LA QUATRIESME PARTIE D’ASTRÉE

LE DOUZIESME LIVRE

II estoit vray que Polemas avoit dessein d’exposer Silvie aux coups de ceux de la ville, et Alexis aussi, tant pour essayer si la Nymphe Amasis et Adamas, de peur de les faire mourir, ne deffendroient point aux leurs de tirer, que pour faire voir à chacun combien il ressentoit la mort de ses amis en la personne de Climante, dont Sylvie et Leonide estoient principalement accusées. Cela fut cause, que quand il partit de Surieu pour faire cette attaque, il l’avoit laissée dans le chasteau sous bonne garde. Cette fille, comme craintive de son naturel, eut toute la nuict des apprehensions mortelles, luy semblant, aussi-tost que le sommeil l’assoupissoit, qu’elle se voyoit au milieu des picques et des traits qui luy representoient tant de morts affreuses, qu’elle s’esveilloit en sursaut, toute couverte de larmes et de sueur. Soudain qu’il fut jour, ne pouvant trouver du repos dans le lict, elle se leva plus matin que de coustume, et tantost se promenant dans la chambre, et quelquefois mettant la teste à la fenestre qui respondoit sur le fossé, elle passa quelques heures avec autant d’inquietude qu’elle avoit fait toute la nuict.

SUITTE DE L’HISTOIRE DE LYDIAS

Estant donc appuyée sur cette fenestre, et jettant la veue le long du chemin, elle vid venir, ce luy sembloit, Ligdamon qui marchoit assez nonchalamment. Lors qu’il fut plus pres, elle se mit à tousser pour luy faire hausser la teste, mais luy, apres l’avoir [753/754] regardée sans en faire semblant, il tourna froidement les yeux ailleurs. Elle jugea qu’il en usoit ainsi pour n’estre point recogneu, et mesme qu’il avoit changé d’habits; mais peu apres le voyant aller et venir, et à chaque fois luy faisant le mesme signe, elle estoit toute estonnée dequoy il n’en faisoit point de conte, et principalement ne voyant personne en ce lieu qui le put empescher de parler à elle, où pour le moins de luy faire quelque signe.

Mais ce qui la mit presque hors d’elle-mesme, ce fut que, lors qu’elle estoit plus avant en cette pensée, elle vid venir une estrangere, pour le moins à ce que ses habits luy pouvoient faire juger, qui, d’aussi loing qu’elle pust recognoistre cet homme, s’en vint courant les bras ouverts à luy, et luy sautant au col, luy fit des caresses extrémes. II luy sembla qu’alors Ligdamon haussa les yeux pour voir si elle estoit encore à la fenestre, dequoy s’appercevant, elle se retira un peu en dedans pour remarquer, sans estre veue, ce qu’ils feroient. Elle vid donc que ces premieres caresses n’avoient rien esté au prix de celles qu’ils se firent depuis, et que si la fille en faisoit autant qu’elle pouvoit, pour tesmoigner un extreme contentement, celuy qu’elle prenoit pour Ligdamon les luy rendoit, s’il se pouvoit dire, avec usure.

Si ceste veue luy fut ennuyeuse, il est aisé à juger, puis que s’ostant par despit de ce lieu, elle se retira dans le fonds de la chambre, où demeurant longuement sans mot dire, en fin elle s’escria: Or s’asseure qui voudra sur la fidelité des hommes, et s’arreste à leurs sermens et à leurs fictions celle qui voudra estre deceue. Est-il possible qu’il y en ait un qui ne soit trompeur, puis que Ligdamon l’est de cette sorte? Ligdamon, qui, à ce que dit Egide, a voulu prendre le poison pour n’estre à autre qu’à moy, Ligdamon qui a fuy, à ce qu’il nous raconte, les faveurs d’Amerine avec tant de soing, et tant de peine; et bref, ce Ligdamon, qui, il n’y a que trois jours, mouroit d’amour pour moy, et qui juroit et le Ciel et la terre de vouloir estre mien jusqu’au tombeau! Et là s’arrestant un peu, incontinent elle reprenoit ainsi: O quelle miserable destinée est celle d’une fille! Si elle ayme, elle est trompée, et si elle n’ayme point, elle est sujette à l’importunité des hommes, sans qu’elle s’en puisse exempter, sinon en se donnant à ces farouches animaux pour estre devorée.

Ces paroles se desroboient de sa bouche, parce que veritablement l’affection qu’elle avoit pensé estre en Ligdamon avoit beaucoup gaigné sur son esprit hautain, et maintenant se voyant [754/755] deceue en cette opinion, son courage glorieux ne le pouvoit souffrir sans un grand ressentiment. Mais elle estoit bien deceue, car celuy qu’elle avoit pris pour Ligdamon, c’estoit Lydias qui suivant Melandre, et Melandre le faux Lydias, estoient venus jusques en Forests, et celle qui le caressoit c’estoit Amerine, qui pensant que ce fut celuy-là mesme avec lequel elle estoit partie de Rhotomague, fut surprise d’une joye extréme en le rencontrant en ce lieu. Que si Silvie ne se fut point ostée de la fenestre, elle eust bien, peut-estre, ouy quelques paroles qui l’eussent pu desabuser; car incontinent apres ces premieres caresses, Amerine, comme par reproche: Et bien, luy dit-elle, est-ce ainsi que vous m’avez attendue où vous m’aviez promis? Ah, Lydias, qui voulez estre Ligdamon, si ma fortune ne m’eust point conduite icy tant heureusement, en quel lieu pretendiez-vous que je vous pusse rencontrer? Et en disant ces paroles, elle renouvelloit ses caresses, que Lydias recevoit comme d’une personne qu’il avoit autrefois grandement aymée, mais pour laquelle il avoit maintenant fort peu d’affection, s’estant de telle sorte laissé lier aux obligations qu’il avoit à Melandre, qu’il n’y avoit plus d’amour pour luy que celle-là; que s’il recevoit les caresses d’Amerine, et taschoit de les luy rendre, c’estoit plustost en memoire du temps passé que du present.

Mais lors qu’il ouyt ce qu’elle luy disoit de Lydias, qui vouloit maintenant estre Ligdamon, et de la promesse qu’elle disoit qu’il luy avoit faite de l’attendre en certain lieu, il demeura le plus estonné du monde; et parce qu’il ne sçavoit que luy respondre: Vous estes muet, ô mon cher amy, luy dit-elle, aviez-vous peut-estre opinion d’estre deschargé de moy, et que je ne vous sceusse pas trouver en ce pays où je suis estrangere? O que l’amour est un bon aymant! il tourne tousjours infailliblement le cœur de celuy qui ayme vers la personne aymée. – J’avoue, respondit en fin Lydias, que je suis non seulement muet, mais le plus hebeté de tous les hommes, ne sçachant entendre ce que vous me dites; car, belle Amerine, continua-t’il, qu’est-ce que vous parlez de Ligdamon qui ne veut plus estre Lydias, et de ce lieu où j’avois promis de vous attendre? – Comment, reprit-elle en le regardant ferme entre les yeux, depuis si peu de temps, que nous nous sommes separez, avez-vous beu de l’eau de l’oubly, pour ne plus plus souvenir de nostre sortie de Rothomague, de nostre voyage jusques à Neomague, du sujet qui vous en fit partir sans moy, [755/756] où vous me laissastes en prison, de mes habits que vous emportastes, et du lieu où vous m’aviez promis de m’attendre? – O dieux, s’escria Lydias, dors-je, ou si je veille? Qu’est-ce, Amerine, que vous me racontez? II y a plus de trente lunes que je partis de Rothomague, à cause du combat que je fis pour votre sujet contre Aronte. Et je vous assure que depuis je n’ay bougé de la Grand’Bretaigne, que pour venir assister les Neustriens contre les Francs, et que mettant pied à terre à Calais, Lypandas, parent d’Aronte, me mit en prison, d’où je suis sorty par l’assistance d’une personne, que je suis venu suivant jusqu’en ce pays. Mais de vous, croyez-moy, Amerine, que depuis je n’en ay point eu de nouvelles, que celle-cy, de vostre rencontre tant inesperée. – Comment, reprit Amerine, vous n’avez pas esté pris par les Neustriens en la bataille qu’ils eurent contre les Francs? vous n’avez pas esté condamné aux lyons? vous n’en avez pas tué deux si courageusement? vous n’estes pas celuy que j’ay retiré de ce peril en vous demandant pour mon mary? ce n’a pas esté vous qui, le jour de nos nopces, pensant boire du poison, ne pristes que de l’endormie? Et bref, ce n’est pas vous que j’ay suivy jusques icy et pour lequel j’ay eu tant de peine et couru tant de hazards? – Assurez-vous, respondit froidement Lydias, que je ne le suis point, et que je sçay aussi peu tout ce que vous me dites, que l’enfant qui vient de naistre.

Amerine, se pliant les bras ensemble et se reculant d’un pas, le considera quelque temps, et puis se rapprochant: N’est-il pas vray, luy dit-elle, que vous êtes Ligdamon, qui ne veut pas estre Lydias? – Je ne sçay, respondit-il, qui est ce Ligdamon, mais si fay bien que je suis Lydias. – O dieux! s’escria-t’elle, suis-je Amerine, ou suis-je hors du sens?

Et lors se taisant et pensant à ce que Lydias confessoit librement, elle commença de douter que celuy qu’elle avoit pris pour Lydias, et qui avoit esté tant tourmenté pour cette ressemblance, n’estoit pas veritablement celuy qu’elle avoit pensé. Et luy disant plusieurs fois; Vous estes bien Lydias Neustrien, celuy qui a combatu contre Aronte? Et luy, respondant qu’il l’estoit. O dieux! s’escria-t’elle, est-il possible que deux hommes se ressemblent de sorte qu’on ne les puisse point discerner l’un de l’autre, et que non pas deux ou trois personnes, mais tout un peuple y soit trompé? – Je ne sçay, adjouta Lydias, de qui vous parlez, ny pourquoy je vous trouve icy. Mais assurez-vous que je [756/757] suis Lydias qui ne vous ay veue il y a plus de trente lunes. Et pour vous tesmoigner que c’est moy qui fis le combat contre Aronte, voyez, dit-il, en ostant son chapeau, le coup que je receus à la teste lors que je le fis mourir; car vous pouvez bien vous souvenir que me sauvant en vostre logis, vous mesmes y mistes soudain vostre mouchoir pour retenir le sang, n’ayant pas le loisir de me faire panser, de peur d’estre pris. – O dieux! dit-elle, si je m’en souviens! Et où avois-je et les yeux et la memoire, quand je n’ay pas pris garde à cette marque, et que j’ay esté si longuement abusée? Mais, ô Ciel, soyez-vous à jamais loué de la grace que vous m’avez faite de sortir de cette erreur avec tant de contentement!

Et lors, embrassant de nouveau Lydias, elle luy raconta tout ce qui s’estoit passé entre elle et Ligdamon, sans oublier chose quelconque de tout ce dont elle se put souvenir; dont Lydias demeura comme ravy, ne se pouvant imaginer que deux personnes fussent si semblables qu’on n’y pust remarquer quelque difference, ou au visage, ou à la voix, ou à l’action. Mais non, non, Lydias, repliqua-t’elle, assurez-vous que vostre mere et tous vos parens et vos amis s’y sont trompez, encore qu’il soustint tousjours qu’il n’estoit point Lydias, mais un certain Ligdamon de ce pays. Et quand en particulier je luy reprochois son changement envers moy, car je me figurois que tout ce qu’il disoit n’estoit que pour avoir changé de volonté et pour en aymer quelqu’autre, il me respondoit qu’il n’estoit point Lydias, mais Ligdamon, et que jamais il n’avoit aymé qu’une certaine Silvie, et qu’il ne pouvoit en aymer d’autre.

J’estois tellement abusée de la ressemblance qu’il avoit, que, pour le confondre je me resolus de venir en cette contrée, où il me promit de verifier tout ce qu’il disoit. Mais lors que nous fusmes pres de Neomague, un certain passant, je ne sçay pour quel subject, le deffia et si mal-heureusement que celuy que je prenois pour vous le laissa pour mort sur le lieu, qui fut cause que nous fusmes faits prisonniers. Et n’eust esté que je changeay d’habits avec luy, et le fis eschapper comme fille, je ne sçay ce qui en fust arrivé, car prenant les siens je me disois son mary et luy ma femme. Et le lendemain que je fus conduit devant le Comte et les autres officiers de la Justice, et que je niay d’avoir fait le coup dont j’avois esté accusé, on me fit conduire dans la chambre où cet homme blessé estoit dans le lict. Lors qu’il me vid: Ces habits, respondit-[757/758]il, sont ceux de celuy qui m’a fait le mal, mais ce n’est pas celuy qui les porte. Le Comte alors me regardant de plus pres, recogneut à mes cheveux et à mon sein que j’estois une fille; dont tout estonné: Et pourquoy, me dit-il, vous estes-vous desguisée de ces habits qui ne sont pas de vostre sexe? – Seigneur, luy dis-je, encore que je sceusse mon mary innocent, toutesfois, craignant les rigueurs de la justice, et le peril d’estre au jugement des hommes, je le contraignis de prendre mes habits et je vestis les siens, et de cette sorte il s’en est allé. Et je dis que je le contraignis, parce qu’il aymoit mieux mourir que de m’abandonner en cette peine, mais en fin mes souspirs et mes larmes l’y ont forcé.

De fortune ce Comte avoit une femme qui estoit belle et jeune, et qui aymoit passionnement son mary: soudain qu’elle fut advertie de cette ruze, elle s’en vint où nous estions pour me voir, et elle y arriva encore assez à temps pour defendre ma cause; car le Comte fit venir le geolier, luy demanda qu’estoit devenu celuy qu’on luy avoit remis entre les mains. Et lors qu’il respondit que c’estoit moy: Non est, repliqua le Comte, c’est sa femme. – Seigneur, dit-il, si cela est, ce sont donc deux femmes, car je vous asseure que l’autre est aussi jeune et aussi belle que celle-cy, et que pour celle que je vous represente, elle n’a point esté remise entre mes mains qu’avec les mesmes habits que vous luy voyez. – Seigneur, repris-je incontinent, il a quelque raison en ce qu’il dit, car encore que mon mary fust conduit en prison, vestu en homme, et moy en fille, si est-ce qu’au mesme instant que nous fusmes dans le cachot, je m’advisay de cette ruze, si bien que quand le geolier nous vint apporter à soupper, il me trouva avec les habits que vous me voyez, et ne croy pas qu’il m’ait bien regardée que desguisée comme je suis. – Et quoy, adjousta le Comte, pensez-vous que vous ne soyez pas chastiée sous les habits que vous portez? – Si mon mary a fait quelque mal, respondis-je, je veux bien recevoir le chastiment pour luy. – Mais, repliqua-t’il, ne sçavez-vous quelle peine court celuy qui trompe de cette sorte la Justice? – Quelque peine, repris-je, que je puisse recevoir ne me changera pas la volonté que j’ay de mettre mon mary hors de peine.

La femme du Comte survenant, et m’oyant tenir ce langage: Seigneur, dit-elle à son mary, l’action de cette femme est digne d’honneur et de recompence, et non pas de chastiment, et toutes celles qui ont des marys doivent prendre exemple à elle, et l’hono-[758/759]rer et assister; et, comme telle, je vous la demande par l’amitié que je vous porte. Le Comte alors en sousriant: II ne me falloit pas demander cette grace, dit-il, par une adjuration si pressante, puis, Madame, que je ne la donnerois pas seulement, mais ma vie encore. Et lors, commandant que je fusse remise entre ses mains, elle m’emmena en son logis, où me donnant cet habit que je porte, elle me fit tant de caresses, qu’à peine vous les sçaurois-je redire, et quoy que je sceusse faire, ne me voulut laisser partir de cinq ou six jours. Et je croy bien que n’eust esté que je luy dis que mon mary m’attendoit en un lieu que nous nous estions nommé, qui peut-estre impatient de ma longue demeure, me reviendroit chercher, et que cela seroit cause que nous demeurerions long-temps à nous trouver, je ne croy pas qu’elle m’eust laissé si tost partir, tant l’action que j’avois faite luy estoit agreable.

Mais ce fut le bon: lors que je fus hors de la ville et que je voulus prendre le chemin du lieu où cet homme m’attendoit, je ne me sceus jamais souvenir du nom de la ville qu’il m’avoit nommée. Toutesfois, sçachant bien que c’estoit en Forests, je pris mon chemin en cette contrée, où depuis j’ay demeure, tantost en une ville et tantost en une autre, sans sçavoir presque ny où aller ny qui demander.

Lydias escouta fort attentivement Amerine, et lors qu’elle se teust: Belle et chere Amerine, luy dit-il, en tout ce discours je ne recognois que des obligations infinies que je vous ay, car je voy bien que de tout ce que vous avez fait pour ce Ligdamon que vous avez pris pour moy, c’est à moy à vous en rendre le service que telles faveurs meritent. Mais puis que j’ay appris vostre vie depuis si long-temps, il est bien raisonnable que vous sçachiez la mienne; et s’il y a quelque chose qui vous en desplaise, ou qui d’abord en quelque sorte blesse l’affection que je vous ay promise, je m’assure que quand vous l’aurez considerée meurement, vous trouverez que c’est pour satisfaire à des obligations receues que j’ay esté contraint d’en user ainsi.

Et, sur ce discours, il reprit tout ce qu’il avoit fait en la Grande Bretagne, les courtoisies des parens de Melandre, le semblant qu’il avoit fait de l’aymer, la façon dont il estoit party sans luy en rien dire, sa prison à Calais, la resolution de Melandre à combatre pour luy contre Lipandre, comme elle avoit esté faite prisonniere par les troupes du Prince Clidaman, la grace avec laquelle ce Prince l’avoit mise en liberté, de quelle franchise elle [759/760] s’estoit rendue dans les prisons de Lipandas pour l’en sortir, et la priere qu’elle luy avoit faite de servir Clidaman, les caresses qu’en arrivant au camp des Francs, tous les amis de Ligdamon luy avoient faites, s’abusans à leur ressemblance, la cognoissance que Clidaman luy donna que ce Chevalier qui avoit combatu pour luy et qui s’estoit mis en prison estoit Melandre, bref, l’entreprise qu’il fit sur Calais, et la prise de la place.

Mais, continua-t’il, à peine estions-nous maistres du lieu, que je courus au chasteau. Et comme celuy qui estoit fort sçavant du lieu où estoient les prisons, je m’en allay plein de desir de voir Melandre, et en luy rendant la liberté qu’elle avoit perdue pour moy, luy faire paroistre le ressentiment que j’avois de tant d’obligations. Mais la Fortune qui sembloit prendre plaisir de me desrober tout ce qui me pouvoit donner quelque contentement, me refusant celuy-cy comme les autres, voulut que je trouvasse les portes des cachots rompues, et n’y avoit plus rien dedans que les fers et les ceps où souloient estre attachez les prisonniers. Je cherchay diligemment par le chasteau pour voir si je la trouverois, et depuis descendant dans la ville, il n’y eut maison où je ne demandasse de ses nouvelles. En fin sur le soir, car j’avois employé en ceste queste toute la nuict et tout le reste du jour jusques à ce que le soleil estoit prest à se coucher, je sceus par quelques-uns qui venoient du costé de Rothomague, qu’elle en avoit pris le chemin. C’est la verité qu’encores que je pensasse que les parents d’Aronte me pourroient procurer quelque desplaisir s’ils me recognoissoient, si ne laissay-je de me resoudre d’y aller, tant estoit puissante la force que me faisoit l’obligation que j’avois à ceste honneste fille.

Mais lors que j’approchay de Rothomague, de fortune je rencontray un homme à cheval qui me fit changer de dessein. Cet homme s’en revenoit de la ville, et monstroit d’estre sur un cheval fort las, et parce que j’avois accoustumé de demander des nouvelles de celle que je cherchois à tous ceux que je rencontrois, j’en fis de mesme à celuy-ci: Seigneur Chevalier, luy dis-je, me, sçauriez-vous point dire si un jeune homme estranger, vestu comme ceux de la Grande Bretagne, et qui va à Rothomague par ce chemin, n’a point esté rencontré par vous? – Seigneur Chevalier, me respondit-il, si je ne me trompe, celuy que vous cherchez s’appelle le Chevalier Triste. – C’est luy-mesme, repliquay-je, tout joyeux. – Personne, reprit-il, ne vous en peut dire [760/761] des nouvelles plus assurées que moy, car je l’ay accompagnée depuis les cachots de Calais jusques en cette ville prochaine. Nous estions tous deux prisonniers, et lors que les Francs prirent la ville, et que les prisons nous furent ouvertes par les mesmes geoliers qui nous detenoient, ce Chevalier avec qui j’avois fait une grande amitié, me pria de luy enseigner le chemin de Rothomague.Parce, disoit-il, qu’il estoit extremement pressé d’y aller pour une affaire dont tout son contentement despendoit. Je luy respondis que non seulement je le luy enseignerois, mais qu’encores je l’accompagnerois jusques à la porte; mais que d’entrer dedans il m’estoit defendu, à cause de quelque vieille inimitié. Nous montasmes donc sur les premiers chevaux que nous rencontrasmes, car tout estoit de bonne prise, et sortismes sans estre veus parmy la confusion. Or par les chemins j’ay sceu qu’il se hastoit si fort, pour detourner le mariage d’un certain Lydias avec une Dame, qui luy estoit d’extreme importance. Mais à peine m’avoit-il laissé, que je l’ay veu ressortir de la ville en haste; et courant apres luy et luy demandant où il alloit ainsi pressé: Ne m’arrestez point, dit-il, car je viens d’apprendre que ce Lydias que je cherche s’en est allé avec celle qu’il veut espouser, et on pense que ce soit en une maison assez pres d’icy qui est à cette femme. A ce mot, il a donné des esperons à son cheval, sans que j’aye pu tirer autre parole de luy. – Et quel chemin, luy dis-je, a-t’il pris? – Je ne sçaurois vous le dire, me respondit-il, tant y a qu’il alloit du costé de Paris.

Nous nous separasmes de cette sorte, et depuis je la suis tousjours allé suivant, ayant presque tous les jours appris de ses nouvelles, jusques à la ville que vous m’avez nommée, où il m’advint une rencontre estrange. Environ le temps que vous y fustes, j’y arrivay; et lors que je mettois pied à terre pour me reposer, car veritablement ce jour-là j’avois fait une assez grande journée, plusieurs archers me saisirent et me menerent en prison, m’accusant d’avoir blessé un certain passant. Et selon ce que vous m’avez raconté, je croy que c’est celuy que ce Ligdamon avec qui vous estiez avoit blessé. Dieu sçait si j’en estois innocent! Et toutefois je ne laissay d’estre fort mal traitté: j’eus toute la nuict les fers aux pieds et aux mains. Et le lendemain, sur le soir, on me mena devant le Comte du lieu, qui, apres m’avoir interrogé, et luy semblant que j’estois innocent, me vouloit faire relascher, lorsque quelque officier de Justice requit qu’avant mon eslargis-[761/762]sement je fusse presenté à celuy qui estoit blessé et qui m’avoit accusé. J’y fus incontinent conduit, et je pris garde qu’aussi-tost qu’il me vid, il jetta un grand souspir, et puis se tourna de l’autre costé, car il estoit dans le lict; chacun creut, et moy comme les autres, que ce souspir procedoit de la douleur de sa blessure. Et toutefois je pense maintenant que veritablement il me prit pour ce Ligdamon qui l’avoit blessé, et qu’il ne me voulut point accuser, pensant peut-etre comme genereux, qu’il luy seroit plus raisonnable d’avoir raison de l’offence que je luy avois faite, avec les armes, que par la voye de la Justice, comme ont accoustumé les chevaliers de tout temps parmy les Gaules. Tant y a que quand on luy demanda si j’estois celuy qui l’avoit blessé, il respondit que non. Et quand on luy representa que j’estois toute-fois celuy qu’il avoit accusé, il repliqua: Je luy en demande pardon car ce n’est point luy. Le Comte ayant eu cette justification pour moy, me fit relascher, mais mon cheval et le meilleur de tout ce qui s’estoit trouvé sur moy, demeura entre les mains du geolier et de ceux qui m’avoient pris. Je croy bien que si j’en eusse fait plainte, peut-estre en eusse-je pu ravoir quelque chose, mais je pensay qu’il valloit mieux m’en aller, ayant ouy dire que bien souvent telles poursuites coustent plus qu’on n’en retire, outre que desirant passionnement d’attaindre celle que je suivois, je me mis sur le chemin de Forests, parce qu’en la suivant j’avois appris qu’elle alloit demandant ce pays-là.

Cependant que Lydias et Amerine alloient parlant de cette sorte, Silvie de temps en temps mettoit la teste à la fenestre, et se cachant le plus qu’elle pouvoit, les alloit espiant, et considerant toutes leurs actions; car, ne pouvant ouyr que quelques paroles ausquelles ils haussoient davantage la voix, elle ne s’amusoit qu’aux gestes et aux caresses qu’ils se faisoient, ce qui luy touchoit si vivement au cœur, que diverses fois elle fut preste de luy crier des injures. Mais lors qu’elle estoit plus avant en cette fantaisie, ceux que Polemas avait envoyez vers elle la vindrent trouver, et pour la conduire avec moins de bruit, luy firent entendre que c’estoit pour la ramener vers Galathée. Elle entra donc dans le chariot, et lors qu’elle passa à l’endroit où Lydias parloit encore avec Amerine, ne la cognoissant point, il ne se tourna pas seulement de son costé, ce qui la toucha si fort, que de tout le chemin, elle n’eut que cette mescognoissance en la pensée, ne pouvant [762/763] assez blasmer la volage humeur de tous les hommes, pour celle qu’elle pensoit estre en Ligdamon.

Mais elle n’avoit pas fait encore une lieue, lors qu’elle vid venir presque au galop un grand nombre d’archers qui, passans aupres d’elle, menoient attaché Lydias, pensans comme elle que ce fut Ligdamon. Car Polemas avoit esté adverty que Ligdamon s’estoit vanté de sortir et de le tuer au milieu de son armée s’il ne relaschoit Silvie: luy qui sçavoit bien l’affection qu’il portoit à cette nymphe le creut facilement et donna charge à tous ceux qui cognoissoient Ligdamon de s’en saisir aussi-tost qu’ils le verroient. Et ces archers qui furent abusez de la ressemblance que cet homme avoit avec luy, le trouvans par hazard en venant vers Polemas, s’en saisirent, comme ayant opinion de faire un bon service à leur maistre. Amerine crioit qu’il n’estoit pas Ligdamon, car elle creut bien qu’on se mesprenoit, mais ses paroles ne servirent de rien; et ceux-cy qui pensoient le bien cognoistre n’en faisoient point de conte, et s’en alloient tous joyeux faire ce present à Polemas. Silvie, le voyant passer, fut tout à coup touchée de deux differentes passions. Et quoy qu’elle se voulust bien faire accroire le contraire, elle fut pourtant bien ayse de se voir vengée de l’outrage qu’elle croyoit avoir receu de luy, et ne pouvoit toutesfois s’empescher d’estre marrie de le voir en ce danger; de sorte que quand elle disoit tout haut: Va, trompeur, rendre conte de tes dissimulations et de tes tromperies, elle ne pouvoit empescher que son cœur ne dit: Mais encore est-ce dommage que ce Chevalier se perde de la sorte. Que si la colere le luy faisoit regarder d’un œil de desdain et de vengeance, l’amitié qu’elle luy portoit luy desroboit quelque souspir de compassion.

Mais, d’autre costé, ceux qui estoient dans la ville, encore qu’ils eussent quelques blessez, car de morts ils en avoient fort peu, ils estoient toutesfois si resjouys de la victoire qu’il leur sembloit avoir obtenue sur leurs ennemis, qu’il fut ordonné à tous les Druides, Vacies, Eubages et Sarronides qui estoient dans la ville, d’en rendre grace au grand Tautates, et au Pontife des Flamines et autres, d’aller dans leurs temples remercier leurs dieux de cette signalée victoire. Cependant le Prince, Alcidon, et Damon allerent visiter les murailles et les portes, et faisoient reparer les lieux qui en avoient besoin, et Adamas, pourvoyant à tout le reste avec une peine infinie, faisoit bien paroistre que l’affection donne des forces surnaturelles, car il ne reposa que les [763/764] morts ne fussent enterrez, que les blessez ne fussent remis entre les mains des mires pour estre pensez, et qu’il n’eust visité tous les quartiers de la ville pour sçavoir s’il estoit necessaire d’y mettre quelque ordre. Et apres, s’en allant avec les autres druides, Vacies, Eubages et Sarronides dans leur bocage sacré, qui estoit enclos dans la ville, il ayda à rendre graces à Hesus Tautates, le Dieu fort.

Ligdamon, cependant, qui n’avoit pas oublie le secours inesperé qu’il avoit receu de cette personne inconnue, n’eut pas si-tost rendu conte au Prince de la commission qu’il luy avoit donnée, que se retirant en son logis, il demanda des nouvelles de celuy à qui il avoit tant d’obligation. Et ayant sceu qu’il se portoit bien, et que la blesseure qu’il avoit sur l’espaule estoit si petite, qu’à peine la peau en estoit-elle egratignée, il en fut tres-ayse, et le voulut aller voir devant toute autre chose; il le trouva dans une chaire, avec le bras en escharpe, parce que les mires l’avoient ainsi voulu, pour soulager le costé où il estoit le coup. D’abord que ce jeune homme vid entrer Ligdamon, il se leva pour le saluer, ce qu’il fit avec un certain visage qu’il sembloit d’avoir une grande cognoissance avec luy. Ligdamon receut cet accueil avec toute la courtoisie qu’il put, tant parce que les termes de la civilité le luy ordonnoient ainsi, que pour la grande obligation qu’il sçavoit luy avoir; et toutesfois l’estranger qui s’apperceut bien qu’il traittoit avec luy, comme avec une personne incogneue, eut opinion au commencement que, pour estre desja assez tard, il ne le recognoissoit point, ou que peut-estre, pour quelque bonne consideration, il feignoit en public de ne le point recognoistre. Apres donc que les premieres paroles de courtoisie furent dites entr’eux, et que Ligdamon se fut enquis de l’estat de sa santé, et l’eust grandement remercié de ce qu’il avoit fait pour luy, et du hazard auquel il s’estoit voulu mettre, il luy dit: Commandez, seigneur Chevalier, que ceux qui vous accompagnent, nous laissent seuls, et puis je respondray à ce que vous me dites. Ligdamon alors se tournant vers eux, les en supplia, et lors l’Estranger reprit ainsi:

SUITTE DE L’HISTOIRE DE MELANDRE

Tu me demandes, ingrat et perfide Lydias, comme je me porte, et tu me remercies de ce que j’ay fait pour toy, comme si tu ne [764/765] sçavois pas bien que Melandre ne se peut porter que comme tu veux, et que ce hazard que j’ay couru aujourd’huy pour toy, est l’un des moindres d’un nombre infiny où je me suis exposée pour te conserver la vie. Oublieux et mescognoissant, peus-tu bien ne te point ressouvenir des caresses et des courtoisies qu’estant en la Grand’Bretagne tu as receues en ma maison de tous ceux à qui j’appartiens? Peux-tu avoir perdu la memoire des sermens que tu as faits si souvent à cette Melandre de n’aymer jamais personne qu’elle? Penses-tu que, pour feindre d’avoir oublié ta fuite de Londres, ceux qui sçavent cette perfidie ne s’en souviennent pas? Est-il possible que ton infidelité ayt effacé de ta memoire que c’est Melandre que tu fais semblant de ne cognoistre point, qui s’habillant en homme comme tu me vois, et prenant les armes de chevalier, combatit Lipandas pour ta liberté, ou plustost pour ta vie? Mais peut-on s’imaginer qu’une ingratitude puisse s’emparer de telle sorte d’une ame, qu’elle ayt pu te faire perdre la memoire, que cette Melandre, qui maintenant t’a sauvé la vie avec ce peu de sang qu’elle vient de respandre, est celle-la mesme qui dans Calais entra dans les cachots de Lipandas pour t’en delivrer, et donna librement ses pieds et ses mains aux fers et aux ceps pour rompre ceux qui lioient tes mains et tes pieds?

Elle vouloit continuer, lors que Ligdamon l’interrompit ainsi: Je serois veritablement digne non seulement de blasme, mais d’un extreme chastiment si, estant tel que vous m’estimez, j’avois perdu le souvenir de tant d’obligations que vous me racontez. Mais je proteste devant tous les Dieux, que ce Lydias, duquel vous me donnez le nom, m’est autant incognu, que le plus incongnu homme de tous les hommes. – Comment, reprit Melandre toute en colere, peux tu dire sans rougir, que tu ne sois celuy contre qui, pour cette ingrate mescognoissance aupres de Neomague, je pris la main à l’espee, et par qui je fus blessée dans le bras? – Je ne dis pas, respondit-il froidement, et un peu estonné, que je ne puisse estre celuy que vous dites, car je me souviens bien qu’estant pres de la ville que vous nommez, je fus attaqué par un estranger, sans en sçavoir le sujet, qui demeura blessé, et pour l’amour duquel je fus fait prisonnier, et en sortis à l’aide d’une fille qui, abusée comme vous estes et me prenant pour un certain Lydias, me donna ses habits, et se revestit des miens. – Ah! Lydias, s’escria-t’elle alors, si pour quelque sujet qui te soit important tu veux cacher ton nom ne me mets point au rang du commun, et considere que [765/766] tant de tesmoignages que je t’ay rendus d’une entiere affection te doivent bien donner assurance, que je cacheray tout ce que tu me diras avec tant de soing que tu sçaurois faire. Si tu veux, Lydias, que je t’appelle Ligdamon, jamais autre nom que celuy-cy ne sera en ma bouche, et ne pense point, qu’encore que ce fust pour quelque amour nouvelle; aucun interest que j’y puisse avoir me fist jamais proferer une seule parole qui te pust importer. Assure-toy, amy, que l’amitié que je te porte est plus forte, et peut davantage sur mon cœur, que tous les interests que j’y sçaurois avoir, ny que tu te pourrois imaginer. Celle qui a quitté sa patrie, ses parens, ses amis, celle qui a mis cent fois sa vie au hazard, seulement pour te mettre hors de peine, peut-elle avoir quelque interest considerable au prix de celuy de te plaire? Parle moy franchement, dy moy: Melandre, pour mon bien, pour mon dessein, voire encore pour mon plaisir, je ne veux plus estre Lydias, je desire que l’on me croye Ligdamon, je ne veux avoir jamais veu Melandre, j’en veux avoir perdu le souvenir. Et tu verras, ô cher Amy, que tant s’en faut que je te descouvre, que j’en perdray la memoire, et de ton nom, et du mien, aussi longtemps que tu voudras; et si jamais j’y fais quelque faute, n’estime plus que je sois Melandre, et me chasse de ta presence, comme indigne de porter le nom d’une fille qui ne veut vivre aupres de toy que pour te servir.

– Sage et belle Melandre, reprit alors Ligdamon, je ne demeure pas seulement estonné de la grandeur et de la perfection de vostre amitié, mais beaucoup plus encore du bon-heur de ce Lydias, pour lequel vous me prenez; et bon-heur tres-grand se doit-il estimer celuy duquel je parle, puis que tant de belles et discrettes filles l’aiment avec une si entiere affection, que je ne croy pas que son merite ne doive estre tres-grand, puis qu’il est si parfaitement aimé. Et je m’estimerois ne luy ceder guiere en ce bon-heur pour la ressemblance qui est entre nous, si j’estois en estat de recevoir la bonne volonté de celles qui me prennent pour luy: car sçachez, ô belle et discrette Melandre, que vous n’estes pas la premiere qui vous estes trompée à mon visage et à ma voix; plusieurs ont desja fait ce mesconte, et quand je vous diray que tout un peuple s’y est trompé, ce ne sera que la verité. Sçachez qu’estant conduit prisonnier de guerre à Rothomague, la mere de ce Lydias m’a pris pour son fils, et qui pis est, tout le corps de la Justice, qui, pour quelque homicide qu’il avoit fait, me condamna aux lyons, et de la cage desquels je ne serois pas sorty, si une certaine [766/767] Amerine, abusée de cette ressemblance, ne m’eust demandé pour son mary. Je vous raconte toutes ces choses, pour vous dire que vous estes deceue, et que, si j’estois ce Lydias que vous me pensez estre, je m’estimerois le plus heureux du monde de vous rendre tous les services que vous sçauriez desirer de moy. Mais sortez d’erreur, je vous supplie, et croyez que je suis Ligdamon, natif et originaire de ce pays où, quand il vous plaira, je vous donneray dés demain mille tesmoignages de cette verité. La Nymphe Amasis, sa fille Galathée vous diront que j’ay esté nourry petit enfant aupres de leur personne. Adamas, le grand Druide, le Pontife des Flamines, et bref toute la ville vous asseureront que je suis Ligdamon, et non point Lydias.

Melandre, estonnée de ce que Ligdamon luy disoit, et voyant avec quelle assurance il s’offroit de le luy prouver le lendemain, commença d’entrer en quelque doute qu’elle se trompast, quoy que le visage et la parole fussent si semblables a ce Lydias. Et apres l’avoir quelque temps consideré: S’il est ainsi, dit-elle tout à coup, il faut croire que les dieux veulent que vous soyez pris pour Lydias, car c’est une chose incroyable qu’en deux personnes il n’y ait une seule difference, ny au visage, ny à la parole, ny à la taille, ny aux façons, ny mesme en l’aage. Et voyons, continua-t’elle, si aux choses qui viennent par accident il y a la mesme conformité. Et lors s’approchant de luy, et luy ostant le chappeau qu’il avoit sur la teste, elle luy releva les cheveux, mais ne trouvant point la blesseure que, Lydias avoit receue au combat d’Aronte, elle demeura toute confuse. Et se reculant un pas ou deux, apres l’avoir quelque temps consideré: J’advoue, luy dit-elle, que je pense m’estre trompée, et que vous n’estes pas ce Lydias que je cherche, car c’est la verité qu’il a une blessuree en la teste que je ne trouve point en la vostre, et si je sçay tres-asseurément que la cicatrice ne sçauroit s’estre perdue en si peu de temps qu’il y a que je ne l’ay veu, puis qu’au contraire c’est une marque qu’il ne perdra jamais. Ligdamon, plus aise qu’on ne sçauroit dire de se voir delivré de cette peine, et plus encore de sçavoir cette difference, afin que, quand Amerine le trouveroit, car il s’asseuroit bien qu’elle le suivoit, il pust la desabuser, reprenant la parole: Eust-il pleu aux dieux, s’escria-t’il, que quand j’ay esté condamné pour ce Lydias, j’eusse sceu cette difference, car je n’eusse pas couru de si dangereuses fortunes! – Les dieux, respondit froidement Melandre, [767/768] font toute chose avec tant de providence, que personne ne s’en doit plaindre, Vous et moy en pouvons rendre tesmoignage: Vous, d’autant que si vous avez failly de perdre la vie pour ressembler à Lydias, aussi vous l’ay-je sauvée, parce que vous luy ressemblez, car asseurez-vous que si deceue de vostre visage, je n’eusse creu que vous eussiez esté luy, je ne me fusse jamais jettée dans ce fosse comme j’ay fait pour vous sauver, et ce meschant sans doute vous surprenant, vous eust osté la vie. Et moy, d’autant que si je ne vous eusse pris pour Lydias, jamais je ne fusse sortie de l’erreur où j’ay esté souvent pour l’infidelité de cet homme, qui peut-estre me va cherchant par les Gaules, avec autant de soing que je vous ay suivy, ou plustost poursuivy depuis Calais.

Car, Seigneur Chevalier, il faut que vous sçachiez que m’estant mise dans les prisons de Lipandas, comme je vous ay dit, pour en faire sortir Lydias, je sceus dans ces profonds cachots par le geolier, que celuy pour qui j’estois prisonnier, car il pensoit que je fusse un homme, avoit esté pris des Neustriens, condamné aux lions, et delivré, à condition qu’il espouseroit Amerine: si ces nouvelles me furent ennuyeuses, celuy-là le peut juger qui aura aymé. Tant y a qu’apres diverses plaintes, mais plaintes toutesfois qui ne sortoient point hors de mes levres de peur d’estre recogneue, je languis quelques jours en cette peine, car la vie que je traisnois ne se pouvoit dire autre chose qu’un languissement, ne regrettant l’estat où j’estois, que pour ne pouvoir me donner d’un poignard dans le sein, en la presence de cet ingrat et perfide Lydias.

Mais lors que j’estois plus desesperée de sortir de ce miserable lieu, les Francs, je ne sçay comment, se saisirent une nuict de la place, et le geolier mesme fut celuy qui tout effroyé nous vint ouvrir les prisons, et nous oster les fers, afin, disoit-il, que plusieurs Francs qui estoient prisonniers parmy nous, luy sauvassent la vie en cette occasion. Quant à moy, qui mourois du desir de voir Lydias pour, en sa presence, et de cette Amerine, luy faire un sacrifice de ma vie, je ne fus pas plustost en liberté que trouvant des chevaux à l’abandon, je sortis de Calais, et n’ayant pour toute compagnie qu’un jeune homme qui me conduisoit, parce qu’il estoit du pays, et qu’estans prisonniers ensemble, nous estions devenus amis, je pris le chemin de Rothomague, où je ne fus pas plustost entrée, que j’appris d’une venerable matrone, à laquelle je demanday des nouvelles de Lydias, qu’il estoit en une maison d’Amerine, sa femme, assez proche de la, et la suppliant m’en vouloir enseigner le [768/769] chemin, elle me dit qu’il falloit prendre celuy de la grande ville de Paris.

Jugez si ces nouvelles me toucherent l’ame et si, ressortant de la ville, et rencontrant ce mesme jeune homme qui m’avoit conduite, car il n’osoit entrer dedans, de peur de la Justice, je luy tins long discours, puis que veritablement j’estois si troublée, que je ne sçay ny ce que je luy dis, ny par où je passay. Tant y a, que peu de temps apres j’arrivay en cette maison, où l’on me dit, qu’il y avoit trois jours qu’il estoit party avec Amerine sa femme, pour aller en Forests, à cause de quelques affaires qui leur estoient survenues, je me mis à les suivre, et bien souvent j’appris de leurs nouvelles. Un jour enfin que j’avois fait une grande traite, et que la chaleur du jour m’ostoit presque la force de me tenir à cheval, je vis un ombrage sur le chemin qui me sembla propre pour passer la grande ardeur du jour. La necessité que j’avois de me reposer, et aussi de laisser paistre mon cheval que j’avois presque outré, me fit mettre pied à terre. Mais je n’eus pas si tost attaché mon cheval à un arbre, que j’apperceus une fille, que je crois estre maintenant cette Amerine, selon ce que je vous en ay ouy dire; je m’approchay d’elle, et la suppliay de trouver bon que je prisse en ce lieu la commodité de l’ombrage, à quoy elle me respondit, avec toute sorte de courtoisie et de civilité, mais en mesme temps vous arrivastes avec des feuillages pour mettre aux endroits qui estoient les moins couverts.

C’est la verité, que d’abord que je jettay les yeux sur vous, je vous pris, comme j’ay fait encore à cette fois, pour ce Lydias que j’allois cherchant, et jugeay que cette femme estoit Amerine. Je fus, je le confesse, esmeue de plusieurs et diverses passions: car une fois je faillis de sauter sur Amerine cependant qu’elle dormoit, et luy donner d’un poignard dans le sein, et puis en mesme temps me tuer du mesme fer devant vos yeux, en vous reprochant la perfidie que je pensois estre en vous; d’autre fois, sans faire mal à cette innocente, je faisois dessein de m’ouvrir l’estomach, et mourant vous jetter mon sang au visage, avec des reproches conformes à ma passion. En fin quelque bon Demon me voulut divertir de ces cruelles resolutions, et me contraignant de m’esloigner un peu, apres cent et cent differents advis, je pensay qu’il valoit mieux que je mourusse par vos propres mains, que par les miennes, afin que, comme mon homicide, vous eussiez plus de regret de ma mort. [769/770] Et m’arrestant à ce dessein, vous sçavez les signes que je vous fis pour vous separer de cette Amerine, et avec combien d’impetuosité je me jettay dans vos armes, desquelles je fus à la verité attainte dans le bras, mais je ne sçay comme ce ne fut point dans le cœur, puisque c’estoit mon dessein d’y recevoir le coup. II le punira, disois-je en moy-mesme, ce cœur, pour l’avoir trop aimée, et pour le moins s’il n’a point esté juste en pas une de ses autres actions, il le sera en celle-cy, en chastiant celuy qui a failly. Et j’avois bien une telle opinion de recevoir le coup dans le cœur que, sentant la pointe de vostre espée, je me figuray qu’elle m’alloit desja jusqu’au cœur, si bien qu’ayant autrefois ouy dire que toutes les blessures du cœur estoient mortelles, je me figuray de sorte d’estre morte, que j’en esvanouys, et ne revins que je ne me trouvasse entre les mains du Comte de Neomague. J’ai sceu depuis que me trouvant esvanouy, il m’avoit fait enlever comme mort; mais, de fortune, le mouvement et le tracas de ceux qui m’emportoient me fit revenir, si bien que me mettant à cheval ils m’emportoient, lors que je vous vis, ce me sembla, passer assez hastivement pres de moy à cheval.

– II falloit, interrompit Ligdamon, que ce fust quelque autre, car quant à moy j’estois à pied, et n’abandonnay jamais Amerine, et de fait nous fusmes pris ensemble. – Si cela est, reprit Melandre, ou c’est Lydias, ou c’est quelqu’autre qui luy ressemble, comme vous faites. Tant y a, que sans penser que j’estois entre les mains du Comte, qui est le Chef de la Justice; j’allay dire avec un grand souspir que c’estoit luy qui m’avoit mise en l’estat où j’estois; aussi-tost que, le Comte en fut adverty, il le fit suivre, et l’ayant attaint le fit mettre prisonnier. Lors que la nuict je vins à penser que je serois cause que Lydias recevroit quelque chastiment pour l’avoir accusé, je fus extrémement marrie de ce que j’avois dit. Et le lendemain qu’estant au lict, on m’amena une certaine femme vestue de vos habits, je dis que ce n’estois point elle. Mais je fus bien plus estonnée, quand on me presenta celuy que j’avois accusé, car veritablement je le pris pour vous, je veux dire pour Lydias, et de peur qu’il me recognust, je tournay le visage de l’autre costé, ce que je fis aisément, parce qu’à cause de ma blessure j’estois au lict. Et quoy que je creusse avoir un tres-grand sujet de luy vouloir mal, si est-ce que jamais mon cœur ne put consentir que je luy rendisse du desplaisir, de sorte que contrefaisant ma voix, je declaray que ce n’estoit point [770/771] luy, mais l’antre qui avoit pris les habits de cette fille; sur cette descharge il fut relasché. – Et la fille, adjouta Ligdamon, que devint-elle? car veritablement ce fut elle qui me sauva. – La femme du Comte, dit-elle, la retira, et je croy que depuis elle s’en retourna chez elle, tant y a qu’elle n’eut point de mal. Mais pour continuer le discours de ma miserable fortune, la nuict que je ne pouvois dormir, non pas pour blessure du bras, mais pour celle du cœur, je fis cent propositions en moy mesme: une fois, d’escrire à Lydias, et luy representer le tort qu’il me faisoit, mais incontinent je changeay d’avis, m’imaginant qu’il se mocqueroit de ma lettre, et qu’avec son Amerine il en feroit risée; d’autre fois je proposois de l’enyoyer querir, sans luy dire qui j’estois, et en la presence de la femme du Comte, puis qu’elle estoit ainsi pitoyable et bonne, luy reprocher sa perfidie et son ingratitude, m’assurant que, peut-estre, la honte obtiendroit davantage sur luy que mon amour. En ce dessein je m’endormis, en resolution que le matin je le mettrois en effect, mais je fus bien deceue, parce que, des le soir mesme, aussi tost qu’il fut mis en liberté, il sortit de la ville, et dés l’heure mesme s’en alla, sans que personne sceut quel chemin assurément il avoit pris.

Lors que je sceus son depart, me voylà aux plaintes et aux pleurs, et ne pouvant assez m’accuser de peu de prudence en cette action, je me tourmentois, et me voulois mal d’avoir si mal mesnagé l’occasion que la fortune m’avoit offerte. Car, disois-je, si j’eusse continué de l’accuser, il eust sans doute esté retenu, et j’eusse pu executer le dessein de parler à luy devant la femme du Comte. Et quant à la vaine crainte que j’ay eue qu’il receust quelque desplaisir de ceux de la Justice, quel autre en pouvoit-il recevoir que d’estre arresté? Car, pour un plus grand mal, il ne le falloit pas craindre, puis que ma blesseure n’est pas telle, qu’elle pust etre cause de luy faire donner un plus grand chastiment. Mais quand il fust advenu autrement, et que je me fusse veue en l’article de la mort, ne pouvois-je pas moy-mesme demander sa grace, ou bien dire que c’estoit moy qui l’avois attaqué, ou en fin raconter aux Juges toute ma miserable vie? y en a-t’il au monde un si cruel qui n’eust esté touché de compassion au recit de mes travaux?

Mais en fin tous ces discours estoient vains. Apres m’estre longuement debattue et faschée contre mon peu de jugement, je fus contrainte de recourir à la patience, et aussi-tost que je pus, qui fut dans sept ou huict jours apres, me mettre en chemin pour [771/772] venir en Forests, où j’avois sceu que vous veniez. Et de fortune je suis arrivée en ce lieu, lors que toutes ces trouppes se sont mises en devoir de forcer cette ville, j’allois cherchant par les rangs, et par tout où je voyois des personnes, si je ne vous y trouverois point. Et par hazard me rencontrant aupres de celuy qui est sauté dans le fossé pour vous tuer, aussi-tost que j’ay jetté les yeux sur vous, vous prenant pour Lydias, j’ay couru à vostre deffence, faisant bien paroistre qu’il n’y a rien de plus fort que l’amour, puis que ny l’opinion du mespris, ny tant de sortes d’offences et d’outrages ne m’ont peu empescher que je n’aye exposé la vie pour ce Lydias, à qui j’avois opinion d’avoir tant d’occasion de vouloir plus de mal qu’à la mort.

Ainsi finit Melandre le discours de ses voyages et de ses peines. Et Ligdamon luy tendant la main: Belle et genereuse fille, luy dit-il, je vous tends la main, en signe que la vie que vous avez essayé de me conserver aujourd’huy, ne sera jamais espargnée en ce qui concernera vostre service, et que s’il m’est permis de prevoir quelque chose dans le futur, vous ne partirez point de ce pays sans avoir du contentement; car les dieux qui ne font rien sans un bon sujet, n’ont pas fait naistre en vous une si parfaite affection pour neant, et sans vouloir s’en servir en quelque grande occasion. Vos fortunes qui sont sans pareilles, et desquelles vous estes sortie presque contre toute esperance, vous doivent faire cognoistre que quelque grand Demon vous conduit et vous conserve. Esperez, et assurez-vous que vous n’espererez point en vain; et cependant disposez de moy, et me commandez comme à une personne qui ne sçauroit estre davantage à vous. – Ces offres, respondit-elle, sont telles qu’une pauvre fille delaissée de tout secours, sinon de celuy des dieux, peut esperer d’un courtois chevalier, tel que vous estes. Je ne les refuse pas, et pour cette heure je vous supplie seulement de deux choses: l’une, de ne me descouvrir à personne pour fille, et l’autre, de trouver bon que je vive aupres de vous, que je vous ayme et vous serve, jusqu’à ce que les dieux voudront que je trouve des nouvelles de ce que je cherche. Si vous m’accordezces deux supplications que je vous fais, je vivray avec quelque contentement, voyant devant mes yeux le visage tant aymé de mon Lydias.

Ligdamon qui veritablement estimoit et admiroit la vertu de cette fille, l’assura de tout ce qu’elle desiroit, et, avec plusieurs autres assurances de sa bonne volonté, luy donna le bon-soir pour [772/773] aller mettre l’ordre necessaire au quartier qui luy avoit esté assigné; car quoy qu’il eust grandement travaillé tout ce jour, si ne voulut-il reposer qu’il n’eust veu s’il defailloit quelque chose en tout ce qui dependoit de luy. Et lors qu’il revenoit en son logis, il ouyt dans une maison voisine quelqu’un qui se plaignoit. Ce Chevalier estoit grandement pitoyable, et prenoit aisément part au desplaisir d’autruy: oyant donc cette voix plaintive, et croyant que ce fust quelque blessé; il commanda à un de ceux qui le suivoient d’entrer dans ce logis, et luy rapporter si ce blessé avoit besoin de quelque secours, et cependant qu’il l’attendroit à la porte. Celuy à qui il avoit donné cette commission entrant dedans vid un homme attaché les bras et les jambes contre un lict, sans qu’il y eust personne qui le regardast. La clairté que faisoit le feu allumé à la cheminée, luy fit juger que ce devoit estre un estranger, et que peut-estre quelqu’un avoit pris en cette derniere occasion. Et toutefois ne voyant point que personne luy fist de mal, et prenant garde qu’il faisoit tout son effort pour traisner le lict où il estoit attaché du costé du feu: Quel sujet, luy dit-il, as-tu de te plaindre, et pourquoy t’efforces-tu de t’approcher de ce feu? Est-ce, peut-estre, pour asseyer de rompre tes chaisnes? Hé! pauvre homme, quand elles seroient destachées, aurois-tu opinion de te sauver? cent corps de garde, outre les portes, t’en empescheroient. Cet Estranger tournant les yeux hagards contre luy: Si je n’avois sujet, luy respondit-il, que de me plaindre, j’aurois honte d’ouvrir la bouche. II faut que je meure, et c’est pourquoy ce que tu penses que je fais pour me sauver, n’est seulement que pour approcher ce lict de ce feu afin, en le bruslant, de m’oster la miserable vie que je ne veux plus, et je suis bien tant esloigné de me vouloir sauver; que le premier moment qui me mettroit les mains en liberté, seroit le dernier que je vivrois.

Ligdamon impatient, luy semblant que celuy qu’il avoit envoyé, demeuroit trop à revenir, entra luy-mesme dans la chambre où il estoit, et voyant cet homme en cet estat: Et qui sont ceux, dit-il, qui traittent ce prisonnier si cruellement? Les solduriers alors, entre les mains desquels il estoit tombé, et qui estoient en une chambre prochaine où ils souppoient, l’oyans parler, luy en vindrent rendre conte: Seigneur, luy dit un disenier qui estoit le chef de ceux qui logeoient en ce logis, ne croyez pas que ce soit pour mal-traitter cet homme que nous l’avons mis en l’estat où vous le voyez, car au contraire nous l’avons fait par compassion, [773/774] d’autant qu’il est tellement desesperé, que si nous ne luy eussions osté le fer des mains, il se le seroit desja mis par deux fois dans le sein, si bien que nous avons esté contraints de l’attacher, de crainte qu’il se mesfist. – II faut, dit alors Ligdamon, qu’il ait receu quelque grand coup de fortune. Et n’a-t’il point dit la cause de son desespoir? – Jamais, respondit le Disenier nous n’en avons pu tirer autre choses que des souspirs et des plaintes.

Ligdamon à ce mot le considerant, et luy semblant qu’il avoit mine d’homme de valeur: C’est dommage, dit-il, qu’il se perde ainsi; peut-estre a-t’il perdu quelque personne qu’il cherissoit, car mal-aisément semblables desespoirs viennent-ils jamais que d’amour. Et lors s’approchant de luy: Amy, luy dit-il, souviens-toy que tu es homme, c’est à dire sujet au mal et au bien, et que comme maintenant tu esprouves la rigueur de la mauvaise fortune, de mesme tu te dois conserver pour la bonne, lors qu’il plaira aux dieux te l’envoyer. – Chevalier, luy respondit l’Estranger, la compassion que je vois que tu as de mon mal me fait croire que tu es homme de merite, car jamais un cœur lasche n’a pitié d’un affligé. Et cette creance que j’ay de toy est cause que je me repents de la volonté qu’en cette derniere action j’av eue de t’oster la vie, quoy que tu puisses estre accusé de tout mon desplaisir. – Est-ce toy, adjouta Ligdamon, qui m’es venu attaquer dans le fossé, lors que je faisois brusler les machines de l’ennemy? – C’est moy, respondit-il, qui serois marry d’avoir accompli la volonté que j’avois, mais qui voudrois bien que ton fer m’eust alors osté la vie, puis qu’il l’avoit desja ravie à la personne, pour l’amour de laquelle je voulois seulement vivre. – II me desplaist, repliqua Ligdamon, de t’avoir donné un si sensible desplaisir, mais si dois-tu juger que j’en suis grandement innocent, car dans la chaleur du combat mal-aisément peut-on discerner ceux que l’on frappe. Et toutesfois, si j’ay bonne memoire, celuy que je tenois sous moy quand tu m’as attaqué n’est pas mort; pour le moins, je scay bien que m’ayant demandé la vie, je la luy ay donnée. – O Dieux! s’escria l’Estranger, seroit-il bien possible que les dieux l’eussent conservé? – Assurément, reprit Ligdamon, je ne luy ay point fait de mal depuis qu’il s’est rendu; et outre que ce n’est pas ma coustume d’en faire à qui me quitte les armes, encore m’eust-il esté bien mal-aisé, puis que tu m’as attaqué tant à l’impourveue, que tout ce que j’ai pu, ç’a esté de me mettre en defence. [774/775]

A ce mot quelques uns de ceux qui s’estoient trouvez aupres de Ligdamon en cette occasion, tesmoignerent que chacun ne pensant qu’à sa defence, cet homme s’estoit sauvé, et qu’encores qu’ils vissent qu’il s’en alloit, ils ne s’en estoient point souciez, ayant desja tant d’autres prisonniers, qu’ils ne sçauroient presque qu’en faire.

O puissant Tautates! s’escria l’Estranger, haussant les yeux en haut, (les yeux, car les liens l’empeschoient d’en pouvoir faire autant des mains), ô puissant Dieu, est-il possible que j’aye receu ce bien, et que mon transport et mon desespoir ayent esté cause que cette personne se soit sauvée? Tous alors: Sois certain, luy dirent-ils, que nous l’avons veu jusques hors du fossé. – J’en suis tres ayse, reprit Ligdamon, pour ton contentement.

Grand effect de la joye interieure de l’ame! On vid en mesme temps l’œil et le visage si changez à cet homme, qu’il ne sembloit plus celuy qui parloit un moment auparavant. Et adressant sa parole à Ligdamon: Seigneur Chevalier, luy dit-il d’une voix douce et moderée, en donnant la vie à une personne, vous l’avez donnée à deux, car si celle pour qui je plaignois eust esté morte, il n’y avoit ny liens, ny fers qui m’eussent empesché de mourir. Et je dis celle, car sçachez qu’encore que vous l’ayez veue vestue en homme, c’est toutefois une fille, la plus genereuse et la plus estimable qui ait jamais esté dans le monde. Et afin que vous puissiez juger si je n’avois pas sujet de l’aymer et de l’admirer, permettez-moy que je vous raconte briefvement l’histoire de toutes mes peines.

Ligdamon, qui le vid tout changé, et parler d’une façon plus rassise, eut opinion que ces nouvelles luy avoient remis l’esprit en son lieu; et d’autant qu’il avoit pitié de l’ouyr parler ainsi attaché: Estranger, luy dit-il, je seray tres-aise de t’escouter, mais il me fasche de te voir en l’estat où tu es; et toutefois je ne voudrois pas qu’en te destachant tu fisses quelque acte d’inhumanité contre toy-mesme. – Non non, respondit-il, Seigneur Chevalier, vostre courtoisie m’oblige trop, et puis, l’assurance que tant de personnes qui sont autour de vous me donnent de la vie de celle que je regrettois, me commande de vivre pour avoir le moyen de vous servir, et elle aussi, – Sur lassurance, que tu me donnes, adjousta Ligdamon, je commande qu’on te detache, et que tu me suives en mon logis où tu seras plus commodement qu’en ce mauvais lieu: – Cette grace que sans demander je reçois de vous, dit [775/776] l’Estranger, m’oblige à vous engager ma parole comme je fais, de jamais ne vous abandonner que vous ne me le permettiez, et de plus à vous dire que n’estant Ambacte ny soldurier de vos ennemis, et ne leur ayant donné aucune parole de les servir, je ne porteray jamais les armes contre vous. Et je dirois de n’aller jamais dans l’armée de vostre ennemy, que l’espée en la main pour vostre querelle, n’estoit que celle pour qui je suis vostre prisonnier est dans leur camp, et je ne puis disposer de moy que je ne l’aye trouvée.

A ce mot le Disenier le destacha et le remettant à Ligdamon qui receut sa parole, ils s’en allerent tous ensemble en son logis, où Ligdamon le fit revestir de quelques habits, car les siens en partie luy avoient este deschirez par ceux qui Tavoient pris, et en partie luy mesme de rage se les estoit rompus. Apres Ligdamon luy faisant apporter un siege, le fit asseoir aupres de luy; et puis, par le commandement de Ligdamon, se voyant seul dans la chambre avec luy, il prit la parole ainsi:

SUITTE DE L’HISTOIRE DE LIPANDAS

Ceux qui ne cognoissent point la grandeur et la puissance de ce dieu qui se nomme Amour, doivent à mon exemple apprendre à l’honorer et reverer, s’ils ne veulent ressentir les mesmes supplices desquels j’ay esté chastié, pour avoir mal-traitté ceux qui le servent, et n’avoir pas porté le respect à ce grand dleu qui luy est deu. Car sçachez, Seigneur Chevalier, qu’aussi-tost que je fus sorty de l’enfance, je pris en si grand mespris Amour et tous ceux qui le suivoient, qu’il suffisoit de me dire qu’une personne estoit Amante pour me la faire mespriser. Quelquefois que j’oyois dire quelque extraordinaire effet de cette passion, en me mocquant je disois que l’on changeoit le nom aux choses, et que cela ne se devoit pas appeller amour, mais folie. D’autres fois que je me rencontrois en des assemblées, où je voyois tant de personnes, idolatres d’un beau visage, estre attachées par les yeux, et ne pouvoir esloigner ces belles; et elles, avec de petits sousris, les regarder du costé de l’œil, et les caresser, je disois: ou ces hommes se mocquent de ces femmes en leur voulant faire croire ce qu’ils disent, ou ces femmes se mocquent de ces hommes en faisant sem-[776/777]blant de les croire. Quand quelqu’autre plus serieux me vouloit prouver qu’il estoit contraint par force d’aymer une beauté qu’il disoit extréme, et de qui les coups estoient inevitables, je me figurois que c’estoit un de ces sçavans sophistes, qui se mettent à soustenir et pour et contre toutes les propositions qui leur sont faites, seulement pour faire paroistre la vivacité de leur esprit.

Mais je diray bien davantage: ny durant toute ma jeunesse, ny mesmes jusques au commencement de mon automne, je n’ay pu remarquer en celles qu’on me disoit estre si belles, et pour lesquelles j’en voyois beaucoup qui languissoient, chose quelconque qui me pust faire penser qu’elles fussent plus aimables que le reste des femmes; si bien qu’avec verité je pouvois jurer que, comme il y a des personnes qui naissent aveugles, d’autres sourds, d’autres sans avoir point de goust, ou pour le moins d’un goust different aux autres, de mesme, il falloit que mon ame eust esté créée sans sentiment pour cet Amour et pour ces beautez. Aussi toutes mes delices en ce temps-là estoient la chasse et la guerre que j’allois cherchant par tout où j’apprenois qu’elle estoit. Or, Seigneur Chevalier, j’ay vescu en ce mespris d’Amour et des beautez jusques en l’aage où vous me voyez, n’y ayant pas plus d’une lune ou environ que ce dieu, ne voulant plus souffrir qu’un mortel mist de cette sorte sous les pieds son honneur et ses loix, me fit recognoistre sa puissance par une voye d’autant plus inaccoustumée, que ma faute aussi estoit peu ordinaire.

Ceux qui me cognoissent m’appellent Lipandas, nay dans la principale ville des Neustriens, nommée Rothomague, où ceux desquels j’ay pris naissance ont tousjours tenu l’un des premiers rangs. Et d’autant que depuis quelque temps ceux de ma patrie ont eu de grandes guerres contre les Romains, et celles-la presque assoupies, contre les Francs, j’eus assez d’occasion de faire voir ce que je valois aux miens, sans sortir des limites de la Neustrie, ou pour le moins de nos armées; etcela fut cause que nos Seigneurs ayans à pourvoir au gouvernement de l’une des plus importantes places qu’ils eussent, nommée Calais, ils la remirent en mes mains, tant ils avoient de foy en ma suffisance. Je conservay cette place plusieurs années; en fin il y a quelques mois qu’un nommé Lydias, venant de la Grande Bretaigne, où il s’estoit refugié, prit terre en ce lieu-là….

Ligdamon, à ce mot, luy mettant la main sur les siennes: Arrestez-vous, Chevalier, je vous supplie, luy dit-il, estes-vous ce [777/778] Lipandas, commandant à Calais, qui mit Lydias prisonnier à cause de la mort d’Aronte? – Je suis celuy-la mesme/respondit-il, et quelle cognoissance pouvez-vous avoir de moy, en ce lieu si reculé de la Neustrie? – Contentez-vous, repliqua Ligdamon, que je sçay ce que je vous dis, et de plus qu’une jeune fille de la Grande Bretagne, nommé Melandre, armé comme un chevalier, combatit contre vous pour la libertéde ce Lydias, et puis se remit dans vos prisons pour l’en delivrer, et qu’en fin les Francs par une surprise se saisirent de Calais et la mirent hors de vos mains. – A ce que je vois, reprit l’Estranger, vous sçavez presque tout ce que j’avois à vous dire, et par ainsi mon discours ne sera pas si long que je pensois. Et lors le regardant de plus pres: Mais, ô Dieux! dit-il tout à coup, à qui est-ce que je raconte ces nouvelles, puisque, si je ne me trompe, je parle à Lydias? – A Lydias, respondit Ligdamon, nullement, mais ouy bien à une personne qui a failly de payer bien cherement la ressemblance qu’elle a avec ce Lydias, comme vous l’entendrez quand vous aurez achevé vostre discours. – La creance, repliqua l’Estranger, que j’ay en vos paroles, me fait desmentir mes yeux qui me jurent que vous estes Lydias; mais puisque vous me le niez, je continueray ce que j’avois commencé à dire.

Et lors il reprit ainsi: Or, Seigneur Chevalier, puisque vous sçavez tous ces accidents, vous aurez peut-estre bien appris encore que ceste Melandre ne fut pas plustost hors de mes prisons qu’elle s’en alla apres cet ingrat Lydias qui, ayant mis en oubly tant d’extraordinaires faveurs qu’il avoit receues de cette genereuse fille, estoit allé à Rotomague espouser Amerine, celle pour laquelle il avoit tué Aronte mon proche parent. Quant à moy, je demeuray prisonnier entre les mains d’un Lindamor, chevalier Gaulois, le plus accomply qui jamais soit entré dans la Neustrie. Et le sujet qui en fut cause, à ce que bien-tost apres je sceus, fut cette belle Melandre que je retenois prisonniere, parce que Lindamor ayant sceu, je ne sçay comment, les preuves de generosité et d’affection que cette fille avoit rendues à Lydias, et estant bien informé qu’elle estoit dans les prisons du chasteau, d’abord que la place fut prise il y courut pour la delivrer. Mais ne l’y trouvant pas (car desja les portes avoient esté ouvertes, et elle et plusieurs autres s’estoient sauvez), je croy qu’il n’y eut coing, cachot ny cave qu’il ne visitast, me demandant à tous coups où elle estoit; moy qui ne sçavois ce qu’il demandoit, et qui ne recognoissois [778/779] Melandre que pour le Chevalier Triste, j’estois le plus empesché du monde à luy respondre:

En fin, me faisant entendre qu’il cherchoit une fille vestue en chevalier, qui avoit combatu contre moy pour Lydias, et depuis s’estoit remise en mes prisons: Pour le Chevalier Triste, respondis-je, il a bien esté mon prisonnier, mais autre fille n’ay-je point eue entre mes mains. – C’est bien, me repliqua Lindamor, ce Chevalier Triste que je cherche, du nom duquel je ne me ressouvenois plus, et qui est cette fille dont je parle. – Comment, m’escriay-je, le Chevalier Triste est une fille? – Et quoy, adjouta Lindamor, vous l’avez eue si long-temps entre vos mains, et vous ne l’avez point recogneue? Sçachez, continua-t’il, qu’elle aimoit ce Lydias, pour la defence duquel elle s’arma et vous vainquit, et depuis d’un courage heroique voulut acheter la liberté de ce mesme Lydias par la perte de la sienne.

Oyez, Seigneur, la vengeance de ce puissant dieu d’Amour! Je m’estois tousjours mocqué de sa puissance, et avois tousjours mesprisé ses coups, ainsi que je vous ay dit. Mais je n’eus pas plustost ouy dire que le Chevalier Triste estoit une fille, que j’en entray en une admiration extréme, et cette admiration peu apres rappellant en ma memoire la generosité de cette fille,le peril où elle s’estoit mise, la resolution qu’elle avoit monstrée, je commençay de l’estimer. Et en fin, me representant la douceur de son visage, son proceder plein de modestie, sa patience admirable, et son affection sans pareille, apres l’avoir quelque temps estimée, je l’aymay, chose que j’avois tousjours jugée impossible. Mais apprenez, ô mortels, à reverer les dieux supremes! Ne m’arrestant pas à une amitié ordinaire, Amour me toucha si vivement, que je passay jusques à une affection si passionnée, que je puis servir d’exemple à tous les impies qui ne veulent recognoistre la puissance de ce grand dieu, que veritablement on doit entre tous les autres appeller Hesus, c’est à dire fort et puissant.

Cependant Lindamor sceut que Melandre n’avoit pas plustost esté en liberté, qu’elle avoit couru apres Lydias qui s’en estoit allé à Rotomague. Et c’est la verité que si j’eusse esté libre, tout ainsi que Melandre s’en alloit apres Lydias, j’eusse aussi couru apres Melandre. Mais ayant donné ma parole à ce chevalier de ne point sortir de son logis, je ne pouvois faire autre chose que languir et me juger moy-mesme digne du supplice que je souffrois, ayant eu entre mes mains cette belle et aymable fille sans l’avoir recogneue. [779/780] J’esprouvay bien alors que la passion fait juger bien differemment de toutes choses, puisque moy qui avois si peu creu cette violence dont Amour force ceux qu’il a une fois vivement attaints, j’estois contraint de dire qu’il n’y avoit rien qui luy pust resister, et que moy qui me soulois mocquer de ceux qui recherchoient quelques petites faveurs de ceux qu’ils aymoient, je me fusse contenté de pouvoir baiser et adorer les chaisnes qui avoient touché les mains de Melandre!

Et, de fait, n’en pouvant avoir autre chose, je priay un de ceux de Lindamor de vouloir aller aux prisons où elle souloit estre, et, s’il y en avoit encore quelques-unes, de me les apporter. Cet homme, plein de courtoisie comme son maistre, (car c’est l’ordinaire, que ceux d’une maison imitent les vertus ou les vices de celuy qui commande), s’y en alla, et y en trouvant quantité, ne les sçachant discerner, comme aussi il estoit impossible, il en apporta autant qu’il eut de forces. Soudain que je les receus: O liens, disois-je, qui avez pu attacher les mains de celle qui me retient le cœur, mais moins cruels toutefois que je ne suis, puisque vous vous estes rompus pour laisser en liberté celle que je tenois tant indignement dans mes prisons, reprochez-moy avec raison la faute que vous avez faite, puis que j’en suis l’autheur, et que vous, plus sensibles que je ne suis, avez eu pitié d’elle, et, plus recognoissans que je n’ay pas esté, avez recogna que celle a qui la liberté de tous les cœurs estoit deue, ne meritoit pas d’estre en prison!

Helas! heureux lyens, dis-je en les baisant, heureux estes-vous d’avoir touché ces belles mains! monstrez-moy en quel endroit vous avez eu cette faveur, afin qu’en le baisant, je rende tesmoignage de l’honneur que je leur porte. Et si par son attouchement quelque esprit de douceur et d’humanité est passé en vous, par cette douceur et par cette humanité, je vous conjure, ô chers lyens, de lier et mes bras et mes mains avec les mesmes nœuds que vous la souliez attacher, afin que ce contentement me demeure, esloigné d’elle, que quelque chose d’elle soit aupres de moy. Et à ce mot je les rebaisois, et suppliois ceux qui estoient autour de moy de m’en vouloir lier et les bras et les mains. Et parce qu’ils refusoient de me rendre cet office de pitié qu’ils pensoient estre impitoyable, O dieux! m’escriais-je, et comment est-il possible que celuy qui n’a point eu de compassion de la plus belle et de la plus genereuse fille de la terre, puisse trouver des personnes si pitoyables? Et par ce refus je disois et faisois tant de choses hors [780/781] de propos, que plusieurs ne se peurent empescher d’en rire, et d’autres d’en ressentir de la peine, voyant un homme si perdu d’amour.

Toutes ces choses furent racontées à Lindamor, et Lindamor les fit sçavoir à Clidaman, qui fut cause que tous deux par curiosité me vindrent voir. L’estat auquel ils me trouverent estoit tel que personne de sain jugement ne pouvoit penser de moy, sinon que j’avois perdu l’entendement, Je m’estois attaché des chaisnes à chasque pied, et d’une main je m’estois liée l’autre au mieux que j’avois pu, et le reste des fers, je me l’estois mis autour du col; et de cette sorte j’allois au petit pas par la chambre, baisant ceux que je pouvois attaindre de la bouche, et louant et reverant les autres comme ayans touché cette belle fille. Encore que je les visse entrer où j’estois, je ne laissay de continuer, comme si je ne les eusse point apperceus, ce qui les retint en quelque sorte d’admiration pour un temps.

Mais en fin Clidaman, s’approchant de moy: Et quoy, me dit-il, Chevalier, que voulez-vous faire de ces chaisnes, et pourquoy vous en estes-vous attaché de cette sorte? – Seigneur, luy dis-je, je voudrois non seulement les avoir continuellement sur moy, mais je voudrois me les pouvoir mettre dans le cœur. – Dans le cœur? adjousta-t’il, et ne sçavez-vous pas bien que, si cela estoit, vous mourriez? car rien ne peut toucher le cœur sans luy donner la mort. – O Seigneur! repliquay-je, que cette regle est faulse, puisque non seulement Melandre m’a touché le cœur, mais elle me l’a perce de cent fleches, voire me l’a ravy de l’estomac, et pourtant je ne meurs pas! – Ce que vous racontez, reprit Clidaman, ce n’est qu’en esprit qu’elle a pu traitter ainsi vostre cœur; mais si ces chaisnes le touchoient, sans doute vous mourriez? – Nullement, Seigneur, luy dis-je, car n’avez-vous pas ouy dire que le fer touché de l’aymant reçoit une certaine qualité du mesme aymant, avec laquelle il attire le fer aussi? – Je l’ay ouy dire, respondit Clidaman, et de plus je l’ay veu, mais à quoy sert cela pour nostre propos? – Je veux dire aussi, continuay-je, que ces chaisnes, encore qu’elles soient de fer, ayant touché les mains de Melandre, en ont receu une certaine vertu et une certaine qualité, telle qu’elles peuvent toucher les cœurs sans les faire mourir, tout ainsi que la belle Melandre pourroit faire elle-mesme.

Clidaman à ce mot plia les espaules et s’en alla. Mais Lindamor, se faschant de me voir ainsi perdre le sens, s’approcha de moy, [781/782] et fit tout ce qu’il put pour me divertir de ces pensées. Et peu à peu les douces paroles et la peine que je voyois qu’il prenoit pour me remettre, furent cause que je fis tout ce qu’il voulut, car quoy que ces actions donnassent tesmoignage de folie, ce n’estoit pas pour cela que je fusse fol, mais la grandeur de cette nouvelle passion, comme la clairté du soleil efface les estoiles, de mesme m’ostoit-elle à ce commencement la veue de toutes autres choses, ou me les faisoit mespriser.

Je demeuray huict jours en cette peine. Enfin la courtoisie de Lindamor fut telle, que me voyant triste et melancolique outre mesure, et que tous les jours ce mal alloit empirant, il prit pitié de mon affliction, et me tirant à part, me representa toutes les considerations qui peuvent estre pensées pour consoler une personne affligée, et puis m’offrit tant de faveurs que jamais je ne seray en vie sans estre son serviteur; ausquelles ne respondant au commencement qu’avec des souspirs, enfin estant pressé de luy, je luy fis entendre au mieux que je pus le ressentiment que j’avois de ses extraordinaires courtoisies, et que mon mal ne procedoit pas de ma prison, ny de la perte que je pouvois avoir faite, mais seulement d’avoir sceu que Melandre s’en estoit allée apres Lydias sans que je la pusse suivre, et qu’Amour m’avoit tellement donné à elle, que si en ceste queste elle recevoit quelque desplaisir, infailliblement j’en mourrois desesperé, parce que je croirois estre cause de tout le mal qu’elle recevroit.

Lindamor, à ce que je juge, qui n’est pas ignorant d’Amour, s’en alla dés l’heure mesme pour procurer mon eslargissement, et y travailla de sorte avec Clidaman, qu’en fin il l’obtint de Childeric qui estoit nouvellement arrivé en ce lieu-là. II s’en vint donc me trouver, et avec un visage riant: Chevalier, me dit-il, cessez de plaindre et de vous affliger, car le Prince Clidaman, à ma requeste, a obtenu vostre liberté. Et moy, je vous viens apporter ces nouvelles, afin que, devant que vous en aller, vous me promettiez une chose qui ne touche point à vostre affection, mais qu’au contraire, en vertu de ceste affection, vous estes obligé d’observer. – Sous cette condition, luy dis-je, je reçois la grace que vous me faites. – Promettez-moy, continua-t’il, que vous ne porterez jamais les armes contre le Roy des Francs, ny contre Clidaman. Vous y estes obligé par la courtoisie que vous recevez maintenant, mais beaucoup plus par l’affection que vous portez à Melandre, qui est tellement affectionnée à Clidaman pour les graces qu’avec [782/783] le temps vous sçaurez qu’elle a receues de luy, qu’infailliblement, si elle a jamais quelque puissance sur vous, et qu’elle le sçache, ce sera une des premieres ordonnances qu’elle vous fera. – Seigneur Chevalier, luy respondis-je, je suis tres-ayse qu’en observant ce que vous voulez de moy, je fasse chose agreable à Melandre, car je le promets avec plus de courage. Mais assurez-yous que quand elle ne m’en parleroit jamais, et que cette affection luy seroit. indifferente je ne laisserois de l’observer religieusement, parce que, si j’y contrevenois, je penserois estre le plus ingrat chevalier qui jamais ceignit espée. – Et sur cette parole, reprit Lindamor, et me tendant la main, je vous remets en toute liberté.

J’admiray cette courtoisie et cette magnanimité, car l’avarice en plusieurs est cause que ces vertus demeurent bien souvent assoupies; je mis donc la main dans la sienne que par force je luy baisay, pour remerciement du bien que j’en redevois. Et parce qu’en m’embrassant il ne vouloit pas mesme cette recognoissance de moy, je luy dis: Vous sçavez, Seigneur, que nous adorons les dieux en baisant les mains. Si je pouvois vous rendre un plus grand tesmoignage du ressentiment que j’ay du bien-fait que je reçois de vous, je serois aussi prompt à vous le rendre que celuy cy, mais l’impuissance où je suis me fait vous supplier d’avoir agreable maintenant ce que je puis, avec assurance que j’oublieray plus-tost de vivre que l’obligation que je vous ay. Et, à l’heure mesme, m’en allant avec luy, je fis les mesmes protestations à Clidaman et à Childeric et soudain, avec leur congé, je partis pour me mettre en queste de cette belle fille.

Au commencement je pris le chemin de Rothomague, mais ne voulant entrer dedans de peur que les Seigneurs voulussent sçavoir trop de choses de moy, à cause de la perte de Calais, j’allay en la maison d’un de mes parens qui estoit assez pres de la ville, d’où l’envoyant querir, j’appris que chacun estoit grandement satisfait de moy, quoy que la perte leur fut de grande importance, d’autant qu’ils sçavoient que j’avois esté trahy, et qu’il est bien mal-aysé de se garder d’un traistre. Mais, d’autant que ce n’estoit pas l’affaire qui me conduisoit, peu à peu je fis tomber nostre propos sur Lydias: alors il me raconta qu’il s’estoit voulu empoisonner pour ne point espouser Amerine, et je disois en moy-mesme que c’estoit pour l’amour qu’il portoit à Melandre. Et, sur cette opinion, luy demandant qu’il estoit devenu, il me respondit que depuis quelque temps Amerine et luy s’estoient perdus, et qu’on disoit qu’ils sen [783/784] alloient en Forests, sans qu’on en sceut le sujet. Je crus d’en sçavoir assez pour lors, de sorte que, le lendemain, feignant de vouloir entendre plus particulierement ce sentiment que nos Seigneurs avoient de moy, et que pour ce sujet je voulois parler secrettement à l’un d’eux qui estoit mon amy, je partis et pris le chemin de cette contrée, m’asseurant qu’infailliblement Melandre y seroit venue en suivant Lydias.

Et, de fortune, hyer j’arrivay dans cette armée, où la curiosité m’arresta pour voir de quelle façon la guerre se fait en ces pays. Et mesme, voyant que le General de l’armée pensoit de l’emporter d’abord, je voulus bien y estre; et lors que la derniere sortie se fit, j’estois sur le bord du fossé, qui regardois la valeur des vostres et la fuitte des assaillans, sans avoir volonté de mettre la main à l’espée. Mais, je ne sçay comment, jettant l’œil sur vous, je creus voir cette genereuse Melandre que vous teniez à la gorge pour luy mettre le poignard dans le sein. O dieux! seigneur Chevalier, quelle surprise fut la mienne, ou plustost quel transport! Je sautay dans le fossé, sans autre dessein que d’y mourir en vous ostant la vie, et je ne sçay ce qui enfust advenu, si une voix de quelqu’un qui couroit apres moy ne vous eust adverty de mon intention, car c’est la verité que vous n’y preniez pas garde. Je loue maintenant les dieux que mon dessein n’ait point eu d’effect, tant pour la vertu et les merites que j’ai recognus en vous, que pour m’estre reservé à servir encor cette genereuse fille en quelque occasion.

Ainsi finit Lipandas, et Ligdamon, avec un petit sousris, luy respondit: II faut advouer, seigneur Chevalier, qu’Amour, entre tous les dieux, se plaist d’embrouiller l’esprit des hommes et de produire des effects merveilleux. Et afin que vous l’avouiez comme moy, sçachez que ce Lydias qu’on vous a dit qui s’estoit voulu empoisonner pour ne point espouser Amerine, et qui depuis est venu en cette contrée, c’est moy, qui suis Ligdamon, et qui ayant quelque ressemblance de cet homme, ay failly d’estre devoré des lyons, et depuis contraint de feindre d’espouser cette Amerine, qui ne se pouvoit figurer que je ne fusse celuy à qui je ressemblois, et que pour desabuser j’ay conduite jusques pres d’icy, où une grande fortune nous a separez. Mais pour vous faire encore mieux cognoistre combien ce dieu se plaist en ces confusions, je vous supplie, suivez-moy, et vous confesserez bien-tost, que quand vous avez pensé voir Melandre dans le fossé, vos yeux vous ont grandement abusé, et que, lors que cette mesme Melandre a esté bien [784/785] pres de vous, et que vous avez ouy sa voix, et vos yeux et vos oreilles ne vous ont de rien servy.

Et lors, le prenant par la main, il le conduisit dans la chambre de Melandre, et d’abord il dit: Je viens, gentil Chevalier, vous faire voir un de nos prisonniers, qui ne vous veut dire son nom, pour essayer si de fortune vous ne le cognoistrez point. Au commencement elle avoit la pensée tant esloignée de Lipandas, que d’abord elle ne le cognut point; mais ce pauvre Chevalier surpris de cette rencontre, soudain qu’il luy jetta les yeux dessus: O dieux! s’escria-t’il. Et à ce mot, tombant à ses pieds sans pouvoir parler, essayoit de proferer quelques mots qu’il ne pouvoit prononcer. II fut tres à propos que Ligdamon n’y eust cohduit que luy seul, car sans doute Melandre eust esté recognue pour fille, d’autant qu’elle ne pouvant souffrir cet homme en cet estat devant elle, et le voulant relever par une naturelle courtoisie: Ah Melandre! s’escria-t’il en fin, est-il possible que vostre belle main daigne toucher une personne qui le merite si peu, et qui vous a tant donné d’occasion de luy vouloir mal? Et parce que, bien que cette voix ne luy semblast pas du tout incogneue, toutefois elle ne la recognoissoit pas encore, et qu’elle ne laissoit de luy vouloir aider à se relever, il luy dit: Jamais, ô belle et genereuse fille, je ne partiray de vos pieds que vous ne pardonniez l’erreur qu’innocemment j’ay faite, ou que vous ne la punissiez.

Melandre, qui ne le recognoissoit point encore, tant pour l’avoir fort peu veu durant sa prison, que pour estre maintenant à l’obscur, car, de fortune, la chandelle estoit de l’autre costé, ne sçavoit que luy respondre, sinon, avec des paroles de courtoisie, et des actions qui tesmoignoient sa bonne volonté, elle continua à le vouloir faire relever. Ligdamon, qui s’apperceut bien qu’elle ne le recognoissoit pas: Et quoy, gentil Chevalier, luy dit-il, est-il possible que cette sousmission de Lipandas n’obtienne point la grace qu’elle vous demande? – Lipandas? dit-elle toute surprise. Et se reculant deux ou trois pas: Est-ce Lipandas, celuy que je vois? reprit-elle. – Ouy, Madame, respondit le Chevalier, je suis ce Lipandas qui, ne vous cognoissant point, vous ay tant indignement traittée, et qui, vous ayant recognue, apres avoir admiré vostre vertu, vous vient demander pardon de cette erreur innocente. Elle demeura quelque temps à le considerer sans luy respondre, et enfin, luy tendant la main: Ouy, luy dit-elle, Lipandas, je te pardonne de bon cœur tous les outrages que j’ay receus de [785/786] toy, et d’autant plus volontiers, que par ce moyen tu m’as donné occasion de faire paroistre à Lydias combien je l’aymois.

A ce mot, le relevant avec des caresses qu’il n’eust jamais attendues, elle luy demanda quelle fortune l’avoit conduit en ce lieu. Mais quand elle sceut qu’elle avoit esté cause de sa prise, et que c’estoit luy qui vouloit tuer Ligdamon, ayant eu opinion de le voir en danger, elle ne pouvoit assez s’estonner de cette heureuse rencontre: Et enfin, luy dit-elle, pour te faire voir, ô Lipandas, combien j’ay entierement, non seulement pardonné, mais oublié aussi tous les mauvais traittemens que j’ai receus de toy, je vous supplie, continua-telle, se tournant vers Ligdamon, ô Seigneur Chevalier, de me donner ce prisonnier. – Non seulement, respondit Ligdamon, je vous le donne de bon cœur, mais aussi tous ceux que vous voudrez de moy; et d’une seule chose vous veux-je supplier, qui est de le rendre autant mon amy, que je suis serviteur de Lindamor et de Clidaman, ausquels il a tant d’obligation. – Je ne sçay, reprit Melandre, quelle cognoissance il a de ces deux chevaliers, mais si fay bien que si jamais il a volonté de m’obliger, il me le fera paroistre en aymant et servant tous ceux qui les aymeront, ou qui leur appartiendront, car j’ay plus d’obligation à leur courtoisie, qu’à celuy qui m’a donné la vie, d’autant qu’ayant par fortune de guerre, esté faite leur prisonniere, non seulement ils me donnerent la liberté, mais l’accompagnerent de tant de graces et de faveurs, que je pus estre à temps à sauver la vie à Lydias, en me mettant pour luy dans la prison. – Belle et genereuse Melandre, dit Lipandas, ces paroles qui me sont un inviolable commandement, se verront à jamais gravées dans ma memoire, pour n’y contrevenir jamais; vous jurant et protestant, qu’à jamais je vivray serviteur de Ligdamon, et de tous ceux qui aiment Clidaman et Lindamor. A ce mot Ligdamon luy dit: Je reçois cette assurance de vostre amitié, et de plus, je vous advertis que le serment que vous avez fait vous oblige de servir la Nymphe Amasis, comme mere de Clidaman, et Galathée, comme. sa sœur. – Mere et sœur.de Clidaman? reprit Lipandas. Je serois, continua-t’il, indigne de porter le nom de chevalier, si je ne mettois la vie pour toutes les deux; et je le jure par Hesus Tautates, afin qu’il use de sa puissance contre moy, si je manque jamais à ce serment que je fais entre vos mains. Ligdamon à ce mot l’embrassa, et apres que Melandre l’eust prié de ne la point dire autre que chevalier, il luy donna toute liberté; et l’ayant fait revestir, le [786/787] conduisit, le soir mesme, vers la Nymphe, et vers le Prince Godomar leur faisant entendre que la courtoisie de Clidaman et de Lindamor leur avoit acquis ce Chevalier qu’il receurent comme il meritoit.

Cependant Meronte qui mouroit de desplaisir de n’avoir pu satisfaire à la promesse qu’il avoit faite de tenir une porte ouverte, ne manqua pas de faire sortir son fils, lors que Ligdamon alla brusler les machines qui estoient dans le fossé. Ce jeune homme, bien instruit par son pere, se meslant parmy ceux qui suivoient ce chevalier, ne fut pas lent à sortir du fossé, quand il vid que chacun estoit attentif à d’autres choses. II vid seulement Polemas, et luy fit les excuses de son pere s’il n’avoit pas eu ,le moyen de tenir la porte ouverte, mais que la malice d’Adamas en avoit esté cause, qui avoit la nuict auparavant changé les quartiers, lors que l’on y pensoit le moins; que maintenant, si on continuoit de mesme, il ne luy pouvoit rien promettre, ne sçachant quel endroit de la muraille, ou des portes luy pourroit eschoir. Mais que, s’il se resolvoit à un siege, il avoit pensé un moyen infaillible pour le mettre en peu de temps dans la ville, qui estoit tel: le logis de Meronte estoit le plus proche de la muraille, à l’endroit où le fils luy fit voir, il y avoit une cave fort profonde, et qui avoit esté curieusement faite ainsi basse, pour conserver le vin en esté plus fraischement, de sorte que le fonds du fossé de la ville demeuroit beaucoup plus haut. II promettoit de faire un conduit depuis son logis, qui passeroit dessous le fossé, et qui viendroit respondre à l’endroit que Polemas voudroit; une seule chose le mettoit en peine, ne sçachant où mettre la terre qu’il en osteroit.

Polemas loua grandement ce dessein, et luy demanda s’il n’y avoit point de puits en son logis; et luy, ayant respondu qu’il y en avoit: II faut, luy dit Polemas, jetter la terre dans le puits. – Mais, respondit le jeune homme, il sera incontinent plein, et nous y avions bien desja pensé, car la mine doit estre bien longue pour sortir seulement hors du fossé. Voyez ce qu’il y aura depuis le fossé jusques où il faut qu’elle aboutisse; nous avons bien encore deux caves qui sont assez grandes, et desquelles nous ne nous servons qu’à tenir du bois, mais tout cela est peu de chose. – Or je vous diray, reprit Polemas, je ferai poser une tente le plus pres que je pourray, et en lieu le plus couvert, dans laquelle personne ne logera, et de là je feray commencer la mine, iray rencontrer la vostre le plus avant que je pourray; et en cecy je ne vois [787/788] qu’une incommodité, c’est que nous puissions tirer si droit nostre travail, que nous nous rencontrions. Le jeune homme luy respondit: Seigneur, demain, à trois heures du matin, faites mettre une lumiere sur le haut du pavillon dans lequel vous voulez travailler, et nous en ferons mettre une sur une tour de nostre logis, au droit du lieu où nous voulons aussi travailler, et ainsi nous verrons le chemin que nous avons à tenir. – Je le feray, adjouta Polemas. Et, de plus, j’ay deux cadrans esgaux: je t’en donneray un, et je garderay l’autre pour moy. Lors que tu verras de nuict la lumiere que je feray mettre sur le pavillon, ajuste le cadran, et prends bien garde en quel estat l’esguille se tiendra, parce que l’ayant bien remarqué, il est impossible que nous faillions, d’autant que de mon costé j’en feray de mesme, et ceux qui seront à conduire le travail, ayans cette esguille devant les yeux ne sçauroient se destourner d’un doigt qu’ils ne le cognoissent. Et, à ce mot, il alla luy mesme prendre ces deux cadrans, et luy enseigna comme il s’en devoit servir, ce qu’il comprit incontinent, ayant un esprit vif et fort bon.

J’ay encore, reprit ce jeune homme, à vous advertir, seigneur, de deux choses: l’une qui importe à vostre vie, et l’autre au bien de vos affaires. La premiere, c’est que Ligdamon a juré de vous faire mourir, en cas que vous ne delivriez bien-tost Silvie, car, seigneur, comme vous sç avez, il en est passionnement amoureux: cet advis n’est pas à mespriser, puis qu’on dit que celuy qui mesprise sa propre vie, tient en ses mains celle de son ennemy. L’autre, c’est que plusieurs qui n’estoient ny du tout à vous, ny du tout contraires, se rangent maintenant au party de vos ennemis, parce qu’ils disent que vous faites cette guerre contre vostre Dame souveraine sans aucune raison. Meronte, vostre fidele serviteur, juge que, pour en retenir plusieurs qui balancent encore, il seroit necessaire de chercher un specieux pretexte, qui, encore qu’il ne fust pas entierement vray, eust pour le moins quelque apparence de verité. Et, qu’entre les autres, il ne seroit pas peut-estre mal à propos de dire qu’Adamas se veut saisir de l’authorité souveraine, et qu’il detient les deux Nymphes comme prisonnieres, qu’à cette occasion il a fait venir le Prince Godomar, auquel il a promis de grandes recognoissances, en cas qu’il parvienne à la fin de ses desseins; de mesme, il a fait de secrettes intelligences avec les Princes voysins, tesmoin cette Reyne incognue qui a esté dans Marcilly, et qui mesme luy a laissé des gens de guerre. Bref, qu’on [788/789] peut de cette sorte luy imputer beaucoup de choses qui, encore qu’elles s’averent quelque temps apres pour estre fausses, il n’importe, parce que, pourveu que telles nouvelles ayent force vingt et quatre heures, il suffit pour faire coup parmy le peuple qui, recevant ses premieres impressions, se declare par des actions qu’apres il ne peut changer, encore qu’il le voulust.

Polemas remercia grandement Meronte, tant du soin qu’il avoit de sa personne, que des bons advertissemens qu’il luy donnoit. – Et sur tout, interrompit le jeune homme, il vous supplie, Seigneur, de faire quelque demonstration de la mort de vostre grand amy Climante, afin que chacun cognoisse que vous aymez ceux qui vous servent, qu’il a grande honte de le voir encore pendu à la porte de la ville, d’où sans doute il l’auroit desja osté, n’eust esté la crainte qu’il a eue de se descouvrir pour vostre partisan, et de se perdre ainsi sans vous rendre quelque meilleur service. – Sur ce poinct, respondit Polemas, vous luy direz que je sçay bien que ce meschant homme d’Adamas, a esté cause de la perte que nous en avons faite, mais que demain il verra le commencement de la vengeance que j’en prendray sur Alexis, fille de ce meschant homme, que je tiens desja entre mes rnains, et sur Sylvie aussi que j’ay envoyé querir pour faire ressentir à Amasis et à ce traistre le desplaisir qu’ils m’ont fait. Quant à Ligdamon, que je croy que l’advertissement qu’il m’en donne est fort juste, car j’ay desja eu le mesme advis d’autre part, mais que j’y donnerai tel ordre que, si je puis, je me garantiray de ses attentats. Et apres plusieurs promesses, et luy avoir faict quelque present comme de coustume, il luy donna congé.

Ce jeune homme, bien instruit par son pere, se traisna dans le fossé lors qu’il vid la nuict plus obscure, et peu à eu s’approchant de la muraille à l’endroit où Ligdamon avoit fait le plus grand carnage des ennemis, commença avec une voix debile à se plaindre, de telle façon que la sentinelle l’oyant, et luy demandant qui il estoit. Helas, dit-il, feignant d’avoir peur d’estre ouy, je suis le fils de Meronte, qui estant sorty avec Ligdamon, suis demeuré jusqu’à cette heure esvanouy parmy les morts. La sentinelle, appellant le Disenier qui estoit assez prés de là, le luy fit entendre. Et soudain, le Chef du cartier en estant adverty, et se trouvant que c’estoit celuy-là mesme qui estoit à la porte lors que cette sortie s’estoit faite, et qui de fortune avoit alors jetté l’œil sur ce jeune homme quand il estoit sorty, et l’avoit remarqué [789/790] entre les autres, il le tesmoigna au Prince Godomar, qui luy donna charge de jetter dans le fossé quelques cordages pour le tirer dans la ville; ce qu’il fit incontinent. Et ce ruzé, apres s’estre ensanglanté le visage et noircy de charbon tout un costé de la ioue, s’alloit plaignant comme s’il eust esté tout moulu de coups. Incontinent il se fit porter en la maison de son pere qui, estant l’inventeur de cette ruze, ne faillit pas de faire de grandes exclamations de joye, le voyant, ce disoit-il, ressuscité, car il l’avoit desja pleuré pour mort, ne le voyant point rentrer dans la ville avec les autres. O mon pere, disoit le malicieux, vous pouvez bien dire que les dieux vous ont donné deux fois ce fils qui, depuis la sortie jusqu’à cette heure est tousjours demeuré parmy les morts! Le pere joignoit les mains, louoit les dieux, et remerciant ceux qui avoient accompagné son fils, et qui l’avoient tiré dans la ville, leur faisoit des presens pour recognoissance de ce bon office; et en mesme temps. le faisant mettre au lict, et feignant d’envoyer querir quelques mires, les accompagna avec mille remerciemens jusques hors de son logis.

Mais incontinent se renfermans curieusement dans la chambre, il luy dit son voyage, et l’advertit de la lumiere qui seroit mise sur le pavillon, pour remarquer l’esguille du cadran qu’il luy donna, et n’oublia rien de tout ce qu’il avoit à luy dire, sans le luy rapporter bien au long, dont il receut un contentement extreme. Et de peur que le lendemain ses amis le venans voir, et le trouvans sans point de mal, soupçonnassent quelque chose, il luy enveloppa la teste, et luy dit qu’il falloit qu’il se plaignist d’y avoir receu quelque coup; et d’autant qu’il n’y avoit point de blessure apparente, il l’avertit de dire que ç’avoit esté quelque masse qui l’avoit estourdy, et que le sang dont on l’avoit veu tout souillé luy estoit sorty par le nez et par la bouche. Bref, il l’instruisit de sorte qu’il eust fallu estre bien fin pour le surprendre sans excuse.

Cependant Polemas sur le soir fit entendre à Peledonte, Argonide, Listandre et Ligonias les advertissemens que Meronte luy avoit donnez, et la raison pourquoy il n’avoit pu leur ouvrir une porte, à cause de l’artifice et malice d’Adamas; et puis les pria de vouloir faire entendre par tout que le sujet de cette prise d’armes estoit pour remettre les Nymphes en liberté, et hors des mains du Druide, qui, sous pretexte de bonne foy et de pieté s’estoit emparé de leurs personnes, qu’il vouloit vendre avec tout l’Estat à cette Reyne incognue. Bref, il n’oublia de leur dire chose dont [790/791] Meronte l’eust advisé, sur quoi Listandre fut d’opinion qu’il s’en fist un manifeste qui fust divulgué, non seulement dans leur armée, mais envoyé à tous les Princes voisins, pour mieux justifier leurs armes. Les memoires incontinent en furent faites et données à estre deduites à Ligonias, de qui l’esprit subtil et le langage doré estoit tout propre à deduire et paslier une mauvaise cause.

Et presque en mesme temps que Polemas leur disoit la resolution que Ligdamon avoit faite de le tuer à cause de Silvie, on le vint advertir qu’on le luy amenoit prisonnier. O dieux! s’escria-t’il, est-il possible que le Ciel me vueille favoriser de la sorte? Et faisant entrer ceux qui conduisoient ce Ligdamon pretendu, ils luy presenterent Lydias, que tous prirent pour Ligdamon. Et bien, luy dit Polemas, est-ce ainsi, Ligdamon, qu’une personne qui fait profession de Chevalier doit vanger ses querelles? Lydias luy respondit: Je n’ay point de querelle à vanger, et moins en ce pays, où je ne fus jamais qu’à cette heure. – Tu ne fus jamais, reprit Polemas en sousriant, en ce pays? – Jamais, dit-il, que je sçache. – Je ne m’estonne pas, adjousta Polemas, qu’une personne qui a le mensonge si familier, ait le courage si mauvais. Et pource, continua-t’il, se tournant vers quelques Officiers de Justice, qu’on oste de ma presence cet effronté, et qu’il soit tenu sous une garde si assurée que demain il puisse accompagner sa Silvie où je la veux envoyer. Et sans le vouloir plus escouter, le fit mettre hors de sa chambre. Quelque temps apres Silvie arriva, qu’il ne voulut non plus voir, mais commanda qu’elle fut bien gardée jusqu’au lendemain.

Et afin de leur donner plus de frayeur, il fit dire aux uns et aux autres dés le soir qu’ils se resolussent le lendemain à la mort. Et parce que plusieurs qui estoient dans son armée trouvoient cette cruauté barbare, il donna ordre à ses plus confidents de faire entendre que c’estoit par despit d’Adamas qu’il vouloit faire mourir Alexis, Adamas qui estoit cause de toute cette guerre pour s’estre emparé de la personne des Nymphes, qu’il vouloit remettre en liberté, et qu’il avoit resolu de faire le mesme de Silvie que d’Alexis, pour venger la mort de Climante, que cette Nymphe avec Leonide avoient trahy, et par leurs ruzes et finesses conduit entre les mains d’Adamas. Que, quant à Ligdamon, il le vouloit faire punir pour l’entreprise qu’il avoit faite sur sa vie. [791/792] Ce bruit fut incontinent espandu par tout le camp, de sorte que les espions qu’Adamas y avoit envoyez en furent bien-tost advertis, et ne faillirent pas de le luy faire entendre dés la mesme nuict, dont il receut un grand desplaisir. Car, encores qu’Alexis ne fust pas sa fille, si est-ce que, se souvenant de l’Oracle, par le commandement duquel il avoit pris le soing de la conduite de ce berger, outre ce qui estoit du merite de Celadon et d’Astrée, il ne pouvoit que ressentir une grande peine de sa perte, d’autant que cet Oracle disoit ainsi, parlant de Celadon:

Obtenant sa Maistresse Contente pour jamais sera vostre vieillesse.

Mais le desplaisir d’Adamas ne fut rien au prix de celuy de Leonide qui, oyant dire qu’Alexis et Astrée estoient entre les mains de Polemas, et que le matin on les exposeroit aux coups de ceux de la ville, en receut un si cuisant desplaisir, qu’elle ne se pouvoit empescher d’en donner un tres-grand tesmoignage, car, sçachant qu’Alexis estoit ce Celadon, qu’elle ne se pouvoit empescher de trop aymer, elle mouroit de penser qu’il seroit si miserablement tué. Et il fut tres à propos qu’elle pouvoit feindre qu’Alexis estoit sa parente, car autrement on eust recogneu quelque excez en son affection; mais cette excuse ne pouvoit estre recevable aupres d’Adamas qui sçavoit bien ce qui en estoit. II fallut qu’elle recourust à une autre, lors qu’Adamas, trouvant estrange le grand dueil qu’elle en faisoit, l’en reprit. Mon pere, luy respondit-elle, si je ne monstre ce grand desplaisir pour Alexis, ou l’on me jugera de mauvais naturel, ou il est à craindre qu’on ne descouvre nostre ruze. Si bien que le prudent Adamas se paya en quelque sorte de cette raison. Mais Leonide, ne pouvant souffrir la perte de ce Berger tant aimé, s’en alla trouver Galathée, à laquelle, avec un torrent de larmes, elle fit entendre la prise d’Alexis et d’Astrée, et la cruelle sentence de Polemas, et contr’eux et contre Silvie.

Grand fut le trouble que cette nouvelle apporta parmy tous ceux de la ville, mais plus en l’esprit de Ligdamon qu’en tous les autres. Car, si Adamas en avoit du desplaisir, c’estoit pour se voir frustré d’un bien futur que l’Oracle luy avoit promis; si Leonide ressentoit la perte de Celadon, c’estoit pour un amour sans correspondance; si Galathée en avoit de l’ennuy, c’estoit pour l’amitié qu’elle portoit à Silvie, comme l’ayant familierement nourrie [792/793] aupres d’elle; et bref, si le reste de la Cour les plaignoit, ce n’estoit que par pitié. Mais le tourment de Ligdamon procedoit d’amour; aussi, comme un homme furieux, il alloit demandant aux uns et aux autres ces nouvelles, et les escoutant avec impatience, il se laissoit porter aux plus extrémes resolutions qu’on sçauroit imaginer. II vouloit sortir dés la nuict mesme pour aller dans le pavillon de Polemas l’esgorger et boire son sang, et parce qu’on ne luy vouloit ouvrir les portes, il vouloit sauter les murailles. II supplioit Amasis, il pressoit Godomar de le laisser sortir, puis qu’en vengeant ses injures, il les delivreroit de ce rebelle ennemy; qu’aussi bien, si on le retenoit par force dans la ville, il se tueroit; que, puis qu’il estoit resolu à la mort, il valoit mieux luy permettre d’aller mourir par les armes des ennemis, que par les siennes propres; que peut-estre les dieux favorisans son juste dessein, luy addresseroient si bien la main, qu’il les delivreroit tous de ce tyran. Mais Godomar, par le conseil d’Adamas, ne le luy voulut permettre, luy promettant toutesfois que, si le matin ce meschant continuoit en cette resolution, ils n’ouvriroient pas seulement les portes à Ligdamon, mais qu’ils iroient plustost tous mourir avec luy, qu’ils ne reeussent et Silvie et Alexis.

Cette promesse, que Damon et Alcidon luy ratifierent avec le Prince Godomar, l’appaisa un peu, non pas toutefois que la nuict il pust clorre l’œil. Et sur ce propos Alcidon luy dit que peut-estre cette nouvelle ne seroit pas vraye, parce qu’en une partie on sçavoit bien assurément qu’elle estoit fausse, à sçavoir en ce que l’on disoit que Ligdamon estoit entre les mains de Polemas. Ah! Seigneur, respondit Ligdamon, asseurez-vous que les mauvaises nouvelles ne sont jamais que trop vrayes. Et quant au mesconte qu’on fait de moy, je m’assure que vous verrez qu’ils ont pris en mon lieu ce Lydias auquel je ressemble, car, à ce que j’ay appris, il a suivy celle qui venoit avec moy en cette contrée. Ce bruit incontinent s’espandit du mesconte qu’on faisoit de Ligdamon, de sorte que Melandre en ouyt les nouvelles, et impatiente d’en sçavoir la verité, envoya chercher Ligdamon, auquel elle le demanda aussi tost qu’il fut venu. Que voulez-vous, respondit Ligdamon, que je vous die, sinon que je mourray pour Silvie. – Et moy, reprit-elle incontinent, pour Lydias. Et, à ce mot, se laissant aller, ne cessa de pleurer qu’il ne fust jour.

Que si toutes ces nouvelles troubloient ceux qui estoient dans la ville, il y en avoit bien dans l’armée de Polemas, qui n’avoient [793/794] guere plus de repos, et entre les autres Alexis et Astrée. Ce Berger, ayant ouy la dure sentence de Polemas, ne pouvoit se consoler que sa Bergere deust estre traitée de la sorte à sa consideration. Et lors qu’elles furent rudement ramenées par ces archers de justice: Est-il possible, luy disoit Alexis, qu’en Forests il se trouve des esprits si sauvages, et des courages tant inhumains, qu’ils puissent n’estre point touchez de la beauté d’Astrée! O siecle, ô mœurs! Cette contrée, où la courtoisie et la douceur ont regné si longtemps, et de qui la renommée a surpassé celle du reste de la Gaule, produira maintenant et nourrira des monstres plus farouches que l’Afrique? Asseurément, ô cruels, ou vous estes sans yeux ou sans cœur, car qui aura des yeux, ou un cœur, ne sçauroit s’empescher d’honorer le plus bel ouvrage des dieux.

Mais toutes ces paroles estant inutiles, il ne fut pas plus tost dans la prison avec elle, qu’il se jetta à ses genoux: O Astrée, luy disoit-il, je vous conjure par l’amitié que vous portez à cette Druide de vouloir avoir pitié de vous-mesme, et puis que ce n’est que moy que l’on demande, ne vueillez estre coupable de vostre mort. Si, pour me tenir compagnie en ce supplice, vous m’en pouviez exempter, et bien j’excuserois l’affection que vous me portez, et en l’exces de vostre amitié j’irois allegeant mes ennuis, mais puisque vostre trespas m’est inutile, helas! pourquoy voulez-vous rendre cette surcharge à mes desplaisirs de faire que je vous voye mourir? N’est-il pas vray que vous sçavez bien que je vous ayme, et si vous le sçavez, quel outrage vous ay-je fait que vous me vueilliez faire autheur de vostre mort? N’est-il pas vray que les homicides sont mal-voulus des dieux, et pourquoy voulez-vous encourir la haine des grands dieux en vous rendant homicide de vous-mesme? Ne soyez point plus coupable de vostre mort que ceux qui vous feront mourir, mais en les abusant, n’est-il pas vray qu’ils font moins de faute que vous?

Celadon vouloit continuer lorsqu’Astrée l’interrompit: Toutes ces raisons, dit-elle, pourroient estre recevables si vous ne deviez pas mourir; mais lors que les dieux me voudront priver de ma chere Alexis, ils sçavent bien que je mettray fin à ma vie, car je ne puis ny ne veux vivre sans elle, et par ainsi vous faisant mourir, ne me commandent-ils pas d’en faire autant? Ne me dites donc plus coupable de ma mort, si je veux mourir avec vous, car le filet de nos vies est tellement noué ensemble, qu’il est impossible que le ciseau qui coupera l’un ne tranche l’autre; et quant [794/795] au desplaisir que vous dites que je vous rapporte en cette action, ah! ma maistresse, est-il possible que vous ayez creu que je pusse vivre, vous n’estant plus! m’auriez-vous bien fait ce tort de croire que je vous aymasse si peu? Quoy? un Ambacte ou un soldurier aura loy de se mettre dans le brasier qui brusle le corps de celuy à qui il a promis fidelité, voire il sera mesprisé s’il fait autrement, et Astrée n’en fera pas de mesme quand Alexis mourra? Rayez, je vous supplie, cette pensée de vostre ame, et si vous voulez que je meure contente, dites moy: Astree, je veux que nos cœurs soient percez d’un mesme fer, et que nos asmes, en sortant de nos corps, s’unissent à jamais, comme nos affections avoient desja uny nos volontez d’un amour inseparable. J’use, ma maistresse, de ces paroles d’affection et d’amour qui sont peut-estre trop inégales à vostre condition, mais vous me l’avez ainsi commandé, et je pense que si jamais elles ont deu m’estre permises, c’est en cette action où la mort oste toute inegalité.

Celadon l’escouta grandement sans l’interrompre, car, outre qu’il luy sembloit que c’estoit indiscretion d’en faire autrement, encore se plaisoit-il de sorte d’ouïr et de recevoir ces asseurances de bonne volonté de celle qu’il aymoit si ardamment qu’il demeuroit enchanté à ses paroles. En fin il luy dit: Mon cher serviteur, ceux qui ayment bien, comme je sçay que vous aimez Alexis, doivent tousjours avoir plus de consideration au contentement de la personne aymée qu’au leur propre. Je ne doute point que ce ne vous soit quelque allegement de finir vos jours avec ceux d’Alexis, mais ne mettez-vous point en conte le regret que j’auray de vous voir mourir? – Ah! ma maistresse, s’escria Astrée, si cette consideration doit estre en ceux qui ayment bien, que n’est-elle de mesme en vous pour ce qui me touche, et que ne vous representez-vous quels insupportables desespoirs seroient les miens de vous suivre? Non, non, ma maistresse, ne resistons point à la volonté des dieux: s’ils vouloient que l’une de nous demeurast en vie, ils conserveroient assurément celle de l’autre, car n’est-il pas vray que, si je mourois, vous ne sçauriez vivre? – II est vray, respondit Celadon. – Or, Alexis, reprit Astrée, soyez encore plus certaine de ma mort au mesme moment que vous ne vivrez plus.

Alexis et Astrée ne cesserent de toute la nuict de se donner de nouvelles assurances de l’amitié qu’elles se portoient; et quoy que le sujet en fust funebre, si est-ce que l’Amour tiroit mesme de leurs plus ameres larmes des consolations non-pareilles. Alexis en fin [795/796] voyant que la Bergere ne pouvoit estre divertie de la resolution qu’elle avoit prise, pensa plusieurs fois qu’il estoit temps de se declarer pour tel qu’il estoit, et de la desabuser de l’opinion qu’elle avoit qu’elle fust la fille d’Adamas, mais tousjours quelque consideration l’en retint. Quelquefois il disoit en luy-mesme: A quel temps reservons-nous de nous descouvrir, puisque nous sommes aux portes de la mort? Mais, se reprenoit-il, pourquoy nous descouvrirons-nous, puis qu’aussi bien il nous faut mourir? Cette recognoissance luy plaira ou elle luy ennuyera: si elle luy plaist, n’est-il pas vray qu’elle aura encore plus de regret à nostre mort? Et si elle luy desplaist, pourquoy voulons-nous à la fin de nostre vie luy rendre ce desplaisir? Avec ses irresolutions, il alla disputant en luy-mesme longuement. En fin il pensa que s’il avoit en quelque façon à se declarer, il falloit attendre lors que percé de diverses fleches il tomberoit à ses pieds, luy semblant que s’il faisoit quelque faute d’outrepasser ses commandemens, il la laveroit pour le moins avec son sang.

Cependant le jour parut, et en mesme temps toute l’armée sortit du camp, et marchant contre la ville, la ceignit de la couronne comme le jour precedent, et faisant advancer quantité de clayes et de machines, monstroient de vouloir aborder le fossé, ainsi qu’ils avoient faict; mais parce que ceux de la ville commencerent à jetter des nues de traits et de pierres sur eux, ils s’arresterent un peu plus loing. Et lors on vid ouvrir les gens de cheval, et puis ceux de trait, et passer à travers Astrée, Alexis, Silvie et Lydias, qu’ils prenoient pour Ligdamon, accompagnez de cent archers à pied, et autant de halebardiers, conduits par un chef qui n’estoit pas Segusien, et que Polemas avoit choisi tel, parce qu’il eut crainte que s’il eust pris de ceux du pays, ils eussent favorisé ces personnes innocentes et qui appartenoient aux principaux de la contrée.

Ils les avoient donc attachez tous quatre ensemble par les bras, et afin qu’ils ne fissent aucune resistance ou difficulté d’aller en avant, ils leur avoient à chacun mis une picque, contre les reins, de telle sorte que celuy qui eust reculé se la fust mise dans le corps. Ils avoient aux mains, quoy qu’attachées, chacun une torche allumée, et les alloit-on poussant contre la porte, et s’en servant comme de mantelet pour se couvrir des coups de ceux de la ville: O profanes, dit Alexis à ceux qui les attachoient, comment, si [796/797] l’humanité n’a point de force sur vos cœurs, ne fremissez-vous de frayeur, osant mettre les mains sur la plus parfaite chose qui soit jamais sortie de la main des dieux? Mais voyant que Polemas luy-mesme estoit venu voir de quelle façon on les attachoit. O cruel, luy cria-t’il, comment as-tu le courage de faire mourir la plus belle fille qui fut jamais, et la plus innocente? Si Adamas t’a despleu, descharge ta colere sur moy qui suis sa fille, mais quelle injure t’a fait Astrée ou Alcé son pere?

Mais toutes ces paroles estans inutiles, et voyant qu’un impitoyable archer prenoit les bras d’Astrée pour les luy lier, il devint farouche, et hagard, et en mesme temps se laissa tellement emporter à la colere que, haussant le poing, car il n’avoit point encore les mains liées, il en deschargea un si pesant coup sur l’oreille de cet inconsideré, qu’il l’estendit en terre comme mort, et soudain courust à l’espée de cet archer, et en eust sans doute fait quelque grande chose, si devant qu’il eust le loisir de la prendre, plusieurs solduriers ne se fussent jettez sur luy, qui l’eussent tué assurément pour la resistance qu’il faisoit, si leur chef ne le leur eust deffendu, d’autant, disoit-il, que ce n’estoit pas le servce [sic!] de Polemas, et qu’il se falloit servir de sa vie pour faire ouvrir les portes de la ville.

Ce chef donc l’osta d’entre leurs mains, et puis s’approchant de luy: Genereuse fille, luy dit-il, ton courage doit paroistre en supportant cette mort qui t’est preparée, constamment et non pas avec fureur, puisque tu vois bien que la force ne te sçauroit sauver. – Chevalier, dit Alexis, qui le recognut bien pour le chef de cette troupe, je ne demande pas que l’on me laisse la vie, je ne l’ay que trop gardée, et jamais je ne me plaindray que la mort soit venue trop tost, mais j’advoue que si l’on veut indignement traiter cette innocente fille, que l’on me mette ton espée dans le cœur, car, tant que je vivray, je ne le souffriray point. – Qu’est-ce, adjousta le chef, que tu appelles la traitter indignement? Car tu sçais bien que nous avons commandement de l’attacher au bout de cette picque, et vous conduire à la porte de la ville avec des flambeaux aux mains pour y mettre le feu? – Je le sçay, respondit Alexis, mais puisque les dieux le permettent ainsi, commande, ô genereux Chevalier, qu’elle ne soit point traictée comme une personne coupable, car j’atteste les dieux qu’elle est innocente; et s’il faut qu’elle soit liée, que ce soit son bras avec le mien, et que les nœuds soient tels et les chaisnes si fortes que tu [797/798] voudras. N’ayes peur qu’elle fasse effort pour s’en aller, d’autant que si elle eust voulu, elle se fust bien exemptée de cette mort: c’est volontairement qu’elle y va. Oue si tu veux obliger une personne au plus haut degré qu’il se puisse, fay attacher les deux picques contre mes reins, et qu’elle, qui est sans crime, soit seulement subjette aux coups qu’elle pourra recevoir par hazard, et non pas à ceux d’un soldurier qui, pour broncher ou pour se figurer qu’elle s’en vueille aller sans qu’elle y pense, sera assez barbare pour luy traverser le corps.

Cet estranger, attendry des ardentes prieres d’Alexis: Je ne veux jamais, luy dit-il, qu’on me reproche que j’aye refusé une si petite grace à une personne qui s’en va mourir. Et d’abord mesme faisant prendre la corde d’un arc, il voulut qu’on leur liast les bras ensemble, et mettant Astrée entre luy et Silvie, il fit attacher l’autre bras à celuy de la nymphe, et l’autre bras de la nymphe à celuy de Lydias, sans que jamais Silvie voulust tourner la teste de son costé, tant elle estoit griefvement offencée contre luy, pensant que ce fust Ligdamon; et puis, attachans les deux piques contre Alexis, ils en firent de mesme à Silvie et à Lydias, n’y ayant qu’Astrée qui n’eust point de fer si prés des costez.

Lors qu’ils commencerent à marcher, tous ceux de l’armée qui les veirent en eurent pitié, et s’il y eust eu quelqu’un qui se fust esmeu, assurément il y eust eu un tumulte, mais Polemas les accompagnant, luy-mesme retint la compassion de plusieurs; et quoy qu’il s’apperceust bien qu’Astrée n’avoit point de picque à ses reins comme les autres, si n’en fit-il point de semblant, d’autant que sa beauté luy donnoit quelque ressentiment de pitié. Alexis cependant fit diverses fois dessein en la fin de ses jours de dire à Astrée qu’elle avoit Celadon aupres d’elle. Mais, attendant de se voir blessée, elle alloit dilayant, essayant tousjours de se mettre devant la Bergere, et la retirant en arriere tant qu’elle pouvoit pour la couvrir des coups qui viendroient de la ville; mais elle qui cognoissoit bien son dessein, s’efforçoit au contraire de la devancer, de sorte qu’au lieu de reculer, ils marchoient presque plus viste que ne vouloient ceux qui leur venoient apres. Exemple remarquable d’une entiere et parfaite affection, mais plus remarquable encore l’enchantement duquel Amour usoit envers eus, ausquels il faisoit sembler la mort prochaine desirable, parce que c’estoit l’un pour l’autre qu’ils s’en alloient mourir. [798/799]

Les murailles de la ville estoient bordées de quantité de solduriers, qui faisoient tumber un orage de traits de pierre sur les ennemis. Mais, quand ils virent paroistre ces quatre personnes attachées à ces picques, et suivies de ceux qui s’en servoient comme de mantelets, ils demeurerent tous de telle sorte ravis de cette nouveauté que, comme si les armes leur fussent tumbées des mains, ils cesserent de tirer, sans qu’aucun commandement leur en fust fait, pour voir en quoy ce spectacle se finiroit. Mais Ligdamon, qui, accompagné de Lipandas et de Melandre, estoit sur les creneaux de la porte, ne jetta pas plustost les yeux sur eux, qu’il recognut incontinent Silvie, fust que, voyant l’habit de la nymphe, il creut bien, suivant ce qu’on en avoit desja dit, que c’estoit elle, ou qu’en effect les yeux d’un amant voyent leur soleil aussi tost qu’il esclaire. Tant y a que la couronne des gens de cheval et de ceux de traict ne s’ouvrit pas plus tost qu’il s’escria, comme desesperé, qu’on luy permist de l’aller défendre, et la delivrer des mains de ces barbares. Et parce que le Prince Godomar en faisoit difficulté, il supplioit Alcidon par Daphnide, et Damon par Madonte, d’interceder pour luy, afin que la porte luy fust ouverte; et, embrassant les genoux du Prince, le conjuroit par l’Ordre qu’il avoit de Chevalier, par l’assistance que chacun doit aux Dames oppressées, et bref, par tout ce qu’il jugeoit avoir plus de force envers luy, de luy permettre d’aller où Silvie estoit tant indignement traittée. Et parce que Godomar luy representoit que c’estoit se perdre inutilement, et sans luy rendre aucun service, et qu’il ne doutast point que, quand il seroit temps, il ne fist tout ce qu’il pourroit pour elle. O Seigneur, respondit-il, au contraire, c’est bien conserver inutilement ma vie, si en cette occasion je ne l’employe pour Silvie, jurant par tous les dieux que si vous ne me permettez de l’aller perdre à ses pieds, aussi bien me l’osteray-je de ma propre main. Mais le Prince ne voulant en façon quelconque luy faire ouvrir les portes, et ceux de dehors s’approchants tousjours davantage, Melandre vid, ce luy sembla, Lydias attaché aupres de Silvie. O dieux! s’escria-t-elle, se tournant contre Ligdamon, et le luy monstrant de la main, voyla mon frere Lydias. Et Lipandas, prenant la parole, parce que Ligdamon, tout hors de soy, ne respondit point: C’est luy assurément, dit-il, qui sans doute, paye bien cherement la ressemblance qu’il a de Ligdamon. – Ah! Ligdamon, reprit-elle alors avec un grand battement de mains, ah Ligdamon! laisserez-vous mourir Silvie? [799/800] Et moy, verray-je perdre Lydias, sans que nous mourions avec eux?

Ligdamon alors voyant que le Prince ne pouvoit estre flechy, et que mesme Adamas se roidissoit grandement, cependant que chacun regardoit ce que l’ennemy faisoit, et le quartier auquel.il commandoit estant assez prés de là, il s’y en alla, sans qu’on s’en prist garde. Et voyant que tousjours on alloit approchant du fossé Silvie et les autres, il embrassa Lipandas, luy recommanda Melandre, et le conjura de ne la vouloir point abandonner; et puis, en disant adieu à tous deux, il mit les pieds sur le creneau, et sauta dans le fossé à la veue de toute l’armée, et de tous ceux qui estoient sur les murailles. Melandre, quoyque fille, transportée toutefois d’une affection incroyable, le voulut suivre. Mais Lipandas la retint et la remit entre les mains de quelque centenier, le suppliant de vouloir avoir soin d’elle, et luy baissant les mains: Melandre, luy dit-il tout haut, pour l’amour de vous je vay mettre la vie pour sauver celle de Lydias. Et, devant que ceux qui estoient aupres de luy s’en prissent garde, il se jetta apres Ligdamon. Le lieu où ils tomberent de fortune se trouva mol, de sorte qu’ils y enfoncerent jusques par dessus les genoux, sans se faire autre mal que de s’estourdir, et le bon-heur encore voulut que Lipandas tomba à costé de Ligdamon, si bien qu’ils se purent ayder l’un l’autre à sortir hors de ce bourbier.

Ceux qui conduisoient les quatre prisonniers s’arresterent, voyans ces deux personnes se jetter ainsi par ces creneaux, ne sçachans si ce n’estoient point des leurs qui leur venoient donner quelque advis. Et en mesme temps ceux qui estoient sur les portes, prirent garde que deux qui sembloient avoir commandement sur ceux qui poussoient les prisonniers devant eux s’advançoient, et venoient visiter s’ils estoient bien liez. Et ils ne se trompoient point, car le Chef qui conduisoit ces estrangers, d’autant que Polemas ne s’estoit point voulu fier à ceux de Forests, pour les raisons que nous avons dites, lors qu’on fut à quinze ou vingt pas du fossé: Seigneur, dit-il à Polemas qui estoit à la teste des gens de cheval qui les suivoient, nous avons conduit d’assez loing ces prisonniers, peut-estre les piques se seroient-elles destachées, ou eux en quelque sorte pourroient avoir desfait leurs liens. Permettez-moy, devant que les approcher davantage du fossé ou de la porte, que je les aille visiter, car je ne voudrois pas, puisque vous m’avez fait l’honneur de me choisir dans toute vostre armée pour [800/801] me les fier, que je ne vous en rendisse compte. Polemas loua sa prudence et son affection, et luy commanda de le faire; aussi bien ceux de la ville ne tiroient point, qui luy donnoit quelque esperance, que peut-estre son artifice luy seroit utile.

Ce Chef donc, prenant son frere avec luy, s’y en alla; ils avoient tous deux, outre leurs autres armes, chacun un grand rondache, une espée nue à la main, et une assez courte à la ceinture. D’abord qu’il s’approcha d’Astrée et d’Alexis, son frere en fit de mesme de Silvie et de Lydias, et feignant tous deux de leur visiter les bras, avec un rasoir qu’ils avoient, ils leur couperent les cordes dont ils estoient liez. Et d’autant que celles avec lesquelles les picques estoient attachées, leur ceignoient tout le corps, ils les couperent aysément sans qu’on s’en apperceust, et, de peur que les picques tumbassent en terre, et que l’on s’en prist garde, ce Chef et son frere, faisans semblant de les bien visiter, les soustenoient avec les mains: Sçachez, dit-il assez bas à Astrée, que je suis Samire [sic!], à qui les dieux ont conservé la vie, apres vous avoir fait une si grande offence, afin qu’il se perde aujourd’huy à vostre service, pour expier en partie un crime si grand que celuy que j’avois commis. Vous, belle Astrée, dit-il à la Bergere, jettez-vous avec cette nymphe dans le fossé, les dieux vous assisteront. Et vous, Celadon, dit-il, donnant l’espée à Alexis et son rondache, monstrez aujourd’huy que vous estes fils de ce vaillant Alcippe.

Et en mesme temps faisant signe à son frere qui avoit desja donné à Lydias son espée et son rondache, tout à la fois les quatre prisonniers s’esloignerent de la pointe des picques, et Celadon incontinant se joignant avec Semire, son frere et Lydias, ils firent teste à tout le gros des ennemis, qui demeurerent quelque temps sans les offencer, d’autant que Semire estant le chef de cette troupe, les solduriers craignans de faillir, ne s’oserent avancer contre luy. Mais Polemas, qui s’en apperceut, voyant mesme que Ligdamon et Lipandas qui avoient rencontré Astrée et Silvie, les emmenoient au pied de la muraille de laquelle desja l’on jettoit de grands paniers avec des cordes pour les tirer en haut, se mit à crier qu’on tuast les traistres, et en mesme temps fit advancer les gens de mains qui estoient autour de luy avec une tres-grande impetuosité.

Qui eust pris garde alors aux grands coups de Celadon, eust bien jugé que son habit de fille, ny la profession de Berger qu’il avoit tousjours faite, ne luy pouvoient faire dementir le courage [801/802] genereux d’Alcippe, ny de ses ancestres. Il n’avoit pour toutes armes que l’espée et le rondache que Semire luy avoit donnez; mais, sans soucy de sa vie, il se jettoit dans les fers des ennemis avec tant de hardiesse, qu’il y en avoit peu qui l’osassent attendre. II est vray qu’à tous coups il tournoit la teste pour voir que devenoit Astrée, et, quand il la vid eslever en haut avec Silvie, il en receut un contentement extreme, parce qu’ils estoient de sorte pressez, qu’ils ne pouvoient plus soustenir l’effort de l’ennemy. Desja Semire avoit receu un coup de fleche dans une jambe, et son frere dans une espaule; Lydias d’un coup de picque avoit esté renversé, et sans Celadon se fust mal-aysément garanty de la mort, lors que Ligdamon et Lipandas arriverent.

Ces six personnes jointes ensemble, et bien resolues de vendre cherement leurs vies, faisoient une defence incroyable, lors que Polemas, presque enragé d’avoir perdu ces prisonniers, fit avancer le Chef de la Legion, suivy d’un nombre de solduriers, ausquels il avoit fait mettre pied à terre. Ceux-cy d’abord se jetterent furieusement sur eux, et il n’y a point de doute qu’ils estoient perdus, si en mesme temps le Prince Godomar, ne pouvant souffrir de voir perdre ces six personnes, n’eust ordonné à Damon de les secourir, faisant sortir trois cens hommes de traict, et quelques picquiers pour les soustenir, par une fausse porte par laquelle on entroit dans le fossé, et pouvoit-on aller, sans estre veu, jusques à la contrescarpe. Et certes ce fut bien à propos, car au mesme temps qu’ils parurent pour leur defence, ils estoient desja tous de telle sorte blessez, qu’il n’y avoit plus que le courage qui les soustenoit, et toutefois voyant ce secours il sembla que leur force se renouvelast, et qu’ils ne ressentissent plus leurs blessures.

Chacun admiroit leur valeur, mais tous demeuroient ravis de voir ce que Celadon faisoit, car l’habit de Bergere qu’il portoit rendoit toutes ses actions plus admirables. Son rondache estoit tellement herissé de fleches qui s’y estoient plantées, que les dernieres ne trouvoient plus de place vuide, et falloit que par necessité elles frappassent sur d’autres fleches. Son espée estoit toute teinte de sang, et la poignée mesme en desgoutoit. II estoit blessé en deux ou trois lieux, et mesme en l’espaule droicte d’un javelot qui avoit esté lancé, et qui luy avoit fait une grande playe; et quoy que la perte du sang l’affoiblist beaucoup, si est-ce que le desir extréme qu’il avoit de se venger de l’outrage qu’on avoit fait à Astrée, le transportoit de telle sorte, que presque il ne la [802/803] ressentoit pas. Mais, en effect, toute cette defence eust esté vaine sans le secours de Damon, qui conduit par Ceraste et par Merindor, leur donna un peu de loisir de prendre haleine. Toutefois il ne fut pas long, car Polemas faisant partir mille hommes en un gros, les contraignit de se jetter dans le fossé avec un peu de confusion. Et ce fut à ce coup que Semire attaint d’une picque, qui luy perça les deux cuisses, faillit d’estre cause de la perte de plusieurs, parce que ne pouvant marcher, et Celadon ne le voulant point quitter, pour l’obligation qu’il luy avoit, le combat se renouvella en ce lieu, plus opiniastre et plus dangereux qu’il n’avoit point esté de tout le jour, si bien que peu s’en fallut que le grand nombre des ennemis ne desfist ce secours entierement. Mais Damon les faisant soustenir par les picquiers, et ceux de la muraille jettans quantité de cailloux et de fleches sur les ennemis, leur donna le loisir de se jetter dans la fausse braye, qui estoit en ce lieu-là, où Celadon emporta Semire avec l’ayde de son frere, et Lipandas, quoy que blessé en une infinité d’endroits, aydé de Ligdamon, porta aussi Lydias qui ne se pouvoit soustenir; ils furent incontinent apres tous trois portez où Ligdamon avoit accoustumé de loger.

Cependant Silvie et Astrée, qui avoient esté tirées par la muraille dans la ville, ne furent pas presque plus tost sur les creneaux, ou pour le moins dans le plus proche corps de garde, que Leonide qui, d’un endroit assez prés de là, avoit veu tout ce spectacle, s’y en vint courant, tant pour le desir qu’elle avoit d’embrasser sa compagne, que pour recognoistre si cette druide estoit Astrée ou Alexis. Et, de fortune, en y allant avec une de ses compagnes, elle trouva Adamas qui, parmy les affaires d’importance qu’il avoit sur les bras, ne laissoit de desirer de pourvoir à celles qui pouvoient faire recognoistre la tromperie et le desguisement de Celadon, luy semblant que, si Galathée venoit à recognoistre ce Berger, elle pourroit entrer en quelque mauvaise opinion de sa preud’hommie. Et il n’ignoroit pas combien est desavantageuse cette mesfiance envers chacun, mais particulierement envers son maistre. La haste qu’il avoit ne luy donna pas le loisir de luy faire long discours, mais en marchant il luy dit seulement qu’il falloit conduire promptement la druide en son logis, sans la laisser parler beaucoup à personne, et qu’apres ils verroient ce qu’ils avoient à faire.

Aussitost que Silvie vit Leonide, elle se jetta à son col, transportée d’ayse de se voir, et elle aussi, hors des mains de Polemas, [803/804] car depuis qu’elles s’estoient separées, elle n’en avoit point eu de nouvelles. Mais Leonide qui desiroit de parler à la druide: Ma compagne, luy dit-elle, Galathée meurt d’envie de parler à vous, allez y, cependant que je vay conduire au logis de mon oncle cette fille, dit-elle, luy montrant Astrée; car je la vois tant espouvantée, que je ne voudrois pas que Galathée la vist en cet estat. Et à ce mot, prenant Astrée par la main, elle l’emmena presque par force au logis d’Adamas, car elle ne vouloit point s’esloigner de la muraille, qu’elle ne sceust qu’estoit devenue Alexis; mais Leonide luy fit accroire qu’elle estoit desja dans la ville, s’y estant retirée par la fausse porte par laquelle le secours estoit sorty.

Et cependant Adamas qui, peu apres fut adverty que veritablement tous ceux qui estoient sortis de la ville y estoient r’entrez, s’en courut à cette porte pour recevoir Celadon; et il y arriva tout à propos, car à peine le Berger fut-il dans la ville, que pour la perte du sang qu’il avoit faite, il tomba esvanouy dessus Semire qui estoit encore en pire estat que luy. Le Druide commanda incontinent qu’il fust enyporté en son logis; et parce que ne cognoissant point Semire, il ne faisoit point de semblant de le faire conduire avec Celadon: Seigneur, luy dit Semire avec beaucoup de peine, c’est moy qui ay sauvé Astrée et Celadon; je vous supplie, faites-moy cette grace de me faire emporter où vous le faites conduire, afin que je puisse mourir aupres d’eux. Adamas l’oyant parler de cette sorte, et craignant qu’il descouvrist qui estoit Alexis, commanda incontinent qu’ils fussent portez ensemble. Et il fut fort à propos qu’en mesme temps une grande alarme se donna de tous costez, car cela fut cause que Damon, et tous les autres qui estoient autour de luy s’en coururent à la defence, sans prendre garde aux paroles de Semire.

L’alarme n’avoit point esté fausse, car il estoit vray que Polemas, presque hors de soy-mesme pour la perte qu’il avoit faite de ces six personnes, fit donner le signe d’un assaut general, comme celuy du jour precedent, et qui fut tellement opiniastre, que rien ne les en retira que la nuict, et avec perte de nombre de solduriers, de laquelle il ne faisoit pas paroistre de se soucier beaucoup, pourveu qu’il peust se vanger. Mais l’obscurité le contraignant de faire sonner la retraitte, chacun se retira en son quartier, avec assurance que cette ville ne s’emporteroit pas si facilement que Polemas l’avoit temerairement jugé, ne considerant pas que la foiblesse [804/805] des murailles estoit grandement fortifiée par le courage de tant de genereux chevaliers qui s’y estoient renfermez. Si bien qu’Alerante, dés le lendemain, partit pour aller rendre conte au Roy Gondebaut de tout ce qu’il avoit fait, et de l’estat auquel estoient les affaires de Polemas qui, se ressouvenant du sage advis que Climante luy avoit donné, supplia Alerante de representer au Roy que cette ville ne meritoit pas la presence d’un si grand Roy, qu’il le supplioit seulement de luy envoyer les trouppes qu’il luy avoit promises, et sur tout qu’il s’assurast de la personne du Prince Sigismond, et qu’il se souvinst qu’encores qu’il fust son fils, il estoit toutesfois amoureux. Que, quant à luy, il alloit mettre le siege autour de cette ville, de laquelle dans peu de jours il luy rendroit bon conte, et qu’apres il s’assurast de son affection et de sa fidelité, comme d’une personne qui le recognoistroit tousjours comme son maistre et son seigneur. O cruelle et tyrannique ambition, avec quelle inhumaine violence forces-tu les esprits des mortels à sacrifier leurs pensées, leur repos et leurs vies à ton injuste et insatiable passion!

Celadon cependant et Semire furent portez dans le logis d’Adamas: Semire, tellement blessé qu’à chaque pas on pensoit qu’il deust mourir, et le Berger affoibly de sorte pour le sang qu’il avoit perdu, que bien qu’il fust revenu de son esvanouissement, toutesfois on ne luy esperoit guieres plus de vie qu’à l’autre. Tous deux demandoient avec impatience d’estre portez où estoit Astrée: mais les chirurgiens n’en furent pas d’avis, d’autant, disoient-ils, que l’amitié qu’ils se portoient en se voyant les esmouvroit davantage, et leur rapporteroit quelque grande alteration à leurs blessures, outre qu’ayant besoin de repos, il ne falloit pas penser qu’estans ensemble ils en pussent beaucoup avoir pour le mal l’un de l’autre. Ils furent donc portez en diverses chambres, et parce qu’ils ne cessoient de demander où estoit Astrée, on leur respondit que la Nymphe Amasis et Galathée l’avoient voulu voir, et qu’elle viendroit incontinent. – Helas! respondit Semire, je crains qu’elle ne vienne bien tard, car je sens que la mort me tient de bien prés! Et s’il y a quelque pitié en vous, disoit-il, en regardant tous ceux qui estoient à l’entour de luy, je vous conjure de la faire haster, afin que mon ame, devant que sortir de ce corps, où elle ne peut guieres demeurer, puisse se descharger d’un fardeau qui luy est insupportable. Et il ne se trompoit nullement, car il estoit reduit à une telle extremité, que c’estoit tout ce qu’il pou-[805/806]voit faire que de bien prononcer ces paroles. Son frere qui luy tenoit la main, et qui sçavoit bien pourquoy on ne la luy vouloit point laisser voir, se tournant au chirurgien qui avoit sondé ses playes: Que sert-il, ô sçavant mire, luy dit-il, de refuser à mon frere ce contentement de voir Astrée, pour la crainte d’empirer son mal, puisque la mort est aussi bien inevitable? Pourquoy ne luy voulez-vous donner cette satisfaction en l’extremite de sa vie?

Semire qui entr’ouyt ce que son frere disoit, encore qu’il eust parlé bien bas: O dieux! s’escria-t’il, que je ne sois point condamné à ce supplice, que je la voye, je vous supplie, si vous ne me voulez voir mourir desesperé. Et redoublant plusieurs fois ces supplications, enfin on se resolut de la faire venir, puis qu’aussi bien y avoit-il peu d’esperance en sa vie. Et son frere l’estant allé querir, Leonide qui ne l’avoit point quittée vint avec elle, et certes tout à temps; car lors qu’elles entrerent dans sa chambre, à peine avoit-il plus le pouvoir de tourner la teste. Et toutesfois s’efforçant, apres avoir fait signe à son frere de faire reculer chacun de son lict, de peur qu’ils ouissent ce qu’il vouloit dire: Belle Astrée, luy dit-il, vous voyez devant vous ce Semire qui en vous trop aymant vous a tant donné d’occasion de luy vouloir mal. Si l’offence vous convie à le hayr, sa repentance doit obtenir quelque pardon, s’il est vray qu’entre les mortels communément il n’y ait rien de plus cher que la vie, puis que pour laver mon erreur je vous donne mon sang et ma vie. Jugez que, si j’avois quelque chose de plus precieux, je le vous offrirois de mesme, pour reparer la faute qu’Amour m’a fait commettre. Je croy que les dieux me l’ont pardonnée, puis qu’ils m’ont fait la grace que je leur avois tousjours demandée, qui estoit de mourir pour vous: je les en remercie de tout mon cœur, et les supplie seulement de retarder autant ma mort, qu’il me faut de temps pour ouyr vostre responce, qui m’accompagnera en un eternel repos, si elle est telle que je desire, et qui, estant autre, me condamnera à un enfer de supplices et de desespoirs.

Semire profera ces paroles à mots interrompus, et avec une voix languissante, qui toucha de sorte le cœur d’Astrée, qu’elle ne se put empescher d’avoir pitié de la personne du monde à qui elle avoit plus d’occasion de vouloir mal; et les larmes que la compassion luy fit venir aux yeux, donnerent tesmoignage qu’il n’y a point de si grande offence qu’un genereux courage ne puisse par-[806/807]donner. Et toutesfois, ne sçachant presque que luy respondre, elle s’amusoit à s’essuyer les yeux, lors que Semire, se sentant à l’extremité: Belle Astrée, reprit-il, ces larmes me tesmoignent bien que vous avez compassion de ma mort, mais non pas que vous ayez pardonné ce crime d’amour que j’ay commis. Hastez-vous de me dire: Semire, va-t’en en paix, si vous voulez que je puisse ouyr ces paroles tant desirées. Astrée alors: Sois en repos, Semire, luy dit-elle, et t’assure que, si autrefois tu me fis perdre ce que j’aymois, tu m’as maintenant conservé tout ce que je puis aymer. On vid à ces paroles que le visage de Semire se remit, comme s’il n’eust point eu de mal, tant elles luy donnerent de contentement.

Et puis tout à coup souspirant: Le Ciel vous soit tousjours

favorable, luy dit-il, et conserve Astrée à son heureux

Celadon. Ce furent là les dernieres paroles qu’il

profera, et avec lesquelles son ame s’envola:

heureux en son mal-heur d’avoir donné

sa vie pour celle qu’il aymoit, et

d’avoir veu les beaux yeux

d’Astrée jetter des larmes à

son trespas, sinon larmes

d’amour, au moins

de compassion.

FIN

DE LA QUATRIESME PARTIE DE L’ASTRÉE

DE MESSIRE HONORÉ D’URFÉ