp contre Polemas mesmes, & fit mettre son armee en bataille, ou, pour mieux dire, en defence, autant pour s’opposer à celuy qu’il estoit venu assister, qu’à ceux qui semblooient estre ses ennemis. Les autres cependant ne trouuans pas assez de resistance pour estre long-teps à vaincre, auoient de tres-grands aduantages sur les assiegeans. Il n’y auoit hauteur de rampart, difficulté de pieges, profondeur, opposition d’armes, d’hommes, & de machines, incommocité de temps, ny grandeur de peril, que ces hardis & incognus soldats ne surmontassent la seconde fois, si à la premier ils auoient esté repoussez. Ce furieux & sanglant assaut ayant duré en trois diuers en droits plus de cinq heu-[16/17]res, Polemas fut contraint de recler, & lors ses ennemis remplissants les tranchees de la demolition des murs, de la ruïne des tours, & des corps de ceux qui auoient esté tuez, entrerent dans le camp, & mirent le feu par tout où il trouuernt de la resistance. Les chefs de ce secours préuoyans les mal-heurs qui sont presque tousjours attachez en semblables victoires, par l’auarice de ceux qui se mettent à piller, auoient defendu aux leurs de s’y amuser, & en cas qu’ils emportassent le camp, leur en auoient promis toutes les richesses, apres que l’ennemy seroit absolument defait. Mais Polemas ne trouuant pas à propos de laisser esgorger les siens dans leurs tentes, & parmy l’obscurité, auoit peu à peu fait couler son armee hors de son camp, par vne longue tranchee, que pour vn semblable sujet il auoit fait dés le commencement du siege. Il luy estoit mort en cét extraordinaire assaut, trois ou quatre mille hommes: mais en auant encore quatre ou cinq fois autant, il se figura qu’il pouuoit regaigner par vne bataille ce qu’il auoit perdu par vne surprise. Il s’alla donc loger entre le torrent & son camp, sur vne coline qui naturellement sortisiee, empeschoit qu’il pûst estre attaquémpar derriere, ny par les costez. L’aduantage de ce lieu seruit à remettre toute son armee, qui estoit en des alarmes & des terreurs paniques, telles qu’elle n’auoit fait difficulté d’obeïr à ces chefs, que pour ne sçauoir ce qu’elle faisoit. Ses ennemis cependant ayans cognu sa retraitte, se logerent à cent pas de luy. Ils ne voulurent rien hazarder le re-[17/18]ste de la nuict se contentans de l’aduantage qu’ils auoient sur les assiegeans, pour leur auoir fait abandonner vne de leur camp, se mirent à faire vne petit tranchee, & se fermer contre eux d’vne palissade faite de pieux legers, qui n’ont que trois ou quatre fourchons. En mois de rien ceste closture fut acheuee, pource que chaque soldat ayant accoustumé de portes plusieurs de ces pieux, les fich luy-mesme en terre, & les entrelasse d’vne façon qu’il n’y a moyen d’y passer la main pour les arracher, de les reuerser en les pousant, ny passer par dessus sans courre fortune d’y demeurer attaché. Polemas de sõ costé, fit presque la mesme chose, & fit asseoir par tout où il croyoit que l’ennemy pouuoit passer des corps-de-garde, tant de caualerie que d’infanterie. Cepédant Fredebolde attaqué par le reste de l’armee ennemie, estoit plus en peine de se defendre, qu’on ne deuoit penser d’vn capitaine qui toute sa vie n’auoit cessé de faire la guerre. Il ignoroit à qui il auoit à faire, & par les incõparables faits d’armes, dont les ennemis se rendoient redoutables, iugeant que son armee, ny ses tranchees n’estoient pas pour resister long-temps, eut la mesme pensee de quitter le camp qu’auoit eu Polemas. Il est vray que l’on le contraignit de mettre plustost qu’il ne l’auoit deliberé, sa pensee en execution, pource que se vainqueurs ayant fait des siens vn pont pour entrer dans son camp, luy eussent coupe le passage, si par sa fuite il n’eust preuenu sa perte. Ceste retraitte fut pour le temps & le desordre assez bien fait, & a diligeance auec laquelle Fredebolde mit son ar-[18/19]mee hors du peril pour l’heure, ne doit pas estre oubliee au nombre de meilleures actions de sa vie. Ce n’est pas qu’il n’y perdist vn quart de ses forces, pource que ses ennemis ne le laissans point en repos le reste de la nuict, firent mourir tous ceux qui pour estre trop esloignez, ou pour estre aux mains, ne peurent obeïr aux commandemens qui leur estoiet faits de se ranger sous leurs enseignes, & se r’allier auec leurs compagnons. Ces Bourguignons en ce desespoir d’estre secourus, ne trouuans autre consolation que de mourir glorieusement, & vendre bien cher leur vie, s’opiniastrerent au combat, & arresterent iusqu’au point du iour leurs ennemis: De sorte qu’on peut dire qi’ils feruirent de tranchees & de remparts à ceux mesmes qui les auoient abandonnez. La tuërie cessa auec la nuict, & le iour apportant aux vns & aux autres de nouueaux conseils, les Chefs ne se recognurent pas plustost les vns les autres, qu’ils admiroient iusqu’où ils s’estoient engagez. L’estonnement d’vne telle attaque leur ayant donné de la peur, les fit demeurer quelque temps sans rien entreprendre. Mais Polemas sortit le premier de son estonnement, & la necessité augmentant son courage, qu’il auoit naturellement aussi grand que son ambition, le fit resoudre à quitter la coline, où il s’estoit logé, & gaigner les buttes qui estoient vn peu plus autant dans la plaine, & ne refuser point la bataille, si l’ocasion s’en presentoit pour luy auec aduantage. Il fait venir ce qui luy restoit de Chefs, & son conseil ayant esté trouué bon, ils cõmencerent de faire descendre leurs trouppes par le derrier de la coline, & le firent [19/20] auec tant d’ordre, que leurs ennemis ne iugerent pas à propos de leur couper le chemin. Polemas ne voulut point qu’on songeast à se loger, mais à se battre, c’est poúrquoy il fit mettre son armee en bataille le long de lieu releué où elle estoit, & se reseruant à luy parler quand la necessité de combattre l’y obligeroit, enuoya quelques courreurs’apprendre des nouuelles, & sçauoir ce que faisoit Fredebolde. Ce Comte bien en peine de luy, & ne se voyant fortisié de chose du monde que de sa pallisade, ne sçauoit à quoy se resoudre. Le hazard d’vne bataille luy estoit extremément suspect, & d’ailleurs ayant eu commandement du Roy Gondebaut d’assieger vne ville & non de donner vne bataille, il craignit non seulement d’estre battu, mais d’etsre victorieux. Ces ennemis le laisserent moins qu’il n’esperoit en la liberté d’opiner. En dépit qu’il en eust, il falut se resoudre au combat & ne plus marchander auec Polemas, qui desia deux fois luy auoit mandé, ou qu’il le ioignist, ou qu’il seruist comme d’arriere-garde à l’armee qu’il alloit mener à la guerre. Mais il fut impossible à l’vn & à l’autre de faire ce qu’ils proposoient: car estans tellement diuisez qu’ils auoient tous leurs ennemis entre-deux, ils s’ennuoyerent dire qu’il le se falloit battre separément, & donner deux batailles en mesme temps au lieu d’vne. Ceux qui auoient attaqué Polemas, ne l’eurent pas plustost veu ces buttes, qu’ils quitteret leur logement, & s’estendans auec loisir dans vne grande plaine irent leur armee en bataille. Ceste aree à ses enseignes, & aux habillemens [20/21] de ses trouppes paroissoit estre composee de nations differentes, ou pour le moins de peuples de diuerses Prouinces. Les vns auoient des ours, des chats, & les lyons pour enseignes, les autres vn Hercule, & vne forest, & les derniers des boeufs, des vautours, & des Centaures. Le front de l’armee qui s’arresta contre celle de Polemas, estoit droit au Septentrion: la Caualerie fut mise à la main droitte du costé de la ville, & l’Infanterie diuisee en trois bataillons trois fois plus longs que larges, fut mise au dessous de la Caualerie. A costé de l’Infanterie, on mit vingt compagnies de Cauakerie en deux gros. Pour les soldats que les Romains appellent Velites, ils furent separez en quatre bataillons quarrez, & mis à la teste des trouppes. Polemas n’auoit guerres moins d’hommes que les ennemis, & s’il n’eust eu deuant les yeux l’apprehension des furieuses, sorties que pouuoient faire ceux de Marcilly, il eust eu plus d’esperance que de crainte. Toutesfois se surmontant soy-mesme en ceste extremité, il fit vne reueuë de toute son armee, & ayant appris l’ordre où estoitet ses ennemis, & celuy auquel il deuoit mettre ses gens, n’oublia rien à faire, de tout ce que vn grand, & experimenté Capitaine. Comme il veid qu’il n’y auoit plus moyen qu’il s’empeschast venir aux mains, il crût que s’il ne parloit à son armee, il auroir obmis quelque chose pour la victoire. Il monta donc au lieu d’où il auoit accoustumé de luy faire entendre ses volontez, & luy tint ce langage.
Ie sçay par experience, mes compagnons, que [21/22] les belles paroles n’ont iamais donné du courage à ceux qui n’en auoient point, & qu’vne armee si de soy-mesme elle n’est resoluë à bien faire, n’y a iamais esté disposee par les remonstrances de son General. Quiconque n’est persuadé par les aduantages de la victoire, ny touché par la crainte des perils, ne le peut estre par vne harangue. Aussi n’est-ce que pas la fin que ie me suis proposee en vous parlant: mais bien de vous dire mon opinionde nostre fortune. Vous sçauez que si nous n’auons rien fait iusques icy, ce n’a esté ny par notre faute, ny par la valeur de nos ennemis: mais par la trahison tantost de Semire, & tantost d’autres, que ie ne veux point noer, qui nous ont desia par trois fois osté d’entrer les mains la victoire que nous y aulons si heureusement fait venir. Sans ces traistres & abombinables esprits, nous iouyrions des fruits de nostre trauail, au lieu que tout de nouueau, il nous faut recõmencer, & courir la fortune d’vne bataille, quand nous deurions gouster le repos de la victoire. Il semble à vous veoir que vous n’estes plus ceux qui m’ont cent fois iuré que rien ne pouuoit les refroidir. I’aduouë que nous auons esté assez mal traittez cette nuict pour apprehender: mais à quoy nous faut-il resoudre, si nous n’auons le courage de nous faire faire place l’espee à la main? Voicy l’estat où nous sommes. Nostre camp est pris, nous munitions perduës, nous auons trois armees autour de nous, l’vne qui est dans la ville & de laquelle desia trois de fois nous auons cognû la force. L’autre nous bouche le passage [22/23] pour fuïr, quand nous serions assez infames pour en auoir l’enuie: Est la troisiesme empesche que Fredebolde ne puisse nous secourir, ny ne puisse estre assisté de nous. Il est vray qu’en cecy nous auons le mesme aduantage, & peut-estre plus grand que nos ennemis: c’est qu’ils sont diuisez aussi bien que nous, & qui plus est, ils ont vn carap à garder, que nous n’auons pas, & à craindre la possession d’vne chose, qui n’estant à eux que par force, leur doit estre suspect autant de temps qu’il aura quelqu’vn des nostres dedans. Pour ceux de la ville, il est croyable qu’ils ne sçauent pas encore ce que nous faisons, & quand ils le sçauroient, l’allarme que ie leur ay donner la nuict passee, & par laquelle sans ce grand secours nous estions maistres absolus de Marcilly, les a mis en vn telle espouuante, que de huit iours ils ne sçauroient nous mal-faire. C’est pour quoy ie vous cõjurer par vostre propre salut, que vous ayez en ceste occasion le mesme courage & la mesme vertu qu’en toute autre vous auez témoignee. Mais souuenez-vous en allant au combat, qu’auec vous vous portez vostre partie, qui n’attend sa liberté, sa gloire & sa resurrection que de vostre valeur. Si nous vainquons auiourd’huy, nous vainquons pour toute nostre vie. Ce que la langueur di siege, quand il eust reüssi à nostre contentement, ne pouuoir nous donner ce iour, noud le donnera. Nous prenons Marcillyen gaignant la victoire. Nous ostons toute ressource aux tyrans qui abusent de la facilité des Nymphes, & en vn mot apres auoir battu les en-[23/24]nemis que vous voyez, nous auons surmonté tous ceux que le credit des Nymphes esclaues & forcees, & l’interest general de leurs voisins & de leurs amis, pouuoient faire armer contre la justice de nostre guerre. Au reste il me semble qu’apres vous estre obligez à mourir ou deliurer vostre partie, il ne doit auoir aucun milieu pour vous faire dédire. Il faut mourir ou vaincre, l’vn & l’autre est en vostre puissance, vous auez affaire à des hommes qui n’ont pas de bras, ny plus de courage que vous, & qui n’ont pas les raisons d’estre obstinez ny hardis au combat comme vous, puis qu’ils n’y võt que pour assister leurs amis, & que vous y estes engagez pour defendre vos vies, vos biens, vos femmes & vos enfans. C’est assez, mes compagnons, vostre constance, & vostre courage m’asseurent que nous ne sommes pas pour demeurer en si beau chemin. Et qui sçait si ces estrangers ne sont point les victimes que le grand Teutates nous demande, pour le sacrifice de nostre liberté? Allons apprendre la volonté des Dieux, & si l’heure est venuë (ce qui n’est pas croyable) où la fortune doit triompher de vostre vertu, faites au moins que sa victoire & son triomphe luy soient funestes & tragiques: Faites-la repentir de l’vn & de l’autre, & mourans vangez par la mort de ceux que nous n’auez pû vaincre: laissez douter à la posterité, lesquels des vainqueurs, ou des vaincus, ont eu plus de sujet de se resiouyr.
Ceste harangue faite, Polemas descendie, & lors toute l’armee par vn cry qu’elle fit en mesme temps sembla témoigner le desir qu’elle auoit d’aller [24/25] au combat. Les Chefs ayans pris leur place, & les coureurs estans desia meslez auec ceux des ennemis, Polemas fit sonner la charge. La cauallerie fit merueille de part & d’autre: car ceux de l’aisle droite de Polemas enfoncerent la gauche des ennemis, & les contraignirent de reculer. Les autres par vn plus & reflus concerté, rompirent l’aisle gauche de Polemas: mais l’inuincible generosité du Chef qui conduisoit ces Cheualiers incognus, empescha que cette cauallerie qui estoit en desordre ne se pûst r’allier. Elle ne laissa pas de combattre plus de deux heures, mais en confusiõ, & plustost pour faire voir qu’elle vouloit mourir, que pour opinion qu’elle eust de pouuoir vaincre. Le desordre augmentoit en l’armee de Polemas: car ceux qu’on enuoyoit au combat n’y allans qu’à regret, preseritoient leurs corps aux coups plustost qu’ils n’opposoient leurs armes à celles de leurs ennemis. Ces rebelles ayans esté si mal-menez au costé droit, Polemas vint auec cinq cents hommes pour essayer de les secourir: mais il fut contraint de les laisser fuïr, & auec ce peu de monde s’opposet à la force de ceux qui leur tenoient l’espee dans les reins. Vn grand Cheualier couuert d’armes vertes & dorees, & qui portoit vn escu, où estoit peint vn vaisseau sans pilote, & sans matelots, qui combattu de diners vents ne laissoit pas de voguer à pleines voiles vers vn port qui estoit assez esloigné de luy, s’adressant à Polemas, luy dit quelques paroles, que pour la premier fois il n’oüit pas, ou pour le moins, ne fit pas semblant d’auoir ouy. Quoy, continua ce Cheualier, es-tu [25/26] sourd aussi bien que tu es traistre & rebelle, Polemas? Penses-tu que ie ne vaille pas la peine d’estre escouté? Ne marches pas dauantage, si tu ne veux que ie te tuë par derriere. Polemas forcé de respondre, & parer au coup de celuy qui se ruoit sur luy, oublia le soin de son armee, & se resolut d’acquerir de la gloire en la mort de celuy qui estoit venu attaquer. Les voila donc aux mains. Iamais combat ne fut si furieux, vû par tant d’hommes, ny accompagné d’vne semblable merueille. Car comme si c’eust esté vne chose concertée, l’vne & l’autre armee attendant le succés de ce combat, demeura l’espee haute, & auec vn silence & vn accord d’amis plustost que de gens acharnez au combat, parut comme immobile tant que dura ce combat. Il fut long à la verité, mais moins qu’il ne deuoit estre, pour la valeur des deux combatans. Polemas estoit blessé, & auoit blessé son ennemy en plusieurs endroits, lors que par vn grand essort son casque luy estant cheu de la teste, son ennemy ne pouuant pardonner, luy deschargea vn si démesuré coup, qu’il luy fendit la teste, de sorte qu’elle sembloit auoir esté coupee au dessus des espaules. Qui croira ce que ie vay dire? Il est vray toutesfois: c’est que l’armee de Polemas le voyant tombé mort, comme si elle eust esté de ces corps morts qui ne se remuent que par la presence du Demon qui les anime, demeura plus morte que Polemas, & si ce n’eust esté que les Chefs sortans de leur estonnement crierent qu’au moins s’ils vouloient mourir ils mourussent honorable-[26/27]ment, ou se sauuassent à la fuite, il est indubitable qu’on se fust lassé de les tuer, plustost qu’ils ne l’eussent esté de se faire tuer. Les voila donc tous à vau-de-routte, caualerie & infanterie: mais ils ne coururent gueres loin, pource que les Cheualiers de la ville estans sortis, il y auoit long temps, & ayans esté cause de la victoire qu’auoient euë leurs amis sur Fredebolde & les Bourguignons, les recontrereat comme ils venoient pour charger Polemas, & en taillerent en pieces autant qu’ils creurent que les y obligeoit la necessité de vaincre. Mais comme ils veirent que tout estoit gaigné, ils crieerent par tout qu’on espargne les Sergusiens. Ce commandement au lieu de faire son effect, fit tout le contraire: car les soldurieurs qu’auoit auec luy ce Cheualier qui venoit de tuer Polemas, suiuis d’vn grand nombre d’autres, se mirent à crier; Non, non, Segusiens, mais traistres, & rebelles: en criant aux seditieux , allerent aprés les fuyars, & couurirent les plaines, les chemins, les bois, & les buttes de leurs miserabales corps. Il n’en arriua pas de mesme du costé de Fredebolde, pource qu’au moindre signe que les siens firent qu’ils se vouloient rendre, les amis des Nymphes leur promirent de les sauuer. Ceste promesse fit changer de resolution au Comte. La crainte de la mort qui est inseparable de vieilles gens, & principalement de deux qui se sont trouuez en beaucoup de perils, luy representa qu’il falloit prendre les ennemis au mot. Il fait crier aux siens qu’ils ne [27/28] demandoient que la vie. Mettez danc bas les armes, leur respondit-on. A mesme la veuë de ce desarmement aussi pitoyable qu’elle estoit nouuelle, toucha les vainqueurs. On enuoya querir vn des deux chefs qui auoient défait Polemas. Ceux qui venoient d’en faire autant de Fredebolde, luy representerent l’estat de la victoire aussi tost qu’il fut venu, & le supplierent de faire ce qu’il luy plairoit des Bourguignons. Ce chef tesmoignant vn tres-grand ressentiment de la courtoisie des autres, commanda à ceuy qui parlementoient pour le reste de l’armee, qu’on luy fist voir le General. On en fit quelque difficulté: mais le desir de sauuer sa vie, faisant passer par dessus toute consideration, contraignit ce venerable Comte de venir luy-mesme receuoir la honte de sa défaite. Comme il fut deuant ce luy qui le demandoit; Comte, luy dit-il, ie sçay qu’ayant obey au Roy vostre maistre, vous n’estes nullement coulpable de la faute qu’il a faite en defendant vn rebelle, contre sa Dame: aussi ne serez vous point traitté comme tel. Ces Cheualiers m’ayans reis le pouuoir de traitter auec vous comme ie voudray, ie vous donne la vie: & pourueu que vous me iuriez que vous vous en retournerez en vostre maison, & remenerez au Roy les forces qu’il vous a mises entre les mains, i’essayeray de l’obtenir de ceux qui vous ont défait. Fredebolde ayant iuré en son nom, & en celuy de tout le reste de son armee, d’osereur ponctuellement ce qui seroit arresté entr’eux, ne sçauoit que penser de celuy qui luy tenoit ce langage. Bien, continua ce Ceualier, plusieurs [28/29]considerations m’obligent de vous conseruer. Reprenez vos armes, & faites sans desordre, ny sans la moindre licence du monde, partir ce que vous auez de monde, & dites au Roy mon pere, que le Prince Signismond luy renuoye le reste des forces qu’il auoit leuees pour le perdre, & perdre ses amis. Fredebolde oyant ce nom de Sigismond, & mettant vn genoüil en terre, vint baiser la botte de celuy qui estoit à cheual. Seigneur, luy dit-il, ie ne sçay: ny moy non plus, repart Sigismond en l’interrompant, ie ne sçay, mon pere, que vous dire des desordres de la Bourgogne: mais sans tant de discours, faites ce que vous estes obligé d’executer sur le champ, & quand vous verrez Gondebaut, dites-luy que si nous ne reuenons bien tost le vns, & les autres de l’extremité, où nos passions nous ne iettez, indubitablement nous sentirons les desolations, & les mal-heurs dont sont suiuis sembables aueuglements. Adieu. Partez, & songez que la terre où vous allez passer m’est plus chere que mon propre pays. Fredebolde fit la reuerence au Prince sans parler, & aussi-tost mit son armee en estat de partir. Ce qui auoit pû estre conserué de son bagage, luy fut rendu, & sans loger en lieu du monde, ny viure que de ce qu’il auoit auec luy, sortit aux plus grandes iournees que son armee pût faire: & comme il fut à cinq ou six mille de Lyon, enuoya porter de ses nouuelles au Roy Gondebaut. Cependant Signisond s’estant desarmé, fit prier les Princes qui estoient allez visiter le camp & les troupes de se venir rafraischir, & les Cheualiers qui estoient [29/30] sortis de la ville, de ne s’en pas retourner sans qu’il eust l’honneur de les voir. Aussi tost entrerent deux qui estoient blessez. L’vn estoit Rosileon, & l’autre Celiodante. Les Mires visiterent leurs playes, & quoy que grandes ne les trouuernt pas dangereuses. Ce nom Sigismond fit accourir le Prince son frere, quoy qu’il eust le bras percé d’vn coup de trait. Ce n’est pas icy où ie diray au long l’excés de leur ioye & de leur amitié. Il faut que l’on se figure qu’elle fut grande, puis que le sang qui couloit de a playe de Clidamant n’estoit veu de ce frere, qui l’aimoit tant, ny senty de celuy qui le per doit. Alcidon qui auoit etsé blessé au visage, Daon qui estoit couuert de sang, Ligdamon percé en divers endroits, Alcimedor qui pour ne l’auoir iamais voulu quitter, auoit presque perdu tout son sang, Lypandas blessé aux cuisses, Amilcar, Alcandre, Glorian, & bref tous les Cheualiers ou estrangers ou Sergusiens, vinrent salüer les trois Princes, & mois pour se fire penser, que porter ces bonnes nouuelles aux Nymphes, demanderent la permission de retourner à la ville. Desia on auoit enuoyé querir des chariots & des brancarts pour les plus blessez, & les autres estoient prests de montrer à cheual, lors qu’il entra dans la tente vn Cheualier que les Princes recogneurent. Ils crierent tous voila Clidamant, comme se porte Clidamant s Ce Prince frere de Sigismond estonné de ce nom, creut au commencement que cela s’addressoit à luy: mais quand il veit que chacun se leuoit pour receuoir celuy qui auoit osté son habillement de teste, il de-[30/31]manda qui estoit ce Clidamant. C’est vn Prince qui vous doit estres tres cher, ouis que vous auez si long temps voulu prendre sa place, luy respondit Sigismond. C’est le veritable Clidamant fils de la Nymphe, & frere de Galathee. Les nouuelles de sa mort que vous m’auiez mandees sont fausses, Dieux merci: il sçait desia tout ce que vous auez fait pour luy, & il faut, s’il vous plaist, qu’il soit nostre troisiesme frere. Clidamant vint là dessus; & ayant appris qui estoit celuy lequel parloit à Sigismond, luy fit beaucoup de complimens, & l’asseura qu’il auoit commencé à s’estimer quelque chose que depuis que le Prince son frere luy auoit dit les solemnirez auec lesquelles seruir de fils à la Nymphe sa mere. Il en eust bien dire dauantage, amis le sang qu’il perdoit ne luy permettant pas, Godomar reprenant son premier nom, luy dit mille bonnes paroles pour repartir aux siennes, & l’obliger à estre particulierement son amy. Clidamant se coucha sur vn lict de campagne, où Ligdamon estoit appuyé: là se renouuellerent leurs ancinnes amitiez, & là Clidamant s’adressant à Sigismond, luy dit que Lindamor auoit tenu la promesse qu’il leur auoit faite, & qu’aprés vn long & furieux combat dont il estoit sorty blessé, il auoit tué Polemas. Tous ces Princes & ces Cheualiers ressentirent ceste grande action, comme s’ils l’eussent faite, & ennuoyerent de tous costez voir où il etoit demeuré. Comme vn Cheualier sortoit pour apprendre de ses nouuelles, il entra dans la tente, & leur dit qu’il auoit fait venir le corps & la teste de [31/32] Polemas dans vn chariot auec ses armes, & le coffre où estoient tous ses ornemems de Comte, pour enuoyer, s’ils le trouuoient bon, aux Nymphes. Cela ayant esté iugé tres à propos, ces Princes firent venir leur Herauts, & leur commanderent de suiure celuy de Clidamant, & obeïr à tout ce que leur ordonneroit Leontidas, par la bouche duquel se deuoient faire les complimens des Princes en general, & celuy de Lidamor à Galathée. Il n’y eut pas vn des Cheualiers, qui auoient esté dans Marcilly durant le siege, qui ne fist amitié auec Clidamant, & Lindamor, & par leurs reciproques courtoisies n’attirassent le coeur & les yeux de tous ceux ausquels auparauant ils auoient esté incognus. Lipandas fut le premier qui se souuint de Lidias, & qui ne le voyant point entre les autres, tout blessé qu’ilestoit, monta à cheual pour le chercher. Aprés auoir couru par tout auec auqrante ou cinquante solduriers, sans le trouuer ny entre les viuans, ny parmy les morts, il s’en retourna où estoient ces Princes, & ses compagnons, qui furet tous en peine de ce Cheualier: & pour ne ternir point la beauté d’vne si sameuse iournee, donnerent charge à vn Capitaine d’aller par tout le chercher, & s’infomer s’il n’auroit point esté veu. Comme il fut party, les Mires acheuerent de mettre le premier appareil sur les playes de ceux qui n’auoient point encore esté pensez, & leur conseillerent de se faire porter à la ville, & du reste du iour, ne voir, ny n’estre veu de personne, que de ceux qui les pouuoient soulager. Qu’il ne falloit rien pour empirer leurs blesseures & leur donner la fiévre: [32/33] au lieu qu’en se tenans clos & couuerts, ils pouuoiet s’asseurer que le plus blessé sortiroit dans huit iours, & tous les autres dans trois ou quatre. Encore que ces Mires les flatassent en l’esperance de leur guérison, si est-ce que le succés fit voir qu’ils n’auoient menty que du temps: aussi l’impatience qu’ils auoient d’estre gueris, les disposa de croire tout ce que leur ordonnerent leurs Medecins & leurs Mires. Ils se resolurent donc d’entrer à la ville, aprés auoir mis ordre à toutes choses, & prendre logis en mesme quartier, iusquà ce que leurs playes leur permissent d’aller voir les Nymphes, & s’acquitter de ce qu’ils auoient à leur dire. Ils firent venir leurs Lieutenans, & les autres Chefs de leurs armees, & leur commanderent de faire emporter leurs morts, pour les mettre en terre, selon leur qualité, & leur sçauoir à dire combien il en estoit demeuré sur la place; & quel estoit le nombre des viuans. Que pour leur logement ils se feroient apporter la carte du pays, & selon la volonté de la Nymphe ils leur enuoyeroient les lieux où ils se logeroient. Ie reseruerois bien à vous dire ailleurs le nombre des morts qui fut donné aux Princes tant des leurs, que de ceux de Gondebaut & de Polemas: mais pour ne plus ensanglanter l’esprit par ces imaginations de massacres & de guerre, ie veux vous en faire voir tout à la fois les obiects effroyables & funestes. Il mourut en ce cõbat vingt-cinq ou vingt-six mille hommes des gens de Polemas, i’entens de ceux qui furent tuez sur le champ de bataille, & des autres qui en fuyant furent is à mort par les vainqueurs, ou [33/34] qui ça qui lá assommez par les hommes de la campagne. Quant aux prisonniers, il n’y en eut pas plus de quinze cents, au nombre desquels fut le mal-heureux Meronte, qui apres auoir eu assez de rage pour vendre sa fille & toute sa race, n’en eut pas assez pour se deliuer de l’ignominie de mourir par la main d’vn bourreau. Gondebaut perdit quelques douze mille: Son fils Sigismond quinze à seize sens: Rosileon & Celiodante huit cens cinquante, Clidamant six à sept cens: Et de tout ce qui estoit sorty de la ville sous le commandement de Godomar, & des autres Cheualiers, il ne s’en trouua par trois cens à dire. Sigismond en ce combat auoit esté si heureux, que parmy tant d’ennemis qu’il auoit teuz de sa main, il n’auoit point esté blessé, encore que l’on luy eust fait mourir deux cheuaux sous luy: Aussi voulut-il estre le conducteur des autres, & leur seruir de Mareschal des logis. Il fit mettre Rosileon & Celiodante dans vn brancart, & Godomar & Clidamant dans vn autre: Lidamor & Lipandas pource qu’ils estoient extremément blessez, dans des chaires à bras: Damon, Ligdamon & Alcimedor dans vn chariot suspendu: Et Alcidon, Bias, Agis, Alcandre, & trente ou quarante autres des principaux de toutes les quatre armees furent mis sur leurs cheuaux, & conduits dans la ville. Ceux qui y auoient esté durant le siege, allerent en leurs logis oridnaires, & les autres chez leurs amis, ou chez des personnes de moyens & de consiceration. Pendant que toutes ces choses se preparoient, Leontidas, suiuant la charge qu’il auoit, n’eut pas [34/35] plustost trauersé le camp de Polemas, qu’il fit mettre tout son monde en ordre: Trois cents Solduriers à cheual portoient chacun deux enseignes qui auoient esté choisies d’entre toutes celles de l’armee de Polemas pour presenter aux Nymphes, le reste ayant esté ou rompu, ou laissé à la discretion des soldats. Pour celles de l’armee de Gondebaut, elles auoient toutes esté recueillies, & renduës aux deux Princes pour en faire tout ce qu’ils traouueroient bon. Apres ces trois cents hommes marchoient trente trompettes diuisez en trois bandes, selon la diuersité de leurs instruments. Ils estoient suiuis d’vne compagnie d’Archers à cheual, & d’vne de Cranequiniers à pied, au milieu desquels estoit vn Escuyer de Leontidas qui portoit la teste de Polemas au bout d’vne lauce: & apres vn chariot traisné par deux cheuaux où estoit le reste du corps de ce miserable, couuert d’vn drap rouge, & enuironné de ses armes. Derriere le chariot, & les Cranequiniers, il y auoit le Heraut de Clidamant, nommé Forest, vestu de sa corte d’armes, & de son sceptre: Apres luy venoient les Herauts de Cliodante & de Sigismond, & apres ceux de Rosileon & de Godomar, tous vestus à la mode de leurs Royaumes. Leontidas armé de toutes pieces, & monté sur vn grand cheual, auec trente ou quarante de ses amis finissoit ceste ceremonie, & en cét ordre passa depuis vne des portes de la ville, iusqu’à celle du chasteau. Le peuple benissant le iour & les autheurs d’vne telle victoire, & apres auoir esté dix fois esclaircy de tout ce qu’il voyoit, se demandant les vns aux autres si [35/36]veritablement c’estoit la teste de Polemas celle qui estoit attachee au bout de cette lance. La Nymphe, il y auoit desia qelques temps, sçauoit l’heureux succez de ses affaires, & pour en remercier les Dieux, auoit derechef fait faire commandement par tout, que grands & petits, riches & pauvres, ieunes & veux allassent dans les Temples, & ne cassassent en leur particulier de rendre graces à Teutates sauuer, attendant que publiquement elle au nom de tous les ordres de son Estat fist le sacrifice general, & luy immolast les victimes royales. Aussi tost qu’on luy eut apporté les nouuelles de la venuë de Leontidas en ceremonie, elle pria la Princesse Rosanire, Daphnide, Madonte, Dorinde, Circeine, Floricem Palinice, Carlis, Steliane, & les autres estrangeres de l’assister, pour oüir dans sa grande salle Leontidas, de la part de ceux qui l’auoient secouruë. Galathée toute malade qu’elle estoit, se fit habiller, & s’en vint auec les Nymphes trouuer Amasis, & sa bonne compagnie où elles estoient desia placees. Elle auoit fort mauuais teint: mais les nouuelles qu’elle receuoit, & la ioye qu’elle lisoit sur le visage de tout le monde, la reirent tellement, qu’on peut dire qu’aussi tost qu’eut cessé la cause de son mal, so mal cessa aussi; & que sans en estre pire, elle passa imediatement d’vne extremité en vne autre. Les degrez de la salle & toute la salle estoient pleins de monde, qui pour voir entrer cét Ambassadeur s’estoufoit l’vn l’autre. Les solduriers & les gardes de la Nymphe s’estoient mis en haye, & laissoient vn grand chemin ouuert pour aller au thrône de [36/37] leur Dame. Adamas & Cindor qu’elle auoit enuoyé querir quec le grand Pontife, & les principaux de son conseil, prirent place derriere elle, à l’heure mesme que les gens de Leontidas montoient par le grand degré. Ceux qui ne pouuoient demeurer sans incommoder les autres, aprés auoir fait la reuerence aux Nymphes, se retiroient & alloient attendre le reste dans la court du chasteau. Le cinq Herauts entrerent, & les Nymphes voyans celuy de Clidamant, furent tellement esmeuës, que chacun s’en apperceut. Il fut fort à propos que le grand Druide se trouuast là pour remettre ces Dames: car sans ces remostrances, elles estoient pour troubler la ioye publique. Celuy qui portoit la teste de Polemas l’auoit mise dans vn bassin d’argent, & cachee d’vn morceau d’escarlatte, de peur que cét object funeste suprenant les Nymphes, ne leur fist horreur. Le corps en fut laissé dans la court sur le chariot auquel il auoit esté mis: & les ornements de Comte estoient portez dans leur coffre d’argent vermeil doré, plein de ses armoiries, par deux hommes qui marchoient deuant Leontidas. Si les Nymphes & les autres Dames furent en peine de sçauoir qui estoit dans ce bassin & ce coffre, ie la laisse à penser: mais on sçaura que cét Ambassadeur quittant son casque à la porte de la salle prit vn chapeau, & s’en vint iusqu’au pied du thrône de la Nymphe, à la teste de tous ceux qui l’accompagnoient. Comme il eut fait la reuerence & ses premiers complimens, il haussa vn peu sa voix, & ne pouuant estre entendu que des Dames, & de ceux qui estoient les plus prés [37/38] d’elles, il parla ainsi à la Nymphe: Madame, quatre Princes estrangers, & vn que la nature & les loix de cét Estat, ont donné aux Segusiens, m’ont commandé de vous aduertir, qu’en fin les Dieux se font declarez pour vous, & par la punition de vos ennemis, & de ceux qui ont essayé de se maintenir contre la iustice, laissé aux siecles futurs vn exemple eternel, qu’ils vengent tost ou tard leurs querelles en vengeant celles des Souuerains. Ie n’ay point charge de vous dire particulierement tout ce qui s’est passé en la bataille, mais ie vous dois asseurer que vous n’auez iamais eu plus de liberté, ny de puissance dans vos Estats que vous y en auez auiord’huy. Vostre capitale ville est deliuree, vos pays sont exempts des desolation de la guerre. L’armee de vostre sujet rebelle a esté taille en pieces, & ce qui reste de celle de Gondebaut, est party il y a plus de deux heures, pour retourner en Bourgogne. Sigismond se porte bien. Rosileon, Celiodante, Godomar, & nostre Prince Clidamant (ie dis ce Clidamant qu’vne fausse nouuelle vous a fait pleurer comme mort) sont auec luy, & chargez de lauriers & de gloire, seroient venus eux-mesmes vous remercier de l’honneur que vous leur auez fait acquerir, si quelques blesseures plus incommodes que dangereuses, ne leur ostoient le moyen d’auoir ce bon-heur de cinq ou six iours. A ces mots de Clidamant qu’vne fausse nouuelle vous a fait pleurer comme mort, il ne s’en salut gueres que la Nymphe ne mourust de ioye. Le reste de la harangue de Leontidas ne pût estré escouté. La Nymphe se [38/39] tournoit tantost vers Galatée, tantost vers Adamas, & ioignant les mains au ciel, tesmoignoit vne ioye qui en donnoit à toute la compagnie. Comme elle fut remise, Leontidas fit ouurir le coffre qu’on portoit deuant luy, & tirant la couronne, le sceptre, le baston de iustice, l’espee de parade, le manteau de pourpre en broderie d’or, & les trois sceaux du Comte, les presenta à la Nymphe, & luy dit, Que les Princes ayans trouué ces marques de la tyrannie de Polemas, les luy enuoyoient, pour en faire faire iustice: auec son corps qui est dans la court du chasteau, dit-il, au milieu des armes souz lesquelles il a osé attendre & soustenir les vostres. Il ne me reste plus d’vne chose, Madame, c’est que ie satisface au dernier commandement de ces Princes. Et lors s’adressant à Galatée, il continua de ceste forte. Mes Princes, Madame, m’ont donné charge de m’adresser à vous, & vous promettre en leur nom tout ce qu’vne grande & vertueuse & de leur vertu, & vous prier pour le plus vaillant Cheualier qui soit au monde, puis que luy-mesme n’en a osé prendre la hardiesse, de receuoir vne partie du monstre qui tant de fois a osé oublier le respect qu’il vous deuoit, & attenter à vne chosse dont personne ne sera iamais digne que par vostre bonté. C’est Lindamor (Galatée rougit à ce mot) qui aprés vn long & furieux combat, dont il est sorty aussi couuert d’honneur que de blesseures, vous a vengee de Polemas, & auec la teste, que de sa part les Princes vous enuoyent, luy a faire per-[39/40]dre toute l’ambition & toute l’audace qui l’a fait haïr du ciel & de la terre. Leontidas en disant cela, fit semblant de vouloir descouurir cette teste, mais Galatée l’en empescha: toutesfois Leonide voyant que les Nymphes s’estoient leuees, & parloient auec Adamas, Clindor, & les autres de son conseil, en la presence de l’Ambassadeur des Prinçes, ne pût si bien se contraindre qu’elle ne portast la main sur l’escarlare, dont estoit cachee cette teste: & tirant Siluie pour la voir: Le voilà, dit-elle, bien humilié ce Comte imaginaire. Cette teste est à la verité bien hideuse, ma sœur; si est-ce que iamais Polemas ne fut à mes yeux si beau qu’il est dans ce bassin. Ha, ma sœur! luy respondit Syluie, vous estes trop cruelle: pardonnons à ce mal heureux, & ne luy voulons plus de mal, puis qu’il ne nous en peut plus faire: mais pour changer de discours, aduoïons que Lindamor est aussi heureux qu’il est vaillant, puis que non seulement il s’est vengé de son ennemy, mais a vengé Madame, qui, à son iugement mesme, doit estre la plus grande & la plus sensible gloire qu’il pouvoit esperet de sa vie. Leonide en souspirant lors, & haussant la voix exprés afin que Galatée l’oüist: Il est ce que vous dites, ma sœur respondit-elle, & cependant ie gage que la Nymphe sera si insensible, ou, pour mieux dire, si desraisonnable, qu’elle dira l’un de ces iours que Lindamor en tuant nostre commun ennemy, l’aura encore vn coup offensee. La nymphe oüit ce discours, & en sousrit. Aussi tost tournat la teste sans faire semblant de rien; Allez parler plus loin, Leonide, dit-elle, ce n’est pas en [40/41] vne compagnie comme celle-cy qu’il faut dire les folies que vous auez dites. Leonide se teut, & lors la Nymphe estant retournee vers Amasis, oüyt qu’elle demandoit à Leontidas s’il estoit bien vray que Clidamant ne fust point mort. Il se porte fort bien, luy respodit-il, & n’est arresté que pour ne se separer point des Princes ausquels il est tant obligé. Il vous dira luy-mesme, Madame, les aduantures qu’il a couruës, & pour vous venir secourir, a faict l’inuincible Lindamor, qui seul, Madame, a faict autant que tous les autres ensemble. Il a tousiours fait tourner la victoire du costé qu’il s’est trouvé: & ie puis dire, pource que ie l’ay veu, qu’il a luy seul deffaict l’armee de Polemas, pource qu’en luy couppant la teste, il sembla à tout ce que nous estions auprés de luy, qu’il eust couppé les bras à toute son armee. Amasis plus ayse que ie ne puis dire, & la glorieuse Galatee se flattant d’avoir tant fait souffrir pour l’honneur de ses bonnes graces, vn si vaillant Cheualier, ne se souvint lors de Celadon que pour faire comparaison des advantages qu’auoit Lindamor sur luy, auec les froideurs & les dissimulations dont iusques icy il l’auoit irritee. O que tu eusses esté heureux Celadon, si ce petit dèpit eust tousiours duré à la Nymphe! Tu n’aurois pas versé les larmes, & enduré les persecutions dont cy-apres la colere luy fera resoudre à se vanger de toy. Leontidas chargé de belles paroles, & de toutes les plus obligeantes honnesterez dont l’esprit delicat d’Ancasis fut capable, prit congé d’elle & de Ga-[41/42]latee, & apres auoir assuré la Princesse Rosanire du peu de mal qu’auoit Rosileon, s’en retourna comme il estoit venu. Le grand Druïde sortit aussi tost pour faire sa charge, & faisant trainer le corps de Polemas dans les prisons, assembla le corps de la Iustice observant les formes à faire le procez à ce rebelle, remit le iugement au lendemain. Durant la nuict les preuves furent considerees, & les tesmoins oüys: l’on visita le coffre & les ornemens de Comte qu’auoit fait faire Polemas, & toutes choses instement balancees, par Arrest des Druïdes, le corps de ce miserable fut condamné à estre bruslé, sa teste attachee au bout d’une picque sur vne des tours de la principale porte de Marcilly: ses maisons rasees, defence à ses parents de se dire tels, & de porter son nom: tous ses biens acquis & confisquez à la Nymphe, & les ornements dont i’ay parlé, fondus, & changez en vne statuï de la Deesse Nemesis, qui seroit mise dans vne niche du Temple de Tautates liberateur, qu’Amasis auoit voüé des le commencement du siege. Cet Arrest fut mis en execution, sur le soir, & le corps ayant este bruslé dans la place où auoit esté le camp, les cendres y furent jettees au vent. Ie dis dans la place où auoit esté le camp, pource que dés la veille, le peuple ayant veu entrer les Princes blessez, & les Cheualiers qui les avoient si long-temps defendus en assez mauvais estat, voulant, selon sa coustume, se vanger sur des choses qui ne peuvent se defendre, sortit hors de la ville, & se mit à remplir les tranchees, applanir les remparts, rompre le [42/43] reste des tours & des machines: & bref changer tellement la face de ce lieu là, qu’avant qu’il fust iour on eust esté bien empesché de dire où auoit esté le camp. La place estoit aussi vnie & aussi nette que si elle eust esté reservee pour quelque grande feste: & les marques les plus apparentes du siege furent si promptement effacees, que ceux qui arriverent trois ou quatre iours apres à la ville, ne se persuadoient pas qu’elle eust esté pressee comme on l’auoit publié. Comme les Princes & les Cheualiers furent logez auec beaucoup de commodité, Sigismond ne pouvant estre davantage sans veoir sa chere Dorinde, enuyoya vn Cheualier à la Nymphe, pour apprendre si sans l’incommoder, il pouvoit se donner l’honneur de la veoir, la Nymphe sa fille & Dorinde. Amasis s’alloit mettre à table quand ce Cheualier arriva: Elle luy dit que le Prince luy feroit tousiours vn tres-grand honneur, de prendre la peine de la visiter, & qu’elle attendroit à souper iusqu’à ce qu’elle eust receu ce contentement. Madame, luy respondit ce Cheualier, le Prince n’aura ce bien la qu’apres que vostre Cour sera retiree, pource qu’il veut faire, s’il vous plaist, ceste visite sans esclat: & pourveu que vous ne le trouviez point mauvais, veut venir seul vous rendre ce qu’il vous doit. Le Prince fera tout ce qu’il aura agreable, luy respondit la Nymphe, & vous l’assurerez que ie l’attendray auec la belle Dorinde & ma fille, dans mon cabinet. Sigismond ayant receu ces nouvelles, separa plus soigneusement que de coustume, & pour paroistre tel qu’il estoit aux yeux des Nym-[43/44]phes, & particulierement de Dorinde, prit vn habillement en broderie d’or & d’argent. Come il veid qu’il estoit temps de partir pour aller faire sa visite, il ne prit auec luy que le Cheualier qu’il auoit envoyé à Amasis, & sans se faire cognoistre à personne,entra iusques dans l’antichambre de la Nymphe. Il n’y auoit presque que les gardes, & quelques officiers, qui ayans sceu ce qu’il vouloit, furent en aduertir l’Huissier du cabinet. Aussi-tost deux Nymphes ouvrirent, & auec deux flambeaux qu’elles avoient, esclairerent au Prince, qui les suivit iusqu’où estoient Amasis & Galatee. Madame, dit Sigismond, apres auoir salüé la mere & la fille, quand ie seroit toute ma vie à vous dire que les obligations que ie vous ay sont sans prix aussi bien qu’elles sont sans comparaison, & que pour vous tesmoigner le ressentiment que i’en ay, ie vous aurois dit que ma vie, mon honneur, mon bien sont mille fois plus à vous qu’à moy, ie ne laisserois pas d’estre aussi peu quitte envers vous, que ie le serois quand mon ingratitude m’auroit empesché de faire vn pas pour vostre seruice. Il est vray, Madame, les soins que vous auez pris de Dorinde, la peine où vous auez esté si long-temps pour me la conserver, & iuste mespris que vous auez fait des insolences & des laschetez d’un Roy, que ie ne puis appeler mon pere sans rougit, sont des effects d’une vertu si heroïque, qu’il n’y a que vous seul qui, iusqu’aujourd’huy en ait esté capable. Ie viens donc vous demander pardon de tant d’ennuis que ie vous ay donnez, & me rendre caution de tout ce que vous doit Dorinde, [44/45] vous jurer que vous & la Nymphe vostre fille auez acquis vn Prince, qui tenant vos interests inseparables des siens, ne veut pas, comme son frere, vous tenir lieu de fils, en la place de celuy que vous croyez auoir perdu: mais desire, s’il vous plaist, qu’en recouvrant vostre veritable fils, vous fassiez l’honneur à Gondomar & à luy de les recevoir pour vos enfants, & donner deux freres à Galatee & à Clidamant. Amasis retournent contre le Prince, le merite de toutes ces honnesterez, luy exagera les seruices qu’elle estoit obligee de luy rendre, & combien elle s’estimoit heureuse d’avoir pû luy tesmoigner l’inclanation qu’elle auoit à rechercher les occasions d’acquerir son amitié. Il fallut que le Prince en dist autant à Galatee, & que pour ne demeurer pas obligee, elle repartist auec la mesme civilité. Ces compliments ayans duré prés d’une heure, la Nymphe voyant que Dorinde ne venoit point, voulut parler de Polemas & du siege, au Prince: mais luy coupant ce discours le plustost qu’il pût: Madame, luy dit-il, pardonnez, s’il vous plaist, à mon affection, si ie vous demande où est Dorinde. I’ay des obligations à ceste fille qui me la rendent si chere, que ie suis vieilly de la moitié depuis qu’elle est partie de Lyon. Amasis dit à Sigismond que Dorinde luy auoit promis d’estre aussi tost qu’elle en son cabinet: cependant, qu’elle mettoit beaucoup plus qu’il ne luy auoit fallu de temps pour monter en sa chambre, & qu’elle alloit envoyer vne de ses Nymphes apprendre ce qui luy estoit arrivé. Elle fut soulagee de cette peine, pource que Dorinde, comme si elle eust attedu que le Prince [45/46] l’eust demandee, pour venir, entra dans le cabinet en mesme temps que la Nymphe le quitta pour appeler vne de ses Nymphes. Il faut advoüer que quand il est question d’une grande conqueste comme celle d’un Roy, il n’y a machine, ny charme que les Dames veritablement belle, mais, à son opinion, non pas assez pour arrester Sigimond, n’auoit oublié rien de tout ce que peut la Nature quand elle est corrigee, ou pour le moins embellie par l’art. Comme elle entra dans le cabinet, quoy qu’elle fust fort modestement habillee, si est-ce qu’elle parut beaucoup plus que Galatee, bien qu’au iugement de tous les yeux desinteressez elle fut moins belle qu’elle. Cet éclat ébloüit le pauvre Sigismond, qui tremblant comme la fueille, & deffait comme vn homme condamné à la mort, s’en vint à ce nouveau Soleil, & oubliant tout ce qu’il auoit preparé d’excuses & de sousmissiõs, ne pût iamais luy donner autre chose que cecy. Dorinde, est-ce bien vous que ie voy? Hé Dorinde est-ce vous! Dorinde moins transportee que luy, luy rendant tout le respect qu’elle se crût obligee de luy tesmoigner, pour le vaincre de plus en plus; Seigneur, luy dit-elle, la miserable que vous voyez deuant vous s’appelle Dorinde: mais si vous n’avez pitié de la vie qu’elle sortit de Lyon, il ne faut plus penser qu’il y ait de Dorinde au monde. Ha ma belle fille! luy respondit le Prince, ne remettez point, s’il vous plaist, le fer si auant dans mes premieres blessures. Tous les maux que i’ay soufferts me [46/47] sont arrivez par cette infortunee sortie, & le ressentiment de vos peines m’auroit desia cent fois osté la vie, si i’eusse crû au monde quelqu’autre que moy capable de vous mettre en repos. Seigneur, reprit Dorinde, pourueu que vous daigniez me tenir ce que vous m’avez autresfois faict l’honneur de me promettre, non seulement ie n’oubliray point tous les travaux de ma vie, & les persecutions de la Fortune: mais me tiendray la plus heureuse fille du monde. Belle Dorinde, luy respondit l’amoureux Sigismond, en la presence de ces deux grandes Nymphes, ie vous iure & vous promets ce que iusqu’icy vous n’avez, peut-estre, pas crû de moy: c’est que de ma vie ie n’auray autre femme que vous, & quand Gondebaut deuroit me poursuiure à main armee iusqu’au bout du monde, ie iure encore vne fois de ne luy obeyr iamais, s’il ne me permet de vous espouser. Dorinde lors changeant la tristesse de son visage, en vne modestie qui monstroit la constance de son esprit en l’une & en l’autre fortune: Et moy, dit-elle, Seigneur, j’aduouë en la presence de ces grandes Nymphes, que iamais, quoy que ie fasse pour vostre seruice, ie ne meriteray la moindre partie de l’honneur que vous me faites. Ce discours ayant finy par mille demandes de part & d’autre, & Sigismond ayant voulu apprendre de la bouche mesme de Dorinde, ce qu’il auoit desia sceu par celle de diuers messagers, pour complaire aux Nymphes & à cette tant aymee fille, s’assit entr’elles, & leur dit ainsi ce qui luy estoit arrivé depuis le depart de Leontidas. [47/48]
SVITTE DE L’HISTOIRE
du Prince Sigismond.
SI iamais le deuoir & l’amour ont rendu miserable vn esprit qui de peur d’offencer l’vn ou l’autre ne sçait à quoy recourir, il faut aduouïr, Mes-Dames, que celuy de Sigismond peut estre mis au nombre des plus malheureux: Le respect que ie dois porter au Roy mon pere, m’a tousjours faict repentir des paroles & des choses que la colere m’a fait dire & faire contre son seruice: Et l’amour que i’ay pour cette belle fille, ayant voulu auoir tousiours la victoire surquoy que ce soit que i’aye voulu entreprendre toutes les fois qu’il a esté question d’y toucher, n’q eu egard ny à la puissance d’vn pere & d’un Roy, ny au respect & aux obligations d’vn fils & d’vn sujet. Il est vray que le peu de naturel que m’a tesmoigné Gondebaut, n’a pas faict vn petit effort pour me resoudre à luy desobeïr. Quand i’ay veu qu’il cessoit d’estre pere, i’ay cessé de faire le fils: & comme il a commencé d’estre mon tyran & non pas mon Roy, i’ay crû qu’il m’estoit permis de me dispenser moy-mesme de mes sermens & de ma fidélité. Le lendemain que Leontidas fut party, i’envoyay vn confident que i’auois aux Heduois, & aux Comtes de la haute & basse Bourgongne, pour les conjurer qu’au temps que i’aurois affaire de leur assistance, ils ne manquassent point à la parole qu’ils m’auoient donnee. Mais comme i’esperois sortir secrettement de mon logis où i’estois [48/49] arreste, vne nuict que ie m’estois mis au lict fort tard, sans sçavoir pourquoy. Ie voy entrer dans ma chambre quinze ou vingt solduriers, qui suiuans le Comte Vindomar, vinrent l’espée à la main à l’entour de mon lict: Quelle nouueauté est-cecy, Comte, luy dis-je? Le Roy veut-il que ie meure? Non, Seigneur, me respondit-il: mais sur certains rapports qu’on luy a faits des intelligences que vous auez auec ses ennemis, il m’a commandé de m’asseurer de vostre personne, & vous conduire au lieu qu’il a faict preparer pour vostre seureté. Ce seroit vne chose bien extraordinaire, si moy qui ay accoustumé de commander, estois contraint d’obeyr à mes subjets. Ie dis à mes subjets, Vindomar: car la loy fondamentale de cet Estat, m’en donna la souueraineté le iour mesme que Gondebaut me donna la vie. Seigneur, me respondit-il, personne n’ignore ce que vous dites: aussi n’est-ce pas sans vn extrême regret que nous execusions ceste commission. Mais quoy! les obligations du déuoir & de l’obeïssance sont telles, que pour quelque consideration que ce soit, elles ne peuuent estre violées. Vn iour, Seigneur, vous parlerez autrement que vous ne faites, & au lieu que vous nous croyez meschans & des loyaux, vous nous appellerez fideles & innocens. Cela seroit bon leur repliquay je, si le Roy ne violoit point les loix, & pour satisfaire à sa passion, ne contreuenoit point à son deuoir. Ce n’est pas à nous, Seigneur, me repartit Vindomar, de chercher ny demander raison des volontez du Prince. Les Dieux nous l’ont donné pour faire tout ce qu’il [49/50] trouuera bon, & ne nous ont laissé que la gloire de l’obeïssance. C’est assez, luy dis je, puis qu’il n’y a point de consideration qui vous oblige à me rendre le respect que vous me deuez: demeurez icy, & veillez, si vous voulez toute la nuict autour de mon lict; car de me lever, c’est ce que difficilement vous emporterez sur moy. Seigneur, me respondit le Comte, il faut, s’il vous plaist, que vous surmontiez ceste difficulté, & obeïssiez à celuy que sans injustice vous ne pouuez contredire. Ie me tournay fort en colere vers ma ruelle, & me resolus de ne dire mot, ny faire ce que Gondebaut me commandoit. Vindomar fut plus d’vne heure à me representer le déplaisir que ie recevrois si le Roy le forçoit d’user de violence: Que ie devois prevenir son indignation, & ne pas acheuer de perdre tout ce qui luy restoit d’affection pour moy. Ie ne croy pas qu’il en ait, Vindomar, luy dis-je, & c’est pourquoy ie ne veux point obeyr à vn Prince qui au lieu de penser qu’il est mon pere, prend la qualité & les humeurs d’vn tyran. Mais n’en parlons pas dauantage, ie ne sortiray point de mon lict qu’il ne soit jour. Ie vay enuoyer au Roy, me dit-il, l’aduertir de vostre resolution: & peut-estre, que se souuenant de ce que vous luy estes, il fit ce qu’il me disoit, & celuy qu’il y auoit enuoyé estant reuenu incontinent apres, luy dit quelque chose à l’oreille. I’apperceus qu’il changea de couleur en oyant ces nouuelles, & ioignant les mains: Au moins, dit-il, s’il y a de la faute, ie prie les Dieux au’ils en remarquent l’au-[50/51]theur. Ils me commandent d’obeyr à mon Souverain: Ie ne puis mal faire en obeissant aux Dieux. Comme il eut ainsi parlé, il se tourna vers moy, & me dit qu’il falloit necessairement que ie me leuasse. Car, Seigneur, poursuiuit-il, le Roy veut que vous le veniez trouuer sans delay, & me commande de vous faire emporter comme vous estes, si vous ne voulez permettre que l’on vous habille. Allez me querir Avite, luy dis-je, & lors que i’auray parlé à luy, i’auiseray à ce que ie dois faire. Seigneur, Avite est auec le Roy, & ne vous peut veoir que le Roy ne vous voye. Apres auoir songé long-temps, & veu que de tous ceux qui auoient accoustumé de me seruir, il n’y en auoit pas vn aupres de moy, ie les demanday: mais au lieu de ceux-là on m’en fit venir qui m’estoient incognus. Comme ils voulurent me donner mes habillemens, ie leur commanday de les laisser: & faisant plus l’ignorat que ie n’estois, ie dis á Vindomar: Qui sont ces gens-cy? Me les enuoye-t’on pour me lier, ou pour me faire mourir? Ny pour l’vn, ny pour l’autre, Seigneur, me respondit le Comte: mais pour vous seruir. Ie n’ayme iamais, luy repliquay-ie, les vallets que ie ne choisis pas moy-mesme. Certes le Roy est trop cruel, il deuroit se contenter de m’auoir osté la liberté, sans m’oster apres ceux qui durat ma prison pouuoient adoucir mes desplaisirs, & me traitter selon mon humeur. Mais ces disputes & ces plaintes sõt superfluës, allons Vindomar où le Roy me veut faire languir. Là-dessus les aduertissemens & les conseils du sage Avite se representans à ma memoires; Oüy, dis-je tout haut, mon pere, ie vous croiray, [51/52] & quelque inhumain & dénaturé que soit Gondebaut, m’arrestant au grand Tautates, comme au Pere des Peres, ne violeray point vne loy, qui ne l’a pas mesme esté par les Tygres, ny par les Lyons. Là-dessus ie me fis habiller, & sans marchander, allay monter dans vn charoit qui m’attendoir à la porte de mon logis. Vostre pourtraict, Dorinde, fit la seule consolation qui me suiuit en prison. Ie n’eus pas peu de peine d’obtenir ceste faueur de Vindomar: mais ce genereux Cheualier touché de mon ennuy, & plus encore de nostre ancienne amitié, me dire: Prennez-là, ceste vnique cause de vos desplaisirs, ie ne puis vous refuser si peu de chose. Si Gondebaut le faict, infailliblement ie cours fortune d’estre ruïné: mais, Seigneur, i’aime mieux que le Roy me vueille mal, que si ie desesperois Sigismond. Nous marchasmes ainsi iusques deuant la grosse tour de la citadelle de Lyon, & là, sans me vouloir oüyr, le Comte me fit entrer, où pour tout logement on me donna vne fort mauvaise chambre, & pour tous vallets deux soldats dont le visage & l’esprit sembloient auoir esté faits pour faire peur aux autres. Iln’y auoit qu’une seule fenestre à ma chambre si petite & grillée si prés à prés, que c’estoit tout ce que pouuoit faire le iour d’y entrer deux ou trois heures le matin, & autant le soir. Devant ma chambre il y en auoir vne encore plus obscure, où l’on mit cinquante solduriers en garde, qui de cinq heures en cinq heures estoient changez, & ceux qui y auoient esté vn iour, n’y reuenoient que quarante-huict heures apres. Vin-[53/54]domar ne m’eut pas plustost si bien logé, que ie veis que de compassion il commençoit à pleurer: mais n’ostant le faire paroistre, Seigneur, dit-il, le Roy me demande; soyez content, & essayez de surmonter autant qu’il vous sera possible l’ennuy de ce mauuais sejour. Hesus, Tautates le Dieu fort, vous donne la force dont vous auez besoin, pour n’estre pas accablé sous vne si pesante charge. Il s’en alla apres qu’il m’eut ainsi parlé, & me laissa seul dans ceste villaine chambre, où trois ou quatre fois ie fis difficulté de déployer la peinture de ceste belle fille (il monstroit Dorinde en parlant ainsi) ne croyant pas que sans l’offenser ie pusse dans vn lieu si infame estaler vne chose si belle. A la fin ne me pouuant plus contraindre,ie la deroulay sur vne table, & comme si en effect vous eussiez esté auec moy, vertueuse Dorinde, ie tenois ce langage. Ie l’aduouë, ma belle fille, vostre amitié est telle, que quoy que ie puisse faire, ie ne la recognoistray iamais autant que i’y fuis obligé. Au lieu de me vouloir tous les maux du monde de vous auoir manqué de parole, & vous auoir abandonné à la mercy des bestes sauuages, & des gens de Gondebaut, qui sont encore plus inhumains, vous daignez faire ce qui ne m’a pas esté possible, & par vne garndeur de courage que ie n’ay pû auoir, auez forcé tous les obstaces qui nous separoient, & m’estes venu tenir compagnie en vne saison où me tesmoigner de l’amitié, c’est se rendre criminel de leze Majesté. Mais bien plus que tout cela, lors que tous mes amis & mes seruiteurs m’abandonnement, & [54/55] disent tout haut qu’ils n’ont point este à moy. Vous vous declares contre tout le monde pour moy, & ne trouuant ny prison, ny chaisnes trop fascheuses pour me suiure, auez daigné mesme esclairer cet enfer de la presence de vostre Diuinité. Facent les Dieux, belle Dorinde, que ie ne meure pas ingrat, & qu’vn iour mettant á vos pieds les couronnes de toute l’Europe, ie commence par ce petit seruice à m’acquitter d’vne partie des obligations que i’ay à vostre amour & à vostre vertu. En ces discours & d’autres semblables ie passay le reste de la nuict, & cinq ou six iours durant ne receus autre consolation que de voir ma chere peinture, & l’entretenir en l’absence de celle qu’elle representoit. Ie ne parlois à personne, & ne mangeois que par contrainte. Mes deux vallets estoientdes monstres, qui m’irritoient autant de fois qu’ils essayoient de me seruir: Iugez en quel excez d’ennuy & de desespoir ie pouvois passer ma miserable vie. Dorinde n’auoit pû retenir ses larmes, & dessia auoit porè cinq ou six fois son mouchoir à ses yeux, de peur qu’on ne s’apperceust de son ressentiment; Mais que ne decouurent point les yeux d’vn Amoureux? Sigismond la veid pleurer, & touché de ceste bonne action. Quoy! luy dit-il, vous pleurez, ma belle fille. Si est-ce que si ie vous donne du desplaisir, c’est bien contre mon intention. Non, non, resiouyssez-vous, & puisque vous me voyez en liberté, changeant le ressentiment des choses passees, au plaisir des presentes: souuenez-vous qu’il y a de grands delices quand on est bien à son ayse dans le port, de [54/55] raconter les infortunes que la tempeste nous a faictcourir sur la mer. Les Nymphes tournerent les yeux sur Dorinde, comme elles virent ainsi parler le Prince, & chacune luy dit son mot, pour luy monstrer les sujets qu’elle auoit de se resioüir. Comme elle eut demandé pardon de fort bonne grace, & qu’elle se fut remise, le Prince continua de ceste sorte. Il ne se passoit gueres de nuict, n’ayant la commodité ny descrire ny de parler à personne, que ie ne m’entretinsse moy-mesme, & ne me plaignisse si haut, que bien souuent mes gardes me pouuoient oüir. Vne nuict entre autres pensent aux promesses que ie vous auois faites, Madame, (dit-il à la Nymphe) & à la necessité où la rebellion de Polemas pouuoit vous reduire, ie fus si transporté de colere que ne pouuant comme quoy m’en descharger, le depit m’osta tellement l’usage des sens, que ie tombay comme mort sur le planché de ma chambre. Mes vallets appellans au secours: Capitaine de mes gardes ouure la porte de mon cachot, (car tel doit estre nommee ceste infame demeure) & vint veoir ce que i’auois. Comme il me veid si mal, & cognut la briutalité de ces deux marauts qui me seruoient, fit venir vn soldurier des siens, & pource qu’il estoit fort adroit & fort bon Mire, luy commanda de m’assister, pendant qu’il enuoyeroit aduertir le Roy de ma maladie. Ce jeune homme se mit à me soulager, & le sceut faire si bien, qu’il me fit reuenir aussi-tost qu’il m’eut fait mettre entre les draps. Seigneur, me dit-il, comme ie fus reuenu, & que ie luy demabdois qui il [55/56] estoit, ie fus vn pauure Cheualier, qui ne me plaidray y iamais de la Fortune, quelque mauuais visage qu’elle me fasse, puis qu’elle m’a donné l’occasion de pouuoir en quelque sorte recognoistre la nourriture que i’ay autrefois euë chez la Princesse Amalberge, & premierement auprés du Roy Thierry son pere. Ie luy demanday s’il estoit Ostrogot, & m’ayant respondu qu’ouy mais plus que tout cela mon seruiteur, sans exception quelconque. Comment! luy dis je, osez-vous bien en vn temps où il y va de la vie, de se declarer pour moy, & où ie ne puis chose du mondre, me dire si franchement que vous voulez me seruir? Seigneur, me respondit il, ny la saison, ny autre chose ne m’empescheront point (il abaissa fort sa voix, & me parla si bas que moy seul le pouuois oüir) que ie ne tuë quiconque voudra vous desobliger. Voyez seulement ce que ie puis faire pour vous, & laissez-moy à penser comme ie l’executeray. Il n’en faut point mentir, cette bonne volonté, en vn temps où elle ne pouuoit estre soupçonnee de chose du monde, me fut si agreable, que ie tiray vn diament fort gros, que i’auois au petit doigt, & voulus le donner à ce soldurier. Il se recuia vn pas, & aussi-tost s’approchant contre mon oreille, comme s’il eust voulu me faire vne recepte, pour tromper les yeux de mes deux monstres: Seigneur, me dit-il, peut-il bien m’estre eschappé quelque parole par laquelle vous ayez iugeé que ie puis estre corrompu? L’honneur & le deuoir me font dire ce que ie vous me fassiez le bien de le croire, ie vous iure encore vn coup, Seig-[56/57]neur, qu’il n’y a rien que ie n’entreprenne pour vostre seruice. La generosité de ce Cheualier m’estonna autant que son affection. Aussi, Melindor, luy dis-je, ie n’ay pas la liberté de vous respondre comme ie voudrois; mais souuenez vous que ie mourray dans ceste prison, ou que vous n’aurez sujet de regreter la mort ny du Roy Thierry, ny de la Princesse Amalberge. Ie voulois l’entretenir de ce qu’il pouuoit faire pour moy, lors que son Capitaine entre, & auec luy vn Medecin du Roy. La colere où i’estois d’estre interrompu, me fit faire mauuais visage à l’vn à l’autre. Ce Medecin voulut me dire force choses: mais ne le pouuant souffrir; Dequoy se souuient Gondebaut, luy dis-je, de m’enuoyer voir? A-t-il peur que ie ne languisse pas assez? Retournez, retournez luy dire, que ie n’ay que faire de ses Medecins, ny de remedes: & que le plustost que ie pourray mourir, sers le meilleur pour luy, quand ce ne seroit que pour espargner la despence que ie luy fais faire à me nourrir & me garder. Ce Medecin voulut me respondre: mais ie luy commanday de se retirer, & me laisser en repos. Il s’en alla, & le Capitaine demeurant fort peu auec moy, me laissa en la compagnie de ces deux insupportables coquins. Melindor ne pût me rien dire: mais moy pour auoir sujet de parler, i’appellay son Capitaine, & le priay qu’il fist donner quelque chose au soldurier qui m’auoit si bien secouru. L’autre le promit: mais comme il estoit vn flateur, qui esperoit de se obeïssant sans consideration, il n’y pensa point depuis, & ne me visita ia-[57/58]mais qu’aux heures qu’on m’apportoit à manger. Me voilà encore pour quarante cinq ou quarante six heures dans les inquietudes où i’auois accoustumé de viure. Ie pensay mille fois à mon soldurier, & ayant exactement compté les gardes qu’on auoit changez, ie crûs qu’il estoit de retour. Ie commençay à me plaindre dés le matin, & fis si à propos le malade, qu’ayant contrefait l’euanouy, mon Capitaine vint à mon secours, & auec Melindor fit entrer deux ou trois autres de ses compagnons pour me soulager. Melindor aussi-tost se iette sur mon lict, & comme s’il eust sceu ma feinte: Seigneur, me dit-il, me voicy reuenu, c’est maintenant qu’il faut prendre courage & se seruir de l’occasion. Melindor, luy dis-je, c’est pour te voir, & pour me seruir de ton affection que ie feins s’estre malade: Mais parlons si bas, & joüons si bien nostre personnage que nous soyons point découuerts. Seigneur, dit-il, tout ira bien. Il faut enuoyer querir des Medecins, afin que durant le tumulte ie puisse vous entretenir, & peut-estre que saignant fort bien on trouuera à propos de me laisser auprés de vous. En mesme temps il me quitte, & dit à son Capitaine qu’il falloit enuoyer dire au Roy que i’estois plus malade qu’il ne sembloit, & qu’il enuoyast ses Medecins. Le Capitaine y enuoya vn de mes valets qui parla à Vindomar, & Vindomar au Roy. Voicy donc vne heure apres, cinq ou six Medecins auec Vindomar qui entrent dans ma chambre & me trouuans fort abbatu, pource que ie ne mangeois presque point, iugerent fort à propos de me faire prendre l’air, & tous d’vne voix asseurerent que si [58/59] l’on ne m’ostoit d’où i’estois, ie courois fortune de la vie. Vindomar en fit advertir le Roy, qui ne voulut iamais y entendre. Cependant ils se resolurent de me faire saigner, & le Capitaine de Melindor l’ayant presenté pour cela, & moy-mesme n’en ayant point fait de difficulté, il me tira du sang qui tesmoignoit assez par vn excés de melancolie & de colere en quel estat ie viuois, ou, pour mieux dire, ie mourois à toute heure. Ces Medecins ayant cognu l’excellence de mon Mire, dirent à Vindomar qu’il falloit le laisser auec moy. Ce seruiteur cognoissant l’humeur de son maistre, ne voulut rien faire sans son consentement. Il alla luy-mesme demander sa volonté, & sans specifier qui estoit Melindor, sceu luy representer si bien l’extremité où il me voyoit reduit, que ce Prince sans naturel, comme s’il m’eust fait vne grande grace: Puis, dit-il, qu’il faut estre bon pere? Quoy que les enfans soient mauuais, que Sigismond ait vn Mire: Mais qu’on prenne garde que sous ce pretexte, on ne cache quelque nouueau dessein. Voilà donc Melindor auec moy: mais tellement espié qu’il n’osoit presque rien faire, ny rien dire. Ie ne laissay pas toutesfois de l’instruire des intelligences que i’auois auec mes amis, & l’informer particulierement de toutes mes affaires, tant pour vous voir aduertir de ma prison, Madame, dit il à Amasis, que pour faire mes excuses à Dorinde & à Godomar. Il me donna du papier & de l’encre, & pendant que mes deux dragons dormoient, i’escruis sans clarté, & encore en deux ou trois nuicts, la lettre de creance que i’enuoyois à mon frère. Ie croy, Mada-[59/60]me, que vous l’auez veuë & le porteur aussi. C’est le mesme de qui ie vous parle. Comme il fut instruit parfaitement, ie commençay à me bien porter, afin que sans nous faire descouurir il s’en pût aller: On aduertit Gondebaut de ma santé, qui en fut bien ioyeux: mais plus pource que ie n’aurois plus de Mire auec moy, que pour soin qu’il eust de ma conseruation. Il commanda donc aussi-tost que mon Mire fust tiré de ma chambre. Il me quitte la larme à l’œil. Et moy luy promettant tout haut de le recompenser, ie luy dis adieu. Il se douta que s’il n’alloit point trouuer son Capitaine, il en pourroit soupçonner quelque chose. C’est pourquoy, il y fut, & luy demandant de gayeté de cœur la recompense que ie luy auois promise, le sceu si artificieusement fascher, qu’il luy commanda de se retirer, & deuant luy, mit vn autre en sa place. Peut-estre vous estes-vous estonnees, Mesdames, de voir que parmy ce nombre infiny d’amis & de seruiteurs puissans que i’auois en Bourgongne, il n’y en eust pas vn qui ouurit la bouche au Roy, pour luy addoucir l’esprit, & l’obliger à me donner vne prison moins fascheuse: Mais vous cesserez de vous en estonner quand ie vous auray appris la malice de Gondebaut. De peur qu’il ne fust importuné des prieres & de la puissance de mes amis, à l’heure mesme qu’il me fit oster de mon logis, il fit mettre dans mon lit vn de ses confidens, & n’ayant rien changé de tout ce qui auoit accoustumé d’estre auprés de moy, fit courir le bruit que i’estois tombé malade, & à quelque temps de là que i’auois [60/61] perdu l’esprit. Pere dénaturé, qui plustost que de surmonter ses passion, & ne pas saouler son obstination, aime mieux décrier sa maison, & oster à ses enfans la gloire qu’ils auoient acquise dans le monde! Plusieurs de mes amis furent à la porte de mon logis: mais des gardes qui ne cognoissent personne, leur disoient qu’on ne me voyoit couurir l’artifice de Gondebaut. Voyez vn effect de la malice humaine: bien souuent les bons desseins des Princes, quoy qu’il soit tres-important de les tenir cachez, ne sont pas plustost deliberez, qu’ils sont publiez: & au contraire, pource que Gondebaut faisoit mal, tous ceux dont il se seruoit en ce mauuais dessein, luy garderent vne telle fidelité, que Melindor fut le premier qui fouez main éuenta la mine, & fit apprendre à tout le monde que i’estois enfermé dans vn cachot, comme le plus miserable criminel du Royaume. Quand ces nouvelles furent apportees au Roy par le Duc Vuelebolde, le Comte Melismond, & le Comte Asmar, mes intimes amis, il pensa enrager, & leur soustint que cela estoit faux, que i’estois en mon logis, fou ou plustost enragé, & qu’il ne vouloit pas receuoir la honte qu’on me veist en cét estat. Il eut beau dire & beau crier, mes amis n’en crûrent bien, & par authorité absoluë qu’ils ont dans l’Estat, comme conseruateurs, & tuteurs du fils aisné des Roys de Bourgongne, sceurent rendre leur party si fort, que Gondebaut preuoyant vne reuolte, & la verité, & pour les disposer à m’abandonner, leur mon-[61/62]stra les lettres, que vous, Madame,& mon frere m’auiez escrites. Ils m’excuserent puissamment là dessus, & dirent tout haut qu’en cela i’estois de l’opinion des gens de bien, qui trouuoitent fort estrange, que luy qui estoit si fort interessé en la cause des Roys, voulust soustenir vn rebelle contre sa souueraine Dame. Quoy! leur dit Gondebaut, en vne extrême colere, mes subiects me feront la loy? Non, Seigneur, luy respondirent les Comtes, ils ne la vous feront iamais. Il faudroit qu’ils fussent aussi meschans que celuy que vous voulez secourir: mais ils auront tousiours assez de courage pour se jetter à vos pieds, & là vous supplier tres-humblement de peser leurs raisons, entendre leurs plaintes, & s’ils son bons, escouter leurs conseils. Le Roy extremément irrité, leur commanda de se retirer tous chez eux, & y attendre sa volonté. Ils obeïrent: mais estans asseurez de leurs forces, aussi tost que Melindor leur eut fait entendre mes raisons, & dit que ie voulois qu’en mesme temps que le Roy se declareroit pour Polemas, ils se declarassent pour moy, ils leuerent publiquement quelques gens pour donner le change à Gondebaut. Il leur enuoya dire qu’il trouuoit cette nouueauté mauuaise. Eux de peur de l’effaroucher, licentierent ces nouuelles troupes, & luy enuoverent des Cheualiers exprés l’asseurer de leur fidelité. Ce fut en ce temps là que souz pretexte que Rosileon & Celiodante estoit sur ses frontieres, il mit son armee à la campagne, & prenant l’occasion de leur absence, défit quelques vnes de leurs troupes qui s’estoient trop auancees. Ce bon succez [62/63] luy enflant le courage, il demeura auec huict ou dix mille hommes sur ses frontieres, & souz la conduitte de Fredebolde, fit tourner la reste de sa grande armee de trente-deux mille hommes de pied, & huict mille cheuaux contre cette ville. Cependant qu’il s’esloïgne de Lyon, & qu’on le voit arresté par le retour des deux Rois, qui vouloient entrer dans la Bourgongne, tous mes amis se declarent, & sont en moins de huict iours vne telle diligence pour assembler leurs forcs, qu’ils se trouuerent à leurs rendez-vous vingt Comtes sept Ducs, & plusieurs grands Seigneurs, auec vingt-cinq mille hommes de pied, & cinq mille cheuaux. La nuict qui preceda le iour où ils enuoyerent leur manifeste par tout, & au Roy mesme; comme ie ne faisois que de me mettre au lict, j’oüis ouurir la porte de ma chambre, & vis entrer le Comte Melismond Gouuerneur de Lyon, l’espee à la main, qui fit prendre mes deux monstres par ses gens. Seigneur, me dit-il, vous auez trop esté indignement traitté du Roy, il faut que vous monstriez à ce coup qu’endépit de luy vous estes son successeur. Luy-mesme en disant cela, me donne mes habillements. Ie vous laisse à penser Mesdames, si ce secours si peu esperé m’estonna. Ie fus quelque temps sans le vouloir croire: mais en m’habillant, Seigneur, me disoit Melismond, vous auez sujet de vous estonner: mais c’est des mauuais conseils du Roy. Pour vous, il n’y a rien qui ne vous obeïsse: tout Lyon qui a pleuré de vostre detention, fera des feux de ioye de vostre deliurance. Allons, il y a quarante mille hommes qui ne sont à la campagne, que pour [63/64] aller la teste baissee par tout où vous leur commanderez: mais au nom de tous vos amis, ie vous fais vne priere, c’est que vous n’oubliez iamais Melindor. C’est vn miracle de nostre siecle, qui seul presque nous a donné le courage d’entreprendre en si peu de temps ce que nous faisons pour vostre seruice. Comme ie fus descendu de ma prison, ie veis vne partie de mes gardes tuez au pied du degré. Le Capitaine estoit estendu sur le carreau de la porte, percé d’vn coup de hallebarde. Dorinde alors comme si elle fust venuë d’vn grand esuanoüissement, souspira extremément haut, & dit: O Dieux, pour cette deliurance, Dorinde vous vouë tout ce qu’elle est capable d’entreprendre. Ces mots firent tourner la teste des Nymphes & du Prince sur elle, & obligerent les vns & les autres à luy dire de belles paroles pour ce tesmoignage d’amitié. Ie ne m’estonne pas, dit le Prince de fort bonne grace, si la belle Dorinde a ressenty si viuement l’aise de cette sortie, pource qu’ayant esté tousiours prisonniere auec moy, elle fut en liberté aussi tost que moy: car i’emportay sa peinture, qui depuis ce temps-là, a dans les armees esté la principale enseigne de mes troupes. Aussi tost que ie fus hors de prison, ie montay à cheual, & sortis de Lyon sans retourner chez moy, de peur que le Roy venant à sçauoir cette action, ne nous fist fermer les portes, & ne fust cause de la mort de la pluspart de la ville. Nous n’arrestasmes mes amis, ny moy en lieu du monde que pour repaistre, iusqu’à ce que nous fusmes où nous estions attendus. Ie fis faire monstre generale à mon armee, & luy [64/65] & luy fis aduancer deux monstres, afin que chacun servist d’affection. Apres cela on envoya le manifeste dont ie vous ay parlé à Gondebaut, & pour divertir ses forces, nous nous iettasmes dans la basse Bourgongne: mais sans ruyner personne nostre dessein fit son effet. Gondebaut, à ce que ie sçeus depuis, ayant appris les nouuelles de ma liberté, dit des choses estranges: mais il fit bien pis quand il sceut que tous ses sujets estoient entrez à main armée pour me deffendre. Il fallut faire reuenir ses forces du siege de ceste ville: moy en mesme temps i’enuoye deux Cheualiers à Rosileon, & Celiodante pour les aduertir de l’estat où i’estois. Ils passent malgré Gondebaut, & m’estans venus ioindre auprés de la Forest de Mars, ie laissay la moitié de mon armée entre les mains de Melismond pour empescher les desseins du Roy, & auec le reste fis l’auant-garde de l’armée des deux Roys. Nous n’allions que la nuict afin de surprendre Polemas, s’il estoit possible, comme nous auons heureusement fait. Mais au premier logement que nous fismes sur vos terres, nous pensasmes faire vne grande faute, & ie puis dire que sans la belle Dorinde, vous perdiez peut-estre non seulement les Roys & Sigismond: mais aussi Clidamant & Lindamor. Voicy, Madame, comme cecy arriua. Nous descouurismes au point du iours sur des buttes assez esloignées de nous, de la cauallerie qui sembloit venir pour nous recognoistre. Nous envoyasmes de nos coureurs pour apprendre des nouvelles. Les vns & les autres faisans ferme,& ne voulans point se declarer furent prés de venir [65/66] aux mains. Nostre foiblesse fut nostre conseruation, pource que cinq comgagnies de caualerie venans pour soustenir celles qui estoient deuant les nostres, il fallut que nos gens se retirassent. A mesure qu’ils se retiroient, les autres aduancerent, & furent si prés de nous, que Lindamor qui estoit à la teste de ces coureurs, apperceut la belle Dorinde vestuë en Bergere qui seruoit d’enseigne à ma compagnie d’Amactes. Il s’arresta & appellant assez haut mes gens, leur demanda que signifioit ceste Bergere: Il en apprit ce que ceux ausquels il s’addressoit luy en pûrent dire. C’est donc pour la Nymphe Amasis, que ces troupes vont en Forests? C’est pour faire leuer le siege de deuant Marcilly où elle est enfermee, luy respondit vn Capitaine. Et qui sont ceux, continua Lindamor, qui luy menent ce grand secours? Ce sont les Roys Rosileon & Celiodante, & le Prince Sigismond. Teutates soit eternellement loüé, dit tout haut Lindamor, nous allons aussi pour le mesme dessein. Faites, s’il y a moyen que is puisse auoir l’honneur de leur faire la reuerence. Pendant que l’on nous vint dire ces nouuelles, Lindamor les fit porter à Clidamant, qui se rendit aussi-tost auprés de luy. Et presque en mesme temps les Roys & moy estans sortis à la campagne, nous veismes arriuer Clidamant & Lindamor. L’estonnement que tout nous eusmes de veoir le Prince extrême, pource que tout le monde l’ayant crû mort, & les nouvelles en ayans esté portées par toutes les Courts de l’Europe, nous pensions que ce fust vn songe de le veoir. On n’a pas menty, Seigneur, quand dit-il, quand on [66/67] vous a fait entendre que i’estois mort, & l’on ne mentira pas aussi quand on vous dira que ie fuis ressuscité. Ie dois la vie à Lindamor: mais ceste histoire est trop longue, & puis sçachant les obligations que ie vous ay pour le secour que vous menez à la Nymphe ma mere, i’ay bien d’autres discours à vous faire. Nous l’embrassasmes l’vn apres l’autre, & Lindamor aussi, qu’à parler sainement, on peut appeler le Cheualier sans pareil. Mais ie vous ennuye de ce long discours. Il me suffira de vous dire au’ayans ensemble communiqué que nous avions resolu en particulier, nous conclusmes que nous n’irions que de nuict, afin de surprendre Polemas, & si nous n’estions point descouuerts, nous attaquerions son camps par trois endroits. Hier à vnze heures de nuict, nous nous trouuasmes où nous desirions, & bien que Polemas eust appris de nos nouuelles, si est-ce que sçachans ce que nous voulions faire, il ne pût empeschans nostre dessein. De qui parleray ie, Madame, pour vous dire auec quelle affection vous auez esté seruie? Ie ne sçay, car les Roys y oublians leur conseruation, s’y sont exposez à tous les perils imaginables. Clidamant s’y est rendu esmerueillable: Et Lindamor, qui a tousiours mené la victoire de quelque costé qu’il ayt paru, nous a tous comblez d’vn tel estonnement de sa valeur, qu’il ne finira iamais qu’alors que les armes & le courage seront sans estime. Pour Godomar & son frere, ils ont fait ce qu’ils ont pû, & sans mentir, ie diray pour eux que leur affection à vous seruir, n’a cedé [67/68] pas vn de tous ceux qui estoient au combat. Ces Princes ont sur eux les marques de leur courage, & de vostre victoire. Leurs blessures ne doiuent point rendre vostre contetement moins pur. Dans deux iours vous en verrez la moitié, & le reste bien tost apres. Ainsi finit le Prince, & alors Amasis sçachant de quelle sorte de remerciements user pour luy faire veoir l’extrême ressentiment qu’elle luy auoit de la peine qu’il auoit prise pour elle, demeura vn quart d’heure à luy dire tout ce qu’elle auoit premedité. Galathée luy en dit moins: mais ce fut si à propos, que Sigismond confessa qu’elle estoit la file incomparable d’vne mere sans comparaison. Dorinde qui estoit le centre où alloient abboutir toutes les pensees, toutes les paroles, & toutes les actions du Prince, n’en fut pas quitte à si bon marché. Il fallut qu’elle luy dit non seulement comme elle auoit pû venir de si long à pied: mais aussi qui estoit le bon vieillard qui l’auoit si bien conduitte. Et bref, combien grandes auoient esté ses peurs tant au pont où elle se trouua seule, que lors que Clorange fut si insolent que de la vouloir faire prendre. Il estoit des-ja fort tard: C’est pourquoy le Prince voulut remener Dorinde en sa chambre pour laisser mettre les Nymphes au lict. Elle en fit difficulté au commencement: mais ne pouuant refuser cet honneur, elle se laissa conduire par le content Sigismond, qui ayant laissé toutes les pensees de la guerre dans son armée, ne songeoit qu’aux rauissements, qu’en la possession de Dorinde, luy promettoient les flatteries de l’amour. Comme ils furent dans la cham-[68/69]bre, n’ayant autre compagnie que deux Nymphes d’Amasis, & le Cheualier du Prince, il se passa vn fort long temps qu’attachez par la veuë l’vn sur l’autre, & rauis d’estre vn estat où ils n’esoient esperer de se veoir, ils ne sçauoient par où commencer leur discours.
Sigismond comme celuy qui auoit tousiours eu le plus d’esperance, prenant la main de Dorinde, & auec vn tremblement extrême, la portant iusqu’auprés de sa bouche; Ie veux que les Dieux me panissent, dit-il, s’il s’est passé iour depuis que mon mal-heur vous separa de moy, auquel cent fois ie ne leur demanday la grace de me pouuoir trouuer où ie fuis, & tenant ceste belle main, vous promettre tout ce que vostre beauté exagera de moy, la premiere fois que i’en esprouuay la force. Oüy, ma belle, ie veux vous oster l’opinion que vous auez tousiours euë des hommes, & vous faire aduoüer qu ceux qui ont eu l’honneur de vous seruir, ne se sont retirez d’vn si glorieux trauail, que pour n’auoir pas esté dignes de vous posseder. Auez-vous pas oüy dire que la fortune fait diuers essais des hommes deuant que de s’attacher à quelqu’vn, & fait mine d’en appeler huict ou dix, pour pouuoir arrester celuy qu’elle en iuge digne.
L’Amour luy ressemble en cela. Quand il y a quelque extraordinaire beauté par les charmes de laquelle il pretend faire de grands efforts; il la fait veoir à chacun, & la met comme butte à tous les yeux du monde. Toutes [69/70] sortes d’esprits & de courages y aspirent, quoy que diuersement: mais les vns manquans de resolution, & aitres de merite, n’ont autre satisfaction de leur hardiesse, que celle d’auoir veu vne si belle chose. Amour cependant est au guet. Et comme il a descouvert celuy qui peut luy rendre les seruices qu’ils s’estoit promis, il luy fait esperer vn bon succés de son entreprise: & quand mesme il luy manqueroit quelque chose pour meriter vn si fameux employ, il supplée au deffaut, & à l’esclusion de tous les autres, me laisse esprouuer la plus difficile de ses aduantures. Ie puis dire, belle Dorinde, que i’ay esté cet heureux sujet de l’amour, Periandre, Belimarte, Melindor & Gondebaut luy-mesme, auec ses Couronnes & ses Sceptres ont este reiettez comme des esprits prophanes, qui ayans assez de iugement pour recognoistre vostre beauté, n’auoient pas assez de pureté pour estre à son seruice. Quoy! ma belle fille, vous semblez n’auoir pas agreable ceste preuue de vostre merite & de mon amour? Si est-ce qu’elle est de celles qui ne peuuent estre reuoquees en doute, & ausquelles si vous n’auez point changé l’affection que vous m’auez autresfois portee, vous deuez prendre plaisir. Dorinde demeurant dans vne modestie, meslee de l’empire que doit auoir vne maistresse, & d’vn respect que doit porter vn sujet à son Prince. Seigneur, luy respondit elle, ce n’est pas d’aujourd’huy que vous auez acquis le nom du Cheualier obligeant & ciuil: ça esté sous ce tiltre que durant vos premiers voyages, toutes les [70/71] Gaules vous ont admiré: Et que la fille de ce grand Roy Thierry commença vn amour qui n’a peu estre esteinte que dans son tombeau. Ie reçoy donc vos paroles comme des effects de cette belle cause, & toutesfois ne m’en laissant point esblouïr, ie leur fay le mesme visage qu’aux prosperitez que les Deux nous enuoyent sans les auoir meritees. Mais, Seigneur, dites-moy s’il vous plaïst, qu’auez-vous resolu de la fortune de Dorinde? Et que pensez-vous que face le Roy vostre pere, quand il sçaura que vous m’auez prise en vostre protection? Ma belle fille, luy repliqua le Prince, ie ne resous rien de vostre fortune. Ie fay à la verité celle d’vn grand nombre d’hommes: mais ie perds le pouuoir en vous. Vous rendrez la mienne telle qu’il vous plaira: Et quand vous aurez deliberé quelle vous voulez que soit la vostre, asseurez-vous que Sigismond n’aura credit, amis, ny vie, s’il n’adiouste encore quelque chose ce que vous auez arresté.
Dites-moy, sage Dorinde, ce que vous pensez, & si ce que ie vous ay iuré deuant Amasis & Galatee ne vous met l’esprit en repos: commandez-moy de faire tout ce qui l’y peut mettre. Ie n’excepte chose du monde, & veux que vous croyez ma parole si inuiolable, & si constante, que Gondebaut, dont vous semblez auoir peur, ne pourra m’obliger à ne vous la pas tenir.
Dorinde, alors se voyant au comble de ses felicitez: Seigneur, luy dit-elle se iettant à genoux, & luy baisant la main: Oubliez-vous, s’il vous plaist vous-mesme, ou pour mieux dire, ne vous souvenez point de ma condition, & ren-[71/72]dez vne fille qui a tout oublié en vostre consideration plus heureuse qu’elle n’eust osé iamais esperer. Dorinde, luy respondit Sigismond, ceux de ma qualité, qui veulent tromper celles qu’ils feignent d’aymer, trouuent des excuses quand ils sont pressez d’accomplir leurs promesses, & sous des pretextes qui sont ridicules pour vn veritable amour, different du iour au lendemain, afin de n’executer iamais: Mais moy qui veux vous rendre heureuse, & non miserable, & qui tasche de passer le reste de ma vie dans le repos que i’attends de vostre vertu, ie ne veux inventer cause ny raison quelcoque pour vous esloigner du contentement que vous voulez que ie vous donne. Ouy, Dorinde, ie vous ay choisie pour ma femme, ie vous traitte desia comme telle. Et afin que tout mon sexe admire mon courage, & tout le vostre soit sollicité d’embrasser la vertu, ie veux publiquement vous espouser deuant que ie m’en retourne en Bourgongne. Dorinde que le Prince auoit fait lever aussi tost qu’elle se fut mise à genoux, s’y iette pour la seconde fois, & les larmes aux yeux: Seigneur, luy dit elle, l’honneur que vous me faictes, ne me fera iamais rien retrancher des seruices que ie vous dois: Vous serez tousiours mon maistre & mon Roy: & quand ie seray contrainte d’estre vostre compagne, ce sera de telle sorte que les moins clairs voyans y cognoistront combien ie m’estimeray indigne du personnage que vostre bonté me fera representer.
Sigismond releua lors Dorinde, auec vn [72/73] transport qui luy fit presque perdre son respect, toutesfois sa prudence le retint. Il se contenta de ce que luy pouuoit permettre l’honneur de ceste Dame, & demeurant colé contre sa main, qui estoit estimee le chef-d’œuure de son siecle, passa presque toute la nuict dans vn silence qu’il n’interrompoit presque point, que pour monstrer les violences de son amour. Cependant Amasis au lieu de se mettre au lict, auoit commandé qu’on luy tint son chariot prest, pource que ceste passion de mere qui ne luy pouvoit permettre de passer la nuict sans voir Clidamant, l’ayant fait resoudre à l’aller voir toute seule, & pour l’y accompagner prendre la grand Druide chez luy, elle laissa Galatee auec les Nymphes, & alla se mettre dans son chariot aussi-tost que Sigismond fut dans la chambre de Dorinde. Elle auoit fait en mesme temps aduertir Adamas de sa volonté: aussi le trouua t’elle sur le pas de sa porte, qui l’attendoit auec vn transport & vne ioye si extraordinaire, que la Nymphe n’eut pas grand peine à remarquer que ses interests & le salut de ses Estats estoient plus sensibles à ce bon vieillard que ceux de sa famille. Il s’estoit fait informer par Alcidon qu’il estoit allé voir, de tout ce qui estoit arrivé en la défaite de Polemas, & de Fredebolde. Et pour en rendre en son particulier graces au grand Teutates, auoit entre les murailles de sa maison, & parmy ses Dieux domestiques fait le petit sacrifice du pain & du vin, & bruslée à Hesus le fort, ce qui luy restoit du Guy salutaitaire, & de l’herbe sainct & sacree que luy-[73/74]mesme auoit cueillie quelques nuicts auant qu’il s’enfermast dedans Marcilly. La Nymphe donc ne pouvant se rassasier de luy dire ce qu’il sçauoit aussi bien qu’elle, & luy exaggerer l’extrême contentement que luy donnoit le retour de son cher Clidamant, le fit monter dans son chariot, & sans vouloir estre cognuë de personne, entra dans le logis de Leontidas, où il s’estoit retiré auec Lindamor pour estre auprés des Princes. Comme elle & Adamas y furent entrez, ils s’informerent de la santé de Clidamant, & ayans appris qu’il n’y auoit rien à craindre en ses blessures, prierent Leontidas d’aller luy-mesme voir s’il y auoit apparence qu’ils pûssent luy donner le bonsoir. Ce Cheualier n’ignorant pas quelle auoit accoustuné d’estre l’amour d’vne si veritable mere, voulut en cette occasion servir Amasis à son goust. Il alla trouuer Clidamant en son lict, & le sceut si sagement disposer à receuoir le contentement de voir sa mere, qu’il n’en courut fortune quelconque. Voilà donc Adamas qui entre le premier, & comme s’il eust esté le pere de ce Prince, sceut si mal se tenir dans la froideur auec laquelle il auoit promis de preparer son esprit, qu’il n’en fit gueres moins qu’Amasis elle-mesme. Seigneur, luy dit-il, en luy baisant la main, il y a long-temps que nous sommes dans l’attent d’vne si grande & si desirable felicité. Il est vray que les nouuelles de vostre mort qu’vn de vos Cheualiers apporta à la Nymphe,nous en avoient retanché toute esperance: Mais comme si mon esprit, ou plustost le Demon tutelairs des Segusiens, m’eust secrettement adverty [74/75] que nous ne vous auions point perdu, ie n’ay pû me persuader tout à fait que Teutates, Bellenus le Dieu humain, eust voulu retirer si tost pour nostre punition, l’vn de ses plus puissans deffenseurs. Soyez donc le bien revenu, Seigneur, & permettez que desormais cet Estat gouste à longues annees le bon-heur, & le repos que vous auez rapporté auec vous, comme en vous esloignant de luy; vous l’en auiez tout à fait despoüillé. Mon pere, luy respondit Clidamant, si iusqu’à present ie n’ay fait que fort peu de chose pour le seruice de ma patrie, j’espere que parce que ie me suis proposé de faire pour elle, il vouloit continuer lors qu’Amasis impatiente de le voir, entra dans sa chambre, & courant droit à son lict, se jetta sur luy, & ne pouuant dire autre chose, que mon fils, demeura quelque temps comme euanouïe. Adamas la retira de ce transport, & luy representa que cela pouuoit faire mal à Clidamant. Mais luy au contraire receuant la Nymphe contre son sein n’estoit gueres moins qu’elle hors de soy. A la fin la Nymphe se mit dans vne chaire qu’on luy presenta, & regardant ce fils, comme si vertiablement il fust venu de l’autre monde: Helas! luy disoit-elle, Clidamant, que la nouuelle de vostre mort m’a fait pleurer: & toutesfois ie l’aimeray toute ma vie, puisque se trouuant fausse, elle ne me donne pas vn moindre plaisir que celuy que ie receus le iour mesme que ie vous mis au monde. Il me semble que vous renaissez de nouueau, & que la vie que vous auez soit vne vie que pour ma consolation les Dieux vous ayent miraculeusement donnee. Laissez-moy donc iouyr du bien de [75/76] vous veoir, & sans vous contraindre en voulant me respondre, permettez qu’encore vn quart d’heure ie sois auec vous. Clidamant sensible, comme il deuoit estre à ceste extrême amour de mere, luy en rendit par ses paroles: mais bien plus dignement par les extraordinaires mouuements qu’il ressentoit, tant de preuues, que ceste bonne Dame, ne pouuoit assez remercier les Dieux d’auoir mis vn tel enfant sur terre. Adamas cependant entretenoit Lindamor, & par l’expression de la ioye publique, luy faisant toucher au doigt, combien vniuersellement il s’estoit acquis la volonté & l’amour de tous les Segusiens, l’asseroit qu’il n’auoit iamais aspiré à chose du monde, laquelle tres-iustement il ne se deust promettre. Amasis en fin se forçant de peur de nuire à la guerison de Clidamant, apres auoir long-temps combattu contre son amour, qui l’obligoit à demeurer auprés de son fils, crut celle qui la sollicitoit de le laisser en repos. Elle luy donna le bon-soir en le baisant, & vint ai lict de Lindamor, auquel elle fit bon visage, que ce Cheualier en eut sujet d’esperer vn bon succés à sa fortune. Lindamor, luy dit-elle, ce n’est icy le lieu, ny le temps où pour vous faire veoir que ie ne suis point ingratte, i’ay enuie de recognoistre les obligations que ie vous ay. Ie sçay ce que la voix publique dit de vostre valeur & de vostre fidelité, aussi leur reseruay-ie des recompenses telles que ce sera tout ce que pourra faire le temps que d’en trouuer la fin. Vos blesseures sont les seuls sujets de m’attrister qui me restent, aussi comme si ie n’estois pas hors de danger [76/77] tant que vous, les Princes & les autres Cheualiers qui m’ont si bien defendüe, serez retenus au lict, i’ay differé de faire le sacrifice d’action de graces pour le salut de mon Estat, & des feux de ioye par tout, iusqu’à c que vostre entiere guerison me face voir que ie suis bien entierement guerie. Adieu, Lindamor, ie suis bien faschee que vos blesseures m’ostent le plaisir que i’ay d’estre auec vous, Clidamant. Ce Cheualier ne pût repondre, pource que la Nymphe & le grand Druide se retirerent, & comme ils estoient venus s’en retournerent chacun chez soy. Encore que la nuict fust fort aduance, si est-ce que le peuple se trouuant hors de peril, & mesme hors de crainte, estoit parmy les rües, qui ne sçachant pourquoy on differoit le commandement de faire des feux de ioye, sembloit murmurer contre ceux qui le gouuernoient, tout ainsi que s’ils l’eussent oublié, ou enuié son contentement. La nuict passee en resioüissances secretes parmy ce peuple, donna sujet à la Nymphe de commencer à prendre vn repos, que depuis deux Lunes elle pouuoit dire n’auoir pas trouué mesme dans le somme. Aussitost que le iour fut venu, Rosileon fut le premier des Princes qui s’esueilla, & commanda aux siens de faire venir les Mires pour voir en quel estat estoient ses blesseures. Il eut beau tesmoigner son impatience, il fallut qu’il attendist que les vingt-quatre heures fussent passees, auant qu’il pust obtenir qu’on leuast son premier appareil. Le Prince Sigismond qui n’auoit quitté Dorinde qu’vne heure deuant le iour, s’estoit mis au lict fort tard: aussi estoit-il prés [77/78] de midy, quand le souuenir des Princes & des Cheualiers ses amis le retira du profond repos, où l’auoient retenu la beauté & l’amour de sa chere Dorinde. Il trouua son frere en fort bonne santé. La fiéure l’auoit quittee au poinct du iour, & les Medecins ne trouuans rien en ses playes que de tres-facile guerison, l’asseurerent que dans trois iours il pouuoit quitter la chambre. De là il fut voir Rosileon & Celiodante Rosileon se faisoit penser, & n’estant blessé qu’en des endroits fort peu dangereux, comme il eust veu que son mal estoit trop petit pour l’obliger à garder la chambre, il se fit habiller, & emprutant de son extreme amour la force que ses blesseures luy auoient ostee, se resolut d’aller voir le iour mesme la Princesse Rosanire. Il en fit la proposition au Roy Celiodante, qui trouua fort à propos qu’il ne luy parlast en façon du monde de la mort du Roy Policandre, qu’auparavant ils n’eussent receu des nouuelles de la Reyne Argire. Adamas cependant s’estoit leué au poinct du iour, & auoit accompagné la Nymphe en tous les logis où il y auoit des Cheualiers malades. Elle trouua Alcidon debout, pource que n’ayant qu’vne fort petite blesseure au visage, il ne iugea pas qu’elle pûst s’empirer par l’excercuce. Daphnide y esoit arrivee vn peu plustost qu’eux, & après qu’elle leur eut laissé dire tout ce qu’ils se figurerent de plus advantageux pour Alcidon, elle leur dit: Qu’elle auoit bien vne autre opinion qu’eux de la blesseure de ce Cheualier, & qu’au lieu de le plaindre, elle se resioüissoit de voir que ce visage qui auoit tousiour fait de si [78/79] grandes blesseures à celles qui s’estoient trop curieusement arrestees à le regarder, en fin estoit puny d’vn supplice qui desormais obligeroit Alisidon d’estre vn peu plus constant & moins perfide que iusqu’alors il n’auoit pas voulu estre. Madame, luy respondit Alcidon, ie trouueray tousiours vostre accusation legitime, puis que l’apparence vous donne quelques mauuaises raisons pour la croire telle: mais bien tost (s’il est vray ce que m’a dit vn sçauant Druïde, auquel, depuis le siege, ie m’en plusieurs fois informé) la Fontaine de la verité d’amour, vous fera voir qui a le tort de l’accusateur ou de l’accusé: & dés à present ie soustiens qu’elle a esté fausse, ou sans doute elle parlera si haut pour moy, que vostre colere & vostre mauuaise creance ne vous pourront fermer si bien les oreilles, que vous n’oyez distinctement combien grande, & combien pure a esté l’amour que depuis le regne du grand Tierry i’ay tousiours euë pour vous. Alcidon, Alcidon, luy dit Daphnide, l’impossibilité de l’espreuue que vous proposez, vous estes plus veritable que vous n’auez esté fidele, ie me promets que la Fontaine vous fera bien plus rougir de m’auoit trõpee, que de voir ce beau visage marqué pour toute vostre vie. Daphnide sousrioit en disant cela: & auoit tant de grace en ces petites reproches, que la Nymphe & le Druïde furent obligez d’en rire, & advoüer que si Alcidon estoit iustifié par la Fontaine, il auroit gran d sujet de se plaindre de Daphnide. Cela fait, ils prirent congé de ces Amans, & furent dans le [79/80] logis voisin voir Damon, qui estoit au lict, si fort blessé, que Madonte, laquelle ne l’auoit point abandonné depuis qu’il auoit esté apporté dans la ville, ne faisoit que pleurer & se plaindre. Elle regrettoit l’absence du bon Escuyer Halladin, & ne se consoloit qu’au mal que luy donnoient les soins & les inquietudes qu’elle auoit pour Damon. Ce Cheualier voyoit cela, & le voyoit auec vn tel ressentiment, qu’il fut contrainte de forcer son mal, & dire à la Nymphe: Qu’encore que la presence de Madonte fust le plus asseuré remede qu’on pouuoit employer pour le guerir, toutesfois il la supplioit de l’emmener, & ne souffrir pas qu’elle auoit prist la peine, & se connast l’ennuy qu’elle auoit pour le soulager. Vous auez beau dire, Damon, luy respondit Madonte, ie ne vous quitteray point: & pour opposer rieres à prieres, me jetteray plustost aux pieds de la Nymphe, afin qu’en consideration, & par la memoire de celuy qu’elle a tant aimé, j’obtienne d’elle la liberté & le contentement d’estre auprés de vous. Souvenez vous que ie ne feray iamais ingrate, & qu’indubitablement, quoy que ie puisse faire, ie ferois tousiours telle, si en ceste occasion ie n’essayois de vous assister. La Nymphe approuua tout ce que Madonte auoit dit: Mais afin que vous soyez monis trauaillee, continua t’elle, ie vay de ce pas vous enuoyer deux de mes femmes. Damon n’ayant deuant les yeux que le repos de Madonte, supplia tres humblement la Nymphe de luy faire ce plaisir, & aussi tost qu’elle fut partie auec Adamas, se mit entre les mains de ses Mires. Cette maison estoit celle de Ligdamon: [80/81] il estoit dans vn corps de logis separé, auec Lipandas, Alcimedor, & la belle Mellandre. La Nymphe en auoit esté si gloirieusement & si utilement servie, qu’outre leur merite, elle se sentoit obligée d’en faire vn tres-particulier estat. Comme elle les veid dans leurs lits, fort costans, mais fort malades, elle ne pût se contraindre si bien qu’il ne luy tombast quelques larmes, Madame, luy dit Ligdamon, ie serois honteux de l’honneur excessif que ie reçois de vous, si en l’extremité où ie fuis, ie ne sçauois bien que pour ne me pas desesperer, i’ay besoin d’vne si puissante consolation: Mais ne croyez pas, s’il vous plaist, que ce soit la grandeur de mes playes qui me face tenir ce langage; c’est Madame, vn mal bien plus difficile à guerir, & si vous pensez à la cruauté de la belle Syluie, vous ne me demanderez point qui est ce mal. Vrayement, Ligdamon, luy respondit la Nymphe, vous auez tort de vou defier ainsi de vostre bonne fortune: Songez seulement à vous guerir, & vous souuenez qu’au mesme temps que nous ferons les feux de ioye pour la victoire que nous auons obtenuë sur la rebellion, nous les ferons aussi pour celle que vous aurez eu sur le cœur de Syluie. Sans vous flatter ny vous mentir, elle vous ayme: Et si son humeur hautaine & orgueilleuse luy permettoit de dire ce qu’elle pense, il y a long-temps que vous plaindriez plus d’elle. Lipandas voyant que la Nymphe le regardoit, comme elle eut acheué de discours ainsi. Qunad semblables nouuelles me feront-elles finir des plaintes, que pour [81/82] le respect de la belle Mellandre, ie suis obligé de ne faire ouir qu’à l’Amour, & qu’à moy-mesme? Vous voyez, Madame, qu’elle est triste: mais ne vous figurez pas que ce soit, ny de pitié qu’elle ayt de moy, ny de bien qu’elle me vueille. Les blessures du vaillant Alcimedor, & la mort, ou pour le moins, la perte du trop heureux Lidias, l’ont changée comme vous la voyez. Mellandre l’interrompant, quitta la melancolie, dont les carresse d’Amasis ne la pouuoient oster, & se tournant comme vn peu en colere du costé de Lipandas, luy tint ce langage. Quel sujet ay-je de plaindre le mal de mon ennemy, & mon ennemy tel, que sans auoir esgard que ie n’estois qu’vne jeune fille, a baissé sa lance contre mon sein, & essayé de m’oster la vie? Voyez vous, Lipandas, ne me mettez pas dauantage en mauuaise humeur: car il n’y auroit chose que ie n’inuentasse pour vous faire desplaisir: Mais si vous voulez que pour l’amour d’Alcimedor, qui vous ayme plus que moy, i’aye pitié de vostre mal, ne me parlez point de Lidias. Il est tout ce qu’il vous plaira; mais il n’est rien pour Mellandre. Le temps passé ne reuient plus: & si pour me consoler toutes les fois que i’y pense, ie n’auois l’obligation à sa perfidie, que par elle ie cognoy l’incroyable fidelité, & l’extraordinaire amour de Lipandas, le desespoir, depuis que ie fuis en ceste ville, m’auroit des ja cent fois osté la vie. Amasis au commencement de ce discours ayant esté en peine pour Lipandas, le fut encore plus à la fin pour le mesme voyant auec combien d’art Mellandre auoit sceu luy témoigner son affection. Elle changea [82/83] donc ce qu’elle auoit preparé pour luy respondre en faueur de ce Cheualier, & s’addressant à luy-mesme: Confessez, Lipandas, que vous auez bien plus faict de chemin que vous n’osiez esperer: Et que l’on peut dire de vous, ce que bien souvent on veoid arriver sur la mer, que la tempeste vous a jetté dans le port. Ie dis cecy, pource que la belle Mellandre sembloit comme elle a commencé de parler, vous preparer tout l’orage, & tous les écueils qui vous pouuoient faire faire naufrage, & cependant ie voy qu’en finissant, en autant de ports, afin que vous luy eussiez l’obligation de vous auoir sauué, mais vous auoir sauué auec miracle. Madame, luy dit Mellandre, vous expliquez trop aduantageusement mes paroles pour Lipandas: il ne merite pas ceste faueur: car il ne prend plaisir qu’à me reprocher des choses qu’il sçait bien m’estre desagreables. Il est vray qu’il faut que ie les luy pardonne. Le mal le rend chagrin, & luy fait dire ce qu’il ne diroit pas en vn autre temps. Ha! belle Mellandre, luy dit Lipandas, si vous guerissez si bien le mal, que vous le faites, de grace ne me laissez iamais sans quelque nouuelle blessure. Ie l’aduouë auec vous, Madame, ie ne vaux pas la faueur que la Nymphe m’a faite, & seray iamais digne que de celles que ie reçois de vous, que ie n’aye perdu la vie pour vostre seruice. Certes, luy dit Mellandre, c’est bien à vous de parler de perdre la vie, à peine pouuez vous parler tant vous estes blessé, & ie croy que si vous vous faites encore autant d’effort que vous venez de vous faire, [83/84] ceste vie dont vous parlez sera bien hors de vostre puissance. Defendez-luy donc, Madame, continua t’elle s’addressant à la Nymphe, de parler dauantage, & luy dites que s’il vous veut tesmoigner qu’il aime autant qu’il veut qu’on le croye, qu’il pense à se laisser guerir, & non pas à perdre la vie. Amasis pour obliger Mellandre, fit ceste priere à Lipandas, & luy faisant veoir son bon-heur clair comme le iour, s’en alla apres auoir repeté à Alcimedor tout ce que luy auoit des-ja dit plusieurs fois le grand Druïde. Godomar fut le dernier que la Nymphe voulut visiter, c’est pourquoy aussi-tost qu’elle eut esté en trente ou quarante autres logis veoir ceux qui estoient les plus recommandables pour leur vertu, ou pour leur qualité, elle emmena disner Adamas auec elle, afin de ne perdre point de temps, & aller rendre à Rosileon & Celiodante, & de-là aux Princes Sigismond & Godomar, ce à quoy la conuioit la grandeur de leurs seruices & de leurs naissances.
Le grand Druïde fit ce qu’il plût à la Nymphe, & passa en ces visites tout le reste de la iournée. Aussi-tost qu’ils furent de retour au Chasteau, voyant arriuer Rosileon, il se desroba, & plus ieune de la moitié à ce qu’il luy sembloit, qu’il n’estoit deux iours auparauant, il s’en retourna chez luy. Il estoit si ioyeux du bon succez de la guerre, & si content d’estre deschargé de ce nombre infiny d’affaires & de soins, dont vn moins aagé que luy aust esté accablé, qu’il alla droit à la chambre d’Alexis. Il y trouua bonne compagnie. L’Astrée qui depuis la surprise de la ville n’en auoir [84/85] bouge auec Steliane, y estoit, & auec elle Pâris & Syluandre. Comme le Druïde les eut apperceus, faisant presque autant d’accueil & de caresses à l’vn qu’à l’autre, il les embrassa, & s’informa comme ils auoient passé le temps durant la guerre passee. Syluandre, auec sa discretion accoustumee, rendit au Druïde toute sorte d’honneurs, & se mettant derriere Pâris, luy laissa le lieu qu’il tenoit comme fils de la maison. Pâris donc auec vn visage & vne action qui ne laissoient douter à personne qu’il n’eust faict tres-bon voyage, fit à son pere la relation de tout ce qu’il auoit traicté auec Bellinde: mais luy dit si bas, que personne n’en pût oüyr vn mot. Adamas lors prenant Syluãdre d’vne main, & Astrée de l’autre, les fit asseoir aupres de luy, & mettant Alexis deuant Astrée, & Steliane deuant Syluandre, commanda à Pâris de s’asseoir. Comme chacun eut pris sa place, le Druïde s’adressant à Syluandre: Gentil Berger, luy dit-il, ie ne vous entretiendray point de la guerre; ny des allarmes que ces belles Bergeres (ainsi les puis-je bien nommer) ont euës durant le siege de ceste ville. La saison d’en parler n’a esté que trop longuë, & tout le monde en a tant eu les oreilles rompuës, que c’est recognoistre mal les obligations que nous auons au grãd Tautates, de nous entretenir de ces matieres de larmes & de regrets. N’en parlons point, s’il vous plaist: mais apprenez nous comme quoy vos Bergers & vos belles Bergeres ont passé ce mauuais temps en l’absence d’Astrée? Syluandre alors prenant la parole: Sage Adamas, luy dit-il, en deux mots, vous [85/86] auez compris en deux mots, l’estat des Bergers & des Bergeres de Lignon, durant ceste malheureuse guerre. Car estans priuees de la belle Alexis, qui leur auoit faict l’honneur de se mettre de leur nombre, & d’Astrée, qui est comme la cause de la ioye & de l’ennuy de tout le pays, ils n’ont faict que pleurer & se plaindre, depuis le iour funeste où elles furent enleuées. Diane estoit au desespoir d’vn costé, Philis l’estoit de l’autre. Tircis essayant d’augmenter sa tristesse infinie, estoit capable d’esmouuoir les choses impassibles: Licidas ne sçauoit que dire, ny que faire: Hylas mesme, non seulement en auoir comme oublié sa maistresse Stelle, mais aussi sa belle humeur, & qui plus est, demeurant tousjours déplaisant, & chagrin ne se souuenoit plus de sa naturelle inconstance. Ie n’aurois faict de long-temps, mon pere (ayez agreable que sans songer à ce que ie suis, ie vous nomme ainsi) si ie vous disois l’ennuy & la condition de chaque particulier. Il n’y eut qu’vne seule Bergere qui demeura comme insensible aux desolations de son pays, & aux desplaisirs de ses amis, c’est Celidee: mais elle est fort excusable, pour ce que le long voyage de Thamire luy representant à toute heure les dangers qu’il pouuoit courir, & là-dessus se figurant l’auoir perdu, elle ne pensoit pas auoir encore quelque chose à perdre. Phocion, au lieu de nous donner courage, nous presageant les choses tout autrement qu’elles ne sont, Dieu mercy, aduenuës, ne nous menaçoit que de feu, de sang, de violement: & bref, si nous l’eussions voulu croire, il n’y auoit plus rien à [86/87] esperer pour les grands, ni pour les petits, pour les vieux, ny pour les jeunes. De moy, qui sçay par la cognoissance que i’ay du monde, que la vieillesse ne se figure rien qu’au pis, ne doit pas tousiours estre cruë, quand elle est hors des affaires, & loin de l’admiration des grandes choses, ie ne voulus pas m’arrester aux opinions de Phocion. I’allay donc consulter la sage Cleontine, qui trouuant des difficultez extraordinaires à faire venir l’Esprit de Dieu, en fin eut vne telle responce.
Le Citoyen pire que l’Estranger.
Arrestez-vous, s’il vous plaist, Syluandre, dit Adamas. Est-ce vous qui receustes cet Oracle, & qui l’ayant attaché à vne fleche, le iettates dans ceste ville? C’est moy-mesme, respondit posémet Syluandre, & crûs, que s’il pouuoit tomber entre les mains des Gouuerneurs, il estoit pour empescher vn grand mal. Il faut aduouer, Syluandre, luy respondit de Druïde, qu’il nous a aduertis d’vn grand peril, mais l’éuenement nous a appris qu’il faut les choses arriuent comme elles ont esté là haut ordonnees. Pour moy i’aduouë que i’auois esperé, iusques à la nuict que la ville fut surprise, pour ce que la Nymphe auoit adopté Godomar, & changé son nom en celuy de Clidamant: mais alors ne me figurant plus que ceste subtilité de l’adoption fust de l’inuention des Dieux, ie laissay ces deux Bergeres en la garde des Dieux, & leur dis que ne pouuant abandonner mon trouppeau en ceste extremité, i’allois auec tout le corps des Druïdes, des Eubages, & des autres, m’exposer à la vengeance du Ciel, & que, peut-estre, par là ie pourrois [87/88] destourner de dessus le peuple la colere de Tautates. I’aduouë que m’embrassans l’vne apres l’autre, & m’appellans toutes deux leur Pere, elles me firent pitié: mais en fin mettant mon deuoir deuant mon affection, ie leur promis de me conseruer pour l’amour d’elles, à la charge que sans se trop affliger, elles attendroient mon retour, & la misericorde du Dieu charitable & debonnaire Bellenus. Ie les laissay donc ainsi si conuertes de larmes, & si hors d’elles-mesmes, qu’il fallut que ie les fisse mettre sur leurs licts, & laissasse deux femmes & deux vallets aupres d’elles pour en auoir le soin. Ie m’en allay où ma charge m’appelloit, & voyant les ennemis repoussez, & la ville fauuee du pillage & de l’embrasement, commençay à croire que l’adoption de Godomar auoit esté diuinement insipiree. Syluandre lors voyant qu’Adamas ne parloit plus, reprit ainsi le discours. A ce que vous me venez de dire, mon Pere, ie voy bien que le second Oracle que ie vous enuoyay par le mesme moyen, deux iours apres le premier, n’est pas tombé entre vos mains, & que vous n’auez pas eu si tost que nous, les promesses de vostre deliurance Sçachez, s’il vous plaist, que deux iours apres que ce premier Oracle eut esté rendu à la sage Cleontide, ie la fus supplier derechef de m’apprendre comme il falloit expliquer la volonté de Dieu. Elle court à l’ouuerture de sa cauerne, & aussi-tost agitee par les postures & les transports extraordinaires, dont la Diginité de l’Esprit qui vient la poseder, annonce son euenement. Elle fut plus malade que de coustume, & comme vne femme qui ne peut [88/89] se deliurer d’vn enfant, qu’vne violence fait sortir auant terme, souffrit des efforts, & sentit des douleurs, qui me faisant peur, m’asseuroient cependant que les Dieux touchez des prieres de leur peuple, vouloient m’apprendre quelque grand secret, & par ce retardement signifioient qu’ils en estoient comme aux mains auec ceste puissante loy de la necessité, qui ne vouloit pas que ses resolutions fussent encore esclaircies. Berger, me dit-elle, auec vn ton de voix inaccoustumee, l’esprit de Dieu, est luy mesme en peine à te respondre: ie le sens troublé dans mon sein, & comme si le destin luy empeschoit de publier la verité qu’il ne luy peut cacher, l’a desia plusieurs faois arresté aux premiers mots dont il a voulu me le faire entendre. Il faute que ce soit quelque grand & important secret: mais secret toutefois plein d’vne ioye, ou d’vne calamité extraordinaire pour tout cet Estat. Ie l’aduoüe, ie n’y entends rien: mais moins ie l’entends, & plus i’y cognois vn grand presage d’vn grand bien, ou d’vn grand mal: mais plustost d’vn grand bien. Comme ell eut ainsi parlé, ie pensay que l’esprit l’auoit abandonnee, & qu’il ne vouloit pas que nous cognussions la fortune qu’il nous auoit preparee. Mais comme ie m’en voulois aller, elle m’arresta par la main, & iettant sur moy ses yeux estincelans, comme les deux plus rouges Planettes, elle dit ces six vers: [89/90]
ORACLE
OR fus, Berger, espere,
Aussi bien que ton pere,
Ce grand Prince est viuant:
Et dans ceste contree
Tu reuerras Astree
Belle comme deuant.
Ceste fauorable responce me donna trois grands sujets de consolation, pource que ie congnoissois auec quelle honté les Dieux me preparoient le contentement de sçauoir de qui i’estois fils, & m’esseuroient desia que mon pere vinoit. Secondement i’y voyois leur premier Oracle expliqué par ce second: menacer beaucoup, & toutefois promettre vn heureux succez au siege de ceste ville. En troisieme lieu sçachant qu’Astree a tousiours esté reputee la Deesse de la iustice & de la Paix, j’en tirois vne asseurance que bientost la rebellion des subjets d’Amasis, sentiroit ce que peut le bras de la iustice, & la seuerité des loix quand elles sont les plus fortes. De cette forte consolé, i’allay retrouuer les Bergers, & les Bergeres, qui m’auoient obligé de venir implorer l’assistance des Dieux. Tous demeurerent d’accord de mon explication. Il n’y eut que Diane & Phillis, qui, comme les meilleures amies d’Astree, voulurent que ce fust pour elle, [90/91] aussi bien que pour la Paix, que deussent estre entendus les trois derniers vers de l’Oracle. Syluandre me dit Phillis, lors que ie fus seul auec elle & Diane, ce n’est pas par affection que nous auons soustenu que l’Oracle a compris auec la fortune de tout cest Estat, & la vostre celle de la belle Astree. Nous auons receu vne nouuelle depuis peu, qui ne nous a pas moins resiouys que celle que l’on nous apporta de son salut, & de celuy d’Alexis, lors que Semire & son frere la deliuerent de l’inhumanité de Polemas. Vous me regardez, Astree, dit-il se tournant vers elle, i’ay accoustumé d’entendre vn semblable silence: vostre curiosité veut sçauoir quelle estoit la nouuelle dont parloit Phillis; mais Phillis m’ayant traitté comme l’Oracle, qui me dit que mon pere viuoit, sans me dire où, ny qui il estoit, ne voulut m’en dire autre chose, sinon qu’on l’auoit asseuree que vous pleuriez comme mort vn homme qui ne l’estoit point. Si la compagnie eust tourné les yeux sur Alexis, elle eust bien veu qu’elle auoit vne grande part en ceste nouuelle: mais Astree se sentant tout à coup esmeuë, demeura tellement muette, qu’Adamas pour interrompre ce discours qui pouuoit aller trop auant. Syluandre, dit-il, est-il possible que vous ne sçachiez qui sont ceux desquels vous tenez la vie? Mon Pere, luy respondit le Berger, non seulement ie ne les cognois point: mais ne sçais pas mesme de quel pays ie suis. Vrayement, poursuiuit Adamas, vous auez en cela sujet d’estre plaint: mais esperez tout: car sans doute vous ne pouuez en receuoir à la fin que du con-[91/92]tentement, puisque les Dieux s’en meslent. Continuez donc, s’il vous plaist ce que vous voulez nous apprendre, & n’oubliez pas lors que nous serons en ma chambre de m’apprendre comme vous auez esté esleué. Le Berger, par ie ne sçay quel mouuement qu’il sentoit tout nouueau & tout extraordinaire, receuant la priere d’Adamas, comme vn commandemont de pere, dit qu’il luy obeyroit, & cependant il continua ainsi. Le lendemain que ces deux belles Dames furent exposees par Polemas pour but, aux flesches de vos soldats, j’estois dans le logis de Phocion, où Diane & Philis s’estoient retirees auec quelques autres Bergeres, de crainte de tomber entre les mains de cet ennemy. Ie leur auois la veille apporté les mauuaises nouuelles de ceste cruauté de Polemas, & alors ie leur apprenois le succés qu’elle auoit eu, quand Phocion, comme le refuge & le protecteur des affligez, leur presenta vne Dame qui en peu de mots nous apprit son pays & sa fortune. Elle se nommoit Amerine, & venoit de quitter vn Cheualier nommé Lidias, que par force les Solduriers de Polemas auoient pris & depuis attaché auec ces deux merueilles. Sa bonne mine, & sa qualité nous toucherent: mais bien plus, son ennuy & son extraordinaire amitié. Chacun luy promit toute assistance, & luy persuada que Lydias s’estoit aussi bien sauué qu’auoient fait les autres. Quoy que nous puissions luy dire, elle fut sept ou huict nuicts sans cesser de pleurer, & mesme en dormant d’appeler Lydias, & le coniurer de luy estre fidelle. Ie pense luy auoir en ce temps-là [92/93] mille fois dit que Lidias auoit esté secouru, & qu’il estoit dans cette ville. Diane & Phillis qui ne l’abandonnoient point, inuentoient tout ce qu’elles pouuoient pour la consoler, & voyans sa fortune fort peu differente de celle d’Astree, luy representoient les mesmes choses, & luy donnoient les mesmes conseils, à ce qu’elles m’ont dit, qu’vn peu après la perte de Celadon, elles recherchoient pour ceste belle Bergere. Hier sur le soir que desia nous auions receu par Pâris les bonnes nouuelles de la mort de Polemas, & de l’entiere défaite de son armee, & de celle de Gondebaut, pour nous en resioüir tous ensemble nous estions allez dans le bois, qui borne le grand pré du costé du carrefour de Mercure, lors que nous oüismes quelqu’vn qui se plaignoit. Licidas, Taycris, Hylas, Pâris, que ie dois nommer le premier, & moy, fusmes pour voir ce que c’estoit. Au lieu d’vn homme qui se plaignoit, à ce qu’il nous auoit semblé, nous en veismes trois morts, & vn qui ne nous pût dire en mourant autre chose, sinon, que luy & ses compagnons auoient esté mis en cét estat par deux Cheualiers de la Nymphe, qui les auoient poursuiuis iusques là l’espee dans les reins, & les auoient en fin forcez à tourner visage, & leur vendre cherement leur vie. Il expira en parlant ainsi, & nous laissa, quelques ennemis qu’ils fussent, le regret de ne les pouuoir secourir. Nous fismes emporter leurs corps par de ieunes hommes de nostre suitte, & les enuoyasmes à Phocion, comme au chef de nostre hameau, pour en faire ce qui auoir esté accoustumé. Nous ne voulions point [93/94] passer outre, lors que Licidas qui estoit entré plus auant dans le bois, nous appella. Nous courusmes à luy, & veismes vn fort triste spectacle. C’estoit vn Cheualier armé de toutes pieces, sinon qu’il auoit la teste descouuerte, & entamee d’vn coup d’espee qui luy auoit esté donné par derriere. Il estoit estendu comme mort, & auoit le visage si couuert de sang, qu’on ne luy voyoit que le menton & le nez. Ses cheueux qu’il auoit fort longs, estoient tellement trempez de sang, & si colez sur son front, & sur ses yeux, que cela le rendoit effroyable. Son cheual sembloit pleurer la mort de son maistre: car encore qu’il eust vn grand coup de jauelot dans le corps, il ne laissoit pas de demeurer auprés de luy, & attendre que quelqu’vn le vint oster de là. Son bouclier estoit à son costé droit, & la main qu’il auoit dessus, faisoit croire qu’il s’estoit éuanoüy en y escriuant quelque chose dessus. Nous le releuasmes, & ayans long temps & attentiuement veu & reueu des taches de sang qui y estoient, à la fin ie descouuris que c’estoit des lettres. Comme ie m’amusois à les déchiffer, les Bergeres arriuerent auec Amerine. Elles eurent horreur de voir ce spectacle: mais cette Dame Neustrienne, comme si elle eust preueu ce qui luy arriua: Courtois Berger, me dit-elle, que trouuez vous sur ce bouclier qui vous arreste? C’est, Madame, luy respondis-ie, quelque chose qu’auant que de mourir a escrit dessus auec son sang, celuy auquel il estoit. I’y voy desia trois mots assez bien formez, qui sont, Croy que ie: il me semble qu’il n’y en a plus que trois, que ie deuineray aussi bien [94/95] que les autres. Amerine lors jettant les yeux dessus, & l’Amour les luy rendant plus clair-voyans que la Nature: Ha! Syluandre, s’escria-t’elle, ne cherchez plus: le Cheualier que vous voyez là mort, est Lidias: voyez vous pas mon nom imparfait de trois lettres? Comme i’eus regardé encore quelque temps; Il est vray, Madame, luy dis-ie, voilà Amer. & d’auantage il y a, Croy que ie meurs tien Amer. O Dieux! continua cette Dame en criant & s’arrachant les cheueux, falloit-il, cher Lidias, qu’après tant de trauaux surmontez, tant de combats acheuez, & tant de morts euitees, tu vinsse mourir loin des tiens, & mourir auprés d’Amerine, pour luy estre vne eternelle reproche qu’elle ne t’a point secouru? Madame, luy dis-ie pour l’interrompre, attendez que vostre mal-heur soit verifié pour faire ces plaintes. Ce Cheualier paroist mort: mais qui vous a dit qu’il l’est, ou qu’il soit le Cheualier que vous regrettez. Hylas à qui la tristesse d’Amerine auoit depuis quatre ou cinq nuicts donné l’enuie de faire vne compagne à Stelle, estoit couru au premier ruisseau, & apportoit dans vne coquille de l’eau pour jetter sur le visage de ce Cheualier. Il laua sa playe & son visage, & luy osta tout le sang qui empeschoit qu’on ne le recogneust. Amerine elle-mesme y auoit mis ses mains, & n’espargnant ny voile, ny rabbat, deschira tout pour luy bander la teste, ou pour le mieux voir, & quelque changement qu’il eust, ne laissa pas de le cognoistre, & s’escrier: O Dieux! que vous ay-ie fait pour me traiter si mal? [95/96] Bergers, nous dit-elle plus bas, n’en doutez point, c’est Lidias. Elle tomba de son haut si mal-heureusement, qu’en tombant elle rencontra l’espee de ce Cheualier, & se coupa presque vn doigt. Les Bergeres accoururent à elle, & firent plus qu’on ne sçauroit peser de leurs forces pour la soulager. A la fin elles la firent emporter dans vne couuerture au logis de Phocion, qui la logea en la chambre d’Astree: & nous autres après auoir long temps esté en doute si Lidias estoit mort ou vif, nous sentismes que le poulx luy reuenoit. Ainsi plus aises que vous ne sçauriez peser, nous l’emportasmes chez Licidas; & comme il fut au lict, vn Mire que nous auions enuoye querir au hameau prochain, luy sonda sa playe, & la trouuant moins dangereuse que nous ne nous estions figurez, y mit vn appareil. A force de remedes Lidias reuint deux heures apres, & disant ce que peut dire vn homme qui ne sçait où il est, nous fit voir la grandeur de son amour, en ne disant chose du monde où Amerine ne fust meslee. Comme il eut à fait recueilly ses esprits, nous luy dismes où il estoit, & le seruice qu’on luy auoit rendu. Alors sa courtoisie & sa ciuilité esclatant à l’enuy, ne laissoient rien à dire pour nous remercier, & nous asseurer qu’il ne mouroit pas ingrat des obligations qu’il nous auoit. Amerine de son costé disoit de mesme à Diane, Philis, Celidee & Doris: et comme Licidas luy eut dit que Lidias viuoit, & n’estoit point en danger, il fut impossible de la retenir. Toute blessee qu’elle estoit, elle courut ou estoit son cher Lydias, & se jettant sur luy, aussi tost qu’elle [96/97] l’eut veu dans le lict faillit à le faire bien malade par les efforts, que pour luy respondre il fut contraint de faire. Ces premiers mouuements passez, elles se jette à nos pieds, & à ceux du Myre, & tantost nous appellants ses Sauueurs, & tantost ses Dieux visibles, nous coniuroit d’acheuer nostre ouurage. Et, comme si en effect nous eussions esté Dieux, de guerir bien-tost son Cheualier.
Pâris ce matin a passé par le logis de Lycidas, & voyant que Diane & Phillis m’auoient donné charge de venir appredre des nouuelles d’Alexis & d’Astree, & leur dire tout ce dont, auant que vous fussiez arriué, ie les ay entretenuës, a iugé à propos que i’eusse l’honneur de vous veoir, & vous aduertir de l’aduanture de Lydias. Ie luy ay obey, & peut-estre, sera ce à ma honte, puis qu’estant icy il vous en eust fait la relation, mon pere, beaucoup mieux que moy. Pâris ayant respondu à ces honnestes paroles, laissa acheuer le grand Druïde, qui augmentant insensiblement en amour pour Syluandre, ne pouuoit ce luy sembloit luy tesmoigner tout le bon visage & luy faire toute la bonne chere qu’il eust desiré. Remettant donc à vne autrefois ce qu’il vouloit faire pour gaigner le cœur du Berger, il se tourna vers Astrée: Et bien ma fille, ne vous lassez vous point d’estre enfermee? & au lieu de la compagnie de ces gratieuses Bergeres qui vous souhaittent si passionnement, languir auprés de ceste pauure Druïde? Astrée rougit de cela, & n’osant parler selon son cœur, se contenta de respondre au grand Druïde: qu’à la verité Diane [97/98] & Philis estoient deux tres-aimables filles: mais que des ja diuerses fois elle leur auoit dit que toute sa vie elle aimeroit la belle Alexis tout autrement qu’elles, & mesurant les choses auec raison, elles deuroient se contenter d’auoir la seconde place en son amitié, puisque la premiere estoit iustement reserue pour ceste grande Druïde. Vous faites trop d’honneur à ma fille, belle Bergere, luy respondit Adamas, & ne luy preparez pas vn petit sujet de s’atrister, pource que bien-tost deuant s’en retourner aux Carnutes, & estre separée d’vne si chere compagne, elle doit craindre ce iour, comme celuy qui pour les choses du monde luy doit estre le plus funeste. Mon Pere, repartit Astrée auec vne extrême gayeté, nous auons pourueu à ce malheur, il ne nous arriuera point: car ce que mon peu de merite ne pourroit obtenir de la belle Alexis, mon extrême Amour l’obtiendra de moy-mesme: Ie veux dire que n’estant pas assez obeissante pour la suiure par tout, voire iusques dans les cellules des Druïdes les plus austeres. Adamas voulant laisser ces personnes en liberté, & d’ailleurs estant obligé d’aduertir Amasis de la fortune de Lidias, prit congé d’eux, & dit à Syluandre que s’il n’estoit bien forcé, il n’auroit pas pensé à le quitter: mais que ne s’en pouuant exempter, il auoit ceste satisfaction, qu’il le laissoit iusqu’à son retour, en vne tres-bonne compagnie. Pendant qu’Alexis & Astrée s’informet de leurs cheres compagnes: & que sous des mots où Pâris ne voyoit goutte, elles conseillent à [98/99] Syluandre de ne rien apprehender du voyage que son riual auoit fait, pour obtenir de la vertueuse Bellinda, la permission de rechercher Diane: le grand Druïde fut au chasteau, & y trouua Rosileon & Godomar. L’vn estoit fort foible & fort pasle: & le Prince de Bourgongne ayant le bras en escharpe, & le visage beaucoup meilleur que l’autre, faisoit voir aussi qu’il estoit moins blessé. Rosileon estoit aupres de Rosanire, & par son respect et ses paroles luy tesmoignoit qu’il estoit plus son esclaue qu’alors qu’elle le nourrissoit pour tel. Ceste Princesse sçachãt ce que le Roy Policandre auoit fait d’elle, ne traictoit plus ce Roy en Amant: mais luy parlant comme à son Roy & son Seigneur, le supplioit tres-humblement d’auoir plus de soin de se conseruer. Rosileon disputoit auec elle d’humilité, & de deuoir: mais pendant qu’il ne songe pas qu’il est bien blessé, la nature plus foible que l’amour fut contrainte de ceder. Il passit tout à coup: & s’il n’eust esté secouru, couroit fortune de s’esuanoüir à sa chambre, où il auoit autresfois couché, & fut mis dans le lict. Les Medecins & les Mires de la Nymphe y accoururent, & apres auoir vû ses blessures en bon estat point empiré, & que le seul effort qu’il s’estoient fait en sortant si tost, & parlant si long-temps, auoit causé sa foiblesse. Rosanire le pleuroit des-ja comme s’il eust esté mort: & quelque priere que luy pûst faire le Roy de ne se point affliger, elle ne sceut presque auoir sur elle la force de se consoler. Si est ce qu’à la fin elle [99/100] pensa que plus elle se faschoit, & plus elle se preparoit matiere pour se fascher. C’est pourquoy, elle essuya ses yeux, & s’en vint où Rosileon estoit couché. Il ne se sentoit plus de sa foiblesse, & auoit le visage si bon, qu’il faisoit croire à ceux qui l’auoient veu vne heure deuant si mal, qu’vn changement si incroyable estoit vn des miracles de l’amour. Il est bien vray que sans la Princesse qui ne voulut point abandonner, il n’eust pas aysément comme il fit, surmonté la violence de ses douleurs: mais la presence de ceste merueille luy estant vne seconde nature, & vne nouuelle vie, le deffendit contre le mal qui s’estoit voulu rendre le maistre. Amasis, Galathée, Godomar & Adamas arriuerent presque aussi-tost qu’il se fut couché, & apres auoir veu à quoy deuoit abboutir son esuanoüissement, se resolurent pour l’obliger à ne point parler, de luy dire succinctement la fortune de Lidias, & se retirer chacun chez soy. Comme il eut appris cet accident, il admira l’amour & la fidelité d’Amerine, & adouüa que Lidias meritant vne tres-bonne & tres-grande fortune, l’auoit rencontré en l’affection de sa maistresse. Il vouloit dire quelqu’autre chose, lors qu’vn courrier entra dans sa chambre, & vint droit à luy. Il le cognut aussi-tost, & l’embrassant auec des paroles d’vne extrême ioye, tesmoigna qu’il auoit vne grande inclination pour ce Cheualier. Madame, dit-il, à Rosanire, voilà mon cher Celiante: vous le voyez bien different de celuy qu’il estoit. C’est vn effect de ce puissant Amour, qui veut que son courage ne sçache iamais quels efforts il [100/101] faut faire pour ne se perdre point dans la prosperité. Mais, cher Celiante, dis-moy des nouuelles de la Reyne, & de Cephize. Seigneur, respondit ce Cheualier, la Reyne est dans des excés de ioye, tels pour la victoire de la Nymphe, que difficilement en a-t’elle iamais eu de semblables. Elle m’a chargé de compliments & de lettres, & si bien-tost elle n’auoit deliberé de vous surprendre, elle auroit des-ja ses Ambassadeurs icy. Comme il eut ainsi parlé, il alla faire la reuerence aux Nymphes, & leur rendit tout l’honneur, & dit toutes les paroles d’honnesteté que la Reyne Argire luy auoit commandé.
Apres il fut rendre conte à la Princesse Rosanire de son voyage. Quoy qu’elle luy sceut demandet du Roy Policandre, il se démesla si dextrement de ce labyrinthe, qu’il ne luy fit rien soupçonner de sa mort. Il luy supposa vne debilitation si grande à vn bras, & quelquesfois à la langue, que ceste ieune Princesse le croyant, sans se mettre dauantage en peine, ne douta de rien de tout ce qu’il voulut luy dire.
Il luy donna deux lettres, l’vne de la Reyne, & l’autre de la Princesse Cephize. La dexterité dont l’vne & l’autre auoient sceu cacher la perte de Policandre merite que la posterité sçache quelles estoient ces lettres. Voicy donc comme estoit celle de la Reyne. [101/102]
ARGIRE
A LA PRINCESSE ROSANIRE.
C’est tousiours pour obeyr aux commandements du Roy, & me glorifier de l’honneur qu’il m’a fait, que ie vous escrits comme à ma fille. Ie ne suis plus en peine de vostre santé, puisque vous ne pouuez estre malade parmy tant de remedes dont sans mentir la bonté s’est estenduë iusqu’à moy. I’ay icy des plaisirs qui feroient les plus parfaits du monde, si l’absence de tout ce que i’aimois plus que ma vie, parmy les douleurs dont ie iouys, ne me faisoit gouster beaucoup d’amertume. Ie me remets sur vous de tout ce que ie dois à la Nymphe: Si vous ne prenez la peine de m’acquitter des obligations que nous luy auons tous ensemble, il me sera impossible d’euiter vn vice, dont iusques-là ie ne me croiray iamais capable. On m’a dit que Rosileon & Celiodante sont blessez. I’en serois en peine si vous estiez moins leur amie que vous n’estes: mais par tout où vous serez, ie veux croire que l’vn ressusciteroit quand il seroit mort, & l’autre seroit extremément malade si vostre veue ne luy rendoit la santé. Fraictez-les donc, ma chere fille, comme vos tres-humbles seruiteurs. Mais distinguez, s’il vous plaist, leurs seruices, & puisque vous auez esté seruie [102/103] dés le berceau par Rosileon, faites-luy la faueur qu’il continue iusqu’au tombeau.
La Princesse n’eut pas plustost leu cette lettre, qu’elle supplia tres-humblement Amasis d’auoir agreable de la lire, & cependant elle ouurit celle de Cephise, & veid qu’elle estoit ainsi:
CEPHISE
A LA PRINCESSE ROSANIRE.
Ie n’appelle plus vostre absence, ma chere sœur, vn estoignement, comme i’ay fait iusques icy. Ie commence à l’appeler vne mort pour moy. Veritablement ie ne croy plus estre au monde depuis que ie ne voy plus cette belle Rosanire qui m’a tousiours obligee à ne me pas mesme souuenir de ce que i’auois perdu. Mais auiourd’huy leurs tristes pensees dont si souuent vous m’auez retiree, sont tous mes diuertissemens. Mon corps & mon esprit sont egalement en dueil, & dans vn tombeau, ou dans vn desert. Vous auez emmené toute nostre ioye auec vous, on ne faict icy que pleurer & regretter ce que l’on ne voit plus. Reuenez donc ma chere sœur, le plustost que vous pourrez: & ne nous laissez plus languir, comme nous auons fait dans des ennuis, qui encore tous les iours renouuellent les larmes de la Reyne & de moy. [103/104]
Ces lettres leuës, on veid les auires qu’Argire escriuoit aux Nymphes & à Rosileon: & chacun s’informant des nouuelles estrangeres, & particulierement de celles du Roy Gondebaut, Celiante dit qu’il auoit laissé en chemin, Melindor, qui venoit auec vn nombre infiny de grandes affaires. Qu’il falloit l’attedre pour sçauoir ce que faisoit Gondebaut. A propos de ce Prince, dit la Nymphe, ie n’ay encor pû m’esclaircir de la doute où i’ay esté touchant ce combat, dont nos ennemis se sont icy tant vantez, lors que Rosileon & Celiodante furet trouuer la Reyne. Amasis parloit fort bas à Celiodante en disant cela, & ne vouloit pas que le Roy l’ouyt: mais soit qu’il en eust entendu quelque mot, soit qu’il se fust rencontré en mesme pensee auec la Nymphe, il commanda à ce Cheualier, de dire à la compagnie l’accident qui estoit arriué à la Reyne, & la supercherie dont Gondebaut auoit surpris son armee. Celiante voyant que tout ce qu’ils estoient en la chambre auoient les yeux tournez sur luy, obeït ainsi à son maistre.
CONTINVATION DE l’Histoire d’Argire.
Vous auez recognu, Madame, qu’il n’y a point de seruice esgal à celuy qui se rend sans affection, & qu’vn Prince n’est iamais mieux obey ny si fidellement deffendu qu’alors que ses subjets & les estrangers ont leur volonté conforme à la sienne. Ie dis cecy, pource qu’autre-[104/105]ment ceux qui sçauent combien il faut de temps & de choses pour mettre vne armee sur pied, ne pourroient croire qu’en moins d’vne Lune Rosileon & Celiodante eussent peu precipiter tellement leur armement, qu’ils se fussent trouuez auec trente mille hommes sur leurs frontieres. Cependant cela est arriué, Madame, & arriué auec vn tel estonnement en l’esprit du Roy des Bourguignons, qu’auec tout ce qu’il pût ramasser d’hommes à la haste il vint s’opposer à nos forces. Mes Princes ne faisoient difficulté quelconque de la battre, & le contraindre à s’enfermer dans la ville de Lyon, lors qu’il leur enuoya deux Ambassadeurs exprés pour apprendre de leurs nouuelles, & sçauoir s’ils vouloient estre amis ou ennemis. Rosileon prit la parole pour respondre aux gens de ce Roy, & leur dit qu’encore qu’ils eussent quelque subiect de le traitter comme ennemy, puis qu’il protegeoit la rebellion de Polemas: toutefois ils n’auoient point resolu de violer les premiers les anciennes alliances de leurs Couronnes. Qu’ils alloient secourir la Nymphe Amasis, & ne feroient aucun acte d’hostilité, que sur les terres de ceux qui ne leur voudroient pas laisser la passage libre.
Ces Ambassadeurs ayans commandement de contenter les Roys, l’asseurerent de l’amitié de Gondebaut, & du desplaisir qu’il auoir d’estre obligé par de tres-importantes considerations d’Estat, de secourir vn peuple, qui par les plus apparents de son pays estoit venu le genoüil en terre, & la larme à l’œil, implorer son assistance contre l’oppression de trois ou quatre [105/106] Tyrans qui tenoient amasis & Galatee prisonnieres. Rosileon iugeant qu’il estoit hors de propos de faire voir la fausseté de ce mauuais pretexte, les renuoya auec ceste satisfaction telle quelle, dont les Princes ont accoustumé de se deffaire de ceux qui viennent pour diuertir leurs armes & leurs conseils. Mes Roys ne laissent pas cependant de se resoudre à combattre les Bourguignons en cas de necessité, & de faire loger par tout leur armee comme en terre d’ennemy. Desia Gondebaut commençoit à douter de ses affaires, & n’esperoit rien de bon du passage des Roys, lors qu’il receut les nouuelles de leur eslongnement. Il faut aduoüer que cet obstacle vint fort à propos vos ennemis, Madame, car par là ils eurent vn aduantage, dont auparauant ils ne pouuoient mesme conceuoir l’esperance. Il n’y auoit qu’vne nuict ou deux que les Roys auoient receu de ces nouuelles de la Reyne, lors qu’vn courrier depesché par la Princesse Cephize, vint les aduertir qu’Argire couroit fortune de la vie, & vouloit les auoir autant que de mourir. Si vous sçauiez, Madame, ce qu’ils deuindrent, quand ils apprirent le danger où estoit vne si bonne mere, sans mentir vous vous en estonneriez. Rosileon oubliant toute cette grande & fameuse prudence, dont il auoit esté admiré dans ses armees, me commanda de partir à l’heure mesmes, & luy faire tenir des cheuaux prests par tous les lieux où il deuoit passer. Comme ie fus où estoit la Reyne, ie trouuay la Court dans des allarmes incroya-[106/107]bles, Les vns disoient qu’elle auoit esté empoisonnee: Les autres que l’excés de ses ennuis l’auoit en fin reduitte à ce point: Mais le nombre le plus sain & le plus iudicieux aduoüoit que sans quelque violence ce mal ne pouuoit luy estre suruenu. Vn iour, Madame, qu’elle se pourmenoit dans les grands jardins de Rochebelle, vn Cheualier armé de toutes pieces se presenta deuant elle, & feignant, à ce qu’on croit, vne longue histoire d’auentures, & de malheurs arriuez par les supercheries d’vn Cheualier Boyen, la supplia de luy permettre le combat contre luy. Vous auez ouy parler, Madame, de cette anciene coustume qui est parmy les Ambarres & les Boyens: Elle defend à qui que ce soit de se battre sans la permission du Souuerain. Et quand la cause est trouuee si legitime que le Prince ne peut refuser le combat, il ordonne des luges pour voir les parties & cognoistre les aduantages que l’vn peut auoir sur l’autre. Si la partie est inegalle en leur donnant d’esgalles armes, on leur en donne de differentes, & ainsi le plus foible ne peut estre à la mercy du plus fort, ny le mal-adroict surpris par celuy qui a bien les armes à la main. Quiconque a du courage est assuré qu’il est aussi fort qu’vn Geant, quand il auroit à le combattre. Cela faict, les Iuges font venir ces ennemis, & apres leur auoir faict leuer la main, les obligent à iurer qu’ils croyent l’vn & l’autre auoir la raison & la iustice de leur costé. Comme ils ont iuré, on les met dans le lieu où ils se doiuent battre: & de necessité il faut que l’vn ou l’autre meure, si le coulpable ne recognoist son [107/108] crime, & ne demanda la vie à son ennemy. Il est bien permis au vainqueur de donner la vie: mais le Roy s’en reserue tousiours la confirmation: de sorte que bien souuent le vaincu est mené en prison en sortant du combat: & s’il est prouué aprés vne exacte perquisition, que le mal qu’il a fait n’ait point sa cause dans l’amour, ou dans la colere, ordinairemet on l’enuoye au gibet. Mais l’autre particularité, Madame, me semble bien plus rigoureuse: c’est qu’il arriue souuent, que le criminel est vainqueur, & que les armes qui ne dependent que du hazard, iustifient le meschant, & condamnent le iuste. A cét inconuenien: ils ont trouué vn remede estrange: c’est que durant les procedures du duel, les Iuges sont informer sur les lieux de l’offense pretenduë: & s’en sont apporter des informations si exactes & si amples, qu’il est tres-mal aisé que la verité n’y soit toute nuë. Les indices leur donnent moyen d’auoir des preuues & des tesmoins. En effect, quand la chose est aueree, & qu’on sçait qui a le tort, à l’issuë du combat, quelquefois on fait prendre le vainqueur, on donne son vien au vaincu, s’il n’est point mort, & s’il l’est, à ses heritiers; & sans autre forme de procez, il est mené sur vn eschafaut, & mis souz la doloire. Il attend là vne heure. Si le Prince veut qu’il meure, on ne reçoit point de ses nouuelles. S’il veut luy faire grace, il dépesche vn officier de sa maison, qui jette le bourreau de haut en bas de l’eschafaut, rompt la doloire, &, comme si le Roy estoit fort offensé de ceste action, parle de-[108/109]uant le peuple des seruices rendus par celuy qu’il fauue, & des grandes qualitez dont il peut honorer sa patrie. Ie me serois bien passé, Madame, de vous dire si particulierement ceste coustume: mais possible la Nymphe vostre fille, & les Dames ne seront pas faschees de l’auoir oüie. Godomar aduoüa que cette façon de se battre luy sembloit fort iuste, & fort digne d’estre gardee par tout. Comme chacun en eut dit son aduis, Celiante reprit ainsi la parole. Ce Cheualier incognu n’eut pas plustost acheué ce qu’il voulut dire à la Reyne, qu’elle luy demanda s’il estoit estranger. Comme il luy eust respondu qu’il l’estoit: Il faut donc, continua la Reyne, qu’on vous apprenne nos coustumes, & lors que vous les sçaurez, ie verray ce que i’auray à faire. Elle fit donc venir deux des anciens de son conseil, & remit le Cheualier entre leurs mains: Bien à peine estoit-il hors du iardin, que la Reyne alla s’asseoir dans vn cabinet de jasmin: mais en voulant parler à Cephize, on veit que la couleur luy chãgea, qu’elle deuint pas le & plombee, & aussi tost ne pouuant se soutenir, elle tomba euanoüie. Cét accident inopiné rendit Cephise & les autres Dames presque ausii malades que la Reyne. On court aux Medecins, & cependant on enuoye querir des couuertures pour reporter Argire dans sa chambre. Aussi tost qu’elle y fut, son premier Medecin luy rasta le poulx, & y recognoissant vne incroyable alteration, demeura presque aussi estonné que les autres. Il ne laissa pas de iuger quel pouuoit estre ce mal: & de faict, il luy fit ouurit la bouche de force, & luy fit prendre [109/110] des eaux pour le cœur, & vne contre-poison, qui l’ayãt fort trauaille, deux ou trois heures aprés la fit sortir de la letargie où elle auoit esté. Comme elle fut reuenüe, elle se sentit si mal, qu’à tous coups elle croyoit estre morte. Toute la nuict ses vomissemens continuerent, & au poinct du iour vne seconde foiblesse l’ayant prise, ses Medecins mesmes en eurent mauuaise opinion. Ce mal l’ayant laissee vn peu, elle songea à ses fils; & commanda, toute affaire cessante, qu’on leur enuoyast des courriers pour les faire reuenir. I’arriuay la nuict mesme d’aprés ceste seconde foiblesse, & veis au peu de cognoissance qu’elle auoit, que le mal estoit bien aussi grand qu’on l’auoit representé aux Roys. Les voila arriuez cinq heures aprés moy; qui trouuans la Reyne en si mauuais estat, pensoient auoir desia perdu quelque chose plus precieuse que leurs quatre grands Royaumes. La Reyne fut quelque temps sans les cognoistre. A la fin la memoire luy reuint, & les luy fit distinguer. Elle les embrassa l’vn aprés l’autre, & leur prenant la main: Mes enfans, dit-elle, la fortune m’enuie le contentement d’accomplir ce que le Roy a si bien commencé. I’en suis faschee, pour ce que la vie me doit estre chere, ayant deux fils si pleins de vertu: mais pour le moins, si vous voulez que ie meure contente, promettez moy de viure tousiours comme vous auez vescu. Et vous, Celiodante, de garder à cette belle & sage Princesse (elle luy monstre Cephize en disant cela) la foy que Policandre receut de vous pour elle. Ces Princes sembloient auoir oublié leur courage dans l’armee, tant ils [110/111] tesmoignoient d’ennuy & de douleur: aussi ne pûrent-ils luy respondre autre chose, sinon qu’ils luy obeïroient si parfaitement, que iamais elle n’auroit sujet de s’en plaindre. le Medecin Philonax, qui auoit seruy la Reyne dés sa ieunesse, entra dans sa chambre, auec vne eau dans vn vase d’emeraude, telle, qu’il dit aux Princes, que si ce remede n’operoit, il ne falloit plus en esperer de vie. La Reyne le receut de la main de Rosileon. Et quoy qu’elle peust dire, pour ce qu’il estoit presque iour & que les Princes auoient passé toute la nuict auprés d’elle, ils ne voulurent point se retirer qu’ils ne veissent ce que feroit cette medecine. Vne heure aprés qu’elle l’eut prise, elle se sentit plus mal que deuant. Vne espece de conuulsion, fort lente toutesfois, la fit crier assez haut, & demander ce qu’on luy auoit donné. Philonax qui l’aimoit comme si elle eust esté sa fille, luy disoit tout ce qu’il pensoit pour son soulageme, & luy ayant pris le bras, & veu comme que y trauailloit son remede: Courage, Seigneurs, dit-il aux Roys, ie vous respons de la vie de la reyne vostre mere. On eust dit que ses paroles faisoient faire des efforts à Argire, tant elle se trauailla durant qu’il parloit. Incontinent aprés il luy prit vne grande sueur, qui fut la crize de son mal: & au poinct du iour elle s’endormit, aprés auoir esté prés de trois iours sans auoir autre repos que celuy de ses éuanoüissemens. Les Princes & la Princesse infiniment aises, se retireeet en leurs chambres, & ne la vinrent reuoir qu’apres midy, qu’elle s’estoit esueillee. Ce n’estoit plus elle quand ils la furet voir. Elle mangeoit alors [111/112] auec appetit, & n’ayant plus rien sur le cœur, auoit honte d’estre si tost soulagee après auoir fait si fort la malade. Le iour mesme le courrier qui portoit les nouuelles que Gondebaut auoit violé sa foy, & la nuict precedente enleué cinq ou six logemens, où il y auoit vne partie de ses compagnies d’Ambactes & de solduriere, vint trouuer Rosileon. Cela le pensa faire desesperer: toutesfois dissimulant son ennuy, il alla prendre congé de la Reyne, & laissant Celiodante auprés d’elle, le pria de reuenir à l’armee le plustost qu’il pourroit. Nous retournasmes auec la mesme diligence que nous estions partis: mais ce ne pút cependant estre asseztost pour empescher les deffeins de l’ennemy. Il n’en faut point mentir, il temoigna con extreme suffisance à la guerre, à prendre si bien l’occasion, & attaquer son ennemy, lors qu’il le trouua le plus foible. ie vous diray donc sans rougir, que les Roys y perdirent le tiers de leurs gens, & que toute l’armee se débanda tellement, qu’en ce desordre, si Gondebaut eust sceu vser de sa victoire, il forçoit les Roys à faire vne armee toute nouuelle. La presence de Rosileon r’asseura les plus timides, & en ayant trouué presque par tous les lieux où il passoit, les r’allia, & aprés trois ou quatre iours qu’il ne cessa de courir pour les rejoindre, remit vingt mille hommes en bataille. Celiodante arriua auec les nouuelles de la guerison de la Reyne, & trouuant ce grand desordre, fit leur neuf mille hommes de pied, & mille chevaux, & voulut qu’on allast brusler & faire vn degast general dans toute la Bourgongne. Rosileon le supplia [112/113] de n’en rien faire, à la consideration de Prince Sigismond, qui luy auoit escrit, & de ce grand Prince, Madame, qui durant le siege de ceste ville a tellement acquis la reputation d’vn tres-parfaict Capitaine, que par toutes les gaules son nom est aussi fameux, & aussi cognu que dans vos Estats, ou dans ceux du Roy son pere. Il dir cela du Prince Godomar auec le mesme froideur & le mesme action qu’il auoit fait le reste, voulant par là tesmoigner qu’il rendoit ce tesmoignage à la verité plustost qu’à sa personne. Il continua tout d’vne haleine, & fit veoir la prudence & la generosité auec lesquelles les deux Roys auoient trauersé tout ce qu’il y a de pays estranger entre les Ambarres & les segusiens: & fait camper ou mettre en bataille leur armee, autant de fois que Gondebaut auoit fait mine de les suiure vn peu de trop prés.
Ceste relation acheuée, la Nymphe demeura entierement satisfaite des doutes où elle auoit esté, & se souuenant de la maladie d’Argire, ne pût s’empescher qu’elle ne demandast à Celiante, si depuis on n’auoit point sceu la cause de son mal. Madame, respondit Celiante, ceux qui ont voulu juger par les éuenemens, voulu par des conjectures, se sont figurez, que la Reyne auoit esté empoisonnee par ce Cheualier incognu, qui dans les jardins de Rochebelle luy vint demander le combat, pour ce que la mesme nuict que la Reyne fut si malade, il s’arma comme il estoit quand il arriua, & sans prendre congé de ceux entre les mains de qui il auoit esté mis, s’en retourna en Bourgongne, & dit sur la frontiere à [113/114] vn Ambarre, qu’il auroit bien-tost vne nouuelle Reyne, & que celle qui regnoit ne feroit plus au monde dans deux nuicts. Sans mentir, dit Godomar, ces paroles sont fausses, ou sont d’infallibles tesmoignages que celuy qui parla à la Reyne l’auoit empoisonnee. ce qui m’en fasche, est qu’à vous oüir dire, Cheualier, ce meschant est des sujets du Roy Gondebaut, & par consequent peut faire soupçonner qu’il n’a rien fait qui ne luy ayt esté commandé. I’aduouë que ie rougis de honte: mais apres auoir veu que le sang & la nature n’ont peu chose quelconque pour les enfans sur l’esprit du pere, ie ne voy rien de si prodigieux que ce premier prodige ne me rende croyable. La Nymphe & Rosileon dirent beaucoup de bonnes paroles à Godomar, pour adoucir son esprit: & Amasis voyant qu’il estoit trop attaché à ceste pensee, l’emmena auec Adamas, & laissa Rosileon auec Rosanire, Celiante, & ceux de sa maison. Dés qu’ils furent dans le cabinet, ils tomberent sur le discours de Lidias, & resolurent qu’auec honneur la Nymphe l’enuoyeroit querir dans vn brancart, & Amerine dans vn de ses chariots, aussi-tost que le Cheualier pourroit souffrir l’agitation & le branfle des cheuaux. Cependant, dit-elle, enuoyez prier Syluandre de ma part qu’il vienne icy. Ie veux acquerir l’affection de tous les Bergers & de toutes les Bergeres de Lignon. On m’en a dit tant de bien depuis quinze ou vingt Lunes, que ie ferois vne grande faute si ie ne leur resmoignois combien i’estime leur vertu. Adamas ayant dit à leur aduantage tout ce qu’il sçauoit de leur naissance [114/115] & de leur vie, laissa Godomar, & les Nymphes dans vne extraordinaire admiration de leur courage & de leur esprit, & se leua pour aller commander à vn des siens ce que vouloit Amasis. Ce garçon courut à son logis, & dit à Pâris que le grand Druïde, le prioit de conduire Syluandre au Chasteau, pour ce que la Nymphe & le Prince Godomar auoient vne tres-grande enuie de le veoir. Pâris estoit dans son cabinet, profondement enfeuely dans les pensees de son mariage, & parmy les douceurs qu’il se promettoit en possedant Diane. Il fut dond en la chambre d’Alexis, où Syluandre entretenoit encore la Druïde, & Astrée des ennuis de Diane & de Phillis, & de la fortune de mourir qu’elles coururent, lors que les solduriers de Polemas auoient enleué la Bergere. Pâris luy dit la commission qu’il auoit, & mit Syluandre en peine, qui trop amoureux pour estre si long-temps esloigné, n’attendoit que le retour d’Adamas pour aller retrouuer Diane. Sa prudence toutesfois fit sousmettre son affection à ce deuoir, & le conseilla de ne point faire de faute, sous ombre d’en vouloir euiter vne autre. Il se leua, & sans dire adieu à sa compagnie, suiuit Pâris iusqu’au cabinet auec quelque sorte de ceremonie. La Nymphe pour ne pas confondre l’ordre se laissa salüer pas Pâris, & luy dit, qu’il estoit le tres-bien [115/116] reuenu, auant qu’elle passast à Syluandre, & luy permit de luy faire son compliment. Hesus, dit-elle, aussi-tost qu’elle l’eut vn peu oüy & consideré, que Syluandre a de l’air d’Adamas! Vrayement, mon Pere, continua t’elle, quiconque iugera des peres à la ressemblance des enfans, confessera que vous estes celuy de Syluandre, plustost que de Pâris. Là-dessus le Prince en consideration de grand Druïde, se leua pour embrasser Pâris, & luy dire ces paroles de faueur dont les princes ont accoustumé de repaistre le foible esprit de ceux qui n’ayment que la vanité. Syluandre receut cet honneur à son tour, & obseruant ce qu’il auoit oüy cent fois dire à ses garnds Maistres aux affaires du monde, qu’il auoit praticuez dans les escholes des Massiliens, ne parla iamais que fort peu, & encore ne fust-ce qu’alors que pour ne paroistre pas inciuil, il estoit obligé de repartir. Quelques courtes que fussent ses responces, Godomar & Adamas ne laisserent pas d’y remerquer la grandeur de son esprit, & l’ayant comme forcé à faire vne relation de ce que dés-ja il auoit dit au Druïde, cogneurent tout à faict, par la briefueté de son discours, & la force de son raisonnement, que ce Berger auoit toutes les parties necessaires pour en faire vn grand homme d’Estat. Comme la Nymphe veid qu’il falloit se separer: Syluandre, luy dit-elle, ie vous suis obligee, non seulement du soin que vous auez pris pour ma conseruation & pour mon seruice, mais aussi pour auoir pris la peine de m’estre venu veoir. I’enuoyeray au premier iour veoir Lidias & Ame-[116/117]rine: cependant retournez, vous, s’il vous plaist: & dites à vos Bergers & Bergeres, que ie les estime beaucoup: que ie veux qu’elles m’ayment: & que si elles veulent me faire plaisir, elles se trouueront aux Sacrifices, & aux feux de joye, que bien-tost ie feray faire pour remercier les Dieux de nostre victoire, & de la paix qu’ils nous ont donnee. Ie les y conuie en vous y conuiant: & pour les y forcer, retiendray icy Astrée iusqu’à ce qu’elles soient venuës. Madame, respondit le Berger, i’ose respondre pour ceux & celles à qui vous voulez faire vn honneur qu’en leur basse condition il leur estoit deffendu d’esperer. Vostre commandement les fera resoudre à tout, & si i’ay quelque chose à vous supplier pour eux aussi bien que ie fay tres-humblement pour moy: C’est que vous nous pardonniez les fautes que nous commettons pour n’auoir pas esté nourris aupres des personnes de vostre qualité. La Nymphe soufrit du langage de Syluandre, & le remettant à Adamas: Allez, luy dit-elle, mon pere, ioüir de la douceur d’vne si bonne compagnie. I’enuie vostre fortune, & plains la mienne, qui ne me permet pas de songer aux vrays plaisirs de la vie. Adamas donna le bon iour aux Nymphes, & au Prince, & s’en retourna chez luy auec Syluandre & Pâris. Il monta droit à la chambre de Celadon, & le trouua auec Astrée & Hylas. L’arriuee de ce Berger les mit tous en bonne humeur. Ils se saluërent, & les paroles de compliments acheuees, Hylas se tournant vers le Druïde: Mon Pere, dit-il, [117/118]
Fasse Hesus ce qu’il luy plaira,
Iamais Hilas ne changera.
Me voicy aussi peu changé que deuant ceste mal-heureuse guerre, & quoy que le resueur de Syuandre ayt des-ja dit de mes chagrins & de ma constance imaginaire, ie vous prie de croire qu’il estoit mon ennemy, & par consequent incapable d’estre creu. Mais pour ne vous ennuyer point de nos vieilles querelles, ie vous diray ce qui me maine icy. Stelle, comme vous auez sceu, est la plus belle de toutes les Bergeres de Lignon. Et bien que toutes ces glorieuses, que vous cognoissez par l’eschantillon que voicy, (il monstroit Alexis & Astrée en disant cela) ne soient pas de mon aduis, si est-ce que c’est vne chose dont il ne faut point douter, puisque ie les ay toutes quittees pour elle. Stelle, dis-je, a aymé autrefois, à ce qu’elle m’a dit, vn homme tantost Berger, tantost Cheualier, nommé Semire: lequel, pour ie ne sçay quelle broüillerie qui leur arriua, rompir auec elle leiour mesme qu’ils auoient faict assembler leurs parents pour signer leur contract de mariage. Elle est en peine de luy, & ayant sceu qu’l auoit esté cause de la deliurance d’Astrée, m’enuoye icy sçauoir ce qu’il est deuenu. Syluandre auoit commencé à rire dés qu’ Hylas auoit commencé à parler: aussi se presenta-t’il comme s’il eust voulu luy respondre. Hylas le voyant en ceste posture: Dis-moy, Syluandre, quelle resuerie te tient à la gorge? Crache-là viste: car te veoir eschauffé & hors [118/119] d’haleine, comme tu es, il est à craindre que tu ne t’estrangles. Vrayement Hylas, luy respondit Syluandre, j’auois de fort bonnes nouuelles à t’apprendre: mais ta discourtoifie m’en empeschera, & par mon silence ie te feray voir que les paroles & les pensees ne m’estoufferont iamais pour estre retenuës. Astree voyant que ce Berger ne vouloit rien dire prit la parole, & dit cecy à l’inconstant. Si vostre maistresse estoit comme Diane, qui n’eut iamais qu’vn seruiteur, vous deuriez estre tres-content à ceste heure, Hylas, pour ce que vous n’auriez plus de riual. Semire est mort, & mort tellement repentant de sa mauuaise & infidelle vie, qu’on peut dire qu’il s’est fait & se fera tousiours regretter. Quoy Semire est mort? reprit Hylas. Sans mentir i’en suis fasché: & afin que vous sçachiez combien ie suis digne d’estre aymé, c’est que i’aymerois mieux voir vne douzaine de seruiteurs à mes maistresses, que d’estre obligé de leur apprendre la mort d’vn seul. Stelle me rompra vn iour durant la teste de ses plaintes: & me cognoissant comme ie me cognois, si son affliction continuë, ie me resopudray à la laisser plaindre plustost que de me mettre en peine pour la consoler. Ie vous ay desia dit mille fois que ie suis tout amour: C’est-à-dire ieune, gaillard, sans soucy, & sans autre affection que celle qui me peut entretenir en ma belle humeur. I’aduoüe qu’autresfois les pleurs & les enuuis de Cloris, & depuis peu ceux d’vne certaine Amerine, m’ont mis la puce à l’oreille: mais quoy pensez-vous que ie les aye aymees pour prendre part à leurs [119/120] desplaisirs? Si vous le croyez ainsi, vous vous trompez bien fort: C’est que comme bien souuent on entre au port par l’effort des vagues & des vents, & qu’on trouue le plaisir tousiours à la fin de l’affliction, ie me figurois que ces Dames me laissant ce qu’elles n’auoient point, m’accorderoient aysément que ie les seruisse, & les aymasse sans tournement, & sans inquietude. Syluandre alors s’esclattant de rire: Voila, dit-il, vne des plus plaisantes raisons que deouis qu’Hylas a quitté l’Isle de Carmagne, son inconstance ait inuentee. Adamas voulant que ce plaisir durast long-temps; Ie ne sçay Syluandre, dit-il, ce que vous trouuez à dire au raisonnement d’Hylas, pour moy, ie le tiens dans le sens commun: & croy qu’il peut estre puissamment soustenu. Est-il pas vray que nous laissons, sans regret, au premier venu le bien dont nous ne faisons point d’estat? & ne nous faschons iamais de veoir posseder par vne autre, les choses que nous auons abandonnees? Cela estant, qui doute qu’Hylas aymant des dames qui n’auoient reserué pour elles que les larmes & les ennuis, ne fust asseuré qu’en les seruant, elles ne s’offenceroient point de le veoir content & ioyeux, comme riche d’vne chose qu’elles auoient mesprisees? Vostre raison, mon Pere, luy respondit Syluandre, ressemble à ces Peintres flatteurs, qui acheuent de rendre parfaitemet belle, vne laide, que le fard auoit commencé d’embellir. Pour dire qu’Hylas peut estre joyeux en aymant la mort mesme, qu’on tient la plus triste de toutes les choses du monde: c’est ce qui se peut prou-[120/121]uer, & ce qu’on doit croire de luy: Mais qu’estant de cette belle humeur, il oblige vne femme affligee à l’aymer, c’est où sa raison se trouuera courte. Vrayement, dit Adamas, vous voudriez bien nous en faire à croire, sous ombre que vous auez esté sur les bancs de l’Escolle des Massiliens: Pour nous qui iugeons par les sens, nous croyons ce que nous voyons, & i’ay Hylas en si bonne opinion, que ie ne puis croire qu’il voulut dire vne chose si elle n’estoit vraye. Asseurez vous en , s’il vous plaist, mon Pere, continua Hylas, ie fais profession publique de dire la verité: & sous ombre que ie ne ments pas comme les autres, on m’en a donné le nom de volage, & d’inconstant. Syluandre auoit enuie de respondre à cette plaisante imagination d’Hylas: mais cognoissant que le grand Druïde vouloit parler, il se retint & luy laissa la liberté de dire ce qu’il auoit pensé. Gentil Berger, luy dit Adamas, puisque vous auez pris la peine de venir de si loin, pour obeï à vostre maistresse, ie me permettray, s’il vous plaist, de croire que vos amours sont grandes, & que vous n’auez-pas rencontré peu de charmes en l’esprit de Stelle. Voudriez-vous nous faire l’honneur, attendant qu’on nous vienne querir pour manger, d’en dire quelque chose à la compagnie, & nous monstrer l’aduantage que vous auez sur tous les Begers, qui n’ont pû arrester la liberté de vostre Bergere. [121/122]
LES AMOVRS DE STELLE & d’Hylas.
Mon pere, luy respondit Hylas, vous estes bien asseuré que ie ne vous desobeïray point. Ie hay les Poëtes & les Musiciens, ‘pource qu’ils ne font iamais ce dont on les prie qu’apres s’estre fait importuner trois heures durant. Mes dernieres amours ne sont pas les plus fameuses: mais il y a ie ne sçay quoy de conforme à la franchise de mon humeur, qui me donne plus de contentement que ie n’en ay receu de toutes les autres. Vous sçauez desia, sage Adamas, comme quoy Stelle bastit nostre amitié sur les ruïnes de celle de vostre glorieuse fille, lors qu’elle ayma mieux n’auoir point de seruiteur que d’auoit vne compagne. Vous n’ignorez-pas quelles furent nommé au bas du dernier article que luy mesme auoit inuenté. Ce fut vous qui nous accordastes, & pristes la peine de mettre vn tel temperament en cette difference de volontez, que les vns & les autres en demeurerent contents. Depuis ce temps-là, nous auons vescu Stelle & moy si sagement, que nos broüilleries ne nous ont point fait rompre, ny nos bonnes intelligences lier si bien ensemble, que quand il nous plaira nous ne soyons à toute heure prests d’obseruer le dernier article de nostre contract, c’est à dire de n’en garder pas [122/123] vn. Souuent nous ressemblons à ces vieux soldats, qui pour se mettre en reputation parmy ceux qui ne les cognoissent point, font vne relation de tous les combats où ils se sont trouuez: des villes qu’ils ont aydé à forcer: & les batailles où ils ont receu d’honnorables blessures. Ainsi Stelle voyant mon humeur s’estendre quelquesfois au delà de nos loix: Hylas, me dit-elle, demeurons, s’il vous plaist aux termes de nostre accord: ie ne veux point vous contraindre, mais ie ne suis pas disposee à l’estre. Quand i’vseray des priuileges que la Nature m’a donnez, vous ne serez pas celuy par lequel i’auray commencé: Lisis, Semire, & Corilas ont marché deuant vous, & ne sont pas si peu honnestes gens qu’il n’y ait de la vanité pour vous, que ie vous aye trouué digne de succeder à leur place. Stelle, luy respondis-je, lors qu’elle me fit ce discours, si vous me faites croire que ie vous ay de l’obligation, d’auoir laissé ces trois Bergers pour me suiure, ie puis vous faire voir par la mesme raison, que vous m’estes beaucoup plus obligee. I’ay esté aymé de Carlis, de Stiliane, d’Aymee, de Floriante, de Cloris, de Circeine, de Palinice, de Dorinde, de Parthenopé, de Florice, de Cryseide, de Phillis, de Madonte, de Leonice, d’Alexis, & bref d’vn nombre infiny d’autres que ie ne puis nommer. Aussi vn homme n’est-il pas riche qui peut conter ce qu’il a. Cependant ie ies ay toutes quittees pour vous, & quoy que presque toutes m’ayent suiuy iusques en ce païs, pour ne pouuoir viure loin de moy, toutesfois ie les mesprise, ie les mesprise, ie les braue, & tout cela, Stelle, pour reünir en vous tant [123/124] d’affections differentes, & vous enrichir de tant d’excellentes despoüilles. Apres cela, si vous ne voyez l’injustice de vostre plainte, il ne faut pas que j’espere que iamais vous soyez capable de me donner du contentement: Mais puisque vous en estes venuë là, assurez-vous que vous y perdrez beaucoup, & au lieu que par pure liberalité ie confondois mes grandes richesses dans le peu de bien que vous auez apporté auec moy, Ie veux redre les choses esgales: & vous trois de mes maistresses, pour trois de vos seruiteurs. Carlis sera pour Lisis, Steliane pour Semire, & Aymee pour Corylas. Que faut-il maintenant que vous fassiez pour me recompenser de douze maistresses qui me restent? Stelle me prenant lors la teste & me baisant au front: Hylas, me dit-elle, il semble que vous ne vous souueniez pas que vous estes à moy? Certes j’ay de quoy vous payer, 6 quand le nombre de vos maistresses seroit plus grand que celuy des Estoilles, en vn seul Hylas, ie trouue plus de seruiteurs qu’il ne m’en faut, pour en donner vn à chacume. I’aduoüe grand Druide que cette raison me vainquit absolument. Ie commençay à recognoistre que ma presomption estoit mal-fondee, & là dessus oubliant la cause de nos reproches, nous demeurasmes meilleurs amis que iamais. Quelquesfois, & cela arriue souuent, que nous nous ressouuenons de ce que nous auons aymé. Lisis, Lisis, s’escrie Stelle, ie fais la penitence de ne t’auoir pas traitté comme tu meritois: Hylas tient sur moy la rigueur que ie t’ay tousiours tenuë: à la moindre parole il me reproche le peu de contrainte qu’il se fera en me quittant. [124/125] Et toy Semire, que ne viens-tu me vanger de ce volage, & remettre Corilas dans les pieges dont ta malice le voulut retirer? Nombre infiny de maistresses, disois-je alors pour luy repartir: Beautez de toutes les Gaules, venez reprocher à Stelle qu’elle a tort de se plaindre de moy. Que sa gloire vient de m’auoir gaigné: & qu’elle doit rougir de honte, autant de fois qu’elle opposera trois mal-heureux Bergers, à tout ce que vous estes, puis qu’elle fait voir que ce n’est pas son bien qui me l’a fait rechercher, & que si ie la pris ce fut pour mon plaisir. Voilà vne partie de nos diuorces, en voicy vne de nos bonnes intelligences. Chere Stelle, luy dis-je souuent, à qui la qualité glorieuse d’inconstante & de libertine fait partager auec moy la premiere couronne dont amour reconpense les siens: Ie vous jure par la liberté où ie suis, que l’affection que ie vous porte; ne vous sera iamais importune. Long-teps autant que nous en soions ennuyez l’vn ou l’autre, elle cessera: & comme elle est née sans y penser, asseurez-vous qu’elle mourra de mesme. Hylas, me respond-elle, à ces asseurances, que ne suis je vous tesmoigner par mes paroles, le pouuoir que i’ay de vous m’auriez d’extrêmes obligations, & aduoüriez, que ne voyant rien en vous qui me contraigne à vous aymer, & n’y estãt portee ny par inclination, ny par deuoir, ie vous ayme volontairement, & vous aymant ainsi, vous en deuez auoir d’autres ressentimens que si i’y estois forcee, ou par vos qualitez, ou par necessité. Voyez, ie vous prie, sage Adamas, dit Hylas [125/126] presque en colere, la mine que pour complaire à ce melancolique de Syluandre, font Alexis & Astree, pource qu’elles ne sont pas de mon goust: elles se figurent qu’il n’est pas bon, & ne iugent pas que comme ceux qui ont la iaunnisse croyet qu’ils ne voyent rien qui ne soit jaune: de mesme qu’elles ne peuuent parler de chose du monde sainement, ayans, comme elles ont le iugement ou perdu, ou pour le moins gasté par les folles opinions de ce Berger. Adamas ne pouuoit plus s’empescher de rire: c’est pourquoy il prit ceste occasion aux cheueux, & respondant à Hylas selon son humeur: Berger, luy dit-il, il me semble que vous deuriez estre accoustumé aux actions de Syluandre: il y a si long temps que vous vous cognoissez, que si ce n’estoit que i’estime infiniment vostre esprit, ie l’accuserois d’estre trop attaché à vne mesme chose, & par consequet contraire à soy-mesme, d’auoir tousiours syluandre pour l’object de sa haine, ou de son mespris. Mais Berger, pourquoy pensez vous qu’il rie, & face rire ces filles, c’est faute d’accoustumance. Est-il pas vray que quand nous voyons des estrangers habillez, à nostre opinion, auec extrauagance, nous les monstrons au doigt, & nous persuadons qu’ils sont ridicules d’aller ainsi vestus? Le iugement que nous faisons d’eux, ils le font de nous: & par ce reciproque mespris les vns & les autres n’ont aucun sujet de se plaindre. Syuandre & les autres Bergers de Lignon sont habillez d’vne façon, & vous d’vne autre. La leur, pource qu’ils l’ont accoustumee, leur paroist la plus belle. Vous au contraire l’estimez defe-[126/127]cteuse, pource qu’elle ne vous plaist pas. Aduoüez donc auec moy, que comme ils sont iniustes de vous condamner, que vous le seriez aussi si vous les condamniez. Hylas n’ayant rien trouué à redire à cela, & Syluandre pour ne pas troubler la feste, l’ayant approuué, en apparence demeurerent de mesme aduis. Cependant Adamas coniura l’inconstant d’acheuer ses amours: Hylas sans sortir de sa premiere froideur: Mon pere, repart- il, depuis vne Lune, Stelle, sans mentir n’a esté fort à charge. Ie ne sçay qui la vint aduertir qu’on auoit veu Semire dans l’armee de Polemas, & qu’il auoit encore en sa memoire. Ce mesonge luy plaisant, elle fut trois ou quatre iours qu’elle ne me preschoit autre chose. Et quelquefois me demandant conseil: Hylas, me disoit-elle, suis-ie pas ingrate, si sçachant que l’absence ne m’a point effacee du souuenir de Semire, ie le l’aime & ne l’asseure qu’il peut tout auoir de moy? Stelle, luy dis-ie, Amerine est fort belle à mes yeux. Son ennuy ne diminuë rien de sa bonne grace. Elle se plaist en ma compagnie, serois-ie pas vn meschant, si ie ne me plaisois à la sienne? Ha, Hylas, me respondit Stelle, Semire n’est pas vn simple Berger, quoy qu’il en ait long temps porté l’habit: Il est vaillant, il est beau, il est ciuil, & n’a rien qui ne luy soit fort bie, si ce n’est la folle passion qu’il a eüe pour Astrée. Stelle, luy repartis-ie, Amerine est Dame de qualité: mais ce qui me touche plus que tout le reste, elle est douce, elle est belle, elle commence à m’aimer: & ne luy trouue autre defaut que celuy de courir si follement après son Lydias. Hylas, Hylas, me dit [127/128] Stelle, si vous m’aimez vous pouuez me faire vn bon office auprés de Semire. Stelle, Stelle, luy repliquay-ie, si vous m’aimez vous pouuez me faire vn bon office auprés d’Amerine. Aprés auoir ainsi long temps parlé, ie luy promis de venir en cette ville, apporter à Semire vne lettre que i’ay sur moy, à condition qu’elle en seroit tenir vne de ma part à Amerine: & que ie la seruirois fort fidelement enuers semire, pouueu qu’elle fist la mesme chose pour moy auprés d’Amerine. Mais, mon pere, puis que Semire est mort, ie suis quitte de ma promesse, & n’en suis fasché que pource qu’il faudrea que ie face le pleureux quand j’en porteray les nouuelles à Stelle. Comme il eut ainsi parlé, il tira vne lettre de sa poche, & l’ouurit. Adamas luy demandant de qui estoit ceste lettre; C’est celle de Stelle à Semire. Vrayement, luy dit le Drüide, vous estes vn mauuais messager, d’ouurir les lettres que l’on vous a confiees. Mon pere, respondit Hylas, celuy auquel elle estoit escrite estant mort, ie succede à sa place, & par ce droict, ie veux lire ceste lettre comme vne piece de ma succession. Voicy ce qu’il y a.
STELLE
A SEMIRE.
S’il est vray, Semire, que vous auez encore de l’affection pour moy, ne me laissez pas languir comme ie fais, loin de cét aimable Berger, qui peut charmer Stelle comme il luy plaist. Ie n’ay depuis vostre absence aimé chose du monde. [128/129] I’adouë que celuy qui vous donnera ma lettre, porte le nom de mon seruiteur: mais cela ne vous doit point toucher. Les Bergers qui pour de l’argent gardent nos troupeaux, s’appellent nos seruiteurs; c’est ainsi qu’Hylas est le mien. Il me garde de peur que quelque nouuel Amant ne m’oste à Semire. Venez donc viste reprendre vostre bien, de peur qu’vn autre ne s’en mette en possession.
Hé bien Hylas, dit Siluandre en sousriant, quelle opinion as-tu de toy, par celle qu’en a ta maistresse? Tres-bonne, dit l’inconstant, pource que me traittant comme ie l’ay traittee, elle ne contreuient point aux articles de nostre amour. Et comment, repart Adamas, luy auez vous pû rendre la pareille, puis que vous ne sçauez rien de cecy? Ie suis tousiours sur la défiance, respondit Hylas. C’est pourquoy me doutant de ce qui est arriué, i’ay escrit cecy à Amerine.
HYLAS
A AMERINE.
La Bergere qui vous porte ma lettre, Belle Amerine, est fort mon amie, vous pouuez luy parler confidamment. En semblables occasions elle me sert comme ie veux: & quoy qu’en apparence elle soit ma maistresse, toutesfois elle s’estimera trop heureuse d’estre vostre seruante, quand vous me ferez l’honneur de me tenir pour vostre serviteur. [129/130]
I’aduoüe, repart Adamas, que vous ne vous deuez rien l’vn à l’autre. Alexis & Astrée n’ayans pû s’empescher de rire, elles se mirent auec Syluandre à faire la guerre au pauure Inconstant. Pâris entra en leur chambre, & venoit querir la compagnie pour se mettre à table. Adamas la mena où l’on auoit seruy. & apres le souper, Syluandre luy dit toute sa vie, comme autrefois il l’auoit dit à Diane, & aux autres Bergers. Le grand Druide s’en estonna, & tout ainsi que s’il eust eu quelque part, sentit des mouuemens extraordinaires en luy-mesme. Cependant l’heure de se coucher venüe, chacun se retira en sa chambre, & le elndemain matin Hylas & Syluandre prirent congé du Drüide, de Pâris, d’Alexis, & d’Astrée, & chargez de bonnes nouuelles & de lettres, s’en retournerent chez eux: mais ce ne fut pas sans se quereller fort & ferme au long du chemin.