ADVERTISSEMENT AU LECTEUR
Voicy, cher Lecteur, la quatriesme partie de l’Astrée de Messire Honoré d’Urfé, qui est le dernier de ses ouvrages. Elle contient douze livres, comme la premiere, seconde et troisiesme; et afin que tu en sçaches particulierement la raison, je te diray qu’il m’a fait autrefois l’honneur de me communiquer qu’il vouloit faire de toute son œuvre une tragecomedie pastorale, et que, comme nos François ont accoutusmé de les disposer en cinq actes, chasque acte composé de diverses scenes, il vouloit de mesme faire cinq volumes composez de douze livres, afin que chasque volume fust pris pour un acte, et chasque livre pour une scene.
Or son destin ou plustost nostre malheur a voulu qu’il soit mort sans avoir eu le temps de donner à son ouvrage la perfection qu’il ne pouvoit attendre que de luy. Et sans que je m’amuse à te representer combien ce coup fut sensible à mon ame, ce sera assez que tu sçaches qu’outre le regret de sa perte, j’ay failly à mourir de douleur quand j’ay veu que l’interest d’un infame gain avoit porté un libraire à deschirer ses escrits et sa reputation, voulant faire passer pour legitimes deux enfants supposez qui, sous l’authorité de son nom, n’ont pas laissé de courir toutes les parties du monde. [5/6]
Durant deux ans, cet accident a esté sans remede, et je croy que la cinquiesme et sixiesme partie dont je parle, seroient encore en estat de subsister, si le desir de conserver la gloire d’un esprit si fameux n’eust porté ceux qui soustiennent aujourd’huy l’esclat de sa maison, à retirer des mains de son Altesse de Savoye l’original de cette quatriesme, d’où ce qui a esté mis de monsieur d’Urfé dans la cinquiesme et sixiesme partie avoit esté malicieusement soustrait. Je le conserve, cet original, plus soigneusement que ma vie, afin que, si j’ay l’honneur d’estre cogneu de toy et que tu vueilles y apprendre la verité de ce que je dis, je te le puisse montrer pour ma justification.
Je l’ay corrigé sur la presse le plus exactement que j’ay pu, pour contribuer à son estime, une partie de ce que je tiens de luy; car il faut que je l’avoue, cher lecteur, que je luy ay toute l’obligation de ce que je suis, et que mon plus sensible desplaisir est de n’avoir pas des qualitez assez bonnes pour luy faire treuver plus de gloire dans le soing qu’il a pris de me former. II en a pourtant fait quelquefois des jugemens plus avantageux que je ne merite, et comme je ne les ay jamais pu entendre sans rougir, aussi ne sçaurois-je avoir l’effronterie de les escrire. Je te supplieray seulement de remarquer, qu’estant sur le poinct de rendre le dernier souspir, il m’ordonna d’achever ce qu’il avoit entrepris, sçachant bien qu’il n’en avoit jamais communiqué le dessein à personne si fidellement qu’à moy. Je ne le vis pas mourir, car c’est sans doute que mon trespas eust accompagné le sien, mais Mademoiselle d’Urfé, sa niepce, que les beautez du corps et de l’esprit rendent si considerable dans le monde, fut conjurée de m’en faire le commandement de sa part. A cela madame la Princesse de Piedmont, sœur de mon Roy, genereuse et juste comme luy, joignit aussi le sien, de sorte que la honte de desobeyr à une si grande princesse et à mon maistre, fut cause que j’y consentis.
Je t’ay dit tout cela, cher lecteur, afin que tu m’excuses en mon entreprise si elle te semble un peu trop hardie, et que tu me fasses la faveur de croire que je n’ignore pas le respect qu’on a rendu de tout temps à la memoire des grands personnages qui nous ont devancez ; sans cela on ne trouveroit pas tant de vers imparfaits dans Virgile, et sans aller si loing, il se treuveroit peut-estre aujourd’huy des peintres qui acheveroient dans Fontainebleau les ouvrages de Freminet.
Juge donc, je te supplie, de mon dessein un peu favorablement, [6/7] et sçache encore, que ce n’est non plus le desir de me faire estimer qui m’a fait resoudre à escrire; car, si jusques dans le fonds des cloistres il s’est treuvé des juges dont la severité a condamné des ouvrages que je n’ay leus qu’à genoux, que dois-je attendre de tous les hommes, moy qui conçois sans artifice, et qui n’ay point d’art pour m’exprimer? Veuille ma bonne fortune que cette conclusion d’Astrée que je te donneray dans peu de jours, treuve pour moy quelque indulgence en ton humeur, comme je desirerois avoir treuvé les occasions de te plaire et de te servir. Adieu.
BARO [7/8]