LA DERNIERE PARTIE D’ASTRÉE

LE HUICTIESME LIVRE

Astrée n’ouyt pas plustost dire à Lycidas que la grotte qui la receloit, estoit la mesme où Celadon avoit fait autrefois du sejour, qu’elle en demeura toute surprise, et deslors il luy sembla que ce rocher mesme luy parloit de l’amour de ce berger. Tous les objects qui se presentoient à ses sens, la traittoient de mesme sorte; car fust qu’elle ouyst le doux murmure de Lignon, ou celuy que les Zephirs faisoient à l’entrée de sa caverne, elle croyoit tousjours qu’ils n’estoient composez d’autre chose que des amoureux souspirs dont Celadon avoit accompagné la rigueur de son volontaire banissement. Diane s’apperceut bien de cet estonnement, mais ne pouvant s’imaginer qu’il procedast d’un autre suject que de la crainte qu’elle devoit avoir que Phillis les surprist, elle ne luy en parla point, et seulement elle attendit, bien qu’avec un peu d’impatience, ce qui arriveroit du dessein, que Phillis avoit de visiter cette grotte.

Mais quand cette bergere fut sortie, apres avoir treuvé ce lieu plus remply d’effroy, qu’il n’eust esté necessaire pour receler les flames d’un amant, et qu’elle eut dit adieu à Lycidas, pour se remettre en queste de celles qu’elle venoit de quitter, Diane voyant que sa compagne continuoit encore dans la mesme frayeur où elle avoit esté, ne put s’empescher de luy en demander la cause; à quoy Astrée respondit: Ah! ma sœur, n’avez-vous point ouy, quand Lycidas a dit que la grotte où nous sommes, est le lieu mesme où Celadon se vint plaindre, de mon inconstance, lors que son pere par un artifice estrange luy mit dans l’esprit que Corebe me devoit espouser? – Je l’ay vrayment ouy, repliqua Diane, [332/334] mais je n’eusse pas creu que cela eust esté capable de vous mettre dans la peine où vous estes. – Je n’en suis pas, reprit Astrée, dans une peine qui me soit importune, mais j’avoue que, repensant aux accidents qui m’arriverent en ce temps-là, et faisant comparaison de l’estat present de ma vie, à celuy dans lequel je respirois alors, je ne puis que je ne m’afflige dequoy le sort n’a jamais cessé de me persecuter, et a tousjours mis des obstacles à quelque felicité que je me sois promise. – Il s’en trouve peu, adjousta Diane, qui n’ayent le mesme suject d’accuser la fortune; vous vous en plaignez, je m’en plains aussi, et je croy que tout le monde en fait de mesme, puis qu’il est impossible que nous recevions jamais aucune joye, qui ne soit meslée de mille sujects de douleur. – Je croy bien, respondit Astrée, ce que vous dites, mais je soustiens, que de tous ceux qui ont eu quelque suject de s’en plaindre, personne n’en a jamais tant eu que moy, car si je regarde les succez de ma vie, je n’en trouveray pas un qui n’ait esté accompagné de quelque funeste evenement. – Ma sœur, reprit Diane, nous n’eusmes jamais moins de raison de nous plaindre que nous en avons maintenant, maintenant, dis-je que nos maux touchent presque leur remede, et que nous sommes sur le poinct de nous voir guerir de tous les desplaisirs que nous avons soufferts. Amour nous les a presque tous causez, c’est à luy desormais à nous en delivrer, afin que la mesme main qui a fait la playe en donne la guerison. – Ma compagne, respondit Astrée, nous sommes vrayment à la veille de nostre repos, mais quelque proche que soit ce moment, qui verra finir toutes nos miseres, il n’empesche pas que la memoire de mes douleurs ne tourmente ma pensee, et ne me fasse juger, qu’il n’eust pas esté difficile de les guerir par un plus doux remede, s’il eust plu au Ciel d’en prendre le soing.

Disant cela, elle porta les yeux un peu plus curieusement que decoustume, sur tout ce qui estoit dans cette grotte; et voyant à sa main droite qu’on avoit gravé quelque chose contre le rocher, elle s’en approcha, et recogneut son chiffre, que Celadon avoit marqué presque en tous les endroits de cette caverne. Un peu à costé, elle vid quelques vers, et la curiosité l’ayant portée à les lire, elle vid qu’ils estaient tels.

Juge, Astrée, à quel poinct le destin m’a reduit!

Je sçay bien que la mort où je me vois conduit,

Doit servir de remede aux travaux, que j’endure [334/335]

Et pourtant, obstiné, je resiste au trespas,

Non point que j’apprehende une chose si dure,

Mais de peur qu’estant mort je ne t’aymasse pas.

Ces paroles luy firent juger qu’il avoit eu en ce temps-là quelque volonté de se perdre, mais qu’il en avoit esté diverty par quelque bon Genie, qui luy avoit mis cette consideration dans l’esprit. Tous ces objets l’alloient affligeant de telle sorte, qu’ils deroboient à tous momens quelques larmes à ses yeux; mais quelques regrets qu’ils luy missent dans l’ame, elle ne pouvoit pourtant se lasser de regarder ces tesmoignages de l’amour inviolable de son berger. En fin apres avoir tourné de tous costez, et n’avoiririen laissé qu’elle n’eust visité curieusement, elle trouva dans l’un des coings une petite bouteille, où Celadon tenoit de l’ancre, et ayant veu auprez d’elle une plume, qui avoit pour estuit une des fentes du rocher: Helas! s’escria-t’elle en souspirant, voylà sans doute la mesme plume qui luy servoit à marquer sur le papier ses sentiments et ses passions amoureuses! La voylà, cette fidelle plume, qui a receu si souvent le secret de ses pensées, et qui fut cause en partie que j’appris la fuite et le desespoir de mon berger! Sans toy, chere plume (et cecy elle le disoit en la baisant) sans toy je n’eusse jamais sceu quelle partie du monde le retenoit, et dans l’ignorance où j’eusse esté de son sejour, si je n’eusse jamais rencontré les moyens dont il falloit que je me servisse pour le r’appeler! Mais chere plume, adjoutoit-elle, que ne puis-je en eschange du bon office que tu me rendis, te donner quelques preuves de ma recognoissance? tes baisers et ces larmes dont je te mouille ne te sçauroient plaire, car tu n’as point de sentiment. Toutefois je me trompe, il est à presumer qu’elles te doivent estre agreables, puis que je les verse pour celuy qui fut autrefois ton maistre, et qui par un privilege de son extreme amour, te priva peut-estre de ton insensibilité.

A ce mot elle se teut, et Diane regardant contre terre: Ma sœur, luy dit-elle, je voy quelque chose à vos pieds. Alors Astrée s’estant un peu reculée, Diane se baissa, et vid que c’estoit une feuille de papier pliée en quatre, où l’on avoit commencé d’escrire quelque chose; aussi-tost elle la releva, et prit garde qu’il y avoit escrit en gros caracteres, comme en forme de tiltre, Regrets d’un Berger trahy, et un peu plus bas ces mots: [335/336]

J’ay creu durant quelque temps, belle Astrée, que le cours de mes larmes pourroit laver le crime de vostre infidélité. Mais à ce coup, pensant aux jours que mes yeux ont employez en ce misérable office, j’en perds entierement l’esperance, et recognois bien que c’est la mort seulement qui peut apporter quelque remède à mon desplaisir; aussi c’est elle seule que j’appelle pour me guérir des blessures que vostre inconstance m’a faites, c’est elle à qui tous les souspirs que mon malheur arrache de mon ame sont addressez, et c’est elle encore, qui, plus pitoyable mille fois que vous-mesme, reçoit les vœux que je luy presente, pour sortir de la peine où je suis. Ainsi je rencontre du secours aupres de celle que la nature m’enseignoit de fuyr, et ma perte dans la cruauté de celle que la raison me commandôit d’aymer parfaittement; estrange effect de vostre ingratitude, Astrée, puis qu’en eschange de tant de services rendus, pour m’exempter desormais de vos perfidies, il faut que je recoure à la pitié de mes ennemis! et bien, si vous n’attendiez de ma disgrace que là ruine de…

Ce sens qui n’estoit pas achevé, fit juger à Diane que Celadon avoit dessein de remplir toute la feuille de semblables plaintes; mais qu’en ayant esté diverty, peut-estre, par le commandement que Lycidas luy fit de la part d’Astrée, il n’avoit eu le temps d’escrire que ce qu’elle venoit de voir. Astrée qui en fit aussi la lecture, fut bien marrie dequoy ce discours n’estoit pas plus long, car il luy estoit extremement agreable; toutefois, mettant le papier dans son sein: Cette plainte que tu fis, pauvre Celadon, dit-elle, pour un crime dont je n’estois pas coupable, servira pour me convaincre de celuy que j’ay commis au dernier arrest que j’ay prononcé contre toy. Et afin qu’il reste en ma mort quelque tesmoignage qui puisse publier mon injustice, je supplie les dieux que ce papier me survive, et qu’il ait autant de pouvoir pour resister aux injures du temps que j’en ay pour me punir de celle que j’ay faite à la fidelité de Celadon.

A ce mot elle sentit une grande foiblesse, et Diane qui la vid paslir, craignant qu’elle esvanouyst, courut au bord de la riviere pour en apporter de l’eau. Elle eut bien moins de peine à sortir de la caverne qu’elle n’en avoit eu pour y entrer, car Lycidas en avoit un peu facilité le passage. S’estant donc hastée, elle en puisa un peu, mais ne pouvant s’en revenir si viste, de peur de la respandre, elle eut le loisir de voir. Lycidas qui estoit couché au pied [336/337] d’un saule. Cette veue Festonna extremement, toutefois ayant pris garde qu’il dormoit, elle r’entra dans la grotte avec le plus de diligence qu’elle put; et trouvant Astrée un peu remise: Ma sœur, luy dit-elle, je vous prie fuyons, si nous ne voulons que Lycidas nous rencontre. – Pourquoy? respondit Astrée. – Pour ce, reprit Diane, qu’il est encore au mesme lieu où nous l’avons ouy parler à Phillis, et je crains qu’il ait entendu nos discours, ou pour le moins qu’il vienne où nous sommes, pour y passer, peut-estre, ce qui reste de la journée. – Est-il possible, dit Astrée, que ce berger soit encore là? – Il y est sans doute, respondit Diane, et si vous avez envie de le voir, vous n’avez qu’à jetter les yeux sur le bord de la riviere, car dés l’entrée de la caverne vous pourrez le remarquer facilement. – Je seray bien aise, dit Astrée, de le revoir encore une fois.

Disant cela, elle s’en alla à l’ouverture de la grotte, où elle ne fut pas plustost, qu’elle l’apperceut couché de son long, la teste soustenue par un petit gazon, que la nature avoit couvert d’un peu de mousse; soudain qu’elle l’eut veu, elle se voulut retirer, car elle eut peur d’estre apperceue, mais enfin s’estant un peu rassurée, elle recommença de le regarder, mais si fixement, qu’elle fut pres d’un quart d’heure sans tourner les yeux, ny d’un costé, ny d’autre..Diane qui de temps en , ternps le regardoit aussi, tout à coup, tirant Astrée par sa juppe: Ma compagne, dit-elle, je pense que vous estes ravie en considerant ce berger? – Il est tres-vray, respondit Astrée, que son innocence me fait une extreme compassion, et que j’ay un regret nompareil dequoy les maux de Celadon luy ont esté, si sensibles; car sçachant que j’en suis coupable, il me fasche de voir qu’il ait tant de suject de se plaindre de moy. Toutefois, continua-t’elle, j’essayeray de vaincre sa pitié; et s’il luy reste quelque bonne qualité dans l’ame, je m’assure qu’il aura de la peine à me refuser le pardon que je luy demanderay. Disant cela elle rentra tout au fonds de la grotte, et prenant la plume qu’elle y avoit trouvée, elle la mouilla dans la petite bouteille qui estoit encore à moitié pleine –d’ancre, et rompant une partie du papier qu’elle avoit mis dans son sein, elle fit une lettre à Lycidas, qui ne fut pas plustost achevée, que voyant bien que le jour finiroit bien-tost, elle resolut d’abandonner cette grotte, pour ne perdre la commodité de remettre ce papier entre, les mains du berger. A quoy Diane ayant consenty, elles sortirent, avec le moins de bruit qu’elles purent, et s’estant approchées de Lycidas, [337/338] Astrée mit un genouil en terre, et d’une main mettant la lettre sur l’endroit où le pourpoinct laissoit voir un peu de l’estomac du berger, sans estre pliée, afin qu’elle se perdist moins facilement Amour, dit-elle, par pitié, donne un bon succez à cette lettre, ne souffre pas qu’elle se perde inutilement, et s’il est impossible qu’elle touche l’ame de Lycidas, permets qu’elle luy touche la main. Alors elle se leva, et après avoir regardé de tous costez, elles continuerent leur voyage.

Phillis estoit desja de retour chez Adamas bien affligée de quoy, quelque diligence qu’elle eust faite, elle n’avoit pu apprendre aucunes nouvelles de ses compagnes. Leonide y estoit aussi arrivée, et fort peu de temps apres elle, tous les bergers et bergeres qui estoient chez Adamas; de sorte qu’ayants tous rendu compte au druide et à Bellinde de l’exacte recherche qu’ils avoient faite de Diane et d’Astrée, ils commencerent alors à croire veritablement que leur fuite ne pourroit avoir qu’une dangereuse fin. Adamas estoit bien en peine de ces bergeres, mais parmy tout cela il ne pouvoit oublier l’interest qu’il avoit pour Celadon. S’estant donc enquis si personne n’avoit rien appris de luy, Phillis dit librement qu’elle croyoit qu’il fust mort, puis que Lycidas luy avoit juré qu’il n’y avoit endroit dans la plaine où il ne l’eust curieusement cherché. Le Druide alors, montrant d’estre bien fasché de cette responce: Mais, dit-il, ne scandons-nous sauver au moins Lycidas, et empescher que ce nouveau malheur ne luy soit encore funeste? – Mon pere, dit Phillis, je l’ay laissé assez loing d’icy, fort proche toutefois de Lignon, et pour aller au lieu où je l’ay veu, on n’auroit qu’à suivre contremont la riviere. – Peut-estre, reprit Adamas, il se sera endormy en quelque lieu, et si cela est, il ne sera pas difficile de le ramener. – Je le croy, repliqua Phillis, mais il faudroit que ce fust par le commandement de quelqu’un, à qui il eust peur de desobeyr. – Paris, adjouta le Druide, y employera ses prieres.

A ce mot, luy ayant commande d’y aller, ce nouveau berger se mit en chemin, et trouva Lycidas un peu devant que le soleil fust couché. Presque en mesme temps il s’esveilla, et recognoissant Paris, il se leva si promptement, que sans y prendre garde il laissa tomber la lettre qu’Astrée luy avoit remise. Paris voyant que Lycidas ne s’en apercevoit point, se baissa pour la relever, et l’ayant prise: Voicy sans doute, luy dit-il, quelque, tesmoignage de l’amour de Lycidas! – Je ne sçay ce que c’est, respondit le [338/339] berger, mais difficilement sera-ce une preuve de mon affection, si Phillis ne vous l’a donnée. – Au contraire, reprit Paris, d’est moy qui la veux donner à Phillis, et qui veux estre le messager de cette lettre, puisque vous l’avez escrite. – Moy, respondit Lycidas, je vous jure qu’il y. a plus de deux jours que je n’ay veu ny papier ny ancre. – Vous avez pourtant laissé cheoir cette lettre, dit Paris, car vous l’aviez aupres de vostre sein. – Peut-estre est-ce vous, repliqua le berger, car je suis bien assuré que d’aujourd’huy je n’ay eu aucun papier. – Nous en serons bientost esclaircis, reprit Paris, car je ne pense pas que vous mescognoissiez vostre escriture. Disant cela il le presenta à Lycidas, et le berger portant ses yeux dessus, puis tout à coup les retirant: Helas, dit-il, ces caracteres ne sont pas plus contraires aux miens, que la cruauté de celle qui les a peints est contraire à mon contentement. Paris ne sçachant pas bien ce qu’il vouloit dire: C’est, continua Lycidas, que cette lettre vient d’Astrée, mais je ne puis comprendre de quelle façon elle m’est tombée entre les mains. – Il y a peut-estre long temps que vous l’avez? dit Paris. – Nulle­ment, respondit le berger, je ne la vis jamais qu’à cette heure, et je croy bien qu’elle n’a esté escrite que depuis peu, car je la cognois à l’ancre qui est encore toute fraische. Alors il commença de lire ce qui estoit dans ce papier, et y trouva ces mots.

LETTRE D’ASTRÉ

A LYCIDAS

Je trouve legitime, cher Lycidas, la colere où vous estes contre moy, d’aidant mieux que n’ayant pas ouy une seule des raisons qui me peuvent justifier, il seroit difficile que vostre esprit ne se fust laissé emporter aux interests de vostre frere. J’excuse vostre ressentiment, comme je blasme sa tromperie, et pour ne vous laisser pas long-temps sans recevoir quelque satisfaction du crime dont vous m’accusez, je vay mourir, puis qu’aussi bien les artifices de Celadon sont cause que je ne sçaurois plus vivre dans. le monde avec assez d’honneur. Je veux bien croire que dans la violence de mon transport j’ay usé d’une rigueur un peu trop grande; mais, quel supplice luy pouvoy-je imposer qui ne fust petit, m’imaginant que sa faute estoit hors de toute comparaison? Toutefois, puis que voies voulez que j’aye failly, je le veux de mesme et confesse que ma faute ne merite pas un [339/340] moindre chastiment que la mort. Je vous dis donc encor un coup, Lycidas, que je vay mourir, et que vostre courroux sera punissable, s’il n’est assez vangé par mon trespas. Que s’il faut, pour le repos de mon ame, que j’obtienne un pardon de vous, accordez-le moy, berger, mes larmes vous le demandent, et l’amour qu’autrefois Celadon m’a porté vous deffend de me le refuser. Adieu, Lycidas, je n’ay plus qu’un moment à vivre, faites que Phillis le prenne pour un tesmoignage de mon souvenir. Adieu.

A la lecture de ces dernieres paroles, Lycidas ne put. retenir ses larmes, et tirant son mouchoir pour le porter à ses yeux: Helas, dit-il,qu’elle a bien raison de confesser qu’elle est coupable, car tous les malheurs dont nous avons esté poursuivis ont eu leur commencement d’une petite jalousie qu’elle conceut, il y a quelque temps, mais sur les plus foibles apparences du monde. – Je m’estonne, dit Paris, dequoy elle ne parle point du tout de Diane, puis qu’on croit qu’elles sont ensemble? – Je ne sçay, respondit Lycidas, quelle en peut estre la cause, mais je ne doute point qu’il ne soit vray qu’elles sont l’une avecque l’autre, par ce que si Diane n’eust point esté avec Astrée, dans la fin de sa lettre elle auroit. aussi bien parlé d’elle que de Phillis, à qui elle envoye, comme vous avez veu, un tesmoignage de son souvenir. – Quoy que c’en soit, reprit Paris, je croy que nous ne sçaurions mieux faire que d’en aller promptement advertir Adamas, afin que nous voyons ce qu’il jugera de ce dernier accident. – Voylà, repliqua Lycidas, la lettre d’Astrée, vous pouvez la luy communiquer, et s’il vous plaist, j’attendray icy vostre commandement. Lycidas disoit cela pour le peu d’envie qu’il avoit de retourner en la maison du Druide, mais Paris le sceut si bien persuader qu’enfin il l’emmena.

Il estoit desja nuict quand ils arriverent chez Adamas; de sorte que Bellinde, n’esperant plus d’avoir aucunes nouvelles de Diane, avoit de beaucoup augmenté son despiaisir, et quelques consolations que le Druide pust inventer pour flatter son ennuy, elles ne servoient qu’à le luy faire trouver plus sensible. Elle estoit en cet estat, quand on la vint advertir que Paris et Lycidas estoient de retour,, si bien qu’elle courut à eux comme à son dernier refuge; mais n’ayant rien appris qui luy donnast quelque suject d’esperer, elle retomba dans sa premiere affliction Adamas se fit inconti. nent montrer la lettre que Paris luy dit que Lycidas avoit eue; et n’y voyant rien gui parîast de Diane, il fit cognoistre à Bellinde, [340/341] que dans cette incertitude, elle ne devoit rien desesperer; qu’il n’estoit pas croyable qu’elle eust esté si peu sensée que de s’aller exposer à la mort, puisque, de quelque œil qu’on la regarde, elle a tousjours d’extremes horreurs, et que Diane n’estant qu’une fille, il n’y avoit pas apparence qu’elle ne la deust craindre, quelque resolue qu’elle fust; qu’il se pouvoit bien faire qu’Astrée luy eut inspiré le desir de l’entreprendre, mais que ny l’une ny l’autre n’auroient assez de courage pour l’executer. Adamas luy dit encore plusieurs raisons, que Bellinde ne receut pas absolument comme bonnes, mais qu’elle n’osa pas aussi condamner entierement, et le Druide l’ayant accompagnée dans sa chambre, se retira apres dans la sienne, où ayant fait venir tous les bergers et toutes les bergeres, il les pria de recommencer le lendemain la mesme recherche qu’ils avoient desja faite; à quoy ayants promis d’obeyr, ils luy donnerent le bonsoir, et s’allerent mettre au lict.

Astrée et Diane avoient cependant fait un peu de chemin depuis qu’elles s’estoient separées de Lycidas, mais quand la nuict fut arrivée, et qu’elles virent que l’air estoit tout chargé de brouillards, et que le Ciel, parmy l’obscurité, leur envoyoit de temps en temps des esclairs, qui sembloient promettre autant de foudres, alors une grande frayeur les saisit, et ce courage qu’elles avoient fait paroistre, se perdit au mesme temps qu’elles vindrent à se souvenir qu’elles estoient filles. La foiblesse de leur sexe leur fit entrer mille considerations dans l’aine, dont la moins puissante estoit assez forte pour les empescher de passer plus outre;. elles resolurent donc de retourner sur leur pas, et pour trouver où se mettre à couvert de la pluye qui commençoit à tomber, elles revindrent dans la mesme grotte d’où elles estoient parties. Elles n’y furent pas plustost que l’air se deschargea, mais par une si grande abondance de pluye, et par de si grands esclats de tonnerre, qu’à peine crurent-elles que le rocher qui les tenoit enfermées pust conserver leur vie contre l’injure du mauvais temps.

Lignon, qui n’est jamais plus orgueilleux que lorsqu’il a reçeu, comme en depost, des montagnes voisines, toutes les marques qu’elles ont eue de la colere de l’air, s’enfla si fort en moins de deux heures, parie moyen des nuées qui se fondirent en eau, que tenant en cela de la nature des torrents, il’sembla qu’il fust plustost destiné pour noyer les campagnes, que pour les arrouser. Dans cette gloire, par laquelle il pretendoit se faire craindre à Loire mesme, qui le reçoit tous les jours dans son sein pour le [341/342] rendre à la mer, qui est sa mere, il ouvrit ses bras, et portant ses bords en des lieux qu’il n’avoit jamais mouillez, il enferma dans son humide lict toutes les fleurs qui auparavant estoient nées sur ses rivages.

A ce coup la grotte, qui avoit receu les firmes de Celadon, fut contrainte de recevoir les froideurs de cet élément, et comme si le demon de cette riviere eust pris plaisir d’aller visiter les tesmoignages d’amour que Celadon y avoit laissez, il y entra avec tant de promptitude, que tout ce qu’Astrée et Diane purent faire, ce fut d’empescher qu’il ne les y surprist. Elles en sortirent donc et de bonne fortune la pluye estoi desja cessée; de sorte que voyans que l’air s’estoit esclaircy, et que la lune commençoit à laisser revoir l’argent, ou plustost la neige de son teint, elles se remirent en chemin, et ne cesserent de marcher, jusqu’à ce qu’elles furent arrivées à trois cens pas prés de la fontaine, qu’elles avoient choisie pour un dernier remede à tous leurs desplaisirs.

Là elles trouverent une forme d’autel, eslevé de terre sur un petit perron, dont les degrez estoient marquez de sang en divers endroits, et noircis par la fumée des victimes qu’on y avoit immolées; d’abord elles jugerent bien qu’il avoit esté consacré à quelque divinité, et s’imaginans que peut-estre estoit-ce à la deïté mesme, qui presidoit sur cet enchantement, elles se mirent à genoux sur le plus bas de tous les degrez, et Astrée fit sa priere en cette sorte: Puissant Amour qui conserves la nature, et qui me destruis, Dieu absolu sur les ames, este je te prie le bandeau qui te couvre les yeux, et regarde si ma fidelité n’est pas aussi grande que mon courage. Voicy cette amante qui doit appaiser ton courroux, et qui dans la perte de sa vie, doit emporter la gloire d’avoir fait perir ces lyons et ces lycornes qui, rendans cette fontaine inaccessible, cachent aux amants la verité de tes agreables mysteres. Reçoy, Fils et Pere de l’Eternité, le sang qu’il faudra que je respande, et pour empescher que ma mort ne soit suivie d’aucune honte, de grace prends un peu de soing de ce corps que je vay volontairement exposer à la barbarie de tes animaux impitoyables.

Disant cela, elle alla baiser le pied de l’autel, et Diane haussant les yeux au Ciel: Grand dieu, dit-elle, ce qu’Astrée desire de ta pitié, je le demande à ta hayne, ta rigueur n’a jamais cessé de me persecuter, acheve aujourd’huy mes malheurs et tes tyrannies: je ne te rends point de compte de ma fidelité, tu lis dans les secrets de mon ame, et sçais bien, qu’elle a tousjours esté inviolable. [342/343] Espargne, Amour, espargne la beauté d’Astrée, ne souffre pas que tes lyons soient insensibles, inspire dans leur ame farouche la crainte et le respect, et fay, qu’au lieu d’approcher de ses membres delicats, il me deschirent pour assouvir leur faim et ta cruauté.

A ce mot elle, se leva, et ayant baisé trois fois le pied de l’autel, descendit où estoit Astrée; mais cette bergere : Ah ma sœur! luy dit elle, vous m’avez fait tort, vostre priere devoit plustost avoir pour object vostre conservation que la mienne, et si les dieux accordoient ce que vous demandez, je le accuserois d’injustice. C’est pourquoy, dit-elle, se remettant à genoux, je te conjure, Amour, de punir par un refus, cette bergere injurieuse; ne te montre pas sans ressentiment, et fay luy recognoistre que comme j’ay plus de droict en ce que je recherche, je dois avoir plus d’esperance de l’obtenir.

Alors Diane se voulut aussi remettre à genoux, mais Astrée. l’en empeschant, et luy mettant une main devant la bouche: Ma sœur, luy dit-elle, si vous m’aymez, ne continuez pas à me desobliger, vostre requeste est entierement contraire à mon repos et à mes desirs. Disant cela, les larmes luy vindrent aux yeux, et Diane ne pouvant retenir les siennes, sans dire seulement un mot, elles commencerent à s’embrasser, et s’estans laissé aller contre terre, tassées du chemin, et dequoy elles avoient esté un jour et deux nuicts sans reposer, aydées à cela, par la force comme je croy de l’enchantement, elles s’endormirent, demeurants toutefois embrassées comme elles Festoient devant que le sommeil les surprist.

A peine furent-elles endormies, que le jour parut, bien plus beau que ne l’avoient promis les vents et les orages, qui avoient regné durant une partie de la nuict. Alexis et Silvandre ne s’esveillerent pas pourtant, mais Bellinde qui avoit à peine fermé les yeux, à cause des grandes inquietudes dont elle avoit esté travaillée, ne vid pas plustost paroistre les premieres clairtez de l’aurore, qu’elle se jetta en bas du lict, et se mettant une juppe dessus, courut à la chambre de Leonide pour la prier de faire en sorte que Phillis prist encore la mesme peine qu’elle avoit eue le jour devant, en la recherche de ses compagnes. Elle treuva cette nymphe habillée, et Phillis aussi, car l’une ne se pouvant desfaire de l’interest qu’elle avoit pris depuis quelques lunes pour Alexis, et l’autre ne pouvant vivre dans le regret qu’elle souffroit pouf l’absence de ses deux amies, elles s’estoient levées fort matin.

Bellinde s’estonna de leur diligence, et comme elle voulut dire [343/344] à Leonide le suject qui l’avoit amenée dans sa chambre, elle se vid prevenue par Phillis, qui, s’adressant à elle: Vous voyez, madame, luy dit-elle, quelle est la peine qu’Astrée et Diane me donnent, mais ce qu’elles ont commis de crime envers moy, ne demeurera pas impuny si je les treuve? – Helas! belle bergere, respondit Bellinde, je crains bien que vous en soyez desja assez vangée. – Madame, reprit Phillis, on ne me satisfait pas si facilement, peut-estre, que vous vous l’imaginez, car en l’humeur dont je suis, je ne croy jamais avoir bien tiré ma raison de quelqu’un, si je n’en fay la vengeance moy-mesme. – Pleust au Ciel, repliqua Bellinde, que cela fust en vostre pouvoir, le supplice que vous leur ordonneriez seroit bien grand, s’il n’estoit moindre que celuy que peut-estre elles se sont desja donné. – Madame, dit Leonide, il est impossible que ce jour se passe sans que nous soyons esclaircies de toutes nos doubtes; nous mettrons tant de gens en campagne, que quand elles se seroient noyées dans Lignon, ce que je n’ose pas croire, on treuvera pour le moins quelques marques de leur trespas. – Veuillent les dieux, reprit Bellinde, que ma crainte soit fausse, et que vous m’en puissiez donner de meilleures nouvelles que je n’en attends! Disant cela, elle sortit, et avec elle Leonide et Phillis, qui ayants treuvé Lycidas sur le degré, et avec luy tous les bergers, s’en allerent querir les bergeres, et puis, cependant que Bellinde se retira dans sa chambre, tous ensemble se mirent en queste d’Alexis, d’Astrée et de Diane.

D’autre costé Galatée qui estoit dans une impatience nompareille de pouvoir entretenir Astrée, et luy dire ce qu’elle sçavoit de Celadon, dont elle ne croyoit pas que la bergere fust si sçavante qu’elle estoit, esveilla Rosanire de bon matin, et se fit apporter les habits de bergere qu’elle avoit fait faire dés le jour auparavant. Dorinde, Daphnide, Madonte et Silvie s’habillerent aussi comme elles, et soudain qu’elles furent au mesme estât qu’elles vouloient estre veues dans la maison d’Adamas, elles s’en allerent dansla chambre d’Amasis, qui apres avoir admiré la grace de leur habillement, bien qu’elle fust de beaucoup inesgalle à celle de leur visage, leur donna congé de partir. Elles se mirent donc dans un chariot, et puis le renvoyerent aussi-tost qu’il les eut menées jusqu’aupres de la maison du Druide; car ayant mis pied à terre, Madonte et Daphnide qui estoient desja sçavantes en ce mestier, leur enseignerent de quelle façon il falloit tenir la houlette, et par quel langage il se falloit faire entendre aux brebis. Apres cela elles [344/345] entrerent dans la bassecour, sans avoir rencontré personne, dequoy Galatée s’estonnant, et ne se pouvant d’abord imaginer d’où pouvait proceder la grande solitude, et le silence qu’elle rencontroit dans cette maison, enfin elle creut que les bergers et les bergeres estoient allez dans le bois, pour se divertir durant la chaleur du jour. Sur cette pensée elle monta le degré, et Adamas qui fut adverty par celuy qui avoit le soing de la porte, qu’il estoit entré quelques bergeres, les vint recevoir sur le dernier repos de l’escalier. Incontinent il recognut Madonte et Daphnide, car il les avoit desja veues en cet habillement, puis ayant aussi recognu les autres: Mon dieu I mesdames, dit-il, avec un visage assez content, et s’adressant à Rosanire et à Galatée, quelle est la bonne fortune qui me donne aujourd’huy le bien de vous voir ceans? – Mon pere, respondit Galatée, en sousriant, il me semble que ce n’est pas la coustume-de parler avecque tant de respect aux bergeres; je vous diray pourtant que depuis le despart de Sigismond, de Rosileon, de Godomar, de Damon et de tous nos chevaliers, nous avons fait dessein de vous venir visiter, et sommes venues pour prendre nostre part des plaisirs innocents que l’on gouste sous l’habit dont vous nous voyez revestues. – Mais plustost, repliqua le Druide en souspirant, pour estre tesmoings des malheurs dont l’innocence de cette vie est aujourd’huy traversée, pour le moins dans la plaine du Forests! Car sçachez, madame, qu’il n’est presque berger ny bergere dans tous les hameaux voisins, qui ne soit en desordre, pour des accidents qui nous sont arrivez seulement depuis deux jours. – Vrayment, reprit Galatée, vous m’estonnez, et je ne croyois pas les-treuver dans une si grande confusion.

Disant cela, elles entrerent dans une sale, par où on alloit en la chambre d’Adamas. Et le Druide reprenant la parole: Pour vous faire bien cognoistre nostre doule.ur, dit-il, je n’ay qu’à vous faire voir le visage de Bellinde, qui est mere de Diane, car elle a perdu sa fille depuis hyer, qu’elle se desroba de ceans avecque Astrée, et tout cela, comme je pense, est provenu dequoy Alexis s’estoit desja perdue le jour devant. – Comment, dit Galatée, Alexis n’est donc plus icy? – Nous ne sçavons où elle est maintenant, repliqua le Druide, mais peut-estre serez-vous bien aise d’apprendre sa fortune, car vous y avez quelque interest. Galatée ne pouvant comprendre ce qu’il youloit dire: Je ne puis qu’y en avoir un tres grand, adjousté-t’elle; puisqu’elle vous appartient. [345/346]

A ce mot elles entrerent dans la chambre du Druide, et là Bellinde ayant esté appellée, et ayant sceu les noms de ces nouvelles bergeres, elle leur rendit ce qu’elle devoit à leur naissance et à leur qualité, mais paroissant aupres d’elles, avec un visage qui tesmoignoit assez son desplaisir. Rosanire apres l’avoir saluée: Nous pensions, luy dit-elle, estre venues pour admirer les beautez et les perfections de vostre fille, mais à ce que je voy, son esloignement ne nous laisse qu’une matiere pour, vous consoler. – Madame, respondit Bellinde, j’eusse bien desiré que sa faute ne vous eust pas esté cognue, car on ne sçauroit assez cacher une si grande imprudence, mais puisque vous le sçavez, je n’auray pas honte d’avouer devant vous que son action me desplaist, jusqu’à un poinct qui me rend presque incapable de consolation. – Vous estes mere, dit Galatée, et par consequent tres-sensible à ce qui touche vostre sang, mais j’espere que vostre douleur ne sera pas sans remede, si le Ciel vous ayme autant que nous vous estimons. A ce mot Adamas les supplia de s’asseoir, et ayant esté prié par Galatée de leur dire tout ce qui concernoit la perte d’Alexis, et la fuitte d’Astrée et de Diane, il leur en dit jusqu’aux moindres particularitez, de sorte que Galatée ayant sceu qu’Alexis estoit cette mesme Lucinde qui s’estoit sauvée du Palais d’Isoure: Je ne m’estonne plus, dit-elle, toute surprise, si vous avez tousjours empesché que je ne l’aye veue, car vous sçaviez bien sans doubte, que je la recognoistrois, – Je le craignois pour le moins, reprit le Druide, et je sçavois biçn que cette cognoissance n’eust de rien servy à Celadon, car il estoit encore alors si obstiné à ne paroistre point devant Astrée, qu’il est certain qu’il fust desja mort cent fois si je ne l’eusse conservé par l’artifice de ce desguisement.

Ce discours les traisna insensiblement jusqu’à l’heure du disner, apres lequel Rosanire ayant voulu voir la gallerie, Adamas y mena toute la compagnie, et à peine y eut-il esté environ un quart d’heure, qu’on le vint advertir qu’il y avoit trois hommes à la porte qui demandoient de parler à luy. Aussitost il commanda qu’on les fist entrer, et le premier qui parut fut. Halladin, qu’Adamas et les autres recognurent incontinent. Cet escuyer n’eut pas plustost salué le Druide qu’il courut faire la reverence à Madonte, et ayant sceu que Damon estoit à. Lyon, il luy demanda la permission de l’y aller treuver, mais Madonte luy ayant dit combien peu Damon devoit estre en ce voyage: J’ayme bien mieux, continua-t’ellè, que vous nous rendiez compte de ce que [346/347] vous avez fait, et de quelle façon Celidée a esté guerie. Halladin alors: Madame, luy respondit-il, pour vous bien redire tout cela, il faudroit que j’eusse plus d’esprit que je n’ay pas; mais il est venu un homme avecque moy qui vous en dira toutes les circonstances. A ce mot il leur dit que des deux qui estoient entrez avecque luy, l’un estoit le grand Olicarsis Africain, l’autheur mesme de la guerison de Celidée, l’autre Azahyde, et qu’il croyoit que ce qu’elle desiroit apprendre, elle le sçauroit mieux de luy que de personne du monde.

En cet instant toute cette compagnie qui avoit esté attentive à caresser Halladin, tourna les yeux sur ces deux hommes, dont Olicarsis estoit l’un, de qui l’habit, la taille, et le geste ne leur fut* pas un petit suject d’estonnement. Adamas luy alla à la rencontre, et sçachant par les discours que Damon luy avoit tenus, combien ce vieillard estoit considerable, pour les rares qu’alitez qui estoient en luy, il le receut avec toutes les demonstrations de bonne volonté qu’il luy put faire; et Olicarsis qui, bien que barbare de naissance, ne l’estoit pas d’humeur, se sentit si obligé aux tesmoignages de courtoisie que le Druide luy donna, que deslors il s’attacha à luy d’une tres-particuliere affection.

Apres les premiers compliments, le Druide le pria de s’asseoir avec toute cette bonne compagnie, et de fortune en ce mesme temps Olicarsis leva les yeux pour voir les tableaux dont cette gallerie estoit enrichie; cela fut cause qu’ayant recognu quelqu’un des portraicts: Je pense, dit-il, un peu surpris, que voylà la peinture d’Eudoxe, que Genseric emmena en Afrique, apres avoir triomphé de Rome et de la Sicile? – Ce l’est vrayment, respondit Adamas, et les principaux accidents qui sont arrivez à cette princesse depuis sa naissance jusqu’alors nous ont esté racontez par des personnes qui en ont esté tesmoings irreprochables; mais depuis qu’Ursace et Olimbre partirent de chez les Massiliens pour s’en aller en Afrique, nous n’en avons rien ouy dire du tout. – Helas! reprit Olicarsis, il semble que la fortune ait pris plaisir à persecuter cette sage princesse avecque opiniastreté, et si je ne croyois vous importuner par un si fascheux recit, que seroit celuy de ma vie, dont une partie a esté meslée dans les accidents qui luy sont arrivez, je vous en raconterois les choses plus remarquables. Toute la compagnie tesmoigna un extreme desir d’ouyr ce qu’il pouvoit dire sur ce suject là, et Adamas luy en ayant porté la parole, Olicarsis commença son discours en cette sorte. [347/348]

SUITTE DE L’HISTOIRE

D’EUDOXE, D’URSACE ET D’OLIMBRE

Genseric, chargé des despouilles de Rome, et glorieux de tant de conquestes, n’arriva pas plustost à Carthage, que le peuple pour honorer sa valeur, commença de chanter publiquement ses triomphes; et luy mesme chatouillé de l’heureux succez qui avoit suivy toutes ses entreprises (resolu de ne laisser non plus de bornes à l’Afrique qu’à son ambition) se mit à premediter un second armement, par lequel il pust donner de la terreur, non pas à l’Italie seulement, mais à tout le reste du monde. Toutefois, voulant donner quelque temps au repos qu’il croyoit avoir merité, il fit des­sein de jouyr, en attendant un second voyage, de tous les plaisirs où son desir se pourroit porter; et le premier qu’il se proposa, fut de triompher de la pudicité d’Eudoxe, comme il avoit desja triomphé de son Empire. Le souvenir des obligations qu’il avoit à cette princesse ne le toucha nullement, au contraire il luy inspira une secrette crainte, que comme elle l’avoit appelé dans l’Italie pour la delivrer de la tyrannie de Maxime, et pour la vanger du parricide commis en la personne de Valentinian, elle n’attirast la haine de quelqu’un sur luy, et ne fist quelques menées qui pussent enfin reussir à la ruine de sa personne et de ses Estats. Cette apprehension fut cause qu’il la fit soigneusement enfermer dans un palais, où ne luy laissant que la compagnie de ses deux filles, il ordonna une peine de mort à quiconque y entrerait sans sa permission. Quelques eunuques seulement furent commandez pour la servir, encore n’est oit ce qu’aux heures qui luy estoient ordonnées pour le repas.

Le ressentiment que cette princesse eut de sa captivité, et comme je le sceus depuis, le regret de la perte d’Ursace qu’elle aymoit uniquement, la mirent dans peu de jours en un estat si miserable, que ceux qui la servoiènt crurent estre obligez de le rapporter à Genseric. Ce Roy barbare touché de cette nouvelle, mais seulement pour se voir empesché par sa mort d’executer le dessein qu’il avoit fait, m’envoya querir, et ayant joint mille grandes promesses à autant de prieres et de commandements, m’ordonna de l’aller visiter, et de ne rien espargner pour la guerison de son mal. Il avoit desja sceu par plusieurs experiences; ce que je pouvois dans [348/349] les maladies plus desesperées, et la vie que j’avois comme rendue à Thrasimond, son fils, apres avoir esté abandonné de tous les mires, luy estoit un tesmoignage evident que je pouvois faire reussir tout ce qu’il me plairoit d’entreprendre. Ainsi cette bonne opinion dont il avoit l’esprit preoccupé, fut cause qu’il m’employa, et moy qui ne desirois rien avecque tant de passion que de voir cette princesse, de qui les ancestres ne m’estoient pas incognus, j’acceptay cette commission comme le plus grand avantage que la fortune me pouvoit offrir.

Ayant donc esté introduit dans son palais, ou plustost dans sa prison, je me fis conduire en sa chambre; mais, bons dieux! combien me fut agreable et deplorable tout ensemble la premiere veue que j’en eus. Elle s’estoit vestue ce jour-là d’une simarre de satin incarnat, semée de fleurs nues, et rehaussée en quelques endroits d’une broderie de perles; sa juppe et ses manches estoient d’un satin blanc comme son teint, brodées d’or et de perles, et enrichies presque par tout d’un nombre infiny de petits diamants. Elle avoit les mains nues, et tenoit dans l’une un mouchoir qu’elle portoit de temps en temps à ses yeux, ses cheveux estoient encore couverts de l’habillement qu’elle avoit porté la nuict, et toutefois, ’comme s’il y en eust eu qui eussent pris plaisir de s’eschapper, j’en vis plusieurs, qui, frisez à petites ondes, tumboient noncha­lamment le long de ses joues. Elle avoit un mouchoir sur sa gorge, mais son collet qui s’abbatoit sur celuy de la simarre, laissoit voir, un peu au dessus, un teint qui eust fait honte à la blancheur la plus esclattante. Son visage seulement paroissoit abbatu et amaigri, et comme il est difficile de conserver un embonpoinct parmy des afflictions extremes. Cette princesse s’estoit tellement relaschée à la douleur que ses yeux qui depuis sa captivité n’avoient jamais esté fermez aux larmes en avoient terni l’esclat, et comme bruslé une partie. Elle se promenoit par la chambre, et tenant les yeux baissez, montroit de resver profondement à quelque chose.

J’avoue que comme elle fut assez longtemps sans m’appercevoir, je fus long-temps aussi sans faire autre chose que l’admirer, et comme si j’eusse eu besoin de me remettre apres un si agreable ravissement, je n’osay entrer, jusqu’à ce qu’ayant porté de fortune les yeux du costé de la porte, elle prit garde que je n’estois pas là saris quelque dessein.

Elle avoit sceu l’estroitte defense qui avoit esté faite à son occasion, de sorte que me voyant couvert d’un autre habit que celuy [349/350] que le commun a accoustumé de porter, cela la surprit, et je ne sçay si ce fut la crainte ou le desir de la mort, tant y a qu’au mesme temps que je mis le pied dans sa chambre, elle me vint à la rencontre, et me prevenant: Et bien, dit-elle, qu’est-ce que Genseric ordonne de ma vie? Veut-il pour me rendre infame à la posterité, que je la perde dans quelque honteux supplice, et ne vous a-t’il point commandé de m’en venir porter la nouvelle, afin que j’y prepare mon esprit?

Je pris garde alors qu’elle me regardoit fixement, et jugeant bien qu’elle attendoit ma responce: Madame, luy dis-je, quand le roy aura fait quelque dessein contre vous, je ne seray jamais celuy qui vous fera un si funeste message. Il m’a tesmoigné n’avoir de Tinterest qu’en vostre santé, et c’est pour cela qu’il m’a commandé de vous voir, afin que j’y contribue tout ce qui pourra dependre de moy. Ce peu de mots fit eognoistre à la princesse la profession que je faisois, de sorte qu’ayant tout à coup perdu la premiere opinion qu’elle avoit eue: Helas! me dit-elle, avec un grand souspir, mon mal n’est pas de ceux que les mires peuvent guerir! Si ce barbare qui me detient a quelque volonté de voir finir mes miseres, qu’il se haste de m’oster une vie qui ne me peut estre agreable, apres la perte de mon Estat et de ma liberté. Nous sommes trois victimes, et je devrois dire quatre, que ce tyran peut immoler à sa fureur. Bons dieux! qui le porte à nous conserver apres avoir destruit les superbes temples de Rome?

A ce mot Eudoxe recommença de se promener, et les pleurs qu’elle versa me firent aisément recognoistre que dans le ressentiment où elle estoit; pour les pertes qu’elle avoit faites, son ame avoit plus besoin de remedes que son corps. Et voyez combien peut la compassion sur un esprit qui n’est pas entierement incapable de la ressentir! je proteste qu’en ce moment je fus si fort touché de sa disgrace, que je pense qu’il n’est rien au monde que je n’eusse entrepris pour l’obliger et pour la servir. Je luy en donnay tous les tesmoignages que je pus, mais je vis bien que la crainte de se voir deceue fut cause qu’à ce commencement elle ne tint pas grand conte de ce que je luy dis; elle m’en remercia pourtant, mais avec une froideur qui me fit bien juger de la doubte où elle estoit de ma fidelité. M’ayant donc commandé de rapporter au, roy mille plaintes que la passion luy suggera, elle me donna congé de me retirer, et Genseric qui attendoit avec impatience le rapport que je luy ferois de la santé d’Eudoxe, apprit par moy plus de [350/351] choses qu’il n’eus esté necessaire pour son repos. Je ne luy dis pas ce que cette princesse m’avoit ordonné, mais je luy racontay si fidellement Testat où je l’avois treuvée, et luy parlay si bien des charmes que j’avois remarquez en elle, que j’aiguisay innocemment les armes qui depuis faillirent à nous faire tous mourir. Je croyois que comme je n’avois pu resister à la pitié, la voyant en Testat où je Tavois rencontrée, il auroit de la peine à s’en defendre, au rapport que je luy en ferois; mais au lieu d’y estre sensible, il laissa si fort allumer le feu dont il ayoit commencé de brasier, qu’il desespera de le pouvoir jamais esteindre. Si j’eusse eu quelque cognoissance de son dessein, je me fusse bien empesche de le nourrir, puisqu’il n’estoit pas legitime, mais ne sçachant pas qu’il eust eu contre l’honneur de cette princesse une pensée si desadvantageuse que celle qu’il fit paroistre depuis, j’avoue que je creus faire beaucoup pour elle, en luy parlant du merite que j’y avois recognu.

Genseric donc ayant sceu que le plus grand mal d’Eudoxe estoit en l’imagination, et jugeant bien que la solitude où il la detenoit n’en seroit jamais le remede, me commanda de l’aller visiter souvent, et deslors me donna la permission d’y aller toutes les fois que bon me semblerait. Cela fut cause qu’apres plusieurs visites, ayant enfin fait eognoistre à cette Princesse, l’extreme desir que j’avois de luy rendre service, je l’obligeay à se fier entierement en moy, et à me jurer qu’elle me communiquerait jusqu’à la moindre de ses pensées. Il advint qu’un jour, l’ayant fait souvenir du premier discours qu’elle m’avoit tenu, et luy ayant demandé, pourquoy parlant de trois victimes, qu’on pouvoit immoler à la fureur de Genseric, elle avoit dit qu’il y en avoit peut-estre quatre, elle me fit asseoir à la ruelle de son lict, et là, cependant que la jeune Eudoxe et sa sœur Placidie s’arnusoient à se jouer dans un cabinet, elle me raconta tout ce que vous avez pu sçavoir de l’amour d’Ursace. Elle me dit toutes les circonstances qui estaient en la naissance de l’affection de ce chevalier, ses regrets, lors qu’elle espousa Valentinian, les amours de ce jeune Empereur pour Isidore, la violence qu’il luy fit, la vengeance que Maxime en tira. En suitte elle me raconta le dessein qu’elle avoit fait avec Ursace, de se refugier chez Marcian, qui commandoit alors à l’Empire d’Orient, la promesse qu’elle fit à ce chevalier de n’espouser jamais autre que luy; ses desespoirs, lors qu’elle fut contrainte de se donner à Maxime, et enfin comme elle appella Genseric [351/352] à Rome pour la delivrer de la tyrannie de ce nouveau mary. Mais lors qu’elle vint à parler de la resolution que fit Genseric d’en accroistre ses despouilles, et de l’emmener en Afrique, comme la plus belle matiere de ses triomphes, elle me raconta ce que fit Ursace pour l’enlever, et puis sa mort qu’elle croyoit assurée, mais avec tant de larmes et de sanglots, que j’eus peur une fois qu’ils l’eussent estouffée. En effect elle tomba pasmée entre mes bras, et je vous jure que j’eus de la peine à la faire revenir; enfin apres avoir un peu repris de force, elle me raconta l’affection qu’Olimbre avoit conceue pour Placidie, et me dit que c’estoit la quatriesme personne dont elle avoit parlé, s’assurant bien, qu’il ne survivroit pas sa maistresse, si par hazard quelque par ticuliere consideration l’avoit conservé apres la perte d’Ursace.

Elle ne m’eut pas plustost achevé le recit de ses fortunes, que je fis tout ce que je pus pour la consoler; je n’oubliay pas une seule des raisons que je jugeai capables de luy persuader ce que je desirois, et sur tout, je luy offris tout le service qu’elle pouvoit attendre d’un homme de ma condition. Je luy representay que mon aage, et les qualitez que le Ciel m’avoit données ne m’avoient pas mis en si petite consideration aupres du Roy, que je n’eusse suject d’esperer d’en obtenir quelque chose quand je la luy demanderais, qu’il estoit vray que pour sa liberté, c’estoit un avantage auquel je n’osois pas seulement penser, mais que pour tout ce qui regardoit le soulagement des ennuis qu’elle pouvoit craindre en sa detention, je ne pensois pas qu’il y en eust un seul qui me pust estre refusé. Cette Princesse receut mes offres, mais avec une douceur si charmante, que deslors je protestay de n’espargner pas mesmes ma vie en ce qui toucheroit son contentement, et je ne sçay si mes paroles luy donnerent quelque volonté d’esperer, tant y a qu’elle ne parut plus si affligée, et qu’en peu de temps elle reprit ce qu’il luy falloit d’embonpoinct pour paroistre aussi belle qu’elle fut jamais.

Genseric qui en fut bien tostadverty me, tesmoigna qu’il me sçavoit gré du secours que j’avois donné à cette Princesse, et comme le feu de son amour luy faisoit souhaiter cette jouyssance par dessus toutes choses, il crut qu’il n’auroit que la peine de la demander, puis qu’en Testat où Eudoxe estoit, il n’y avoit pas apparence qu’elle se deust opposer au moindre de ses desirs. Pour cet effect donc il se disposa de l’aller voir, et afin que son dessein ne fist pas tant d’esclat, il ne prit avecque soy que Thrasimond, pour entretenir, les deux filles, [352/353]

J’ay tant d’horreur à me souvenir de cet accident, que je ne vous diray point avec quelle importunité ce barbare pressa Eudoxe; ce sera assez que vous sçachiez, qu’apres que ce tyran luy eut dit toutes les plus belles paroles que sa passion luy suggera, voyant qu’elle côntinuoit dans ses refus, il recourut enfin à la violence, et jura qu’à quelque prix que ce fust il la vaincroit. Cela fut cause que la Princesse redoutant la barbarie de ce Roy courroucé, diminua un peu sa rigueur, et luy ayant representé combien luy estoit sensible la perte d’un bien qu’elle avoit jusqu’alors conservé si cherement, elle le supplia de luy donner quelques jours pour s’y resoudre. Genseric qui s’imagina, que moins il y auroit de force en cette victoire, et plus il y auroit de plaisir pour luy, ne fit pas beaucoup de difficulté de luy accorder ce qu’elle voulut, apres quoy il se retira, et emmena Thrasimond, que les charmes de la jeune Eudoxe avoient desja tellement embrasé, que jamais depuis il n’en put esteindre la flame. Et certes, si jamais une beauté fut capable de donner de l’amour, celle-là l’estoit, et sans la flatter, on pouvoit dire d’elle ce que le Philosophe Leontius avoit dit autrefois d’Eudoxe sa fille, qui depuis fut femme de Theodose, et grand-mere de celle-cy, car estant enquis pourquoy ce peu qu’il avoit de bien il le laissoit par testament à ses deux fils, et ne donnoit rien du tout à sa fille: C’est assez; respondit-il, que je luy laisse ce que la fortune luy promet. Voulant dire qu’il remarquoit tant de vertu, de beauté, et de merite en elle, qu’il n’estoit rien de grand, qu’elle ne pust avecque raison esperer.

Mais pour revenir à mon discours, Genseric n’eut pas plustost laissé Eudoxe seule, que de fortune j’arrivay, et la voyant toute en larmes, m’estonnay , d’un si soudain changement; mais j’avoue qu’en ayant sceu la cause, je trouvay qu’elle n’en pouvoit jamais, verser pour un suject plus legitime. Deslors je commençay de voir clair dans le dessein de Genseric, qui m’avoit esté auparavant incognu, et recognus bien que cette compassion qui luy avoit fait desirer de voir cette princesse bien remise n’estoit qu’un effect de la passion qu’il avoit desja conceue pour elle. Je sceus jusqu’au moindre des discours qu’il luy avoit tenus, et quand elle m’eut dit que le terme qu’elle avoit pris n’estoit que pour m’advertir de son malheur, et me prier d’y chercher quelque remede: Madame, luy respondis-je, demain j’auray l’honneur de Vous en entretenir plus particulierement, et je vous promets que j’employeray toute la nuict à y penser. Cependant faites bonne mine, et croyez que [353/354] s’il ne falloit que mon sang pou vous delivrer des craintes qui vous affigent, je ne serois pas un moment sans vous guerir

A ce mot je sortis de sa chambre, et me retiray chez moy, où, comme je l’avois promis, j’employay toute la nuict à chercher des moyens pour le salut de cette sage princesse; mais quelque soing que j’y misse, je n’en trouvay pas un, dont l’exécution me semblast possible; car si je pensois la retirer de cette captivité par une fuitte, je voyois que nous n’avions pas assez de temps pour gaigner ceux qui la gardoient, ny pour nous fournir de tout ce qui nous estoit necessaire pour nous embarquer. De divertir le roy de cette amoureuse fureur, je n’y voyois que fort peu d’apparence car cognoissant son naturel assez vicieux, je sçavois que la mort seule en pouvoit arrester les effects; de le tuer, outre l’enormité du crime, et le peril inevitable que j’y prevoyois pour moy, je voyois que peut-estre n’estoit-ce pas un moyen pour delivrer Eudoxe, puis qu’il luy restoit deux fils, qui sans doute succederoient aussi bien à son humeur qu’à son Empire. Ainsi ne pouvant rien inventer qui luy fust utile, aussi-tost que la nuict fut passée, et que le lendemain sa chambre fut ouverte, je luy allay rendre compte de toutes les pensées que j’avois eues pour son suject; et cette princesse qui vid par tout la mesme difficulté que j’y avois rencontrée: Mais, Olicarsis, me dit-elle, encore avez-vous oublié de penser à un remede, qui sera sans doute bien facile. Luy ayant alors demandé quel il estoit: Vous sçavez bien, reprit-elle, ce que fit autrefois Cleopatre, pour ne tomber pas entre les mains de Cesar? Imaginez-vous, que comme je rencontre quelque conformité entre ses malheurs et les miens, il faut que je l’imite en sa fin violente. Elle ne voulut pas survivre la perte de son Antoine, et qu’ay-je besoin de vivre apres la perte d’Ursace, qui m’estoit si cher?

A ce mot Eudoxe se teut, montrant bien en son visage que cette resolution luy plaisoit, et qu’elle ne manqueroit pas de courage pour l’executer; cela fut cause que je luy dis que ce remede estoit vrayment le plus assuré de tous, mais que je ne trouvois pas à propos qu’elle y recourust qu’à l’extremité; que, j’estois resolu de parler premierement à Genseric, et d’essayer de le divertir d’un dessein si ruineux pour elle; qu’apres cela je ne m’opposerois plus à l’expedient qu’elle m’avoit proposé; et qu’au contraire je luy faciliterois les moyens de le faire reussir; que, s’il en estoit besoin, je luy servirois de guide en ce funeste passage, et qu’enfin [354/355] je ne trouvois pas que la perte de la vie luy pust estre sensible, comme la perte de sa reputation. Je recognus bien-tost que mon discours avoit flatté son humeur; car en ce moment me sautant au col: Allez, me dit-elle, cher Olicarsis, le plus genereux de tous les hommes, et digne de vivre ailleurs que parmy les barbares, allez, et si vous ne pouvez fleschir l’ame de ce tyran, souvenez-vous de ce que vous m’avez promis, et croyez que je mourray en Princesse. A ce mot, la compassion me desroba presque des larmes, et l’ayant laissée, je m’en allay trouver Genseric.

A peine fus-je sorty, qu’un jeune homme, de qui je cognoissois le visage et l’esprit, demanda de parler à Eudoxe de la. part de Thrasimond, et soudain qu’il eust esté conduit dans sa chambre, il mit un genouil en terre, et luy ayant dit, qu’il estoit-là de la part de son maistre, pour luy demander la permission de dire quelque chose à la jeune Eudoxe sa fille, la Princesse y consentit incontinent, et pour luy en donner plus de commodité, se retira dans son cabinet, ne laissant avecque elle que Placidie. Aussi-tost ce jeune homme, à qui Thrasimond eust fié sa vie, tira de sa pochette une lettre, et la luy tendant: Madame, luy dit-il, voicy un gage des promesses que vous fit hyer mon maistre, par lequel vous pourrez apprendre en quel estat est son ame depuis que vous l’avez blessé.

A ce mot, cette jeune Princesse sousrit, et sans avoir osé prendre la lettre: Thrasimond, dit-elle, m’excusera si je ne la reçoy, qu’à condition de l’ouvrir en la presence de Madame; que si vous jugez qu’il ne le desire pas de la sorte, vous pourrez la luy rapporter, et luy dire que je le remercie tres-humblement de l’honneur qu’il m’a fait de se souvenir de moy. – Madame, repliqua le jeune homme, Thrasimond est trop vostre serviteur, pour ne vouloir pas tout ce que vous trouverez à propos, et s’il vous plaist, je ne m’en retourneray pas, sans sçavoir de vous ce que vous ordonnerez de sa mort ou de sa vie. Disant cela, il luy tendit la lettre une seconde fois, et la jeune Eudoxe l’ayant receue, s’en alla avecque Placidie dans le cabinet de sa mere, où l’ayants ouverte, elles y leurent ces mots. [355/356]

LETTRE DE THRASIMOND

A LA JEUNE EUDOXE

Je suis amoureux de vous, belle Eudoxe, et si ma passion n’est la plus legitime qui fut jamais, je veux que vostre rigueur me rende le plus miserable de tous les hommes. Je sçay bien que mon affection est un tesmoignage de ma temerité, mais elle est aussi une marque de mon ressentiment et de vostre merite; que si l’un vous semble digne de chastiment, avouez que l’autre n’est pas moins digne de recompense. Ainsi dans l’incertitude où vous pourrez estre de me punir ou de m’obliger, remettez-en la decision au temps qui est le juste Juge, de toutes choses: punissez-moy, si je suis menteur, pu si vous recognoissez que je vous ayme, ne faites point de difficulté de m’aymer aussi. Je vous en conjure, chere Eudoxe, et de croire que je ne manqueray pas de pitié pour vostre fortune, puis que je suis esclave comme vous.

Cette cognoissance qu’eut Eudoxe de l’amour de Thrasimond, ne luy donna pas une petite esperance, s’imaginant que si elle estait veritable, elle pourroit luy faire entreprendre de grandes choses; cela fut cause qu’elle vint elle-mesme avecque les deux jeunes Princesses faire responce à cet agreable messager, et luy dire qu’elle recevoit à tres grand honneur le tesmoignage qu’il leur avoit apporté de l’affection de son maistre; que faute d’avoir du papier, et de l’ancre, elles ne l’en pouvoient remercier que de vive voix, et que s’il attendoit quelque autre responce d’elles, ce leur seroit un grand contentement de la faire à luy-mesme, la premiere fois qu’il prendroit la peine de les visiter. Ce jeune homme leur dit qu’il estoit party pour aller à la chasse, et qu’il estoit difficile qu’il revinst que sur le soir, mais qu’il ne seroit pas plustost de retour qu’il obeyroit à leur commandement apres cela, il sortit.

Cependant, comme je vous ay dit, j’estois allé trouver Genseric, et l’ayant fait tomber insensiblement sur le suject dont j’avois resolu de l’entretenir, je luy dis le miserable estat où j’avois trouvé Eudoxe un peu apres qu’il l’eust quittée, les inventions dont je [356/357] m’estois servy pour l’obliger à me dire la cause de sa douleur, te enfin que l’ayant sceue, j’estois venu exprez de sa part, pour le supplier encore une fois de ne vouloir rien attenter contre elle. Je luy representay cent fois combien les dieux estoient ennemis de l’ingratitude, et que c’estoit un crime dont il se rendroit cou­pable, si apres les despouilles dont elle l’avoit fait triompher, il entreprenoit encore de luy ravir l’honneur. Je luy parlay des ancestres de cette Princesse, et des hommes à qui elle avoit eu l’honneur d’appartenir, qu’il n’y avoit pas apparence, qu’estant fille et femme d’Empereurs, elle fust traittée en esclave, puis que mesme il n’eut jamais pensé à la conqueste de Rome, si elle ne l’y eust appelle. Je luy dis encore, qu’il luy avoit l’obligation d’une partie de la gloire, dont les histoires honoreroient sa vie, et qu’il n’estoit pas juste qu’il en ternist l’esclat par une action si sale et si honteuse; enfin, je pense que je n’oubliay rien pour le persuader. Mais luy, au lieu d’accorder quelque chose à la raison, s’alluma d’une colere enragée; et meslant la jalousie à ce transport, commença, malheureusement pour moy, de craindre que j’eusse jouy du bien, dont il avoit resolu de triompher. Cette aveugle passion luy troubla de sorte le jugement, que sans penser à la vertu d’Eudoxe, il soupçonna tous les devoirs que je luy avois rendus, et m’accusa du crime d’où j’avois envie de le retirer. Cela fut cause, qu’avecque une fureur qui luy rendoit les yeux estincellants, il jura que la nuict mesme il assouviroit sur elle sa vengeance ou son amour, et m’ayant deffendu de la voir jamais, me commanda de me retirer chez moy, où il voulut que ma chambre fust ma prison, sur peine de me faire endurer les plus effroyables supplices que sa colere luy pourroit faire inventer.

J’avoue que la crainte de la mort ne fut pas cause que je luy obeys; mais ayant resolu de donner à cette sage Princesse le remede qu’elle avoit fait dessein d’employer, lors que toutes choses seroient desesperées, je m’y allay volontairement enfermer, esperant que ma captivité ne seroit pas longue, puis qu’elle devoit finir par le mort d’Eudoxe et de moy. Je ne fus pas plustost dans ma chambre, que j’allay ouvrir mon cabinet, où depuis quarante ans j’ay assemblé tout ce que j’ay pu trouver de merveilleux en là nature. Et par ce qu’avecque une estude incroyable (et cecy soit dit sans vanité) je me suis acquis la cognoissance de quantité de tres-rares secrets, je ne fus pas long-temps, sans avoir trouvé dequoy preparer un poison, aussi subtil qu’il le falloit pour faire [357/358] reussir mon dessein. Je pris premierement de l’Agaric noir, que j’avois mis en poudre, et l’ayant incorporé dans le jus de Thapsis, j’y meslay d’une Essence tirée du fruict et des feuilles du Texo, que les Gaulois appellent If; apres, j’y mis quantité d’Aconit; et de tout cela ensemble ayant fait un Extraict, je jettay dedans, un peu de l’escume d’un aspic sourd. Et aussi-tost que j’en eus mis la moitié dans une petite phiole, je pris du papier, et de l’ancre et fis ce billet à Eudoxe.

BILLET D’OLICARSlS

A EUDOXE

Il est temps, Madame, de prendre le remede que j’ay preparé à. vos malheurs; l’injustice de Genseric a condamné mes raisons, et m’ayant enveloppé dans vos infortunes, m’a inspiré le dessein de mourir avecque vous. Cette nuici, qu’il a destinée à l’accomplissement de ses mauvais desirs, rendra ses ombres compties de la perte de vostre honneur, si vous ne la prevenez par la perte de vostre vie, Consultez donc vostre courage sur ce poinct, et croyez que vous n’aurez jamais une plus belle matière où l’employer.

Toutes choses estants au meilleur estat que j’eusse sceu desirer, j’appellay un esclave qui me servoit, et qui avoit accoustumé de me suivre quand j’allois visiter la princesse, je luy donnay d’une main la petite phiole bien bouchée, luy disant que c’estoit un’ remede qu’elle m’avoit demandé, comme en effect je ne mentois pas, et de l’autre je luy remis le billet, où je feignois d’avoir escrit la façon dont elle devoit s’en servir; sur tout je luy defendis de la descouvrir, et luy donnay charge de se haster le plus qu’il luy seroit possible.

Vous remarquerez que pour m’esloigner du bruit et du tracas du peuple, je m’estois logé en un lieu de la ville, le plus escarté que j’avois pu choisir. Et parce qu’ordinairement ces endroits-là sont aussi bien un refuge aux voleurs, qu’aux gens d’es’tude, il arriva que trois ou quatre jeunes hommes, qui s’estoient rendus rioirs de vols et de meurtres s’estoient depuis peu refugiez aupres de mon logis. Ceux par qui la justice, estoit exercée en furent bientost advertis, et pour cela ils firent dessein de les surprendre sur [358/359] le commencement de la nuict. Ces voleurs estoient vaillants et desesperez, et par conséquent dangereux et redoutez presque de chacun; de sorte que pour les avoir, avecque moins de hazard, on fut d’avis de leur dresser un piege, et à cet effect on tendit dans la rue plusieurs cordes, eslevées de terre d’un pied ou environ, et separées les unes des autres de quinze ou seize pas seulement. Apres pela, tous les voysins furent commandez de tenir leurs armes prestes, afin de leur courir dessus, apres que par plusieurs cheutes, ils se seroient d’eux-mesmes mis hors de combat.

Ce dessein reussit bien, comme on l’avoit pensé, mais oyez, je vous supplie ce qui advint auparavant: mon esclave, qui, comme je vous ay dit, s’estoit mis en chemin, passa de fortune dans cette rue, et n’eut pas fait vingt et cinq ou trente pas, que, comme il alloit fort viste, rencontrant avecque force une des cordes qui avoient esté tendues, il donna du nez en terre, et comme naturellement on avance les mains en semblables accidents pour guarentir le visage, il rompit la phiole en mille pieces, et peu s’en fallut qu’il ne se rompit aussi le col. Au bruit et au cry qu’il fit en tombant, quelques voysins ouvrirent leurs portes, qui, comme je vous ay dit ayants eu le commandement de courir sur les voleurs, crurent qu’il estoit temps de mettre la main aux armes; mais quand ils ne virent que ce pauvre esclave, à qui le sang tomboit du nez à grosses gouttes, ils s’approcherent doucement de luy, et sans s’informer où il alloit, luy voulurent donner de la lumiere pour sortir de la rue avecque plus, de seureté; mais luy qui voyoit que le suject de son voyage estoit rompu, s’amusoit encore à faire quelques plaintes, quand, par malheur, deux grands chiens, qu’un de ces voysins faisoit quelquefois combattre contre des taureaux dans les spectacles publics, vindrent en cet instant dans la rue, et comme ils estoient avides de sang, se mirent incon­tinent à leischer celuy que cet esclave avoit meslé innocemment au poison qu’il avoit respandu. A peine y eurent-ils trempé la langue jusqu’ à trois ou quatre fois, qu’ils cheurent, les pieds en l’air, et apres s’estre un peu desbatus, moururent sur le champ; dequoy le maistre entra en une telle fureur, que peu s’en fallut qu’en cet instant il ne tuast mon esclave. Toutefois, pour sçavoir la cause d’une fin si extraordinaire et si prompte, il s’en saisit, et le mena dans sa maison, où le pauvre esclave luy ayant rendu compte de la commission que je luy avois donnée, ne fit point de difficulté de luy remettre le. papier qu’il avoit, s’assurant qu’il [359/360] serviroit pour sa justification. Cet homme recognut bien-tost mon dessein, et s’imaginant que l’affaire meritoit bien que le roy en fust adverty, il luy en alla incontinent porter la nouvelle.

J’ay sceu depuis que Genseric faillit à tomber pasmé à la veue de ma lettre; mais enfin s’estant remis, et tournant toute sa furie contre moy, il commanda en ce moment à douze ou quinze de ses gardes de me venir prendre chez moy, et de m’emmener dans les cachots, où Ton enfermoit les criminels de leze-majesté, à quoy ils obeyrent assez promptement; et par ce qu’estant disposé à mourir, je n’attendôis que le retour de mon esclave, ils trouverent les portes toutes ouvertes, et un verre sur ma table plein du mesme poison, que je croyois qu’Eudoxe eust recfeu. Je ne vous diray point en quel estat je fus, lors que je vis cet obstacle à ma resolution, ce sera assez que vous sçachiez, que m’imaginant que la princesse estoit morte, je me resjouyssois, en pensant aux supplices que je croyois m’estre preparez.

Un peu auparavant, Thrasimond estoit revenu de la chasse, et par ce qu’il apprit bien-tost le succez de tout ce que je vous ay dit, impatient déja de voir sa maistresse, pour sçavoir quel effect sa lettre auroit produit, il courut au palais où Eudoxe estoit enfermée, et luy racontant tout ce que vous avez ouy, il fit bien juger à la princesse que sa resolution ne luy estoit plus incogneue, non plus que le mauvais dessein de Genseric.

Eudoxe voyant que tout estoit descouvert, et craignant que durant les horreurs de cette nuict, le roy executast ce dont elle avoit esté menacée, pensa qu’il falloit se prevaloir de l’amour de Thrasimond, esperant, que la passion legitime du fils arresteroit l’impudicité du pere. A cet effect elle arma ses yeux de tout ce qu’ils avoient jamais eu de plus charmant, et faisant descocher à la pitié tous les traits qui en sortoient, elle prit son mouchoir à la main, qu’elle porta deux ou trois fois sur son visage, puis elle commença de parler en cette sorte: Puis que vous sçavez, Seigneur, jusqu’où s’est portée la volonté de Genseric, et je dirois l’impu­dence, si le respect que j’ay pour vous ne me forçoit d’en avoir encore pour luy, il est impossible que vous n’approuviez le dessein que j’ay eu de prevenir par ma mort la honteuse tasche, par laquelle il a voulu souiller ma reputation. Quand la nature ne. m’auroit pas fait naistre fille de Theodose, et quand la fortune ne m’auroit pas sousfnis deux fois l’Empire d’Occident, ce seroit assez que je recogmusse ce qu’une femme doit à sa vertu; pour ne [360/361] consentir jamais à la perte d’une chose, dont le prix ne peut souffrir de comparaison. Et certes, quelque tyrannie dont Genseric ait resolu d’user aupres de moy, sa passion y trouvera tousj ours une mesme resistance; ce que sa violence empeschera que je n’exerce sur ma personne, ma rage fera que je l’entreprendray sur la sienne, et peut-estre il esprouvera, pour son malheur, ce que peut le desespoir sur l’esprit d’une honneste femme. S’il est lassé de voir en vie celle qu’il avoit entrepris de proteger, et s’il luy fasche que le pouvant accuser d’avoir violé sa foy, je luy sois une eternelle matiere de reproche, qu’il se haste de m’oster cette vie que je ne traisne qu’à regret, et il verra, s’il me laisse mourir glorieusement, combien peu j’auray de crainte des supplices et des bourreaux! Par là, genereux Thrasimond, vous pouvez remarquer que s’il n’y a point de remede à la fureur de Genseric, il n’y doit point avoir d’esperance en ma vie, ny en celle de ces deux filles, qu’il semble que le Ciel m’ait laissées seulement pour les rendre tesmoings ou plustost compagnes de mes infortunes. Que si pour nostre dernier refuge, les dieux avoient permis que cette amour que vous avez fait paroistre à la jeune Eudoxe, fust fondée sur l’honneur, seroit-il possible que vous ne voulussiez pas estre son protecteur, et que vous n’eussiez quelque honte de l’espouser, apres que sa mere auroit perdu la seule chose qui luy reste, pour vous faire treuver de la gloire dans la volonté que vous avez de luy appartenir? Quoy donc? ceux qui travaillent pour rendre presentes aux siecles à venir les choses qui se font main-tenant, oseront remarquer que Genseric aura voulu assouvir son appetit brutal sur une Eudoxe captive, et que Thrasimond, l’honneur de son siecle, n’aural point mis d’obstacle à un si funeste dessein? Ah! Seigneur, pour Dieu! ne souffrez pas que ce blasme soit meslé aux belles actions de vostre vie, et si la j eune Eudoxe peut quelque chose sur vous, ou si vous estes sensible à la pitié qu’on doit avoir pour les miserables, croyez-moi, Seigneur, executez ce qu’Olicarsis avoit entrepris en ma faveur, et sur tout ne souffrez pas que son innocence porte la peine d’un crime que j’ay seule, commis. C’est moy qui l’ay forcé à me preparer ce poison, et la seule crainte de me voir entreprendre sur la personne du Roy, a fait qu’il y a consenty. Ou bien, Seigneur, si par quelque particulier interest que vous pourriez avoir en ma vie, vous avez’ dessein de vous oppo­ser à ma mort, changez, s’il se peut, la volonté de Genseric, je vous en conjure, par Eudoxe si’vous l’aymez, par les larmes que je [361/362] donne au souvenir de mes miseres, par vous-mesme, et enfin par ces bras dont j’attache vos genoux, et que je ne quitteray jamais que vous ne m’ayez promis ce que je vous demande.

Disant cela, elle se jetta aux pieds de Thrasimond, et luy embrassa les jambes avecque tant de force, qu’il ne put la relever si. tost qu’il eust voulu. En cet instant son courage fut tellement attendri, et ce qu’employoit Eudoxe à la conservation de son honneur, luy plut si fort, que son amour s’en augmenta, et luy fit j uger qu’il ne pouvoit rien arriver de plus avantageux à sa fortune, que d’espouser celle qu’une si vertueuse mere avoit pris soing d’eslever. Outre cela, la gloire de voir à ses pieds une Princesse à qui tant de peuples avoient obey, le flatta si doucement, que deslors il resolut de ne rien espargner pour la delivrer de la peine où cette crainte la retenoit. Cela fut cause que se desmeslant des bras d’Eudoxe le mieux qu’il put, il mit incontinent un genouil en terre, et l’aydant à relever: Madame, luy dit-il, esperez en la bonté du Ciel et en mon amour, Genseric joindra ma mort à la vostre, ou si sa pitié me conserve, je vous jure que sa passion ne vous perdra pas.

A ce mot il la quitta pour aller voir le Roy, mais il ne le sceut trouver dans le chasteau, car ce barbare n’ayant dans l’esprit que le dessein de ruiner Eudoxe, et craignant par l’accident qui estoit desja arrivé, que la mort de cette Princesse luy fust un obstacle à ses desirs, il resolut de la prevenir, et pour cet effect, quand la nuict fut un peu avancée, il prit dix ou douze eunuques avecque soy, et par une secrette porte entra dans le palais où Eudoxe estoit detenue, aussi-tost qu’il sceut que, Thrasimond en estoit sorty. De fortune la Princesse avoit fermé la porte de sa chambre, ce qui fut cause que Genseric fut contraint de heurter, et Eudoxe l’ayant recognu à la voix, et ayant ouy murmurer ses eunuques, se doubta d’abord du dessein qui l’amenoit. Se voyant donc hors de moyen de se défendre, elle mit contre la porte la table et tout ce qu’elle put rencontrer, espérant que peut-estre au bruit qu’on feroit, Thrasimond viendrait au secours; mais quand elle eut un peu soustenu ce siege, où la passion de Genseric combattoit contre la vertu d’Eudoxe, voyant que la patience du roy se lassoit de treuver quelque chose qui luy resistast, elle fit un dessein bien genereux pour une femme. Elle prit donc avec l’ayde de ses deux filles les paillasses et les mathelats qui estoient dans leurs licts, et les ayant rangez l’un sur l’autre au milieu de la chambre, elle [362/363] se saisit de deux flambeaux qui estoient allumez, puis y mettant le feu: Cheres flames, s’escria-t’elle assez haut, soyez plus pures que celle de Genseric, vangez-moy des pernicieux desseins de ce barbare, et permettent les dieux que vous soyez pour luy aussi impitoyables qu’il l’a esté pour moy!

Elle prononça ce peu de mots si distinctement que le roy n’en perdit pas une seule parole, de sorte que jugeant par là de la volonté de la princesse, et craignant le malheur qui en pouvoit arriver, il fit redoubler les efforts de ses eunuques, et fit tant qu’enfin la porte fut enfoncée; mais le feu qui s’estoit desja vivement allumé, et qui pour avoir esté retenu dans cette chambre où tout estoit clos, cherchoit où se faire un passage, ne treuva pas plustost cette ouverture qu’il sortit, mais avec une violence si grande, que trois de ceux qui se rencontrerent les plus proches de la porte, en demeurerent estouffez. Genseric affligé et surpris de cet accident se mit à fuyr, et sans penser aux remedes qu’on pouvoit apporter à ce feu, ne songea qu’à se sauver de l’embrazement; mais Thrasimond, apres avoir longuement cherché le roy, voulant enfin s’en revenir où estoit Eudoxe, ne vid pas plustost son palais en feu, qu’il se doubta bien que c’estoit un effect du courage de la princesse, ou de la vengeance de Genseric; et parce qu’il vid devorer à ces flames toutes les douces esperances dont il s’estoit flatté en la possession de sa maistresse, il fut deux ou trois fois sur le point de s’y aller precipiter. Toutefois ne voulait rien entreprendre sans en avoir sceu particulierement la verité, il commença de s’en informer de tous ceux qu’il rencontrait, mais on ne luy en dit autre chose, sinon qu’Eudoxe avoit recouru à cette extremité pour mettre fin à sa servitude.

Cependant Ursace et Olimbre, à qui le conseil des six cents avoit refusé le poison, s’estoient embarquez au port des Massiliens, flattez, comme je le sceus depuis, de mille belles esperances qu’un astrologue leur avoit fait concevoir. Mais comme si le Ciel eust pris plaisir de mettre tous les jours de nouveaux obstacles à leur prosperité, il permit enfin qu’ils tombassent entre les mains d’un pyrate, qui faillit à leur oster avec la liberté tous les contentements qu’ils s’estoient promis. Ce corsaire se nommoit Clorohalante, et vulgairement on le surnommoit I’Impiteux, parce qu’outre qu’il estoit barbare de nation, et que mille crimes l’avoient banny d’Afrique, encore avoit-il fait un serment solemnel, de ne pardon­ner jamais à ceux qu’une mauvaise fortune rendoit ses esclaves. [363/364] Aux uns il faisoit arracher les yeux, coupper le nez, les oreilles et la langue, et de cette sorte prenoit plaisir à les voir mourir d’une mort lente, et quelquefois enragée; aux autres il faisoit arracher le cœur, ou s’il les laissoit en vie, c’estoit seulement pour quelques jours, car il les envoyoit sur le rivage, où au lieu de taureaux on les sacrifioit quelquefois à Neptune, et quelquefois à Mercure, comme au dieu des larcins. Sa retraitte estoit ordinairement dans les Isles de la grande Bretagne, où son humeur avoir treuvé des complices, et par ce moyen un refuge bien assuré. De cette sorte il alloit escuma’nt une partie de l’Ocean, et bien souvent traversant le destroit de Gibraltar, autrement dit terre eslevée, il se jettoit dans la Mer mediterranée, et ravageoit insolemment toutes les costes d’Espagne.

Ce fut donc par ce barbare, que le vaisseau où Ursace et Olimbre s’estoient mis, fut rencontré et dans peu de temps investi et accroché, mais comme ces deux chevaliers n’avoient pas accoustumé de redouter les perils, ils se saisirent chascun d’un escu et d’un coutelas, et ayants inspiré à quelques marchands la volonté de se defendre, s’avancerent sur la proue pour empescher qu’on ne sautast dans leur vaisseau. Quelques mathelots à qui le nom et l’humeur du corsaire estoient cognus, voyants de tous costez la mort inevitable, choisirent la plus glorieuse, et de cette sorte s’estants saisis de leurs armes, et s’estants joints à Ursace et à Olimbre, commencerent un tres-aspre combat. Au commencement Clorohalante ne faisoit qu’en rire, recognoissant l’inesgalité des forces; mais quand par la valeur de ses ennemis, il eut veu mourir quantité de ses hommes, ce fut alors que la colere le saisit, et que se faisant armer il commença de vouloir combattre. A la veue de ce chef tous ceux qui suivoient sa fortune, prirent de nouvelles forces, et l’ayants pour guide, sauterent dans le vaisseau, où Ursace et Olimbre disputoient leur vie si genereusement que le moindre coup qui partoit de leur bras estoit mortel à quiconque en estoit frappé.

Mais sans que je m’amuse icy à vous redire par le menu toutes choses, il suffit que vous sçachiez que Clorohalante voyant le peu d’avantage qu’il emportoit de ce costé-là, commanda qu’au mesme temps on chargeast en pouppe, ce qui fut fait, mais si rudement que ceux qui la defendoient ne pouvants resister au nombre de leurs ennemis, leur laisserent enfin l’accez si libre, qu’en moins d’un quart d’heure ils furent maistres du vaisseau; [364/365] d’autant mieux qu’Ursace et Olimbre se voyants alors battus de tous costez, apres une longue resistance, tomberent enfin l’un aupres de l’autre, affoiblis par la perte du sang qui estoit sorty de leurs blessures. Clorohalante plus glorieux de cette victoire, que d’aucun butin qu’il eust jamais fait, oublia le prix dont il l’avoit achettée, mais il ne perdit pas la memoire des grands efforts qu’il avoit veu faire à Olimbre et à l’esclave qui avoit combattu aupres de luy. Cela fut cause que les ayants fait emporter dans son vaisseau, il les fit panser de leurs playes, resolu de les sacrifier solemnellement, comme la plus glorieuse despouille qu’il eust jamais acquise, depuis qu’il avoit tenté les perils des armes et de la mer. En ce dessein il tourna ses voiles du costé de la grande Bretagne, et voyant ses vaisseaux poussez par un vent assez favorable, il voulut pour se divertir apprendre qui estoient ceux dont la valeur luy avoient tant fait perdre d’hommes. Cela fut cause qu’aussi-tost qu’Ursace et Olimbre commencerent à se r’avoir un peu, ils furent conduits devant ce corsaire, qui s’addressant à Olimbre, comme à celuy qui sembioit estre le maistre, luy demanda qui il estoit, et d’où il venoit. Olimbre pour le satisfaire: Clorohalante, luy, dit-il, avec un ton de voix qui tesmoignoit assez la generosité qui estoit en luy, je suis chevalier et patrice Romain, mon nom est Olimbre, et si tu veux sçavoir quelle est la fortune qui m’a rendu ton captif, sçaches que pour sauver la vie à un amy, je n’ay pas suivy Genseric, quand tout glorieux des despouilles de Rome il est retourné en Affrique. Depuis, n’ayant pu treuver de la douceur en la vie, plusieurs considerations m’obligerent à rechercher la mort, et pour cela, j’allay demander le poison au Conseil des six cents, qui me l’ayant refusé, me contraignit de consulter un Oracle, dont la responce me fit entreprendre le voyage d’Affrique. Ainsi je me mis dans le vaisseau, où tes armes ont triomphé des miennes, et m’ont sousmis à tout ce que tu voudras faire de moy. Pour cet esclave, je ne te sçaurois apprendre sa fortune, car l’ayant achetté depuis peu, je n’ay nulle cognoissance de luy, seulement je commence à juger par le combat qu’il a rendu aupres de moy, que son courage et son affection meritoient un sort plus heureux que celuy qui l’accompagne!

Ce fut-là tout ce qu’Olimbre luy dit, et Clorohalante qui se ressouvint d’avoir autrefois ouy nommer ce nom, tout à coup prenant la parole: Ne fut-ce pas toy, dit-il, qu’Eudoxe envoya [365/366] chez le roy des Vandales pour le solliciter de la delivrer de la tyrannie de Maxime & Olimbre ayant respondu qu’ouy, ce corsaire sousrit, et s’estant mordu la pointe du doigt: C’est assez, dit-il, l’innocent souffrira our le coupable. Disant cela, il fit signe qu’on les ramenast, et commanda qu’ils fussent soigneusement pansez de leurs blessures. Deslors il fit dessein de se vanger en la personne de ce chevalier, de toutes les injures qu’il avoit receues de Genseric, et s’imaginant qu’il feroit un extreme desplaisir à ce roy barbare, s’il faisoit esclatter sa hayne en cette occasion, il resolut de faire souffrir à Olimbre toutes les infamies dont il se pourroit souvenir; et pour l’affliger de bonne heure, il luy en fit porter la nouvelle, qu’Olimbre receut sans s’esmouvoir. Mais parce qu’Ursace eut peur de le survivre, il commença à faire des regrets, que Clorohalante mesme, quelque barbare qu’il fust, n’eust pu ouyr sans en avoir compassion. Il sçavoit que sans luy la vie de son amy n’eut jamais esté exposée à tant d’infortunes, de sorte que se trouvant coupable des maux qu’il souffroit, et de cuex dont il estoit menacé, il ne pouvoit s’empescher de maudire le jour qui l’avoit veu naistre. Olimbre disposé à souffrir toutes choses, faisoit tout ce qui luy estoit possible pour le consoler, et luy representoit que le moment de sa mort seroit le plus glorieux de sa vie, puis qu’il luy donneroit le moyen de luy faire paroistre en quel degré estoit son affection.

Ils furent ainsi quelques jours durant lesquels leurs blessures furent entierement gueries, et comme si le Ciel eust esté lassé de les voir si longtemps miserables, il permit qu’une tempeste s’eleva; mais si forte, que les vaisseaux de Clorohalante, contraints de ceder à la violence des orages, furent enfin portez parmy le reste des vaisseaux, que Genseric avoit chargez des despouilles de Rome, et qui attendoient à la rade un favorable vent pour se remettre en mer, et là ayants esté mis à fonds, pris ou bruslez en peu de temps, Clorohalante se tua soy-mesme, pour ne tomber entre les mains de Genseric.

Cette delivrance inopinée fut un persage de bon-heur à Ursace et à Olimbre, qui se voyants deschargez de leurs fers, mouroient d’envie de s’embrasser, mais ils en furent retenus par la crainte qu’ils eurent, que leurs caresses fissent recognoistre leur desguisement. Ils ne furent pas long.temps sans avoir le vent qu’ils desiroient, et bien-tost apres, sans voir les tours de Carthage; et par ce que celuy qui avoit la conduitte des vaisseaux, voulut [366/367] envoyer à Genseric, outre la nouvelle de son arrivée, la desfaitte de Clorohalante, Olimbre, comme en estant le plus irreprochable tesmoing, se chargea de cette commission. Il fit donc jetter un esquif dans la mer, où ayant fait descendre Ursace et quelques autres, il partit sur l’entrée de la nuict, mais à peine eut-il esté une heure ou deux en chemin, qu’il commença de descouvrir le port, et peu à peu à distinguer quelques petites lumieres semblables aux estoilles du firmament, qui luy firent juger qu’il n’estoit pas beaucoup esloigné de la ville.

L’ esperance de revoir Eudoxe et Placidie donnoit à Ursace et à Olimbre une si grande joye qu’ils en estoient comme transportez et cependant qu’ils s’amusoient à deliberer de quelle façon ils avoient à se conduire en cette premiere rencontre, tout à coup ils apperceurent une epaisse fumée, meslée d’un nombre infini de grosses estincelles de feu, et quelquefois de grandes flames, qui tesmoignoient partir d’un furieux embbrazement. Cela leur fit arrester la veue sur cet objet assez deplorable, mais à mesure qu’ils s’approchoient davantage, ils voyoient le feu plus grand, et quelquefois il leur sembloit ouyr un murmure confus de plusieurs voix assemblées, qui ne formoient que des cris et des gemissements.

Il leur fut impossible de n’avoir compassion de voir devorer tant de choses à cet insatiable element bien qu’ils ne sceussent pas qu’ils avoient en ce malheur plus d’interest que personne; car c’estoit le mesme feu qu’Eudoxe avoit allumé pour éviter la violence de Genseric.Ils ne furent donc pas plustost arrivez au port, qu’Olimbre s’estant fait cogoistre, on courut promptement pour en advertir le roy, et cependant la curiosité l’ayant porté à s’enquerir de la cause de cet embrazement, il sceut bien –tost le bruit qui s’en estoit espandu par la ville, qui estoit que le feu s’estant pris dans le Palais où Eudoxe et ses deux filles estoient detenues, elles n’avoient pu eschapper, et par consequent estoient mortes parmy les flancs; qu’il y en avoit d’autres qui croyoient qu’Eudoxe mesme l’avoit allumé, pour finir tant plustost sa captivité. A cette triste nouvelle Ursace tomba de sa hauteur, et Olimbre demeura si confus, qu’il fut assez long-temps sans pouvoir seulement ouvrir la bouche.

Mais sans que je perde du temps à vous reciter leurs regrets, puis que vous pouvez bien vous les imaginer, cognoissant la cause qui les faisoit naistre, je diray qu’apres avoir fait mille [367/368] plaintes contre le Ciel dequoy il leur avoit fait surmonter tant de peril, ils accuserent les dieux d’injustice, comme s’ils ne les eussent onservez, que pour les accabler soubs le faix d’une plus pesante douleur. Enfin s’estants empeschez l’un l’autre d’entreprendre sur leurs personnes, ils firent dessein de s’an retourner chez les Massiliens, s’assurants qu’alors ils avoient tant de suject de mourir, qu’il estoit impossible que le poison leur fust refusé.

A peine eurent-ils fait cette derniere resolution, que Thrasimond arriva où estoit Olimbre, d’autant que ceux qui estoient partis pour en aller porter la nouvelle au roy, n’ayant pu parler au pere, furent contraints de s’adresser au fils; et parce que depuis le voyage qu’Olimbre avoit fait en Affrique, il s’estoit parfaitement acquis l’amitié de ce Prince, Thrasimond arriva où estoit Olimbre, d’autant que ceux qui estoient partis pour en aller porter la nouvelle au roy, n’ayant pu parler au pere, furent contraints de s’addresser au fils; et parce que depuis le voyage qu’Olimbre avoit fait en Affrique,il s’estoit parfaitement acquis l’amitié de ce Prince, Thrasimond fut bien-aise de l’aller recevoir.Ils ne se furent pas plustost embrassez que Thrasimnod prenant la parole: Vous estes arrivé, cher Olimbre, luy dit-il assez haut, em un temps où vous trouverez nostre Cour bien en desordre. – Si je ne me trompe, respondit tristement Olimbre, j’en ay sceu la principale cause, et certes apres la perte de trois si belles Princesses, la joye seroit bien hors de saison.Olimbre ne se put empescher alors de jetter un grand souspir, et Thrasimond se faisant un peu de violence, pour ne tesmoigner pas le contentement où il estoit, s’approchant de l’oreille du chevalier: Ce mal-heur, luy dit-il fort bas, est tres-grand en apparence, mais il est fort petit en effect.

A ce mot le prenant par le bras, il le ramena dans le batteau,où personne n’estoit qu’Ursace, qui disputoit entre la mort et la vie; et ayant fait esloigner les hommes et les flambeaux, lors qu’il crut ne pouvoir estre ouy que d’Olimbre, il luy tint ce discours: Cher amy, j’ay à vous faire icy deux onfessions bien particulieres, l’une qui regarde ma temerité, et l’autre la honte du Roy mon pere. A ce mot,il luy raconta comme il s’estoit rendu amoureux de la jeune Eudoxe, et de quelle façon sa recherche avoit etsé receue ; en suite de cela, il luy fit le recit de la violence dont Genseric avoit voulu user contre Eudoxe, il luy parla de ma prison, à cause du poison que je luy avois preparé, et enfin il luy dit de mot à mot tout ce qui s’estoit passé au dernier effort que le Roy avoit fait contre la chambre de la Princesse, et de quelle façon elle y avoit mis le feu. Apres cela, cher Olimbre, dit-il en continuant, il faut que vous sçachiez qu’Eudoxe n’a pas veu plustost ce feu allumé, que non pas l’horreur de la mort, mais le regret [368/369] d’estre cause de la perte de ses deux filles, luy est entré si avant dans l’ame, qu’elle n’a pu s’empescher de se retirer avec elles dans une autre chambre où couchoient les deux jeunes Princesses, de laquelle ayant bien fermé la porte, et se souvenant de l’affection que je luy ay vouée, elle a creu que peut-estre, si elle eschappoit de ce peril, Genseric se lasseroit dans ses poursuittes, ou que je trouverois quelque moyen de l’en guarentir. Cette consideration l’a fait consentir à ne mourir point encore, de sorte qu’ayant ouvert une fenestre qui regarde sur le jardin, dont ce Palais estoit embelly, elle a de fortune recontré à ses pieds deux linceuls qu’elle a joints ensemble, par l’ayde desquels elle a fait premierment descendre Eudoxe, puis Placidie, et enfin elle est descendue elle-mesme, ayant attaché contre la croisée les draps qu’elle avoit noïez.

Alors Olimbre perdant patience: Eudoxe, dit-il, en l’interrompant, n’est donc pas mort? – Elle ne l’est pas, respondit Thrasimond, car aussi tost qu’elle a esté dans ce jardin, elle a couru à une petite maison qui est en l’un des coings, et où se tient ordinairement celuy qui a le soing des fleurs et des parterres, et l’ayant esveillé, car, comme vous sçavez, ces gens-là se couchent d’assez bonne heure, elle s’en est fait ouvrir la porte, et soudain qu’elle a este entrée: Mon amy, luy a-t’elle dit, tout le Palais est en feu. A ce mot, le jardinier, qui à cause de l’obscurité ne recognoissoit pas Eudoxe, est sorty jusques dans le jardin,et n’a pas esté long-temps sans voir que le feu qui avoit desja gaigné la chambre, vomissoit de grosses flames par la fenestre d’où les Princesses estoient sorties. S’en retournant donc tout esmeu: Bons dieux! a-t’il dit, que seront devenues ces belles prisonnieres? – Elles sont en lieu, a respondu Eudoxe, où leur vie depend desormais de toy, et si tu en veux prendre le soing que tu dois, je fay vœu de te rendre le plus heureux homme de ta condition.Disant cela, elle luy a fait allumer de la chandelle, et ce bon-homme tout confus,luy ayant demandé ce qu’il avoit à fait: Tout ce que je veux de toy; a repris Eudoxe, c’est qu’il faut que tu nous caches, de peur que quelqu’un nous surprenne icy, et puis que tu coures promptement enseigner à Thrasimond le lieu où tu nous auras enfermées, et sur tout, que tu prennes garde qu’autre que luy n’arrache cette verité de ta bouche. Le jardinier alors ne treuvant point de lieu plus commode qu’une petite cave, les y a fait descendre, et puis m’est venu rapporter ce qu’Eudoxe luy avoit [369/370] commandé. Il n’a eu non plus de peine à m’aborder, que moy à me demelser de tout le monde, car sçachez, Olimbre, qu’en cet instant la Ville s’est truvée en une telle confusion, qu’à peine se pouvoit-on recognoistre parmy ce desordre. Je l’ay donc suivy dans sa petite maison, sur laquelle tomboient desja quantité de grosses estincelles, qui me faisants craindre qu’enfin elle bruslast, m’ont empesché de m’arrester à donner aux Princesses des tesmoignages de ma joye; mais les ayant emmenées le plus secretement que j’ay pu, chez un de mes domestiques qui loge fort prés de là, j’ay donné quelque argent qu jardinier, et luy aydeffendu sur peine de la vie, de parler jarmais de ce qui estoit arrivé. Les ayant donc laissées en seureté, je suis revenu au chasteau pour voir le Roy, mais, si je ne me trompe, l’horreur de cet accident a esté cause qu’il n’a voulu estre veu de personne; ainsi j’ay esté le premier qui a sceu vostre retour, dont je viens me resjouyr, et vous assurer, cher Olimbre, que je continue dans la volonté de vous aymer et de vous servir.

Tel fut le discours de Thrasimond, dont Olimbre receut une extreme joye, et j’eusse dit incomparable, si celle d’Ursace n’eust esté en un mesme degré. Ce chevalier desguisé avoit ouy tout ce que le Prince avoit raconté, parce que s’estant treuvé dans le fonds du batteau, on n’avoit point pris garde à luy; et le contentement de sçavoir sa maistresse en vie le toucha si sensiblement, que peu s’en fallut que sa joye ne fist en luy ce que n’avoient encore pu ses douleurs et ses disgraces. Toutefois le Cile qui le reservoit pour la felicité d’Euxode, ne permit pas qu’il mourust dans l’excez de ce plaisir,mais ayant suivy Olimbre que Thrasimond emmena loger au chasteau, ils ne furent pas plustost seuls qu’ils commencerent à s’embbrasser, et passerent presque tout le reste de la nuict dans le recit de leurs avantures.

Le lendemain Genseruc sceut en mesme temps le retour de ses vaisseaux et d’Olimbre, mais le souvenir de ce qui luy estoit arrivé l’empescha d’en ressentir la joye qu’il en eust eue en une autre saison. Il fit pourtant à ce chevalier le plus de caresses qu’il put, et voulant cacher à la posterité la veritable cause de la mort d’Eudoxe, il commença de bonne heure d’inventer des excuses pour couvrir le crime qu’il avoit commis. Olimbre fit semblant de croire tout ce que le roy voulut, et donnant à la perte de ces trois Princesses mille souspirs feints, il prit garde que la memoire d’une fin si tragique touchoit le roy de quelque sorte de repen-[370/371]tir. En effect,il en receut un regret si sensible, qu’on le lisoit dans ses yeux; et pour laisser quelque marque de l’estime qu’il avoit faitte d’eudoxe, bien que captive, il en fit chercher le corps parmy les repliques de l’embrazement. On treuva donc les trois eunuques, que la flame avoit estouffez, mais comme ils estoient en partie consommez, et qu’il ne restoit de chacun d’eux qu’une masse sans forme, on creut facilement que c’estoient les corps de la Princesse et de ses deux filles. Ainsi Genseric se disposa de leur faire dresser un monument aussi uperbe que leur condition avoit esté mal-heureuse, et les ayant fait enfermer dans un cercueuil d’argent, commanda qu’ils fussent soigneusement gardez.

Cependant Thrasimond qui craignoit qu’Eudoxe ne fust pas en assez de seurté dans la ville, l’avoit aux champs, fort peu esloignée de Carthage. Aussi-tost qu’il le put, il y mena Olimbre soubs pretexte de le divertir, mais soudain qu’Eudoxe le vid, elle en demeura si surprise, qu’elle faillit à pasmer. Toutefois enfin s’estant un peu remise, et ayant desiré de parler `aluy en particulier, elle l’emmena dans une autre chambre, laissant Thrasimond avecque la jeune Eudoxe et Placidie. Aussi-tost qu’elle se vid seule avecque ce chevalier, elle rappela dans sa memoire tous les services d’Ursace, et le souvenir de mort commença de l’affliger avec tant de violence, que ses larmes et ses souspirs l’empescherent long-temps de parler. Enfin, soudain qu’elle put ouvrir la bouche: Et bien, Olimbre, luy dit-elle, que vous semble de ma destinée? Ne suis-je pas malheureuse, d’estre contrainte de vivre apres lamperte de vostre amy? Disant cela , sa voix se perdit parmy ses sanglots, et Olimbre prenant la parole: Madame, luy respondit-il, ouis que le Cile l’ordonne de la sorte, vous estes extremément louable de vous sçavoir conformer à sa volonté,et peut-estre pour vous en recompenser, il permettra quelque jour que vous soyez delivrée d’un si fascheux souvenir. – Helas! reprit Eudoxe, qu’au contraire, ce seroit bien me punir! car sçachez, Olimbre, que quelque affliction, et quelque mal que cette memoire me rapporte, j’aymerois mieux mourir, que ne la conserver pas. Mais, continua-t’elle,puis que mes pleurs ne le sçauroient rappeller, dittes-moy, Olimbre, quelque chose de vostre voyage, et je vous feray part de mes mal-heurs? – Madame, dit le chevalier, le Prince Thrasimond m’a conté une partie de vos affaires, et pour ce que vous desirez sçavoir de moy, j’auray bien-tost satisfait à vostre curiosité. [371/372] Alors il luy parla des derniers devoirs qu’il faignoit avoir rendus à Ursace, et puis luy raconta comme il avoit esté fait captif par Clorohalante, apres que le Conseil des six cents luy eut refusé le poison, sa delivrance, et enfin son arrivée à Carhage, sans autre suitte que d’un esclave qu’il avoit achepté pour luy donner. A ce mot, Eudoxe apres avoir seiché les larmes que ce discours luy avoit fait verser: Quoy que ce soit, dit-elle, qui vienne de la main d’Olimbre, me sera tousjours en particuliere consideration, mais si vous me le donnez, ce sera à condition que je luy rendray la liberté. – Madame, dit Olimbre en s’en allant, je ne pense pas qu’il la veuille. A ce mot il sortit, et s’en alla querir Ursace, qui dans l’Impatience de voir celle qui disposoit de sa vie, sentoit en son ame des mouvements du tout extraordinaires. Enfin saisi d’amour, de crainte, et de respect, il fut conduit en la presence d’Eudoxe et soudain qu’il fut entré dans sa chambre il s’alla jetter à ses pieds, et commença de luy embrasser les genoux le plus fort qu’il put. Alors la Princesse luy mettant une main sur la teste: Je vous reçoy pour mien, luy dit-elle, puis qu’Olimbre le veut, et vous oste dés à cette heure le nom d’Esclave, pour vous donner celuy d’Affranchy.

A ce mot, elle luy commanda de se lever, amis Ursace haussant la voix: Madame, respondit-il, un autre vous redroit graces de cette bonne volonté, mais pour moy je ne croy point de felicité comparable à ma servitude. – Je l’avois bien dit, reprit Olimbre, qu’il ne recevroit pas la liberté que vous luy vouliez donner. Disant cela il jetta les yeux sur la Pincesse, et vid qu’elle avoit changé de couleur. Et de fait, à la voix d’Ursace se leva, et Eudoxe toute surprise: Bon dieu! dit-elle, n’est-ce pas Ursace que je voy? – Ce l’est, Madame, respondit-il en s’approchant,qui est venu chercher aupres de vous, la mort que les dieux et les hommes luy ont refusée. – O douce tromperie! s’escria Eudoxe, ô cher Ursace! A ce mot se jettant à son col, elle demeura quelque temps pasmée entre ses bras.

Enfin, s’estant remise, Ursace luy rendit compte de tout ce qui luy estoit arrivé, et Olimbre apres cela prenant la parole: Madame, dit-il, outre que l’habit dont Ursace est revestu, convient parfaittement à l’estat où est son ame aupres de vous, encore ay-je creu qu’il ne s’en pouvoit trouver de plus favorable pour le cacher à la cognoissance de Genseric. Vous sçavez, madame, qu’il n’ignore [372/373] pas que ce fut ce chevalier qui tua Maxime pour vous vanger, et qu’il est croyable qu’ayant fait presque la mesme faute contre vous, il craindroit avecque raison une punition semblable. C’est pour cela que je serois d’vis que vous fussiez un peu retenue en vostre joye, afin que Thrasimond mesmes, qui pourroit avoir quelque part aux sentiments de son pere, ne se puisse jamais apercevoir de ce desguisement.

Eudoxe treuva bon le conseil d’Olimbre, de sorte qu’apres avoir remercié les dieux de la conversation d’Ursace et de son retour, elle revint où estoit Thrasimond, qui apres quelques tesmoignages receus de l’amitié de sa maistresse, fit signe à Olimbre qu’Il estoit itemps de retourner à Carthage, pour voir en quelle humeur seroit Genseric.

Ursace toutefois demeura aupres d’Eudoxe, mais je ne m’amuseray point à vous parler de la douceur des entretiens qu’ils eurent ensemble, parce qu’en mesme temps Genseric faillit à se vanger sur moy de tous les desplaisirs qu’il avoit ressentis en la pretendue mort d’Eudoxe; et n’eust esté que Thrasimond (à qui, comme je vous ay dit, j’avois conservé la vie) luy representa que le moins qu’il pouvoit faire pour moy, c’estoit de me rendre la pareille, je ne pense pas qu’il ne m’eust fait souffrir un tres-infame supplice.

Olimbre fut quelques jours à la Cour, sans avoir autre contentement que celuy qu’il recevoit de l’amitié de Thrasimond et de Placidie, qu’il voyoit quelquefois, soubs pretexte d’accompagner le Prince à la chasse; car le roy, à qui le souvenir de cet embrazement causoit un ennui perpetuel, sans se contraindre infiniment, ne pouvoit faire bon visage à personne. Il est, comme je vous ay dit, d’un naturel assez barbare, et pourtant il ne laisse pas d’aymer l’honneur, de sorte que recognoissant bien que cette dernier action luy estoit honteuse, il s’en affligeoit outre mesure, et faisoit tout ce qui luy estoit possible pour en esteindre le souvenir.

Olimbre donc voyant qu’il n’avançoit rien là pour les affaires d’Eudoxe, fit dessein de retourner chez Marcian, esperant que l’authorité de cet Empereur pourroit quelque chose pour la liberté de cette Princesse, mais Thrasimond, qui avoit une autre pensée, lors qu’Olimbre luy eut communiqué son intention: Je suis bien d’avis, luy dit-il, que vous fassiez semblant de prendre congé du roy, afin que vous puissiez juger si affection pour vous [373/374] est encore aussi grande qu’elle a esté, mais je ne veux pas que vous m’abondonniez, car je me veux servir de vous; s’il faut faire quelque effort à l’avantage d’Eudoxe. Olimbre ayant promis d’obeyr à tout ce qu’il commanderoit, s’en alla treuva Genseric, et luy propsa que ne luy pouvant rendre aucun service,il ne voyoit pas quelsuject le pouroit obliger à estre là davantage, que pour cela il le suppliloit tres-humblement de luy donner la permission de s’en retourner, l’assurant qu’il luy seroit tousjours tres-obligé, s’il luy vouloit faire l’honneur de luy continuer l’amitié qu’il luy avoit si souvent tesmoignée.Le roy, qui veritablement aymoit ce chevalier, et qui sçavoit bien que la mort de Placidie qu’il aboit ouy dire luy estre promise, le devoit avoir extremément offensé, resolut en cet instant de ne le pria de ne penser point encore à son despart de quelques jours, apres lesquels il seroit en liberté de faire tout ce qu’il voudroit. Olimbre montra d’estre content de demeurer autant de temps qu’il luy commanderoit, et le roy ayant communiqué à Thrasimond le dessein d’Olimbre, luy demanda c qu’il avoit à faire pour s’obliger entierement ce chevalier. Le prince luy proposa plusieurs moyens, et fut bien-aise de voir que l’affection du roy alloit encore au dessus de son esperance. Cela fut cause qu’il en advertit Olimbre, et luy dit que s’il sçavoit se prealoir de cette occasion, il pourroit disposer Genseric à tout ce qu’il voudroit. Olimbre ravy de cette assurrace, le supplia de faire en sorte que le roy se portat jusqu’où estoit Eudoxe, et luy dit que le meilleur moyen estoit de le disposer à se vouloir divertit aux champs, et d’aller disner dans cette maison,puis que c’estoit le plus beau lieu qui fust autour de Carthage. Thrasimond ne treuva pas de la difficulté à faire reussir ce dessein, et de fait, à la premiere proposition qu’il en fit au roy, ils prirent jour pour cela.

Le Chevalier cependant advertit Eudoxe de resolution, et bien qu’elle y treuvast de la difficulté, elle ne laissa pas de l’approuver, s’assurant sur la fidelité d’Olimbre. Le jour donc estant venu, Genseric, Thrasimond, Olimbre et quantité des plus apparents de Carthage, partirent assez matin, et apres avoir employé trois ou quatre heures à la chasse, vindrent enfin descendre dans cette maison, où le Prince avoit mis ordre que les tables fussent dressées dans une grande sale, qui estoit tout contre la chambre des [374/375] Princesses. Et là, soudain apres repas, Olimbre s’adressant au Roy, le supplia de luy vouloir accorder le congé qu’il luy avoit desja demandé, luy representant que l’aage où il estoit, ne luy permettoit pas d’estre si long-temps esloigné des occasions qui pouvoient ayder à la reputation d’un homme. Genseric ors, avec un visage où e voyoit peinte l’amitié qu’il avoit pour luy: Cher Olimbre, luy dit-il, je treuve vostre dessein si legitime, que j’aurois honte de m’y opposer plus longuement; il est vray que j’ay rencontre les occasions, recevez la volonté que je vous presente, et souvenez-vous que je ne pourray jamais rien pour voster contentement que je ne le fasse. – Seigneur, reprit Olimbre, apres l’avoir remercié, vous pouvez en un moment faire pour moy deux grandes choses, et si je ne craignois d’estre refusé, je prendrois la hardiesse de vous les demander.

A ce mot le Roy ayant juré solemnellement de ne luy refuser chose quelconque dont ille pust requerir, Olimbre mit un genouil en terre, et luy ayant baisé la main: Seigneur, continua-t’il en se releveant, puisque vous me le permettez, je vous demade la liberté d’Eudoxe et d’Olocarsis. Disant cela, Thrasimond fit ouvrir la chambre où cette princesse estoit, toute tremblante avecque ses deux filles, et le Roy surpris d’un accident si peu attendu, demeura quelque temps sans se r’avoir. Enfin touché des öarmes d’Eudoxe, qui se vint incontinent jetter à ses pieds, tenant d’une main Placidie et de l’autre sa sœorda la supplication d’Olimbre, et promit deslors de la traitter en Princesse, et non pas en esclave. Thrasimond qui se voulut servir du temps, supplia Genseric de luy donner la jeune Eudoxe pour femme, et le Roy recognoissant l’avantage que cette alliance luy pouvoit apporter, ne fit nulle difficulté d’y consentir. Parmy cette commune joye je ne fus pas oubié,car en cet instant Genseric commanda qu’on vint me querir, mais moy qui sçavois que jamais on ne sortoit de la prison où j’avois esté mis,que pour estre conduit au supplice, j’avoue qu’estant tout disposé à mourir, j’eus de la peine à croire que ce qu’on me disoit ne fust une tromperie. Enfin mes yeux me guerirent de ce soupçon, car ayant esté mené au Roy, je ne fus pas plustost dans la sale où toute cette Cour estoit assemblée, que je recognus Eudoxe et receus en mesme temps le pardon qui me pouvoit assurer de la vie.[375/376]

La nouvelle de cet accident fut bien-tost racontée dans la ville, de sorte que tout le monde estant sorty à la rencontre du Roy et de Thrasimond, les Princesses furent conduittes au Chasteau, avecque la mesme ceremonie qu’on eust faite en quelque entrée magnifique. Ursace seul ne s’en pouvoit bien consoler, à cause qu’ayant sceu les premiers mouvements de Genseric, il en redoutoit la continuation; toutefois luy estant permis sous l’habit dont il estoit revestu, d’estre presque tousjours où estoit Eudoxe, il sceut bien tost que dans les larmes de joye que le Roy versa à la rencontre de la Princesse, il avoit noyé le feu de

son impudicité; et de fait quelque temps apres il la renvoya

le plus honorablement qu’il pust à Constantinople, avec

Placidie sa fille, où elle ne fut pas plustost arrivée,

qu’Ursace l’ayant espousée avec solemnité,

receut le bien que la fortune luy avoit

fait achetter si cherement, et

qu’Olimbre par le commandement

de Marcian et le consentement

d’Eudoxe, gousta entre

les bras de Placidie le

repos qu’Amour

devoit à sa

fidelité.

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