LA SIXIEME PARTIE DE L’ASTRÉE

DE MESSIRE HONORÉ D’VRFÉ

LE QUATRIESME LIVRE

Par Mr DE GOMBERVILE

VOYLA la tout ce qui se passoit à Marcilly. Polemas cependant qui estoit au desespoir, qu'en la presence d’Aleranthe il eust receu l’affront d’auoit esté repousé autant de fois qu’il auoit attaqué ses ennemis, enuoya querir Listandre aussitost que ce Bourguignon fut party, & luy commanda que auant la nuict il fist venir au camp tout ce qui deuoit seruir au siege qu’il auoit resolu de mettre ceuant cette ville. Listandre monta à l’heu-[337/338]re mesme à cheual, & dés le iour precedent ayant fait faire commandement à ses Officiers d’estre prests à marcher aussi-tost qu’ils auroient receu de ses nouuelles, les trouua tous en estat de partir. Les chariots chargez de ces grands troncs d’arbres fourchus, appellez cerfs à cause de la ressemblance qu’ils on aux cornes de cerf, & desquels on se sert pour soustenir les terres des remparts du camp, sortirent les premiers auec huict ou neuf cens Pionniers. D’autres chariots iusqu’au nombre de trois cents portoient des Cyppes, des Lys, & des Stiles, petites pieces de bois bruslé, ou de fer à diuerses pointes qui se mettoient dans des trous, où estoient semez dans les parties du camp les plus proches de la ville, pour empescher aux assiegez la liberté des sorties; & dans les plus esloignées, pour opposer aux surprises du secours qui arriue tousiours de nuict. Apres ce grand nombre de chariots, il y en auoit encore un plus grand, où estoient portées les pieces des assemblées de toutes sortes de tours, & les armes de ceux qui estoient choisis pour leur defense. Icy vous en eussiez veu pleins de lames de fer pour couurir:d’autres de rouës pour approche: d’autres d’echelles pour esleuer, & la pluspart de grandes poutres quarrées, & de longues soliues toutes pleines de mortoises, de trous & de tenons pour estre dressées en un instant, & en quelque lieu qu’on eust desiré. Les machines de batteries estoient portées de mesme façon. On faisoit marcher à la teste les Beliers, ainsi nommez, on pource que les uns auoient le bout fe ré de cuiure en forme de teste de mouton, ou plustost à cause [338/339] qu’en les poussant contre les murailles ils n’imitoient pas mal l’action des Beliers qui s’entrechocquent. Les Gaulois les appelloient Carcamuses, & en auoient de trois sortes que Listandre auoit fait faire, de peur qu’il ne luy fust reproché, qu’il s’estoit nonchalamment & par acquis pourueu des choses necessaires. Tous les Beliers simples estoient faits de chesnes ou d’ormes, & quelquesfois de pins desia tailiez en mats de Nauire; mais si grands que tel auoit quatre-vingts pieds de long, tel cent six, & tel cent vingt. Aussi pour les porter quand ils n’estoient point entez, mais faits d’une seule piece, il falloir mettre tantost trois, & tantost cinq chariots bout: mais de telle forte d sposez que quatre où six chenaux ne faissoient pas d’estre à chaque chariot: la machine estant tousiours plus haute que la teste des cheuaux. Le reste des chariots estoit plein d’autres moindres machines, comme de celles que les uns appelloient Trupanons, les autres Terebres, & les Gaulois Terrieres, auec lesquelles l’on perçoit les murailles, & l’on mettoit les pierres & les arbres dont elles estoient faites en poudre. Les Catapultes, les Manganiques & les Balistes differentes en cela seulement, que les unes iettoient des pierres, & les autres de grosses flesches contre les ennemis. Il y en auoit de grandes & de moyennes. Les unes iettoient des traits, ou plustost des arbres entiers de soixante & dix, & quatre-vingts doigts de longueur, & de vingt-cinq de circonference. Le reste estoit des Onagres des Cancres, & des Scorpions, qui se nommoient Manubalistes, pource qu’ils se bandoient sans [339/340] machine auccque la main, & ne laissoient pas de ietter plusieurs petits traits à la fois, dont la pointe bien acerée perçoit un homme, quelque bien armé qu’il fust. Les chariots pleins de fondes nommées Librilies, & d’autres chargez de leurs cailloux que les Gaulois appellent Glandes, suiuoient ceux dont ie viens de parler, & estoient suiuis d’autres qui estoient les derniers, dans lesquels estoient par pacquets tous ces bois longs & ronds qu’ils appelloient lacules, ou dards, pource qu’on les iettoit auec la main. Les un n’auoient point de fers, mais auoient esté endurcis au feu par un bout, & estoient nommez Sudes: d’autres Faces, qui estoient composez d’un feu artificiel fait de poix, de gomme, de salpetre & de cire, & qu’ils allumoient en allant au combat. Il y en auoit aussi d’assez legers qu’ils iettoient de loing, & qu’ils appelloient Grosses. D’autres si grands que le fer estoit long de deux coucées, comme les premiers, mais un peu plus gros, nommez Spares. Et les plus perçants s’appelloient Catejes qu’ils lançoient de prés, pour fausser les boucliers & les cuirasses, parmy lesquels il y auoit un grand nombre de Sousses, de Geses, & de Menases. En un mot il n’y auoit sorte de traict, de lance, de iauelot, ny d’autres petites armes, qui manquassent, pource que Listandre, outre le soin qu’il auoit eu de longue-main de les amasser, auoit mis un tel ordre à les conseruer, qu’il n’y eut autre difficulté quand il fallut partir que d’atteler les cheuaux, & marcher. Apres trois cents chariots  de guerre, les uns armez de faux, les autres non, nommez par eux Couins, estoient traisnez par quatre ou six [340/341] chevaux couuerts de cuirs en façon d’escailles de poisson,  & d’autres de lames de fer mises les unes sur les autres par bandes. Les premiers chariots de cét attirail entroient dans le camp, que la moitité n’estoit pas encore sortie des Arsenaux: C’est pourquoy les officiers qui mettoient ordre le long du chemin, furent tout le iour & toute la nuict auant qu’ils eussent acheué de mettre dans cette partie du camp, qui estoit destiné pour cela, ce grand nombre de chariots, de machines, & d’armes offensiues & defensiues. Listandre veilla aussi toute la nuict, & ne voulut reposer en façon du monde qu’il ne veist tout à couuert. Il fut trouuer Polemas comme il se leuoit, & apres luy auoir rendu conte de sa diligence alla se mettre au lict. Ce iour-là mesme Polemas auoit trauaillé auec Argonide & Peledonthe, pour commencer les ramparts & les fossez de son camp, & ayant fait mettre pied à terre à la moitié de la Cauallerie auec la moitié des gens de pied, obligea douze ou treize mille hommes à trauailler à l’une & l’autre fermeture du camp. Il fit remuer la terre du costé du Chasteau, &  estant hors de la portée du trait, fit boire sa tranchée qu’ils appelloient fossé, iusques dans le torrent qui estoit entre la montagne & ce Chasteau, & esleuer son rempart (appellé en ce temps- là Vallon) si haut qu’il ne falloit plus gueres bastir pour rendre les Caualliers, appeliez par les Gaulois Aggeres, à la haureur des murailles. Damon, Alcandre, & d’autres qui conduisoient les troupes de la Nymphe firent trois diuerses sorties pour empescher ce trauail. Et en effect il y en eut de part & d’autre tuez, & sans doute si [341/342] l’on eust osé hazarder les forces de la ville, Polemas n’eust peu continuer son siege: mais le Conseil d’Amasis ayant consideré qu’un homme qu’elle perdoit, luy estoit plus preiudiciable qu’elle ne tireroit d’aduantage de la mort de mille de ceux de son ennemy: il fut resolu qu’on le laisseroit faire sans venir aux mains, & qu’on ne se defendroit que de dessus les murailles, ou par de fauses alarmes. Polemas qui ne peût estre si tost aduerty du repos qu’on luy donnoit, traualloit l’espée à la main, & ses gens au moindre bruit qu’ils oyent du costé de la ville, auoient les armes à la mesme main, où ils auoient auparauant eu le pic & sa pesle. Ce premier rempart fut fait en peu de temps, par lequel la ville estoit toute enfermée, sinon du costé du torrent & des montagnes. Mareilly auoit de tour d’un bout du torrent à l’autre dix huict ou vingt stades, & Polemas vouloit que sa closture fust de la moitié. Dés le commencement de cette merueilleuse entreprise, il auoit disposé les hommes par troupes, & ayant donné à chacun des Chefs pour les faire battre, & des Ingenieurs pour les faire trauailler, il ordonna que sans desordre chacun se desendroit où il seroit, s’il estoit attaqué: & afin qu’il les peûst secourir auec le reste de son armée, voulut que par une enseigne rouge qu’on leueroit en l’air, on l’aduertist si c’estoit de iour, & auec du feu si c’estoit de nuict. Cette grande closture ayant esté achenée, comme i’ay dit, & renduë extremément forte par les pieuts, & les cerfs de laquelle le terrain & les gasons estoient retenus: il fit commencer une tranchée pleine de Lys, de Cippes [340/343] & Stiles recouuercs de poudre pour attraper les ennemis, & derriere en fit faire un autre, où dessus des Pilotis, il rit bastir un mur de terre de huict pieds de larges, & de douze de haut, sans y comprendre les defenses qu’ils appelloient Lorices, & les Creneaux nommez Pinnes, & de cent pieds en cent pieds. Il fit dresser des Tours, & mettre dessus des Balistres & des Catapultes auec toutes sortes de traits, de feux, & de fondeurs. Il fit encore faire du costé de Montbrison une trachée par où l’eau du torrent se pouuoit escouler quand elle seroit trop grosse, semer dans le champ vuide entre la ville & la premiere tranchée, des Lys, des Esguillons, des Cippes, & des Stiles. Apres on tira l’eau du torrent par deux autres canaux, & pour enfermer l’armée on bastit un mur & plus large & plus haut, & accompagné de plus de tours que le premier. Polemas attendoit que Gondebaut luy enuoya ses forces, afin de les mettre auec une partie des siens pour defendre ses tranchées & les tours: mais ne voulant pas, que cette attente luy peust nuire, il partagea son armée esgalement en deux, & mit du costé de la ville & la plaine, ceux qui auoient le moins trauaillez à la closture du camp, & laissa les autres dans leurs tentes, pour les reseruer aux assauts, ou plustost aux sorcis des ennemis. La vingtiesme iournée cét ouurage fut acheué, les soldats & leurs Chefs ayans & iour & nuict & les armes sur le dos, & les pesles & les pics à la main. Polemas veritablement né aux grandes choses, mais cótraires aux loix & aux bónes mœurs s’estimoit le plus heureux [343/344] Capitaine du monde, d’estre venu si heureusemér à  bout de son dessein, & croyoit que tout ce que la Nymphe auoit de gens de guerre, n’estoit pas pour resister à la grandeur de son armée, ny à la longueur d’un siege si bien achemine. Il figuroit d’un costé le peu de resistance que les assiegez auoient opposée à l’entreprise de son bloquemét, & le reputant à foiblesse, ne doutoit point que dans peu de temps, lors qu’ils verroient tous chemins fermez, ils ne fussent contraints de se rendre à discretion. D’ailleurs quand il se representoit ses infallibles esperances, & le secours qui luy deuoit venir de iour en iour, le moins à son opinion qu’il estoit raisonnable qu’il se promist, c’estoit c’estre Comte des Segusiens, mary de Galathée, & compagnon du Roy des Bourguignons. Ce qui l’affligeoit parmy tant de suiets de ioye, estoit d’auoir esté vendu par Semire, & ne s’estre peu vanger sur Syluie, Alexis & Astrée, de la Nymphe, & du grand Druyde. Mais quand il pensoit que cette vengeance eust esté honteuse, & que tost ou tard il en eust esté blasmé, il estoit bien aise que la chose fust passée ainsi: & lors mesme qu’il estoit reduit à la necessité de le souffrir, il vouloit qu’on creust qu’il estoit demeuré auec la liberté de l’aggreer. Sur tout la valeur des siens, leur infatigable assiduité à combattre & trauailler, & le miracle d’auoir en vingt iours adiousté à la ville de Marcilly, une autre ville aussi grande presque & aussi forte qu’elle: luy donnoient des contentements secrets, que s’efforcant de cache, de crainte qu’on ne soubçonnast de la foiblesse en cette extraordinaire resioüyssance, il ne laissoit pas de [345] rendre si publique, que les F sages s’en offençoient, les estourdis s’en mocquoient, & l’armée mesme en prenoit de dangereuses licences. Pour arrester le murmure des uns, & le desordre des autres, il se retrancha ce faux plaisir,& en un conseil estoit qu’il tint dans sa tante, auec Ligonias, Listandre, Peledóthe, & Argonide, se resolut de tenir le grád Conseil de guerre le lendemain, où les Chefs de l’armée, & ceux qui auoient accoustumé de s’y trouuer deuoient venir tous armez. On y deuoit proposer cinq choses generales. La premiere, les raisons secrettes du siege, & de cette prise d’armes. La seconde, les asseurances de la foiblesse des ennemis, le secours du Roy des Bourguignons, & le peu de temps que les assiegez pouuoient tenir. La troisiesme, la necessité de renouueller les serments de fidelité desia faits à Polemas, & promettre pour quelque cause, & sous quelque pretexte que se peust estre, de mourir plustost que s’accommoder aucc Adamas, le nouueau tyran des Segusiens & de Forests. La quatriesme, le bien qu’il arriueroit à tout l’Estat d’abolir la loy qui exclut les masles de la souueraineté, si ce n’est par mariage, & en publier un autre d’en rendre la dignité de Comte electiue. La cinquiesme, l’approbation du nom de Comte que vouloir prendre Polemas durant cette guerre, pour la reputation de l’armée, attendant qu’apres le siege & les Estats generaux du pays assemblés, on auisast à qui l’on donneroit par merite la puissance de Comte. Ces quatre confidens de Polemas, furent trouuer les plus remuans, & les plus necessaires, & pour n’y auoir aucune trauerse on leur donna charge de [345/346] disposer les autres à ne faire autre chose qu’approuuer ce qui seroit proposé par leur General. Ils firent ce qu’ils auoient eu commandement d’executer, & parlerent aux plus apparens. Quand ces nouuelles leur furét apportees, la plus grande part demeura troublee. Et le reste iugea, qu’à ce Conseil qui estoit assigné au lendemain, ils deuoient aller pour complaire plustost que pour opiner. Toutesfois pource que c’estoit une affaire faite, ils tesmoignerent tous en apparence qu’ils auroient tres-agreable ce qui seroit trouué bon par celuy qu’ils suiuoient, autant par inclination que pour le salut de l’Estat. Il n’y eut qu’un Cheualier Gaulois, nommé Cindonax, Chef d’une compagnie de Siloduns qui ne peût couurir son desplaisir. Il declara tout haut que Polemas sembloit aspirer à la tyrannie, par cette façon nouuelle de contraindre des personnes libres. Qu’il estoit de ceux qui obeyssoient franchement quand on commandoit auec raison: mais que cette supercherie de corrompre les esprits, & ne pas laisser mesme la volonté libre, estoit une usurpation, que tous les Solduriers & les Silodús, voire tout l’ordre de Trimarikisi, pourroit moins souffrir que la lascheté de suruiure son compagnon d’armes, on ne point venger sa perte. Listandre escoutoit ce discours sans oser y respondre, comme l’y obligeoit sa fidelité, pource que Cindonax adioutsoit à une response de six mots, des repliques, & des demandes pour mettre en colere le plus patient homme du monde. Apres qu’ils eurent esté plus de deux heures en ces disputes, Listandre fasché des insoléces de l’autre, C’est allez parlé sans fruict, luy dit- [346/347] il: si vous auez le courage aussi bon que vous voulez que ie le croye, parlez aussi haut demain en plein Conseil que vous faites auiourd’huy en vostre chábre. Ou Polemas vous fera gouster les raisons que vous mesprisez en ma bouche, ou pour vous contenter, vous remettra entre les mains sa puissance, ses tiltres & ses pretentions. Listandre s’en alla sans vouloir oüyr la response de Cindonax, ny repantir à ses picoteries , pour ce que le voyant haut à la main, il se figura qu’en fin il faudroit en venir aux armes, & que cette querelle particuliere ne se passeroit pas sans estre cause d’une gráde sedition, & peut-estre d’une bataille dans le propre camp, & entre ceux d’un mesme party. Il crût toutefois qu’il estoit à propos que Polemas fust aduerty de ce qui venoit d’arriuer, ou pour y mettre ordre par son authorité, ou pour l’estouffer par sa prudence. Cét esprit ambitieux n’eut pas plustost appris cette nouuelle, que tout en colere, Il y a long- temps, dit il, que ie préuoy que cette nuée ne se dissiperoit pas sans tonnerre ou sans pluye: mais puis qu’elle a esclaté, il faut que ce soit à la confusion de son Autheur. Combien y a-t’il que ie fais l’aueugle & le sourd pour ce sujet? Que n’ay- je point enduré de ce traistre? Et que retarde ma colere qu’elle n’aille oster du monde cét ennemy de son repos & de sa patrie: Attendray-je qu’il me jouë le mesme tour qu’a fait le perfide Semire, & qu’apres que l’un a donné la liberté à mes capitaux ennemis, l’autre me remette moy-mesme entre leurs mains ? Qui me tient? Mais, Listandre, ne croyons point pour ce coup nos sentimens & donnons auiourd’huy à la [347/348] necessité de nos affaires ce qu’en un autre raison nous ne donnerions pas aux prieres de toute la terre. Polemas s’estant mis de colere au lit, apres auoir resué parmy les inquietudes d’un Tyran, qui essaye de se déguiser à soy-mesme, s’endormit: mais d’un somme si interrompu, que l’on pouuoit dire que le repos n’estoit rien moins que repos pour luy. Au poinct du iour il se leua, & se fit armer de toutes pieces. Il trouua dans la salle de sa tente ces quatre confidens armés, qui faisoient l’honneur de la maison, & entretenoient , en l’attendant, tous les Chefs des Ambactes, Siloduns, Solduders, Gessates, Clibanaires, & Crupellaires, qui armez selon la coustume s’estoient hastez pour éuiter la punition qui par les loix estoit ordonnée à celuy qui venoit le dernier au Conseil. Polemas, dont l’ame estoit toute couuerte d’ulceres & de chancres, sçeut si bien tenir bonne mine, & receuoir auec un visage & des discours si obligeans ces Chefs, ou plustost les nerfs de son party, qu’ils furent surmontés par ceste cajolerie, plus ayséments qu’ils ne l’auroient esté par les raisons de tous les plus eloquens hommes. Attendant l’heure du Conseil, il mena ces Capitaines au Sacrifice, & contrefaisant bien un homme dont les intentions sont sainctes, oüyt de la bouche des Druydes les maledictions, qui se faisant en apparence contre ses ennemis, en effect se faisoient contre luy-mesme. Le Sacrifice acheué Polemas entra au Conseil, & voyant autour de luy huict ou neuf cens chefs de troupes, ou hommes de commandement, crût qu’il estoit temps, que sous pretexte de se plaindre de Cindonax, il se plaignit de plu [348/349] sieurs, qui, ou faute de iugement, ou par une repentance cachée, commençoient à mal parler de ses armes. Il leua donc les mains au Ciel, & leur tint ce langage: I es Dieux sçauent, Messeurs, si ce n’est pas le bien general de ma patrie, & la crainte de sa ruine qui me mettét aussi bien qu’à vous, les armes à la main. Si i’auois voulu quitter la bonne cause pour trahir tout ce que vous estes de gens de bien icy, & faire ma fortune aux despens de vos vie, & de vos libertez, quels seroient les aduantages, dont ie ne gousterois point le fruict? Ce maudit vieillard qui sous ombre de saincteté vous veut tous perdre à la fois, ou vous laisser si miserables, que vous soyez contraints de faire ce que possible il ne veut pas prendre la peine d’executer: Adamas, dis-je, a-t’il pas voulu partager l’Estat auec moy, & m’en promettre l’autre moitié qu’il usurperoit, si ie voulois espouser sa fille Alexis. Ce n’est pas depuis que ie me suis declaré, que l’ambitieux vieillard m’en a fait faire la proposition: Long-temps auant que la consideration du bien public m’eust obligé à m’oublier moy- mesme, l’en auois receu la carte blanche: Mais vous le sçauez, grand Tautates, combien genereusement i’ay refusé un bien illegitime, & auec quelle prudence i’ay essayé; mais essayé vainement de faire voir à la Nymphe, entre quelles mains elle s’estoit jettée. Cependant ie n’ay pas esté crû, ny mesme escouté. Aussi iugeant qu’en un mal extraordinaire il falloir se seruir de remedes extraordinaires, ie vous ay appellés au secours, & le peril commun vous obligeant à une defense commune, nous auons tous esté d’un mesme pas, & [349/350] irons encore auecque l’ayde des Dieux, pour empescher qu’Amasis trouue le precipice que par un excez incroyable de folie elle cherche de gayeté de coeur. Aujourd’huy, mes chers compagnons, que nous sommes prests de bien faire, quelques mutins, ou plustost quelques gens mal-affectionnez, pource qu’ils sont mal-informez, se lassent du trauail de la guerre, & taschent de la rendre suspecte, afin qu’elle soit infructueuse: Mais. Il vouloit continuer, lors que Cindonax armé de toutes pieces, & de plus l’espée à la main, entra dans la chambre du Conseil. Chacun tourna les yeux sur luy, comme sur un homme desia condamné: mais luy tenant son espée haute Messieurs, dit-il, ce n’est ny pour mespriser, ny pour ignorer vos coustumes, que i’entre icy le dernier. C’est pour vous esclaircir, & ne vous lasser pas dauantage à la mercy d’un Tyran, qui sous un faux pretexte, vous fait à vous-mesmes filer les cordes, & forger les chaisnes de vostre seruitude. Polemas se voyant en main une occasion de se venger, & d’ailleurs ne voulant pas que Cindonax parlast, pource qu’un homme hardy qui parle contre la tyrannie, soit à droict ou à tort, ne laisse pas de faire impression dans les esprits. Messieurs, dit-il à l’assemblée, si les Loix & les Coustumes ne sont gardees, Adieu nostre ancienne gloire, Adieu le nom des Gaulois. Vous sçauez les peines imposees à celuy qui entre le dernier au Conseil. Satisfaites à la loy, & ne commencez pas à la violer par le mespris de vostre propre valeur. Il ne dit que cela: mais ce fut assez. D’abord il se fit un bourdonnement de voix, & apres un [350/351] cry si grand, que Cindonax voyant sa hardiesse si mal reüssir, eust voulu estre à recommencer: Les Huissiers & les gardes de la porte, se saisirent de luy, bien qu’il se mist en defense, & qu’il en eust tué deux, & sans autre forme de procez fut conduit dans la place d’armes, pour estre assommé à coups de pierres. Comme on l’y menoit: Gaulois, disoit-il, fiez-vous aux Tyrans, & exposez vostre ourage & voste vie pour ceux qui vous rendent criminels, autant de fois qu’ils vous obligent à demeurer leurs amis. Pensez-vous que Polemas songe au bien general de l’Estat, ny à rendre la condition particulier de tout ce que vous estes meilleure que iusques icy elle n’a esté? Non, non, le perfide qu’il est, il n’a que son ambition deuant les yeux. Il voudroit que vous fussiez tous morts, & que d’une heure plustost il estst usurpé la puissance qu’il fait mine de vouloir affermir. Vous luy seruez de degrez pour monter au Trône; mais souuenez-vous qu’aussi-tost qu’il y fera assis, il vous ruynera, de peut qu’en vous voyans il ne voye que c’est par vostre vertu qu’il regne, & par consequent qu’il vous doit toute sa fortune. Ouurez donc les yeux, Gaulois, & si vostre vie ne vous est plus sensible, au moins que celle de vos femmes & de vos enfans vous touche. Ce que ce Tyran commence par moy, sans doute il le continuera par tous ceux desquels , comme de moy, il craindra le courage & la conscience, & ne l’ascheuera qu’en la mort de quiconque viura auec quelque ombre de liberté. Ie n’ay point viole la loy, & consequemment ne men e point la mort, [351/352] Pource que ie ne me suis trouué au Conseil que comme ennemy de Polemas, & non comme son subjet ou son compagnon. Certes vous auez ou beaucoup d’affection à vostre seruitude, ou beaucoup d’aueuglement en votre obeyssance. Vous menez au supplice Cindonax, pour auoir en apparence seulement offensé la coustume, qui est plustost vn aduertissement à n’estre iamais le dernier, qu’vn piege pour surprendre les mal-heureux: Et vous adorez vn Tyran, & jurez par le salut d’vn monstre, qui foulant aux pieds les loix diuines & humaines, se dispense luy-mesme du serment de fidelité qu’il doti à la Nymphe Amasis, fait la guerre à sa Souueraine, forme des partis dans son Estat, & de fideles & bons subjets vous rend par sa trahison, rebelles aux Ordonnances de Tautates, ennemis de vos peres & de vostre patrie, & complices d’vn attentat le plus abominable qui puisse estre en horreur à la posterité. Il vouloit poursuiure pour acheuer son ouurage, & faire souleuer l’armée, apres en auoir émeu vne grande partie: mais les bourreaux l’en empescherent, tant ils furent prompts à luy oster la vie auec la parole. Il est vray que ces bourreaux qui n’auoient accoustumé que de commencer ceste execution, furent obligez de l’acheuer, pource que tous les spectaleur songeans au merite de Cindonax, & aux dernieres paroles qu’il leur auoit dites en mourant, u’auoient ny le courage de luy ietter des pietre, ny la volonté qu’il mourust. Toutefois la coustume l’emportant sur la raison, chacun s’imposa silence, & se contentant de ne point faire auec danger vne chose qui n’auroit de rien seruy, laissa [352/353] faire la justice sans y apporter son consentement. Le tumulte s’appaisoit peu à peu, & il y auoit apparence que les cris & les agitations des Soldats s’en alloient en fumée, lors que la tempeste se renforçant tout à coup, pensa enuelopper & le Pilote & les Matelots, & les passagers en vn mesme naufrage. Il y auoit parmy les Solduriers & les Siloduns ceste genereuse coustume , qu’ils estoient presque tous attachez les vns aux autres par des fermens, & des liens d’amitié si estroits, qu’il n’ y en auoit pas vn qui volontairement ne suiuist sou an y au tombeau, soit que sa mort eust esté contrainte ou naturelle, & n’essayast auant que de le suiure de le venger de quiconque l’auoit fait mourir. Comme Cindonax fut mort, deux Siloduns, pour accomplir leur vœu, se presenterent deuant toute l’assemblée, & dirent cecy l’espée à la main: Nous ne pouuons venger la mort de nostre amy, pource que vous ne l’auez pas tant condamné que la coustume: mais nous le suiurõs puisque la coustume ne nous le defend point: & par là nous le vengeons assez; car attirant la mort de tout ce qu’il y a de gens de bien en l’armée, nous laisserons les autres perfides & infames à la mercy de la juste colere des Dieux & des hommes. Comme ils eurent dit cela, ils coururent de toute leur force iusqu’au lieu où le corps de Cindonax estoit estendu, & se donnans de leurs espees dans le cœur, tomberent morts sur leur amy. Bien à peine ces deux hardis Silodús estoient morts, que huict autres se presenterent l’espée à la main. Nous voicy prests, chers amis, de nous acquitter de nostre vœn, dirent-ils, nous vous [353/354] suiurons sans repugnance, & vous suiurons d’autant plus joyeusement, que par nostre sang nous allons expier le crime de nostre rebellion. Voyla en mesme temps ces huict Cheualiers percez de coups differens, qui tombans à demy-morts, embrassoient leurs amis, comme si mesmes apres la mort ils eussent eu peur d’en estre separez. Le meutre de cez vnze Cheualiers, alloit attirer celuy d’vn grand nombre, puisque desia on en voyoit trente ou quarante, qui venoient en volonté de ne pas suruiure leurs compagnons. Mais Polemas qui aymoit mieux accuser Tautates, Hesus, & Bellenus de sa mauuaise fortune, que son imprudence & son orgueil, vint auec tous ses Chefs armez, où ce massacre continuoit, & faisant prédre par ses gardes ceux qui se vouloient tuer, & quelque grande que fust leur resistance, armé comme il estoit, il leur tint ce langage? Que pensez-vous faire, mes compagnons? Quelle rage vous transporte, & quel charme vous trompe? Ce n’est pas en semblables occasions qu’il faut tesmoigner vostre vertu. Au lieu de satisfaire à vostre vœu, & vous rendre recommandables, vous-vous rendez complices d’vn traistre, & mourez en reputation de gens sans religion & sans foy. Nostre coustume veut que nous suiuions nos amis de quelque façon qu’ils puissent mourir: mais elle nous defend de faire cela pour nos ennemis. Les traistres sont encore pires, puis qu’ils nous assassinent en faisant mine de nous embrasser. Cindonax est mort comme tel, pourquoy expliquez vous mal la coustume? Si ceux qui iusques à ceste heure ont passé par les mains du bour-[354/355]reau, auoient esté reputez nos amis, au lieu qu’ils estoient criminels, il y a long-temps que nous ferions morts, ou plustost, il y a long-temps que toutes les Gaules seroient desertes, & l’ordre des Solduriers & des Siloduns entierement aboly. Vn de ceux qui estoit arresté prisonnier interrompit Polemas, & luy dit: Que tout ce qu’il exaggeroit pour les diuertir de suiure leurs amis, estoit veritable, mais qu’il estoit representé mal à propos à eux. Ceste harangue estoit bonne à faire, ô Polemas, continua-t’il, à Turinge & Getorix, qui les premiers se sont tue apres Cindonax. S’ils ont mal fait ou bien fait, c’estoit à eux & à toy d’en iuger: mais à ceste heure que nous ne suiuons point vn criminel, mais dix Cheualiers aussi gens de bien que toy, laisse nous accomplir nos vœux, & ne nous fay point dire que tu ne sembles nay que pour abolir les meilleures coustumes, & renuerser l’ordre des Gaules. Nous-nous vengerons sur nous-mesmes, puisque la fidelité qui nous abstreint à mourir pour nos amis, nous defend de fausser la foy que nous t’auons donnée: la mort de Comion, Corbée, Critognat, Telesmond, Agomar, Redon, Vergasillan, & Eporedorix, qui ne peuuent estre accusez d’auoir attenté contre toy, ny d’estre morts que tres-glorieusement, exige de nous ce dernier tesmoignage d’amitié. Si Polemas n’eust eu que ceste affaire à démesle, il est croyable que son eloquence & son auctorité n’y eussent pas fait leurs derniers efforts: Mais comme il vouloit respondre à ce vaillant Silodun, on luy vint dire que les autres auoiet [355/356] attirez auec eux tout ce qu’il auoit de Solduriers, Ambactes, Gessates, & en vn mot de Cauallerie. Qu’ils auoient haussé vne robe d’escarlate qui leur seruoit d’enseigne, & que s’il n’appaisoit cette sedition, il couroit fortune d’estre plus mal traitté des siens que de ses ennemis. Le courage auoit accoustumé de croistre à Polemas dans sa mauuaise fortune: mais il faut aduouër que iamais il ne l’eut si grand qu’en cette occasion. Il pria tous les Chefs qui estoient auec luy d’aller mettre ordre à ce sousleuement, cependant qu’il se mettroit en estat de les faire obeyr. Il fit mettre en seure garde ces resolus Siloduns, & prenant tous les ornements de souuerain qu’il n’auoit encore portez qu’vne fois ou deux, alla droit où ces mutins s’estoient retirez. Le commandement de leurs Chefs, ny la presence de Polemas ne leur remit, ny le respect ny l’obeyssance en l’esprit. Murmurans, & mesprisans leur discipline, ils emplissent le camp de tres-seditieux langages. Ils regardent Polemas sans crainte, & par vne insolence affectée, luy demandent leur congé, ou la liberté de viure selon leurs coustumes. Polemas voulut leur respondre, mais le tumulte augmentant & les cris redoublans, il ne luy fut iamais possible de parler. On n’oyoit autre chose parmy vne confusion & vn bourdonnement de voix, que ces mots: Conseruez-nous nos priuileges, faites au moins que nous receuions des playes, & des morts honorables, & nous seruirons. Apres vne heure pour le moins de semblable violence, Polemas voyant que le calme estoit aussi general qu’vn peu auparauant auoit [356/357] esté la tempeste, prit son temps, & tint ce langage. Que signifie ce profond silence, Messieurs, apres vne licence de tout faire, & de tout dire la plus effrenée qui ayt esté iamais veuë? Il faut l’aduouër: ie crains d’ouurir la bouche, & ne me figure pas qu’il me soit permis de m’addresser à vous, apres que vous ne m’auez pas laissé la liberté de vous respondre, ny mesme de vous regarder. Ie sçay que ie ne suis plus rien que ce qu’il vous plaist. Vous auez violé l’ordre. Vous auez mesprisé vostre discipline, abandonné vos enseignes, poursuiuy vos Capitaines, desdaigné vostre General: &, si ie l’ose dire, n’auez differé de me mettre l’espée à la gorge, que de peur de me faire plaisir. Quoy! pour vous vouloir conseruer, & ne souffrir par qu’vn criminel ait la consolation d’auoir fait mourir vn nombre infiny d’innocens, vous vous mutinez contre moy, & n’estes plus capables de vous cognoistre, ny de cognoistre ceux qui vous conquisene. Non, non, ne pensez pas que vostre mauuaise naturel me face retrancher quelque chose du soin que i’ay de vostre conseruation. Rien ne me diuertira de cette bonne œuure, & mourray plustost que de voir les méchans triompher de la vie des gens de bien: & les coulpables attirer apres leur fin infame & souhaittable celle des innocens qui est tousiours glorieuse & regrettée. Mais faut-il croire qu’vn mesme nuage vous esbloüysse? qu’vn mesme enchantement vous trompe tous. Voulez-vous mourir pour vn mesme sujet? Cela ne peut-estre, puisque tout ce que vous estes, ne pouuez estre obligez à ces vœux de vie & de mort qu’ont fait [357/358] quelques solduriers & quelques Siloduns. Et cependant il semble que cela soit, pource que vous criez tous de mesme façon, & tenez vous vn mesme langage. Ces troupes ayans respondu toutes à la pois, que leur cause estoit commune, Polemas leur respondit ainsi: Ie le veux croire pour ne vous point cotredire. Si est-ce que ie vous empescheray bien que vous ne vangiez en commun, comme vous m’auez offensez en commun. Non, vous ne mourrez point: Et ie iure par Tautates Taramis: & par Hesus le fort, que pas vn ny de vous, ny de ceux que i’ay arrachez d’entre les mains des bourreaux, c’est à dire d’entre les leurs propres, ne commençera ce monstrueux massacre, ou ne le commençera que par moy. Si donc vous auez tant d’enuie de mourir, & mourir pour vn traistre, pour vn ennemy commun, pour vn seditieux, venez me mettre l’espée dans le corps, ie vous attends de pied ferme, & vous descouure mon sein, afin que plus aysément vous obeyssiez à vostre rage. En disant cela il ouurit sa cuirasse, & jettant par terre le plastron, monstra sa chemise, & descouurit sa chair. Ceste action iointe à vne harangue si artificieuse, emporta tout ce qu’elle voulut. Ces gens surmontez par leur propre honte, autant que par la force des persuasions de leur General, demeurerent en vn extraordinaire silence, & tenans les yeux arrestez contre terre, sembloient demander la vie, qu’vn quart d’heure auparauant ils vouloient perdre auec vne obstination furieuse. Polemas les laissa tant qu’ils voulurét estre en ceste confusion, & tirant d’infallibles preuues de leur repentir, de ce si-[358/359]lence & de ceste honte, fit mine de s’en aller en colere, & les abandonner à son indignation. Aussitost, comme s’ils n’eussent plus esté eux-mesmes, ils se mirent à crier, & dire en pleurant, que s’ils estoient si malheureux que Polemas perseuerast en sa colere, ils estoient resolus de se tuer. A ceste menace leurs Capitaines se mire à supplier leur General pour eux, qui se laissans vaincre à leurs prieres tourna la teste du costé de ceste Caualerie, & auec vn visage remis: Puisque la raison, leur dit-il, vous est reuenuë, ie veux que la volonté que i’ay tousiours euë pour vous reuienne. Rayons ce qui vient de se passer du nombre des choses arriuees, & que chacun se remette en son deuoir. Allez mes compagnons, retirer nostre fortune du bord du precipice où vostre generosité l’a presque fait tomber. Nos ennemis ne se sont point seruy de l’occasion, & i’en repute le bon-heur à vne grace particuliere du grand Tautates. Donc que chacun se range sous ses enseignes, & par affiduité à bien faire, repare le tort qu’il s’est pensé faire à soy-mesme. Tout le monde content par ceste douceur du General retourna à son trauail ordinaire, & ceux qui s’estoient voulu tuer ayãs esté relaschez, apres qu’ils eurent juré de suspendre l’effect de leur vœu, iusques apres la prise de Marcilly, remirent l’affection & l’ardeur de combattre dans l’esprit de ceux qui estoiét les plus refroidis. O Marcilly, & toy Prince Clidamant, quelle haine des Dieux, & quel assoupissement des hommes t’empescha en vue si fauorable occasion de te seruir de tes forces, & du courage de tous tes inuincibles Cheualiers? Mais [359/360] quoy! les destins declarez lors contre toy, ne te permirent pas de sortir si tost des calamitez que Polemas se preparoit de te faire endurer. Toutefois pour monstrer vne preuue de ta bonne nourriture, ô belle & heureuse ville, tu pousses durant ce sommeil public, l’esprit d’vn particulier à entreprendre vne action dont il sera eternellement parlé. Deux iours apres ceste mutinerie des gens de cheual de Polemas, il se resolut de faire attaquer la ville, plustost pour tenir ses gens en haleine, que pour fruict qu’il esperast en cueillir. Il fit donc approcher six tours de la ville, & entre deux des Beliers, pour commécer vne breche. Damon se trouua aussi-tost sur les murailles pour les defendre, & disposant ses gens aux lieux les plus foibles, osta bien-tost la volonté à ceux qui s’auançoient trop de poursuiure leur poincte. Il en fut tué vn grand nombre à coups de traict & de halebarde, & plus encore furent renuersez du haut en bas des ponts, & assommez à coups de pierre dans le fossé. Tous les Beliers faisoient veritablement vn grand effect: mais particulierement ceux qui estans suspendus dans des tours basses, qu’ils appelloient Tortuës, estoient poussez contre la muraille, par l’effort des bandages, des rouës, & des ressorts, dont la Machine estoit composée. Ceux de dedans ne demeuroient pas oysifs: mais jettans des traicts de feu d’artifice, & d’autres flambeaux allumez contre les tours, & auec de longues poûtres ferrees, les empeschant de venir prés de la muraille, rendoient vains leurs plus puissants efforts. Pour s’opposer à l’impetuosité des Beliers, ils auoient des facs plein [360/361] de lierre ou de paille, lesquels opposans aux machines rompoient la violence du coup. Tantost ils descendoient des pieces de draps en plusieurs doubles, des cloisons d’osier, & des tables de plusieurs aix cloüez ensemble pour faire le mesme effect. Les autres essayoient auec des cables & des chaisnes de prendre les beliers, & apres les auoir pris, les tirans de costé à force de bras les rompoient, ou les renuersoient dans le fossé, auec les tortuës, desquelles ils estoient portez. Et les autres auec leurs engins de fer pleins de dents, & faits en forme de faux, qu’ils appelloient Loups, prenoient les Beliers comme à la gorge, les destournoient, ou, s’ils ne pouuoient, les esleuoient si haut que leur coup n’auoit plus de force. Apres six ou sept heures de semblables attaques, & defenses, la nuict les contraignit de se retirer. Polemas auoit perdu cinq Beliers, qui auoient esté rompus: quatre tours auoient esté bruslées: & deux ou trois cens hommes qui auoient esté tuez: Il est vray qu’il auoit la consolation d’auoir fort trauaillé ses ennemis, & auoir abatu deux ou trois toises de murailles: Mais la nuict ayant donné le loisir à ceux de dedans de reparer ces breches, le lendemain on ne pouuoit cognoistre où elles auoient esté, que par la couleur des pieces de bois & des pierres de tailles, dont elles auoient esté refaites. Polemas veid cette nouuelle reparation auec estõnement, & plein d’inquietude alla faire commencer vn Sacrifice, que dés le poinct du iour il auoit commandé qu’on tint prest, pour diuertir le malheur dont toute la nuict il auoit esté menacé par des longes tragiques & effroyables. Il auoit en-[361/362]uoyé querir vn Sarronide pour en auoir l’explication, qui ne luy ayant rien promis de bon, l’obligea à ce Sacrifice, afin d’appaiser par des victimes le courroux de Tautates. Bien à peine fut-il au lieu destiné pour cette ceremonie, que les Druydes, Eubages, Bardes, & Sarronides qui estoient à la fuitte de son armée, commencerent leur prieres, allumerent le feu du Sacrifice, qui au lieu de flamme iettant vne fumée noire & puante, ne pût presque estre allumé par chose du monde. Les victimes furent aussi funestes que le feu: elles se mirent à ruer quand on les voulut prendre, & toutes egorgées qu’elles estoient, remuerent tellement sur l’Autel, que l’vne se ietta par terre. Polemas auoit cela d’inestimable qu’en la mauuaise fortune il estoit plus qu’homme: aussi ne croyant de ces tristes presages que ce qui peut arriuer tous les iours sans eux, asseuroit par sa resolution ceux mesmes qui meditoient des harangues pour l’oster de crainte. Ce desagreable Sacrifice alloit finir, lors qu’vne troupe de Capitaines & de Solduriers vinrent trouuer Polemas, & pour decider quelque different qui estoit entr’eux, le supplierent d’estre leur Iuge. Il y auoit parmy eux vn homme qui s’auançant à grands pas, mit l’epée à la main, & l’eut plustost portée dans le ventre de Polemas, qu’on n’eust pris garde à ce qu’il vouloit faire. Cette hardie entreprise n’eust point d’effect, pource que Polemas estant armé de hazardau lieu où cét incogneu porta son coup, son espée glissa sur ses armes, & ne luy fit qu’vne fort legere playe à la cuisse. Luy qui croyoit l’auoir tué, se retira, & se faisant voye par la pesan-[362/363]teur des coups qu’il donnoit, & la grandeur du courage, qu’au milieu de toute l’armée il tesmoignoit en se difendano, auoit des-ia passé au trauers de tous ceux qui estoient auec Polemas. Il n’y a point d’apparence de penser qu’il eust peu se sauuer, mais il y en auoit de iuger par la crainte qu’il mettoit dans l’ame de ceux mesmes qui mesprisoient le plus la vie, qu’il estoit pour resister long-temps: toutefois ayant abattu à ses pieds vn soldurier qui le vouloit arrester, il broncha sur son corps, & aussi-tost qu’il fut par terre, quinze ou vingt des gardes de Polemas se ietterent sur luy, & l’eussent tué si Polemas luy-mesme ne leur eust tres-expressément enioint de n’en rien faire. Il fut neantmoins indignement traitté, & à force de luy lier les mains on luy fit sortir le sang de tous costez. Le voila deuant Polemas qui sans changer de visage, donnoit par vne estrange merueille à ses ennemis toute la frayeur, dont au milieu de tant de supplices & de cruautez, que desia on commençoit à luy faire souffrir, il sembloit estre exempt. Iu suis, dit-il à Polemas, Cheualier Gaulois, & soldurier d’Amasis, On me nomme Sentorix. I’ay creû que sãs estre accusé d’estre assassin, ie pouuois tuer vn homme qui se reuoltant contre sa souueraine Dame, est la haine des Dieux, & l’ignominie des Segusiens. Ie voy bien cependant que i’ay failly mon coup, & que le iuste Bellenus n’a pas conduit mon bras comme ie deuois esperer. Si i’y eu beaucoup de courage pour entreprendre de te tuer, ie n’en ay pas moins pour souffrir la mort. Tu n’ignores pas de quelle trépe sont les armes des veritables Cheualiers Gaulois. [363/364] C’est vne chose inseparable de l’Ordre, où il y a plus de quinze ans que i’ay l’honneur d’estre entré, & de la maison dont ie suis sorty, de faire & d’endurer tout ce qu’on croit le plus difficile. Mais ie ne dois pas tant me glorifier de cette grande action. La gloire m’en est commune auec plusieurs Cheualiers de mon aage, & de mon courage, qui l’vn apres l’autre essayeront tous de me disputer l’honneur que i’ay failly d’acquerir en ne te tuant pas. Prepare toy donc en tous lieux & à toutes heures, si tu le trouues bon, à courre fortune de la vie. Ce ne sont plus ny les sorties, ny les forces de tes ennemis que tu dois craindre: Nous te declarons vne guerre, & plus dangereuse, & moins esclatante. Tu auras affaire seul à vn homme seul: mais à vn homme qui mourant comme ie vay faire, sans t’auoir osté du monde, ne diminuë point le nombre de ceux qui ont conspiré ta mort. A l’heure mesme qu’vn meurt, vn autre prend sa place, & ne finira cette entreprise, qu’vn de nous n’ait presenté ta teste aux Nymphes tes Dames aussi bien que les nostres, que meschamment tu tiens assiegées. Polemas espouuanté de cette hardiesse commanda qu’on ralumast le feu du Sacrifice, & que ce traistre estoit, sans doute la victime que les Dieux luy demandoient. Peut-estre dis-tu vray, Tyran, luy respondit Sentorix, & pour te monstrer combien peu estiment leur corps, ceux qui aspirent à vne grande gloire, regarde ce que ie vay faire: En disant cela, il se tourne contre vn des gardes qui le tenoit, & recueillant toutes ses forces en soy-mesme pour faire vn plus grand effort, s’eslança tant qu’il peut contre la teste de ce mise-[364/365]rable soldat. Le coup fut si violent, que Sentorix rencontrant l’habillement de teste qui estoit de fer, il se fendit la teste, & l’ecrasant à l’autre, le fit tomber mort d’vn costé, au mesme temps que luy cheut presque mort de l’autre. Polemas iusques-là auoit tenu bonne mine: mais, à n’en mentir point, cette derniere generosité le mit hors de soy. O mal-heureux, dit-il, qui t’es plus inhumainement traitté que tu n’esperois de me traitter. Acheue, s’il est possible, ce que les destins ont resolu contre moy, & fassent les Dieux que cét attentat soit le dernier dont ma vie est à toute heure menacée. Il ne laissa pas de commander que Sentorix fust pensé, &, s’il estoit possible, qu’on essayast de luy sauuer la vie. Il dit ce mot par vanité: car n’adioustant point de soy aux menaces qu’il luy auoit faites de tant de Cheualiers liguez auec luy pour le tuer, il estoit bien ayse d’estre d’effait d’vn si puissant ennemy. On fut chercher des Mires qui souderent la playe de Sentorix: mais par malice, ils asseurerent qu’il estoit mort. C’est pourquoy Polemas s’en allant commanda que la Iustice en fust faite. Aussi-tost qu’il fut party, ceux qui vouloient estre les bien venus auprés de luy, ietterent ce corps à demy vif qu’il estoit, dans le feu, & bruslerent vn Cheualier dont l’action eust attiré, comme elle auoit autrefois fait en la personne d’vn Cheualier Romain, des loüanges & des admirations de la bouche mesme de son ennemy, s’il eust esté veritablement genereux, comme il essayoit de le contrefaire. Aussi-tost que le feu eut consommé ce corps, on en ietta les cendres au vent; & pour marque de cette punition, il [365/366] fut esleué vn poteau au lieu mesme, où l’histoire y estoit escrite. Cependant vn cousin de Polemas, nommé Pertinax, haut à la main, presomptueux, & aussi temeraire que durant sa vie auoit esté son autre parent Arganthée, le supplia que par les armes il tirast raison de la supercherie d’Amasis, & luy enuoyast reprocher par vn trompette vne lascheté qui entre ennemis n’auoit iamais esté pratiquée. Polemas fit au commencement difficulté de l’engager en vn combat, d’où il se persuadoit que sans doute Pertinax ne reuiendroit pas fort glorieux, puis qu’il auroit affaire à quelqu’vn de ces inuincibles Cheualiers, que l’Amour & la Fortune auoient conduits en Forests, & enfermez à Marcilly auec les Nymphes. Mais Pertinax ne pouuant souffrir qu’on mist ses prieres en deliberation. Quoy! dit-il, Polemas, doutez-vous de mon courage, ou de vostre cause? D’où vous vient cette crainte, aussi mal fondée qu’elle est mal-seante en vne personne de vostre condition? Laissez-moy faire, ie n’ay autre dessein que d’apprendre aux assiegez de quels ennemis ils sont attaquez, & rendre vostre party plus redoutable, qu’auec raison il semble n’auoir pas esté iusqu’icy. Trouuez bon que l’attentat commencé en vostre personne, soit reproché à ces assassins, & par la mort de celuy qui osera me venir combattre, ie laisse en l’esprit du peuple l’opinion qu’ils sont suffisamment conuaincus. Polemas ne voulant pas irriter cette humeur hautaine, commanda à vn Heraut de faire tout ce qui luy seroit enioint par Pertinax. Ce Cheualier plus ayse qu’il ne deuoit estre, emmena le He-[366/367]aut auec luy, & estant entré en sa tente, escriuit vn cartel qu’il luy remit entre les mains, & l’enuoya auec deux trompettes iusqu’aux portes de la ville. Ceux qui estoient en garde là, & dessus les murailles , ayans oüy les trompettes, & cogneu le Heraut à sa cotte d’armes, en furent aduertir Clidamant, la Nymphe, & le grand Druyde. Ils estoient lors ensemble, pour receuoir tous les Cheualiers qui auoient esté blessez quand Astrée & Syluie furent secouruës, & qui n’estans gueris parfaitemét que depuis deux ou trois iours, venoient tous de compagnie faire la reuerence au Prince & aux Nymphes. Ils trouuerent tres-à propos d’oüyr ce Heraut: c’est pourquoy apres auoir vn peu songé à ce qu’il pouuoit apporter, ils commanderent qu’on le laissast entrer, & qu’il fust accompagné iusqu’en la grande salle du Chasteau. Pendant qu’on alla mettre ce commandement en execution, arriuerent Damon & Alcidon, qui conduisoient Ligdamon, Lydias, Lipandas & Bias. Ie ne vous diray point comme ils furent receus, iamais blesseures ne furent renduës immortelles, comme les leurs furent par les expressions du ressentiment de la Nymphe, & l’excez des loüãges qu’ils receurent des vns & des autres. Clidamant les embrassa l’vn apres l’autre, & rendant à leur vertu ce qu’elle meritoit, fit veoir combien il estimoit vne veritable valeur. Mais quand ce fut à Bias, que ne dirent point la Nymphe & le Prince, pour luy monstrer combien grande estoit l’obligation qu’ils auoient à la fidelité & au courage de feu son frere & de luy. Ces discours eussent esté beaucoup plus longs; mais ils furent interrom-[367/368]pus par l’arriuée du Heraut, qui n’ayant fait autre ciuilité à la Nymphe & au Prince, que celle qui est eniointe à semblables officiers par le droit des gés, dit qu’il n’estoit pas enuoyé de la part de Polemas son Seigneur, pource qu’encore qu’il eust toute sorte de raisons de se plaindre de la trahison qui auoit esté concertée contre luy, il n’en vouloit tirer la vengeance que par la desolation de Marcilly, mais qu’il en estoit aduoüé, comme il feroit veoir par escrit. Qu’il estoit venu toutesfois pour accuser la Nymphe & son Conseil, d’auoir fait sortir vn assassin de la ville, pour aller proditoirement poignarder Polemas dans sa tente, au lieu de le combattre en gens de bien. La Nymphe alloit se mettre en colere, lors que Clidamant la supplia de le laisser parler. Heraut, dit-il, Madame te feroit iustice, si elle te faisoit pendre aux creneaux de la ville. Ce n’est pas qu’elle ignore quels priuileges ont des gens de ta condition; mais elle fçait bien aussi que ce n’a iamais esté qu’entre ennemis qui n’ont rien qui les empesche d’estre par la paix esgaux. La Nymphe ne cognoist point Polemas pour vn iuste ennemy. Il est son suiet, & elle est sa Dame. Sa guerre est vne reuolte, & au lieu qu’il y a quelque forte de iustice en toutes les querelles qui naissent entre des Princes voisins, il ne se voit rien en la rebellion de ton maistre, qu’vn attentat contre la Iustice des Dieux, & des hommes. Toutesfois pour te monstrer que Madame ny son Conseil ne doiuent estre accusez que de trop de misericorde, au lieu de t’enuoyer au gibet comme ils deuroient, par vne indulgence extrême, ils te sauuent la vie. Monstre donc ce que tu [368/369] portes. Le Heraut qui se voyoit bien loing de son conte, luy baisa tres humblement la main, & vn genoüil en terre contre la coustume presenta son adueu. Comme il eust esté leu, Clidamant luy rendit, & print le cartel de Pertinax que l’autre luy donna sceellé & cacheté. Comme il fut ouuert, & que d’vn costé on eut veu le sceau de Polemas chargé d’vne couronne de Comte, on fut sur la resolution de le déchirer, & luy faire faire son procez: mais cette formalité estant reseruée à vne autrefois, on regarda l’autre sceau, & personne ne le cognoissant le Heraut dit que c’estoit celuy de Pertinax. Cela fait Clidamant le mit entre les mains de la Nymphe, qui le remit entre celles d’Adamas, & Adamas le donna au Secretaire des commandemens de la Nymphe, qui le leut deux fois tout bas, pour ne point hesiter en le lisant tout haut. Et comme chacun eut cessé de deliberer s’il seroit leu ou non, & qu’à la pluralité des voix, il fut resolu qu’on le liroit, le Secretaire se leua, & le chapeau hors de dessus la teste, apres auoir fait vne grande reuerence à la Nymphe, & à Clidamant, demeura debout, & leut ainsi.

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CARTEL DE PERTINAX

Comte, aux Cheualiers du Conseil d’Amasis.

S’il n’y auoit que des femmes qui se meslassent de gouverner les Segusiens, nous souffririons leurs iniustices, & leurs violences sans nous plaindre, ou nous vouloir vanger: pource que la foiblesse de leur esprit, & l’impertinence de leurs conseils nous feroient pitié plustost qu’elles ne nous mettroient en colere. Mais auioura’huy que tout le monde sçait qu’Amasis, ny Galathée ne font rien de leur propre mouuement, & que par la tyrannie d’Adamas, & de deux ou trois autres estranger qui sont de son intelligence, elles sont prisonnieres, & forcées d’approuuer ce qui n’est pas en leur puissance de contredire , nous nous croyons obligez de soustenir leur cause toute desesperée qu’elle est, & accuser les estrangers & les autres Cheualiers de leur conseil, de la plus lasche & plus abominable traviso qui puisse estre immaginée. Ie t’appelle donc au combat, qui que tu sois à qui il peut rester quelque ombre d’honneur, & te soustiens par escrit, comme ie le maintiendray quand tu vou-[370/371]dras l’espée à la main, que les tiens on fait sortir un certain Sentorix de la ville pour venir assaßiner Polemas le Comte des Segusiens. Si l’horreur d’vn si grand crime te permet de te trouuer où les gens de bien ont accoustumé de paroistre, ie te défie derechef, & te donne ma foy, que, pourueu que de ton costé chacun demeure aux termes ordinaires, tu n’auras à te garder que de moy.

PERTINAX

Comme le Secretaire eut acheué de lire, il se retint, & la Nymphe par vne grandeur de courage, ne faisant paroistre aucune marque de la iuste colere, dont elle estoit pleine, dit au Heraut cecy sans s’eschauffer. Retourne à ton maistre, & luy dis, que sans estre forcée par qui que ce soit, & sans en demander aduis à personne, ie luy mande qu’il est vn traistre, & vn imposteur, & que si i’auois vne espée à mon costé, ie le ferois mentir & mourir auant qu’il fust vne heure. Clidamant se creût obligé de respondre apres la Nymphe, c’est pourquoy, il dit au Heraut que Pertinax estoit excusable, en ce que iugeant des Cheualiers de la Nymphe par soy-mesme, il les soubçonnoit du pretendu assassinat dont il faisoit tant de bruit: mais que pour luy faire veoir à ses despens que cela estoit faux: Il: Comment! Seigneur, dit Adamas en l’interrompant, à quoy pensez vous? Quel desordre & quelle confusion seroit en la nature, si la teste vouloit faire les actions des bras ou des iambes. Non, non, Seigneur, il n’est pas en vostre pouuoir de disposer de vous. Autre est le deuoir [371/372] d’vn Dictateur & d’vn General, & autre celuy d’vn vaillant homme. Damon, Alcidon, Ligdamon & les autres se leuerent en mesme temps pour accepter le party que leur offroit Pertinax: mais voyant qu’ils ne se vouloient point ceder l’honneur qu’il y auoit à y acquerir, on fit retirer le Heraut, & escriuant leurs noms dans des billets pour estre tirez au sort, Amasis les enuoya à Galathée, qui sans sçauoir pourquoy on luy remettoit cette charge, tira vn billet, qu’elle enuoya sans l’ouurir à la Nymphe sa mere. Cette belle main conduite par l’Amour, & sans le sçauoir, faisant ce qu’elle eust souhaitté, si elle eust eu de la cognoissance, fit veoir que tout de bon elle vouloit obliger Lipandas. On trouua son nom dans le billet, & le Heraut estant rentré dans la chambre du Conseil, & Clidamant ayant esté prié par la Nymphe de respondre. Heraut, dit-il, voyla vn Cheualiers que le hazard enuoye pour abbaisser l’orgueil de Pertinax. Au mesme temps Lipandas se leue, & le visage extraordinairement ioyeux, alla toucher sur vne des basques du hoqueton du Heraut, & luy dit: Heraut, ie prends ce gage, & dis à celuy qui me l’enuoye qu’il est vn faussaire & vn traistre. Que la Nymphe & ses Cheualiers sont innocens de l’assassinat qu’on leur impose, & que dans vne heure ie suis à luy pour le faire mentir. Le Heraut ayant receu cette response, fait vne grande reuerence, se retire, & sortant de la ville, monte à cheual à la porte, & va trouuer Pertinax. Comme il eut sceu à qui il deuoit auoir affaire, il en aduertit Polemas, luy dit les langages qui auoient esté tenus, & se prepare au combat. Cependant ces nou-[372/373]uelles auoient esté sceuës par tout le Chasteau, & du Chasteau auoient passé dans toute la ville. Les Nymphes, la Princesse Rosanire, & le reste des Dames apres auoir dit tout le bien du monde de Lipandas, se preparent pour aller veoir ce combat. Galathée qui vouloit acheuer son ouurage, enuoya Leonide dans vn Chariot chez Ligdamon pour prier Melandre qu’elle print la peine de la venir treuuer. Elle ne l’y rencontra point, pource que depuis quelques iure ayant fait cognoissance auec Circeine, Palinice & Florice, elle passoit presque tous les iours & les nuicts en leur compagnie. Leonide fut au logis de Clindor où elles estoient logées, & les trouuant sur la fin de leur disner, les entratine quelque téps, & pour emmener Melandre plus aysément, pria les trois autres de venir veoir Galathée. Comme elles furent dans le chariot, la Nymphe leur raconta succinctement tout ce qui venoit d’arriuer, mais comme elle parla que Lipandas estoit celuy qui deuoit combattre Pertinax, elle apperceut que Melandre changea de couleur. Elle ne voulut point que cela se remarquast: toutes fois continuant ce discours, Melandre ne se peût empescher de dire, quelle s’estonnoit fort comme on auoit permis à Lipandas de receuoir ce deffy, luy qui n’estoit pas refait des grandes & dangereuses blesseures qu’il auoit euës en la derniere sortie. Leonide soufrit d’entendre cela, & luy respondit, que n’ayant pas esté en la puissance de la Nymphe de le separer des autres qui vouloient se battre, on auoit esté contraint d’escrire leurs noms, & les faire tirer au sort: que Lipandas s’estoit trouué le [373/374] premier tiré, & que sa valeur suppleant au defaut de ses forces, on esperoit qu’il ne démentiroit pas en cette occasion, ce qu’il auoit tousiours fait. Asseurément, dit Melandre, comme si elle y eust esté interessée, Lipandas n’est pas homme pour se laisser battre. Il n’est reserué qu’à moy de le vaincre ( elle dit cela en riant, ) & ie croy qu’il fera la moitié de la peur à son ennemy. En parlant ainsi, ces Dames arriuerent au Chasteau, & furent trouuer la Nymphe en sa chambre. Elle les receut auec le meilleur visage du monde, & particulierement Melandre à qui elle dit, qu’elle l’auoit enuoyé querir pour gouster le contentement qu’en sa presence elle auoit cent pois souhaitté, qui estoit d’estre défaitte de Lipandas. Ie puis dire, continuat’elle, que son Amour, aussi-tost que la Fortune l’a ietté dans le peril où il est appellé, & qu’il ne se pouuoit presenter occasion qui luy peust estre agreable, comme celle-cy, puis qu’en me quittant pour s’aller armer, il m’a dit qu’il remercieroit Tautates de luy auoir donné suiet de rendre la belle Melandre, ou satisfaitte par sa mort, ou du moins amolie par la gloire qu’il acquerroit, s’il sortoit victorieux du combat. Mais ce n’est pas assez de contenter vostre inimitié, belle Melandre, il faut que l’oubliant pour auiourd’huy, vous accordiez à la Nymphe & à moy, tout ce qui peut seruir à nostre party. Nostre bonne fortune est maintenant entre les mains de Lipandas. Il est le premier qui a publiquement soustenu nostre innocence & nostre honneur. S’il est vaincu nous perdons nostre reputation, & celles de nos armes. Ne souffrez pas que ce mal-heur arriue. Vous seule [374/375] pouuez apporter ce grand bien à nos affaires: car i’ay si bonne opinion du courage de nostre Cheualier, que la iustice de nostre cause ne peut estre confonduë, que par le desir qu’il aura de mourir pour vous oster des tourments que vous vous figurez que sa constance vous donne. Faites donc vieux, accordez luy, mais à mes prieres, vne faueur qui ne vous peut pas beaucoup obliger, puis que bien souuent la ciuilité seule nous en fait faire de semblable. Escriuez-luy vn mot, & luy enuoyez vne escharpe, que sans vous en aderti, ie luy voulois faire presenter de vostre part. Melandre tesmoignoit par ses diuers mouuemens, qu’elle estoit fort combattuë, & que la discretion, & l’extreme Amour de Lipandas n’estoient pas si foibles qu’elles ne luy en fissent quelquesfois faire comparaison auec le mespris & la trahison de Lydias. En fin se voyant fort pressée par la Nymphe: Ie vous obeiray, luy dit-elle: mais vous trouuez bon que i’apprenne à Lipandas que c’est par obeyssance autant que par l’estime que ie fais de sa vertu, que ie luy accorde les faueurs, que vous auez trouué bon de luy procurer. Galathée croyant n’auoir pas peu fait d’en auoir tant obtenu, ne contredit point cette resolution; mais pour la faire reüssir emmena Melandre dans son cabinet. Là elle luy fit veoir l’escharpe qu’elle vouloit donner à Lipandas, & luy it mettre deuant elle ce qui luy falloit pour escrire. Melandre qui auoit l’esprit extremément vif, ne songea pas beaucoup à ce qu’elle auoit à luy mander. Aussi prenant la plume, elle eut aussi-tost fait ces lignes.

[375/376]

MELANDRE

A Lipandas.

LES Nymphes on creû, Cheualier, que ie pouuois adiouster quelque chose à la bonté de leur cause, & à la grandeur de vostre courage. Ie sçay qu’elles ont en cela trop bonne opinion de moy: Mais puisque l’obeïssance est aueugle, ie ne veux veoir rien que comme il leur plaira, & ayme mieux me flatter que de les contraddire. S’il est donc vray que ie puisse vous ayder à soustenir la plus claire innocence du monde, croyez, s’il vous plaist, qu’il n’y a rien que ie n’entreprenne pour auoir part à cette gloire. La recompense que vous attendez du bon succez de vostre combat, est entre les mains des Nymphes, & en la bouche de tout le monde: mais il y en aura encore vne particuliere en la volonté de Melandre. Ie vous enuoye vne escharpe pour asseurance de mes paroles. Souuenez-vous qu’elle vient d’vne si bonne main, qu’il faut que pour la defendre vous empruntiez de l’Amour autant de courage, que la iustice vous en donne pour vanger la colere de Tautates, d’Amasis & de Galathée.

[376/377]Cette lettre plus obligeante en apparence qu’elle n’estoit en effect, rauit de telle sorte Lipandas quand il l’eut receuë, qu’il en baisa le papier, l’escriture, la cire, la soye, & le cachet: mais quand il eut desployé l’escharpe, qui estoit de soye verte en broderie d’or & d’argent, & qu’il veid par mille differentes deuises qu’il luy estoit commandé d’esperer, il fut si hors de soy, qu’il dit deuant Lydias, Ligdamon & les autres Cheualiers, des choses qui au iugement de ceux qui n’auoient point esté Amoureux passionnez, furent iugez ridicules, & impies. Mais Ligdamon les escoutoit comme des Oracles, ou des mysteres, & voyant sa fortune fort peu differente de celle de ce Cheualier, luy tesmoignoit plus d’affection qu’aux autres. Voyla cependant Lipandas en estat de sortir. Il auoit des armes par ondes d’argent & de vert, si artificieusement faites, que de loin il sembloit que ce fust vn portrait de la mer à demy irritée. L’on voyoit vn grand nombre d’anchres qui se perdans dans ces ondes, paroissoient de telle sorte attachees, qu’on eust dit qu’elles retenoient quelque vaisseau combattu de plusieurs vents. Son habillement de teste estoit adiousté au reste des armes, & l’on auroit dit, comme il estoit peint, qu’auec des cables, ces anchres y estans attachees le vouloient empescher qu’il ne fust emporté par la tourmente. En cela Lipandas tesmoignoit l’infinité de sa constance, qui estant representéee par vn rocher de soy-mesme inebranlable, estoit encore affermy par des moyens extraordinaires. Amasis auoit esté aduertie de la façon de ses armes, aussi pour acheuer ce qu’il y [377/378] manquoit , elle venoit de luy enuoyer vn des cheuaux que le pauure Clidamant auoit laissez dans ses escuries. Ce cheual estoit si viste, si remuant, & si beau, qu’on l’appelloit l’Esperance. Son harnois estoit de satin verd en broderie d’argent, & sa bride estoit faite de cordons de soye blanche & d’argent, qui s’attachoit à vn mors d’argent, fait en façon d’vne anchre qui sembloit sortir de sa bouche. De sorte qu’on eust dit qu’on vouloit arrester ce cheual, comme les vaisseaux l’estoient sur la mer. Damon fut prié de conduire Lipandas hors la ville en cette grande plaine qui estoit entre les fossez de la ville, & ceux du camp de Polemas où il n’auoit fait ny trauailler, ny dresser aucun piege. Vn Heraut fut trouuer Pertinax, pour sçauoir de luy, s’il ne vouloit pas prendre des Iuges. Non, non, dit il au Heraut, il ne nous faut point d’autres Iuges que nos espees, & les yeux de tous les spectateurs. Au moins, dit-il, deuez-vous auoir des seuretez: & sçauoir les conditions du combat. Pour la seureté, Polemas la promet de son costé, & il ne tiendra qu’à Amasis qu’elle ne soit generale. Quant à ce qui est des conditions que tu me proposes, dis à mon ennemy: qu’il n’en faut point d’autres que celles que i’ay tousiours données & receuës: Le vaincu mourra, & le vainqueur fera ce qu’il trouuera bon. Le Heraut n’en pouuant auoir autre response , fut trouuer les Nymphes & Lipandas qui se mocquerent de l’orgueil de Pertinax, & aussi-tost les trompettes ayant de part & d’autre publié suspension d’armes iusqu’à la fin du combat, Lipandas sortit de la ville accompagné de Damon, de [378/379] Ligdamon, de Lydias, & six autres, & monté sur ce puissant cheual, qui sembloit s’estonner de soy-mesme tant il auoit d’action. Aussi-tost qu’ils furent au lieu du combat, ces Cheualiers le laisserent & s’allerent mettre dans vne des portes de la ville, à la teste de deux cents cheuaux, qui de peur de surprise, auoient esté commandez de se trouuer là. A peine Lipandas auoit fait faire cent pas à son cheual, que l’on veid les murailles de Marcilly couuertes de mõde, & au milieu de tout cela, les Nymphes & toutes les Dames qui estoient auec elles. De l’autre costé Polemas armé & monté à l’aduantage, sortit par vne des portes de son camp, & accompagnoit Pertinax auec cinquante ou soixante Cheualiers. Tout ce monde le quitta à deux pas du fossé, & lors on le pût veoir à son aise, plus brillant, & plus orgueilleux en ses armes qu’en soy-mesme. Il auoit vne Pie extremêmét belle, peinte en diuers endroits de flâmes. Ses crins & sa queuë estoiét de couleur de feu, sa celle ressembloit à vne fournaise qui est allumée, & les caparassons estans d’vne estoffe fort rouge, & couuerte d’or & d’argent, on eust dit, à cause du clinquant qui estoit exposé au Soleil, que c’estoient de longs filets de feu qui tomboiét iusqu’à terre à mesure que ce Cheualier qui paroissoit aussi tout en feu s’enfonçoit dans cette fournaise. Les resnes de ce cheual estoient couuertes de petites lames d’or peintes en ondes, & le mords estant fait comme vne foudre à trois pointes, chacun croyoit que Pertinax en tenoit deux entre les mains. Il faut confesser que ses armes estoient rauissantes: car elles estoient si bien [379/380] trauaillees, qu’on ne voyoit rien que des ondes de vermeillon & d’or, & d’argent pour addoucir: tellement que ce Cheualier sembloit estre vn tourbillon de feu, qui s’apetissant à mesure qu’il montoit venoit à estre rabattu par le vent, & cela paroissoit aux plumes qu’il auoit sur son habillement de teste, qui representans fort bien des flammes, estoient agitees par le mouuement de celuy qui les portoit, & par vn petit vent qui ne faisoit que de se leuer. Iamais rien ne fut admiré comme cela: car non seulement les rebelles, & le menu peuple de Marcilly crierent miracle: mais les Nymphes mesmes, & les Dames de leur compagnie ne se pouuoient persuader que ces choses fussent naturelles. Desia Amasis & Galathée doutoient en leur ‘ame du salut de Lipandas, & desia Melandre se faschoit contre elle-mesme d’auoir des frayeurs & des craintes pour Lipandas telles qu’elle en eust peû auoir pour vn homme qu’elle eust bien aymé, lors que les trompettes les retirerent de leur pensees pour veoir le commencemét du combat. Les deux ennemis auoient pris ce qui leur falloit de champ, pour se rencontrer auec toute la violence qui se deuoit attendre de la force de leurs bras & de leurs cheuaux, & n’attendoient que ce signe pour baisser leurs visieres, & mettre leurs lances en arrest. Les voyla donc qui partent; mais auec vne telle furie, que si d’vn costé on eust dit que c’estoit vn veritable tonnerre qui estoit tombé des nuës, & qui rouloit sur pour aller mettre Lipandas en poudre, de l’autre on disoit tout haut que c’estoit la mer, où pour le moins vne vague de la mer quand elle est [380/381] en ses plus violentes tempestes, qui alloit engloutir Pertinax, & malgré tout son feu, luy faire sentir qu’il n’y a rien qu’elle ne puisse esteindre. Ce fut sans hyperbole à leur rencontre qu’on oüyt vn esclat pareil à celuy que fait le tonnerre quand il tombe sur quelque grand edifice, ou plustost vn bruit tel qu’en enuoye par tous les riuages voisins, vn vaisseau que la tempeste met en pieces au pied d’vn grand rocher. Leurs lances volerent en mille parties, & cependant l’vn & l’autre aussi forts que les choses qu’ils representoient, acheuerent leur carriere comme ils l’auoient commencée. Ils prindrent de nouuelles lances qui eurent vn peu plus d’effect: car Pertinax en fut tellement ébranlé, qu’il fut contraint de laisser choir ce qu’il en auoit de reste en la main, & embrasser le col de son cheual de peur de tomber, & Lipandas fut renuersé presque sur la croupe du sien. Aux troisiesmes lances leurs forces & leurs coleres renouuellerét de telle sorte, que Lipandas estant attaint de la foudre de Pertinax, fut long-temps qu’il n’eust sçeu demeurer à cheual, s’il n’eust embrassé le sien qui auoit mis la croupe en terre: Mais Pertinax heurté comme de cette espouuantable vague, dont les anciens Mattelots ont tousiours eu tant de peur, fut renuersé par terre auec son cheual, & renuersé si furieusement qu’estant demeuré tout estourdy du coup, tout Marcilly se mit à faire vn grand cry de joye, & dite qu’à ce coup le tonnerre estoit tombé. Le voylà cependant qui se releue, & court pour preuenire Lipandas, qui ne voulant pas se laisser tuer son cheual entre les iambes, mit pied à terre, & vint l’espée à la main au deuant de son ennemy. [381/382] Comme ils sont aux mains, iamais on n oüyt tant de bruit, ny ne veid on donner de plus grands coups. La honte qu’auoit Pertinax d’estre tombé, augmentant son orgueil, & sa rage, luy fait faire des efforts , contre lesquels vn autre que Lipandas eust difficilemente resisté. Leurs armes ne sont plus ny si luisantes, ny si adiustees qu’elles estoient. Icy tombe vn morceau de bouclier, là vne bande d’vn brassart: icy les plumes, & la creste des casques, d’vn autre costé vn morceau du plastron: & par tout, le sang se mélãt auec ces pieces rompuës, faisoit voir que ceux qui les portoient, n’estoient pas exempts de ce naufrage & de cette ruyne. Vne heure estãt passée en la premiere chaleur de ce cõbat, il fallut bon gré malgré que les combattans prissent haleine. Ils se reculent de cinq ou six pas: & s’admirans l’vn l’autre: Cheualier, dit Lipandas à son ennemy, cõmencez à recognoistre, puis qu’estant vaillant & fort comme vous estes, vous ne pouuez esperer qu’vn tres-mauuais succez de vostre combat: que les Dieux sont contre vous, & que vous auez méchamment accusé Amasis & son conseil, de trahison, aussi bien que vous & vos compagnons, vous estes iniustement reuoltez contre vos loix, & vostre Souueraine. Es-tu venu icy pour me faire des remonstrances, respondit Pertinax, souuien toy qu’il ne t’aduiendra iamais d’en faire. En disant cela, il se iette sur luy, & Lipandas le receuant auec la resolution de terminer bien-tost ce long combat, il se chargerent plus fort que deuant. Tout le monde auoit horreur de les voir si obstinez à s’entretuer, & Amasis qui craignoit presque tousiours quand il estoit question du salut des siens ou de sa reputation, supplioit en son [382/383] cœur Hesus le fort que son Cheualier peust estre victorieux. Ses prieres furent exaucees vn peu apres; car le second combat ayant encore plus duré que le premier, chacun apperçeut que Pertinax affoibly par le nombre de ses blessures, & la longueur du combat, ne faisoit plus qne reculer & se defendre. Ce n’est pas que sa foiblesse l’empeschast de faire de grands efforts, mais Lipandas, qui sembloit estre plus fort & plus leger, à mesure qu’il perdoit plus de sang, éuitoit les coups de son ennemy, & luy en donnoit beaucoup qu’il ne pouuoit parer. Cette inegalité fut cause qu’en moins de rien Pertinax se trouua beaucoup plus blessé que son ennemy: car quand il fiappoit c’estoit presque tousiours vainement, & quand il estoit frappé c’estoit tousiours iusqu’au sang. Lipandas voyãt lors la victoire toute asseurée, ne voulut pas la laisser perdre, c’est pourquoy il prend ie temps que Pertinax auoit failly vn coup de toute la force, & prenant son espée à deux mains, luy en descharge vn coup si espouuantable sur le derrier de la teste, qu’ayant enfoncé le casque, il luy fait vne grande ouuerture, & le poussant aussi tost le renuerse par terre: Chacun auoit les yeux attachez sur luy pour voir couper la teste de son ennemy, mais Lipandas se contentant de luy faire demander la vie, luy tenoit l’espée à la gorge, & le pressoit de confesser tout haut sa fausse accusation. Mais c’estoit bien en vain, car Pertinax estoit mort, & auoit emporté auec luy les deux tiers de l’orgueil qui estoit entre les hommes. Comme Lipandas eut cogneu cela, il meit vn genoüil en terre, remercie Dieu de sa victoire, & fut iusqu’à celuy qui ra-[383/384]menoit son cheual, lequel estant veu libre dés l’entrée du combat, auoit gaigné les portes de Marcilly. Plusieurs depuis se sont estonnez pourquoy Polemas qui se mocquoit de sa foy & de ses paroles, en auoit esté si religieux en cette occasion, & comme il n’auoit point secouru Pertinax, & en le secourant obligé ceux de la ville à sortir, & par ce petit combat engageant tout le monde à vn plus grand, se seruir de son aduantage, luy qui auoit tréte soldats contre vn d’Amasis Mais les plus fins & ceux qui croyoient le mieux cognoistre l’esprit de l’olemas, creurent que cet ambitieux ayant ialousie de quiconque l’estoit autant que luy, & principalemente de Pertinax qui sembloit luy estre fort necessaire; auoit esté bien ayse de s’en défaire, & perdre l’occasion de prendre la ville plustost que celle de ne perdre pas cét orgueilleux parent. Cependant Lipandas auoit esté receu de Damon, de Ligdamon, de Lydias & des autres auec des expressions de ioye si grãdes & si reïterees, qu’il s’estimoit le plus heureux Cheualier qui vescust. Ligdamon & Lydias s’approchãs lors de luy pour l’embrasser, luy dirent à l’oreille. C’est auiourd’huy que cette desdaigneuse Melandre doit mettre les armes bas, & supplier tres-humblement l’inuincible Lipandas d’agreer son seruice. Ha! mes chers amis, leur respondit-il, ne tenez pas cét outrageux langage, s’il vous plaist. La belle Melandre a des qualitez si extraordinaires, que ce que i’ay fait, n’est pas digne de luy faire changer de resolution. Ce n’est pas icy le lieu de parler, dit Damon en les interrompant, ne pensons pas tant à nostre ioye, braues Cheualiers, que nous [384/385] ne songions à celuy qui nous l’a donnée. Lipandas a perdu beaucoup de sang, il en perd encore, & cela ne peut estre que ses blesseures ne soient & tres-grandes & tres-dangereuses. Ie ne sçay ce qui en est, luy repartit Lipandas, mais il me semble que ie ne suis pas si foible, que i’aye besoin d’estre si tost secouru. Toutesfois, allons, s’il vous plaist, rendre conte aux Nymphes de nostre combat, & apres ie feray tout ce que vous aurez agreable. Damon en faisoit quelque difficulté: Mais Amasis qui estoit extremêment obligeante, & qui par raison le deuoit estre extraordinairement en ce temps-là, descendit auec rauissement du lieu où elle estoit, & emmenant toute sa compagnie, fut trouuer Lipandas à l’entrée de la ville. Tout le peuple crioit, viue la Nymphe, viue Galathée, & viue l’heureux Cheualier, qui les a defenduës. Cette fameuse trouppe de Princesses & de Dames de qualité, ayans rencontré Lipandas & ses amis s’arresta, & lors les Cheualiers descendans de cheual, allerent au deuant d’elles. Lipandas voyant Melandre auprés de Galathée auec le visage d’vne personne qui se resioüit du bien d’autruy, se figura que c’estoit du sien. Aussi en l’estat qu’il estoit, se iettant aux pieds des Nymphes: Mes Dames, leur dit-il, vous voyez combien vous estes cheres au grand Tautates, puis qu’il m’a donné la force de vous défaire des plus immortels ennemis que vous eussiez, & rendre vostre cause aussi victorieuse qu’elle est iuste. Il est vray que si i’ose à de telles considerations adiouster les miennes particulieres, ie diray que si ie merite quelque sorte d’honneur [385/386] de vous auoir seruies, il doti s’il vous plaist, estre rendu à cette belle fille ( il dit cela en monstrant Melandre ) puisque m’ayant fait la faueur de m’escrire, & m’enuoyer l’escharpe que i’ay conseruée autant qu’il m’a esté possible, elle y a meslé des charmes si puissans, que les armes qui l’õt touchée en ont esté rendus impenetrables, ou du moins celuy qui les portoit en a esté fait inuincibile. C’est donc à vous, ô belle Melandre (il fit vne action en s’addressant à elle, si pleine d’Amour & de respect, que cette fille eust esté stupide, si elle eust esté sans ressentiment, ) c’est dõc à vous, dis-je, que ces grandes Nymphes promettent les loüanges de ce combat, & pour moy qui cognoist les obligations que ie vous ay, & qu’il ne s’est rien passé à mon aduantage en cecy qu’il ne vienne de vous, ie vous remercie publiquement de l’honneur que vous m’auez acquis, & vous promets pour m’en acquiter, d’estre plus curieux de vostre repos que du mien, & ne vous desobeyr en chose du monde, non pas mesme si vous me commandez de mourir. Peut estre que cét Amant trãsporté de sa passion n’eust pas si tost finy ses protestations: mais palissant tout à coup, il fut contraint de s’appuyer d’vne main contre terre pour se soustenir, & les Nymphes luy voyans le visage si changé, s’escrierent que Lipandas se mouroit. Que ne peut point vn bon naturel quand outre l’inclinatiõ, quelque foible qu’elle soit, il est poussé par le deuoir & par la raison. Melandre à ce cry que Lipandas se mouroit, pensa mourir elle-mesme; & si Galathée ne l’eust retenuë, sans doute elle fust tombée de son haut. De crainte que son mal n’augmentast celuy de Lipandas, Gala-[386/387]thée la fit mettre dans son chariot, encore qu’elle y resistast, & de là la fit conduire au Chasteau. Lipandas cependant fut emporté dans vne chaire chez Ligdamon, & pensé auec tant de soin & d’affection, qu’apres que les Mires eurét sondé toutes ses blesseures, ils rapporterent aux Nymphes que ce Cheualier ne couroit aucune fortune, & que la perte du sang estoit ce qu’il y auoit de plus dãgereux en son mal. Cela resiouït tout le monde, & le grand Druyde ayant assemblé tous ceux qu’il auoit sous luy, furét au Temple faire vn sacrifice en action de graces à Hesus le fort, Bellenus, & Taramis, le grãd Tautates. Melandre auoit esté portée en la chambre mesme de la Nymphe, où elle arriua aussi tost auec Rosanire, Daphnide, Madonte, Leonide, Syluie, & plusieurs autres. Elle s’estoit remise pour ne point démentir l’opinion qu’elle vouloit qu’on eust d’elle, & se leuãt dés qu’on ouurit la porte se trouua à l’entrée de la Nymphe. Que direz vous Madame, luy dit-elle, de mon inciuilité: mais ie vous jure que ie suis si peureuse, que ie ne scaurois voir de sang sans m’efuanoüir. Cela n’est pas beau à dire pour vne fille qui s’est battuë tant de fois, luy respondit Galathée: mais ie vous excuse: & vous ne meriteriez pas de l’estre, si vous eussiez moins fait que nous ne vous auons veu faire. Ha! Madame, reprit Melandre, ne me reprochez point mes folies, si i’eusse esté plus vaillante que ie n’estois quand ie me battis contre Lipandas, ie l’aurois possible tué, & il n’eust pas fait pour vostre seruice le combat d’où il est si heureusemét sorty. Ainsi vous voyez que vous ne deuez gueres moins à ma foiblesse, qu’à la valeur [387/388] de Lipandas. Rosanire qui auoit, comme vous auez appris, de tres rares qualitez, s’estonna de ce que disoit Galathée, & oyant la response de Melandre: Il semble, leur dit-elle, à vous oüyr parler, que la belle Melandre se soit autresfois battuë. Quoy! Madame, luy dit la Nymphe, vous n’auez pas sçeu qu’elle s’est battuë deux fois, & qui plus est contre Lipandas? Sans mentir vous auez esté priuée d’vn tres-grand contentement: mais pour ne vous le point retarder, entrez s’il vous plaist dans ce cabinet auec Daphnide & Madonte, & cette belle fille & moy vous suiurõs, afin qu’encore vne fois on ne nous interrompe point en vn mesme sujet. Là, en attendant le souper, elle vous contera la plus hardie resolution dont vous ouïstes iamais parler. Ces Dames estãs entrées dans ce cabinet, Melandre qui estoit bien ayse de mal-traitter Lipandas, afin d’oster l’opinion qu’elle l’aymast, se mit à dire son histoire. Tandis Leonide & Syluie estans demeurées auec Silere, Circeine, Palinice, Florice, Carlis & plusieurs autres Dames, les entretenoient dans la chambre de Galathée, de diuerses choses touchant Lipandas & Melandre. Amasis d’vn autre costé estoit lors auec Clidamant, qui ne cessoit d’admirer la valeur de Lipandas, & disoit tout haut deuant Alcidon, qu’il ne falloit rien craindre puisque la Nymphe auoit de tels Cheualiers, & qu’en dépit de toutes les forces de Polemas, & mesme du Roy son pere, il feroit leuer le siege, aussi-tost qu’il auroit receu des nouuelles du Prince Sigismond son frere, ou de la Reyne Argire. Damon,Ligdamon, & Lydias arriuerent auec [388/389] trente ou quarante Cheualiers, tant Bourguignons, que Sebusiens, & redoublant la ioye & l’admiration, par les heureuses esperances de la santé de Lipandas, diuertirent la Nymphe & le Prince du conseil qu’ils vouloient prendre auec Alcidon. Le grand Druyde mettant le comble à ceste generale resioüissance, vint auec vn visage plus gay que de coustume, dire à la Nymphe, que depuis la ceremonie du Cloud, il n’auoit esté fait Sacrifice où les entrailles des victimes se fussent trouuées vermeilles & entieres comme en celles qui venoient d’estre immolées. Esperons tout des Dieux continua-t’il, & soyons asseuree que dans peu de temps le grand Tautates fera veoir qu’il n’est ny insensible, ny endormy, comme se figurent les meschans. Ie preuoy desia que bientost d’extrêmes consolations nous doiuent arriuer. Le Druyde en disant cela sembloit estre possedé d’vn autre esprit que du sien: Aussi la Nymphe prenant la parole: Mon Pere, luy dit-elle, ie reçoy ce presage, & vouë vn Temple à Tautates liberateur, s’il daigne nous retirer des mains de nos ennemis. En semblables discours le reste du iour passa, & la Nymphe estant aduertie qu’on auoit couuert, fut querir la Princesse Rosanire, auec Galatée, & retint toutes les Dames à souper. Il est bien raisonnable, leur dit-elle, que parmy des iours & des sepmaines d’ennuis que vous auez pour moy, i’essaye à vous donner vne heure ou deux de plaisir. Mais il est bien difficile qu’on puisse disposer du temps, quelque grand Monarque que l’on soit, quand on a des ennemis sur les bras. Ceste bonne compagnie n’auoit pas [389/390] à moitié soupé, que par la ville elle oüyt vn grand tumulte, & incontinent apres on vint iusques dãs le Chasteau crier aux armes, & que l’ennemy estoit desia dans le fossé. Il ne faut point dire auec quelle diligence le Prince Clidamant, Alcidon, Damon, & tout le reste des Cheualiers sortirent de table pour secourir la ville, & repousser l’ennemy. La nuict estoit fort obscure, & le peuple se faisant aussi peur que ses ennemis mesmes, couroit par les ruës, sans faire autre chose que se desesperer, & troubler les gens de guerre. La presence de Clidamant leur imposa silence: Il commanda que par toutes les ruës l’on allumast des feux, & que personne ne sortist de son quartier. Cependant Damon s’estoit armé de toutes pieces, & auec trois cens hommes de traict, & quelque cent Solduriers, estoit allé où le combat se commençoit. Il veid ietter dans le fossé trois Tortuës l’vne sur l’autre, & des soldats auec des eschelles passer dessus pour gaigner le pied de la muraille; mais tout cela si froidement, qu’il n’y auoit rien à craindre. que les intelligences, & la commodité de la nuict. Il n’y auoit soldat des siens qui n’eust vn flambeau, ou qui, pour estre auprés des grands feux, ne peust voir ce qu’il deuoit faire, & ce que faisoit l’ennemy. Ils ietterent des feux d’artifice sur les clayes & les tortuës, qui seruoient de ponts à ceux qui venoient planter leurs eschelles contre la muraille, & trois ou quatre heures durant ne firent que renuerser & eschelles & ceux qui estoient dessus, dans le fossé parmy les flâmes & le sang de leurs compagnons. Cét assaut ne fut pas violent à comparai-[390/391]son des premiers: mais il fut plus opinastré, pource que Polemas ne s’en seruant que pour commencer la mine qu’il auoit resoluë auec Meronthe, il ne fit retirer ses gens qui ne fust iour. Ceux de la ville qui ne sçauoient pas sa volonté, se defendoient auec le courage de personnes qui ne vouloient pas se rendre, & faisoient vn tel carnage de ceux qui montoient vn peu trop haut, qu’il n’y en auoit guere qui allassent monstrer leur nez entre les creneaux de la muraille. Durant tout cecy, Polemas faisoit trauailler à vne tranchée, auec laquelle de son camp on pouuoit aller à couuert iusqu’à l’emboucheure de sa mine. Il mit en execution ce qu il auoit concerté auec le traistre Meronthe par son fils: & ayant pris auec son quadran l’alignement de la maison de Meronthe, fit ouurir la terre & creuser auec vne telle diligence, qu’au poinct du iour les pionniers estoient desia sous le fossé. Polemas fit retirer ses gens auec la nuict, & s’estant fait porter le roolle des compagnies, trouua que de gayeté de cœur ( il est vray que c’estoit pour amuser & lasser ceux de la ville ) il auoit perdu plus de deux cens hommes, sans conter ceux qui conduisoient les machines, qui auoient esté enueloppez dans leur ruïne. Il alloit se mettre au lict, quãd le fils de Meronthe luy fit la reuerence, & luy baisa les mains de la part de son pere. Ha! mon grand amy, luy dit-il, vous soyez le bien venu. Il y a long temps que ie n’ay point oüy de vos nouuelles. Comme se porte mon amy? Seigneur, luy respõdit ce bon corrompu, il y a plus de quinze iours que pour vous aduertir de ce que nous auons faict, i’essaye toutes les nuicts de sortir, & [391/392] gaigner vostre camp: mais le guet est si exact dans la ville, & les rondes sont si souuent reïterées, qu’il ne m’a pas esté possible de m’acquiter de ce que nous vous deuons mon pere & moy. Comme il eut dit cela, il luy apprit la subtilité auec laquelle Meronthe auoit esbloüy les yeux du grand Druyde, & trouué le moyen de trauailler à la mine sans estre soupçonné. Que presque toutes les maisons de la ville auoient esté fouïllées, & que la sienne seule auoit esté exemptée. Qu’Amasis luy promettoit monts & merueilles, & dans peu de iours le deuoit mettre de son Conseil. Cependant, continua-t’il, Seigneur, nous ne som-pas demeurez les bras croisez, desia vne de nos caues est pleine de la terre que nous auons tirée, & le puits, dont ie vous ay parlé, le sera bien-tost: mais nous ne faisons rien qu’en nous conduisans auec le quadran que i’ay porté de vostre part à mon pere. Ie suis bien trompé, ou nous sommes mes desia au deçà des murailles de la ville: mais si vous ne vous hastez de faire aduancer l’ouurage de vostre costé, nous ne pourrons plus rien faire, pource que bien-tost nous n’aurons plus de place à mettre la terre. Polemas l’embrassant par cette seule maxime qui force vn ambitieux à faire le chien-couchant deuant les gueux & les crocheteurs, luy respondit qu’il n’auroit iamais le moyé de recognoistre dignement les obligations qu’il auoit au pere & au fils: mais qu’au moins deuoiét-ils se promettre qu’ils auroient auprés de luy telle fortune qu’ils pourroient choisir. Au reste, continua-t’il, i’ay songé à nostre entreprise, & n’ay faict donner ceste nuict l’assaut que vous auez veu [392/393] que pour tromper nos ennemis, & trauailler auec plus de seureté pour vous: Et, si ie ne suis fort ignorant, i’ay dressé mon quadran moy-mesme, de sorte qu’indubitablement nous-nous rencontrerons, ou vous y auez manqué. Mais afin que nous-nous redressions, si cela est, la nuict qui vient nous irons ensemble recognoistre les lieux, & par le flambeau qui sera sur vostre maison, conduirons, l’vn & l’autre, nostre ouurage. Ce garçon luy dit à l’oreille, que son pere luy donnoit aduis qu’aysément il pouuoit se rendre maistre du Chasteau, qu’il y auoit vne casematte abandonnée au pied du fossé, qui conduisoit dans les caues, & au dessus vne petite court où personne n’alloit, que s’il le trouuoit à propos, il deuoit tenter cette treprise, & qu’aussi bien il ne deuoit donner aucun repos aux assiegez, pource qu’il estoit tres-certain que bien-tost ils esperoient vn grand secours. Polemas receut cét aduis, & ayant enuoyé querir Listandre, il luy commanda d’aller recognoistre le lieu qui luy auoit esté remarqué par le fils de Meronthe, & iuger s’il y auoit apparence qu’il peûst estre eschellé. Le fils de Meronthe fut logé dans la tente de Polemas, & demeura caché tout le iour. Ceux de la ville ayans veu leurs ennemis retirez, en auoient faict de mesme; & apres les Sacrifices de remerciement, qui n’estoient iamais oubliez, se furent reposer. Mais les Dames principalement, qui toute la nuict ayans esté en alarme & en prieres, n’auoient pas mesme songé à dormir. Damon se coucha vne heure seulement tout habillè, & pource qu’il auoit la garde des portes & des murailles, il fut [393/394] faire le tour de la ville deuant que de se mettre à table, & ne voyant rien qu’en bon estat, alla trouuer le Prince Clidamant au Chasteau. Ce Prince estoit sur vne terrasse fort haute, & consideroit les nouuelles tranchées qui la nuict precedente auoient esté faites par les assiegeans. Amasis & le grand Druyde estoient auec luy, & chacun d’eux en iugeans comme il le croyoit, ne faisoit que s’esloigner de la verité, tant plus il en recherchoit des raisons secrettes & cachées. Damon leur rendit compte & des murailles, & des blessez, qui estoient en fort petit nombre, & leur dit que parmy eux il n’y auoit pas vn Chef, ny vn Cheualier de remarque qui le fust. Cela consola la Nymphe: Et Clidamant à qui ceste tranchée estoit fort suspecte, demanda à Damon s’il ne l’auoit pas remarquée? Damon auoit l’esprit ailleurs, & regardoit si attentiuement quelque chose, que le Prince luy fit trois fois ceste demande auant que de le faire respondre. Damon reuenant à soy, le supplia tres-humblemét de ne point prendre garde à l’action qu’il auoit faite, & qu’il la trouueroit tres-juste lors qu’il en auroit sçeu la cause. Mais, Seigneur, luy dit-il, pour ceste tranchée, ie pense que c’est que Polemas veut gagner le pied de la muraille, pour faire ioüer quelque mine, & en abatre vn pan par ceste inuention, depuis peu pratiquée par les Romains, & les Gaulois. Laquelle est-ce? Dit Clidamãt; car i’en ay apris de quatre sortes en mes voyages, & en ay moy-mesme pratiqué de trois sortes fort heureusement dans les armées de Gondebaut? Celle dont ie veux parler, respondit Damon, est appellée parmy nous Piege. On [394/395] creuse la terre, & à mesure qu’on oste les pietre des fondetene d’vn mur, on l’appuye sur des pieces de bois: & quand on en a fait assez pour auoir vne breiche raisonnable, ou emplit toute la mine de fagots, de paille, de soufre, de bitume, & d’autres matieres combustibles, qui peu à peu venans à s’enflammer, bruslent les pieux qui soustiennent l’edifice, & lors qu’ils viennent à manquer, il faut de necessité que la muraille tombe. Clidamant l’arresta à ce mot, & luy dit que luy-mesme auoit mis ceste mine en execution, & qu’elle estoit tousiours infallible. Qu’il falloit mettre vne seutinelle sur ceste terrasse, pour veoir, s’il estoit possible, qui alloit & venoit dans ceste tranchée. Seigneur, luy dit lors Damon, & vous, Madame, regardez là bas du costé du torrent, & voyez vne petite court, qui est au pied de ceste tour quarrée: Il faut bien dire que vostre cause est grandement soustenuë par les Dieux, puisque vos ennemis, & particulierement Polemas, qui doit cognoistre tout vostre Chasteau iusqu’aux fondetene, ne l’a point surpris depuis qu’il est deuant, par ce costé là. Voyez-le, s’il vous plaist, sage Adamas, & le considerez. Ie veux perdre l’honneur, si ie ne fais monter tant d’hommes que ie voudray par là, & les feray descendre dans ceste court auant que qui que ce soit en puisse estre aduerty. De là vous voyez auec quelle facilité on peut gagner ces deux tours, & par consequent se rendre maistre de ceste place. Clidamant escoutoit Damon auec autant d’attention que faisoient la Nymphe & le Druyde, & ioignans les mains, & leuans les yeux en haut, comme pour rendre [395/396] graces à Dieu du soin & de la protection qu’en cela il leur auoit tesmoignée pour la defense de leurs vies & de l’Estat des Segusiens. Mais Clidamant qui iugeoit l’importance de cette descouuerte: Madame, dit-il, vous auez vn tres-grand sujet de remercier Tautates, d’auoir caché cét endroit à la cognoissance de Polemas: Mais si iusqu’icy il nous a luy seul conseruez, ce n’est pas à dire qu’il se soit obligé à le faire eternellement. On peut dire que Damon, Madame, vous sauue, peut-estre, auiourd’huy la vie & le Sceptre. Allons, s’il vous plaist, voir ce lieu de prés, & sans en aduertir personne, essayons d’y mettre ordre. Cela dit ils descendirent ensemble, & Amasis ne sçachant elle-mesme par où il falloit entre dans cette petite court, enuoya querir le Capitaine du Chasteau, qui ne peût iamais comprendre ce qu’elle luy demandoit, qu’il n’eust monté sur la terrasse. Madame, luy dit-il, comme il fut reuenu, ie vous supplie tres-humblement de me pardonner, depuis que i’ay l’honneur de vous seruir ceans, ie n’auois point encore veu ce lieu là. Ie vay appeller le Concierge, & prendre les clefs pour vous y mener. Le Concierge venu auec vn gros paquet de clefs, les mena tous par des degrez desrobez & de petites chambres où il sembloit qu’on n’eust iamais logé. En fin apres auoir trauersé toute vne tour, il se trouua à la porte par où on entroit en cette place si cachée: mais quand il fut question de l’ouurir, la clef ne se trouua point, & la serrure paroissoit si enroüillée, qu’il estoit facile à iuger que le Concierge luy-mesme ne l’auoit iamais ouuerte. Il fallut courir au Ser-[396/397]rurier, qui apres vn grand temps mit la serrure dedans, & ouurit cette porte fatale, qui, sans Damon deuoit receuoir l’ennemy, & luy donner passage pour mettre le Chasteau & la ville à feu & à sang: Car ce lieu estoit celuy-là mesme que Meronthe auoit recogneu, & que par son fils il auoit descouuert à Polemas. Il eust peû tenir quelque cinquante personnes dans cette court, où l’herbe estoit si haute, que de peur d’inconuenient Clidamant & le grand Druyde, ne iugerent pas à propos que la Nymphe entrast. On enuoya querir des manneuures, qui en moins de deux heures auoient arraché & buissons & herbes, & tué tout ce qui se trouua de crapaux, de couleuures, & d’autres semblables bestes que produisent les lieux humides & abandonnez. La place nette, on fit descendre les hommes par vn degré qui auoit esté trouué sous vn tas de pierres & d’ordures. Ils décomblerent peu à peu ce passage, & se virent dans vne caue, qui par deux ou trois fentes auoient iour sur le torrent. Aussi-tost qu’ils y eurent bien nettoyé, Damon y descendit, & y fit allumer vn grand feu pour en chasser l’humidité & le mauuais air. Comme cela fut faict, Clidamant & Adamas y arriuerent, qui tous d’vne voix confesserent qu’il n’auoit rien facile à surprendre, comme iusqu’alors auoit esté le Chasteau. Ils resolurent entre eux, que ce qui leur auoit pensé estre cause d’vne tres-funeste aduenture, leur feroit desormais vn grand aduantage contre l’ennemy. C’est qu’ils pretendoient faire vne porte à fleur de terre, & si l’occasion s’en presentoit, faire de tres-secrettes sorties par là, [397/398] pour surprendre les assiegeans. Cependant ils allerent trouuer la Nymphe en sa chambre, & apres l’auoir aduertie, luy conseillerent de choisir entre ses Cheualiers quelqu’vn dont elle fust tres-asseurée, afin qu’auec vne compagnie de gens de traict, il fust mis en garde iour & nuict dans ce lieu nouuellement descouuert. Amasis leur demanda si cela estoit de telle importance, qu’il fallust auec vne grande fidelité vne extraordinaire valeur. Non, non, Madame, luy respondit Clidamant, il n’y faut point des Damons, des Lipandas, ny d’autres semblables: Pourueu que celuy que vous y mettrez ne soit pas tout à faict sans courage, & qu’il ait beaucoup d’affection à vostre seruice, il peut respondre de la place: Et d’ailleurs Damon qui a eu le iugement de preuoir le mal, aura bien la force de le destourner. Cela estant, dit la Nymphe, il ne faut point en prendre d’autre que celuy qui a desia ceste charge, c’est Tansille, (ainsi estoit nommé le Capitaine du Chasteau) il me sert auec excez d’affection, & a rendu d’assez bonnes preuues de son courage pour estre estimé soldat. Vrayement, Madame, reprit Adamas, vous ne pouuiez mieux choisir: Ie ne vis iamais Soldurier plus attaché d’affection à celuy qu’il fait profession d’aymer vif & mort, que Tansille l’est à vostre seruice. Il ne me parle de vous que la larme à l’œil: &, s’il en estoit creu, il y a long-temps qu’il auroit executé ce que l’imprudent, mais tres-fidele Cindonax, a faict pour vostre seruice. A propos de Cindonax, mon Pere, repartit la Nymphe, dites-m’en clairement, si vous le sçauez, ce qui en est: car iusques icy ie n’en [398/399] ay oüy parler que confusément. Adamas, pendant qu’on auoit enuoyé querir Tansille, conta à la Nymphe, non seulement ce qu’il auoit oüy la nuict mesme qu’il fut chez Meronthe, mais tout ce que vous auez leu qu’auoit fait Cindonax. Sans mentir, dit la Nymphe, rauie de cét acte d’extreme generosité, cét exemple ne demeurera pas enseuely. Ie vous prie, mon Pere, que vous sçachiez à qui appartient Cindonax, ie veux cognoistre ses parens, & les aymer: & feray, si ie puis voir la fin de ce siege, mettre vn grand tableau dans le Temple de Tautates liberateur, où toute ceste histoire sera representée, afin que ce soit vn aduertissement à la posterité de ne cesser iamais de le loüer & le suiure. La Nymphe acheuoit ceste promesse, quand Tansille arriua. Elle ne luy tint autre langage, sinon, que pour luy monstrer qu’elle n’estoit en doute ny de son courage, ny de sa fidelité, elle luy vouloit fier vne des plus importantes pieces de la ville. Ce bon Cheualier pleuroit de ioye de se voir en si bonne opinion auprés de sa Dame: aussi ne pouuant presque luy respondre de trop d’affection, il ne luy sçeut dire autre chose, sinon, qu’elle cognoistroit que quelque grand que fust l’honneur qu’elle luy faisoit, il essayeroit au peril de sa vie de s’en rendre digne. Ie le croy, continua la Nymphe, c’est pourquoy faites ce que le Prince & Damon vous diront. Elle laissa Tansille, apres luy auoir ainsi parlé, & pour se diuertir alla trouuer la Princesse Rosanire & Galathée, qui pour se recompenser de la mauuaise nuict qu’elles auoient passées, ne faisoient que de se leuer. Aussi tost que Clidamant fut en son logis, il pria Damon de faire venir [399/400] cinquante de ses hommes, les meilleurs & les plus affectionnez. Damon alla aux corps-de-gardes, & aux maisons des particuliers, où l’infanterie estoit logée: & ayant luy-mesme choisy son monde, les fit armer, & commanda à vn Centenier de les conduire dans la court du Chasteau. Bien à peine y estoient-ils, que le Prince & Damon leur parlerent l’vn apres l’autre, & les remirent entre les mains de Tansille pour les commander: A la charge, dit tout haut le Prince, que pource qu’ils doiuent se resoudre à vn peu plus de fatigues que leurs compagnons, ils auront double paye, & asseurance d’estre recompensez s’ils seruent bien. Il n’y en eut pas vn à qui l’espoir du gain ne fist promettre merueilles. Aussi furent-ils fort gayement se loger dans la caue, dont ils firent leur corps-de-garde, & dans la petite court, où ils laisserent vne partie de leurs armes. Le Soleil estoit couché quand tout cela fut fait. Damon vint veoir sa nouuelle garnison, & ne les voulans pas laisser dans ceste caue, leur donna les deux chambres basses de la tour, par laquelle on passoit pour aller à eux, afin qu’ils y mangeassent & y dormissent: & vne petite au dessus pour Tansille, quand il voudroit y coucher. Cependant Polemas estoit auec Listandre, qui apres qu’il eut recogneu l’endroit dont il luy auoit parlé; venoit luy en rendre compte. Seigneur, luy dit-il, vostre aduis est si bon, & le lieu si aysé à gaigner sans estre descouuerts, qu’il faut que tout ce que nous sommes auec vous, ayons eu iusques icy les yeux fermez, de n’auoir point apperçeu cét aduantage. Certes si i’en suis creû, vous ne differerez point cette entreprise, [400/401] & dés qu’il sera nuict ferez approcher vos gens auec des eschelles & des terebres. Les trois autres confidens de Polemas furent appellez pour estre du Conseil, & apres auoir sçeu l’intention de leur Chef, l’approuuerent, auec promesse qu’à ce coup la ville estoit à luy. La nuict estant venuë durant que Listandre & Ligonias faisoient preparer toutes choses, & que Peledonthe choisissoit auec Argonide les plus determinez soldats de leurs troupes pour executer l’entreprise. Polemas lors fit venir le fils de Meronthe, & luy dit, qu’il vouloit luy faire voir le commencement de sa mine, pour la continuer en toute diligence, en cas qu’ils manquassent à l’entreprise qu’ils auoient sur le Chasteau. Comme ils furent dans les tranchees, il estoit toute nuict, & ceste obscurité empeschoit que ce traistre ne pût faire vne asseurée conjecture du lieu où estoit la maison de son pere: mais comme il sortit de la mine auec Polemas, il apperçeut sur le haut d’vne cheminée vne clairté, il s’arresta pour la considerer, & en fin ne doutant plus de ce que c’estoit: Seigneur, luy dit-il, mone pere trauaille, en voyla le signal qu’il vous donne: c’est à ceste heure que vous pouuez iuger si vostre mine & la nostre se rencontreront. Polemas ayant dressé son quadran qu’il auoit enuoyé querir, & par la veuë iugeant de la distance des lieux, trouua tout bien commencé, & dit seulement au jeune Meronthe, qu’il feroit monter sa mine du costé de Montverdun, & qu’il en fist de mesme s’il en auoit le moyen. Seigneur, luy respodit-il, ny mon pere, ny moy, ne vous manquerons en chose du monde, & pour ne retarder icy, [401/402] que le moins qu’il me sera possible, c’est que ceste nuict mesme, ou i’entreray auec vos gens dans le Chasteau, s’ils ne sont point descouuerts, & la mine sera acheuée par consequent: ou s’ils le sont, ie me mettray parmy ceux qui sortiront de la ville, & y rentreray des premiers. Polemas ayant trouué l’expedient du fils digne de la nourriture du pere, luy fit vn grand present, & continua de luy promettre des montagnes d’or, apres qu’il se seroit fait Comte des Segusiens. Peledonthe voyant la nuict fort aduancée, & que tout estoit en vn profond silence, creut qu’il estoit temps de ne plus retarder l’execution de ce hardy dessein. Il en aduertit Polemas, qu le fit partir à l’heure mesme, & luy enjoignit de marcher tousiours par des chemins couuerts. Il fit faire, à cinq cens hommes qu’il menoit avec luy, plus de trois mille, au lieu d’vn demy mille qu’il y auoit à faire en allant par le droit chemin. Ces soldats estoient bien armez, & outre cela chargez d’eschelles & de feux d’artifice. Cela estoit cause qu’ils marchoient fort lentement: toutefois en eux heures ils se trouuerent au bord du torrent, & se separerent selon que Peledonthe l’ordonnoit. Polemas luy auoit promis d’estre aussi-tost que luy, & en cas de necessité le soustenir auec vn gros de mille cheuaux.

Voyla donc toutes choses prestes, & Marcilly sur le bord du precipice: Mais Tansille qui ne dormoit pas, & qui faisoit la sentinelle plustost que le Capitaine, au moindre petit bruit qu’il oüyt, fit esteindre tout le feu qui estoit dans les chambres de ses soldats, & cacher leurs lampes sous [402/403] de boisseaux. Il meit donc l’oreille contre la muraille de la casemate, oüyt attacher vne eschelle, & puis vne autre, iusques à six ou sept. Il sort aussi-tost sans faire bruit, & alla dire à ses compagnons, que les ennemis estoient au pied de la muraille, & que sans doute ils auoient resolu de surprendre le Chasteau. Mes compagnons, dit-il, c’est ceste nuict que nous deuons tesmoigner si ce que nous auons promis est vray, ou faux, & par de bonnes actions nous acquerir vne renommée eternelle. Il nous faut coucher à l’entrée de la caue & de nos chambres, & tuer quiconque descendra. Bien à peine auoit-il dit ce peu de mots, qu’au trauers de l’obscurité ils aperçeurent ie ne sçay quoy encore de plus noir sur la muraille. Ils prirent tous à la main vn grand poignard, qu’ils appelloient misericorde, & se couchent le ventre contre terre. Aussi-tost ils oüyrent tomber vne eschelle iusqu’à terre, & en mesme temps vn soldat descendre. L’entrée de la caue estoit vis à vis de la place, où il mit le pied en quitttant [sic!] l’eschelle: vn soldat qui n’estoit couché qu’à trois pas de luy, se leua, & le iette la teste la premiere dans ceste caue, où deux autres luy mettant le pied sur la gorge, luy donnerent cent coups de poignard. Celuy-cy n’auoit fait nul bruit, pource qu’il n’auoit peu, c’est pourquoy vn second le suiuit, qui tombant au mesme piege receut le mesme traittement. Ainsi iusques à huict ou dix, ces resolus soldats ne cesserent de tuer. Mais Tansille ayant peur que le nombre croissant, ils ne peussent les repousser, il commanda à son Lieutenant d’aller diligemment aduertir [403/404] Damon de l’entreprise de Polemas, & l’asseurer que s’il vouloit sortir, il ne pouuoit que faire vn grand carnage de ces gens surpris & separez. Damon sçachant cela, ne sçauoit que dire pour monstrer son estonnement. Il s’arma aussi-tost, & va aduertir le Prince, qui vint iusques à la petite court, & oüyt le bruit que faisoient ses soldats en tuant. L’estonnement qu’il en eust ne fut pas moins extrême que celuy qu’auoit eu Damon: mais ce qui le rauissoit beaucoup plus, estoit l’assistance visible de Dieu, qui le iour mesme que Polemas deuoit surprendre ceste place, auoit mis entre leurs mains les moyens d’y resister, & leur auoit, par maniere de dire, fait toucher au doigt, & veoir à l’œil le dessein de l’ennemy, & par la preuoyance de Damon, tirer vn grand aduantage de leur propre foiblesse. Il n’osa parler de peur d’estre écouté: mais faisant couler iusqu’à cent Solduriers dans la tour, pour seruir & soustenir ceux de Tansille, il courut viste aux armes, & trouuant desia toutes les compagnies prestes à sortir, voulut estre de la partie. Mais le grand Druyde qui auoit esté aduerty de ce qui se passoit, apres auoir voüé dix Taureaux indomptez à Hesus le fort, pour la conseruation de la ville, & laissé le corps des Druydes, Eubages, & Vacies en prieres, fut en la place d’armes, & y fut à temps pour empescher que le Prince n’allast courre fortune hors des murailles. Seigneur, luy dit-il, ne vous lasserez-vous point de nous donner des alarmes, & executer vous mesme ce que vous pouuez faire reüssir par autruy? Tandis que vous serez dehors auec tous ces [404/405] Cheualiers, ausquels nous pouuons dire, qu’est toute nostre force, s’il arriue des affaires à la ville, qui sera pour y mettre ordre, & faire les commandemens necessaires? Laissez-donc, au nom de Dieu, à ces vaillans Cheualiers l’honneur qu’il ya [sic!] à gaigner hors de la ville, & reseruez-vous, s’il vous plaist, celuy qu’en la seule defense de nos murs, de nos maisons, & de nos Dieux domestiques, vous pouuez acquerir. Alcidon & Damon, ayans adjousté leurs prieres & leurs raisons à celle d’Adamas, le Prince vn peu picqué, leur dit: Bien, Messieurs, puis qu’il vous plaist, ie demeureray icy les bras en croix, pendant que vous aurez l’espée à la main. I’obeys à la necessité de ma charge: mais souuenez-vous que dans peu de temps, ou ie m’en defferay, ou auray la permission de me trouuer, comme les autres, où la gloire m’appelle, & mon humeur me conuie. En disant cela il les quitta, & faisant en ceste occasion la charge de Damon, voulut respondre des portes & des murailles. Voyla donc Alcidon, Damon, Ligdamon, Lydias, Merindor, Periandre, Lucindor, Sileine, Cerinte, Alcandre, Amilcar, Clorian, Belisart, & quelques autres, à la teste de cent cinquante cheuaux. Comme ils furent hors des portes ils enuoyerent leurs coureurs, qui en ceste sortie furent si heureux, qu’ils surprirent les sentinelles perduës de Polemas, & leur couperent la gorge. Cela fait ils viennent rejoindre leur gros, & apprennent à Alcidon & Damon ce qui leur estoit arriué. En mesme temps Damon met pied à terre auec Ligdamon, Lydias, & douze autres [405/406] Cheualiers, & fait passer douze compagnies de gens de traict deuant leur gros de Caualerie, pour aller surprendre l’ennemy: Et Alcidon, auec les autres, demeura pour les soustenir en temps & lieu. Bien à peine auoient-ils, auec le plus grand silence qui pouuoit estre gardé, fait cent pas, qu’ils oüyrent le bourdonnement des ennemis. Ils mettent tous l’espée à la main, & iugeans qu’il estoit inutile de se seruir des traits, vindrent fondre sur eux auec des cris extraordinaires pour leur donner l’alarme plus chaude. Ces gens surpris, se sentirent tuez plustost qu’ils n’eussent creu qu’ils auoient sujet de craindre. On n’entend autre chose que, Tuë, tuë, & tant d’vne part que d’autre, les clameurs de ceux qui estoient tuez, iointes aux menaces de ceux qui tuoient. Ce combat fut opiniastré sur la fin, pource que Peledonthe s’estant recognu, & ayant rallié deux ou trois cens des siens, les mena iusqu’à trois fois au combat. Mais il n’auoit point de Damons, de Lydias, de Ligdamons, & de semblables Cheualiers auec luy. Il fallut ceder à leur valeur, & Peledonthe, tout grand Capitaine qu’il estoit, voyant que Polemas ne le secouroit point, suiuit ceux qui fuyoient, & ne les peut arrester qu’il ne fust au camp; ny empescher qu’vne parite du chemin, Damon & les siens suiuans les fuyars, n’en laissassent plus des deux tiers sur la place. Alcidon n’auoit bougé du lieu où il s’estoit separé de Damon, & l’auoit fait parce qu’ayant oüy vn fort grand bruit à sa main droicte, il auoit eu peur que l’on n’eust resolu de les enfermer, & leur oster la liberté de renter dans la ville. Damon ayant rassemblé ses gens auec vne extrême [406/407] diligence, & attendu auec Alcidon plus d’vne grosse heure pour attendre ses blessez, ou ceux qui s’estoient trop escartez, voyant qu’il n’arriuoit plus personne, rentra dans la ville auec la plus grande gloire du monde: mais gloire qu’il deuoit purément aux gratifications de la Fortune, pource qu’en ceste sortie ayant plustost pris le Conseil d’vn homme qui iouë de son reste, que celuy d’vn Capitaine qui veut le mesnager & ne rien hazarder, il y auoit apparence qu’il deuoit se perdre, aussi-tost qu’il y en auoit de gagner beaucoup. Toutes choses ayans ainsi heureusement succedé, Damon fit auec Alcidon, vne reueuë de ceux qu’il auoit menez au combat, & veid qu’il n’auoit perdu que vingt ou trente hommes, & qu’il n’y en auoit pas plus de six vingts blessez. Il est vray qu’auant qu’il fust iour plus de quinze reuindrent iusqu’au pied de la muraille, & furent tirez en haut auec des cordes & des panniers. Parmy ceux-cy estoit le traistre fils de Meronthe, qui faisant le resolu monstroit à tout le monde son épée toute rouge de sang. Il fut trouuer son pere, qui estoit au desespoir du mal-heur de Polemas, & ne sçauoit comme il s’estoit peu faire que ceux de la ville eussent esté si à propos aduertis de son entreprise. Mon pere, luy dit son fils, consolez-vous, & n’esperez que des tres-grandes choses. Si nous n’auions qu’vne corde en nostre arc, i’aduouë que ce desespoir ne seroit pas hors de propos: mais nous sommes à la veille de la victoire. La mine est, à ceste heure que ie vous parle, fort aduancée, & dans trois iours; continuant comme nous auons commencé, il ne faut point douter qu’elle ne soit ache-[407/408]uée, & par consequent que la ville ne soit à Polemas. Il luy dit en suitte tout ce qu’il auoit deliberé auec ce rebelle: le cours qu’il falloit donner à la mine: & la dexterité dont il estoit rentré dans la ville, en monstrant son espée pleine de sang, & ayant fait plus de bruit que vingt autres pour tesmoigner son courage & son affection. Cependant Polemas n’estoit pas si ioyeux que de coustume. Aussi quand Peledonthe fut arriué dans sa tente, & luy eut representé le tort qu’il auoit fait à ses affaires de ne luy auoir point tenu parole, il luy monstra son bras gauche percé d’vn coup de jauelot, & luy dit ainsi: Il faut Peledonthe que nous soyons trahis, ou mal-heureux. Ie sçauois assez combien vous auriez affaire de moy, si nostre entreprise estoit descouuerte: c’est pourquoy i’estois monté à cheual incontinent apres vous. Mais ne voyla pas comme si le Ciel & la terre estoient bandez contre moy, que ne songeant à autre chose qu’à vous soustenir, i’ay esté attaqué par vn gros de Cauallerie qui a pris le mien par derriere, & nous a si obstinément poursuiuy, que ie n’ay pas ramené cinq cents hommes des mille qui estoient sortis auec moy. Ligonias, & Argonide y ont esté extremêment blessez, & moy comme vous voyez ie n’en ay pas esté tout à fait exempt. De vous dire qui sont ces ennemis là, c’est ce qui n’est pas en ma puissance, pource que tres-asseurément ils ne peuuent estre sortis de la ville: Mais ie vous puis dire quels qu’ils soient, ils sont conduits par deux Chefs les plus vaillants que i’aye veus de ma vie. La Nymphe fut à l’heure-mesme aduertie de ces heureuses nouuelles par vn de [408/409] ses Epies, & ayant fait assembler au point du iour son Conseil pour les luy apprendre, laissa le Prince, & les autres Cheualiers dans vn estonnement extrême. Les vns croyoient que c’estoit le Prince Sigismond qui venoit les secourir auec ses troupes. Les autres Rosileon, & Celiodante auec les forces du Roy Policandre, & de la Royne Argire: Amasis se persuada que c’estoit Lindamor, qui aduerty par Fleurial s’estoit hasté pour venir luy rendre ce bon office. Mais le grand Druyde prenant lors la parole. Qui que ce soit, Madame, dit-il à la Nymphe, il faut vous acquitter de vostre vœu, & ordonner qu’auiourd’huy comme en vne feste solemnelle, tout le peuple ira aux Temples faire leurs prieres, pendant que nous ferons les sacrifices, & presenterons à Dieu les victimes blanches en action de graces. Cette nuict doit estre mise au nombre des iours les plus heureux de vostre regne, & par la prudence & le courage de ces grands Cheualiers, vous deuez appeller cette derniere action l’affermissement de vostre trône. Fasse Polemas ce qu’il voudra desormais, le passé m’asseure de l’aduenir. Ses forces sont grandes, ses intelligences sont merueilleuses, & il ne manque pas de courage. Mais Tautates qui confond les plus profondes sagesses des hommes, & affoiblit les forces extraordinaires, ne luy permettra iamais qu’ayant la plus pernicieuse intention du monde, elle puisse succeder. Amasis transportée de ioye, & de celle qu’auoient pour son subiet tous ces Cheualiers estrangers, fut les remercier tous l’vn apres l’autre. Mais il faut aduoüer qu’elle tesmoigna au vaillant Damon, ie ne sçay quelle plus par-[409/410]ticuliere affection qu’à tout le reste: Aussi certes le meritoit il: car on peut dire que durant tout ce siege, il fut le Palladium fatal de Marcilly: & empeschant par sa presence que tous les desseins de Polemas eussent leur effet, le iour de son arriuée en Forests, meritoit d’estre appellé le iour de la resurrection de l’Estat. Le Prince ne luy ayant gueres moins fait d’honneur que la Nymphe, luy conseilla de s’aller mettre au lict & de resposer, tandis que le peuple celebreroit la feste, qui par sa prudence & sa valeur estoit toute pure & toute triomphante. Damon plustost pour laisser la Nymphe & le Prince en repos, que pour autre chose, leur donna le bon-iour, & auec Alcidon, Ligdamon, Lydias, & les autres fut se retirer chez luy. Cependant le grand Druyde estant demeuré auec le Prince, enuoya querir les trompettes de la ville, & auec le Heraut de l’Estat nommé, Forests, leur fit commandement au nom de Clidamant d’aller par les Carrefours & les places publiques, enioindre au peuple de cesser son trauail accoustumé, employer toute la iournée aux prieres ordonnées pour remercier Dieu de la victoire obtenuë en deux endroits contre les ennemis, & pour la finir par des feux de ioye. Cette proclamation fut escoutée auec vn tel excez de plaisir, que tout le monde quittant son exercice, & les marchands fermans leurs boutiques, coururent à grandes troupes aux Temples, & telle fut la deuotion du peuple en ce iour debon presage, qu’auant qu’il fust midy, il auoit esté immolé plus de cent victimes à Tautates, Hesus le fort, & des sacrifices particuliers. Le general [410/411] fut commencé à onze heures en la plus grande solemnité qui puisse estre representée. Il n’y eut eu la Cour Cheualier ny Dame qui n’accompagnast les Nymphes & le Prince, pour assister à cette action de graces. Le grand Druyde tout lassé & tout foible qu’il estoit de tant de veilles & de trauaux, voulut officier luy mesme. Il presenta les Taureaux indomptez qu’il auoit voüez le iour precedent, & celebra si dignement ce iour-là, que plusieurs creurent que Tautates luy-mesme pour auoir les sacrifices de la Nymphe plus agreables & plus parfaits, auoit pris la ressemblance d’Adamas pour estre son propre sacrificateur. Quoy qu’il en soit, l’action se passa au contentement general du Ciel & de la terre: Puisque la beauté des entrailles des victimes, & l’extrême attention des assistans ne firent douter à personne que cette fois là Dieu ne s’entendist auec les hommes pour estre esgalement satisfaits. Apres ce solemnel sacrifice toute la Cour se trouua au festin, que le Prince fit ce iour-là, comme Dictateur & comme Clidamant. Il faudroit ennuyer les yeux & les oreilles, qui voudroit faire vn denombrement par le menu, de tous les seruices de ce fameux festin. Il suffit de dire qu’il ne s’y peût rien desirer, & qu’encor qu’il y eust pour le moins six vingts personnes à table: toutesfois l’ordre fut si beau, & les viandes en si grande abondance pour vne ville assiegée, que ceux-mesmes qui les veirent ne le pouuoient croire. Les tables estans leuées le Prince commença le bal. Il fut continué par Alcidon & par quelques autres qui y auoient leurs maistresses, & aymoient mieux satisfaire à leur [411/412] Amour qu’à la guerre. Le peu de personne qui dancerent, & le peu de temps que le bal dura, estoit vne marque que cette reioüyssance n’estoit pas de saison, & qu’elle estoit plustost contrainte que naturelle. Toutesfois Galathée, & les autres Dames, à qui l’heureux succez de ses armes faisoit auoir de grandes esperances, auoient oublié la moitié de la peur, que l’inopinée aduanture du siege leur auoit iusqu’alors donnée. Il n’y auoit que l’infortvné Celadon qui demeuroit triste parmy tant de suiets de ioye, & par la melancolie qui le consommoit à veuë d’œil, sembloit estre affligé des prosperitez de ses amis, aussi bien que des siennes. Il est vray que se faisant d’extrêmes contraintes sous ses habillemens de fille, & n’osant ny tesmoigner son courage, ny croire à la passion, il estoit comme les fables ont representé ce mal-heureux aux Enfers, qui mouroit de soif au milieu de l’eau, & de faim entre les meilleurs fruicts du monde. Mais ce qui luy estoit vne surcharge à ce nombre infiny d’ennuis sous lesquels il estoit accablé, c’estoit que depuis qu’il auoit quitté la chambre, & rendu aux Nymphes ce qu’il leur deuoit, comme fille du grand Druyde qu’il n’auoit entretenu Galathée, fois que par des mots soubs-entendus, & des demandes à double sens, elle ne luy sceut mettre en l’esprit l’apprehension que la Nymphe ne descouurist leur artifice, si profondément, qu’il passa deux ou trois iours parmy les plus grandes peurs, & les plus violentes inquietudes, que [412/413] depuis la reuolte de Polemas il auoit ressenties. A la fin il conseilla à cette pauure Druyde, de ne souffrir plus d’estre veuë que tres rarement, sinon de Leonide, d’Astrée, & de Bias, & en ses discours retranchant cette force d’esprit, & cette bonté de courage, qui y estoient trop viues & trop claires, il n’oubliast iamais la bien-sceance de son personnage. En cette resolution il passa huict ou dix iours qu’il ne fust veu que de ces trois personnes qu’Adamas luy auoit nommées, & encore le plus souuent que de la seule Astrée, qui n’ayant autre pensée, que celle de son estrange Amour, ne songeoit presque plus, ny aux dangers qu’elle auoit courus, ny à ses bonnes amies, Diane, & Philis qu’elle auoit laissées en d’extrêmes peines pour elle. Alexis estoit l’obiet de son Amour & de son amitié. Alexis luy auoit fait oublier ce qu’elle auoit auparauant aymé. Alexis luy donnoit la paix dans la guerre où tout le Forest estoit engagé. Alexis luy faisoit penser que le siege de Marcilly estoit vn songe ou vne fable. Et en vn mot Alexis obtenant plus qu’elle ne desiroit sur elle, s’estoit rendu maistresse absoluë de tous ses sentimens, par de si puissants charmes que peu à peu elle voyoit qu’Astrée oublioit la memoire de Celadon, & la coustume qu’elle auoit de ne parler iamais de sa perte que la mort au cœur, & les larmes aux yeux. Mais à n’en mentir point ce scrupuleux Berger meritoit la plus grande part des persecutions dont il estoit bourrelé, puis qu’euitant auec toute sorte de soins, & de diligences, les occasions de finir sa peine, il abusoit de la facilité de sa bonne fortune. Il n’auoit autre parole en la bouche, ny autre pensée en l’a-[413/414]me que ce commandement rigoureux, par lequel il luy estoit defendu de se presenter deuant sa maistresse, & preferoit la volonté d’Astrée furieuse, ialouse & inconsiderée, aux vœux d’Astrée, remise, repentante, & Amoureuse. Il ne faisoit par ses discours & par ses actions, autre chose qu’essayer d’acquerir mieux que iamais les bonnes graces d’Astrée, & ne voyoit pas qu’il ne tenoit qu’à luy que cette belle fille ne mist la derniere main à cét excellent ouurage. Il ne parloit iamais de foy à cette Bergere, comme Celadon, qu’il ne luy arrachast des soupirs du cœur, & des pleurs des yeux, & cependant comme s’il eust pris plaisir au mal qu’elle enduroit sans suiet, il auoit le courage de la veoir desesperée de l’auoir fait noyer, & ne vouloit pas mesme luy dire que Celadon viuoit. Ce n’est pas que durant tant de iours & tant de secrettes conuersations, il ne fust incessamment combattu de l’impatience de se declarer: mais ayant esté trop long-temps sans le faire, Amour, pour le pvnir plustost que son opiniastre obeyssance, luy representoit comme des attentats contre sa fidelité, les resolutions qu’il vouloit prendre d’arrester auec ses larmes, & ses peines, celles de la Bergere. Combattu de cette hydre de difficultez renaissantes, la meilleure resolution qu’il peût prendre, fut apres auoir tant enduré d’endurer encore dauantage, & puisque rien ne pouuoit arracher le bandeau qu’Astrée auoit deuant les yeux, vser des commoditez, & se seruir des occasions que cét aueglement luy offroit à toute heure. Pour estre donc meilleur mesnager du temps [414/415] qu’il n’auoit point encore esté, il creût qu’il estoit fort à propos de presser l’ouurage qu’il auoit commencé, & engageant de plus en plus sa Bergere dans l’amitié qu’il cognoissoit qu’elle auoit pour luy, la forcer malgré qu’elle en eust, à ne s’en pouuoir desdire, quand en fin le temps seroit venu de se faire recognoistre. Il estoit en cette pensée lors qu’Astrée entra où il estoit, & luy venoit apporter les nouuelles de la resioüyssance publique. Ma maistresse, luy dit-elle, apres l’auoir baisée, ie m’estonne comme vous estes la seule qui ne ressentez point le plaisir de cette ville: & demeurez dans vostre chambre, triste & chagrine sans que ie puisse en decouurir la cause: Et en cela certes (pardonnez-moy si i’ose vous parler ainsi) il semble que i’ay suiet de me plaindre de vous. Ie dis seulement qu’il me semble, pource que ne pouant rien trouuer mauuais de ce qui vous plaist, ie ne dois iamais vouloir que ce que vous voudrez. Mon seruiteur, luy respondit Alexis, ces resioüyssances dont vous parlez ne me sont point sensibles, car elles sont trop esloignées, ou plustost trop contraires aux choses dont ie suis touchée. Ce n’est pas, que ie ne prenne vne grande part au bien & au mal de ma patrie, & bien que par ma profession, i’en sois comme separée, toutesfois la consideration de ce que i’y ay laissé de cher, m’empeschera tousiours de tenir ses aduantures indifferentes. I’ay ce matin assisté aux sacrifices parmy les filles de mon ordre: & peux dire que i’y ay receu plus de contentement que qui que ce puisse estre, puisque i’ay presque eu celuy de vous veoir. Ha! ma maistresse, continua Astrée, vous [415/416] sçauez obliger de si bonne grace qu’en mesme temps que ie suis honteuse de receuoir tant d’honneur d’vne personne de vostre qualité, ie suis contrainte d’aduoüer en moy-mesme que ie serois bien miserable, si i’en receuois moins. Mais si vous daignez vous plaire en ma compagnie: Faites-moy la faueur de me dire d’où vient que depuis que la rage de Polemas nous a comme arrachées de nostre element: c’est à dire, de nos bois, & de ces belles Bergeres qui nous estoient si cheres, vous n’auez pas esté vn iour sans souspirer, & sans vous attrister. Mon seruiteur, luy respondit Alexis, vous auez dit le suiet de mon ennuy, en me tesmoignant la curiosité que vous auez de le sçauoir. C’est belle Astrée de ne viure icy qu’en contrainte, d’estre iour & nuict en allarme, & ne pouuoir estre seules comme nous auons esté. De n’oüyr que le bruict des armes, des trompettes, des machines, & des autres instrumens de la guerre, au lieu du mumure des eaux de Lignon, ou du petit bruit des vents, & des musettes, parmy les agreables bois où nous auons si doucement, mais helas! si peu demeuré l’vne auec l’autre. Il est vray qu’vn autre chagrin, augmente beaucoup ces premiers desplaisirs, c’est que ie me represente deux choses, ou que Polemas le traistre & desnaturé suiet, emportera cette ville de force, ou qu’il sera contraint de leuer le siege. Quoy qu’il arriue; Ie me figure desia que ie vous perds, & que vous me serez rauie, par l’insolence des ennemis, ou par la necessité de ma condition. Si Polemas est victorieux, qui vous peut empescher de tomber entre ses mains, & y estant quel Dieu luy osteroit la volonté de ne [416/417] vous pas posseder. Ie ne parle pas sans vn iuste soupçon. Mes yeux? Astrée, mes yeux, dis-je (vous sçauez combien ceux d’vn veritable Amant sont clairs-voyans,) ont recogneu quelque chose de ce que ie crains. Quand vous luy fustes amenée, il ne peût tout barbare qu’il est, auoir assez de brutalité pour ne sentir point l’ineuitable pouuoir de vos charmes. Il en fut sans doute touché: Et quoy que ie n’y fusse point au commencement, si est ce que iugeant du tout par vne partie, ie vis quand il nous fit toutes deux mener hors de deuant luy, qu’il tourna deux ou trois fois la teste pour vous conduire de l’œil, & auoit tout haut dit que c’estoit dommage qu’vne si belle fille eust vn si meschant pere. Que pensez-vous que soit ce petit mouuement en la personne d’vn monstre, comme Polemas? C’est, belle Bergere, vn excez d’Amour en vn autre, qui comme moy n’auroit l’esprit plein que de la passion de vous aymer. Mais permettez-moy, s’il vous plaist, d’estre tout à fait indulgente à mon desir, & de croire que par vne merueille qui n’est pas impossible, Polemas n’aura ny la volonté ny le pouuoir de me faire ce sanglant desplaisir. Qu’arriuera-t’il à la fin de ma fortune? Rien de mieux Astrée. Il faudra que ie retourne dans le Cloistre que ie viens de quitter pour estre renfermée si loin de vous, qu’il seroit aussi souhaittable pour moy que ie fusse hors du monde que d’y estre comme ie seray. Ce que vous auez cher maintenant que vous me voyez, vous sera indifferent, s’il ne vous est encore pis, en ne me voyant plus. Vos pensées prendront vn autre obiet, n’ayant plus celuy qu’elles auoient accoustumé: [417/418] Et comme Alexis vous guerit de la perte de Celadon, lors vn tiers vous guerira de l’absence d’Alexis. Cette comparaison ne fut pas plustost eschappée à Celadon, qu’il s’en repentit en iugeant la consequence pour l’aduenir: Aussi resuant au moyen d’adoucir cette aigreur il se teust: mais Astrée percée iusqu’au vif de ces mots, qui luy estoient vne insupportable reproche: Ma maistresse, dit-elle à Celadon, i’ay voulu vne fois vous interrompre durant le long & fvneste discours que vous venez de me faire: mais puisque ie ne l’ay pas fait ie voy bien que le mal qui nous doit arriuer est ineuitable. Permettez moy, s’il vous plaist, de me courroucer contre vous, & quoy que vous soyez ma partie, vous prendre pour mon iuge contre vous-mesmes. Qu’auez-vous pensé dire quand vous auez meslé le pauure Celadon parmy ces monstres, qui sont cause de vos craintes & de vos chagrins, & qui le seront peut-estre que ie seray doublement mal-heureuse? Maudit sois-tu detestable Polemas, de qui la prodigieuse ambition mettant tout s’en dessous dessus, & faisant dans Forests vn cahos aussi confus & aussi noir qu’estoit celuy dans lequel toutes choses ont esté autresfois embroüillées, puisque cette belle Druyde ressentant plus que ie ne merite les outrages que tu peus me faire, s’est laissée emporter à des accusations qu’elle seule me peut rendre supportables. A n’en mentir point, i’ay tort, luy dit Celadon, de peur qu’elle ne continuast cette plainte: Mais de quelle espece d’apprehension, non seulement est, mais aussi ne doit point estre combattuë vne veritable Amour. Ce n’est rien que de [418/419] craindre les choses possibles, il faut craindre les impossibles. Et si ma passion en estoit creuë, à ceste heure mesme que vous estes auprés de moy, & que i’ay l’honneur de vous tenir la main, ie douterois que cela fust veritable. Mon bien heureux Celadon, s’il est croyable que tu le puisses estre, & n’estre pas auec la belle Astrée: ie ne soupçonne rien qu’à ton aduantage. Ie sçay qu’Astrée s’oubliera plustost elle-mesme que de t’oublier, & que quand il arriuera qu’elle voudra te changer pour vn autre, sois asseuré que le Lignon rebroussant conter les montagnes de Ceruieres & de Roche-fort retournera dans sa source, & montera iusqu’au sommet de ces Rochers. Ne croy pas que ie sois ialouse de ta bonne fortune: Ie contribueray, s’il m’est possible à son accroissement: mais permets en recompense que ie la partage auec toy, ou si c’est trop, qu’au moins cette belle Bergere satisfaisant à ce qu’elle m’a promis m’ayme apres toy plus que toutes les choses du monde. Astrée escoutoit Alexis au commencement auec ennuy, mais quand elle la veid si fort dans les loüanges de Celadon, elle l’escouta auec excez de ioye: Aussi ne voulant pas qu’elle demeurast auec l’opinion qu’elle se fust faschée: Ma belle maistresse, luy dit-elle, le pauure Celadon iamais ne vous donnera de ialousie. Il est mort. Laissons sa belle ame en repos, & trouuez bon que i’en ayme la memoire autant que i’honore la grande Alexis. C’est trop obliger vne ingrate, reprit Alexis: Ie ne veux pas que vous me traittiez si doucement: Ie vous auois trop offensée: mais si l’on pardonne quelquesfois la mort en consideration de celuy qui [419/420] en est cause, oubliez s’il vous plaist l’attentat que i’ay fait contre vostre fidelité, & puis que ie ne l’ay fait que par l’excez de l’Amour que i’ay pour vous. Ma maistresse, repartit Astrée: Ie parle à ceste heure serieusement auec vous: Croyez-moy ie vous prie, & soyez tres-asseurée que quoy qu’il arriue, ny violence de Polemas, ny l’austerité du Cloistre des Carnutes, ne pourront me separer de la belle Alexis: c’est à dire de quelque chose dont ie suis plus inseparable que de moy-mesme: Il faut pour m’oster tout mon chagrin, mon tres-cher seruiteur, poursuiuit Alexis, que vous alliez plus auant, & me iuriez que quelque changement que le temps puisse faire, quelque plus particuliere cognoissance que vous ayez de mes defauts, & en vn mot, quoy que vous & moy puissions deuenir, iamais vous ne vous repentirez de m’auoir aymée: il fut si longtemps à prononcer le second, qu’il eust fait cognoistre à vne personne moins preuenuë qu’Astrée de l’opinion que c’estoit vne fille, qu’il estoit autre qu’il ne paroissoit. Ma tres-chere maistresse, luy respondit Astrée, ie vous promets tout ce que vous desirez de moy, & vous le iure si solemnellement, que ie veux si i’y contreuiens en quelque façon, & pour quelque cause que ce soit, que le Guy sacré de l’an Neuf, & l’œuf salutaire des Serpens n’enuoyent iamais sur moy, my sur mes troupeaux, les benedictions dont ils ont accoustumé d’estre accompagnez. Cette agreable communication n’eust pas esté si tost finie, si Leonide qui souuent sollicitée par Adamas de n’abandonner Celadon, que le moins qu’il luy seroit possible ne fust suruenuë. Boniour les belles Druydes, leur dit-elle en les [420/421] abordant, ie pense que vous vous instruisez dé-ja l’vne l’autre, ou pour le moins que l’vne apprend à l’autre tout ce qu’elle sçait des ceremonies des Druïdes nouices. Leonide disoit cela pource qu’elle auoit sceu la resolution qu’Astrée auoit faite de s’en aller auec Alexis à Chartres. Astrée demeurant tousiours aux termes d’vne sage fille, qui sçait fort bien son deuoir, respondit ainsi à la Nymphe. Serois-ie pas la plus heureuse fille du monde, Madame, si n’y ayant rien qui m’y plaise, i’en sortois, & en sortois pour trouuer vne consolation infinie, comme est celle d’estre auec cette belle Druyde. Vous auez raison, luy repliqua Leonide: & c’est pourquoy i’essaye tous les iours de disposer tellement l’esprit d’Adamas, qu’il employe tout son credit pour faire que vous ne vous separiez iamais. Celadon & la Nymphe s’entendoient bien: mais Astrée qui n’estoit pas de leur intelligence, prenant les choses comme elles luy estoient apparentes, se ietta aux pieds de Leonide: Et Madame, luy dit-elle, que vous estes bonne, ie iure qu’aussi-tost que par vostre faueur ie seray enfermée auec tant de sainctes filles, ou que mes prieres ne seront point oüyes, ou que tous les iours il vous arriuera quelque felicité nouuelle. Celadon s’oubliant à ce coup, goustoit toutes les douceurs qu’il eust receuës des paroles d’Astrée, & de la compagnie de Leonide, si veritablement il eust esté Alexis: Sa me ancolie [sic!] fit place à la meilleure humeur du monde. Il se mit à dire cent bons mots à ces deux filles, & se reseruant & à Leonide l’intelligence de ce qu’il disoit, ne laissoit pas de donner à sa Bergere le mesme contentement qu’elle auroit eu, si elle [421/422] eust esté de la partie. Astrée infiniement aise de veoir sa feinte maistresse railler de si bonne grace, l’y entretenoit autant qu’il estoit en sa puissance, & par vne nayueté extrêmément loüable, baisant Celadon, & permettant d’en estre baisée en toute liberté donnoit suiet de rire à la Nymphe, & à son Berger occasion de s’estimer dans son mal-heur le plus heureux Amant qui eust iamais esté. Pendant que ces trois personnes ioüyssoient de ces honnestes diuertissemens, & sans sçauoir nettement leurs intentions, se sentoient chacun en son particulier dans les plus grandes delices qu’elles auoient iusques là desirées, voicy arriuer Galathée, qui impatiente de veoir son cher Celadon sous les habillemens d’Alexis, s’estoit desrobée de toute la Cour, & auec Syluie seule, venoit veoir la feinte Druyde. Comme elle entra dans sa chambre: Celadon ne peût s’empescher d’en changer de couleur, & par humeur aussi bien que par iugement, reprenant son mauuais visage, & sa premiere froideur fut auec ces deux bonnes amies, au deuant de la Nymphe. Galathée au contraire l’abordant auec vne gayeté dont Leonide soubçonna la cause auec dépit, la baisa de sorte que le Berger ne fut pas le seul qui se douta qu’elle n’estoit pas guerie: Et bien, luy dit-elle, Alexis d’où vient que vous faites si peu de cas de vos amies? A n’en point mentir vostre mespris offense trop sensiblement des personnes qui vous ayment cherement, & pour la consideration d’Adamas, & pour celle de vos vertus. La Nymphe m’a commandé de vous veoir, & vous asseurer que sans les affaires qui l’occupent tout le [422/423] iour, elle fust venuë elle-mesme vous demander raison de vostre solitude. Madame, luy respondit Alexis le plus tristement qu’elle peût: Vous me faites des honneurs si disproportionnez à ce que ie puis valoir, qu’ils m’esbloüyssent autant pour le moins, que les plus grands rayons du Soleil font des yeux debiles & malades. C’est me faire mourir de honte à force de m’obliger, & me confondre tellement, qu’il faut pour n’en estre pas tout à fait hors de moy, que ie croye que vous vous estes oubliée, ou que ie me la suis moy-mesme. Ne me chargez pas s’il vous plaist, Madame, au delà de mes forces: vous qui estes née pour rendre la iustice à tout le monde, faites là, & à vous, & à moy, dispensant l’honneur à proportion du merite, reseruez vos excessiues courtoisies pour ces fameux Cheualiers qui depuis deux ou trois iours ont rendus de si grands tesmoignages de leur valeur, à ce que m’apprend Adamas, & que me disent encore plus clairement, la belle humeur où vous estes, & la resioüyssance publique. Pour moy, Madame, ie croiray estre en vos bonnes graces, beaucoup plus que ie ne merite, quand vous me ferez l’honneur de me souffrir, & agréer la rudesse d’vn esprit qui ayant esté chassé du monde, pour estre indigne d’y demeurer, ne peut sçauoir que les ciuilitez, & les complimens du Cloistre. Il n’y eut parole en tout ce discours qui ne fust comme vn canal qui faisant passer de la bouche d’Alexis, en l’oreille de la Nymphe, & de son oreille en son cœur, toute l’Amour que Celadon auoit pour Astrée, ou plustost [423/424] estant comme des chaisnons d’or de cét ancien Hercule Gaulois, ne mit la pauure Galathée dans des impatiences, & des excez d’vne veritable affection tout autres que ceux où iusqu’à present elle auoit esté. Elle ne se souuient plus de Lindamor que pour souhaitter qu’il la vangeast par sa mort, & par celle de Polemas, des importvnitez de l’vn & de l’autre. Elle oublie les paroles qu’elle luy auoit enuoyé dire par le Cheualier, qui apporta les nouuelles de la mort de Clidamant, & depuis par Fleurial. En vn mot sa passion l’aueugle tellement, que si Leonide & Astrée n’eussent point esté tesmoins de ses actions, elle eust infailliblement asseuré Celadon qu’elle n’ignoroit point qui il estoit, & son Amour luy eust donné tant d’esprit pour le conuaincre, que le pauure Berger eust esté trop peu resolu pour la desaduouër. Elle se contenta de s’asseoir auprés de luy: & s’approchant de son oreille, elle luy dit si bas, que Leonide mesme qui luy estoit vn inseparable Espie ne le peût oüyr. Il n’y a pas six mois belle Alexis, que i’auois vne Nymphe que plusieurs considerations me rendoient tres-chere: Aussi l’aimois-ie si veritablement, que ie ne croy pas pouuoir de ma vie rien aimer à l’esgal: mais ce qui m’estonne c’est que plus ie vous regarde, & plus ie pense la veoir, elle auoit les yeux que vous auez, son teint estoit de mesme le vostre. Vostre taille & la sienne n’ont difference quelconque: En fin comme vous luy ressemblez en tout, il semble qu’il faille que i’aye pour vous la mesme passion que i’auois pour elle. Celadon qui pensoit faire le fin au delà d’vne personne qui ayme, luy respondit ainsi. Quand on commença [424/425] à me parler de Ligdamon, Madame, i’aduouë que ie fus estonnée des aduantures qu’il a couruës: mais depuis que cette belle Bergere, & ses compagnes m’ont iuré qu’elles auoient eu long-temps en leur compagnie vn Berger auquel ie ressemble si fort qu’elles n’ont peû trouuer autre difference entre luy & moy que celle des habillemens & du sexe, i’ay commencé à retrancher beaucoup de mon admiration: mais au lieu d’en auoir pour Ligdamon, il faut que i’en aye vne extraordinaire pour moy, apres vous oüyr dire que vous auez en vne Nymphe qui estoit vne autre moy-mesme. Vous auez bien sujet de vous estonner de cette ressemblance, poursuiuit la Nymphe en sousriant: Car ie vous iure qu’à mon iugement vous estes plustost elle-mesme qu’vn autre qui luy ressemble: Ie laisse faire à cette belle Bergere la comparaison de la ressemblance qu’il y auoit entre vous & Celadon: mais pour moy ie feray celle qui est encore entre-vous & Lucinde (cette fille se nommoit ainsi) & pour embarasser Leonide rehaussant sa voix à ce mot de Lucinde. Si Leonide, continua t’elle, veut dire la verité, elle confirmera ce que ie vous dis. Leonide faisant semblant de n’auoir rien oüy de leur dernier discours: Ie diray tousjours, Madame, luy respondit elle, ce qu’il vous plaira, estant tres-asseurée que ie ne mentiray iamais en confirmant quoy que vous ayez dit: mais si pour vous seruir de tesmoin, il est necessaire que ie sçache dequoy il est question, ie vous supplieray tres-humblement de me dire ce que c’est: car estant empeschée à respondre à cette Bergere, ie n’ay peû oüyr ce que vous disoit ma sœur. [425/426] Galathée sousrit, & dit à la Nymphe qu’elle parloit de Lucinde à la Druyde, & luy disoit qu’elles estoient si fort semblables, qu’elle n’y pouuoit trouuer aucvne difference. Leonide ne s’en pouuant desdire, creût que l’artifice estoit de feindre vne extrême franchise. Ma sœur, dit-elle à Celadon: Ne doutez point de ce que Madame vous dit. Il est vray que Lucinde estoit vostre vray portrait, & comme ie vous ay desia dit plusieurs fois, si elle n’eust point esté plus grande que vous, ie vous aurois prise pour elle. Ces mots de Leonide, ne se rapportans pas à la response qu’Alexis auoit faite sur ce sujet à Galathée, au moins à ce que son esprit penetrant le iugea, luy fit recongnoistre la dissimulatiõ de la Nymphe: C’est pourquoy elle changea de propos, & voulant s’esclaircir de la doute où elle estoit pour Astrée, apres plusieurs discours de sa façon de vie, des jeux & des diuertissements d’elle & de ses compagnes, & bref de tout ce qui se faisoit sur les bords de Lignon, elle luy dit artificieusement: Puisque l’occasion s’en presente, belle Bergere, si faut-il que ie contente ma curiosité, & que vous me disiez, s’il vous plaist, par quel accident Celadon tomba dans la riuiere. Leonide me l’a conté d’vne façon, Adamas de l’autre, & ceux à qui i’ay parlé de ce Berger, m’ont tousiours parlé de sa mort diuersement. Astrée qui estoit ignorante de l’artifice de ses compagnes, sentit ce coup là si viuement, que malgré son courage & sa resolution, n’ayant peû s’empescher de faire veoir quelques larmes, elle respondit de telle sorte à la Nymphe, qu’elle veid bien qu’elle n’estoit pas de l’intelligence [426/427] des deux autres. Cela ne peût forcer cet esprit soubçonneux à la laisser en paix; Elle la contraignit de luy dire l’accident de la mort de Celadon, & par vne inuention toute nouuelle, la force, par maniere de parler, à la guerir de la jalousie que iusques-là elle en auoit euë. Mais, reprit-elle, belle Bergere, croyez-vous tres-asseurément qu’il soit mort, & sans vous arrester à vostre creance, auez-vous d’infaillibles preuues qu’il se soit noyé? Helas! Madame, luy respondit Astrée, sa perte n’est que trop certaine: & bien que nous n’ayons iamais peû trouuer son corps, si est-ce que par assez d’apparences qui ne peuuent estre disputees, nous en sommes trop esclaircis. Mais quelles obligations auriez-vous à vne personne qui vous asseureroit qu’il est viuant? repliqua Galathée: & auec quel visage le receuriez-vous, si à ceste heure il venoit se presenter deuant vous? Astrée estoit bien en peine à luy respondre: & Alexis, & Leonide y estoient encore plus qu’elle, lors que Daphnide, Madonte, Circeine, Palinice, & Carlis entrerent dans la chambre d’Alexis, pour ce que passant deuant le logis d’Adamas, elles y auoient veu le charoit de la Nymphe arresté. Madame, luy dit Daphnide, ceste belle fille ne nous aura point pour ce coup d’obligation de nostre visite: Quand nous sommes sorties du Chasteau, ce n’a pas esté auec dessein de la venir voir: mais comme nous passions, nous auons veu vostre chariot arresté, & auons creu que sans indiscretion nous ne pouuions passer outre, sans sçauoir ce qu’il vous plaist de faire à ceste heure que le chaud s’est esloigné d’icy auec le So-[427/428]leil. Nous venons de voir Melandre: mais elle est auprés de Lipandas auec Lydias & Ligdamon, qui taschent de luy faire passer le temps, & charmer les douleurs qu’il reçoit de ses blessures. Nous auons fait conscience de l’arracher d’auprés d’vne personne à qui elle est si chere. Que ne faites-vous donc conscience de m’interrompre, & m’arracher d’auprés de ce Berger, qui m’est plus cher que Melandre n’est à Lipandas, leur eust bien voulu dire Galathée: mais la prudence luy defendant de faire ceste faute, elle se contenta de leur dire, qu’elle feroit tout ce qu’elles auroient agreable. Mais que dira Rosanire de tout ce que nous sommes, qui l’auons laissée seule? Que cela ne vous mette point en peine, luy respondit Maldonte, c’est auec son congé que nous l’auons quitté. Il me semble qu’elle s’ennuie de ne receuoir point de nouuelles de la Reyne Argire, & ie ne sçay si c’est cela, ou autre chose qui la rend malade, mais elle vient de se mettre au lict auec vn grand mal de teste. Galathée voyant qu’il n’auoit aucvn moyen de reculer, se leua, & prenant Alexis par la main, luy dit à l’oreille: Si aujourd’huy vous n’estes Celadon, quoy que vous dissimuliez, le temps viendra que vous le serez. Alexis rougit de ceste proposition si peu attenduë: mais elle ne peût respondre, pource que toutes les Dames la salüant l’vne apres l’autre, ne luy en donnerent pas la liberté. Elle les accompagna iusqu’à leur chariot, & aymant mieux se priuer du contentement d’estre auec Astrée, que de receuoir le desplaisir d’estre auec la Nymphe, la laissa aller auec Leonide, & demeura seule, apres auoir fait mille excuses de ne pouuoir accepter l’hon-[428/429]neur que tant de grandes Dames luy faisoient, de la vouloir mener prendre l’air. Quelle eloquence pourra dignement dépeindre le regret, & le desespoir, auquel le reste du jour se laissa emporter Celadon, sçachant que la Nymphe le cognoissoit. Il s’estima plus mal-heureux qu’il n’auoit esté de sa vie, & pour ne rien laisser que sa passion desirast de luy, il se mit à supplier les Dieux qu’au lieu des prosperitez qu’ils enuoyoient à la Nymphe, ils commençassent à luy tourner le dos, & pour la pvnir du mal qu’elle se perparoit à luy faire endurer, ils luy donnassent tant d’affaires qu’elle n’eust pas le temps de songer à luy. Ie ne sçay si les Dieux oüyrent les prieres de cét Amant: mais ie sçay que durant la guerre, plustost qu’en tout autre temps, il n’est point de contentement pur: & qu’vne extrême affliction est tousiours à la fin d’vn extrême plaisir. La nuict ne fut pas plustost arriuée, que tout Marcilly fut plein de feux de ioye, de dances, & de festins. Le peuple ne regardant pas plus loin que son nez, croyoit que ceste feste seroit eternelle, & ne songeoit non plus à l’ennemy qui estoit à ses portes, que s’il eust esté sur les riues de la Seine, ou au delà des Alpes. Mais Amasis & le grand Druyde ne laissoient pas de penser à ce qui leur pouuoit arriuer, & n’ayans nouuelle ny de Lindamor, ny de Sigismond, ny d’Argire, qui leur en auoit promis aussi-tost qu’elle seroit chez elle, estoient en des peines qui leur sembloient d’autant plus grandes, qu’ils estoient obligez de les tenir cachées. Il estoit l’heure qu’Adamas auoit accoustumé de se retirer, quand vn Dizenier le vint aduertir qu’il y auoit vn homme dans le torrent, [429/430] qui vouloit entrer & parler à luy. Courage, dit-il à la Nymphe, voicy des nouuelles, Madame: Et la quittant en l’instant mesme, fut trouuer Damon, qui suiuit le Druyde auec quinze ou vingt hommes chargez de cordes & de deux grands paniers. Comme ils furent au haut d’vne tour, au pied de laquelle estoit celuy qui vouloit entrer, ils s’aduiserent d’aller ouurir vne fausse-porte qui estoit au pied de la tour: mais Damon ne l’ayant pas trouué bon, de peur de surprise, on descendit vn panier auec deux cordes iusques dans le torrent. Cet homme qui y estoit caché, se mit aussi-tost dedans: & le plus viste qu’on peût, fut tiré au haut de ceste tour. Il estoit si moüillé, & si plein de bouë, que le grand Druyde & Damon cogneurent qu’il n’apportoit pas de petites nouuelles. Comme il fut sorty du panier, il pria ceux qui estoient autour de luy de le mener chez le grand Druyde. Adamas luy dit qu’il auoit l’honneur d’estre en ceste charge. Puis qu’ainsi est, Seigneur, luy dit-il, menez-moy deuant la Nymphe, & là ie vous diray ma commission: Ie suis à la Reyne Argire. Ces nouuelles furent receuës auec plaisir: aussi Damon mena ce Messager dans vne chambre, où il le fit seicher, & luy donner vn habillement qui estoit à son Escuyer Halladin. On le voulut faire boire, mais n’en ayant point voulu oüyr parler, il suiuit Adamas & Damon, & entra dans le cabinet de la Nymphe. Elle auoit fait prier le Prince, Alcidon, Ligdamon, & quelques autres de s’y trouuer, afin de luy estre obligez par la confiance qu’elle leur tesmoignoit en ses plus importantes affaires. Ce Messager mit vn genoüil [430/431] en terre, & luy presenta vne lettre qu’il auoit tirée des doubleures du pourpoint qu’il auoit quitté. Adamas en fit l’ouuerture, & y leut cecy.

LETTRE D’ARGIRE REYNE,

A la Nymphe Amasis.

Si i’ay differé iusques icy à vous enuoyer de mes nouuelles, c’est que i’auois enuie que Rosileon vous les portast luy-mesme, auec vne armée de trente mille hommes. Celuy que ie vous enuoye vous dira ce qui m’est arriué, depuis que ie vous ay laissée. Ie sçay l’estat où vous estes, & cela accroist le dueil où ie suis: Mais le grand Tautates qui ne nous mettroit pas le Sceptre à la main, s’il n’auoit agreable de nous le conseruer, vous vengera de la rebellion de vos suiets, & fera de leur Chef vn exemple à ses semblables, qui leur apprendra à viure plus sagement. Que vous puis-ie dire? Rien, sinon que vous adioustiez la mesme foy à celuy qui vous rendra cette lettre, que vous feriez à moy-mesme.

Cette lettre n’estant que de creance, Amasis pria le Messager de parler librement, & que les Cheualiers qu’il voyoit auec elle, estoient les seuls en lafoy desquels elle remettoit sa fortune, & celle de son peuple. Puis qu’il m’est permis de parler, [431/432] dit-il, la premiere chose que ie feray, s’il vous plaist, sera de vous supplier vn genoüil en terre, de m’apprendre comme se porte la Princesse Rosanire? Amasis estant mere, ne trouua pas ce commencement si estrange que les autres, aussi elle asseura ce Messager qu’elle ne paroissoit auoir autre ennuy que celuy d’estre éloignée de ceux qui luy estoient plus chers que tout le reste du monde. Ie ne vous demande pas cela inutilement, Madame, poursuiuit ce Picte, pource que i’ay charge de la voir: mais sans luy dire les nouuelles que ie vous apporte: C’est pourquoy, la Reyne ma maistresse vous conjure qu’elle n’en sçache rien qu’elle ne la vienne requerir. Amasis luy ayant promis que personne ne luy en parleroit, cét homme continua ainsi.

SVITTE DE L’HISTOIRE

d’Argire, Policandre, Rosileon, & Celiodante.

IE ne sçay, Madame, si c’est par vne fatalité qui ne puisse estre surmontée, que la fortune de la Reyne Argire suit la vostre en quelque façon, & qu’estans meslées ensemble, elles sont sujettes aux mesmes éuenemens. Ie dis cecy pource que la Reyne estant venuë en ceste ville pour receuoir le plus parfaict contentement du monde, n’a peu le gouster qu’accompagné de l’amertume que vous donnoit la reuolte de vos subjets. Aujourd’huy, grande Nymphe, que vous esperez vn grand secours de la Reyne, & par consequent [432/433] vn extrême suiet de ioye, il faut que vous prenniez part à ses afflictions, par vos propres déplaisirs autant que par vostre bon naturel. Sçachez donc, s’il vous plaist, qu’Argire s’estant, auec Rosileon, renduë auprés du Roy Policandre, auec vne extraordinaire diligence, il fallut pleurer de sa maladie, au lieu de se resioüyr de la guerison du Prince son fils. Ce n’est pas que ce ne fust la premiere chose que le Roy demanda, & apres auoir baisé la Reyne, le premier auquel il dit quelque chose: mais le mal l’ayant mis si bas qu’il n’auoit plus d’esperance de vie, il tourna ses pensées ailleurs, & en la presence des deux Princes, & des principaux de son conseil, il parla de cette sorte à la Reyne. I’attendois vostre retour, Madame, comme la fin de tous mes maux: la violence de mes douleurs ne m’auroit pas laissé si long-temps en vie, si le grand Tautates pour vne visible recompense du peu de bien que i’ay fait depuis que ie suis au monde, n’eust prolongé mes iours, afin que ie peusse les finir auec contentement. Me voicy donc en estat de pouuoir me rendre heureux, & aller trouuer mes peres en paix. Approchez-vous de moy, s’il vous plaist, Madame, & si l’ingratitude & l’infidelité dont i’ay deu estre accusé, & par vous, & par ceux qui on sceu ce que ie vous auois promis, ne vous font auoir en horreur vn homme qui autrefois vous a esté cher, ayez agreable de me donner vostre main, afin qu’en la presence de tant de gens de bien, ie ratifie ce que ie vous ay vne fois iuré, & accomplisse solemnellement ce que i’auray ratifié. Il est vray, grande Reyne, vous auez esté ma femme dés le iour que vostre bonté dai-[433/434]gnant m’en iuger digne, me donna en ses bonnes grances toute la pat que i’y pouuois souhaitter. Rayons donc ce qui s’est passé durant nostre absence, comme vne chose qui ne deuoit point estre aduenuë: ou si nous voulons nous en souuenir, que ce soit la naissance de Rosileon & de Rosanire, qui changeans ces nuicts en iours, & ces Hyuers en Printemps, nous obligent à les mettre au nombre des felicitez cachées de nostre vie. Cela estant, ie ne vous diray point les excuses, & ne vous demanderay point les pardons ausquels ie m’estois preparé: mais vous mettant entre les mains ma foy, que ie semble en auoir violemment retirée, ie vous supplie d’agréer que ie meure vostre mary, & vous laisse mes Couronnes, mes enfans, & mes bons subiets. Ils vous honoreront, pource qu’ils m’ayment, & se souuiendront en vous seruant, que ie ne leur ay demandé autre fruict que celuy-là, de toutes les guerres, & de tous les trauaux où ie me suis engagé pour leur salut. Quoy! vous pleurez, Madame, & comme si c’estoit vne chose nouuelle que la mort, semblez ne songer ny à ce que ie vous propose, ny à ce que ie vous laisse. S’il est vray que vous m’ayez aymé, & que vous n’ayez pas desagreable l’alliance de celuy dont vous n’auez point desdaigné l’amour, changez cette mine desolée, essuyez les larmes excessiues, & faites qu’au moins ie lise en vostre visage que le iour de mes nopces n’est pas celuy de ma mort: Seigneur, luy respondit la Reyne, se forçant pour ne paroistre pas desesperée, si le commencement de ma ioye n’estoit point si proche de sa fin, que mon amitié seule, plustost que la maladie, me [434/435] fait craindre: ie ne serois pas insensible, comme presque ie suis, aux honneurs que vous daignez me faire: Mais comme ie n’ay iamais eu de ioye sans vous (i’en prends à tesmoins le grand Tautates, & les yeux qui m’ont veuë depuis l’heure de vostre mariage) ie n’espere pas aussi que vous m’en laissiez, si vous me quittez. Monstrez donc la grandeur de vostre Amour, & l’inclination que vous auez euë à me plaire, en surmontant vostre mal. La nature ne sera point si ennemie de soy-mesme, qu’elle se vueille destruire pour m’affliger: Et Bellenus le Dieu-homme ne retirera pas son œil misericordieux à mon occasion de vostre personne sacrée. Il m’exaucera pour vous conseruer à vos peuples, & comme ie reçoy auec rauissement l’honneur d’estre vostre femme, il trouuera bon que longuement i’en gouste les felicitez. Policandre sousriant à ces mots, luy respondit ainsi: Ie souhaitte autant que vous; mais pour vostre contentement, que nous soyons trompez, moy & mes Medecins, aux succez de ma maladie. Ie veux que pour vous plaire on continuë les Sacrifices, & redouble les prieres, qui iusques icy ont esté faites pour ma santé. Cependant acheuons, s’il vous plaist, ceste bonne œuure, & ne soyez pas cause que pour me faire attendre, ie perde l’occasion de mourir satisfait. Aussi-tost par son commandement les Officiers de la Couronne entrent dans la chambre: Et le Chancelier apporta le contract de mariage, par lequel le Roy laissoit à la Reyne la disposition de tous ses Estats apres sa mort. La lecture faite, Policandre se leuant luy mesme sur son lict, comme s’il n’eut [435/436] point esté malade, signa, la Reyne en fit de mesme, Rosileon, Celiodante, & dix Comtes au nom de tous les Estats, signerent comme assistans. Le Chancelier en la presence du Roy l’ayant scellé, y fut recogneu par les deux Secretaires d’Estat, & en mesme temps mis entre les mains de la Reyne. La court du Palais estoit pleine de monde, qui attendoit le succez de cette grande affaire. Les trompettes & les autres instrumens de la ioye publique, luy firent commencer les applaudissemens, & le Roy d’armes des Boyens & des Ambarres, ayant crié par trois fois: Argire, Reyne des Pictes & des Santons, est vostre Reyne, & femme du Roy: les fit continuer si long temps, que tout le iour se passa en resioüyssances, en festins, & en feux de ioye. Les ruës retentissoient de ceux qui couroient par tout en criant, Viue le Roy, viue la Reyne. Cela fut suiuy du solemnel & triomphant Sacrifice, où Celiodante, fondé de la Procuration du Roy, espousa la Reyne, habillé de sa robbe Royale, la Couronne sur la teste, & le Sceptre à la main, & la conduisit sur vn Theatre couuert de draps d’or. Apres que le peuple eut crié long temps, Viue la Reyne, & souhaitté toute sorte de benedictions à elle, & à ses enfans, elle se retira: & les Herauts arriuans sur le mesme Theatre, crierent, Largesse, largesse, largesse: & ietterent sur le peuple quinze ou vingt mille pieces d’or, où d’vn costé il y auoit les visages de Policandre & d’Argire, & de l’autre vne fournaise ardente, sur laquelle il tomboit de la pluye, & ces trois mots Romains, Ardentior per obstentia. Par là, Madame, ce grand Roy vouloit tesmoigner que les choses [436/437] passées ayant esté comme vne pluye sur vn grand feu, au lieu d’esteindre l’Amour qu’il auoit pour la Reyne, n’auoient fait que l’augmenter. Comme cela fut fait, la Reyne remonta dans son chariot, auec la Princesse Cephize, & les quatre Comtesses des Ambarres, qui auoient les premiers rangs aux ceremonies, pour porter la queuë de la robe Royale. Elle estoit ioyeuse ; mais sans le mal du Roy, il est indubitable que l’excez de sa ioye luy eust fait mal: Aussi-tost qu’elle fut deuant luy, elle se ietta à genoux, & luy demanda sa main à baiser. Le Roy ne la peût souffrir en cét estat: mais se baissant pour la releuer, fit veoir que ses forces n’estoient pas égales à son courage. Il s’estoit fait parer toutesfois autant qu’il l’auoit iugé à propos, & se fardant contre la maladie, se fit veoir auec vn visage tout autre qu’il n’auoit eu depuis qu’il estoit malade. Les tables furent dressées dans la salle du bal, où toute la Cour mangea auec Rosileon, & Cephize, qui en cette ceremonie representerent le Roy & la Reyne, pendant que Policandre, de peur que le bruit n’accreust son mal, fit mine de manger auec la Reyne: mais ses douleurs le pressant, il se fit remettre la teste sur le cheuet, laissant Celiodante auprés de la Reyne pour luy tenir compagnie: Toutesfois il commanda que le bal se tint; mais la Reyne ne voulant point de semblables resioüyssances à la veille d’vn si grand ennuy, fit dire sous-main qu’elle ne l’auroit pas agreable, tellement que chacun se retira chez soy, au lieu de dancer, comme le Roy diuerses fois l’auoit enioint, pour n’oublier rien à faire pour sa femme. L’apresdinée se passa en vne gran-[437/438]de alarme; car les efforts que le Roy s’estoit faits l’ayant empiré, il luy suruint vne foiblesse, où l’art des Medecins, & la puissance des remedes ne peûrent rien aduancer que trois ou quatre heures ne fussent passées. Comme il fut reuenu de ce long esuanoüyssement, il veid la Reyne qui auoit quitté ses habillemens de parade, & pleuroit au cheuet de son lict auec la Princesse Cephize. D’où vient ce changement, dit le Roy, vous lassez-vous desia de faire la mariée? Seigneur, luy respondit-elle, ie supplie tres-humblement vostre Majesté de ne nous point forcer à des choses impossibles: Que ie vous voye malade, comme vous estes, & que ie sois parée, c’est me commander de ne vous aymer point. Il n’y a pas vne minute que nous croyions vous auoir perdu, dites-moy donc, s’il vous plaist, comme vous vous portez, & si vous ne voulez point prendre courage? Madame, luy dit-il, ie me porteray, graces à Dieu, bien aussi-tost que i’auray acheué ce que si heureusement i’ay acheminé. Qu’on me fasse venir mes Secretaires & mon Chancelier, encore qu’il ne soit pas bien seant de parler d’affaires en vne feste comme celle-cy, si est-ce que ma disposition ne peut souffrir aucvn retardement. Les Secretaires d’Estat estans prests, ils entrerent, & selon ce qu’il leur auoit esté commandé, presenterent au Roy deux promesses de mariage. Par l’vne le Roy donnoit sa fille Rosanire à Rosileon: & la Princesse Cephize, fille de Clorisene sa premiere femme à Celiodanthe son fils. Ces deux Princes estans au comble de leurs felicitez, estoient contraints de s’attrister & se resioüyr en mesme temps. Celio-[438/439]dante prit la main de Cephize, & la baisant par le commandement du Roy, se tesmoigna tres content de la prendre pour femme. Rosileon esperoit beaucoup, mais il ne tenoit rien, pource que la Princesse Rosanire estoit icy. Mais, s’il m’est permis de dire mes sentimens de la ioye de ces deux Princes, ie diray que le contentement de Rosileon doit passer, lors qu’il possedera Rosanire, celuy du Prince son frere, pource que l’esperance luy donnoit autant de ioye, que la presence de Cephize en donnoit à l’autre. Cela fait, le Roy signa les promesses comme pere, se portant fort pour ses filles, encore qu’il y en eust vne presente: les Princes comme maistres absolus de leurs actions: la Reyne comme ratifiant & ayant agreable cette double alliance: Le Chancelier scella le tout, & les Secretaires y ayans apporté leurs solemnitez, les promesses furent mises en la puissance de la Reyne. Tout le monde s’estant retiré, il ne demeura que la Reyne, les deux Princes, la Princesse, le Chancelier, deux Comtes, & vn Secretaire d’Estat, pour escrire tout ce que diroit le Roy. Comme il se veid en ce repos, il les fit tous approcher, & parlant le plus haut qu’il peût, il commença son discours par la Reyne. Madame, luy dit-il, i’ose croire que vous estes contente. Dites-moy si ma croyance est fausse ou veritable? La Reyne luy respondit les larmes aux yeux, qu’elle l’estoit autant que le pouuoit permettre sa maladie. Mais à cela prest, reprit il, vous n’auez rien à souhaitter de moy pour vostre contentement? Vous auez esté au delà de mes esperances, Seigneur, luy dit-elle, & ie demanderois ce que [439/440] les Dieux ne peuuent faire, si i’estois assez aueugle pour desirer encore quelque chose de vostre courtoisie. Cela estant, Madame poursuiuit-il, ie n’ay rien à vous prier sinon qu’apres ma mort, conseruant chere la memoire de vostre Policandre, vous ne fassiez aucvne difference entre Rosileon & Celiodante, ny entre Rosanire & Cephize. A n’en mentir point ie ne vou sçaurois dire lequel i’ayme le mieux, & bien que la Nature ne m’en ayt donné que deux, si est-ce que ie puis dire que l’affection me les a donnez tous quatre. Ie vous les laisse entiers comme mes predecesseurs me les ont laissez. C’est à vous qu’ils doiuent recourir, & vous qu’ils doiuent seruir. Ils auront ce que vous iugerez qu’ils doiuent auoir: & la vertu des enfans estant vne marque certaine de celle de la mere, m’asseure que vous ne les mescognoistrez point, etant qu’ils demeureront aux termes où ils ont vescu iusqu’à present. Venez donc ievnes Princes, en la vertu desquels il me semble que ie ressuscite: embrassez-moy, & receuant la benediction d’vn Roy assez heureux, ne vous esloignez iamais du chemin que i’ose esperer sans vanité qu’elle vous monstrera. Vous auez des obligations à cette grade Princesse, (il leur dit cela en monstrant Argire) desquels vous ne vous sçauriez acquitter: mais luy obeïssant comme bons fils, & la protegeant comme grands Princes, rendez ce tesmoignage à la posterité, eu plustost à vous mesme, que vous n’auez rien laissé à faire pour elle, que ce qui s’est trouué au-delà de vostre puissance. Et toy, ma chere fille, (Il embrassa Cephize en disant ces paroles) tu [440/441] ne perds rien en me perdant, puisque ie te laisse entre les mains d’vne Princesse qui te tiendra lieu & de Policandre, & de Clorisene: Ie l’en supplie de tout mon cœur, & suis asseuré qu’elle aura tousiours cher ce que i’auray tousiours grandement aymé. Ie suis fasché que ie ne puis parler à Rosanire: mais puis qu’elle est trop esloignée pour l’enuoyer querir, elle receura la benediction d’vne main plus puissante que la mienne. Ie pris le grand Tautates qu’il la luy donne, & luy fasse trouuer heureux le mariage dont les recherches luy ont esté si agreables. Ie ne vous parleray point de mes Estats, Madame continua-t’il se tournant vers Argire, ces gens de bien vous diront ma façon de regner, & la face qu’ont les affaires. Que le poids ne vous estonne point. Il est grand à la verité ; mais il est comme ceux qui sont attachez à ces excellentes machines si bien reiglees; & si pleines d’admirables ressorts, qu’on les fait aller où l’on veut auec vn doigt. Ie donneray ceste loüange à mes Ministres, & ce sera peut-estre la plus grande recompense qu’ils doiuent attendre de leurs longs & heureux seruices, qu’ils sont les plus puissants ressorts par l’industrie & la fidelité desquels i’ay fait viure en paix des peuples tous differents de coustumes & d’humeurs. On trouuera vn testament apres ma mort escrit de ma main: Ie veux qu’il soit suiuy, si l’on ne veut que mon ame s’en aille sans repos, & que ie sois vn ingrat enuers tout ce qu’il y a de bons seruiteurs au monde. Il n’en peût dire dauantage, pource que sa foiblesse le re-[441/442]prit. Il n’y fut pas tant que l’autre fois: mais il en sortit beaucoup plus changé, & plus abatu. Les Medecins ne déguiserent point l’extrêmité où il estoit à la Reyne: au contraire ils l’asseurerent qu’il ne passeroit pas la nuict. L’affection de la Reyne luy fit rejetter cét aduis, neantmoins il se trouua veritable; car cependant que les Druydes luy parloient des choses de l’autre monde, & des felicitez eternelles que l’ame gouste apres qu’elle est separée du corps, il rendit la sienne auec vn repos si grand, qu’il y auoit plus vne heure qu’il estoit mort, qu’ils l’entretenoient encore. Les Medecins luy prirent le bras: mais ne luy trouuant ny poux, ny chaleur, allerent dire aux Princes que le Roy estoit expiré, & qu’ils emmenassent la Reyne & la Princesse hors de sa chambre. On ne peût parler si dextrement de cette sorte, qu’elles ne se doutassent bien à quelle intention les Princes le faisoient. Les voyla à s’arracher les cheueux, s’égratigner le visage, & si les Dieux n’eussent permis pour leur repos qu’elles firent apres estre reuenuës, les paroles qu’elles dirent, & les excessiues douleurs ausquelles elles se laisserent emporter: tant y a que de huict iours apres il n’y eut moyen de consoler la Reyne ny luy parler de prendre chose du monde. Il n y eut Druyde qui n’y espuisast tout son eloquence, & si le Prince Rosileon ne luy eust parlé de vous, & fait entendre l’estat de vos affaires, ie croy qu’elle seroit morte en son dueil, ou y feroit encore enseuelie. [442/443] Vostre consideration seule la remit, & ce que les Dieux & les hommes n’auoient peû, le nom seul de la Nymphe Amasis l’emporta sur l’obstination qu’elle auoit à se persecuter, & oublier toutes choses. Dés le iour mesme que vos nouuelles luy furent apportees, elle commanda à ses deux fils d’armes puissamment, fit venir les Officiers de ses Couronnes, ausquels elle fit entendre sa volonté, & voulut le lendemain se trouuer au Conseil. Elle y fut en son grand dueil, accompagnée des Princes, de la Princesse, des Comtes, Barons, & autres Officiers de la Couronne. Elle y presenta son contract de mariage d’vne main, & l’autre furent ouuerts, & rien n’y ayant esté changé, ny disputé, ceux qui representoient le corps des Druydes, des Cheualiers, & du Peuple, s’obligerent, en mettant l’espée à la main, & ceux qui n’en portoient point en leuant les mains au dessus de leurs testes, de les maintenir, & obseruer de poinct en poinct ce qui y estoit contenu. Ce jour là passé, la Reyne fut tenir son lict de lustice en la Cour des Druydes, Iuges Souuerains sous elle en ses Royaumes, & y ayant fait ratifier tout ce qui auoit esté resolu au Conseil d’Estat, parla des obligations qu’elle vous auoit, Madame, & de l’exemple qu’elle donneroit à ses voisins, en assistant vne Princesse poursuiuie par ses subjets rebelles. Ceste guerre fut trouuée iuste, & pour la faire, la Reyne fut priée de tirer l’argent du tresor, & des armes & des machines des magasins. Huict autres iours durant, les Gouuerneurs des Prouinces & des villes, & les autres Cheualiers de sa [443/444] Cour, luy vindrent offrir leurs espees, leurs biens & leurs vies. Encore que tous les subjets de la Reyne ayent tousiours seruy par affection, & non pas, comme i’oy dire qu’on fait presque par tout ailleurs, par ceste infame & sordide esperance d’auoir des pensions, d’obtenir des charges, & faire fortune à quelque prix que ce soit: si est-ce que ceste Princesse, pour les gratifier, leur fit non seulement de grands presents, mais les fit payer de tout ce qui leur estoit deu. Cette gratification leur sembla si extraordinaire, que tous d’vne voix vinrent luy iurer de la seruir deux ans à la guerre, à leurs despens, & mener, sans qu’ellle deboursast chose du monde, deux fois autant de Solduriers, d’Ambastes, & autres, qu’ils estoient par les loix obligez d’en fournir. La Reyne se contenta de leur bonne volonté, & les pria de reseruer cette liberalité, quand elle seroit contrainte, de crainte de fouler ses subjets, d’y auoir recours pour ses Estats. Elle obtint cela plus difficilement, qu’en vn autre pays on obtient le contraire: mais les hommes furent leuez auec telle fidelité & telle diligence, ou tirez des garnisons où ils estoient en temps de paix, qu’il y a plus de huict iours que trente mille homme sont sur les frontieres de la basse Bourgongne, sur les riues de l’Arar. Celiodante & Rosileon y sont en personnes, qui veulent forcer les Bourguignons, & se treuuer vn chemin en leur passant sur le ventre, mais leur Conseil qui a esté aduerty de la part de Sigimond, que dans peu de temps le Roy Gondebart sera contraint de faire tourner la teste de son armée ailleurs, ne veut rien hazarder. Si la partie [444/445] estoit moins égale qu’elle n’est, Rosileon donneroit la bataille: Mais Gondebaut a quarante mille homme pour le moins, & quand il perdroit la bataille, cela ne peut-estre sans qu’il y demeure beaucoup de nos forces: de sorte que ce seroit à recommencer. Les Princes ont aduerty la Reyne de cela, & luy ont fait tellement voir que ce seroit reculer que de se haster, qu’elle s’est resoluë de m’enuoyer vers vous pour vous continuer de tenir bon, croire que ce retardement n’est point vn refroidissement en ce qu’elle vous à promis: & que si elle veoid que les choses tirent en longueur, elle fera hazarder la bataille plustost que de vous manquer dauantage. Ainsi finit ce Messager les nouuelles qu’Argire luy auoit commandé de porter à la Nymphe: Et apres s’estre teu quelque temps, demanda congé d’aller faire la reuerence à la Princesse Rosanire, & luy presenter les lettres de la Reyne & de Rosileon. Aussi tost qu’il fut party, Amasis ayant passé du ressentiment des ennuis d’Argire, à l’expression de maux que ce retardement de secours, par l’obstacle des armees du Roy des Bourguignons, luy deuoit apporter, ne peût se contraindre tellement, qu’on ne veist bien que sa constance commençoit à se relascher. Quoy! disoit-elle, faut-il que ie sois abandonnée de tous mes amis à la fois, & comme s’ils auoient intelligence aues mes subjets rebellez, qu’ils me laissent à la mercy de leur monstrueuse tyrannie? Non, Madame, luy dit Clidamant, cela n’est point, & quand tout le monde vous manqueroit, ce bras, ny celuy de tant de gens de bien qui sont icy enfermez auec vous, ne vous [445/446] manqueront iamais. Ha genereux Prince, luy respondit la Nymphe, c’est ce qui m’afflige, que de veoir tant de grands & hardis Cheualiers à toute heure en danger de leur vie pour ma conseruation. Si vostre personne, qui est le port ou le naufrage de tant de fameux Royaumes, pouuoit auoir dispense des fortunes qu’elle prend plaisir d’aller chercher, & que ces Cheualiers, qui sont out l’ornement & toute la force de leurs Prouinces, fussent en seureté, ie serois moins impatiente que ie ne suis, & ne craignant que pour moy, i’ose dire, sans me flatter, que ie ne craindrois que fort peu. Alcidon, Damon, & les autres, prenans lors la parole: Madame, luy dirent-ils, si vous ne voulez que nous croyons que c’est la défiance que vous auez de nostre courage, plustost que l’affection que vous nous portez, qui vous fait parler ainsi: obligez-nous tant, sil vous plaist, que de rejetter en nostre consideration les apprehensions que cette mesme consideration vous donne. Mais, dit le grand Druyde, sans que la Nymphe se trouble dauantage pour vous, Seigneurs Cheualiers, il faut qu’elle essaye par vne autre voye de vous esloigner du peril, & ce sera de ceste façon que sans craindre pour vous, elle vous empeschera aussi de craindre pour elle. Graces à Dieu, nous ne sommes ny presses par l’ennemy, ny par nostre necessité. Nos greniers sont pleins de grains, nos caues de vins, & nos celiers de tout ce qui reste pour la nourriture des grands & des petits. Quelque lent que soit le secours, si est ce que i’espere qu’il ne nous manquera point. La nuict passée nous doit auoir appris que nos amis ne dorment pas. Le traistre a [446/447] senty la pesanteur de leurs coups, & dans le lit où il est arresté par ses blesseures, a sujet d’estre moins content que nous. Le Prince Sigismond ne peut-estre si resserré, qu’il n’ait appris l’estat où nous sommes. Lindamor à cette heure que ie parle, est mort, ou il est en chemin auec toutes ses forces. Et la Reyne Argire nous tesmoignant le soin qu’elle prend pour Madame, ne desire pas moins faire acquerir l’honneur de nostre deliurance aux siens, que nous desirons d’estre promptement deliurez. Attendons vn peu, puisque nous pouuons attendre beaucoup: vne moindre ville que celle-cy autrefois a arresté toute la puissance Romaine, & la tenuë dix ans durant sans rien faire. Que ne ferons-nous point contre vne poignée de méchants, qui ne seront assistez qu’autant que l’interest de nos voisins les y obligera: c’est à dire ou lentement, ou foiblement. Et, ce qui est le meilleur pour nous, c’est que Gondebaut luy-mesme, tout grand partisan qu’il se die des pretensions de Polemas, ne le secourera iamais que pour aduancer ses affaires, & non pas celles de ce traistre, & conduira tout autrement que nostre ennemy ne l’espere. Ce discours du Druyde ayant rasseuré Amasis, qui seule auoit besoin de l’estre, chacun approuuace conseil, & l’on resolut que la Nymphe feroit response à Argire, escriroit au Prince Sigismond, & par mesme moyen à Lindamor. Cela deliberé la Nymphe & le Prince se retirerent auec Adamas pour escrire, & le Messager de la Reyne ayant esté presenté à Rosanire, dissimulant l’ennuy qu’il auoit de la mort du Roy Policandre [447/448] de peur qu’elle ne le soupçonnast, luy presenta ses lettres. Comme se porte le Roy, luy dit Rosanire auec vn mouuement qui fit voir que la Nature ne nous laisse iamais ignorer, quelque distance de lieux qu’il y ait, ce qui arriue à ceux que nous aymons. Mais, continua-t’elle, dites-moy veritablement comme il se porte? Fort bien, Madame, luye respondit le Messager, il auoit quitté le lit huict iours auant que ie partisse de la Cour. Il disoit en quelque sorte vray: mais il ne disoit pas ce que la Princesse pensoit. Elle ouurit les lettres, & la premiere qu’elle leut fut celle de la Reyne. Il y auoit ainsi.

LA REYNE ARGIRE,

A la Princesse Rosanire.

NE trouuez pas estrange que ie vous nomme ma fille. Le Roy me l’a commandé, & lors que vous verrez qu’il vient d’adiouster la necessité au commandement, ie me figure que vous retrancherez beaucoup de l’estonnement que vous en pouuez auoir. Rosileon est si transporté d’auoir obtenu du Roy la permission de vous seruir, & si vous l’auez agreable, la promesse de vous posseder, qu’il va faire des montagnes de corps, & des fleuues de sang, pour vous retirer de la ville où vous estes assiegée. Ie n’ose m’asseurer que vous soyez aussi ioyeuse de ces nouuelle, qu’il se le promet de vostre bien-veillance: mais i’espere bien [448/449] qu’apres auoir aymé Rosileon incognu pour son merite, vous ne diminuerez pas cette bonné volonté pour sçauoir qu’il est fils de Vicentix Roy de Sentons, & d’Argire Reyne des Pictes, des Ambarres, & des Boyens.

Ces qualitez nouuelles d’Argire mirent en l’esprit de la Princesse la curiosité de sçauoir comme cela s’estoit passé Le Roy, dit-elle au Messager, a donc espousé la Reyne Argire? Oüy, Madame, luy respondit-il, & la joye a esté si generale par tous leurs Estats, qu’il sembloit que les difficultez & les delays dont ce mariage auoit esté trauersé, auoit accreû le desir & le contentement de tous leurs peuples, à proportion qu’ils en auoient retardé l’accomplissement. Ie suis tres-satisfaite de cette action, poursuiuit la Princesse, & puis dire qu’aujourd’huy ie suis fille d’vn pere sans defaut. Mais, ie te prie, conte moy les particularitez de cette alliance. Le Picte luy redit toutes ces nouuelles, sinon auec les mesmes paroles, pour le moins auec les mesmes circonstances qu’il y auoit apportees en les disant à la Nymphe. Il est vray que la Princesse n’y estoit pas fort attentiue: car impatiente de veoir la lettre de son cher Rosileon, l’ayant prise, elle l’ouurit; & à mesure que l’autre parloit, elle y lisoit ces paroles. [449/450]

ROSILEON

A la Princesse.

IE ne sçay, Madame, comme vous receurez les nouuelles de mon bon-heur; mais si vous n’auez point oublié les promesses qu’autrefois vous auez trouué bon de me faire, ie croiray, s’il vous plaist, qu’elles vous seront tres-agreables. En fin le Roy s’est repenty d’auoir voulu estre deux fois plus fort que l’Amour. Il s’est soubmis à tout ce que pour sa satisfaction il luy a pleû desirer de luy. La Reyne ma mere, à laquelle il vient de faire l’honneur qu’elle attendoit de sa generosité, ayant la premiere senty la violence qu’il faisoit à l’Amour, a esté aussi la premiere satisfaite. Pour moy, qu’ay-ie iamais dit contre ce grand Roy, quand il me vouloit faire vne semblale iniustice, dont ie ne me repente, & ne luy demande à toute heure pardon, apres en auoir receu des faueurs, & tiré des aduantages que ie ne puis estimer, puis qu’ils ont pour obiect vne chose inestimable? C’est vous, Madame, qu’il me vouloit autrefois oster par interest, & c’est vous qu’il me rend par sa pure bonté. Fasse le grand Tautates que vous en ayez tout le contentement que pour mon repos ie vous sohaite, & que [450/451] bien-tost l’espée à la main, vous ostant de la prison où les meschans vous retiennent, ie ne me presente deuant vous que les lauriers sur la teste, pour auoir. dompté la Perfidie & la Rebellion.

Aussi-tost que Rosanire eust acheué de lire cette lettre, transportée mais en soy-meyme de la joye de veoir son cher Rosileon absolument sien, demanda des tablettes pour escrire à la mere & au fils. Elle satisfit à l’Amour premierement, & apres au deuoir. Voicy la lettre qu’elle enuoya au Prince.

ROSANIRE,

A ROSILEON

I’AVROIS enuie de me plaindre de vous, mais ie reserueray l’effect de ma colere au temps que vous viendrez vous-mesme apprendre si se suis contente de sçauoir que vous l’estes. I’aurois peur de vous faire perdre le courage de me deliurer, si ie me declarois vostre ennemie. I’attendray donc d’estre en liberté pour prendre celle de vous quereller. Toutefois ie n’entends pas que le mal que ie pese euiter d’vne façon m’arriue par le remede que i’y veux apporter. Vous sçauez que ie ne suis pas fort mauuaise, & quand ie l’aurois esté iusqu’icy il n’est plus temps que ie le sois, puisque celuy qui a pouuoir sur moy de mort & de vie, a trouué bon de [451/452] s’en deffaire entre vos mains, & par vne donation reciproque, me donner à celuy qu’il m’auoit autrefois donnée.

La lettre que la Princesse escriuoit à la Reyne ayant esté fermée auec celle-cy, on les donna à ce Messager, qui ayant pris congé de Rosanire, fut retrouuer la Nymphe. Elle le remit entre les mains d’vn Maistre-d’hostel de sa maison pour le faire manger & vne heure apres l’ayant enuoyé requerir, & luy recommandant sur tout d’apprendre des nouuelles du Prince Sigismond & de Lindamor, & s’il estoit possible, leur donner les lettres qui leur estoient escrites. Elle ne le voulut pas retenir dauantage, afin qu’il ne perdist point l’occasion d’estre bien loin de la ville auant qu’il fust iour. Damon & Adamas le menerent par vn autre endroit du Chasteau, où il n’y auoit point d’eau, & le firent sortir par vne poterne. Il courut fortune d’estre pris par les Coureurs de Polemas; mais les Dieux luy firent rencontrer vn bois, dans lequel il ne peût estre trouué, pource que les Coureurs ayans vn prisonnier auec eux n’oserent s’engager trop auant auec luy dans la forest. Ils retournerent au camp, & ayans eu permission d’entrer où estoit Polemas, luy presenterent vn estranger armé de toutes pieces, qui auoit esté pris plustost pour ce qu’il l’auoit voulu qu’autrement. Ce Cheualier salüa , & luy dit qu’il estoit vn estranger, qui auoit passé la mer pour tirer raison d’vn Neustrien qui auoit enleué sa sœur. Qu’il le cherchoit depuis trois Lvnes par toutes les Gaules, & apres beaucoup de peines & d’enquestes, il auoit sçeu qu’au lieu de Lydias, [452/453] qui estoit son nom, il se faisoit appeller Ligdamon, & de Paris, où il auoit passé, estoit venu en Forests. Ce que vous dites est vray, luy respondit Polemas, il n’y a pas long-temps que vostre ennemy estoit entre mes mains. Il est dans la ville que ie tiens assiegée, & dés demain vous pouuez le faire appeller, si vous estes encore en ceste volonté. Polemas, s’il eust voulu, pouuoit apprendre à cét estranger l’histoire de Ligdamon & de Lydias, pource qu’il la sçauoit fort bien: mais estant bien ayse aux despens d’autruy de faire desplaisir à la Nymphe, & se venger de Ligdamon d’vne façon ou d’autre, luy promit dés le lendemain d’enuoyer vn Trompette appeller son ennemy. En mesme temps il commande à ceux qui auoient prit cét estranger de le mettre en liberté, & appellant Listrandre luy donna charge d’en auoir soin. La nuict lors estant fortaduancée, ne mit gueres à faire place au iour. Cét estranger n’auoit point dormy de trop d’impatience. Aussi fut-il armé à la pointe du jour. Listandre pour l’accompagner se fit habiller aussi-tost, & l’heure venuë que l’on entroit en la tente de Polemas, il l’y conduisit. Ce Cheeualier ignorant l’intention de ce rebelle, voulut faire appeller Lydias, & luy reprocher sa double lascheté, l’vne d’auoir trahy ses amis, & l’aautre d’auoir changé son nom. Mais l’autre ayant peur que cela fist retarder ou refuser le combat, concerta si bien l’affaire, qu’il fit escrire le cartel comme il voulut. Cela fait, on fait venir vn Trompette, chargé du billet, estant arriué aux portes de la ville, demanda qu’on le fist parler à Ligdamon. On fut en aduertir Damon, qui n’estant pas encore leué, enuoya [453/454] vn Centenier sçauoir ce que vouloit ce trompette: mais n’ayant rien voulu dire, on le fit entrer, & de là conduire iusqu’au logis de Ligdamon. Il auoit esté presque toute la nuict auec Leonide, Syluie, & leurs compagnes, & ne s’estant retiré que fort tart, & encore trop tost pour luy, qui apres tant de rigueurs, tant de supplices, & tant de mespris, se voyoit à la veille de sa bonne fortune, il ne commençoit qu’a dormir. Le Trompette ne peût iamais obtenir de ses gens, la permission de parler à luy: & s’il n’eust fait mine qu’ils’en retournoit, & publieroit par tout que ce refus venoit de luy, au lieu d’vne heure qu’il fut à attendre; il y eust esté plus de deux. Il fallut donc en aller aduertir Ligdamon, qui l’ayant fait entrer. receut le cartel dont i’ay parlé, & y leut ces paroles.

Vn Cheualier Estranger,

A Ligdamon.

Si vous ne m’auiez offensé iusqu’à l’extremité, ie n’aurois pas pris la peine devenir si loin vous chercher pour en tirer raison. Vous auez diffamé par vostre perfidie toute vne race qui n’eust iamais eu sujet de se plaindre de la fortune, si iamais la fortune ne vous eust conduit comme par la main, pour en troubler le repos. I’ay si bonne opinion de vous, que ie ne pense pas qu’à la mauuaise foy vous vouliez adiouster la lascheté, & qu’apres auoir fait mal, vous n’ayez pas le courage de [454/455] le soustenir. Si cela est, trouuez-vous dans deux heures entre la ville & le camp, armé, & monté comme les Cheualiers ont accoustumé de l’estre.

Ligdamon n’eut pas si tost commencé de lire ce billet, qu’en son ame il iugea qu’encore vn coup il estoit pris pour Lydias: mais estant bien ayse que l’occasion se presentast pour auoir les yeux de Syluie tesmoins de sa valeur, il renuoya le Trompette, auec promesse qu’il se trouueroit au lieu du combat, à neuf heures sonnantes. Il ne faisoit que d’acheuer ces mot, quand Damon entra chez luy pour appredre ce que c’estoit. Lydias s’y trouua aussi, & le bruit s’en publiant par tout, le Prince Alcidion, & Alcandre y vindrent de compagnie. Ligdamon leur fit veoir le billet qui luy auoit esté enuoyé, & sans s’arrester aux discours de ses amis, se resolut d’aller trouuer la Nymphe, & selon la coustume luy demander la permission de se battre. Ses amis ne iugeans pas à propos de vouloir exiger de luy vne chose que l’on n’obtiendroit iamais d’eux, le suiuirent, & bien qu’il fust grand matin, ne laisserent pas de trouuer la Nymphe habillée. Le Prince estoit allé veoir auec Damon les ouuriers qui trauailloient à la fortification du lieu par lequel Marcilly auoit failly d’estre pris: mais la diligence qu’il fit fut telle, qu’auant que Ligdamon eust parlé à la Nymphe, il le trouue auec ses amis, qui attendoient. encore dans l’antichambre de la Nymphe. Elle sortit sur le champ, & voyant tant de Cheualiers: Quelle nouuaeuté, Messieurs, vous amene si matin, leur dit-elle. C’est, Madame, respondit le Prince, apres luy auoir donné le [455/456] boniour, vne nouueauté qui ne vous sera gueres agreable. Ligdamon voyant que Clidamant le conuioit à parler, continua ainsi. La necessité, Madame de contenter vn homme que ie ne cognois point, pour vne pretenduë iniure que i’ignore, m’oblige de vous importvner à l’heure qu’il est, & vous supplier tres humblement d’agreer le combat que ie luy viens de promettre. Ces combats donc, dit la Nymphe, n’auront point de fin, & le traistre Polemas pour essayer de m’affoiblir en m’arrachant les nerfs l’vn apres l’autre, & me tirant le sang goutte à goutte, inuentera tous les iours des suiets de les renouueller? Que le grand Tautates me pvnisse, si ie le permets dauantage? Oüy, Ligdamon, puisque vostre requeste a preuenu les defenses qu’il y a long-temps que i’ay deliberées, ie ne vous refuse point l’occasion d’acquerir de nouuelles marques d’honneur: mais ie prends les Dieux à tesmoins de la protestation que ie fais, qu’il n’y aura Cheualier auec moy, auquel desormais ie donne la permission de se battre. S’ils sont mes amis, ils auront agreable que ie reserue leurs courages en des suiets, ie les y contraindray par la voye des Loix & de la Iustice. Ligdamon ayant eu congé de s’aller mettre en estat de sortir, fit la reuerence à la Nymphe, & passa par la chambre de Galathée, qui au bruit de ce nouueau combat s’estoit fait habiller plustost que de coustume. Syluie qui tesmoignoit moins d’amour qu’elle n’en auoit, fut troublée de veoir ce prodige de fidelité; Ligdamon, dis je, au hazard de perdre la vie, ou pour le moins de retourner du combat auec des grandes blesseures. Elle se re-[456/457]mit toutefois, & de peur que Leonide ou quelqu’autre de ses compagnes n’y prissent garde, alla trouuer la Nymphe qui l’auoit fait appeller, & ne retranchant presque rien de son ordinaire maiesté, oüyt les belles paroles de son Cheualier auec sa froideur accoustumée. Syluie, luy dit la Nymphe, Ligdamon m’attend que vostre benediction pour aller vaincre son ennemy. Ne soyez pas encore vn coup cause pour le traitter trop indifferemment, qu’il nous donne la peine de l’aller veoir au lict. Madame, luy respondit Syluie, il n’y a point de danger que ligdamon sente combien Tautates hait ces excessifs tesmoignages de valeur & du mespris de viure. Il va, à ce que ie viens d’apprendre, se battre contre vn incogneu, & pour vn suiet encore plus incognue. Laissez le, s’il vous plaist, Madame, sous vostre protection, puisque contre sa parole il entreprend tout sans vostre consentement, & ne m’obligez point à me contraindre iusqu’à la necessité d’approuuer sa temerité. Elle dit ces trois derniers mots en riant, & fit veoir à Ligdamon que sa conscience & sa bouche n’estoient pas de mesme opinion. Voyla cependant ce Cheualier sur les ciuilitez, qui ne laisse rien à dire de tout ce qu’il croit capable de toucher Syluie, & poursuiuit si chaudement cette victioire, qu’en fin Syluie ne pouurant resister, fut forcée de luy tesmoigner que sa discretion luy estoit agreable, & qu’encore que son combat luy dépleust, elle promettoit de luy accorder ce qu’il iugeroit capable de l’en faire sortir auec honneur. Galathée luy fit donner vne plume que Syluie portoit, & vne escherpe qu’elle auoit fait faire exprés pour [457/458] faire son carquoir. Ligdamon chargé de ces richesses, & rendu inuincible par ces puissans caracteres, dit ie ne sçay quoy à Syluie si bas qu’il ne fut oüy de personne: mais cela n’empescha pas qu’elle ne rougist en sousriant, & pour couurir ce changement, ne luy dist tout haut qu’elle s’alloit mettre en prieres pour rendre son combat heureux. L’heure pressant, Ligdamon partit, & auec quatre ou cinq de ses amis, s’en retourna chez luy. Il se fit apporter ses armes, & les ayans endossées, monta sur vn grand cheual d’Italie qu’Amasis luy venoit d’enuoyer, & auec les mesmes ceremonies, qui s’estoient obseruées au combat de Lipandas, fut trouuer son ennemy. Il estoit desia au lieu du combat, & l’attendoit auec impatience: Aussi ne l’eust il pas plustost descouuert qu’il baissa la visiere de son casque, & mettant son cheual en haleine, sembla à tous les spectateurs, gentil & hardy Cheualiers errans, & pour preuue qu’il estoit depuis peu de leur nombre, auoit vn bouclier blanc. Le reste de ses armes, ne laissoit point douter qu’il n’eust fait desia de bonnes action, pource qu’elles estoient peintre, & enrichies de dieurs combats cizelez sur le metail. Ligdamon le regarda sans le mespriser ny le craindre, & venant au petit galop à luy: Cheualier, luy dit-il, ie sers vne Dame qui merite d’auoir vn Escuyer de bonne maison, c’est pourquoy ie desire si ie vous vainc que vous le soyez vn an entier, & pour rendre les conditions esgales, si ie suis vaincu ie seray ce que vous aurez agreable. L’autre respondit qu’il acceptoit ce party, & sans luy parler dauantage le quitta pour aller prendre ce [458/459] qui luy falloit de carriere. Ligdamon en fit de mesme, & ce puissant & redoutable Cheualier venant contre son ennemy, comme vn débordement d’eau vient contre vne digue, l’atteignit de telle force que dépucelant ce bouclier si long temps conserué, il y fit vne grand ouuerture qui ne ressemblant pas mal à vn besant au milieu d’vn pal, luy donna suiet apres le combat d’en tirer ses armmoiries qu’il porta tant qu’il fut Cheualier sans maistresse. Ce grand coup l’estourdit tellement que s’il ne se fust aduisé d’embrasser le col de son cheual, il couroit fortune d’aller parterre. Ligdamon acheua sa carriere sans estre esbranlé du coup qu’il auoit receu sur son casque, aussi peu qu’vn grand rocher l’est d’vn tourbillon de vent. Leurs lances n’auoient pas laissé de se rompre, aussi ils en reprindrent de nouuelles, & Ligdamon fasché qu’vn ievne Cheualier eust peû receuoir vn coup de toute sa force sans tomber, reuint sur luy auec vn tel effort que l’estranger atteint au milieu des armes, fut tellement emporté par la violence de ce grand choc, qu’il tomba pardessus la croupe de son cheual, & tomba de telle sorte que Ligdamon l’enleuant sans rompre son bois, sembloit l’auoir percé d’outre en outre, & comme vne bague l’emporter au bout de sa lance. Ce Cheualier estant si mal traitté, se releua presque aussi tost qu’il fut cheu, & mettant la main à l’espée vint droit à Ligdamon auec beaucoup de courage. Ce combat fut court, pource que l’estranger n’ayant peû soustenir la pesanteur de l’espée & du bras de Ligdamon, tomba au sixiesme coup qu’il receut, & son casque délassé, estant sorty de sa teste, comme il tom-[459/460]ba, il fut forcé de rendre son espée à Ligdamon, & s’aduoüant vaincu, luy iurer qu’il auoit promis. Ligdamon le regardant admira sa beauté. Car c’estoit vn ievne homme de dix-sept ou dix-huist ans, qui auoit les cheueux blonds, le teint blanc, les yeux bleus, & tout le visage si delicat, que n’y ayant aucvne apparence de barbe, Ligdamon creût d’abord que c’estoit vne fille. L’estranger l’oste bien-tost de cette opinion, car se leuant il luy dit cecy. Ie croyois que defendant la meilleure cause du monde, les Dieux adiousteroient leurs force aux miennes: Mais à ce que ie voy, ils prennent quelquesfois plaisir de proteger les mauuaises. Ie dis cecy, Lydias, pource qu’apres auoir abusé de l’amitié de mon pere, au lieu d’estre obligé à sa bonne volonté vous auez enleué sa fille. Cheualier, luy respondit Ligdamon, recognoissez la Iustice des Dieux au succez de vostre combat, au lieu d’accuser leur prouidence. Vous vous estes addressé à vn innocent, & par victoire vous cognoistrez que la bonne cause est tousiours la plus forte. Ie m’appelle Ligdamon, & ne suis point Lydias, & vostre cartel ne s’addresse point à Lydias, mais à moy qui ne fus iamais en la Grande Bretagne. Si i’ay commis en cela quelque faute, luy repartit ce ievne Cheualier estonné, mon intention n’a point failly. Le Chef de ceux qui assiegent cette ville, voyant le cartel que ie voulois enuoyer à Lydias, pour l’accuser du rapt de Melandre le changea, & sans vouloir que le nom de ma sœur y fust leu, m’asseura que Lydias ne se faisoit plus nommer que Ligdamon, & si ie voulois estre contenté, ie deuois [460/461] taire le nom de Lydias, & m’addresser à Ligdamon. Voyla la cause du mal que i’ay fait, si veritablement vous n’estes point Lydias: Et s’il est ainsi, ie vay accomplir de meilleur cœur, ce que ie vous ay promis, puisqu’vn iour ie pourray estre libre, & trouuer Lydias en estat de me satisfaire ou de m’oster la vie. Ligdamon s’estonna de la malice de Polemas, & voulant obliger le frere de Melandre, autant qu’il pourroit, le pria de le suiure de peur d’accident, & qu’il ne deuoit attendre de luy que des tesmoignages d’amitié. Ce ievne estranger touché de ces obligeantes paroles, le remercia autant qu’il peût, & remontant à cheual comme luy, le suiuit iusques dans les portes de la ville. Là Ligdamon l’embrassa, & luy dit qu’il n’auoit point suiet de se plaindre de Lydias, & pour combleer sa ioye, luy promit de luy faire veoir bien tost la belle Melandre. Cét estranger se ietta à ses genoux, & l’embrassant l’appella son second pere, & sa seconde vie. Aussi-tost qu’il fut à son logis, il le fit desarmer, & luy aussi, & luy donnant tout ce qui luy manquoit pour estre fort bien vestu, le mena trouuer les Nymphes. Madame, leur dit-il en les abordant, voicy vn seruiteur que ie vous ay acquis. Il merite que vous en fassiez estat, il est tres vaillant, & qui plus est frere de la bella Melandre. I’ay esté encore vn coup pris pour Lydias: mais ç’a esté par la meschanceté de Polemas, plustost que par mon visage & ma fortune. Les Nymphes se leuerent aussi-tost pour luy faire vn bon accueil, & l’obliger Melandre en la personne de son frere. Comme cela fut fait Clidamant l’embrassa, & Alcidon enfaisant de mesme conuia toute la [461/462] Cour de le suiure. Cependant Ligdamon racontoit la supercherie de Polemas, & n’estant blessé en lieu du monde, sembloit estre honteux de s’estre battu contre vn enfant. Mais toute la Cour fut bientost retirée de l’estonnement où l’auoit mise la bonne grace & la beauté du ievne Cheualier, pource qu’il s’addressa à Ligdamon, & sans perdre bonne mine. Mon vainqueur, luy dit-il, ie ne puis estre content que ie ne sois quitte. Faites-moy veoir, s’il vous plaist, qui est celle que ie dois seruir, à fin que dés à present me mettant en mon deuoir, ie ne perde pas le reste de cette iournée. Ligdamon sousrit de la generosité de ce Cheualier, & luy dit que ces conditions estoient accomplies, puis qu’il n’auoit point eu intention de se battre contre luy. Cela n’est rien, luy respondit l’estranger, ie deuois estre plus sage que ie n’ay esté: mais puis que ie n’ay pas eu la prudence de cognoistre la meschanceté d’autruy, i’auray pour le moins le courage de me pvnir de la faute qu’il m’a fait faire. Syluie voyant cette agreable dispute s’estoit aduancée pour les mieux oüyt: Comme Ligdamon la vit si prés de l’estranger, Cheualier, luy dit-il, vous estes trop genereux pour estre refusé Voyez cette belle Nymphe (il luy monstra Syluie, en disant cela) c’est celle que la loy de nostre combat vous oblige de seruir. Luy aussi-tost se mettant à genoux la regarda fort attentiuement sans parler, & vn peu apres il luy tint ce langage. Madame, vous estes si belle, qu’il m’a fallu du temps pour considerer autant que de vous rendre ce que i’estime heureux de vous deuoir. Ligdamon le plus vaillant & le plus courtois Cheua-[462/463]lier que ie cognoisse, m’a daigné choisir pour vostre Escuyer. Si l’infamie d’vn homme qui s’est laissé battre, ne vous rend point mon seruice odieux, & moy-mesme insupportable, trouuez bon, s’il vous plaist, que ie commence d’entrer en cette glorieuse seruitude, & i’aduouë, dit-il en rehaussant la voix, que i’estois perdu si n’eusse esté perdu. Syluie rougit vn peu, oyant parler de cette sorte le frere de Melandre, & voulut par sa courtoisie luy donner suiet de la considerer tout autrement que le reste de ses compagnes. Elle repartit à ce qu’il luy auoit dit, par des complimens concertez, & luy rendit toute la liberté que la condition de son combat luy auoit ostée. Les Nymphes arriuans sur ce discours, où ces deux personnes se faisoient admirer par leurs reciproques honnestetez, en terminerent le different, & Ligdamon s’estant rendu sans exemple par le respect qu’en cette occasion il voulut rendre à Syluie, consentit que le ievne stranger obtint de sa Dame, puis qu’elle l’auoit agreable, la permission de faire ce qu’il eust fait, s’il eust esté vainqueur. Ce beau Cheaulier surmonté pour la seconde fois par Ligdamon. Puis qu’il vous plaist, luy dit-il, mon vainqueur, i’obeïray aux commandemens de celle à qui vous faites gloire d’obeyr, & pour vous monstrer combien toute ma vie i’essayeray de me conformer à ce que vous trouuerez bon, c’est que ie veux suiure vos conseils, m’interesser dans vos affaire, & n’auoir volonté que pour satisfaire à la vostre. Ligdamon luy ayant monstré le ressentiment qu’il auoit de cette generosité se mit [464/465] à genoux deuant Syluie & luy parla de cette façon: Puis qu’il est ainsi, Madame, que pour la consideration de la belle Melandre vous auez voulu donner la liberté à ce Cheualier que ma bonne fortune, ou pour dire mieux, la puissance de vos charmes, vous auoit acquis, permettez, s’il vous plaist, que ie prenne sa place, & vous serue autant de temps, que mon mauuais destin m’a contraint d’estre esloigné de vous. Ligdamon, luy respondit Syluie, ie croy que vous n’auez plus de memoire de ce qu’en la presence de Madame (elle monstroit Galathée en parlant ainsi) & de Leonide, nous demeurasmes d’accod. Soyez tel que vous auez promis d’estre, & maintenant que les Nymphes ont affaire de vous totu entier, ne partagez point vostre seruice. I’ay accoustumé de me passer fort bien d’escuyer: & celuy que vous m’auez si honnorablement acquis, n’auroit pas eu la liberté que ie luy ay renduë, si i’en auois desiré vn. Lors que nos ennemis seront deffaits, & que la paix nous remettra dans la douceur de la vie que la guere nous a depuis sept ou huict Lvnes fait perdre, il n’est pas impossible que vous vœux ne soient accomplis. Chacun ayant approuué le discours à Syluie, & Ligdamon luy mesme voyant que ce refus luy estoit aduantageux, on se mit à parler de Melandre, & les Nymphes prirent la peine elles-mesmes de conter au ievne estranger l’histoire de Lydias, la fortune de sa sœur, & l’extrême passion qu’auoit pour elle le vaillant Lipandas.

Cela le satisfit si plainement, qu’il supplia ces Dames de luy donner la permission de veoir Melandre. Il faisoit cette priere quand elle entra dans la [464/465] chambre où il estoit, & par le transport qu’elle eust en voyant ce cher frere, fit veoir combien digne elle estoit d’auoir vn si puissant protecteur. Ces deux personnes ayant les yeux attachez l’vn sur l’autre, & demeurans immobiles tant l’excés de leur ioye estoit deuenu maistre absolu de leurs sens, donnerent à toute la compagnie de l’admiration de leur bon naturel. En fin venans à se recueillir leurs esprits, ils coururent l’vn à lautre, & se iettans les bras au col, furent si long-temps collez l’vn à l’autre, qu’ils sembloient non seulement auoir oublié le lieu où ils estoient, mais s’y estre oubliez eux-mesmes. Quand les grands mouuemens furent passez: Hé! mon cher frere, vous voila, disoit Melandre, Hé! ma belle sœur, respondoit l’autre, est ce bien vous que i’ay l’honneur de veoir? Et ne pouuans se dire autre chose donnerent le loisir aux Nymphes d’en faire aduertir Lipandas, & luy promettre qu’ils luy acquerroient la volonté de ce cher frere. Le voila cependant qui quitte Melandre, & se tournant vers le Prince & les Nymphes, les supplia de bonne grace de pardonner à sa sœur & à luy l’indiscretion que leur amitié leur auoit fait faire. Melandre continua ces excuses, & les Nymphes luy ayans dit des merueilles de ce cheualier, elle en demeura tres-satisfaite. Comme on ne pensoit plus qu’à se retirer, le ievne estranger s’en vint aux Nymphes, & s’addressant à Amasis, mit vn genouïl en terre, & luy dit cecy. Madame, i’ay appris de mon vainqueur, que sans vostre congé il est defendu aux vostres de se battre. C’est pourquoy, moy qui [465/466] veux viure & mourir tel, ie viens vous demander la permission de faire appeller Polemas, & luy respondit la Nymphe, ie suis marrie de ne vous pouuoir accorder la premiere chose que vous m’auez demandée. Mais ie suis contrainte de vous refuser, pource que ce matin voyant Ligdamon prest à vous aller trouuer, & d’ailleurs sçachant que Polemas fait faire tous les combats pour m’affoiblir, i’ay iuré que tant que ce siege durera ie ne souffriray que qui que ce soit se batte contre mes ennemis, si par la necessité de mes affaires ils n’y sont obligez. Madame, replique l’estranger, outre que ie ne puis estre compris dans la rigueur de ces defenses, i’ay à vous remonstrer pour moy vne chose qui possible vous fera veoir qu’il est important que ie me batte. C’est que ie suis de telle humeur, qu’il m’est impossible de viure auec la honte d’auoir esté vaincu. Ie sçay que le merite de mon vainqueur change ceste honte, en quelque sorte de gloire: mais il ne laisse pas d’estre offensé contre vostre ennemy qui m’a fait mettre l’espée à la main, contre vn Cheualier que ie deuois suiure vingt ans pour apprendre à faire de grandes actions. Ayez douc agreable que Polemas ne demeure point auec l’aduantage qu’il a sur moy, & ne me haissez pas iusques-là de vouloir qu’apres auoir esté vaincu par le plus honneste homme du monde, ie le sois aussi par le plus lasche & le plus diffamé rebelle qui viue. Messieurs, continua-t’il, se tournant vers le Prince & les autre Cheualiers, ioignez vos prieres aux miennes: prenez part à [466/467] vne affaire que les Loix de vostre ordre vous rendent commune auec moy. Et vous mon vainqueur, dit-il à Ligdamon, ne soyez pas cause par vostre silence, que celuy que vous auez vaincu, soit si foible & si peu courageux qu’il le soit par Polemas. Clidamant & les autres Cheualiers, ayans admiré la resolution de l’estranger, creurent estre obligez de donner des raisons à la Nymphe, pour ne le point refuser. Ils luy firent de grandes prieres, & y adiousterent tant de puissantes remonstrances, que la Nymphe ne pouuant y resister: Encores pour ce coup, dit-elle, ie me laisse aller: Mais si ie le permets plus, que le iuste Taramis me fasse sentir le supplice dont il se vange des pariures. Ce ievne Cheualier ayant obtenu cette grace, en remercia tres-humblement la Nymphe, & s’estant fait donner de quoy escrire, fit ce cartel sur le champ, auec tant de promptitude qu’on admira son esprit aussi bien que son courage.

ALCIMEDOR

à Polemas.

IE pensois auoir subiet de me plaindre de la trahison d’vn Cheualier quand ie suis sorty de la Grand Bretagne, & le temps m’a fait cognoistre que ie n’en aurois point eu de subiet, si ie n’auois point veu Polemas. Ce seroit entreprendre des reproches sans fin de t’accuser la [467/468] toutes tes perfidies. C’est pourquoy ie me contente de me satisfaire sans prendre part aux interests d’autruy. Viens donc presentement là mesme où i’ay esté vaincu par ta supercherie, m’oster l’occasion de la publier par tout, & monstrer au monde que si tu es assez meschant pour violer les loix, au moins que tu as le courage de defendre ta tyrannie.

Ce billet fut aussi tost donné à vn Trompette, qui partit pour aller faire ce message: mais à peine estoit-il party, qu’on oüyt dans le camp de Polemas vn bruit de trompettes, de cornets, & de tous ces instruments qui seruent durant la guerre à tesmoigner la ioye, & animer les soldats au combat. Ceux qui estoient sur les Tours de la ville pour veoir de loin, firent entendre qu’en mesme temps ils descouuroient de grandes troupes, qui arriuoient dans le camp de l’ennemy. Les Nymphes, le Prince, le grand Druyde, & les Cheualiers les plus apparens se retirerent dans le cabinet d’Amasis, & se doutans que c’estoit du secours qui arriuoit à Polemas, renouuellerent les plaintes qu’ils auoint desia faites contre ceux qui estoient trop longs à les venir defendre. Comme ils estoient au plus fort de leurs deliberations le Trompette retourna du camp, & lors Amasis faisant entrer tout le reste des Cheualiers, & le premier de tous le frere de Melandre, elle commanda à ce Trompette de leur dire ce qu’il auoit fait. Comme ie suis entré dans le camp de Polemas, dit-il, i’ay veu toute son armée en [468/469] bataille, & vn nombre infiny de chariots de bagage où i’ay esté le trouuer, & luy presenter le cartel d’Alcimedor. Il l’a leu auec vn visage riant, & m’a dit aussi-tost qu’il n’auoit point accoustumé de respondre aux iniures, & principalement à celles des femmes & des enfans. Qu’Alcimedor estoit mal aduisé de ne luy garder pas le respect qui luy estoit deu: mais qu’il luy pardonnoit, pour ce que le plus honneste homme du monde ne pouuoit estre si peu dans Marcilly, qu’il ne deuinst iniurieux & brutal. I’ay eu assez de courage, Madame pour luy vouloir respondre, mais il ne m’a pas voulu permettre de parler; au contraire il m’a fait prendre par sept ou huict de ses garder, & conduire iusqu’a vn mille de là, où i’ay veu l’armée du Roy des Bourguignons, composée à ce qu’on m’a dit de cinquante mille hommes de pied, & de dix mille hommes de cheual. Comme i’ay esté de retour auprès de Polemas: As-tu bien veu l’armée où ie t’ay fait mener? Retourne, me dit-il, vers ceux qui t’enuoyent, & leur apprends que c’est auec tout ce monde-là que ie veux me battre. Ne trouues-tu pas que ce combat vaudra bien celuy d’Alcimedor & de moy? Dis-luy donc qu’il attende vn peu, & à fin qu’il ne m’accuse plus de supercherie, que ie le conseille qu’il prenne autant de seconds que i’en ay, & qu’il y arriue de bonne heure, car ie crains que la partie ne soit pas esgale. Ie luy ay demandé s’il ne vouloit point faire d’autre response: Il m’a respondu que non, & que si Alcimedor n’estoit satisfait, il n’auoit qu’à luy mander, pource qu’il auoit auec luy des Mi-[469/470]res qui sçauoient parfaittement bien traitter ceux qui auoient le sang trop chaud. Voyla, Madame, tout ce que ie puis vous dire. Amasis oubliant à ce coup sa constance heroique: O iustes Dieux, s’escria-t’elle, auez vous resolu de laisser triompher l’iniuste, & d’abandonner vostre propre cause? Clidamant reprit la parole. Madame, luy dit il, ne vous défiez point, s’il vous plaist, de la prouidence de Tautates, ny de l’affection de vos amis. Le Roy Gondebaut s’est declaré contre vous: mais quelle merueille y trouuez-vous, puis qu’il n’a pas mesmes de ressentiment pour ceux qu’il a mis au monde. Asseures-vous d’vne chose, c’est que le Prince Sigismond ne dort pas, & que vous n’estes prés du precipice que pour estre plus miraculeusement secouruë. Chacun s’estant leué là dessus pour mettre ordre à ce qui estoit de sa charge, il n’y eut qu’Alcimedor, qui iettant feu & flamme ne se pouuoit taire de la lascheté de Polemas. Melandre par la priere de Galathée, l’emmena dans son cabinet, & le suiuit auec toutes ses Nymphes. Amasis cependant demeura auec le Prince, & le grand Druyde, tandis qu’Alcidon & Damon accompagnez de trente ou quarante Cheualiers furent sur les remparts de la ville, & autres lieux les plus eminents, veoir enter dans le camp de Polemas cette grande & redoutable armee. Le reste du iour se passa en allees & venuës vers Amasis pour l’aduertir de tout, & chez Polemas pour faire loger tout ce secours estranger. La ioye de Marcilly estoit tellement esteinte par ces nouuelles, qu’autant veid-on de larmes, de [470/471] plaintes & desolations parmy le peuple, que deux nuits auparauant on auoit veu de festins, de danses, & de ieux. Les petits & les grans, les pauures & les riches par vn extrême ressentiment de la fortune de leurs Dames, autant que de la leur, propos pour les remettre qu’amasis allast par les ruës auec vn visage qui tesmoignoit tout le contraire de ce qu’elle auoit dans le cœur. La nuict suruenant apporta des nouuelles, qui acheuerent de mettre par terre le courage de la Nymphe. Elle ne faisoit que de rentrer au Chasteau, que le grand Druyde luy presenta deux Epies, qui luy confirmerent ce qu’elle auoit appris de l’arriuée des forces de Gondebaut, & qui l’aduertirent que cette armée estoit entrée dans le camp comme victorieuse & triomphante. Que le Comte Fredebolde General auoit presenté de la part du Roy son maistre, quinze enseignes de soixante ou quatre vingts qu’il auoit gagnées sur les gens de la Reyne des Boyens & des Ambarres, & que le bruit estoit que ces grandes forces qui venoient pour secourir la ville & faire le Iustes Dieux, s’escria la Nymphe, lors qu’elle fut seule auec Adamas, qu’auez-vous resolu de ma fille & de moy? Faut-il que ie voye perir vn Estat, qui par la sagesse de celles qui m’ont precedé subsiste en sa beauté depuis quatre-vingts ou cent Siecles, & que n’ayant plus qu’vn iour à viure ie sois si mal-heureuse qu’il soit plus long que le reste de la durée de ma puissance? Clidamant, Alcicon & Damon arriuerent là dessus qui la [471/472] consolerent, & pour y paruenir l’asseurerent que la deffaitte de l’armée de la Reyne Argire ne pouuoit estre telle que ses ennemis le publioient: Que le secours de Gondebaut estoit pour faire plus de peur que de mal: Que Sigismond n’estoit pas en repos durant toutes ces choses: & qu’il y auoit sujet de croire que celuy qui auoit battu Polemas n’estoit pas aux champs pour se lasser si tost de bie faire. Bien à peine Clidamant auoit-il finy vn autre discours sur ce premier-là, que le Capitaine du Chasteau demanda Damon à la porte du cabinet de la Nymphe. Comme il en fut aduerty, il sorti, & receut vn homme de la part de Sigismond qu’on auoit tiré par dessus les murailles comme celuy d’Argire. Aussi-tost qu’il fut deuant Damon, il le supplia de le faire parler au Prince Godomar, & à la Nymphe: Damon les en fit aduertir, & receut l’ordre de le faire entrer. Bien à peine veid il Clidamant, qu’il mit vn genouil en terre, & luy ayant fait la reuerence, & les recommandations de son maistre, luy presenta vne lettre: Clidamant l’ouurit, & y leut ces paroles.

SIGISMOND

à Godomar

IE suis au desespoir, mon chere frere, de m’acquitter si mal de ce que ie dois à vostre amitié, à la necessité de la Nymphe, & à la violence [472/473] de mon amour. I’ay receu les lettres que vous m’auez escrites, & sçay par toutes sortes de voyes auec quelles violences Polemar poursuit le succés de sa rebellion. Mais que vous sert que ie sçache le besoin que vous auez de moy, puis qu’il est hors de ma puissance de vous eruir. Ie n’ose vous dire ce que Gondebaut m’a fait. Croyez tout ce que vous dira Melindor, il est tellement mon seruiteur qu’il ne vous desguisera rien.

Melindor, dit Clidamant à celuy qui luy venoit de donner cette lettre, dittes sans crainte ce que mon frere vous à commandé. Il n’y a personne icy deuant qui vous ne puissiez parler. Melindor obeyssant dit, que la premiere excuse qu’il auoit à faire au nom du Prince, estoit à la Nymphe, de ce qu’il ne luy auoit point escrit. Mais, Madame, continua-t’il, croyez, s’il vous plaist, que la necessité seule de ne le pouuoir faire est ce qui fait faire vne telle faute à Sigismond. Il a esté plus de quatre nuicts, & aux trois lignes qu’il escrit au Prince Godomar a mis plus de cent fois la main, auant que de les pouuoir acheuer. Ie vous diray fort succinctement la fortune du Prince, pour ce qu’il me l’a ainsi commandé. Vous sçaurez donc qu’aussi-tost que ce Cheualier qui vint il y a quelque temps de vostre part trouuer Sigismond, & par lequel il vous fit response, ne fut pas plustost hors des Estats du Roy Gondebaut, qu’il fut poursuiuy, & s’il eust esté trouué, sans doute le Roy [473/474] luy eust fait couper la teste. Vn epie que le Prince deffiant tenoit auprés de son fils l’asseura, qu’il l’estoit venu visiter, & luy auoit apporté des lettres auant qu’il l’eust esté trouuer. Cela le meit en vne telle colere, que sur l’heure mesme il enuoya le Comte Vindomar se saisir du Prince, & le mettre dans la grosse Tour de Lyon, sans que qui que ce soit en sçeust rien. Il le fit enleuer de nuict, & pour tromper les yeux de toute la Cour, mit vn de ses considens en la place de son fils, qui depuis ce temps-là faisant le malade ne se laissa veoir à personne. Comme le Prince se veid en prison, il tourna les yeux sur moy, qui estois de ses gardes, & ayant eu l’honneur d’auoir esté nourry Soldudurier [sic!] en la maison de la Princesse sa femme, creût que ie luy pourrois estre fidelle. Il me parle, & me trouue comme il desiroit. Par mon moyen il eut celuy d’escrire de nuit & sans lumiere, la lettre que i’ay apportée au Prince son frere, & m’apprendre l’estat de ses affaires. Ie le quittay fort bien instruit, & negociay si puissamment auprés des Comtes de l’vne & l’autre Bourgongne, qu’à ceste heure que ie vous parle, ils se sont liguez pour le Prince Sigismond, & sont entrez à main armée dans les Estats de Gondebaut. Ces nouuelles sont si fraisches que le Roy ne les sçait que d’auiourd’huy: & ie croy que dés à present le Comte Fredebolde son Lieutenant General a commandement de renuoyer à Lyon la moitié de ses forces sous la conduitte du Comte Vendomar. Pour la deffaite de l’armée de la Reyne Argire elle est grande à la verité, mais la maladie ce cette Princesse en a esté cause: Pource que se trouuant si [474/475] mal que les Medecins l’auoient abandonnée, elle voulut receuoir Rosileon & Celiodante. Comme ils furent partis de leur armée, Gondebaut en sçeut les nouuelles, & se seruit tellement de l’aduantage de cette absence, qu’il se jetta sur les Boyens & les Ambarres, & les fit fuyr à vauderoute, tant ils furent furieusement attaquez. Ce qui me reste à vous dire: c’est que depuis neuf nuicts que i’ay quitté mon maistre ie n’ay receu aucvne de ses nouuelles. Mais il se promettoit quand ie partis qu’il sortiroit bien-tost, & qu’en mesme temps auec toutes les forces de ses amis, il viendroit faire leuer le siege de deuant cette ville. La Nymphe ne fut pas la seule qui demeura estonnée de ces fascheuses nouuelles. Clidamant luy-mesme ne sieut que dire, & les Cheualiers haussans les espaules tesmoignerent par cette action que Polemas auoit vne grande commodité de tout entreprendre, & de tout esperer. Ils estoient tous en ce triste estonnement, lors que pour acheuer l’ouurage, Leonide fit aduertir Galathée que Fleurial estoit reuenu, si défiguré, & si couuert de coups qu’il n’estoit pas recognoissable. Galathée lors souspirant si haut qu’elle fut entendue de toute la compagnie, ne pût se contraindre si bien qu’on ne veist quelques larmes sur son visage. Amasis ayant sçeu ce que c’estoit, commanda qu’on fist enter Fleuria. Il fit peur à l’assemblée, & comme il commença de parler fit veoir par le tremblement de sa voix qu’il n’estoit pas mesme asseuré dans le cabinet de la Nymphe. Madame, luy dit-il, la nuict mesme que ie sortis de cette ville, quelque soin que ie prisse pour euiter les soldats [475/476] de l’abominable Polemas, ie fus arresté prisonnier & mené deuant luy. I’essaye de luy dire de belles paroles pour m’eschapper de ses mains: mais luy plus furieux qu’vn de ces grands Lyons que vous nourrissez, me dit, Te voylà donc malutru Iardinier, qui sçais si bien aller iusqu’a Paris porter de mes nouuelles à ton bon amy Lindamor: Ie iure Tautates que tu seras escorché vif demain au matin, si tu ne me dis les commissions que tu as, & les nouuelles que tu portes. Seigneur, luy dis-ie, vous me prenez pour vn autre. Ie ne suis, comme vous dites, qu’vn chetif Iardinier, ie m’en vay maintenant chercher des graines chez mon oncle à Isoure, & ne sçay ce que vous me voulez dire de Paris, ny de Lindamor. Voyez, me dit-il, comme ce coquin est rusé. Gardes emmenez-le, & s’il ne vous donne ce qu’il porte donnez-luy cent coups de fouët. Cette rigoureuse sentence m’estonna, mais elle ne me fit point perdre courage. Ie suis mis aussi-tost tout en sang, & apres nû comme la main, on déchira tous mes habits par morceaux, & cependant on ne trouua rien de ce que ie portois. Le lendemain ie fus traitté de mesme, & si ie n’eusse fait le mort cinq ou six fois, il y a long-temps que ie le ferois. En fin hier homme celuy qui m’auoit en garde vint auec ces compagnons pour me battre, il laissa tomber vn poignard sans y songer. Comme il fut sorty ie le cachay, & lors le dépit mefaisant refourdre à faire vn beau coup, i’ay attendu iusque à ce soir que tout le monde estoit en desorder pour l’arriuée de l’armée des Bourguignons. Mon homme est venu à l’heure accoustumée pour mebatte. Ie filay doux, & luy ay dit [476/477] que si l’on vouloit me permettre quelque chose pour le reste de ma vie, ie dirois de grandes nouuelles à Polemas. Il ma iuré que ie serois riche si ie voulois, & qu’on ne m’auoit mal-traitté que pour mon opinastreté. I’auois les mains libres: Ie luy ay donc monstré vn trou aprés de moy, & luy ay dit que s’il vouloit y foüiller, il trouueroit des lettres. Qui se fust deffié de moy en l’estat où i’estois? Il se baisse, & comme il fut baissé, ie me iette sur luy, & luy mets mon poignard dans le corps, si bien qu’il n’a pas seulement dit vne parole. Il faut que i’aduouë tout, ie craignois qu’il ne fust pas mort. C’est pourquoy ie luy ay passé cinq ou six fois mon poignard dans la gorge, & en mesme temps ie me suis accommodé de ses habits que vous me voyez, & à la faueur de la nuict & de la resioüyssance de l’armée ie me suis sauué en cette ville. Voilà vos lettres qui n’ont point esté veuës, & s’il vous plaist, aussi-tost que i’auray esté pensé, ie repartiray & prendray vn autre chemin. La bonne volonté de ce pauure homme fit vne partie de l’affliction de la Nymphe. Elle luy commanda de se retirer chez luy, donna charge à vn maistre d’Hostel d’en auoir soin: & reprenant ses lettres, Les Dieux soient loüez, dit-elle. Ie suis en tel estat que mon mal-heur est au dernier point où il peut aller. Ce fut tout ce qu’elle peût dire, pource que ses larmes & ses souspirs, se debordans sans égard, luy osterent l’vsage de parler, & la volonté de se consoler. Galathée, comme retenant la douleur dont Celadon auoit prié les Dieux de la pvnir, accompagnoit sa mere en son desespoir, & semblit, tant ses larmes auoient de violence, [477/478] pleurer ses ennuis, & pleurer encore de ceux de la Nymphe. Vn grand bruit qui s’essuyer leurs yeux & penser à d’autres choses. On crioit aux armes, & que l’ennemy estoit dans la ville. Clidamant & tous les Cheualiers frappez de cette allarme sortent à demy enragez, & en l’estat qu’ils estoient, courent où le peuple faisoit le plus de bruit. Bien à peine auoit-ils fait cent pas hors du Chasteau, que quelques solduriers leur presenterent vn homme de mauuaise façon, & leur dirent que c’estoit luy qui auoit donné cette fausse alarme. Cét homme crioit incessamment, Aux armes, aux armes, les ennemis sont dans la ville. On me tuë. Clidamant luy commande de se taire: mais plus il menaçoit, & plus l’autre faisoit de bruit. Desia chacun se doutoit que c’estoit vne folie ou veritable ou artificielle, lors qu’vne pauure vielle arriua, qui se ietta aux pieds de Clidamant, & luy dit que celuy qu’on vouloit faire mourir, estoit son fils, qu’il y auoit long-temps qu’il estoit hors de son esprit: mais principalement depuis le siege de la ville, qu’il crioit iour & nuict aux armes, & que cette imagination que les ennemis estoient dans la ville le tenoit si fort que tous les voisins n’oyoient iour & nuit que ce pauure garçon crier. Clidamant se fit informer de cela, & aiant esté asseuré que la vieille disoit vray, s’en retourna en aduertir la Nymphe qui estoit à demy-morte sur son lict. Damon cependant fut iusqu’au logis du fou, & apres auoir ouy ses voisins le fit donner à sa mere, luy defendit de le laisser sortir, & commanda aux Bourgeois de la ruë d’y prendre garde l’vn apres l’autre, & le [478/479] tenir tousiours lié. Il estoit plus de minuit quand cela fut fait: Polemas d’vn autre costé qui croyoit estre bien-tost maistre de la ville par la puissance de ses gens de guerre, & par la commodité de sa mine, à laquelle on trauailloit en tout diligence ne cessoit d’admirer la grandeur de sa fortune. Fredebolde & luy furent deux ou trois heures ensemble, & lors qu’ils sortirent Listandre & les trois autres confidens recogneurent qu’ils ne se separoient pas si bons amis qu’ils estoient auant qu’ils eussent parlé ensemble. Polemas ne laissa pas comme vn fin & dissimulé tyran, de luy faire d’extrêmes complimens, & le conduire iusqu’en son quartier: mais aussi-tost qu’il fut de retour, il fit venir ses quatre amis, & leur apprit l’absolu pouuoir que Fredebolde au nom du Roy son maistre vouloit auoir dans son camp, & le ressentiment qu’auoit eu Gondebaut de la priere qu’il luy auoit faitte par Aleranthe, de ne point prendre la peine de venir au siege de Marcilly. Vous voyez, luy dit Listandre, combien sagement vous conseilla le pauure Climanthe, lors qu’il vous fit veoir la deffiance que vous deuiez auoir de ce Roy. Il ne faut pas toutefois que vous donniez suiet à Fredebolde de se refroidir, ny soubçonner vostre intention, pource qu’en l’estat ou vous estes, s’il venoit à faire retirer ses forces, vous ne couriez pas moins de fortune que si vous estiez contraint de leur le siege. Faittes dont mieux, entretenez-le de belle paroles. Tesmoignez-luy vne grande affection pour son maistre, & l’asseurez que c’est de luy seul que vous tenez vostre fortune: Cependant de peur que le repos ne luy donne des con-[479/480]seils contraires aux vostres, voyez le dés le point du iour, & sans luy parler de vostre mine, obligez-le à faire quelque attaque par son armée. Quand cela ne seruiroit de rien qu’à lasser l’ennemy, il vous en reuiendra vn grand fruit: car estant lassez & peut-estre blessez, au moins pour la pluspart, ils auront moins de force & de courage pour se surprendre iusques-là dans leurs licts. Listandre finissoit son discours, lors que Meronthe entra dans la chambre de Polemas, & par vne flatterie estudiée: Seigneur, dit-il, se jettant à genoux, ie viens vous demander la couronne. La ville est nostre, & dans deux heures elle eust esté à vous, si nous eussions aussi bien acheué nostre ouurage hier au soir que maintenant. Polemas l’embrassa auec vn transport qui tesmoignoit l’excés de sa ioye, & estant vingt fois fait redire les bonnes nouuelles de l’accomplissement de la mine, enuoya reposer Meronthe, pource qu’il vouloit se mettre au lict. Le traistre ne voulant pas estre veu dans le camp, le supplia de le laisser retourner chez soy de peur d’inconuenient: & qu’il ne feroit tout le iour que preparer les choses si bien, qu’il ne trouueroit rien à redire pour mettre plus promptement ses soldats dans vne ville. Polemas ayant iugé que Meronthe parloit sagement, luy mit dans le col vne chaisne d’or & de diamans qu’il auoit portée ce iour-là, & comme s’il eust preueu l’aduenir, luy dit en riant qu’il le faisoit Cheualier de son ordre, pour viure & mourir auec luy. Meronthe esbloüy d’vn si grand presenz, luy baisa la main, & apres luy auoir dit tout ce que la flatterie fait [480/481] inuencter aux meschans & aux ambitieux, print congé de luy, & par le conduit de la mine s’en retourna chez soy. Polemas enuoya Argonide à la mine, & luy commanda que l’entrée en fust bouchée tout le iour, & qu’vn corps de garde de trois cens hommes y fust posé. Il se fit deshabiller en disant cela, & se mit au lict, où il dormit deux ou trois heures seulement, mais d’vn somme cent fois interrompu, tantost par la ioye que son esperance luy donnoit, & tantost par les eminents perils, dont la crainte le réueilloit de minute en minute. Le iour le retira du lict & de ses inquietudes. Il se fait habiller, & ayant enuoyé Ligonias apprendre des nouuelles de Fredebolde, attendit qu’il fust de retour pour l’aller trouuer. Il sçeut que Fredebolde s’estoit leué au point du iour, & auoit desia fait vne reueuë de toute son armée, & sembloit par l’ordre qu’il y mettoit la nuict mesme il auoit receu des nouuelles de Gondebaut, par lesquelles il auoit sçeu combien puissamment les Comtes de Bourgongne defendoient le party des Princes ses fils. La crainte qu’il y auoit que cette rebellion ne fist de grands progrés, & pour empescher la diligence auec laquelle il vouloit qu’il luy renuoyast la moitié de ses forces. Polemas apprit ces choses quand il fut trouuer Fredebolde, & veid sans l’oser contredire les commandemens qu’il faisoit aux siens, d’obeyr à Vindomar. Il est vray que Polemas ayant vn peu pensé à soy, creûe que ces nouueaux empeschemens de Gondebaut, estoient venus tres-à propos pour luy, & que tant qu’il seroit occupé à combattre [481/482] ses ennemis, il ne songeroit ny à le venir trouuer, ny à faire dessein contre les Segusiens. Vindomar estant arriué en poste, n’eust autre loisir que de faire la reueuë de l’armée que Fredebolde luy donnoit, & apres auoir asseuré Polemas de la bonne volonté du Roy, faire marcher ses troupes. Elles furent six heures à sortir par douze differents endroits qui auoient esté expressément ouuerts pour ce suiet, & refermez aussi-tost que l’armée fut sortie. Cependant Polemas changeant de langage & d’humeur, sçeut si artificieusement gaigner l’esprit du bon Fredebolde, & par ses cajolleries acheurer d’esbloüyr vn esprit qui desia l’estoit à demy par sa propre brutalité que ce Comte l’embrassa, & creût tout ce que l’autre faisoit mine de luy promettre. En sortant de cette conference l’attaque fut resoluë à vne heure apres midy & pour la faire reüssir, il ne fut rien espargné du costé du Bourguignon. Mais Polemas ne vouloit que l’amuser en attendant la nuict, & quand il eust esté en son pouuoir de prendre la ville, il n’ignoroit pas tellement son interest, qu’il eust permis à ces estrangers de se rendre maistres d’vne place, qu’il vouloit conseruer comme le fondement de sa fortune. Peledonthe fut enuoyé à Fredebolde pour mener ses gens à la guerre selon la promesse que Polemas luy auoit faitte, & ne leur laisser rien entreprendre qui ne fust necessaire. Ceux de la ville voyans l’appareil des machines qu’on faisoit roullers vers les murailles, cogneurent qu’ils seroient bien-tost attaques. Ils se preparent de bonne heure, & Clidamant ne voulant plus demeurer oysis, iura qu’il vouloit [482/483] courir la fortune des autres Cheualiers. Damon fait armer les siens. Alcidon met la Cauallerie en bataille. Le peuple est mis en garde sans confusion, & les machines de defense, auec tout ce qui pouuoit nuire aux ennemis furent portees le long des murailles. On fit des feux pour faire bouïllir les grandes chaudieres pleines de bitume, d’huile, de souffre, & d’autres semblables liqueurs: Et dans le conseil de guerre, on resolut qu’il ne se feroit aucvne sortie, si l’on n’y trouuoit vn extraordinaire aduantage, & qu’en cas qu’il fust à propos, qu’Alcandre & le fils de Clindor se ietteroient par ta fausse braye dans le fossé, & seroient soustenus de Damon & de Lydias auec leurs trouppes.

A peine tout cet ordre fut-il arresté, que les tortuës & les clayes premierement dont elles estoient appuyees furent iettées dans le fossé. A ce premier effort, on fit voler vn si grand nombre de traits, que sans mentir quelque ardent que fust le Soleil il en fut caché aux assiegez & aux assiegeans: Cette abondance incroyable de flesches, se trouuant telle en mesme temps en l’air, qu’elle y fit vne heure durant vne nuée artificielle. Durant cette salue, les Beliers furent approchez si prés de la muraille, qu’ils commencerent à faire de grandes ouuertures: mais Fredebolde à qui cette longueur de batterie ennuyoit, se figura que cette place pouuoit estre prise de force, & que les murailles estoient trop foibles & trop basses pour resister long-temps. Peledonthe pour luy obeyr mena huict cens hommes à la faueur des Beliers, & des autres machines iusqu’au pied de [483/484] la muraille. Ils y planterent leurs eschelles: mais ce ne fut que pour estre plustost tuez. Toutes fois le nombre multipliant on eut peur qu’ils ne gagnassent trop si l’on ne se defendoit que d’vne façon. La sortie fut resoluë, & fut faitte si à propos, que Damon portant le feu & la mort par tout; laissa boiteux ou tuez plu de huict cens Bourgiugnons. Peledonthe ayant esté recognu par Ligdamon, fut contraint de songer à son salut, & par vn combat particulier repousser vn si puissant ennemy. Sa resistance fut vaine; pource que Ligdamon voulant vaincre ou mourir le pressa de telle sorte, qu’il le renuersa à ses pieds, & luy fit demander la vie. Ie te la donne, luy dit Ligdamon: mais c’est sans y comprendre la foy publique, ny blesser l’authorité de la Nymphe. L’autre estoit si hors de soy, qu’il ne sçeut ce que Ligdamon luy vouloit dire. Il le laissa lier, & fut mené prisonnier dans la ville. Damon voyant qu’il faisoit beau se retirer en fit le commandement aux siens, qui auec peu de perte rentrerent par où ils estoient sortis. Fredebolde auoit enuoyé prier Polemas de le venir trouuer. Comme ils furent ensemble: Ie ne trouue pas, luy dit le Bourguignon, que les murailles defendent les assiegez: mais ie voy bien que les assiegez defendent leurs murailles. Dittes-moy, ie vous prie, qui sont ceux qui sont enfermez dans cette place: de ma vie ie n’ay veû combattre furieusement comme se sont defendus ces gens? C’est assez pour ce coup: Le Roy mon maistre n’approuueroit pas l’obstination auec laquelle i’ay iusqu’icy fait perdre ses soldats. Il y a prés de cinq heures [484/485] que nos gens font aux mains, & cependant nous sommes aussi peu aduancez qu’au commencement. Comme il eut ainsi parlé, il fit sonner la retraitte, & la fit sonner fort à propos pour son honneur: car sans elle qui restoit de soldats, auoient desia commencé de la faire eux-mesmes. Aussi-tost que chacun fur rentré au camp, Polemas fit chercher Peledonthe, & ne le trouuant point, se mit en telle peine, que Listandre & les deux autres confidents en demeurerent satisfaits. Il enuoya des enfans perdus dans le fossé pour veoir s’il estoit mort, & luy-mesme se mit au hazard d’estre tué, pour donner courage aux siens de le chercher. Mais ce fut en vain: car il estoit dans la ville. Aussi-tost que la retraitte fut sonnée, Ligdamon alla trouuer le Nymphes incontinent apres le Prince & les autres Cheualiers. Damon & Bias estoient legerement blessez: mais ils n’auoient pas laissé d’aller se resioüyr de leur victoire auec Amasis & Galathée. Ligdamon auoit le bras gauche écorché d’vn coup de trait: & vn coup d’espée à la main. Toutesfois ces blesseures estans legeres, le vns ny les autres n’en faisoient point de cas. Voicy donc cét heureux Cheualier qui saluë les Nymphes deuant sa belle Syluie. Et faisant conduire derriere luy Peledonthe par quarre de ses Solduries: Mesdames, leut dit-il. Voicy Peledonthe que ie vous ameine prisonnier, le sort des armes me l’a donné, & ie luy ay sauué la vie, pource qu’il me l’a demandée. Ie le remets vif entre vous mains pour le traitter comme il vous plaira. Amasis le regardant auec fureur, se representa cét homme comme comme le premier [485/486] rebelle qui auoit mis le flambeau en la main de Polemas, la source de la reuolte, le corrupteur des bons, & l’appuy des meschans. En vn mot le plus temeraire, & le plus insolent de ces quatre confidens, par l’artifice & la conduitte desquels le desordre estoit general partout l’Estat des Segusiens. Ligdamon, dit-elle, ie commence à me resioüyr, puisque par vostre valeur i’ay le flambeau de la guerre entre mes mains. Mais ie l’aduouë, ie ne suis pas capable de iuger en ma cause: La colere me met hors de moy. Allez donc, dit-elle, sage Adamas, & auec le corps des Druydes, iugez-le selon nos loix. Ie suis prisonnier de guerre, respondit Peledonthe: Mais personne ne luy repliqua, au contraire il fut mené dans la prison Royale, & sur le champ les Druydes s’estans assemblez, apres l’auoir interrogé cinq fois, & sceu par sa propre confession les choses dont il estoit conuaincu par la voix publique, le condamnerent pour crime de felonie, & de leze Maiesté, à faire amende honorable, & estre mis en croix aux creneaux de la ville. Ce iugement fut executé auec tant de haste, que tous les amis qu’il auoit eu autrefois à la Cour se taisant, on l’attacha au bout d’vne croix sur les murailles. Ainsi finit tragiquement cét orgueilleux Cheualier, duquel peu auparauant Semire auoit comme prophetisé la mort à Ligonias. L’escriteau qu’il auoit deuant & derriere estoit escrit en si grosses lettres, que les ennemis le virent, & les larmes aux yeux en porterent les nouuelles à Polemas. Il faillit à se tuer en oyant ces nouuelles, & apres auoir pris à partie Hefus, Bellenus, Taramis, le Guy de [486/487] l’an neuf, & la Vierge qui deuoit enfanter, il ne laissa blaspheme à dire, ny mesme à inuenter. Sur le champ il fut trouuer Fredebolde, en la presence d’Argonide, Listandre, & Ligonias, & croyant en soy-mesme que dans dix heures il seroit maistre de la ville, iura qu’il mettroit tout à feu & à sang, & ne pardonneroit aux femmes, aux vieillards, ny aux enfans. Fredebolde qui ne iugeoit que de soy-mesme, c’est à dire comme vn brutal aguerry dans les armées, & qui n’auoit autre vertu que celle des Elephans & des tours, trouua la mort de Peledonthe aussi extraordinaire, & aussi digne de vengeance que Polemas, & aduoüa que c’estoit faire le bourreau, & non pas l’ennemy que de traitter ainsi les Prisonniers. Ces chefs souperent ensemble, & peu de temps apres Polemas voulant voir si Argonide & Listandre auoient mis dans leurs troupes l’ordre qu’il leur auoit donné, laissa Fredebolde, sans l’aduertir du grand dessein qu’il esperoit faire reüssir la nuit mesme. La Lune estoit lors en decours, & ne se leuoit que vers le matin, & d’ailleurs des nuës auec vn peu de pluye. Estans arriuées aussi-tost que la nuict, la redirent si propre à l’entreprise de Polemas, qu’il seroit bien difficile de sçauoir si en cette occasion les Dieux estoient complices de la meschanceté de Polemas, ou si ayant horreur de son attentat, ils s’estoient osté la veuë de la terre, de peur qu’ils ne fussent contraints de veoir les massacres, les embrasemens, & les desolations dont il estoit resolu de remplir la miserable ville de Marcilly.

Fin du quatriesme Livre.