LA DERNIERE PARTIE D’ASTRÉE
LE DIXIESME LIVRE
Ces derniers accidents arriverent à Tircis, durant que le reste des bergers de Lignon estoit dans un extreme desordre, pour l’interest que chascun avoit aux personnes de Celadon, d’Astree, de Diane et de Silvandre; mais sur tous Lycidas sembloit digne de compassion, pour l’extreme fureur ou l’avoit reduit la mort d’Alexis. Et de fait, Adamas durant tout le chemin ne respondit jamais un seul mot aux regrets de ce berger, car il les treuvoit si justes qu’il eust eu honte de les condamner; mais soudain que toute la trouppe fut arrivée chez luy, et qu’Astrée, Diane, Celadon et Silvandre eurent esté mis dans les chambres que le Druide avoit ordonnées, Bellinde et Phillis qui estoient tousjours, l’une aupres de Diane, et l’autre aupres d’Astrée, remarquerent qu’elles ouvrirent les yeux peu à peu, et que par un grand souspir elles donnerent tesmoignage d’estre encore en vie. Aussi-tost Phillis courut en advertir Adamas, qui bien aise de cette nouvelle, s’en alla incontinent ou estoit Celadon, pour voir s’il n’en auroit point fait de mesme; mais il le trouva, et Silvandre aussi, dans le mesme, estat ou ils estoient aupres de la fontaine. Ne voyant donc point de suject d’esperer quelque chose d’eux, il commanda qu’on les deshabillast, et luy-mesme commenca d’ayder à Lycidas, cependant que Thamire et Hylas mettoient Silvandre dans le lict. A peine eurent-ils achevé de les deshabiller, que le Druide, pour s’assurer entierement de la mort d’Alexis, luy mit la main sur l’endroit du cœur, mais il luy sembla que la chaleur n’en estoit pas du tout esteinte, et de fait, elle n’estoit qu’esvanouye, mais [413/414] par la force de cet enchantement cette pasmcison avoit esté beaucoup plus longue et plus violente que ne sent ordinairement toutes les autres. Cette cognoissance le rendit si satisfait, que, sans se donner un moment de repos, il alla chercher dans son cabinet tous les remedes qu’il jugea luy pouvoir estre utiles, et travailla si bien qu’en moins d’un quart d’heure il la retira et Silvandre aussi, de cette espece de letargie en laquelle lis estoient tombez. Lycidas ne vid pas plustost son frere en vie, que se souvenant de son transport, et s’accusant des impietez qu’il avoit proferées, il se jetta à genoux an pied du lict, et haussant les yeux: Grands dieux! s’escria-t’il, qui par une providence qui nous est incognue, gouvernez toutes choses, je vous rends graces de la faveur que vous me faites en me rendant Celadon! Puissantes divinitez, contre qui ma fureur m’a fait vomir des blasphemes, je confesse I’enorrnité de mon crime, et vous en demande pardon. A ce mot il se leva, tout ravy dequoy Celadon n’estoit pas mort.
D’autre costé le berger n’ouvrit pas plustost les yeux, qu’il se ressouvint du combat ou il s’estoit exposé, et croyant se voir estendu sur la poussiere, et tout convert de blessures et de sang, il fut bien estonné quand il se vid dans un lict, et qu’il n’avoit, au lieu des lyons et des lycornes, qu’Adamas et son frere aupres de soy. L’accident qui luy advint chez Galatée, apres qu’on l’eut retiré de l’eau, luy revint soudain en la pensée; toutefois ne pouvant comprendre de quelle façon il avoit esté retiré d’entre les griffes des lyons qui le devoient avoir deschiré en mille pieces, il tourna ses yeux languissants sur le Druide, et sortant un bras hors du lict, sans dire un seul mot il luy prit la main, comme s’il eust doute que les objects qu’il voyoit ne fussent quelques fausses images: dequoy Adamas se douta en partie, et cela fut cause que se panchant tout à fait sur le lict: Celadon, luy dit-il en le baisant au front, les dieux nous ont esté enfin assez favorables pour s’opposer aux mauvais desseins que vous aviez faits contre vous-mesme. Vous estes en vie, mon fils, malgré tous les efforts que vous avez faits pour mourir, et puis qu’il y a quelque fatalité qui ne veut pas que nous vous perdions, j’ose.bien esperer de vostre contentement et du mien. – Mon pere, luy respondit alors Celadon, avecque une voix foible et languissante, je crains bien que le mesme suject d’où vous tirez quelque esperance de contentement, soit cause en moy d’un desespoir plus violent que tous ceux que j’ay desja ressentis, car si la vie qui me reste doit estre employée [414/415] à regretter la mort d’Astrée, que j’ay veue comme moy dans le peril, et qui aura, sans doute, receu de ces lyons I’injure qu’ils m’ont refusez, croyez-vous, mon pere, que chaque moment que je vivray ne me soit pas plus insupportable que l’horreur de mille trespas?
A ce mot, Lycidas luy sautant au col, et luy faisant des caresses extraordinaires: Mon cher frere, luy dit-il, Astrée se porte mieux que vous, et j’ay ouy que Phillis en a fait le rapport au Druide. – Ah dieux! s’escria Celadon, qu’en cela vous auriez bien montre vostre justice! Mais, mon pere, continua-t’il, se tournant vers Adamas, faut-il que je croye ce que Lycidas me dit? – Vous le devez, respondit le Druide, et certes de l’estat ou vous estes, vous pouvez tirer une consequence pour elle; car tout cecy, comme je croy, n’a esté qu’un effect de ce grand enchantement, d’autant mieux qu’aujourd’huy les lyons et les lycornes sont changez en de grandes figures de marbre, qui gardent encore leur forme et leur couleur; outre que la mesme chose qui vous est advenue est arrivée à Astrée, à Diane et à Silvandre. – Comment, dit Celadon, haussant un peu la voix, Silvandre n’est done pas mort ? – iL ne l’est pas, dit le Druide, et vous aurez bientost suject de n’en plus douter.
Disant cela, il entr’ouvrit un peu davantage le rideau, et luy fit voir ce berger, que Thamire et Hylas consoloient autant qu’il leur estoit possible; car n’ayants pas sceu au vray quel estoit le suject qui luy avoit fait rechercher la mort, ils croyoient que le seul regret de vivre incognu luy en avoit inspiré le desir. Pour cela ils luy representerent toutes les considerations que leur jugement pensa luy pouvoir estre utiles, ils luy dirent que ce malheur ne le devoit pas mettre en peine, puis que les honnestes gens trouvent par tout un mesme Ciel, et se font un mesme sort en quelque lieu qu’ils aillent; que son merite luy avoit acquis l’amitié de tant de bergers qu’il estoit croyable qu’il auroit tousjours assez de biens pour s’exempter de la necessité, et pour finir ses jours dans le mesme repos ou les autres vivoient. Enfin ils luy dirent tout ce qui leur vint en la fantaisie, mais, comme ils ne touchoient pas la cause de son mal, aussi ne gaignerent-ils rien sur son humeur, et n’eurent jamais de luy que des responces, qui leur firent juger que sa douleur estant extraordinaire, elle devoit proceder de quelque suject qui n’estoit pas cognu. Ils le laisserent donc malgré eux en cet estat, car le Druide les emmena à la priere [415/416] de Celadon, qui pour entretenir Silvandre, fut bien aise de n’avoir que Lycidas pour tesmoing.
Aussi, dés qu’ils furent sortis, il se jetta en bas de son lict, et s’en alla dans celuy de Silvandre, qui l’ayant receu: Ah! berger, luy dit-il, que j’ay desormais de suject de vous vouloir du mal. – Et pourquoy? respondit Celadon. – Pource, reprit Silvandre, que vous me destournastes du dessein que j’avois fait de me precipiter; car enfin n’eust-il pas mieux vallu que vous eussiez este tesmoin de la fin de ma vie, que de la continuation de mes malheurs? Voyez, continua-t’il, à quoy je suis maintenant reduit, puis que je ne sçaurois plus eviter la presence de Paris et de Diane, dont l’un me fait mourir d’envie, et l’autre me tue par son changement. – Je ne sçaurois m’en repentir, luy dit Celadon en l’embrassant, car il y aura tousjours beaucoup de gloire pour moy, d’avoir contribue quelque chose à la conservation d’un berger tel que vous estes; mais j’ay bien du regret dequoy vous voulustes depuis vous rendre compagnon de ma fortune, puis que je croy tres-assurement que vous seul estes cause que je ne suis pas mort dans cette avanture, et que les dieux ne m’ont laissé la vie que pour me punir dequoy je vous permis de hazarder la vostre en une occasion où nul autre amant que moy ne devoit perir. – Ce secret, adjousta Silvandre, n’est pas le moindre de ceux qui sont reservez à la cognoissance de Tautates, mais sans nous amuser à vouloir penetrer dans l’intelligence de tant de mysteres, je voudrois bien, Celadon, que vous me fissiez la faveur de me dire si vous ne sçavez point quelque chose de Diane ? – Je n’ay pas eu, respondit-il, assez de temps pour m’en enquerir, ayant à peine sceu qu’Astrée vivoit encore, mais Lycidas nous en pourra peut-estre esclaircir. A ce mot, il l’appella, et Lycidas s’estant assis sur le pied du lict, leur raconta ce que Phillis en avoit dit au Druide, dequoy Silvandre fut en quelque façon content. Mais tout à coup, avecque un profond souspir: Helas! reprit-il, Paris est sans doute maintenant aupres d’elle, qui luy baise tantost la bouche, tantost les yeux, et qui par des caresses toutes plemes d’amour et de feu, s’efforce de regaigner les plaisirs qu’il avoit perdus durant son esvanouissement? – Nullement, respondit Lycidas, Paris est occupé à faire les honneurs de la maison; et bien que l’accident qui est arrivé à Diane le tienne dans une peine qui n’est pas petite, il faut toutefois qu’il se contraigne pour satisfaire au commandement d’Adamas, qui a voulu qu’il tinst compagnie à Galatée, [416/417] à Rosanire, à Daphnide, à Madonte, et aux Nymphes qui sont venues de Marcilly.
Celadon alors prenant la parole, demanda à son frere depuis quand elles estoient arrivées, et il luy respondit qu’elles n’estoient chez Adamas que depuis le matin, et qu’elles s’estoient habillées en bergeres, afin d’y mieux passer le temps, Silvandre à ce mot recommence de souspirer, mais Lycidas, ravy de la joye qu’il avoit de voir son frere, ne put s’empescher de rire, et Celadon luy en ayant demande le suject: Je ris, luy respondit Lycidas, de cognoistre que Silvandre est jaloux, et de voir que cette passion produit en luy les mesmes effects qu’elle faisoit naistre en moy, durant le temps qu’il prit plaisir à me nourrir dans cette fascheuse humeur. Et certes, continua-t’il, on diroit à l’ouyr parler, que Diane a desja eu deux ou trois enfants de Paris, et cependant a peine y a-t’il entr’eux une seule promesse de mariage. Silvandre, qui croyoit que Lycidas se mocquast, ne changea ny de visage, ny d’humeur; au contraire, paroissant presque plus affligé qu’il n’estoit: Helas! berger, luy dit-il, que vous avez peu de pitié, quand vous vous plaisez à me blesser par des coups si sensibles, et qu’il faut bien que je vous aye fait quelque grande offence, puis que vous vous en vangez si cruellement! – Je vous jure, repliqua Lycidas, que je n’ay nul dessein de me vanger de vous, et qu’il est tres-vray, que s’il vous est aussi facile d’empescher que Paris espouse Diane, qu’il est assuré qu’ils ne sont point encore mariez, vos malheurs auront bien-tost trouvé leur remede. Silvandre alors tesmoignant une extreme satisfaction de cette nouvelle: Les dieux, dit-il tout à coup, sont en cela mes juges et mes parties; mais quelque vaine que doive estre l’esperance qui me reste, elle ne laisse pas de me plaire, d’autant mieux que si je fusse mort, j’eusse d’esobey à Diane qui me l’a absolument deffendu jusqu’à ce que son mariage soit consomme. – Mais, reprit Lycidas, qu’est-ce donc qui vous avoit fait croire que cela estoit? – Je n’en ay eu, respondit Silvandre, nulle autre assurance que le rapport du garçon qui a le soing de mes troupeaux, qui m’en par la avec une innocence si grande, que je n’osay douter de la verité de cet accident. – Il vous est arrivé, dit Celadon, la mesme chose qui advient en beaucoup de rencontres, et sur tout quand la nouvelle passe par plusieurs bouches, car chacun y adjouste un peu, et les derniers assurent qu’ils ont veu cela mesme qui n’est point, et qui ne fut jamais. – Il est vray, respondit [417/418] Silvandre, car ce jeune garcon me jura que celuy qui sert Lycidas assuroit d’avoir veu presque toute la ceremonie, et qu’il avoit danse au son des haut-bois qui retentissoient bien avant dans la plaine. Mais puis que ce malheur ne m’est point encore arrivé, grands dieux, continua-t’il, levant les yeux au Ciel, par pitié destournez de moy ce funeste coup, ou s’il est inevitable, permettez que ma mort pour le moins le previenne.
A peine Silvandre eut achevé ce peu de mots que se tournant vers Celadon: Mais, berger, luy dit-il, que faisons-nous dans ce lict? Il me semble que nous n’y sommes pas bien, puisque nous n’avons aucune incommodité qui nous y retienne. – Nous pouvons bien en sortir, dit Celadon, au pis aller si Adamas veut que nous ne bougions d’icy nous pourrons nous promener par la chambre.
A ce mot, Silvandre prit ses habits, et cependant que Celadon faisoit chercher les siens, il acheva de s’habiller; mais quelque diligente que fust la recherche de Lycidas, il ne sceut jamais treuver dequoy habilier son frere, car le Druide qui avoit emporte en sortant l’habit de la feinte d’Alexis avoit oublié de remettre celuy que Celadon avoit autrefois porté; de sorte que ne pouvant pour encore sortir du lict, Silvandre et Lycidas s’assirent aupres de luy, et s’estants remis sur le discours de ce qui touchoit l’enchantement, Lycidas leur raconta tout ce qu’il en avoit veu.
Cependant Adamas estoit alle voir Astrée, et cette bergere ne le vid pas plustost aupres de son lict, que le regardant d’un œil qui tesmoignoit assez l’estonnement ou elle estoit: Mon pere, luy dit-elle, pourquoy me vois-je plustost dans ce lict que dans un tombeau? et par quel malheur suis-je maintenant separée d’Alexis, y ayant si peu de temps que je me suis veue avec elle ? – C’est, luy dit alors le Druide, à quoy je ne vous sçaurois respondre, n’ayant point encore sceu de nouvelles de ce que vous me demandez, mais quand les dieux auroient ordonné que,vous ne la vissiez jamais, je trouverois cette loy fort juste, puisque desja vous l’avez traittée avec tant de mespris qu’ils croiront vous avoir favorisée quand ils l’auront fait mourir. – Mais, mon pere, reprit la bergere, vous avez voulu que je luy aye pardonné l’offense que je croyois avoir receuede sa tromperie. Vous m’avez dit tant de choses de son innocence, qu’enfin j’ay consenty à ne l’aymer pas moins que j’avois desja fait; pourquoy donc ne me la rendront-ils pas s’ils sçavent bien que je ne suis plus en colere, et que je ne [418/419] sçaurois vivre sans elle? – Quand je vous ay parlé de son innocence, repliqua le Druide, je n’ay rien dit que ce que j’estois obligé de ne vous point taire, par la cognoissance que j’avois de sa discretion; et en quelque degré que je l’aye mise, vous avez recognu depuis que je ne me suis nullement esloigné de la verité, puisque les lycornes ont este veues aupres de vous, et que c’est une chose infaillible que jamais ces animaux ne s’approchent d’une fille qu’ils ne servent d’une marque irreprochable de sa pureté. Mais plus il y a eu d’innocence du costé d’Alexis, plus il y a eu de crime du vostre, et c’est ce qui me fait craindre que les dieux se soient disposez à vous punir, et qu’ils ayent jugé que vous ne deviez jamais posseder une personne que vous avez sans raison bannie deux fois de vostre presence. – Je voy bien, mon pere, dit froidement Astrée, qu’Alexis n’est plus, et que les dieux sont justes de m’avoir fait ce mal, mais ils ne le seront pas s’ils me laissent vivre, et s’ils ne souffrent au moins qu’apres avoir esté punie de l’injuste colere que je conceus contre Celadon, je sois recompensée de l’amour que j’ay conservée pour luy, au milieu de nos plus grandes infortunes.
Disant cela, ses yeux se couvrirent de larmes, et Adamas qui en eut compassion: Ma fille, luy dit-il, se panchant un peu sur le lict, attendez de vous affiger que vous ayez de plus particulieres nouvelles de la perte d’Alexis. Le soing que j’ay eu de vous faire amener a esté cause que je n’ay pas bien sceu ce qui luy est arrivé, mais si vous me promettez d’attendre mon retour avecque patience, je vous assure qu’en moins d’une heure je viendray vous en dire fidellement tout ce que nous en deyons esperer de bien ou de mal. – Mon pere, respondit Astrée, bien que l’estat où je l’ay veue m’empesche de douter de sa mort, j’attendray, puisque vous me le commandez, que vous m’en veniez prononcer l’arrest, afin qu’apres cela vous treuviez plus juste le dessein que j’ay fait de la suivre. Mais, mon pere, continua-t’elle, par pitié ne me flattez point, car pensant me guerir ou me consoler, vous rendriez mon desespoir plus violent et plus sensible.
Adamas luy promit tout ce qu’elle voulut, et voyant que Bellinde parloit à Diane, il ne voulut pas les interrompre, et s’en alla droit en la chambre, de Celadon, où treuvant Silvandre hors du lict, et luy voyant le visage un peu moins triste qu’il ne l’ayoit auparavant, il en tesmoigna une particuliere joye; puis s’approchant de Celadon: Et d’où vient, luy dit-il, que vous n’estes pas [419/420] levé comme Silvandre? Est-ce que vous avez moins de courage ou plus d’incommodité que luy? Lycidas n’attendit pas que son frere respondit, mais prenant la parole: Mon pere, dit-il, ce n’est, comme je croy, ny l’un ny l’autre, mais c’est que je n’ay sceu treuver ses habits. Adamas alors se souvenant qu’il les avoit enfermez, luy alla querir incontinent ceux qu’il portoit devant son desguisement, et les luy tendant: Tenez, luy dit-il, mon fils, ainsi puissent les dieux ne souffrir jamais que vous receviez du mescontentement soubs cet habit, comme je vous le rends avec un desir incroyable de vous voir bien tost dans la jouyssance de ce que vous aymez le mieux. Celadon les recevant le remercia, et des qu’il jetta les yeux dessus, il luy vint tant de choses en la pensée, qu’il ne put s’empescher de faire un grand souspir; dequoy le druide s’estant apperceu: Et quoy, Celadon, luy dit-il, n’estes-vous pas bien plus aise de reprendre cet habit, que celuy soubs lequel vous avez esté desguisé jusqu’à maintenant? – Mon pere, respondit froidement le berger, je ne sçay lequel des deux me doit estre plus cher, car soubs celuy d’Alexis, Astrée m’a commandé de mourir, et soubs celuy de Celadon, elle me defendit sa presence.
Adamas qui vid bien que cette memoire l’alloit affligeant, ne voulut pas l’y entretenir davantage, mais se retirant un peu pour luy donner le temps de s’habiller: Ne disputez point, Celadon, reprit-il, sur le choix que vous devez faire, prenez seulement celuy que je viens de vous apporter, et si vous me laissez le soing du reste, je treuveray bien le moyen de vous rendre content. A ce commandement, Celadon s’habilla, et des qu’il parut dans la chambre, Adamas l’embrassa, puis Lycidas en fit de mesme, qui se jettant à son col, le serra si estroittement, et le mouilla de tant de larmes qu’il estoit aisé de juger que I’affection qui les lioit ensemble avoit encore quelque chose de plus fort que le sang. Silvandre fut extremément satisfait de le voir, et quelque grace qu’il eust eue soubs le feint habit de fille druide, il parut beaucoup plus beau soubs celuy de berger.
Adamas le prit incontinent par la main, et l’emmenant hors de la chambre: Mon fils, luy dit-il, il faut que vous sçachiez qu’Astrée n’a plus d’autre mal que I’impatience dans laquelle elle est de scavoir ce qui vous est advenu; et parce qu’il n’est personne qui luy en puisse donner de plus agreables nouvelles que celles qu’elle apprendra de vostre bouche, je treuve qu’il [420/421] est à propos que vous luy veniez dire ce que vous en sçavez. Alors Celadon changea de couleur, et retirant doucement le bras: Mais, mon pere, respondit-il, elle m’a commandé de mourir, et bien que je me sois mis en estat de luy obeyr, il n’est pas croyable qu’elle se paye de la seule volonté que j’en ay eue? – Ne vous mettez pas en peine de cela, reprit le Druide, j’ay si bien preparé son esprit en vostre absence qu’elle a resolu de ne vous donner jamais aucun suject de mescontentement. Que si vous l’aymez, vous ne devez pas refuser de la voir, car je vous apprends que ce peu qui luy reste d’esperance est maintenant la seule chose qui la retient en vie.
Disant cela, il pria Silvandre et Lycidas de les attendre dans la chambre; et ayant conduit en celle d’Astrée Celadon, qui trembloit à chasque pas qu’il faisoit, il entra dans la ruelle du lict où estoit cette bergere, et ayant un peu entr’ouvert son rideau, il luy prit la main et se mit à souspirer, feignant de ne pouvoir pas dire seulement une parole. Astrée tourna doucement les yeux sur luy, et le voyant dans un si profond silence, crut d’abord qu’il n’estoit là que pour luy annoncer tout ce qu’elle craignoit de plus funeste; de sorte que ne voulant plus languir dans cette inquietude: Ah! mon pere, luy dit-elle, que voyla un silence qui parle bien clairement de ma mauvaise fortune! Avouez le vray, continua-t’elle, Alexis n’est plus? Adamas alors, la regardant d’un œil tout affligé en apparence. Voyez-vous, ma fille, luy respondit-il, je ne vous diray jamais une si mauvaise nouvelle, mais quand j’y serois forcé, peut-estre n’auriez-vous pas besoin de consolation, car enfin vous l’avez desiré, et le luy avez commande de la sorte.
A ce mot, Astrée prit un grand tremblement, et prenant la main d’Adamas: Ah! mon pere, luy dit-elle, vous me tuez de ne parler point plus clairement, par pitié ne me cachez plus ce qui la regarde, et quelques funestes que soient les accidents qui ont accompagné la fin de sa vie, faites-moy la faveur de me les raconter, puisque c’est la seule consolation que je vous demande.
Disant cela, elle tesmoigna une douleur si sensible, qu’il sembloit qu’elle ne deust plus vivre qu’un moment, et Adamas luy dit: A quoy sert, Astrée, de vouloir apprendre un succez dont le recit ne vous sçauroit estre qu’importun et desagreable? Vous sçavez plus des affaires d’Alexis que moy, vous l’avez veue dans le combat avecque les lyons, et de la vous pouvez juger que si [421/422] vous ne la revoyez plus, c’est que son nom est demeuré dans la bouche, ou soubs les ongles crochus de ces animaux impitoyables. – Mais, mon pere, adjousta Astrée, avec un profond souspir, est-il possible que ces mesmes lyons aient tourne toute leur furie contre elle seulement? Estois-je moins capable d’assouvir leur rage et leur faim? O ciel cruel! continua-t’elle, fondant toute en larmes, miserable Astrée, mais sur tous infortunée Alexis, est-il possible que tu ne sois plus, et que ma seule rigueur soit cause de ta perte? En cet instant elle voulut retirer sa main pour la porter à ses cheveux, mais le Druide se saisissant encor de l’autre: Ma chere fille, luy dit-il, escoutez avec patience un seul mot que j’ay à vous dire, apres lequel je vous permettray d’exercer sur vous-mesme toutes les violences que vostre desespoir vous inspirera. A ces paroles Astrée se remit un peu, et Adamas en continuant: Puisque vous voulez, luy dit-il, qu’on ne vous cache rien, je vous diray, ma fille, qu’il est vray qu’Alexis n’est plus, et que j’aurois tort de vous taire sa fin, puisqu’aussi bien y a-t’il quelque fatalité qui ordonne que vous ayez les premieres marques de sa mort. Mais afin que vous ayez quelque suject de croire qu’en ce dernier moment elle n’a rien eu de plus cher que le souvenir d’Astrée, je veux vous remettre un gage qu’elle a laissé, et qui ne peut appartenir qu’à vous, puisque mesme il a tousjours esté vostre durant sa vie. Astrée crut alors qu’Adamas luy vouloit rendre le nœud, la bague et le portrait que Celadon avoit eus d’elle, et se disposant à vivre, pour le moins jusqu’à ce qu’elle eust receu ces marques de I’amour et de la fidelité de son berger, elle tendit les mains au Druide, luy disant; Hastez-vous done, mon pere, de me rendre ce qu’Alexis a conserve plus soigneusement que je ne meritois.
A ce mot, Adamas ouvrant tout à fait le rideau, et prenant le berger par la main: Tenez, luy dit-il, belle Astrée, voyla Celadon qu’Alexis vous ordonne de recevoir, et de qui la vie vous doit estre desormais d’autant plus chere qu’il ne la conservera que pour vostre gloire et pour vostre contentement. Aussi-tost Astrée jetta les yeux sur luy, et le recognoissant, elle fut surprise, d’un si grand estonnement, et se vid combattue de tant de differentes pensées, qu’elle en demeura quelque temps immobile. Mais Celadon au contraire s’estant jetté à genoux, et luy ayant pris une main: Mon bel Astre, luy dit-il, si mon extreme amour est digne de quelque grace, pardonnez moy, je vous supplie, tous les crimes que [422/423] je puis avoir commis contre vostre beauté. Que si les maux que j’ay soufferts n’ont pas esté capables de vous satisfaire, permettez, belle Astrée, que vostre pitié supplee à ce deffaut, et qu’elle me redonne, si ce n’est la mesme place que j’eus autrefois dans vostre cœur, pour le moins la permission de vous rendre les mesmes devoirs que vous avez tesmoigne d’avoir quelquefois agreables. Ce berger profera ce peu de mots avecque tant d’amour, qu’Astrée en eust esté touchée quand elle n’eust presque point eu de sentiment. Perdant donc à ce coup toute honte, et ne recevant plus de consideration que celle de son amour, elle l’embrassa; et bien qu’elle eust de la peine à parler, tant elle estoit interditte, elle luy dit pourtant à mots interrompus par les larmes que la joye luy desroboit: Mon fils, mon cher Celadon, je te donne non pas seulement la place que tu avois dans mon cœur, mais le cœur mesme, et s’il me reste apres tant d’injures, quelque chose de ce pouvoir absolu, que tu me donnas jadis sur tes volontez, je te prie et commande de m’aymer et de vivre.
A ce mot Celadon demeura comme ravy, et fut long-temps sans pouvoir ouvrir la bouche, mais enfin s’estant un peu remis: Ouy, mon Astrée, repliqua-t’il, je vivray, et puisque vous me faites la faveur de me le commander, je proteste que j’employeray desormais plus de soing à ma conservation, que je n’en ay eu jusqu’icy, pour treuver les moyens de me destruire. Lors que j’ay jugé que ma passion ne vous plaisoit pas, chaque moment de ma vie m’a esté plus funeste que n’eut esté l’horreur mesme de la mort, mais puisque vous avez eu assez de compassion pour vous laisser vaincre enfin par ma perseverance, et qu’aujourd’huy la memoire de mes services vous inspire dans l’ame la volonté de me continuer les mesmes faveurs que vostre amitié m’avoit accordées, chere Astrée, j’ose dire que mes jours n’auront plus de nuict, et que les plus heureux bergers de Lignon n’ont jamais receu de joye comparable à mes contentements. – Mon berger, reprit doucement Astrée, si c’est de mon affection que depend vostre felicité, vous avez raison de dire que vostre fortune sera grande, puisque mon amitié l’est parfaittement; et afin que vous soyez hors de doute, que je puisse jamais interrompre le cours de vos plaisirs, souvenez-vous, Celadon, que si vous estes inviolable aux promesses qui m’ont autrefois assurée de vostre discretion, je mourray plustost que de manquer à la parole que je vous donne, et au vœu que je fay d’estre vostre eternellement. Je veux que [423/424] Lignon ait autant de colere centre moy que j’ay eu de hayne pour luy, durant le temps que j’ay creu qu’il avoit estouffé vostre personne et vos flames, si je n’observe religieusement toutes les promesses qu’autrefois j’ay faites en vostre faveur. Croyez-le, mon fils, et souvenez-vous qu’en ce moment, je renouvelle toutes les assurances qui vous ont jadis donné quelque cognoissance de mon affection. – Mon Astrée, adjousta Celadon, mourant presque de joye et de plaisir, si je ne recoy ces paroles pour le plus doux remede qui pouvoit estre donne à mes maux, je veux que ce mesme Lignon se repente d’avoir espargné ma vie; et si j’entreprends jamais de vous desplaire, non pas par mes actions, mais seulement par la moindre pensée, je veux que l’air que je dois respirer, soit pour moy une eternelle peste. – Mon fils, dit Astrée, en l’interrompant, je sçay bien que vous m’aymez plus que je ne merite, mais quelque grande que soit vostre affection, elle ne sçauroit surpasser le desir que j’ay d’estre aymée de vous, car en fin, Celadon, je veux que vous soyez tout mien, et que desormais il ne se puisse trouver de malheur capable de rompre les douces chaisnes dont Amour reunit nos volontez.
Disant cela, elle l’embrassa de nouveau, et Celadon se laissant ravir à ce contentement, oublia deslors, non pas seulement tous les travaux qu’il avoit soufferts, mais encor ce qu’il devoit à la presence du Druide; et perdant insensiblement la cognoissance de soy-mesme, il fut mort sans doute dans les douceurs de ce ravissement, si Phillis qui avoit esté, tesmoing de cette reconciliation, n’eust enfin perdu patience, et ne fust venue se jetter à son col, pour luy tesmoigner la joye qu’elle avoit de le voir soubs cet habit. Bellinde et Diane avoient esté aussi fort attentives a leur discours, et bien que la douleur que Diane ressentoit fust incapable de remede, elle en receut pourtant quelque soulagement, par l’interest qu’elle avoit au bien de sa compagne.
Adamas d’autre costé, qui craignoit qu’ayant si, soudainement porté l’esprit d’Astrée d’une extremité à l’autre, cela luy causast quelque indisposition, fut bien aise qu’on eust interrompu leurs caresses, et s’approchant d’elle: Ma fille, luy dit-il, si la vie de Celadon vous est chere, il faut que vous me permettiez de l’emmener, car enfin j’ay peur que n’ayant pu mourir de tristesse, dans l’excez de vos plus fortes rigueurs, il meure de contentement au milieu des faveurs dont vous l’obligez aujourd’hui. – Mon pere, respondit Astrée, le bien que vous m’avez fait, a quelque chose [424/425] de commun avec ceux que les dieux nous envoyent ; vous seul m’avez donné Celadon, aussi pouvez-vous me l’oster quand il vous plaira, sans craindre que je vous accuse d’injustice. – Ce n’est pas, dit Adamas en l’interrompant, que je veuille vous le ravir pour long-temps, car je proteste que devant que demain soit expire, je vous marieray ensemble, et envoyray querir Phocion expressement pour cela, s’il est vray pour le moins qu’il n’y ait point de repugnance en vostre volonté.
Celadon et Astree ayant alors tesmoigné au Druide que cet effect estoit desormais le seul object de leurs desirs: Mes enfants, leur dit-il, les tenant tous deux embrassez, ainsi puissent les dieux vous combler de leurs graces, comme je sçay que vous les meritez! Que si je differe jusqu’à demain cette ceremonie, croyez que ce n’est que pour la rendre solemnelle, et pour donner à Phocion le contentement d’en estre tesmoing. Disant cela, il prit Celadon par la main, et l’emmena hors de la chambre, apres avoir conseillé à la bergere de prendre un peu de repos, puisqu’ayant esté si travaillée durant deux ou trois jours, c’estoit le seul remede qui la pouvoit remettre dans une parfaite santé. A ce petit esloignement les yeux d’Astrée et de Celadon se communiquerent tous les secrets qu’Amour cache soubs la contrainte du silence; et bien que cette separation ne deust pas estre prise pour un suject de mescontentement, ils ne laisserent pas de s’en affliger un peu, et de croire qu’elle pouvoit tenir lieu de ces petites douleurs, que le Ciel mesle ordinairement parmy les plus doux plaisirs de la vie.
Adamas ne fut pas plustost sorty, que Bellinde se remit sur le lict de sa fille, et se panchant sur son visage: Et bien! Diane, luy dit-elle assez bas, voyla vostre compagne sur le poinct de voir ses desirs accomplis, voulez-vous que les miens ayent un succez tout contraire? Elle va jouyr de mille delices en la compagnie de Celadon, est-il possible que vous n’ayez honte de refuser celles que je vous presente en la possession de Paris? C’est bien maintenant que vous ne sauriez alleguer d’excuse legitime; car enfin vous voyla dispensée du vœu que vous aviez fait d’aller vivre parmy les Carnutes, puisque cette bergere n’y entrera point, et si vous avez jure de vous rendre compagne de toutes ses fortunes, et de suivre, comme vous me l’avez desja dit, le mesme genre de vie qu’elle voudra mener, ne voyez-yous pas que, puisqu’elle se va marier, il faut que vous en fassiez de mesme? – Madame, respondit froidement Diane (feignant d’estre aussi malade du [426/427] corps qu’elle l’estoit de l’esprit) l’estat où je suis vous devroit plustost faire penser a me choisir un cercueil, qu’un mary, je me sens si proche du trespas, que je ne sçaurois plus avoir de consideration pour ce qui regarde le monde. Que si vous aymez mon contentement, continua-t’elle avec une voix foible et languissante, je vous conjure, madame, par le nom de mere que vous portez, de permettre que je ne sois plus troublée par ce discours qui est desormais inutile, puisqu’il ne peut estre suivy d’aucun effect.
Ces paroles augmenterent si fort le desplaisir de Bellinde, que ne se doutant pas de l’artifice de Diane, elle creut veritablement qu’elle estoit sut le poinct d’expirer. Cela fut cause qu’elle luy dit avec des pleurs extremes: Ma Diane, puisque ce propos t’importune, je veux bien ne t’en entretenir jamais, promets-moy seulement de vivre, ou pour le moins de ne te laisser point accabler à la violence d’aucun mescontentement, car je jure que si tu me donnes l’esperance de te voir un jour dans ta premiere santé, je feray tout ce qui me sera possible pour obtenir des dieux que tu ne sois jamais mariée, et qu’ils revocquent l’arrest qu’ils ont desja prononcé en faveur de Paris. Diane qui ne demandoit pas tant de choses, fut pourtant bien aise que Bellinde eust un peu relasché de cette extreme rigueur, avec laquelle elle avoit tesmoigne de la vouloir contraindre à ce mariage, de sorte que feignant de reprendre un peu de vigueur, et renforcant un peu sa voix: Madame, adjousta-t’elle, si je ne vous ay desobey avecque regret, je veux que les dieux me punissent, mais je proteste que s’ils me laissent encore trois jours de vie, je ne tomberay plus dans un semblable crime, et feray de poinct en poinct quelque chose que vous me puissiez commander.
Diane disoit tout cela, seulement pour entretenir Bellinde un peu en meilleure humeur, et pour l’empescher d’entrer en quelque soupçon qu’elle se voulust mesfaire; mais pourtant son principal dessein estoit de se prevaloir du temps, et de la decevoir en telle sorte qu’elle se pust eschapper pour suivre le sort de Silvandre, quelque funeste qu’il eust esté. Jamais en la presence de sa mere elle n’en osa demander des nouvelles, toutefois estant dans une impatience nompareille de sçavoir ce qui luy estoit advenu, et jugeant bien que Phillis en pourroit avoir appris le succez, elle creut que si Bellinde pouvoit sortir, elle auroit assez de temps pour se faire dire toutes choses, Elle fit donc semblant de vouloir dor-[426/427]mir, et se laissant peu à peu assoupir, elle ferma enfin les yeux. Bellinde qui avoit ouy dire au Druide que le repos estoit absolument necessaire à Astrée, pensa qu’il pourroit servir à Diane, et fut bien ayse de la voir dans un sommeil qu’elle croyoit estre bien profond. Se retirant donc d’aupres d’elle le plus doucement qu’elle put, elle pria Phillis de prendre un peu garde à elle, cependant qu’elle iroit jusqu’où estoit Adamas. Phillis promit d’en avoir du soing, et creut veritablement que sa compagne dormoit, tant elle le sçavoit bien feindre; mais aussi-tost que Bellinde fut hors de la chambre, cette bergere affligée quitta son lict, et s’estant jettée dans celuy d’Astrée: Ma sœur, luy dit-elle, me voicy combattue de bien differentes pensées, je suis dans une extreme joye de vous voir dans le repos qu’Adamas vous a procuré en vous rendant Celadon, et je meurs dans le regret de voir que les dieux me refusent Silvandre. L’interest que j’ay en vostre contentement rend bien ma douleur moins violente, mais j’avoue qu’il ne la sçauroit entierement guerir; car outre que je suis extremement affligée dequoy les dieux ne veulent pas que je l’obtienne, encore est-il vray que je suis dans une grande peine d’apprendre ce qu’il est devenu. – Ma compagne, respondit Phillis, la mesme chose qui vous est avenue à la fontaine à cause de l’enchantement luy est arrivée aussi, de sorte qu’il a esté apporté dans le mesme chariot sur lequel vous avez este amenée, et ayant este mis dans la chambre où est Celadon, il a esté si bien secouru par Adamas qu’il se porte maintenant mieux que vous; et de fait, quand le Druide est entré la seconde fois, il m’a dit qu’il estoit levé et qu’il avoit laissé Lycidas aupres de luy. – Helas! reprit Diane, qui mouroit d’envie de le voir pour luy redire les discours qu’elle avoit eus avecque Bellinde, que nous sert de trouver tant de conformitez en nos humeurs et en nostre vie, si le destin ne veut pas que nos desirs ayent un mesme effect?
Disant cela, elle ne put s’empescher de souspirer, puis s’addressant à Astrée: Mais, ma sœur, luy dit-elle, il semble qu’on ait chassé le jour par les fenestres, je serois d’avis que Phillis prist la peine de les ouvrir, et que nous sortissions de ce lict, ou aussi bien ne sçaurions-nous reposer; vous, à cause du suject que vous avez d’estre contente, et moy, à cause des ennuis qui m’importunent. – Ma sœur, respondit Astrée, Adamas m’a si expressement ordonné de ne me lever pas jusqu’à dernain que je croirois avoir commis un grand crime si je luy avois desobey. Et pour ce [427/428] qui regarde le desir que vous avez de voir Silvandre, car je juge bien que vostre impatience ne vient que de là, il est croyable que le reste du jour ne se passera pas sans qu’il vous donne ce contentement. – Au contraire, ma sœur, continua Diane, puis que le Druide a commandé qu’on nous laissast seules, il a trop de respect pour en oser seulement chercher les occasions; et puis, que sçay-je, si, alors qu’il viendra, ma mere ne sera point aupres de moy? – Et bien! dit Phillis incontinent, servez-vous d’un moyen que je vay vous proposer, faites moy vostre confidente, aussi-bien n’est-il plus temps de nous cacher un seul des mouvements de vostre ame, et je seray bien aise de faire quelque chose pour la satisfaction de ce berger, en eschange du mal que je luy fis, quand je luy ostay vostre brasselet. – Ma compagne, repliqua Diane, je vous supplieray done de luy dire que…. – Non, reprit Phillis, luy mettaitt la main devant la bouche, je ne luy veux rien dire, car, peut-estre ne me croyroit-il pas; mais prenez la peine de luy escrire, et je luy rendray vostre lettre, avecque toute la fidelité que vous sçauriez desirer. – Vous ne considerez pas, respondit Diane, que cela ne se peut, d’autant mieux que nous ne sçaurions où trouver du papier ny de l’ancre? – Nous en serons quittes, dit Phillis, pour en chercher.
Disant cela, elle courut ouvrir une fenestre, et s’approchant d’un petit cabinet d’ebene, elle fouilla dans les tiroirs, et de fortune y trouva une escritoire, posée sur cinq ou six feuilles de papier, car Adamas en tenoit une en chaque chambre, pour la commodité de ceux qui prenoient la peine de le visiter. L’ayant donc remise entre les mains de Diane, elle la pressa tant, qu’elle luy fit escrire une lettre, et puis se chargea de la donner à Silvandre. Ainsi elle laissa Diane et Astrée seules, apres avoir promis de dire à tout le monde qu’elles dormoient, afin que personne ne les allast interrompre.
Paris cependant avoit mené Rosanire, Galatée, et les autres dans la sale, ou parmy les ennuis qu’il souffroit, à cause des accidents qui estoient arrivez à Diane, il eust bien desiré pouvoir tesmoigner autant d’amour, qu’il estoit contraint de faire paroistre de civilité. Toutefois ayant appris par la nourriture qu’Adamas luy avoit donnée, à pouvoir sur son esprit, tout ce que requeroient l’honnesteté et la bienseance, il cacha son desplaisir le mieux qu’il put, et ne tesmoigna jamais de souffrir aucune contrainte en leur cornpagnie. [428/429] Ces nouvelles bergeres n’y furent pas long-temps, car elles voulurent aller dans le jardin, qui estoit l’une des beautez, que l’Art et la Nature faisoient admirer dans la maison du Druide; et apres s’y estre un peu promenées, elles s’assirent enfin sous un pavillon, posé justement au bout d’une allée, qui respondoit à la porte par où elles estoient entrées. Mais elles n’y eurent pas demeure un quart d’heure, qu’elles virent venir Adamas, tenant Silvandre d’une main, et de l’autre un berger, qu’elles ne recognurent pas d’abord; elles ne laisserent pas de juger que sa personne devoit estre considerable, tant pour l’estime qu’elles voyoient bien que le Druide en faisoit, prenant la peine de le conduire, que pour la bonne mine qu’elles remarquoient en luy. Toutefois, comme Adamas s’alloit peu à peu approchant, elles sortirent bientost de la doute où elles estoient, car la Nymphe Galatée, qui depuis qu’elle eut jetté les yeux sur luy, ne cessa de sentir en son ame quelque mouvement extraordinaire, tout à coup s’escriant: En verité, dit-elle, c’est le beau Celadon!
Disant cela, elle se leva pour aller à la rencontre du Druide, et toutes les autres en ayans fait de mesme, aussitost qu’Adamas les vid approcher, il doubla le pas, et ne fut pas plustost aupres de Galatée, que luy presentant Celadon: Madame, luy dit-il, voyla ce que vostre pitié a sauvé du naufrage, que je viens vous offrir, comme une chose qui vous appartient.
A ce mot le berger mit un genouil en terre, et balsa la main à la Nymphe, mais elle qui sçavoit bien quelle estoit la naissance et le merite de Celadon, le releva incontinent, et apres l’avoir embrassé: Je reçoy, dit-elle, ce qu’Adamas me presenter, et le veux aymer d’autant plus cherement que l’ayant retiré d’entre les bras de la mort, je me puis vanter que c’est en quelque façon mon ouvrage. – Il est vray, Madame, respondit le berger, que si je ne vous dois ma naissance, je vous dois au moins ma conservation; et cette faveur est bien si douce à ma pensée que je ne croy pas qu’il ne me fust plus facile de mourir, que d’en perdre la memoire. – Ne vous en mocquez pas, reprit Galatée (prenant le berger par la main, et le menant dans une petite allée à costé de celle où toute la cornpagnie estoit), vous me devez tout cet esclat de beauté qui paroist aujourd’huy sur vostre visage, et sans, moy, ce corps que vous portez avecque tant de grace seroit maintenant la nourriture des vers ou des poissons. – Madame, repliqua Celadon, je sçay que je vous dois la vie, aussi ne feray-je [429/430] jamais aucune difficulté de l’employer par tout où je recognoistray qu’elle pourra estre utile à vostre service. – Je doute bien moins, adjousta Galatée, de vostre courage, que de vostre affection, car, enfin, vous avez esté tousjours insensible à mon amour, et quelque violente qu’ait esté la passion que je vous ay tesmoignée, vostre cœur n’en a jamais esté touché.
A ce discours Celadon changea de couleur, se remettant en memoire de quelle façon il en avoit esté persecuté dans le Palais d’Isoure; et apres avoir regardé tout autour, voyant que personne ne les avoit suivis, il se douta bien qu’il auroit un grand combat à rendre. Toutesfois estant resolu de manquer plustost au respect qu’il devoit à la Nymphe qu’à la fidelité qu’Amour vouloit qu’il eust pour Astrée: Madame, repliqua-t’il, si j’ay manqué de recognoissance, ç’a esté plustost un deffaut de mon esprit que de ma volonté, j’ay tousjours fait ce que j’ay pu pour ne paroistre pas ingrat des faveurs que vostre pitié m’a accordées. Que si je n’ay pu satisfaire aux obligations dont vous m’avez chargés, avouez, madame, que la faute en est en partie vostre, qui les avez mises à un tel poinct, qu’il m’est impossible de les recognoistre. – Ah! Celadon, dit Galatée, avec un feint souspir, je ne vous ay jamais demandé des empires. Ce que j’ay desiré de vous me pouvoit estre accordé plus facilement, mon ambition n’estoit eslevée que jusqu’à vous posseder, et si vous y eussiez consenti, j’eusse esté trop bien payée de tous mes soings, et de toutes les peines que j’avois prises à vous rendre vostre premiere santé. – Madame, respondit froidement Celadon, pardonnez-moy, si je dis que je ne pouvois contenter vostre desir sans commettre une extreme injustice, car j’eusse disposé du bien d’autruy, et eusse entrepris mal à propos de vous donner une chose, qui ne devoit jamais estre en ma disposition. S’il y a du crime en cela, les charmes d’Astrée en sont coupables, ou plustost les dieux qui ont permis que cette bergere m’ait vaincu, jusqu’au poinct de ne pouvoir jamais estre qu’à elle, et de croire qu’il est impossible que je me retire du servage où son merite me retient. – Quoy! Celadon, continua Galatée, vous estes donc encor dans cette resverie? – J’y suis, Madame, respondit le berger, mais si avant que je n’auray jamais la puissance ny la volonté d’en guerir. – Et que fera Galatée? reprit la Nymphe, feiganant d’entrer en colere, croyez-vous qu’elle vive parmy la rigueur des mespris que vous luy tesmoignez? Belle Nymphe, dir Celadon, la regardant [430/431] d’un œil tout plein de respect et de contrainte, si vous avez quelque regret de m’avoir sauvé d’un peril ou ma vie estoit preste de perir, commandez-moy de vous rendre ce que vous m’avez conservé. Je suis tout disposé à mourir, et je proteste que ce me sera une satisfaction nompareille de me perdre pour vous obeyr, et pour faire voir qu’il n’est rien au monde qui puisse rompre les nœuds dont mon amour est enchaisnée.
Disant cela, ses yeux parurent un peu humides, et Galatée qui ne luy avoit tenu ce discours, que pour esprouver sa fidelité, le serrant tout à coup entre ses bras: Celadon, luy dit-elle en sousriant, vivez content en la possession de cette bergere, je vous jure que je n’en seray jamais jalouse, et que son contentement sera la cause du mien. Le Ciel a eu enfin de la pitié pour moy, et a guery mon ame des blessures que la tromperie d’un faux druide luy avoit faites: ainsi je pardonne à la fuitte de Lucinde, et aux complices de la trahison qu’elle me fit; et pour vous descouvrir le secret de mon ame le plus particulier, sçachez, Celadon, que Lindamor a repris la place que son amour avoit acquise dans mon cœur. Mais afin que vous ne croyez pas que dans ce changement vous perdiez quelque chose, assurez-vous, berger, que je vous aymeray et estimeray toute ma vie.
Disant cela, elle l’embrassa, fort estroittement, et Celadon transports de joye, fit une violence pour se jetter à ses pieds, et luy baisant la main: Madame, dit-il, c’est à ce coup que je dois avouer veritablement que je vous suis obligé de la vie, puis que vous donnez à mon ame la seule chose qui la pouvoit faire vivre avecque plaisir. A ce mot la Nymphe le reprit par la main et s’alla joindre au reste de la compagnie.
Bellinde entra dans le jardin presque en mesme temps, et puis Phillis, à qui Galatée demanda particulierement des nouvelles d’Astrée et de Diane. Et cette bergere luy ayant respondu qu’elles reposoient, la Nymphe se tournant vers Celadon: Ainsi, luy dit-elle assez bas, puissent estre desormais tous les jours de vostre vie, et soit hay du Ciel, quiconque entreprendra de troubler vostre repos. A peine Celadon eut le loisir de la remercier de sa bonne volonté, car en mesme temps elle se mesla parmy les autres; mais Phillis qui n’estoit la que pour donner à Silvandre un contentement qu’il n’attendoit pas, faisoit tout ce qui luy estoit possible pour l’aborder, sans que personne s’en apperceust. Elle eut peur toutefois, que si elle se cachoit à Lycidas, cela resveillast en luy [431/432] cette passion, qui leur avoit autrefois causé tant de peines; de softe qu’elle fut enfin contrainte de luy dire son secret, et cette franchise fut si agreable au berger, que des l’heure mesme il s’approcha de Silvandre, et feignant de luy vouloir montrer une fleur pour en apprendre le nom, il le tira un peu à l’escart, et luy dit assez bas que Phillis avoit quelque chose à luy dire. Aussi-tost de parterre en parterre ils s’allerent un peu esloignant, et Phillis, qui s’en prit garde se desroba par une allée, et les alla rencontrer sous un berceau qui estoit fort couvert, et qui avoit aux deux costez des pallissades assez fortes, pour empescher qu’on ne les pust voir. Phillis trouva Silvandre un peu surpris, car il se souvenoit encore du commandement qu’elle luy avoit fait une fois de la part de Diane touchant son brasselet, et s’imaginant qu’elle venoit, peut-estre, pour luy faire un message aussi fascheux, il en estoit extremement en peine; mais la bergere qui recognut sa crainte: Silvandre, luy dit-elle, je suis si apprisé à vous rendre de mauvais offices que vous estes en allarme quand vous me voyez? Mais si vous avez eu autrefois quelque suject de craindre mon abord, aujourd’huy je vous donneray une grande occasion de le desirer.
A ce mot, sans luy donner le temps de respondre, elle luy remit la lettre de Diane, et luy dit: Tenez, Silvandre, voyla qui recompenses le mal que je vous fis, quand je vous ostay le brasselet de ma compagne. Aussi-tost le berger la prit et la baisa, puis d’une main, toute tremblante l’ayant ouverte, il y leut ces mots.
LETTRE DE DIANE
A SILVANDRE
Si vous estes en peine de moy, cher Silvandre, sçachez que je vis seulement pour ce que vous n’estes pas mort; que si vostre curiosité s’estend jusqu’à vouloir apprendre quelle est ma sante, n’en consuliez point d’autre mire que vous-mesmes, et par l’estat où vous estes, jugez de celuy où je suis. On m’a dit que demain Amour doit prononcer quelques oracles, peut-estre y apprendrons nous quelque chose de ce qui regarde nos destinies. Cependant aymez vostre conservation pour l’amour de moy, et croyez que si l’on me deffend d’’estre à Silvandre, pour le moins, je ne seray jamais a Paris. Vivez donc, et Adieu.
[432/433] Silvandre n’eut pas plustost achevé de lire cette lettre qu’il la baisa mille fois, et admirant dans son ame l’affection et la fidelité de cette bergere, il releut encore trois ou quatre fois la fin du billet, comme s’il eust doute que ses yeux ne l’eussent deceu, en luy faisant esperer une faveur si peu attendue. Enfin se tournant du coste de Phillis: Il est vray, luy dit-il, belle bergere, que le bien que vous m’avez remis, est une satisfaction assez grande pour celuy qu’autrefois vous me ravistes; mais si vous voulez rendre cette faveur toute parfaitte, il reste que vous me fassiez l’honneur de representer à cette belle maistresse le ressentiment que j’ay de la pitié qu’elle tesmoigne avoir de mon amour et de mon mal. Dites luy, chere Phillis, que je vivray aussi long-temps que sa promesse demeurera inviolable ou qu’il me restera quelque esperance de la posseder. Que si la santé de son corps se doit mesurer à celle du mien, elle peut hardiment quitter le lict, puis que je ne sens aucune incommodité qui m’y appelle.
Phillis se repentit bien alors de n’avoir apporté l’escritoire dont Diane s’estoit servie, mais s’imaginant que cette belle bergere adjouteroit assez de foy au rapport qu’elle luy feroit, elle promit à Silvandre de luy redire fidellement ce qu’il desiroit, et puis ayant dit adieu à Lycidas, sen alla promptement trouver ses compagnes, ausquelles ayant fait le recit de ce qui luy estoit arrivé, et de la joye que Silvandre avoit ressentie à la lecture de sa lettre, Diane en demeura innniment consolée.
Adamas cependant, Galatée, Rosanire, Celadon, et les autres s’estoient jettez dans une allée à main gauche, qui les conduisit insensiblement jusques dans un petit bois, que le Druide avoit fait enfermer dans le clos de son jardin; mais à peine y furent-ils entrez que tout à coup ils ouyrent une voix qui formoit des cris espouvantables. Adamas qui n’avoit jamais ouy rien de pareil, fut extremement en peine de sçavoir ce que ce pouvoit estre, et eut peur, se souvenant des voleurs qui avoient enlevé Astrée au temps de la rebellion de Polemas, que ce fust encore quelque bergere, menacée d’un semblable accident. Cela fut cause qu’il se hasta de courir au lieu, d’où il jugea que partoit cette voix si estrange; mais à peine y fut-il arrive avec Rosanire, Galatée et les autres qui le suivirent au grand pas, qu’ils apperceurent que c’estoit un homme qui se, desbatoit entre les bras d’Olicarsis. Cette veue les surprit extremement, d’autant mieux que cet homme redoublant ses cris et ses gemissements, et Olicarsis fai-[433/434]sant des efforts si grands qu’il en estoit tout en sueur, il sembloit qu’ils eussent quelque mauvais dessein l’un contre l’autre, et qu’Olicarsis plus robuste et plus fort eust desja surmonté la resistance de son ennemy. Ils s’avancerent donc pour les separer, mais au mesme temps, cet homme tomba en terre, avec si peu d’apparence de vie qu’il n’y eut personne en la trouppe qui ne jugeast qu’il fust mort. Ils recognurent bien-tost que c’estoit le mesme qui estoit venu avec Olicarsis et Halladin, ce qui fut cause que tous à l’instant porterent la veue sur le bon vieillard, mais luy, tout esmeu pour le grand travail qu’il avoit souffert, les regardant de mesme, sans leur dire une seule parole, porta la main dans sa pochette et en tira son mouchoir, dont il commença à se seicher le visage et les cheveux.
Cependant Adamas estoit dans un estonnement incroyable, ne sçachant que juger d’un accident si nouveau; et pour en tirer quelque esclaircissement, il s’addressa à Olicarsis, durant que les autres s’approcherent de celuy qui estoit tombé, pour voir s’il seroit encore en estat d’estre secouru. Mais tout à coup Olicarsis haussant la voix, et s’estant un peu remis: Belles bergeres, leur dit-il (car pour telles prenoit-il Rosanire, Galatée, Dorinde, Daphnide, Madonte, Sylvie, et les autres) ne vous estonnez pas de voir ce bon homme reduit en l’estat où il est; c’est un accident qui luy est assez ordinaire, et qui n’est pas moins merveilleux que la cause d’où il precede. Chacun alors tesmoigna un extreme desir d’en apprendre quelque chose, et mesme Galatée ne put s’empescher de faire cognoistre sa curiosité; dequoy Olicarsis s’estant apperceu: Je sçay bien, continua-t’il, que je ne sçaurdis vous en faire le discours sans vous ennuyer, mais je ne laisseray pas de vous en entretenir, puis que vous me faites paroistre de le desirer, et qu’aussi-bien il nous en donnera assez de loisir, car il sera pres de deux heures dans l’assoupissement où vous le voyez. Rosanire l’en ayant de nouveau fait prier par Adamas, tous ensemble s’assirent en rond asses pres de là, et Olicarsis voyant que toute la compagnie estoit en silence, prit la parole de cette sorte.
[434/435]
HISTOIRE D’OLICARSIS ET D’AZAHYDE
Ce matin, quand cette bergere nous est venu interrompre (il entendoit parler de Phillis), j’estois sur le poinct de vous raconter une partie des choses qui sont arrivées, tant en l’Empire d’Orient qu’en celuy d’Occident, depuis qu’Ursace, Eudoxe, Olimbre et Placidie eurent esté recompensez des peines qu’Amour leur avoit fait souffrir. Et parce qu’il est en quelque sorte necessaire que je vous les die, pour vous faire admirer la fatalité qui m’a conduit icy, je reprendray mon discours où je le laissay, apres vous avoir suppliez de m’excuser si par une narration, peut-estre trop longue, j’importune vos oreilles et vostre patience.
Je vous diray donc, que l’affection que j’avois tesmoigné à la sage Eudoxe, durant sa captivité aupres de Genseric, m’acquit une si grande part en l’amitié d’Ursace et d’Olimbre, que depuis nous avons pu dire n’avoir jamais esté qu’une mesme chose. Cela fut cause que, lors qu’ils partirent, ils supplierent le Roy de permettre que je fisse le voyage avec eux, et leur dessein estoit de me donner à Marcian, s’imaginans que ce sage Empereur seroit capable de quelque affection pour moy, quand il m’auroit une fois cogneu. Mais Genseric qui peut-estre s’en douta, ou qui eut peur, que le souvenir de ma prison me portast à quelque ressentiment contre luy, ne m’en voulut jamais donner le conge, au contraire, se figurant que les honneurs et les richesses estoient le plus puissant charme dont il se pust servir pour me retenir aupres de sa personne, il commença deslors à me donner un employ bien importun, puis qu’il me divertissoit de mes estudes, mais bien glorieux, puis que c’estoit aux plus belles charges qui fussent dans ses Estats. L’intelligence d’Ursace, d’Olimbre et de moy ne mourut pas pourtant dans les rigueurs de nostre separation, mais comme si l’absence eust esté un moyen pour la rendre plus forte et plus estroitte, il est assuré qu’elle s’accreut durant nostre esloignement. Nous prismes donc un soing extreme de nous envoyer de nos nouyelles les uns aux autres, et de cette sorte, comme je leur rendois compte de toutes mes occupations, je perise qu’ils m’escrivoient mesme jusqu’à leurs moindres pensées. Ainsi j’appris leur retour aupres de Marcian, les caresses que cet Empereur leur [435/436] fit, leur mariage, et enfin la plus grande partie de ce que j’ay à vous dire en la suitte de ce discours.
Vous sçaurez donc que Marcian ne fut pas arrivé à la septiesme année de son Empire, que, comme c’est le propre de la vertu de faire beaucoup de jaloux et d’envieux, le merite de ce sage Empereur fit naistre ces deux passions dans l’ame d’Ardabure et d’Aspar, qui ayants un party assez fort dans Constantinople, crurent, que pour parvenir à l’Empire, il ne falloit qu’en avoir osté la coronne à Marcian. Ils commencerent donc à faire de secrettes menées contre luy, et recognoissans bien, que sa vie leur seroit un long obstacle (Dieux! que ne fait entreprendre rambition de regner?) ils userent de tant d’artifices, qu’enfin leur trahison ayant trouvé des complices, ils le firent empoisonner.
Jugez, je vous supplie, si sa mort toucha Ursace et Olimbre, et combien vivement ils la ressentirent, puis qu’ils luy devoient la plus grande partie de leur contentement. Cette obligation fut cause, que soupçonnants en quelque sorte les autheurs d’un si honteux parricide, ils s’opposerent genereusement à leurs desseins, et firent si bien, qu’Ardabure et Aspar ayans esté deboutez de leurs pretentions, on esleut pour Empereur un grand personnage Grec, nomme Leon, et ne en la ville de Bessique. Il est vray, que comme leur party estoit extremement fort, ils ne consenfirent à cette eslection que sous condition, que l’on remettroit dans quelque temps à Aspar les resnes de l’Empire. Leon ne fit nulle difficulté de la recevoir, pour s’accommoder au temps, mais il leur fit recognoistre bien-tost: apres, que quand il avoit coilsenty à cela, il n’avoit pas moins promis que l’impossible.
Cependant Leon, parmy la joye qu’il eut de se voir sousmis l’Empire d’Orient, ne perdit pas la memoire de ce qu’Ursace et Olimbre avoienf fait en sa faveur; et sçachant bien que l’affection que Marcian avoit eue pour eux estoit extreme, il creut qu’il estoit juste qu’il y succedast aussi bien qu’à ses coronnes; leur en ayant done donné tous les tesmoignages qu’il put, il les pria de continuer en l’amitié qu’ils luy avoient desja fait paroistre, leur jurant qu’en toutes les occasions qui se presenteroient pour faire quelque chose pour eux, il les prefereroit à toute autre sorte de personnes.
Voyla donc Leon pour quelque temps paisible en Orient, mais nous ne fusmes pas de mesme en Affrique, car Maioranus qui avoit succedé à Maxime en l’Empire d’Occident, pour retirer la [436/437] Sicile d’entre les mains de Genseric qui s’en estoit rendu maistre, fit des efforts dignes de son courage; et sur le dessein, disoit-on, de nous venir brusler dans nos maisons, il fut miserablement assassine par les mesmes soldats qui l’avoient esleu. Sa mort qui fit cognoistre à tout le monde combien peu durent les faveurs de la fortune, nous mit en quelque sorte de repos, et fut cause que Genseric resveilla son premier courage et ses desseins, et qu’ayant dressé une puissante armée, il se mit en estat de resister à tous les hommes, quand il les eust eus pour ennemis. Et certes ses preparatifs ne luy furent pas inutiles, car aussi-tost apres la mort de Maioranus, Severian qui luy succeda, se disposa de suivre les desseins de son predecesseur; mais ayant sceu l’estat de nos forces, il changea bien-tost d’opinion, et tourna ses armes contre les Alains, qu’il desfit pres de Bergame, et y tua leur Roy Berigus. Il est vray que peut-estre cette victoire luy eust enflé le courage, et l’eust porté à faire quelque nouvelle entreprise contre nous, mais sa mort qui fut presque aussi prompte que celle de son devancier, bien qu’elle ne fust pas si violente, estouffa d’un mesme coup ses desseins et les esperances de Rome.
Durant ce temps-là Genseric, comme je vous ay desja dit, avoit mis sur mer une tresbelle et tres-grande armée, de sorte que pour ne la laisser pas inutile, il resolut de voir Rome une seconde fois, alleché comme je croy, du souvenir de ses premieres despouilles. Son dessein ne fut pas si secret, que l’Empereur Leon n’en fut adverti, qui, pour ne laisser pas perir l’Italie dans le desordre où elle estoit alors, envoya Anthemius pour la defendre de l’invasion des Vandales. Mais Genseric qui sceut bien-tost qu’il estoit moleste en son avenement, par les pretentions d’un certain Gervandus qui depuis fut exilé, se hasta de partir, et ayant fait Thrasimond Lieutenant general de son armée, laissa son autre fils dans Carthage, avec une tres-expresse defence d’ordonner de chose quelconque sans me l’avoir auparavant cornmuniquée, et en avoir receu mon advis.
Je demeuray donc par ce moyen en Affrique, où si j’eusse eu quelque pernicieuse intention, je ne manquois pas de moyens pour l’executer, mais ayant de tout temps hay les mauvaises actions, j’eusse mieux aymé mourir que commettre celles, dont je craignois au commencement que le Roy me soupçonnast; outre cela j’aymois extremement Thrasimond et le jeune Prince, aupres duquel j’estois resté comme Gouverneur, si bien que l’in-[437/438]terest de cette affection eust esté capable de me faire oublier de bien plus grandes injures, quand je les eusse receues de leur pere.
Genseric donc s’embarqua, flatte de tant d’esperances, qu’il sembloit que son voyage ne luy promettoit pas moins que la conqueste de tout le monde; mais combien sont trompeuses les pretentions des humains! Un seul jour vid peril tout ce grand esclat, et tout cet appareil de guerre; car Leon qui craignoit qu’Anthemius ne fust pas assez fort pour resister à une puissance si redoutable, se hasta de luy envoyer du secours sous la conduitte d’un nommé Basiliscus, qui, s’estant joint à luy, soubs la faveur de ses dieux et du vent, desfit Genseric, le battit et le chassa si rudement, qu’il le contraignit de se retirer dans Carthage, avec autant de honte et d’infamie que son ambition luy avoit auparavant promis de gloire et d’honneur. En fort peu de temps ce Basiliscus se rendit maistre de la Sicile, et regaigna tout ce que les conquestes de Genseric avoient ravi à la puissance Romaine, mais ne se pouvant contenter des trophées qu’il avoit desja remportez, cependant qu’Anthemius retourna à Rome, il fit dessein de subjuguer l’Affrique, et de ne laisser de tene à Genseric que ce qu’il luy en falloit pour son tombeau.
Cette resolution mit Genseric dans une confusion que je ne sçaurois vous representée il voyoit ses armes dissipées, Basiliscus triomphant, la Sicile perdue, les Vandales ruinez, et l’Affrique espouvantée, de sorte que, ne sçachant de quelle façon arrester le cours des victoires de son ennerny, un jour qu’il me fit l’honneur de me communiquer le trouble ou le mettoient tant de pertes et d’infortunes, je lui dis librement, que s’il ne croyoit pas que la force le pust guarentir des armes de Basiliscus; j’estois d’advis qu’on recourust à l’artifice, et qu’il n’y avoit point de plus favorable expedient pour l’arrester, que de le corrompre par des presents et des promesses; que quand il auroit employe à cela tout ce dequoy il s’estoit prevalu au sac de Rome, il auroit encor cet advantage de n’y avoir rien mis du sien, et d’avoir au moins conservé sa vie et son Estat. Cette proposition luy plust, et s’imaginant que je ne manquerois peut-estre pas d’esprit pour la faire reussir, il me donna charge d’aller où estoit Basiliscus, et me remit un pouvoir bien ample, de mesnager cette negociation comme bon me sembleroit. Je partis done pour cela, et treuvay que Basiliscus s’estoit desja extremement avancé.
Mais, sans que je m’amuse à vous redire icy tous les discourse [438/439] dont je me servis pour le vaincre, ce sera assez que vous sçachiez qu’apres que je luy eus represents que ce n’estoit pas fait prudemment de desesperer son ennemy, que la plus grande gloire qu’il pouvoit esperer, estoit celle d’avoir acquis par sa valeur, tout ce que l’Italie avoit perdu, que Genseric s’offroit de le rendre, et de luy donner en propre les plus belles et les plus riches despouilles qu’il avoit tirées de Rome; cet esprit, avare sans doute de son naturel, se laissa gagner, soubs promesse toutefois que je luy fis de tenir ce procede si secret, qu’il ne pourroit jamais venir à la cognoissance de personne.
Ainsi je donnay en quelque sorte la paix à l’Affrique et le repos à Genseric, qui n’eut pas plustost observé les conditions de ce traitte secret, que Basiliscus, soupçonne, comme je croy, car il est impossible que telles actions demeurent longuement cachées, fut commandé par Leorn de retoumer à Constantinople. Cet Empereur n’avoit jamais voulu esloigner de soy Ursace ny Olimbre, pource que se fiant en leur courage et en leur affection, et d’ailleurs redoutant les menées d’Ardabure et d’Aspar, il estoit bien aise d’avoir sur qui appuyer ses esperances, et de qui se servir en sa necessité. Mais à ce coup que la malice de ces deux capitaines avoit fait un nouveau party, dont Ursace et Olimbre apres plusieurs combats, n’avoient encore pu triompher, il fut contraint d’envoyer querir Basiliscus, comme ayant les seules forces qui le pouvoient desormais assurer en la possession de l’Empire.
Basiliscus ne fut donc pas plustost mandé, qu’Ursace s’adressant à Olimbre, luy representa la honte que ce leur seroit de n’avoir pu rendre ce service à Leon, et qu’il valloit bien mieux perir soubs un dernier effort, qu’attendre qu’un autre leur vint oster la gloire d’avoir mis l’Orient en paix; à quoy Olimbre, de qui le courage ne respire qu’apres les grandes actions, ayant respondu qu’il estoit tout prest de se perdre pour eviter ce blasme, un jour ils assemblerent tout ce qui pouvoit rendre leur party plus fort, et chargerent Ardabure et Aspar si furieusement, qu’apres un long combat, où leur sang fut la moindre marque de leur courage, ils les firent enfin prisonniers, et les mirent à la mercy de Leon, qui pour estourfer avec eux la crainte de leur rebellion, les fit mourir publiquement.
Ces choses estoient en cet estat, cependant qu’Anthemius esprouva jusqu’où peuvent aller la perfidie et l’ingratitude d’un homme; car Rithimer, Goth de nation, que Severian avoit fait [439/440] Citoyen Romain et Lieutenant de son armée, et à qui depuis, Anthemius avoit fait espouser sa propre fille, s’esleva contre luy, et oublieux de tous les bienfaits qu’il avoit receus de ce beau-pere, fit dessein de le démettre de l’Empire et de s’en usurper la couronne et l’authorité. Anthemius, plus affligé de son mauvais naturel que de ses pretentions, s’opposa genereusement à ses entreprises, et n’eut pas plustost adverty Leon de l’ingratitude de Rithimer, que cet Empereur luy despecha Olimbre, pour le delivrer des oppressions de ce parent ennerny. Mais comme les arrests du destin sont inevitables, quelque accident retarda le voyage d’Olimbre, et fut cause qu’il n’arriva qu’à Ravenne, lors que Rithimer ayant violé une paix qu’il n’avoit contractée avecque Anthemius que pour,avoir plus de commodité de le trahir, se sousleva de nouveau, defit Belemir qui estoit venu au secours d’Anthemius, entra dans Rome, pilla les maisons, saccagea les plus superbes palais, brusla les temples, et fit miserablement mourir celuy qui n’avoit jamais cessé de luy faire du bien. Cette violence faillit à faire mourir de regret Olimbre, d’autant mieux qu’il s’imagina qu’il eust pu l’empescher s’il fust arrivé à Rome; mais elle irrita bien davantage les dieux, qui ne voulants laisser impunie une meschanceté si noire et une si lasche trahison, ne le laisserent pas presque regner, mais permirent qu’il mourust de la mort la plus violente et la plus enragée qu’on ait jamais racontée parmy les hommes.
Olimbre incontinent apres, fut declaré Empereur, et appelle à Rome comme runique esperance de cet Estat desole; dequoy la nouvelle fut bien-tost portée à Carthage, ou Genseric et Thrasimond en receurent tant de contentement à cause de l’affection qu’ils luy avoient tousjours fait paroistre, qu’ils firent dessein de luy en donner quelque tesmoignage particulier. Pour moy, j’avoue que la joye que j’en ressentis ne pent estre imaginée, et parmy l’excez de ce plaisir, je pensay milie fois à ce que luy avoit predit cet astrologue (qui estoit qu’il ne mourroit jamais que, fait Empereur, il n’eust commandé à l’Empire d’Occident), ne pouvant comprendre comme il estoit possible sans miracle, qu’un homme eust une si parfaitte cognoissance de l’avenir. Enfin apres avoir longuement pensé à cela, j’esprouvay ce proverbe estre veritable, qui dit que, comme les malheursont tousjours quelque autre malheur en suitte, de mesme pen souvent un bonheur va sans estre accompagné, car Genseric, qui, comme je viens de vous dire, [440/441] avoit resolu de faire voir quelle estoit la joye qu’il ressentoit de l’avancement et de la fortune d’Olimbre, voulut joindre au contentement que cette nouvelle me donna, celuy d’en estre tesmoing. Il me commanda donc de me tenir prest pour faire ce voyage, et moy qui nageois dans le plaisir que cette rencontre me promettoit, esperant que peut-estre en mesme temps il auroit fait venir Placidie à Rome et qu’Eudoxe et Ursace s’y pourroient rencontrer aussi, dans deux jours je mis si bon ordre à mes affaires, que je fus tout prest de partir.
Genseric fit armer un vaisseau tout expres pour moy, dans lequel il fit mettre quelques gens de guerre et me chargea de tant de riches, presents pour Olimbre que je puis jurer avecque verité, n’avoir jamais veu tant de raretez ensemble. Ainsi apres qu’on eut fait un sacrifice en ma faveur, et que Genseric Thrasimond et son frere meurent remis à la garde de nos dieux, on leva l’anchre, et nos mathelots, chantants des hymnes en l’honneur de Neptune, peu à peu nous perdismes la veue de Carthage, qui sembla s’esloigner de nostre vaisseau. Quelques marchands qui trafiquoient en Italie se joignirent à nous, et comme nous avions le vent aussi favorable qu’il estoit possible de le desirer, il n’estoit personne qui n’esperast bien de la fin de nostre voyage, puisque le commencement en estoit si heureux.
Nous fusmes ainsi quelques jours sans qu’un seul empeschement s’opposast à la diligence que nous voulions faire, mais comme si nostre bonheur eust irrité les deitez de la mer, qui vivent dans une inconstance perpetuelle, nous espreuvasmes bien-tost qu’il n’y à pas grand espace entre la prosperité et le malheur. En effet une mesme heure vid changer les petites ondes, dont l’eau se frisoit en de grandes bosses qui faisoient des montagnes liquides sur cet humide element, et qui se perdants les unes soubs les autres sembloient se pousser seulement pour donner un plus rude coup contre nos vaisseaux. Le vent qui nous favorisoit renforça ses haleines, et au lieu d’enfler nos voiles à petites bouffées, comme il faisoit auparavant, il se despita de les voir occupées par d’autres vents contraires, de sorte que, commençants entr’eux une guerre, dont il sembloit que nous estions la matiere et le prix, nous nous vismes tout à coup servir de butte à l’insolence des orages. Toutefois ce ne furent pas la nos plus puissants ennemis, l’air qui se courrouga en mesme temps nous osta tout à fait la lumiere, et nous fit bien-tost remarquer combien nostre mal s’estoit accreu [441/442] par les tenebres. Plusieurs coups de foudre mirent le feu dans quelques uns de nos vaisseaux, que nous vismes brusler au milieu des ondes, sans qu’il nous fust possible d’en sauver un seul homme, car ceux qui pensoient iviter les flames estoient incontinent ensevelis et estouffez soubs les eaux. Dans cette confusion les pilotes s’abandonnerent à la mercy des vagues, et les matelots n’esperants plus de salut qu’en leurs prieres laisserent briser et mats et cordages à la violence des vents et des flots.
Pour moy j’avoue que dans ce peril, la mort ne se presenta jamais à moy avec un visage effroyable, je ressentis seulement un extreme desplaisir dequoy mes jours devoient finir, devant que j’eusse jouy du bien que me promettoit la presence d’Olimbre. Cette tempeste dura huict jours entiers, durant lesquels, je puis dire que nous n’eusmes presque jamais de jour. Tantost nous fusmes jettez en un climat, tantost en l’autre, et sembloit que ce fust seulement pour choisir mieux le lieu de nostre naufrage, car par tout nous rencontrions le mesme peril. Enfin le vaisseau où j’estois, comme plus grand et plus fort que les autres, ayant esté le dernier à peril, vint heurter contre des escueils qui sent aux costes des Massiliens, et comme si Neptune l’eust demandé pour la derniere victime qui devoit appaiser sa fureur, au mesme temps qu’il se fut entr’ouvert, et qu’il commença de couler à fonds, l’air s’esclaircit, les orages cesserent, et la mer se calma. Ceux que la peur n’avoit pas tuez perirent, comme je croy, avecque le vaisseau; et moy qui voulois disputer ma vie jusqu’à l’extremité, je pris un petit coffre où j’avois enfermé quelques onguents et quelques essences, pour en assisted ceux qui en auroient besoing, et avec luy me jettay dans l’eau. Mon dessein estoit de nager autant que mes forces me le pourroient permettre, m’assurant que je prolongerois tousjours ma vie de deux ou trois heures, et que peut-estre durant ce temps-là, les dieux m’envoyeroient quelque secours. Ainsi, quelquefois soustenu sur mon petit coffre, que le bois empeschoit de couler à fonds, et quelquefois m’aydant de mon experience à nager, j’apperceus que je n’estois pas beaucoup esloigné du rocher, contre lequel mon vaisseau avoit fait naufrage. Je pris donc en cet instant un nouveau courage et de nouvelles forces, et fis tant qu’avec l’assistance du Ciel (qui, comme je croy, ne m’abandonna jamais en cette necessité) j’arrvay ou je desirois. Je ne fus pas plustost sorty de l’eau, que lassé du grand effort que j’avois fait, et me sentant tout mouillé, je me dépouillay, et puis me cou-[442/443]chay de mon long aupres de mes habits, que je ne voulus reprendre, qu’apres que le soleil les eust seichez. De là j’achevay de voir ensevelir dans la mer les reliques de nostre naufrage, et apres avoir un peu resve sur le mal-heur qui avoit tant fait perdre d’hommes et de biens, je vins tout à coup à considerer que mon sort n’estoit guiere plus favorable, puis que je voyois bien que la vie qui m’estoit restée ne pouvoit pas estre conservée longuement sur ce rocher aussi nud que moy, et incapable de me donner un remede contre la faim que je ne pouvois esviter.
Toutefois, esperant tousjours en la bonté du Ciel, de qui la colere estoit entierement appaisée, je combattis contre ce monstre tout le reste du jour et toute la nuict, et le lendemain, quand je sentis que mon cœur commençoit à deffaillir à faute de nourriture, je me resolus d’user des essences, dont en partant de Carthage j’avois fait une assez bonne provision; je portay donc la main sur mon petit coffre, sans me souvenir qu’en me deschargeant de ce que je pouvois avoir de plus incommode, j’en avois jetté la clef dans la mer. Cela fut cause qu’aussitost que je vis qu’il m’estoit impossible de l’ouvrir, je fis dessein de le rompre, mais je ne l’eus pas plustost levé de ma hauteur pour le laisser tomber contre le rocher que je vins à penser que de la force du coup, les phioles où elles estoient enfermées se romproient infailliblement, et que par ce moyen tout estant respandu, je n’en retirerois pas le secours que je m’estois promis. Sur cette pensée je remis le coffre à mes pieds, et ayant hausse les yeux au ciel pour luy demander quelque assistance, j’apperceus un vaisseau qui venoit à pleines voiles, et qui pour estre trop bien equippé, ne montroit pas d’avoir esté en mer au temps de l’orage que j’avois souffert. Aussi-tost je mis à crier le plus haut que je pus, mais je recognus bien-tost que ma voix se perdoit inutilement, et qu’il estoit impossible qu’elle pust parvenir jusques là. Cela fut cause que m’estant despouillé de ma chemise, je la pris par l’une des manches, et jettay le reste en l’air, m’en servant comme d’un estendart, ce que je n’eus pas fait durant un quart d’heure ou environ, que je vis destacher du vaisseau un petit brigantin, et peu à peu s’approcher de moy à force de rames, sans estre charge que de quatre ou cinq hommes seulement.
Dieu sçait quelle fut ma joye en cet instant! Je vous jure qu’il me seroit impossible de la depeindre, tant y a que je me hastay de m’habiller, et que dans la crainte que quelque nouveau mal-heur [443/444] esloignast de moy le secours qui me sembloit si proche, je m’imaginay cent fois que ceux qui estoient aux avirons ne voguoient pas avec toute la force qu’ils eussent pu; pourtant en moins de demy-heure ils approcherent le rocher où j’estois, et à peine leur eus-je donné le temps d’aborder, que je m’eslancay d’un grand saut jusques dans le batteau, sans me souvenir du coffre, qui estoit alors toute ma fortune, et la seule relique que j’avois pu guarentir de l’injure de l’eau. Neantmoins apres que mon esprit se fut un peu remis parmy l’excez de cette joye, ma memoire me representa combien estoient importantes les choses que j’avois enfermées dedans, et pour cela ayant supplie ceux qui avoient pris le soing de mon salut, de joindre cette obligation à celle que je leur avois de ma vie, ils ne firent nulle difficulté de revenir encore à cette rocher, et de me donner le contentement d’emporter mon thresor avecque moy. Nous ne fusmes pas long-temps sans arriver an vaisseau qui m’avoit envoyé ce secours, où je fus receu de chascun avec tant de demonstrations de joye qu’ils firent bien paroistre que la vie d’un homme ne leur estoit pas en petite consideration. Les uns me donnerent du biscuit et du vin, les autres de quelques viandes qu’ils avoient salées, et ainsi charitablement ils pourveurent à l’extreme necessité que j’avois de manger. Apres cela ils me firent raconter les particularitez de mon naufrage, qu’ils ecouterent avec estonnement, et quelque temps apres, la nuict nous surprit, qui appella tout le monde au repos.
Ainsi, cependant que chascun se preparoit au sommeil, deux de ceux qui m’avoient secouru, s’approcherent de moy, et me convierent de m’aller reposer sur un mattelas qu’ils avoient fait mettre dans le vaisseau. Je n’osay leur refuser ce contentement, me semblant qu’il y eust de la honte pour moy de leur desobeyr, apres le bien-fait que j’en avois receu; de cette sorte je consentis à tout ce qu’ils voulurent, et des que nous fusmes tous trois assis, le premier qui parla me dit tant de choses de la joye qu’il avoit de m’avoir rendu ce service, qu’apres mille remerciements, je fus curieux d’apprendre son nom, il me respondit qu’il se nommoit Palemon,et qu’il estoit Segusien. Alors me remettant en memoire ce que j’avois ouy raconter des avantures d’Ursace, et me souvenant qu’un homme du mesme pays, et ce me sembloit du mesme nom, l’avoit autrefois empesché de se tuer, je luy demanday incontinent si ce n’estoit point luy, qui en Italie avoit donné ce favorable secours à ce chevalier. Il me dit aussi-tost que non [444/445] qu’il estoit bien vray qu’un Segusien avoit retiré Ursace des bras de la mort, mais qu’il se nommoit Celadon, et non pas Palemon. Alors me panchant un peu contre luy: Quoy que c’en soit, luy dis-je, vostre secours m’apprend que les dieux sont bien amis de vostre patrie, puis qu’ils y font naistre des hommes si charitables et si necessaires; et ne doutez pas que cette derniere action que vous avez faitte en ma faveur, ne treuve dans le Ciel une recompense bien grande. Puis en l’embrassant: Pour le moins, adjoustay-je, vous devez estre assuré, que si je puis, Olicarsis n’en sera jamais ingrat.
A ce nom d’Olicarsis, celuy qui estoit à l’autre costé de moy, et qui peut-estre commençoit de sommeiller, s’esveilla comme en sursaut, et se tournant tout à fait à moy, me demanda si je n’avois pas nommé Olicarsis, et ce que j’en avois dit. Je luy respondit alors qu’il estoit vray que je l’avois nommé, et que ç’avoit esté en assurant Palemon, que je recognoistrois en toutes sortes d’occasions, le bon office qu’il m’avoit rendu: Vous portez-là, me dit-il incontinent, le nom d’un homme, de qui l’estime est bien grande dans le monde, et soubs la faveur duquel vous ne manquerez pas, d’amis en quelque lieu que vous puissiez aller. Je respondis à cela le plus honnestement qu’il me fut possible, mais sans que je vous raconte ce que la bonne opinion qu’il avoit de moy, luy fit dire à mon advantage, je vous diray seulement qu’en moins de rien, je fus recognu pour celuy qu’ils cherchoient et qu’apres avoir receu la lettre de Damon, leur ayant dit que j’avois dequoy satisfaire au desir qui leur avoit fait entreprendre ce voyage, je-les remplis de tant de contentement, qu’à peine purent-ils dormir de toute la nuict. Ils sceurent que mon dessein estoit d’aller à Rome pour visiter Olimbre, si bien que m’ayant propose qu’il ne me seroit pas difficile de faire le voyage par terre, et que si je voulois voir Damon et le Forests, je ne me destournerois que de trois ou quatre journées, je treuvay bon qu’on nous mist en terre, ce qu’on fit sur la pointe du jour.
Deslors ils me parlerent de guerir Celidée, et me firent voir les petits bastons ensanglantez, mais la croyance que j’avois de pouvoir panser bien tost les blessures mesmes, fut cause que je les priay de remettre cette guerison jusqu’à ce que nous fussions icy. Ils ne m’en presserent donc plus, mais ayants sceu que j’avois envie de voir la ville des Massiliens, à cause que c’estoit là, qu’Ursace et Olimbre avoient demande le poison, ils y vindrent [445/446] avecque moy, et de la passants dans le pays des Allobroges, nous vismes Vallence, où la beauté du lieu nous ayant conviez de sejourner un jour, outre quantité de merveilles, nous fusmes curieux de voir le tombeau de Tullia fille de Ciceron, qu’une voute fort longue et assez haute, conserve contre le debris d’une colline qui en est proche, et ou l’on dit qu’un de ses amants versa tant de larmes, qu’Amour en fit une fontaine, qui depuis n’a jamais pu tarir. De là nous laissasmes à main gauche un superbe Chasteau, qu’on nous dit que Turnus avoit fait bastir, puis suivants contre mont le Rhosne, la nuict nous surprit à trois lieues pres de Vienne. Nous fusmes donc contraints de ne passer pas plus outre, à cause qu’il nous eust fallu traverser un grand bois, et fort dangereux, et particulierement alors, que l’armée des Francs ayant esté congediée, plusieurs solduriers attendoient les hommes sur les passages, et les voloient ou les assassinoient.
Mais combien il est difficile d’eviter ce que les Destins ont resolu! Le lendemain estants partis de fort bon matin, nous n’eusmes pas fait environ un quart de lieue, que nous fusmes rencontrez par douze ou quinze de ces voleurs. D’abord ils se rangerent en haye, et feignirent au commencement de nous demander l’aumosne, mais à peine eusmes-nous le temps de leur tesmoigner que nous avions envie de leur donner quelque chose, que trois des plus grands saisirent la bride de nos chevaux, et les autres se jettants à corps perdu sur nous, nous traisnerent en terre. Halladin fit bien toute la resistance qu’il put, et Palemon aussi, qui ayant mis assez promptement la main à l’espée, ne vid pas plustost prendre les resnes de son cheval, qu’il en deschargea un si grand coup sur la main de celuy qui s’en estoit saisy, qu’il la luy coupa entierement. Mais comme il nous estoit impossible de resister à tant d’hommes et mesme qui estoient armez avantageusement, à cause qu’outre leurs espées, ils portoient chascun un grand poignard, dont la coquille estoit capable de leur couvrir la moitié du corps, cette resistance ne fit que les irriter, en sorte qu’ils resolurent de nous faire tous mourir.
Ils nous emmenerent donc sur la main gauche dans le plus espais du bois, ou nous ayants despouillez, sans nous laisser seulement nos chemises, ils nous attacherent les bras derriere le dos, et nous lierent chascun à un arbre, avec le licol de nos chevaux. La Palemon ressentit le premier les traits de leur barbarie, car celuy à qui il avoit couppé la main estant dans une extreme impatience de se [446/447] vanger, ne le vid pas plustost attaché que s’approchant de luy: Cette-cy, dit-il, luy monstrant la main droitte, te punira de l’outrage que tu as fait a sa sœur. Disant cela (bons-dieux! que ce souvenir m’estonne!) il luy plongea cinq ou six fois son poignard dans le corps. Il estoit attaché si pres de moy, que je pus voir quand ses yeux me dirent le dernier adieu, car la parolle (qui nous estoit interditte, à cause que de peur que nous criassions, on nous avait mis un mouchoir devant la bouche) ne nous put jamais servir en cette occasion. Et moy qui croyois que sa mort ne devan ceroit la mienne que d’un moment, j’avoue que je luy respondis aussi des yeux, et qu’en cet instant je taschay de disposer mon ame à le suivre sans regret. Mais je ne sçay si mon aage retenoit ces voleurs dans quelque respect, ou si dans le dessein de me faire mourir le dernier, ils avoient resolu de rendre mon trespas plus sensible, tant y a que je vis qu’à peine Palemon avoit rendu le dernier souspir, qu’ils se tournerent du costé d’Halladin, et comme ils estoient sur le poinct de luy faire sentir la fureur de leurs amies, tout a coup l’un d’entr’eux, qui sembloit avoir quelque authorité particuliere, et qui avoit eu le loisir de le considerer attentivement, fit signe à ses compagnons qu’ils attendissent, et qu’il avoit quelque chose à luy demander.
A ce commandement, ils s’arresterent, et cet homme s’estant un peu davantage approche d’Halladin, pour luy oster le mouchoir qu’il avoit devant la bouche, luy demanda d’où il estoit party ce mesme jour: De Rossillon, luy respondit-il. – Et qu’avez-vous fait devant que partir? reprit cet homme. – Jay esté, luy dit Halladin au Temple. – Et personne n’a-t’il parle à vous? continua cet homme. Halladin alors, y ayant un peu pensé: Non, repliqua-t’il, si ce n’est un jeune soldurier, qui m’a dit avoir esté à la prise de Calais, et qui n’ayant pas des commoditez pour se retireren sa maison, estoit contraint d’implorer la charité des honnestes gens. – Luy avez-vous donne quelque chose ? adjousta cet homme. – Je luy ay donne, respondit Halladin, une petite piece d’argent, qui estoit la seule monnoye que j’avois alors sur moy. – Ce bien-fait, reprit incontinent cet homme, sera cause de ma mort ou de ta vie. Disant cela, il retourna à ses compagnons, et les persuada si bien, qu’enfin il obtint la vie de cet escuyer; il est vray que de peur qu’il les accusast, ou qu’il les recognust, ils luy boucherent aussitost les yeux, et l’ayant destaché de l’arbre, le mirent sur son cheval, le visage tourne contre la crouppe [447/448]les braz liez derriere le dos, et les jambes attachées soubs le ventre du cheval. En cette posture ils luy donnerent les champs, non pas sans faire de grands esclats de rire. Et cependant que trois ou quatre s’amusoient à chercher dans les habits qu’ils m’avoient ostez la clef du petit coffre qui estoit encore attaché sur mon cheval, les autres s’en vindrent à moy pour m’esgorger; mais à peine furent-ils à trois ou quatre pas de l’abre ou j’estois garrotté, que nous ouysmes de grands cris, comme d’une personne espouvantée. Aussi-tost la frayeur les saisit, et ne sçachants ce que ce pouvoit estre, la crainte d’estre pris fit qu’ils ne songerent plus qu’à la fuitte. Ils se sauverent donc en la plus grande haste qu’ils purent, d’autant mieux que les cris que nous avions ouys redoubloient tousjours plus fort, et que la voix s’approchant et se rendant à chaque moment plus haute, ils crurent que ce pouvoit bien estre Halladin, qui amenoit quelqu’un pour les surprendre au mesme lieu où ce meschant acte avoit esté commis.
Ainsi à peine les eus-je perdus de veue, que tournant l’œil du costé d’où venoit cette voix si effroyable, je vis à travers les arbres un homme seul, à qui la frayeur rendoit les yeux esgarez et farouches; il tenoit quelquefois les mains jointes ensemble, quelquefois il les portoit à ses cheveux, comme pour se les arracher, d’autrefois il se mettoit à genoux, comme un homme qui demande misericorde, puis s’estant relevé, il couroit dix ou douze pas avec une vitesse incroyable, mais tousjours criant et plaignant, avec un ton de voix qui faisoit bien paroistre la violence de sa fureur. Il ne fut pas plustost aupres de moy que je voulus parler, pour le supplier de me retirer de la peine où j’estois, mais, outre que le mouchoir que j’avois devant la bouche me le deffendoit absolument, je pris garde qu’en cet instant il tomba en terre sans force et sans sentiment. D’abord je creus qu’il estoit mort, mais bien-tost apres 1’oyant souffler comme une personne à qui l’estomac oppressé ne permet pas de respirer librement, je recognus bien qu’il dormoit.
Jugez, je vous supplie, en quel estat je devois estre, et combien son repos me donnoit d’inquietude, puis que la crainte que ces voleurs revinssent achever leur mauvais dessein me fit sembler son sommeil plus long deux fois qu’il n’avoit esté, car en effect il ne demeura assoupy que deux heures, durant lesquelles j’eus tousjours pour mon entretien l’horreur d’une mort presque inevitable, et l’object de la funeste avanture de Palemon. [448/449]
Cependant Halladin estoit retourné au bourg d’où nous estions partis le matin, à cause que son cheval en prit le chemin, aussi-tost qu’il se sentit en liberté. Et certes son arrivée y fut bien plaisante en mesme-temps, et bien deplorable, car estant nud, et attaché comme je vous ay dit, au commencement les petits enfants se mirent à le suivre, et peu à peu tout le peuple accouru dans la rue s’esclattoit de rire, à la veue d’un spectacle si nouveau, et je croy qu’on eust esté long-temps sans le secourir, si de fortune un sacrificateur allant au temple, et ayant quelque honte de voir un homme en cet estat, n’eust arresté le cheval, et n’eust jetté sur Halladin un long manteau qu’il portoit. Aussi-tost apres il le destacha, et dés que cet escuyer put parler. il luy raconta l’accident qui nous estoit arrivé, avec tant de souspirs et de larmes que ce sacrificateur esmeu de compassion, et le peuple qui 1’avoit desja environné, de tous costez, ne pouvant souffrir une si grande meschanceté, firent incontinent armer la justice, pour essayer de surprendre ceux qui nous avoient traittez si indignement.
Cela arriva au mesme-temps que cet homme qui estoit tombé aupres de moy s’esveilla, ou plustost revint de son assoupissement, et Dieu sçait si j’eus peur qu’il continuast son chemin sans m’avoir secouru. Enfin de fortune il tourna les yeux sur moy, et me voyant en l’estat que je vous ay depeint, et aupres d’un corps, de qui l’ame s’estoit desrobée avec le sang par cinq ou six grandes blessures, il en fut tellernent surpris qu’il en demeura comme irnmobile: Je recognus bien à ses yeux que le sommeil 1’avoit remis, car il n’avoit plus le regard farouche, mais y voyant une compassion meslée d’un extreme estonnement, je commençay d’esperer qu’il auroit quelque pitié de moy. En effect, il me vint deslier assez promptement, et m’ayant aydé à ramasser mes habits, je n’en fus pas plustost couvert que le remerciant du bon office qu’il m’avoit rendu, je luy contay tout le succez de nostre desastre. Il me tesmoigna d’estre bien fort touché de 1’infortune de Palemon et de la mienne, et m’ayant conseillé de retourner au lieu d’où j’estoy party le matin, pour faire informer de cette meschanceté, et pour donner à Palemon une sepulture honorable, il s’offrit de m’y accompagner. Je crus donc son conseil, et m’estant remis sur mon cheval, je le priay de monter sur celuy de Palemon que ces voleurs n’avoient osé emmener, de peur, comme je croy, d’estre trop facilement convaincus, s’ils eussent esté surpris avec cette marque de leur delict. Mais à peine eusmes nous regaigné le grand [449/450]chemin, que nous vismes venir plus de deux cents personnes qu’Halladin conduisoit. Cet escuyer croyoit me treuver mort, ce qui fut cause qu’aussi-tost qu’il me vid, il se vint jetter à mon col, et me fit des caresses extremes. Apres cela nous retournasmes où Palemon estoit resté, que Halladin et moy ne revismes pas plustost que le regret de sa perte faillit à nous faire mourir. Enfin apres l’avoir fait emporter et ensevelir avec honneur, Halladin reprit ses habits, et quantité de ceux du Bourg ayants voulu nous accompagner jusques hors du bois, ce qui nous restoit du jour nous mena jusqu’à Vienne. Là Halladin m’ayant tiré à part, et m’ayant representé combien d’empeschements me pouvoient oster les moyens de donner à Celidée la guerison qu’il estoit venu chercher si loing, il me pressa si fort de haster ce contentement à Damon, que dés le lendemain je pris les petits bastons ensanglantez, et les traitay comme si j’eusse pansé les blessures mesmes. Je ne doute pas que l’effect n’en ait esté bien prompt, car en la composition de cet onguent, dont je voulus apporter une petite boette pour Olimbre, je n’avois oublié aucune des choses qui le pouvoit rendre extraordinairement subtil; et de bonne fortune, quand je partis de Carthage, il n’y avoit pas plus d’un mois que je l’avois achevé, bien qu’il y eut prés d’un an que j’en avois commencé la composition, car outre les huiles qu’il faut tirer, comme huile de lin, et huile rosat, il faut encore du Bol Armenien, du sang d’un homme, de la Mommie, de la gresse d’un corps humain, et sur tout, de la mousse qui soit crue sur la teste d’un mort exposé à l’air.
Ainsi je n’eus pas plustost pansé tous ces petits bastons, que nous partismes, et cet homme qui m’avoit secouru, ayant ouy nommer à Halladin le nom de Forests, il nous supplia de permettre qu’il y vinst avecque nous. Mais par ce qu’à tous moments je me ressouvenois du peril d’où sa rencontre m’avoit retiré, aussi-tost que nous fusmes en chemin, je luy demanday le plus civilement que je pus, quelle bonne fortune l’avoit amené si à propos, et d’où pouvoit proceder le transport où je l’avois veu. Aussi-tost il haussa les yeux au Ciel, puis les portant sur moy avec un grand souspir: Helas! me dit-il, que ce que vous nommez transport, est bien plustost un juste chastiment dont les dieux m’affigent pour l’expiation de mes crimes! Mais puisque vous desirez que je vous en fasse le discours, bien que mon mal soit hors de toute esperance de remede, je ne laisseray pas de vous obeyr, pourveu que vous me permettiez de ne m’y arrester pas long-temps, de peur que ce souvenir ne me porte aux extremitez où vous m’avez desja veu.[450/451]
A ce mot, il se teut, comme je croy, pour se remettre un peu, puis, cependant qu’Halladin, esloigné de nous de vingt-cinq ou trente pas, s’amusoit à s’entretenir seul, il reprit la parole de cette sorte:
Sçachez donc, mon pere, que mon nom est Azahyde, et que j’ay tiré ma naissance parmy les Allobroges, d’un pere qui a tousjours esté en particuliere consideration dans la ville, que le lac de Leman baigne de ses eaux limoneuses. Et parce qu’à peine fus-je capable de raison, que cette province se trouva enveloppée dans les troubles, à cause qu’on vouloit oster à Gondioch Roy des Bourguignons, tout ce qu’il avoit deçà le Rhin, on me mit les armes dans la main presque devant que j’eusse la force de les soustenir. Au bout de quelque temps une tresve se fit, qui dura quelques années, durant lesquelles mon pere, se souvenant qu’il n’avoit que moy pour l’appuy de sa maison et de sa vieillesse, resolut de me marier, et de fait il me fit espouser une fort belle et honneste femme, que je ne garday qu’un an, car elle mourut en couche, apres m’avoir laisse une fille pour gage de son amour.
Presque aussi-tost apres, Aetius, grand capitaine, eut le gouvernement de la Gaule; et recommençant les premiers desseins que les Romains avoient faits sur nous, se mit en estat de les faire reussir; cela fut cause qu’Abariel, tel est le nom de mon pere, ne put jamais me retenir aupres de sa personne, car mon humeur qui avoit treuvé quelque particuliere satisfaction dans le sang et le carnage, fut plus forte que toutes les persuasions qu’il employa pour m’empescher de 1’abandonner. Ainsi je partis, et jusqu’à ce qu’Aetius eut commandement de nous laisser en paix, je ne cessay d’estre des premiers à tous les combats, à toutes les prises de place, et à tous les pillages qui furent faits.
Une fois entr’autres m’estant tumbé en partagede parfaittement belles armes, je les donnay en eschange d’un jeune garson, de l’aage de cinq ou six ans, nommé Silvandre, et qu’on me dit avoir esté desrobé à quelques lieues au delà du Rhosne et de la province Viennoise. L’aspect de cet enfant me plut si fort, que je fis dessein de 1’eslever soigneusement jusqu’en 1’aage de deux ou trois lustres, et apres cela d’en retirer du service, comme d’un homme qui m’eust esté obligé de la vie. Pour ceteffect, la paix ne nous fut pas plustost accordée, que je l’emmenay chez moy, et le fis voir à mon pere, comme le plus glorieux butin que j’eusse fait. Mais je vous supplie de remarquer icy un estrange effect de[451/452]la providence divine: cet enfant destiné par moy à une servitude eternelle, ne parut pas plustost aux yeux de mon pere, que se souvenant du peu de support qu’il avoit eu de moy à cause de mon naturel bouillant et prompt à entreprendre, il desseigna d’eslever ce jeune garson, et d’y establir le fondement de ses plus douces esperances. Cette resolution ne fut pas si cachée qu’elle ne vinst en ma cognoissance, de sorte que commençant à prevoir une partie de ce qui arriva depuis, j’usay de toutes sortes d’artifices pour arrester le cours de cette bonne volonté naissante. Mais toutes mes inventions furent inutiles, car mon pere me 1’ayant usurpé comme sien, 1’envoya aux escholes chez les Massiliens, d’où il revint si sçavant et si bien fait, qu’il faut que j’avoue que quelque envie que j’eusse conceue contre luy, je n’eus jamais le jugement si trouble que je ne recognusse bien que 1’affection de mon pere ne pouvoit avoir un object plus digne d’estre estimé. Toutefois la crainte que j’eus qu’Abariel qui m’avoit fort peu donné de bien (s’estant reservé la libre disposition de tout ce qu’il possedoit) se laissast si fort emporter à cette amour, qu’il voulust luy faire quelque avantage à mon prejudice, fut cause que je fis dessein de ne m’opposer pas seulement à sa fortune, mais à sa vie, si l’occasion s’en presentoit.
Cependant la fille que j’avois eue n’estoit pas moins creue de beauté que de corps et d’esprit, si bien qu’estant alors en aage d’estre mariée, mon pere proposa de la donner à Silvandre et de fait je fus contraint de prendre là le suject de ma vengeance, car ayant commandé à ma fille de faire accroire à mon pere que je ne consentirois jamais à ce mariage, et qu’il estoit à propos qu’elle l’espousast secrettement, je fis si bien que le pauvre Silvandre ayant pris assignation à une certaine heure de la nuict, pour monter par une fenestre qui regarde sur le lac, je me treuvay dans la chambre, et comme il fut à moitié monté, je couppay la corde et le fis tomber dans l’eau, où l’ayant comme accablé de coups de pierre, jamais. depuis on n’a eu nouvelles de luy.
Vous pouvez bien juger, mon pere, que quand je n’aurois jamais commis d’autre crime que celuy-là, c’est assez pour meriter les chastiments que les dieux reservent aux plus coupables! Mais comme si le Ciel eust voulu me faire remarquer parmy les hommes, comme un exemple d’avarice et de cruautè, il voulut me surcharger d’autres faix aussi pesants pour le rnoins et insupportables. Sçachez donc qu’aussi-tost que Silvandre fut noyé, je fis semblant[452/453]d’accourir le premier au bruit, et commanday à ma fille, sur peine de la vie, de dire que la corde s’estoit rompue d’elle-mesme, et de rejetter ainsi sur le malheur un effect dont j’avois esté la seule cause. Elle n’y manqua point, et moy-mesme apres avoir paru à la fenestre, courus vistement sur le bord, où ayant treuvé Abariel, je luy fis le recit de ce funeste accident, non pas comme il estoit arrivé, mais comme je voulois qu’on le creust. D’abord il recourut aux larmes et aux cris, puis voyant que son desplaisir ne pouvoit avoir de remede, il esvanouyst, en sorte que je creus qu’il avoit rendu l’esprit. Nous 1’emportasmes donc dans son lict, où estant revenu de sa pasmoison, et me voyant aupres de luy, il tint quelque temps les yeux arrestez sur moy, puis avec un grand souspir: Confesse la verité, me dit-il, traistre et barbare Azahyde, tes artifices ne sont-ils point cause de cette mort? Alors ayant composé mon visage d’une douleur toute feinte, je luyrespondis que non, et que j’eusse plustost consenti à ma fin, qu’à luy procurer ce mescontentement: Et bien, reprit-il, les dieux sont des juges qu’on ne peut ny corrompre ny tromper. Si tu es innocent de crime, je les supplie qu’ils te pardonnent, comme je fay, tous les autres manquements que ta desobeyssance t’a fait commettre envers moy; et si tu en es coupable, je les conjure de mesurer leurs chastiments à tes offenses, afin que tes supplices soient plus sensibles et plus grands. Disant cela, la voix commença à luy desfaillir, et quelques uns de nos parents qui estoient accourus au bruit qui se fit dans ce desordre firent tout ce qui leur fut possible pour le consoler; mais comme il estoit dans un aage decrepite, il se trouva si foible pour resister aux coups de cette douleur, que nous jugeasmes bien qu’il ne passeroit pas la nuict. Ce que voyant ma fille, et s’imaginant de pouvoir gagner quelque chose sur luy, elle s’approcha de son oreille, et 1’entretint fort long-temps. J’eus peur une fois qu’elle luy racontast ma meschanceté, car elle seule en estoit tesmoing, et certes n’eust esté que je creus que cela fortifieroit le soupçon que j’avois desja remarqué en mon pere, je n’eusse jamais permis qu’elle eust parlé à luy. Cela fit que j’observay exactement leurs mouvements afin d’y remedier, si j’eusse remarqué qu’il y eust eu de 1’aigreur, mais au contraire il sembloit qu’à son discours 1’esprit d’Abariel se remettoit un peu; toutefois rentrant enfin dans sa premiere foiblesse, et haussant un peu la voix: Ma fille, luy dit-il en luy prenant la main, tu vois bien que je ne sçaurois avoir assez de vie pour m’assurer de ce que tu dis,[453/454]et c’est pour cela que je veux croire que ce remede que tu as voulu donner à mon mal vient plustost de la pitié que tu as de ma peine, que d’aucune verité qui t’ait obligée à m’en parler ainsi; laisse-moy donc mourir, ma chere fille, et ne t’oppose plus à la necessité qui fait que je te quitte. Que si j’ay encore quelque authorité sur toy, commence d’obeyr aux derniers commandements que je te veux faire. Va-t’en des à cette heure chez mon frere, dit-il, luy montrant un mien oncle, je luy laisseray de quoy te pourvoir d’un sortable party, et sur tout ne vis aupres de ton pere que le moins que tu pourras, puisqu’il ne t’a jamais esté un assez bon exemple d’honneur et de vertu. A ce mot il la baisa, et pria mon oncle de l’emmener, ce qu’il fit, puis se tournant à moy: Je te laisse, me dit-il, ce bien dont tu as esté si avide, souviens-toy que je t’advertis que tu ne seras jamais moins riche que lors que tu croiras 1’estre davantage. Je ne sçay quelle secrette opinion les dieux nourrissent dans mon esprit, mais je meurs assez mal satisfait de tes deportements; veuille la divine bonté que toutes mes apprehensions soient fausses! Que si elles sont vrayes, sois assuré que je te seray un bourreau eternel, et que je ne seray pas le moindre ver de ceux qui rongeront ta conscience.
Ces paroles qn’il prononça avec assez de peine furent presque les dernieres qu’il profera, car à peine eut-il encore adjousté le mot d’Adieu, que son ame nous laissa son corps tout froid et tout pasle. Ce coup m’esbranla visiblement, car deslors je parus presque aussi mort que luy, et les derniers discours qu’il m’avoit tenus, outre le repentir de ma faute qui commençoit de me presser un peu, firent qu’en cet instant je portay envie à 1’estat où je le voyois reduit. Toutefois cachant le mieux qu’il me fut possible le ressentiment de mon crime soubs les larmes qu’il m’estoit permis de donner à ce trespas, je fis si bien qu’au lieu de me condamner, on me loua de la douleur que je tesmoignay en cette derniere perte. Je fis dresser pour mon pere un monument assez honorable à un homme de sa condition, et à peine les derniers devoirs furent rendus que cherchant un moyen pour estouffer absolument la memoire de ma faute, m’imaginant bien que je ne serois jamais en repos, tant qu’il resteroit au monde quelqu’un qui la pourroit descouvrir, je me portay presque au plus barbare dessein ,qui soit jamais entre dans la pensée d’un homme. Et puisque j’ay resolu de fier toutes choses à vostre discretion, je vous diray que j’estois sur le poinct de preparer du poison pour donner à ma fille,[454/455]quand j’appris que 1’horreur comme je croy d’estre née d’un pere si meschant luy avoit osté le desir de vivre dans le monde et l’avoit portée à se confiner parmy les vestales qui sont le long du lac, soubs la charge d’une qu’on nomme Bellinde.
Ainsi tout à coup me voyant sans pere, sans fille, mais non pas sans crainte d’estre quelque jour convaincu de la trahison que j’avois faite à Silvandre, je voulus commencer à jouyr des heritages qu’Abariel m’avoit laissez, mais j’esprouvay bien alors, qu’il avoit est’é veritable prophete, et qu’il n’est point d’homme riche que celuy qui est content, puisque parmy l’affluence de tant de biens je me treuvois mille fois plus pauvre que lors que j’en avois eu moins. Que si je pensois faire reussir un seul des desseins qui m’avoient fait desirer de succeder aux possessions de mon pere, j’y treuvois de 1’impossibilité, ou dans la chose mesme, ou dans mon humeur; car, en effect, ayant quelquefois souhaitté d’avoir du bien pour faire bonne chere, alors que je n’en manquay pas, je manquay d’appetit et jamais, depuis la perte d’Abariel, on ne m’a presenté de viande qui ne m’ait fait mal au cœur. Si je m’estois imaginé que j’aurois plus de commodité pour recevoir mes amis, je voyois alors que je n’avois plus d’amis au monde, puis que me recognoissant coupable d’un crime si peu remissible, je me figurois que tous les hommes estoient mes juges, et que mes parents mesmes ne m’approchoient jamais que pour me conduire au supplice que j’avois merité.
Ainsi ne trouvant plus de paix dans la societé, je recourus à la solitude, et pour cela, je me retiray en une maison que j’ay aux champs, mais mon peché qui me suivoit par tout ne me donna pas plus de relasche là qu’ailleurs; au contraire, comme si le Ciel eust voulu me punir par moy-mesme, il permit que durant plus d’un mois je n’eus jamais de pensées que celles de ma faute, et de la punition que j’en pouvois encourir. Ce qui me troubla de sorte que je recognus sensiblement que peu à peu ma raison se perdoit dans la violence de ce ressentiment, d’autant mieux que, comme je vous ay dit, ne pouvant manger qu’avec une extreme contrainte, le peu de nourriture que je prenois aydoit beaucoup à m’oster ce peu qui me restoit de jugement et de santé. Je combattis quelque temps contre la naissance de ce mal; mais les dieux qui voulurent appesantir leurs mains sur moy, me firent bien-tost esprouver qu’ils pouvoient donner aux mortels des peines plus grandes que celles qui proviennent de la perte de la raison: et de [455/456] faict, une nuict que j’estois enfermé dans ma chambre, et couché dans mon lict, ou je croyois pouvoir reposer, puisqu’il y avoit desja quelque temps que je n’avois pu dormir d’un bon sommeil, il me sembla, mais pourquoy dis-je, il me sembla, puisque ce que j’ay à vous raconter est vray, j’ouys, dis-je, tout à coup, ouvrir la porte, avec un bruit espouvantable, et soudain que j’eus porté curieusement la veue, pour apprendre ce que c’estoit, je vis Abariel couvert de sang en plusieurs endroits, tenant dans l’une de ses mains un flambeau allumé, et dans 1’autre un cœur percé de trois ou quatre cousteaux. Il avoit devant soy l’une des Furies, et les autres deux à ses costez, toutes trois portants un flambeau comme luy, et armées dans 1’autre main de fouets retorts, qui se separoient en diverses pointes. Dieu sçait combien cette veue me surprit, et plus encore son abord! car s’estant approché de mon lict: Azahyde, me dit-il, voy tu. ce cœur que je te presente tout percé? c’est le mesme que les traits de ta desobeyssance ont fait mourir, et par ce que la justice des dieux doit estre un jour touchée de ton repentir, pour ne te priver pas des delices d’une seconde vie, elle a ordonné que tu souffrirois un chastiment secret, pour un crime, dont ta seule conscience t’accuse. Disant cela, sans que je le visse presque mouvoir, il se retira deux ou trois pas, et faisant un certain signe, aux Furies qui 1’accompagnoient, aussi-tost elles se saisirent de moy, et cependant que l’une me faisoit devorer le sein par des serpents, 1’autre me brusloit de son flambeau, et la troisiesme me deschirant de coups, au lieu de s’amollir, sembloit accroistre sa rage par mes cris et par mes plaintes. Je ne sçay ce que je ne fis point pour toucher 1’ame de mon pere, je me jettay cent fois à genoux, mais lors que je pensois luy. embrasser les jambes, je ne trouvois que du vent, par ce qu’il fuyoit ma rencontre, de peur, comme je croy, que mon supplice finist avec sa colere. Je fus dans ce tourment plus d’une heure, apres laquelle un si grand assoupissement me saisist qu’il dura jusqu’au jour; et lors que je m’esveillay, m’imaginant que je trouverois sur mon corps les marques de la peine que j’avois endurée, je fus tout estonné, quand je n’y vis une seule playe qui tesmoignast le traittement que j’avois receu. Cela me fit juger que cette vengeance estoit bien divine, puis que mon ame seule la ressentoit, et pensant que les sacrifices en pourroient arrester l’effect, j’en fis faire plusieurs, mais pour cela mon mal ne laissa pas de continuer, de sorte que presque tous les huict jours je souffrois une fois le mesme sup-[456/457]lice, dont je vous ay parlé. Enfin, ne pouvant presque ny vivre ny mourir dans la rigueur d’une peine si extraordinaire, je fus inspire d’aller consulter un oracle, qui me respondit cecy.
ORACLE
Va, mais cherche un lieu que Neptune
S’est veu contraint d’abandonner;
C’est là qu’un estranger parlant de ta fortune
Fera les nymphes estonner.
Mais retiens bien ces mots:
Ton malheur, Azahyde,
Jamais ne se terminera,
Ou celuy qui te rend coupable d’homicide,
Te voyant te pardonnera.
Cet oracle, où je ne pus rien comprendre, sinon que je ne guerirois jamais, jusqu’à ce que celuy que j’avois tué m’eust veu, et m’eust pardonné mon crime me mit dans une telle confusion, que voyant cet effect impossible, ma fureur se redoubla. Toutefois un vacie m’ayant representé qu’il ne falloit point que je desesperasse de la bonte des dieux, me remit un peu l’esprit et me dit que, si je devois estre secouru en mon mal, ce seroit seulement dans le Forests. Je me mis donc incontinent en chemin, et à peine fus-je entré dans le bois, où je vous trouvay hier, que je vis le mesme Abariel, avec les mesmes furies au milieu de mon chemin; aussi-tost je me jettay dans le plus espais des arbres, pour eviter une rencontre qui m’est si funeste, mais il m’attaignit bien tost, et comme si ma fuitte l’eust offensé, je proteste que je n’ay jamais receu de si mauvais traittement que celuy que j’eus alors. Ce fut la cause pour laquelle vous me vistes dans un transport qui vous toucha de compassion comme d’estonnement, et qui me fit faire les cris que vous ouystes, que je veux desormais benir puis qu’ils ont produit, en vous sauvant la vie, un effect qui me sera agreable tant que je vivray.
Ce fut-là, continua Olicarsis, tout ce qu’Azahyde me dit, et bien que je creusse absolument que toute cette fureur n’estoit que 1’effect d’une imagination extremement blessée, je ne laissay pas de juger, en voyant l’oracle, qu’il me fit lire deux ou trois fois, que ce mal trouveroit difficilement son remede. Et de fait, [457/458]tantost, en nous promenant dans ce bois, ce transport le reprit et luy a fait faire des actions si estranges, qu’il est impossible que je m’en souvienne, sans en avoir une extreme horreur, et une extreme pitié.
Adamas alors qui l’avoit escouté avec une attention nompareille, prenant la parole: Les dieux, dit-il, sont si justes et si bons, que jamais ils n’envoyent aux hommes, plus de mal qu’ils n’en peuvent supporter; et nous en pouvons trouver un tesmoignage en Azahyde, qui a pu subsister parmy de si furieux mouvements, et qui toutefois a esté puny de la volonté qu’il a eue de faillir, qui a fait la plus grande partie de son crime. Car il faut que vous sçachiez que ce Silvandre, qu’il pense estre mort, ne l’est pas, à cause qu’ayant esté adverty, par sa fille mesme, de la trahison qu’il avoit brassée contre luy, il attacha à la corde ses habits pleins de sable, et puis se sauva quand il les eut ouy tomber dans le lac. Cela me fait juger, que de quelque qualité que soit son mal, ou d’imagination ou autrement, il pourra bien-tost estre guery, puis que Silvandre, qui est en ce pays depuis plusieurs lunes, le verra de bon œil sans doubte et ne luy refusera jamais le pardon, d’où cette guerison depend. Ainsi nous verrons en tout 1’accomplissement de 1’Oracle, puis que c’est icy le lieu que Neptune a quitté depuis qu’un Cesar fit rompre les montagnes, par où s’escoulerent les eaux dont ce pays estoit couvert et que vous estes 1’Estranger, qui, au recit de sa fortune, a fait estonner les Nymphes, car la pluspart de celles que vous voyez icy ne sont bergeres qu’en l’habit, estant en effect Nymphes d’Amasis, dame et maistresse de ces provinces.
Olicarsis extremément surpris et content du discours du Druide, le supplia de haster le plus qu’il se pourroit un bien qui luy rapporteroit tant de joye. Cela fut cause, qu’ayant prié Celadon de chercher Silvandre, ce berger le rencontra qu’il se promenoit dans une allée avec Lycidas, Doris, Adraste, et quelques autres, n’ayans pas osé venir où estoit Rosanire et Galatée, de peur d’interrompre leur entretien. Aussi-tost Celadon luy raconta une partie de ce qu’il avoit ouy, et 1’ayant conduit où estoit Adamas, à peine y furent-ils, qu’Azahyde revint de son assoupissement, qui voyant assez pres du lieu ou il estoit, une si grande compagnie, s’en voulut aller d’un autre costé; mais Olicarsis, et Adamas s’approchants de luy l’en empescherent, et apres quelques discours luy firent entendre que son mal estoit bien proche de sa [458/459] fin; à quoy Azahyde ne pouvant adjouter de foy, ils luy presenterent Silvandre, qu’il recognut incontinent, bien qu’il eust changé de condition comme d’habit; et s’estant prosterné devant luy, il fut quelque temps sans faire autre
chose que donner des larmes au souvenir de ce qu’il avoit attenté contre
sa personne. Enfin Silvandre ayant fait tout son effort pour le
relever, 1’embrassa avecque respect, et luy remit si
parfaittement cette offense qu’il luy remit aussi
1’esprit, en sorte que depuis estant party
pour aller porter cette nouvelle à sa
fille, qui s’estoit confinée parmy
les Vestales, il ne fut plus
travaillédes frayeurs
qui luy avoient
presque fait
perdre le
jugement.
[459/460]