LA QUATRIESME PARTIE D’ASTRÉE
LE HUICTIESME LIVRE
Parce qu’Adamas, craignant quelque surprise de Polemas, avoit ordonné aux portes que de tous les estrangers qui y venoient les noms fussent escrits, et le lieu où ils alloient léger, dés le soir mesme il fut adverty que Merindor et Periandre, avec Dorinde et ces autres bergères et bergers estoient en la maison de Clindor. Mais parce qu’il avoit passé auprès d’Amasis la plus grande partie de la nuict, il ne vid que fort tard l’advis que les gardes de la porte luy en avoient donné. Les norrfs de ces deux chevaliers ne luy estoient point incognus, et sçachant bien qu’ils estoient vassaux du roy des Bourguignons, leur arrivée en cette saison luy fit soupçonner que ce ne fust pour le service de Polemas; et n’eust esté l’heure indue, il eust sans doute envoyé quérir Clindor, pour entendre le sujet de leur venue, et quelle cognoissance il avoit avec eux, qui les conviast de les loger en sa maison. Toute la nuict il en demeura en peine, et cela fut cause qu’il reposa fort peu, et que le jour à peine commençoit de poindre, lors qu’il sortit jlu lict et envoya quérir Clindor. Mais la porte de sa chambre ne fut pas plustost ouverte, qu’un jeune Eubage s’y présenta, et demanda de parler à luy. Ce jeune homme estoit fort cognu dans sa maison, parce qu’il y avoit esté nourry et eslevé petit enfant; aussi-tost qu’il se vid seul avec luy dans sa chambre: Seigneur, luy dit-il, je viens vous trouver pour une affaire qui est peut-estre de grande importance et peut-estre aussi ne l’est pas. Mais d’autant que ce n’est pas à moy à le recognoistre, et que je periserois estre grandement coulpable si quelque chose venoit à ma cognoissance sans vous en advertir, je suis venu le plus diligemment qu’il m’a esté possible vous faire entendre qu’hyer, [437/438] environ sur les deux heures après midy, des gens qui se disoient au roy Gondebaut vindrent à grosse trouppe et à main armée, pour enlever une jeune fille qui s’es toit sauvée sur les bords de Lignon, entre Julieu et le temple de la bonne déesse. Et parce qu’en mesme temps qu’ils l’emmenoient, il en survint d’autres, quoy que moindres en nombre, mais beaucoup supérieur en force et en courage, qui la recoururent des mains de ces voleurs, et depuis la conduisirent en seureté en ceste ville, à ce que Ton m’a dit, avec quelques bergers ret bergères, il y eut un grand combat entr’eux auquel en fin ceux qui la vouloient enlever furent presque tous tuez et ceux qui eschaperent, ce fut à course de cheval.
Or, seigneur, je me trouvay de fortune presque en mesme temps sur le lieu où plusieurs druides, vacies et eubages s’assemblèrent, pour ne laisser sans l’honneur de la sépulture trois chevaliers de ceux qui avoient secouru ceste fille, et qui y estoient demeurez morts. Mais d’autant que de leurs ennemis plusieurs avoient aussi esté tuez, et mesme celuy qui les conduisoit, les anciens trouvèrent bon, pour ne les laisser dévorer aux chiens, et aux loups, et ne point aussi infecter l’air, de les brusl’er selon la coustume. Et parce qu’en deshabillant ce chef, il me sembla qu’il y avoit quelques papiers dans sa poche, je pensay que, peut-estre, ce seroit chose d’importance au service de la Nymphe. Je fus curieux d’y mettre la main, et je trouvay ceste lettre, (dit-il en la luy présentant), qui s’addresse comme vous voyez, à Polemas. Et depuis, cherchant plus particulièrement dans un ply de son hoqueton, je trouvay encore celle-cy, (continua-t’il en luy eh présentant encore une, mais beaucoup plus petite). Je vins dés hyer au soir, mais les affaires qui vous ont retardé si tard au chasteau, sont cause que je ne vous les ay pu rendre que ce matin.
Adamas alors prenant ces lettres et voyant qu’au dessus il y avoit: A Polemas Comte des Segusiens, nostre fidelle amy; jugea bien, tant à cette inscription qu’au cachet, que c’estoient des lettres du roy des Bourguignons, et que sans doute il y apprendroit quelques nouvelles d’importance. Toutesfois, ne luy semblant pas à propos que ce jeune eubage recogneust la meffiance qu’Amasis pouvoit avoir de Polemas, il n’en fit point de semblant, seulement il loua sa prudence, sa fidélité et sa diligence, et l’assura qu’il en feroit rapport à la Nymphe, afin qu’elle en eust mémoire pour recognoistre en temps et lieu sa bonne volonté. Apres il luy commanda de continuer de mesme en toutes les [438/439] occasions qui se presenteroient, et sur tout d’estre secret, afin que Polemas n’en fust point adverty, de peur qu’il ne vinst à s’offenser de ce qu’il luy avoit apporté des lettres’qui s’adressoient à luy, et qu’il est oit nécessaire toutesfois que la Nymphe veist.
Cet eubage estoit à peine sorty de sa chambre, que Clindor arriva, duquel le Druide apprit qui estoient Periandre, et Merindor, et le sujet qui les conduisoit en ce lieu, parce que Clindor l’avoit appris d’eux dés le soir mesme, lors qu’ils luy demandèrent advis de quelle sorte ils dévoient faire pour avoir audience de la Nymphe. – Or, reprit le Druide tout joyeux, soudain que ces chevaliers seront hors du lict, vous ferez chose tres-agreable à Amasis de les luy conduire, et cependant je luy feray entendre quels ils sont afin qu’elle les reçoive comme ils méritent. Et quant à Dorinde, ma niece Leonide Tira trouver, et luy dira l’heure qu’elle pourra venir au chasteau. Et à ce mot ayant sceu qu’Amasis estoit esveillée, il s’en alla la trouver.
Elle ne faisoit que sortir de sa chambre, et vouloit entrer dans son cabinet pour donner ordre à quelques affaires, lors qu’Adamas luy fit entendre tout ce qu’il avoit appris de Clindor, touchant la fortune de Dorinde, et le sujet de la venue de Periandre et Merindor, et puis continua: Il semble, madame, que la bonté de Tautates vous envoyé des hommes estrangers pour vous défendre de la meschanceté des vostres/car quelque intelligence qu’il y puisse avoir entre Gondebaut et cet homme de bien de Polemas, si ne faut-il point douter que ces deux chevaliers ne vous assistent fidèlement, encore qu’ils soient vassaux du roy des Bourguignons, car ayant entrepris pour cette fille ce qu’ils ont fait contre luy, il n’en faut point entrer en doute. – Mais, adjousta la Nymphe, vous parlez du roy Gondebaut comme si vous estiez bien assuré qu’il ne fust pas de nos amis, en avez-vous eu quelque plus grande assurance que celle que j’ay sceue? – Nullement, madame, respondit Adamas, mais je juge par raison qu’il doit estre ainsi, car quelle apparence y a-t’il que Polemas, qui est homme d’esprit et qui a tramé ce dessein de loin, ne se soit acquis ce roy si puissant, et qui est à vostre porte? Je l’estimerois le plus ignorant homme du monde s’il avoitt fait cette faute, et je ne croirois pas la faute moindre de vostre costé, si vous ne vous y prépariez, comme si vous en estiez très-assurée. Car je tiens pour certain que je vous apporte des lettres qui nous en osteront la doute entièrement. [439/440] Et à ce mot il luy tendit la première que l’eubage luy avoit donnée, que la Nymphe considéra quelque temps sans dire mot, es tonnée de ce tiltre de Comte des Segusiens que l’on donnoit à Polemas. Et après, luy demandant qui escrivoit cette lettre, et de qui il l’avoit eue, il respondit: Je ne puis dire assurément de qui elle vient, si ce n’est que le cachet est celuy de Bourgogne, et que le roy Gondebaut a accoustumé de s’en servir, car ce Chat, dit-il, avec ce mot, Liberté, me le fait ainsi juger, et de plus, que ceux qui ont voulu enlever cette jeune fille de laquelle je vous ay parlé, et qui ont esté tuez par ces trois chevaliers, la portoient, et a esté trouvée par un eubage dans leurs habits, qui a esté diligent de me la remettre. Mais, madame, prenez la peine de la voir, car je vous en feray voir une autre encore, qui, je pense nous apprendra bien mieux ce que nous ne sçavons pas.
A ce mot rompant le cachet; la Nymphe leut telles paroles.
LETTRE DE GONDEBAUT
A POLEMAS
Nostre cher amy, si dorante, l’un des chefs de nostre garde, a besoin de nostre ayde, faites luy paroistre Vamitié que vous portez à son maistre. Il va pour une affaire qu’il vous communiquera, et qui est de plus d’importance qu’il ne semble pas. Si Polemas veut que nous le croyons nostre amy, qu’il ne permette, pour quelque considération que ce soit, que ce porteur revienne, sans que nous ayons la satisfaction que nous prétendons de son voyage.
Je voy bien, reprit Adamas, que cette lettre, quoy qu’elle tesmoigne assez la bonne intelligence qui est entr’eux, toutesfois a esté escrite pour estre veue de chacun. Mais, madame, cette autre qui a esté trouvée cachée dans les habits de celuy-là mesme qui avoit celle que vous venez de lire, ou je me trompe, parlera plus clairement. Et la Nymphe alors en la prenant: Je ne sçay, dit-elle, quelle sera celle-cy, mais il semble que la première n’est point trop obscure, puis que Gondebaut, ayant cette affaire tant à cœur se contente d’en escrire à Polemas, comme s’il estoit seigneur absolu de mes Estats, et le nomme Comte des Segusiens, tiltre nouveau, et qui ne doit appartenir qu’à celuy qui espousera Galathée. Et puis voyez ce mot: Faites-luy paroistre l’amitié [440/441] que vous portez à son maistre, et puis cet autre: Si Polemas veut que nous le croyons nostre amy, qu’il ne permette, pour quelque considération que ce soit,… et ce qui suit, comme si c’estoit à Polemas à permettre ou à défendre quelque chose sans mon sceu dans ces provinces, ou que, pour l’amitié qu’il luy porte, il deust clorre les yeux à ce qui seroit de ma volonté.
Et à ce mot, elle ouvrit le petit billet où ils leurent telles paroles.
BILLET DE GONDEBAUT
A POLEMAS
C’est à ce coup qu’il faut que Polemas soit du tout Comte des Segusiens. Je viens de sçavoir que Clidaman est mort, Lindamor grandement blessé, et presque toutes ses troupes deffaites. A ce coup nous verrons si vostre courage esgale vostre ambition, et ce sera en cette occasion que Gondebaut vous tesmoignera qu’il est vostre amy.
O dieux! s’escria la Nymphe, il n’en faut plus douter! Voilà la trahison toute, descouverte, quelle force humaine sera celle qui nous en pourra garantir? Le Druide alors, ne jugeant pas que le peu de temps qu’ils avoient à pourvoir à leurs affaires se deust perdre en pleurs, supplia la Nymphe de faire appeller Galathée, afin qu’elle participast aux conseils qu’il falloit prendre. Et lors qu’elle y fut venue, le Druide, s’adressant à Amasis qui estoit toute en larmes: Madame, luy dit-il, les pleurs ne seichent jamais les pleurs, il faut que ce soit la force de vostre courage qui vous fasse paroistre non seulement grande en l’estendue de vostre province, mais en la magnanimité et générosité de vostre ame. Le grand Dieu par moy vous promet qu’il ne vous délaissera jamais, si vous ne vous délaissez vous-mesme. Et desja ne voyez-vous pas des faveurs de sa prévoyance, en faisant venir Alcidon et Damon pour leurs propres interests, tant à propos qu’il semble que vous les y ayez, appeliez? Mais Periandre et Merindop qui sont deux chevaliers, desquels les noms sont assez cogneus par toutes ces contrées, pour estre des principaux de la Gaule Lyonnoise, ne sont-ils pas de mesme arrivez depuis hier au soir, ayans fait un acte si généreux qu’il ne faut point douter que leurs armes et leur courages ne s’employent librement à vostre defence? Car, madame, il faut que vous sçachiez que la fille d’Arcingentorix [441/442] le bon et honnorable chevalier, s’estant sauvée dans vos estats pour fuyr la tyrannie du roy des Bourguignons, avoit esté violemment enlevée par quelques solduriers de sa garde, et sans doute eust esté ramenée à Lyon d’où elle estoit sortie desguisée, n’eust esté la valeur de ces chevaliers qui l’ont recourue et l’ont conduitte en cette ville pour vous supplier de la recevoir en vostre protection. Il faut donc, madame, que vous espériez en la bonté de Tautates, et que cependant vous fassiez paroistre qu’Amasis est non seulement Dame de toutes ces belles contrées par succession mais beaucoup mieux par vertu et par mérite. La Nymphe, s’essuyant ses larmes et jettant les bras au col de Galathée: Ma fille, luy dit-elle, si le Ciel a ordonné que la ruine de nostre domination advienne en nos jours, pour le moins résolvons-nous de ne rien faire qui soit indigne de nous, ny qui puisse faire juger qu’elle soit advenue par nostre faute.
Et lors, la prenant par la main, elle s’en alla dans la chambre de Damon où elle sçavoit qu’Alcidon estoit, et les portes estant fermées, Adamas, par son commandement, prit la parole de cette sorte: Vous trouverez peut-estre estrange, seigneurs, oyant ce que j’ay à vous dire par le commandement de la Nymphe, que les dieux qui vous ont envoyez en FORESTS pour y recevoir le remède à vos peines que vous n’avez pu trouver ailleurs, semblent au contraire vous avoir destinez à la conservation de cette mesme contrée que je puis dire sur toutes malheureuse, si son bonheur ne luy est conservé par vos armes et par vostre courage. Et toutesfois il est vray qu’Amasis et nous tous, n’avons plus d’esperance en la force-humaine, sinon en celle qui est en vous, pour nous défendre d’une honteuse et insupportable servitude, et que plus-tost qu’endurer, nous voulons tous eslire et la mort et le tombeau. Cette grande Nymphe que vous voyez tant estimée et tant honorée par toutes les Gaules, et de’qui la vertu a tousjours esté sans reproche, par un profond jugement du Ciel se void réduite sur le poinct non seulement d’estre despouillée de ses pays et de ses estats, mais encore de se voir ravir d’entre les bras la Nymphe Galathée sa fille, par la plus insigne trahison qui ait esté faite de nos jours. Il est vray que vostre arrivée en ce lieu tant à propos, sans autre dessein que celuy que le Ciel a fait, nous donne une très-assurée croyance qu’il se veut servir de vostre vertu pour la conservation d’une si bonne princesse, et pour la punition des» meschans. qui osent tant injustement entreprendre contre son [442/443] authorité. Cette action, seigneurs, ne sera pas celle qui donnera le moins de lustre à vostre gloire, lors qu’elle sera racontée par toutes les Gaules, car elle est accompagnée de toutes les conditions qui la peuvent rendre honorable envers les personnes d’estime et de vertu, tant pour son équité, que pour la difficulté qui l’accompagne avec tant de dangers et de périls que, si ce ne sont des courages généreux comme les vostres, il n’y a pas apparence que quelqu’autre la vueille entreprendre.
Il vouloit continuer, mais Damon impatient l’interrompit: Madame, dit-il se tournant vers la Nymphe, je vous donne ma foy et jure au grand Hesus de ne vous abandonner jamais que vous ne soyez hors de ceste peine, et d’employer pour vostre service jusques à la dernière goutte de mon sang contre tous les hommes du monde. Et s’il faut vestir le harnois pour vostre defence, je n’ay blessure qui me retienne un moment danstle lict. Alcidon reconfirma les mesmes assurances à la Nymphe avec une telle franchise qu’elle ny Galathée ne les pouvoient assez remercier.
Et sur ce propos Adamas, prenant la parole, leur fit entendre tout le dessein de Polemas, et les moyens avec lesquels il pretendoit d’en venir à bout: les grands préparatifs qu’il avoit desja de longue main tant dedans que dehors l’Estat, les intelligences avec les princes voisins, l’authorité qu’il s’estoit finement usurpée dans la contrée, les moyens qu’il avoit tenus à se rendre maistre de toutes les forteresses, et à. s’attirer la volonté de tous les solduriers et ambactes, et bref, qu’ayant despouillé la Nymphe et d’argent et de gens, il n’y avoit rien eu qui l’eust empesché d’executer ce pernicieux dessein, que la crainte qu’il avoit eue de Clidaman et de Lindamor. Que maintenant il ne falloit plus espérer que cette bride le retinst en son devoir, parce que le roy des Bourguignons luy en avoit escrit la mort, comme ils pouvoient bien voir par la lettre qui en avoit esté escrite. Et bref, il n’oublia chose qu’il creust estre à propos de leur faire sçavoir.
Mais quelque extrême et prompt péril que le Druyde leur pust représenter, ne fit que leur augmenter la volonté d’embrasser la defence de la Nymphe; et pour joindre la prudence à leur courage, s’enquirent avec quelle seureté elle demeuroit en ce lieu, et quel ordre elle y avoit mis. Adamas satisfit à toutes leurs demandes, et les assura que rien ne leur manquoit que des Hommes, car pour des armes, il y en avoit quantité de toutes sortes dans le chasteau, que pour les munitions, il n’y avoit qu’un mois que les bleds avoient [443/444] esté couppez, de sorte que les greniers en estoient tous pleins, mais que pour les hommes, il ne sçavoit où en prendre ny de qui se fier. – Je suis d’opinion, dit Alcidon, que pour assembler des gens de guerre sans que l’on s’en apperçoive, il faudroit proposer quelques jeux, et mettre des prix, soit à tirer de Tare, soit à l’arbaleste, car lors qu’ils seront icy, nous y aurons l’œil, de telle sorte que nous les retiendrons bien en leur devoir. – Je croy, madame, ajousta Adamas, que cet advis est tres-bon? car s’il y a des traistres, ce ne sont que des personnes de considération, n’y ayant pas apparence que Polemas se soit déclaré à d’autres, et nous avons un prétexte fort bon, car dans sept jours doit estre le sixiesme de la lune de.juillet, jour.destiné à cueillir le Guy de l’an neuf. Nous dirons que vous y voulez assister, pour donner occasion à plusieurs d’y venir, et vous sçavez que c’est la coustume que chacun y porte les armes qu’il veut pour honorer la feste, et de ceux qui viendront nous choisirons ceux qui nous sembleront les meilleurs.
Telle fut leur resolution à laquelle Adamas alla incontinent mettre ordre; et en mesme temps Clindor arriva, qui présenta à la Nymphe, par le commandement du druide, Merindor et Periandre. Ils furent receus d’Amasis et de Galathée avec toute sorte de courtoisie, et parce qu’ils luy firent entendre qu’ils avoient quelque chose à luy dire en particulier, les faisant asseoir auprès du lict de Damon, elle leur dit qu’ils pouvoient parler librement devant ces deux chevaliers, ausquels aussi.bien elle ne cachoit rien. – Madame, respondit Merindor, puis que vous le voulez ainsi, nous n’en ferons point de difficulté, encore que nous n’ayons charge que de parler à vous seule. Mais puis que vous nous le commandez, nous faisons estât de ne le dire qu’à vous, et qu’il vous plaist de l’oiiyr avec plusieurs oreilles. Et puis il continua ainsi.
SUITTE DE L’HISTOIRE DE DQRINDE
Si les grands princes estoient exempts des passions ausquelles les autres hommes sont subjets, on pourroit les estimer.des dieux en terre, car si leur extrême puissance estoit accompagnée de ce privilège, je ne sçay en quoy ils seroient moindres que lés dieux; [444/445] et de là vient que les immortels ne voulant pas que les hommes, pour grands qu’ils soient, se puissent esgaler à eux les sous-mettent comme le reste des hommes, et peut-estre davantage, aux passions démesurées qui nous tourmentent. Je vous représente ces choses, madame, afin que quand vous entendrez ce que j’ay à vous dire, vous ne blasmiez les grands princes desquels il faut que je parle ny de foiblesse ny de peu de vertu, mais que vous estimiez que toutes ces choses ne sont que des tributs qu’ils payent de leur humanité.
Sçachez donc, madame, que le roy Gondebaut ayant jette les yeux sur une jeune dame nommée Dorinde, en devint si esperduement amoureux que jamais l’affection qu’il avoit portée à Criseide, la belle Transalpine, n’avoit esgalé la grandeur de cette amour. Cette Dorinde estoit fille d’Arcingentorix, l’une des plus illustres races de la Gaule Lyonnoise; mais comme une grande beauté est subjette d’estre veue et aymée de plusieurs, il advint que quantité de personnes tournèrent les yeux et le c œur vers elle, et entre les autres le prince Sigismond qui, depuis peu estant demeuré veuf, ne put s’empescher d’aymer ce que presque chacun admiroit. Et toutesfois et l’amour du pere et celle du fils furent conduites si secrettement qu’on demeura long-temps, sans que ny eux l’un de l’autre, ny autres personnes s’en aperceussent. Mais d’autant que Dorinde, comme je croy, recevoit l’amour du prince Sigismond plus favorablement que celle du roy, il fallut en fin que la jalousie fist son effect en ces deux grands princes. Je veux dire que le pere s’estant apperceu de là recherche du fils, et le fils de celle du pere, ny l’un ny l’autre ne pouvant supporter un tel compétiteur, Dorinde fut contrainte de fortifier l’un des partis par son consentement. Elle se tourna donc du costé de Sigismond avec une si entière resolution, que celuy qui manioit cette affaire pour le roy eut commandement d’elle de n’en plus parler si le roy ne se resolvoit à tenir ce qu’il luy avoit promis. Mais d’autant que la promesse estoit suivie de trop d’importance, car à ce que j’ai pu entendre, Ardilan (ainsi s’appelloit celuy que le roy y avoit employé pour engager cette belle fille) luy avoit donné parole de mariage, quoy que ce ne fust pas peut-estre le dessein de son maistre, cet homme, voyant toute sa négociation en si mauvais terme, creut que quelque nouvelle amour en estoit cause, et comme il estoit fin et rusé, il descouvrit peu après l’affection du prince Sigismond, de laquelle, pour sa descharge, il donna soudain advis au roy, qui [445/446] en receut un si grand desplaisir qu’il faillit d’en arriver beaucoup de desordre et de mal-heur en sa maison.
En fin le roy, pour se venger et d’elle et du prince son fils, se résolut de la faire marier ou de bonne volonté ou par force à quelqu’un de la Cour; dequoy Sigismond estant adverty et ne pouvant souffrir qu’on fist un tel outrage à la personne qu’il aimoit et honoroit le plus, il l’alla trouver dans son logis, car de fortune le pere de Dorinde mourut en mesme temps, et il luy fut permis de sortir de la Cour où elle estoit nourrie auprès de la princesse Clotilde, pour donner ordre aux affaires de sa maison. Il l’alla donc trouver, dis-je, en son logis, et luy faisant entendre la force que le roy luy vouloit faire, Us résolurent ensemble de sortir des estats de Gondebaut, et pour n’estre point cognus, de se revestir d’autres habits, et consulter l’oracle de Venus, pour sçavoir où ils iroient. Le prince ne de voit avoir avec luy qu’un jeune homme nommé Céraste, auquel il se fioit grandement, et elle une fille qu’elle a nourrie il y a long-temps, et de la fidélité de laquelle elle ne pouvoit douter. Céraste devoit conduire des chevaux pour tous quatre en un certain lieu qu’ils avoient choisi auprès de la ville. Et le prince avec elle et Darinée (c’est ainsi que la fille qui la sert se nomme) dévoient sortir et aller à pied jusques où Céraste les attendoit.
Mais combien est-il mal-aysé de clorre les yeux à un amant à qui la jalousie les tient ouverts! Le roy, ou Ardilan, ou plustost tous les deux, avoient mis secrettement des espies autour du prince et de Dorinde: cela fut cause qu’il aperceurent que Sigismond alloit un soir vers Dorinde, et quoy qu’il n’eust mené avec luy que fort peu de gens, si est-ce que l’un de ceux qui prenoient garde à ses actions, ne laissa d’entrer dans le logis avec les autres, qui ne s’en prirent garde, le pensant estre des domestiques de Dorinde, tant il faisoit l’assuré. Celuy-cy vid que le prince parla avec toute modestie et respect à ceste dame, et qu’au commencement tous ses discours n’estoient que pour se condouloir de la mort d’Arcingentorix, pere de ceste belle fille. Apres, parlant un peu plus bas, il remarqua qu’il estoit en grande colere, car les actions qu’il faisoit des mains et du reste du corps le luy firent cognoistre, quoy qu’il n’en pust ouyr une seule parole, sinon lors qu’il luy donna le bon-soir, qu’il releva de fortune un peu plus la voix en proférant ces mots: N’y faillez pas de vostre costé; et assurez-vous que je m’y trouveray.
[446/447] Ces paroles furent bien remarquées, et incontinent rapportées au roy qui, entrant en une doute plus grande, donna charge à quelques-uns de ses plus afndez de veiller de sorte les actions de Sigismond, qu’ils pussent descouvrir son dessein. Et Ardilan qui n’aimoit pas beaucoup ce jeune prince, se résolut de ne point dormir toute la nuict pour en descouvrir quelque chose. Il vid donc que le matin Céraste estoit monté à cheval, et en faisoit conduire trois par certains jeunes garçons. Il manda soudain aux portes, de la part du roy de ne point laisser sortir et courut cependant en advertir Gondebaut, qui en mesme temps jugea que ces trois chevaux estoient pour le prince Sigismond, Dorinde et Darinée, et que sans doute ils s’en vouloient aller ensemble. Cela fut cause que promptement il commanda de fermer les portes de la ville, et s’en fit apporter les clefs, et en mesme temps fit tendre les chaisnes en haut et en bas de l’Arar, et puis manda aux princes Sigismond et Godomar qu’ils le vinssent trouver. De fortune celuy qui alla vers Sigismond fut ce prudent et sage Avite qui avoit esté son gouverneur.
Mais le commandement du roy ne put estre si tost aux portes que desja Dorinde ne fust sortie, parce que la ville estant fort grande, devant que céluy qui en avoit la charge eust esté d’une porte à l’autre, elle qui avoit esté diligente plus que le prince, ou, pour mieux dire, qui avoit moins eu de peine de se demesler de ses domestiques, estoit desjà bien esloignée quand ce commandement fut exécuté. Lors que le prudent Avite entra dans la chambre du prince, il cogneut bien que sa présence luy estoit ennuyeuse, et qu’il estoit en peine de mettre son dessein en efïect, car le roy le luy avoit déclaré. Et d’autant que ce sage gouverneur aimoit d’une amour paternelle Sigismond: Seigneur, (luy dit-il le tirant un peu à part), je viens vous advertir que vostre entreprise est descouverte, et que j’ay plus de regret de ce que le roy Je sçait, que non pas de ce qu’elle est rompue. – Et de quelle entreprise, respondit le prince froidement, voulez-vous parler? – Si nous estions, repliqua-t’il, en lieu où l’on ne pust remarquer si bien nos actions, je la vous dirois.
Le prince alors qui avoit une grande créance en la preud’hommie et fidélité de cet homme, entra à moitié vestu dans son cabinet avec luy. Et lors Avite reprit ainsi la parole: Seigneur, le roy m’a commandé de vous venir dire de sa part qu’il désire de parler à vous et au prince Godomar vostre frere, et cependant a [447/448] commandé de fermer les portes de la ville, et s’en est fait remettre les clefs. Jugez, seigneur, s’il sçait vostre dessein. – Mon dessein, reprit le prince, et quel pense-t’il.qu’il soit? – Il a opinion, respondit Avite, que vous voulez vous en aller hors de ses estats avec Dorinde. – Et qui luy a donné cette opinion? adjousta le prince. – Plusieurs et diverses cogrioissances qu’il en a eues, respondit-il, car il sçait que vous aymez cette fille. – Je ne le luy ay pas caché, respondit le prince, ny à qui l’a voulu sçavoir, mais est-il deffendu d’aimer dans ses estats? – Il n’est pas défendu, repliqua-t’ïL, mais il a appris encore davantage, car il a sceu que vous la vouliez espouser. – Si cela est, et qu’il soit bon pere, il devroit me donner, et non pas m’oster ce contentement. – Il est vray, adjousta le sage Avite, si vous estiez une personne privée; mais ne sçavez-vous pas, seigneur, que, comme tout le peuple d’un royaume n’est pas à soy, mais au roy qui le gouverne, de mesme le roy est’à tout le peuple? Les grands princes, comme vous estes, ne se marient jamais pour le seul plaisir, mais pour le bien et la grandeur, ou la seurté de leurs estats. – Avez-vous jamais veu, répliqua Sigisxnond, sacrifier deux fois une mesme victime? – Ce n’est pas la coustume, respondit Avite. – Et pour-quoy donc me veut le roy sacrifier deux fois au bien de ses estats, puis que desja je le fus quand il me fit espouser la fille du roy des Ostrogots? Ce qui est permis aux femmes le doit bien estre aux hommes: les femmes la première fois se marient par obéissance, et la seconde par élection. – Seigneur, reprit le prudent gouverneur, jamais personne qui est sujette à la domination d’un supérieur ne doit dire, je veux, et, je ne veux pas. – Cela est bon, respondit Sigismond, pour ceux qui sont riais sujets seulement, mais quant à moy, je suis nay fils de roy. – Confessant, repliqua-t’il, que vous estes fils du roy, vous ad vouez donc que le roy est vostre pere, et qu’est-ce que l’enfant-ne doit pas à son pere? Seigneur, permettez-moy de vous dire que la loy porte que le pere peut mesme vendre son fils en sa nécessité. – Les loix, interrompit le prince, sont des toiles d’âraigne qui retiennent les petites mouches, mais les grosses les rompent aisément. Voyez-vous, mon pere, (car c’estoit ainsi qu’il l’avoit toujours nommé depuis qu’il avoit esté son gouverneur), je vous en parleray franchement, il est vray que j’aime cette fille, et que jamais je n’en espouseray d’autre. Or le roy pense la forcer à des nopces injustes, je ne le souffriray jamais; et c’est pourquoy je vous advoue fran-[448/449]chement que nous avons fait resolution de fuyr la domination d’un prince si violent, et ayant si peu d’esgard à-l’équité. Et si vous me voulez obliger, comme j’ay tousjours recognu que c’estoit vostre dessein, facilitez, je vous supplie, nostre départ, car j’y suis résolu, comme à mourir une fois.
Le sage et prudent Avite cognoissant bien qu’il n’estoit pas temps de le presser davantage, ny de luy remonstrer l’erreur qu’il faisoit: Seigneur, luy. dit-il, les choses qui sont prises hors de leur temps, ne viennent jamais à la perfection que, l’on désire. Ce dessein que vous avez, une autre fois se pourroi£ accomplir, mais maintenant il n’est pas de saison; car il fàudroit pouvoir voler pour sortir hors d’une ville dont les portes sont fermées, et où tout le monde est en garde. Et pour vous montrer que je dis vray, Céraste n’a pu sortir, ny vos chevaux aussi. – 0 dieux ! s’escria le prince. Et que sera devenue Dorinde?
A ce mot, Céraste entra dans lé cabinet, et voyant qu’Avite y estoit, en voulut sortir, mais le prince l’appella: Non, non, Céraste, venez, et parlez librement devant Avite; il désire autant mon contentement que je sçaurois faire. Céraste alors tout triste: Seigneur, respondit-il, j’ay esté avec les chevaux à la porte de Venus, mais on ne m’a point voulu laisser sortir. Et parce que j’ay creu que peut-estre l’on ne m’en feroit point de difficulté à celle d’en haut TArâr, je m’y en suis allé, mais en mesme temps j’ay trouvé qu’on la fermoit, et que l’on portoit les clefs au roy. – O Dieu et Dorinde? dit le prince. – Seigneur, respondit-il, je n’en ay point eu de nouvelles. – Or Céraste, allez, reprit le prince, le. plus viste que vous pourrez en son logis, et si elle y est encores, dites-luy qu’elle n’en bouge qu’elle n’ait de mes nouvelles, et m’en rendez response.
Et lors, se tournant vers le sage Avite: Mon pere, luy dit-il, je prevoy que j’auray bien affaire de vostre bon conseil. – Seigneur, luy respondit-il, s’il y en a en moy, je vous assure qu’il ne vous sera point espargné, et non pas seulement le conseil, mais ny la vie mesme, quand elle sera utile pour vostre service. Mais, seigneur, le roy vous demande: quelle responce luy ferons-nous Le roy, dit-il, me traite de sorte que je ne sçay comme je m’y dois conduire. – Souvenez-vous, seigneur, reprit Avite, que vous serez tousjours estimé de chacun de luy rendre les devoirs de fils, et que l’abus d’un autre ne nous peut exempter de faire ce que nous devons. Le grand Tautates, qui est le pere [449/450] universel de tous les hommes, est grandement partial pour les peres particuliers; et c’est pourquoy il n’y a rien en quoy il promette une plus grande recompense, sur la terre, qu’en l’obeyssance que l’enfant rend à son pere. Souvenez-vous, comme je vous ay dit si souvent, qu’un homme de bien ne doit pas seulement suivre la vertu aux choses qui luy plaisent, et qui sont aisées, mais beaucoup plus aux difficiles, et en celles qui semblent luy rapporter de l’incommodité et du desplaisir; car autrement les animaux qui se laissent emporter aux sens, et qui n’ont point d’autre lumière que celle de leur appétit, pourroient estre aussi vertueux que les hommes, puis qu’aux choses qui leur plaisent, ils y sont aussi prompts, et plus encore que nous ne sçaurions estre; mais en ce qui nous contrarie, c’est en quoy nous faisons voir que nous sommes raisonnables et non pas sensuels. Or, Seigneur, ayez devant les yeux ceste considération, et dites, lors que vous irez trouver le roy: Je veux luy rendre ce devoir et ce respect, encore qu’il contrarie à mes désirs, parce qu’il est roy, et qu’il est mon pere. Et vous verrez que le Ciel recognoistra par des grâces infinies ceste obéissance et ce respect que vous luy rendrez. – Mon pere, reprit Sigismond, je vous accorde de faire tout ce que vous voudrez, mais si le roy veut marier par force Dorinde, je vous déclare que je ne le souffriray pas, et que j’ayme mieux rendre à mon pere ce qu’il m’a donné, qui est la vie, que non pas de souffrir une telle indignité. – Non, non, seigneur, (respondit le prudent gouverneur), le roy en pourra bien faire semblant, mais, en effet, il n’oseroit; les loix sont contraires à ceste force. – Tant s’en faut, (dit le prince), il se fonde sur une loy qui dit Que le pere ayant promis sa fille à quelqu’un s’il vient à mourir devant qu’effectuer le mariage, la fille ne peut disposer autrement d’elle, et si elle se marie à quelqu’autre, ils doivent estre tous deux remis au pouvoir de celuy à qui le pere l’avoit promise, pour en faire ce qu’il luy plaira. – Et qu’a affaire ceste loy avec Dorinde? dit Avite. – Beaucoup, respondit le prince, au moins à ce qu’ils disent, car Arcingentorix l’avoit promise à Periandre, à Bellimarte, et à Merindor. – Elle n’avoit pas faute de marys, répliqua Avite; mais d’autant qu’il est impossible qu’elle soit donnée à trois, la promesse est nulle. Mais, seigneur, il faut que vous sçachiez que les promesses dont la loy parle, sont celles dont il y a quelque chose par escrit; car de celles que l’on dit n’estre que de parole; nous n’en faisons point d’estat; autrement ceste [450/451] loy causeroit de trop grands abus, car, après la mort d’un pere, celuy qui le voudroit en espouseroit la fille, en disant: Il me l’avoit promise. Mais outre cela, fay ouy dire que Merindor et Periandre, durant la vie du pere, se sont eux-mesme desdits de ce mariage, et que Bellimarte estant marié au paravant, avoit failly de l’espouser, n’eust esté que sa femme survint. Toutes ces promesses ont esté rendues nulles du vivant du pere, et l’on en peut bien faire peur à Dorinde et à vous, mais il ne se trouvera point de juge qui les approuve. – O mon pere! reprit le prince, que si j’eusse parlé à vous devant que prendre la resolution que j’avois faite de nous en aller, nous en eussions bien pris une meilleure.
A ce mot Cerasté revint, qui fit entendre au prince que Dorinde n’estoit plus en son logis, et cju’estant entré dans sa chambre, il avoit trouvé une lettre sur sa table qu’il présenta au prince: O dieux! dit-il, et où sera-t’elle allée? – Il n’y a point déboute, dit Céraste, qu’elle est sortie de la ville, car si elle avoit trouvé la porte fermée, elle s’en seroit revenue en son logis. Avite cependant ayant ouvert la lettre, que le prince luy avoit remise, ils leurent qu’elle estoit telle.
LETTRE DE DORINDE
A LA PRINCESSE CLOTILDE
Ne pardonnerez vous pas, madame, à ceste infortunée, à qui son malheur fait commettre la faute de vous laisser sans vostre congé? Je m en irois la plus perdue de la terre, si je nesperois que la bonté et la sagesse que le Ciel a mises en vous, vous feront non seulement me remettre cette erreur, mais vous contraindront encore d’accompagner mon voyage de quelques larmes de compassion; mesme quand vous considérerez que la fuitte seule me reste pour me défendre de la violence que l’on me veut faire. Helas! madame, se devoit-il pas contenter des tromperies qu’il m avoit voulu faire, sans adjousier à cette trahison une si grande injustice? J’oyray direh et je Vespere ainsi, car les dieux sont trop’équitables, que, comme par des nopces injustes il m’a voulu faire sentir son injustice, par un juste mariage aussi ils luy osteront le pouvoir duquel il abuse maintenant. Cependant je m en èsloigne avec raison, puis qu’estant née libre, ih me doit bien estre permis de fuir une si cruelle servitude. Vous jurant par les extrêmes obligations que je vous ay, que de tout ce que je laisse icy [451/452] je ne regrette que la princesse Clotilde, tant pour tn’esloigner de son service que pour la sçavoir en un lieu où je crains que les péchez d’autruy Venveloppent, quoy qu’innocente, dans la fureur des chastimens qui leur sont préparez.
Cette lettre, dit incontinent Avite, est très-bonne pour la descharge de la princesse, si de fortune Dorinde s’en est allée, et je suis d’avis qu’on la garde jusques à ce qu’on sçache la vérité. Et puis il faut qu’elle soit plustost portée au roy qu’à la princesse, pour oster toute sorte de soupçon. Et pour cet effet il faut y mettre quelque cachet incognu, et la rapporter où elle estoit, afin que ceux que sans doute le roy y envoyer a, la trouvent, et la luy portent. Mais cependant, seigneur, je suis d’avis que vous alliez vers Gondebaut sans faire semblant de rien, et s’il demande à Céraste où il vouloit conduire ces chevaux, qu’il responde que vous vouliez aller courre le cerf, et qu’il les conduisoit à un relais; et pour mieux couvrir ceste feinte, il sera bien à propos que vous preniez un habit de chasse.
Toutes choses furent faites comme Avite voulut, et Céraste rapporta la lettre bien cachetée sur la table de Dorinde, cependant que le prince s’habilla, et incontinent après s’en alla trouver le roy accompagné d’une grande quantité de chevaliers, qui ayant veu des gens armez plus que de coustume marcher par la ville, et oyant dire que les portes estoient fermées, s’estoient rangez à son logis pour recevoir ses commandements, d’autant que sa vertu et sa bonté le faisoient aymer de tous.
Aussi-tost que le roy le vid en cet habit, il luy demanda pour-quoy il estoit ainsi vestu. – Pour courre le cerf, dit-il, seigneur, et j’estois prest à monter à cheval, quand Avite m’a fait sçavoir que vous me demandiez. – J’ay opinion, respondit le roy en sous-riant, que vous vouliez plustost courre une biche qu’un, cerf. Le prince, sans faire semblant de l’entendre: Si mes veneurs, dit-il, se fussent trompez, il fust peut-estre bien arrivé que j’eusse couru l’un pour l’autre, mais ce n’estoit pas mon intention. – Or, interrompit le roy, j’ay commandé que les portes se tinssent fermées, et que quelques gens armez marchassent par les rues, pour des nouvelles que j’ay eues, qui m’ont mis en peine et desquelles, je vous veux faire part. Et pour cet effet, dit-il, entrons dans ce cabinet! Et à ce mot il s’y en alla, et n’appella que les princes Sigismond et Godomar, et le prudent Avite.
[452/453] A peine la porte estoit-elle fermée qu’Ardilan y heurta, et Avite, par commandement du roy, alla voir qui c’estoit. Aussi-tost que le roy le vid, il l’alla trouver, et le prince prit bien garde qu’Ardilan parloit au roy avec un visage estonné, mais il n’en put ouyr une seule parole, car il parloit bas; leurs discours furent assez longs, à la fin desquels il donna une lettre au roy, et puis s’en alla. Gondebaut alors tout enflamé de colere, comme l’on pouvoit jtfger à la couleur du visage et à ses yeux, où elle se pouvoit presque lire, se vint rasseoir en sa chaire, et montrant la lettre qu’il avoit eue d’Ardilan; Voicy des nouvelles, dit-il,, de vostre chasse; voyons un peu quel rapport on vous en fait. Et lors la tendant au prudent Avite, qui la recognut bien-tost, il luy commanda de la lire tout haut, ce qu’il fit, adoucissant toutesfois en la lisant, le mieux qu’il pouvoit, les lieux qui estoient les plus picquans.
– Que vous en semble? Sigismond, reprit alors Gondebaut, n’ay-je pas eu raison quand j’ay dit que vous vouliez courre une biche? Avez-vous opinion qu’il y ait un de vos desseins qui ne me soit cognu? pensez-vous que j’aye ignoré la folie de vostre affection, ny jusques à quel terme elle est parvenue? Et toutesfois, parce que j’ay fait semblant d’estre sourd à ce qu’on m’en a dit, et de n’avoir point d’yeux à voir ce que tout le monde voyoit, ceste souffrance vous a fait mecognoistre ce que vous me devez, et ce que vous devez à vous-mesme. – Seigneur, respondit le prince, quand il vous plaira d’ouyr mes raisons, sans que vous soyez préoccupé de passion, vous ne me jugerez pas si coulpable que l’on a eu la hardiesse de me dépeindre. – Il est impossible, reprit Gondebaut, que je n’aye de la passion pour une chose qui vous touche si fort; car encore que vos actions me fassent paroistre le peu de naturel que vous avez pour moy, je ne puis toutesfois me despouiller de celuy que doit avoir un pere. Mais voyez combien vous estes deceu en ce que vous croyez de ma passion: je voudrois, pour la moitié de mon Estât, que j’eusse le tort, et que vous eussiez raison. J’aymerois mieux qu’on remarquast en moy de la faute, que non pas en vous; car pour moy, j’ay tantost finy le cours que les destinées m’ont donné à vivre, et pour ce qui m’en reste, il importe fort peu quelle opinion l’on ait de moy. Mais vous qui ne faites que de commencer la carrière que je m’en vay finissant, ô Sigismond, si vous sçàviez combien la réputation vous importe, vous estimeriez la perte que vous en faites en cette occasion, plus grande qu’autre que vous puissiez faire [453/454] de vostre vie. – Seigneur, reprit le prince, je sçay bien que je ne sçaurois jamais satisfaire à la moindre obligation que je’vous ay. mais quand il n’y en auroit que celle-cy, il faudroit que j’en perdisse toute espérance. Il est vray que je voudrois bien vous supplier d’augmenter encore cette obligation, en me disant en quoy j’ay blessé cette réputation que j’ay tousjours eue si chère, afin que j’essayasse par quelque moyen d’en guérir la playe. –
Vous avez assez de jugement, respondit le roy, pour le cognoistre sans que l’on vous die; mais puis que vous desirez le sçavoir de ma bouche, n’est-il pas vray que vous aymez Dorinde? – Il est vray, seigneur, respondit-il, que je l’ayme, mais je n’ay jamais creu que ce fust une action honteuse d’aymer une belle et sage fille. – Mais, adjousta le roy, elle n’est pas de vostre qualité. – Si les roys et les princes, repliqua-t’il, ne dévoient aymer que des revnes et des princesses, j’aurois à la vérité failly, mais encore cette erreur auroit esté commise par exemple. – Encore reprit le roy, qu’il fust permis à ceux qui nous ressemblent d’aimer des personnes de. moindre qualité, cela toutesfois ne doit jamais passer si avant qu’on les vueille espouser, car avez-vous opinion que, quand j’en parlois à Criseide, ce fut mon intention? – Or quant à moy, dit le prince, j’avoue que s’il m’advient de promettre jamais mariage, je le tiendray aussi religieusement que si tous les druides de la Gaule m’y avoient obligé. – Et quoy? s’escria Gondebaut, vous voulez donc espouser Dorinde? – Ah! seigneur, respondit froidement le prince, ce n’est pas ce que je dis, mais si fais bien que si je luy avois promis, je le tiendrois, quand je devrois estre le plus pauvre chevalier de vostre royaume.
Le roy alors enfonçant son chapeau: Vous ne le luy avez pas promis, dit-il, et je sçay d’assurance que cela est. – Seigneur, respondit le prince, on vous a mal adverty. Il est bien vray que je luy ay dit que, si j’estois en ma puissance, je l’espouserois; et si, en cela, je n’ay fait paroistre le respect que je vous veux rendre, je m’en remets à vous-mesme. Mais si vous me permettez que je me plaigne de vous, je le feray. bien justement avec vostre congé. – O dieux! interrompit le roy, vous avez le courage, Sigismond, d’espouser une fille de cette condition, et vous me demandez en quoy vous avez blessé vostre réputation? Ah! que j’y mettray un tel remède que j’empescheray bien que semblables impertinences n’arriveront jamais! Et à ce mot il se leva [454/455] et luy commanda d’aller en son logis et y attendre ses commandemens. Le prince gros de dépit partit sans luy rien répliquer. Leurs discours avoient esté si longs que, devant qu’ils se séparassent, le soleil commençoit desja à baisser. Et de fortune, le prince se retirant en son logis, il vid venir le long de la rue une grande foule de peuple, qui fut cause qu’il s’arresta, comme si, le cœur luy eust dit que ce seroit peut-estre Dorinde que l’on auroit trouvée et que l’on ramenoit. Sa doute ne fut pas entièrement vraye, car il apperceut Darinéç qu’il recognut plustost à l’habit qu’au visage, d’autant qu’il sçavoit que Dorinde et elle dévoient estre vestues de cette sorte; et elle s’estoit de telle façon saly le visage que je ne sçay comme ceux qui la prirent l’avoient pu recognoistre.
Aussi tost que le prince la vid, il alla vers elle, la prit par le bras, et d’authorité l’emmena en son logis. Cette pauvre fille trembloit de telle sorte qu’elle en faisoit pitié à ceux qui la voyoient, mais quand elle fut dans la chambre du prince, et qu’avec plusieurs discours de Sigismond elle se fut rassurée: O dieux! dit-elle, seigneur, et que pensez-vous que devienne ma maistresse? – Et où est-elle? dit incontinent le prince. – Au pont, respon-dit-elle, où vous luy assurastes que Vous vous trouveriez. – Et qui est avec elle? adjousta le prince. – Helas! dit-elle, avec les larmes aux yeux, et joignant les mains, elle est toute seule; et si quelque deité de ces boccages n’a pitié d’elle, je ne sçay ce qu’elle deviendra. – Et pourquoy, reprit le prince, l’as-tu abandonnée? – Sçachez, seigneur, adjousta-t’elle, que nous nous sommes levées de fort grand matin, avons consulté l’oracle de Venus, aussi-tost qu’il a esté jour. Et voyant que l’heure que vous nous aviez donnée se passoit, nous avons creu que vous estiez au pont, nous y sommes allées, et n’y trouvant personne, Madame m’a commandé de me mettre sur le chemin par où vous deviez venir. Et de fortune j’ay esté rencontrée par ceux des mains desquels vous m’avez ostée, qui, me voyant seule et le visage si barbouillé, au commencement se sont voulu mocquer de moy. En fin l’un d’entre’eux me regardant de plus prés, m’a par malheur recognue, et sans vous, seigneur, m’alloient mettre dans des cachots si estranges que j’estois desjà morte de peur. Par.les chemins ils m’ont fait plusieurs demandes poux sçavoir où estoit Dorinde, mais j’ay tousjours dit qu’elle avoit passé d’un autre costé, expressément afin qu’aux portes nous ne fussions recognues [455/456] l’une par l’autre, et que ne l’ayant point trouvée où nous nous estions donné le lieu pour nous attendre, je m’en revenois en la ville la chercher. Et de fortune, quand j’ay esté à la porte, quelques-uns qui nous avoient veues sortir ensemble, m’ont recognue, et Ardilan qui y estoit avec les clefs de la porte, que l’on disoit que le roy luy avoit données, m’a fait des reproches incroyables, avec des paroles telles contre l’honneur de Dorinde, que je ne les oublieray jamais qu’il n’en soit chastié. Mais, seigneur, voyez, je vous supplie, quand la fortune veut ruiner une affaire, comme elle fait advenir toutes les choses qui en ont le pouvoir! Ainsi que ce traistre d’Ardilan parloit à moy de cette sorte, un de ceux qui servent au temple de Venus a dit tout haut: Ce matin celle-là avec une autre vestue de mesme façon est venue consulter nostre oracle. Ardilan qui l’a ouy a esté incontinent curieux de sçavoir ce qui nous avoit esté respondu. – Je ne sçaurois pas bien vous le dire, a-t’il répliqué, mais je me souviens fort bien que l’oracle leur a dit qu’en FORESTS elles trouveroient le remède qu’elles cherchoient. J’ay veu qu’en mesme temps ce meschant est party, et s’en est allé en diligence du costé de la maison du roy. – Mais, Dorinde, reprit le prince, qu’est-elle devenue? – Helas! seigneur, dit Darinée, que vous sçaurois-je dire sinon que je l’ay laissée à ce pont, cachée dans des buissons qui sont delà le ruisseau. – 0 dieux! s’escria le prince, quelque loup la dévorera! O cruel pere! si toutesfois je te dois encor donner ce nom! Est-il possible que tu ayes le courage de me faire mourir si cruellement! Et à ce mot s’estant teu avec un grand souspir, il se promena, quelque temps par la chambre, et puis se tournant vers Darinée, il luy commanda de s’en aller en la maison de Dorinde aussitost qu’il seroit nuict, et qu’elle n’eust peur de rien, qu’il voudroit que sa maistresse fust aussi bien dans la ville comme elle. Et en mesme temps il commanda à Céraste de l’y accompagner sur le soir.
Presque en mesme temps le prince Godomar et le prudent Avite entrèrent dans sa chambre, et luy dirent l’extrême colere du roy, ayant sceu qu’il avoit recouru cette fille d’entre les mains de ceux qui la luy conduisoient. – Mon pere, dit le prince au sage Avite, je vous prie de dire au roy qu’il s’asseure que jamais personne ne fera desplaisir à Dorinde, ou à pelle qui luy appartient, que je ne mette la vie pour l’en faire repentir, horsmis le roy. Qu’il ne trouve donc point estrange ce que j’ay fait. Que quant à cette fille, elle est aussi asseurée entre mes mains qu’entre [456/457] celles de ces coquins qui la traittoient si mal. Que quand il la voudra, je la luy meneray. Qu’au reste je le supplie de ne s’en mettre plus en peine, car c’est moy qui ay fait faire à Dorinde tout ce qu’elle a entrepris; qu’il m’a empesché de la suivre, mais que s’il advient quelque, mal à cette belle fille, il fasse estât de n’avoir plus de fils en moy, car je proteste que je ne le veux plus estre. – O seigneur! reprit Avite, est-il possible que la passion ait une telle puissance sur vous? Ne vous plaist-il pas vous souvenir qui vous estes, et ce que vous devez?- Mon pere! interrompit le prince, je ne sçay plus ce que je suis, mais je sçay bien qui je voudrois estre. Que plust à Dieu que la mort m’eust enfermé dans le tombeau de mes peres il y a dix ans! Et lors, se promenant à grands pas, il demeura long-temps, ne faisant de temps en temps que souspirer, de telle sorte qu’il sembloit que l’ame luy deust partir du corps.
Le jeune prince Godomar qui aimoit chèrement son frere, s’approchant du sage gouverneur, le supplia d’aller vers le roy pour adoucir sa colere le. plus qu’il pourroit, et que cependant il essayeroit de remettre Sigismond le mieux qu’il luy seroit possible. Et cela, luy disoit-il fort bas, je le dis d’autant que je crains que le roy, par le conseil de ce meschant homme d’Ardilan, ne se résolve à quelque violence, si vous n’y pourvoyez par vos sages remonstrances. Avite, qui jugea qu’il parloit avec beaucoup de prudence, s’y en alla sans rien dire davantage au prince, de qui la colere estoit parvenue à un tel poinct, qu’il ne voyoit presque ce qui luy estoit devant lés yeux.
Lors qu’ils furent seuls,, le jeune Godomar ferma la porte, et puis s’approchant de luy, après avoir fait deux ou trois tours sans parler, en fin il luy dit: Vous croirez bien, mon frere, que je souffre avec une peine extrême le desplaisir que vous avez, mais je veux que vous m’obligiez en cecy de vous servir de moy tout ainsi que vous feriez de vous-mesme, et ne pensez point que je fasse considération quelconque pour quelque service que vous vueilliez de moy.
Sigismond, comme s’il fut venu d’un profond sommeil, tournant les yeux vers Godomar: Mon frere, luy dit-il, pardonnez-moy si je ne vous responds, car je suis tant hors de moy pour ces accidens, que je vous asseure ne vous avoir point entendu. – Je dis, mon frere, répliqua Godomar, que je souffre tant de peine de vostre desplaisir, que je vous supplie de vous servir de moy [457/458] en tout ce que vous jugerez que je puisse faire, sans que vous fassiez consideration de personne du monde. – Mon frere, respondit Sigismond, je n’ay jamais attendu de vous de moindres preuves de nostre amitié. – Mais, mon frere, adjousta le jeune prince, si vous ne m’employez en quelque chose, vous me ferez croire que vous ne m’aimez point, car je sçay la peine où vous estes, et en quel temps reservez-vous de vous prevaloir de ceux qui sont à vous, si en celuy-cy vous les laissez inutiles? – Mon frere, respondit Sigismond, je vous diray ma» peine, et puis vous verrez ce que nous y pourrons faire. Vous sçavez que Dorinde s’en est allée, et son départ devoit estre accompagné du mien, mais la malice d’Ardilan m’en a empesché. Cette pauvre fille n’avoit pour toute compagnie que Darinée, et les dieux, comme vous sçavez, la luy ont ostée, de sorte que la voilà seule dans les bois, et la nuict, sans sçavoir où aller. Mais ce qui m’afflige encore le plus, c’est qu’Ardilan qui a sceu que l’oracle luy a respondu qu’en FORESTS elle trouveroit du remede à ses ennuis, sans doute le dira à Gondebaut. Et luy qui est enragé contre elle, parce qu’elle a preferé mon amitié à la sienne, infailliblement la fera suivre, et je crains que la rencontrant ils ne luy fassent quelque outrage. Si cela advient, je jure Hercule qu’il n’y a’respect, ny du roy ny de pere, qui m’empesche d’en faire une si cruelle vengeance qu’il en sera memoire à jamais, et que ce traistre Ardilan doit estre asseuré que quand il se cacheroit dans le centre des enfers, je luy arracheroy le c œur et la vie.
Le jeune Godomar demeura quelque temps sans parler; en. fin il dit: Je pevois, mon frere, que tout ce que vous dites peut bien advenir, car, cependant que j’ay esté auprés du roy depuis que vous avez esté party, Ardilan y est venu et luy a raconté tout ce que vous dites de l’oracle, et soudain j’ay veu qu’après avoir parlé fort-bas, il a fait appeller Clorante l’un des chefs.de sa garde, auquel il a dit quelque chose fort bas, mais avec une grande affection; et puis, relevant un peu la voix: Allez, luy a-t’il dit, vous preparer et cependant vostre despesche sera faite et usez de diligence. Je juge, suivant ce que vous dites, qu’il envoyé ce Clorante pour le sujet que vous craignez. Vous sçavez que c’est celuy de tous ceux de sa garde auquel il a plus de confiance, et qui a le moins de consideration au respect qu’il nous doit. De sorte que si vous le trouvez bon, je vous diray ce que je pourrois faire: Il faut que je monte à cheval, accompagné de quelques uns [458/459] de mes amis, et que je me mette sur ses pas, afin de m’opposer à la violence il pourroit faire à cette belle fille. – O Dieu mon frere, s’escria Sigismond, puis-je attendre un si bon office de nostre amitié? – Mais, respondit Godomar, ne m’offencez-vous pas grandement de le mettre en doute? – Mon frere (luy dit-il alors en l’embrassant) pardonnez à ma passion. Je reçois l’offre que vous me faites, et croyez qu’il n’y a que ce seul moyen pour me conserver la vie. – Voyons seulement, adjousta Godomar, ceux que je pourray emmener avec moy, et assurez-vous que je garantiray bien Dorinde de leurs mains.
Apres quelques autres semblables discours, ils adviserent de tous les chevaliers de la Cour ceux qu’ils pourroient choisir qui leur fussent fidèles. Ils en trouvèrent neuf, du nombre desquels nous fusmes, Periandre, Bellimarte, Céraste et moy. Et parce que le temps les pressoit, ils nous envoyèrent incontinent quérir, et sans nous dissimuler en rien leur dessein, nous demandèrent si nous voulions y accompagner le prince Godomar. Quant à Periandre, Bellimarte et moy, nous leur respondismes que non seulement nous l’y accompagnerions, mais que s’il n’y alloit point, estant advertis?de l’outrage que l’on vouloit faire à Dorinde, nous sauterions plustost les murailles de la ville que nous ne luy rendissions ce secours. Tous les autres en dirent de mesme, et dés lors ils nous commandèrent de nous tenir prests pour partir dans deux heures avec nos armes, et que chacun de nous s’accompagnast d’un amy assuré, et que, de peur d’estre descouverts, il se falloit assembler au logis de Bellimarte, d’autant qu’ayant la charge des solduriers de la ville, on ne trouveroit point estrange d’y voir quantité de personnes, et que le prince Godomar iroit s’y armer et monter à cheval; sur tout que ce dessein fust secret. Nul de nous ne manqua à ce que luy avoit esté commandé, et le jeune Godomar s’y trouva à l’heure qu’il avoit dite. Si bien que montant à cheval, parce que nous avions sceu que Clorante estoit desja party avec une bonne troupe, nous nous présentasmes à la porte. Mais Arçlilan s’y trouva qui voulut sçavoir où nous allions. – Apres Clorante, respondit Bellimarte. – Mais le roy, respondit Ardilan, ne m’a pas commandé de vous laisser sortir, Godomar alors s’avançant: Et depuis quand; outrecuidé que vous estes, dit-il, estes-vous devenu le censeur de mes actions? Que cette porte soit ouverte sans plus répliquer. – Seigneur, respondit Ardilan, je ne vous avois pas veù, mais vous ne trouverez pas [459/460] mauvais s’il vous plaist que sans commandement du roy je n’ouvre point, puis qu’il me l’a defendu. -Ah! traistre, dit alors Godomar, mettant la main à une hache d’armes qu’il portoit à -l’arçon de sa selle, il faut qu’en un coup je te paye de toutes tes perfidies. Et en mesme temps il luy donna un si grand coup sur la teste qu’il la luy fendit en deux. Ceux de la porte furent si espouvantez de la mort de cet homme qu’il n’y en eut un seul qui osa contredire à l’ouverture que le prince desiroit, outre qu’estant grandement ayn\é et honoré de tous les solduriers, et Ardilan hay pour son insupportable arrogance, incontinent les portes furent ouvertes, et Godomar et toute sa suite sortirent sans difficulté.
Aussi-tost que nous fusmes hors du pavé, la nuict nous prit, mais non point trop obscure, quoy que la lune ne parut point encore. Nous vinsmes à ce pont duquel Darinée estoit partie, mais n’y trouvant personne, nous passasmes outre vers le Forests Je croy que cent fois nous nous perdismes par ces montagnes, n’y ayant un seul de nous qui sceust le chemin de Feurs où nous voulions aller. Et cela fut cause que nos chevaux commençant de se lasser, nous fismes dessein d’attendre le jour au premier village que nous trouverions, et prendre quelques guides pour ne plus tomber en cette peine. Nous le fismes ainsi que nous l’avions desseigné, et quand nous voulusmes sçavoir où nous estions, ceux du lieu nous dirent que nous nous estions eslongnez de nostre chemin, de tout celuy que nous avions fait depuis le pont, parce que nous avions pris trop-à main gauche. Il fallut donc retourner presque sur nos pas, mais par des sentiers si fascheux que le soir nous nous trouvasmes encore à la veue de Lyon, dequoy le jeune prince se desesperoit, craignant de perdre l’occasion pour laquelle il estoit à cheval. Une chose toutesfois le consola grandement: c’est qu’au mesme lieu où il fit dessein de passer la nuict pour ne tomber en la mesme faute qu’il avoit faite, il sceut que Clorante avec toute sa troupe y avoit logé, et qu’il n’estoit party que fort tard, parce que ses chevaux estoient presque tous deferrez.. Et demandant quel chemin il avoit pris, on luy dit qu’il alloit du costé de Feurs. Cela fut cause que le lendemain nous partismes, mais parce que nous avions la mesme incommodité de Clorante, et que nos chevaux se ressentpient un peu du chemin, il estoit
le lendemain’fort tard devant que nous fussions en estât de partir. Une des choses qui en cette incertitude nous contenta beaucoup, ce fut que nous rencontrasmes un vieil homme qui revenoit [460/461] du lieu où nous allions, et mar choit fort vis te pour son aage. Le prince s’adressant à luy: Mon pere, luy dit-il, avez-vous point veu passer une troupe de gens à cheval qui s’en vont du costé de Feurs? – Seigneur, respondit-il, je ne l’ay point veue, mais j’ay bien remarqué le long du chemin qui vient de ce village que vous voyez, (le luy monstrant à gauche), un grand trac de chevaux. – Toutesfois, reprit le prince, vous venez de Feurs, et vous ne les avez point rencontrez?:- Je ne viens, adjousta-t’il, que d’une lieue d’icy, où j’ay conduit une jeune fille bien desolée. – Vous verrez, dit le prince, se tournant vers nous, que c’est celle que nous cherchons. Et lors, adjousta-t’il, dites-moy, mon pere, qui est celle que vous avez conduite? – Seigneur chevalier, respondit-il, vous n’en sçaurez rien par moy, car je ne sçay si c’est pour bien ou pour mal que vous la cherchez. – C’est, dit le prince, pour son bien. – Si cela est, repliqua-t’il, le grand Tautates guilra vos pas où elle est, sans que je vous en die davantage, car elle est bien digne d’estre assistée, et il cognoist vos intentions; mais moy, à qui elles sont cachées, je n’oserois vous en dire davantage, d’autant que je serois coupable de tout le mal qui luy en adviendroit puis qu’elle a esté remise en ma garde. Le jeune prince, admirant la vertu de ce villageois, mettant la main en sa poche, luy donna une piece d’or, et le pria de conserver en tout le reste de ses jours une mesme preud’hommie.
Et passant outre, nous ne fusmes pas beaucoup esloignez que nous trouvasmes la piste de laquelle le bon homme nous avoit parlé, nous la suivismes jusques à Feurs, où la nuict nous prenant, nous nous resolumes de nous y arrester, en espérance d’y apprendre des nouvelles de Clorante, comme nous fismes, car de fortune il avoit logé au mesme lieu où nous estions descendus. Godomar sceut donc qu’il n’avoit point encore trouvé ce qu’il alloit cherchant, qui ne luy fust pas une petite satisfaction. Le matin, après nous estre enquis du chemin qu’il avoit tenu, l’on nous dit qu’il avoit passé Lignon, et en effect nous trouvasmes incontinent le train de ses chevaux que nous suivismes jusques à un carrefour, où nous recognusmes qu’il s’estoit arresté quelque temps, car sa piste y estoit encore toute fraische. Mais ce qui nous mit fort en peine, ce fut que dans les trois chemins qui aboutissoient à ce carrefour, nous remarquasmes les pieds des chevaux qui depuis peu y avoient passé, qui nous fit juger -qu’ils s’estoient séparez en trois troupes. Le prince genereux et qui desiroit de servir en [461/462] ceste premiere occasion son frere selon son goust, fut d’advis que de mesme nous nous missions en trois troupes, et que chacun prist une des routes. Nous en nsmes difficulté, ne le voulant point laisser ainsi seul, mais luy qui le recognut: Non, non, dit-il, vous n’estes venus que pour m’obeir. J’aimerois mieux la mort que si je faillois la premiere entreprise que j’ay faite pour Quelque consideration qu’on pust faire de ma personne. Et pource, continua-t’il, Bellimarte, Periandre et Merindor, avec leurs trois amis,passeront par ce chemin qui va du costé droit de Lignon; Ceraste et ces cinq autres chevaliers prendront à la main droite/sans toutesfois passer le fleuve de Loire. Et moy, dit-il, avec ces autres six, je repasseray Lignon et prendray’à la main gauche, et dans trois jours nous nous trouverons tous au pied de ce temple que vous y voyez eslevé comme un escueil au milieu de cette plaine, afin que nous puissions prendre ad vis de ce que nous aurons à faire. Et après nous avoir tous embrassez, il fut le premier à prendre son chemin.
Nous fusmes tous contraints d’obeyr à ses commandemens, quoy qu’avec beaucoup de regret. Toutesfois nous cognusmes bien que quelque Dieu l’avoit inspiré, car Bellimarte, Periandre et nostre petite troupe n’eut pas marché plus d’une lieue et demie que nous rencontrasmes Dorinde, mais entre les mains de Clorante qui la vouloit emmener. Le Ciel fut si favorable à nostre juste entreprise qu’encores que nous ne fussions que six, et eux pour le moins quinze ou seize, si les dèffsmes-nous et leur ostames Dorinde, quoy que la victoire nous ait esté bien chere, car nous y avons perdu le vaillant Bellimarte, Periandre un germain, et moy un frere. Toutesfois, puis que les dieux nous ont rendus si heureux que d’avoir pu servir les princes Sigismond et Godomar, et cette belle et honneste dame, nous supportons avec beaucoup de patience le mal-heur qui nous est arrivé. Or madame, nous avons conduit Dorinde en cette ville, qui se vient jetter entre vos bras comme en un asile assuré. Vous plaist-il pas obliger ces princes qui en ont. tant de soing, et ensemble faire paroistre que vous estes le refuge des innocens?
Merindor finit de cette sorte, et Amasis prenant la parole: Genereux chevaliers, leur dit-elle, Dorinde par vostre valeur est parvenue en lieu où elle ne recevra que le mesme ^ traitement que ma fille Galathée. Et si j’eusse esté informée de la qualité de vos personnes, je n’eusse pas souffert que ny vous ny elle eussiez [462/463] fait autre logis que celuy de cette maison que je vous offre à tous. Et sur tout je vous conjure par l’ordre de chevalerie que vous avez, de me promettre que vous irez trouver le prince Godomar à Mont-verdun, car je m’imagine que c’est ce temple relevé où il a promis de se trouver, et le supplier de ma part de nous vouloir faire l’honneur de venir en ce lieu, où je meurs d’envie de luy rendre les services qui sont deubs à un si grand et si genereux prince. – Madame, respondit Periandre, le prince est trop courtois pour estre si prés de vous sans vous baiser les mains; outre que je m’assure que, quand il sçaura que Dorinde est auprés de vous, il voudra, pour rendre ce qu’il doit à son frere, vous remercier de cette faveur, et vous la recommander encore davantage.
A peine avoit-il achevé ces dernieres paroles que Leonide advertit Galathée que Dorinde, et celles qui l’avoient accompagnée, estaient dans la salle, dequoy Amasis fut si aise qu’elle luy donna la charge de les aller recevoir, et les luy conduire, ce qu’elle eut tres agreable, car ayant desja sceu que Lycidas, frere de Celadon, y estoit, elle mouroit d’envie de parler à luy. Elle y alla donc avec une bonne quantité de ses nymphes, qui ne purent qu’admirer la beauté de ces estrangeres, quoy que leurs habits de bergeres temissoient un peu l’esclat de leurs visages. Galathée qui avoit esté informée par Leonide qui estoient Florice, Circene et Palinice, apres avoir parlé quelque temps à Dorinde, s’en vint les trouver avec tant de courtoisie qu’elles n’en pouvoient point desirer davantage. Mais Madonte qui sceut que ces estrangeres de sa cognoissance estoient si prés, et mesme Hylas, Lycidas, Tircis et Palemon, luy faisant sçavoir l’obligation qu’elle leur avoit à toutes, s’y en alla pour les embrasser et caresser. Mais lors qu’elles la virent avec ces nouveaux habits, à peine la recognurent-elles. Il n’y eut une seule de ces filles qui ne rougist de s’estre mesprise envers elle, ny un seul des bergers qui ne se retirast avec respect, voyant le rang qu’elle tenoit maintenant. Mais Madonte qui les aymoit cherement et qui desiroit de continuer avec la’mesme franchise: Si je pensois, leur dit-elle, que ces habits fussent cause de vous faire vivre differemment de ce que vous souliez, je proteste que je les laisserois à l’heure mesme pour ne les reprendre jamais. – Madame, respondit Lycidas, il ne faut pas que vostre courtoisie nous fasse continuer la faute que nostre mescognoissance nous a fait commettre. – Tant s’en faut, Lycidas, adjousta Madonte, celle-cy se pourroit nommer faute [463/464] si des habits me faisoient mescognoistre, car ne suis-je pas la mesme que je soulois estre? – Vous l’estes sans doute, madame, mais nous ne sommes pas en la mesme erreur que nous estions. – Berger, reprit-elle alors, si vous ne me voulez faire un outrage qui effaceroit toutes les obligations que j’ay aux gentils bergers et aux belles bergeres des rives de Lignon, et desquelles je ne perdray jamais le souvenir, je vous conjure tous de vivre avec moy comme vous souliez faire. Et lors: Avec la permission de Galathée, continua-t’elle, je veux que vous voyez ce que j’allois cherchant ainsi desguisée, et que vous jugiez si j’avois raison. A ce mot, prenant Florice d’une main, et Circene de l’autre, elle les pria toutes de venir avec elle dans la chambre de Damon. Amasis y estoit encore qui embrassa ces belles filles, et les receut avec un si bon visage qu’elles en demeurerent toutes grandement satisfaites. Mais quand elle cognut Dorinde que Galathée luy présenta, elle en fut bien plus contente que de toutes les autres, pour la consideration du prince Sigismond. Et la menant vers Damon et Alcidon, voulut qu’ils la recognussent et la saluassent, comme aussi Madonte et Daphnide.
Jusques icy Adraste ny Hylas n’avoient point parlé: le premier estant demeuré ravy de voir cette maison parée d’autre façon que non pas les cabanes où il avoit esté nourry, et Hylas, pour n’y avoir rien en la troupe qui le piquast. Mais Madonte qui jusques alors n’avoit point jette l’œil sur luy, le vid tout à coup: O dieux! s’escria-t’elle, Hylas! et je ne vous ay point encore rendu les devoirs qui sont deubs à nostre ancienne amitié. Quelle opinion aurez-vous de moy? – Meilleure, respondit-il, madame, que je n’ay jamais eue. – Et toutesfois, dit-elle, mon incivilité né le merite pas. – Vous vous trompez, madame, repliqua-t’il froidement, je fais un beaucoup meilleur jugement de vous que je n’ay jamais fait, car il me semble que nous sommes tous deux de fort semblable humeur. – Dieu m’en garde! Hylas, reprit-elle incontinent, je ne voudrois pas vous ressembler en l’inconstance. – En cela, adjousta-t’il, ne vous y essayez pas, car vous ne parviendrez jamais à une telle perfection. Mais je veux dire que, quand j’ay le contentement que je desire, je ne me soucie guere de toute autre chose. Et il me semble que vous en faites de mesme maintenant que vous avez trouvé ce chevalier, et je loue de sorte cette humeur, que je vous en estime beaucoup davantage.
Damon qui ne put s’empescher de rire de cette response, demanda [464/465] doucement à Madonte qui estoit ce berger, et l’ayant appris: Gentil berger, luy «dit-il, voulez-vous que je croye ce que vient de me dire, cette belle dame? – Seigneur chevalier, respondit-il, il ne sçauroit sortir d’un si bon esprit, ny d’une si belle bouche rien qui ne soit et bon et beau. – Toutesfois, adjoust a Damon, ce qu’elle m’a dit n’est guieres à vostre advantage. Peut-estre, seigneur, vous trompez-vous, repliqua-t’il, la mesme marchandise n’est pas de mesme prix en toutes les contrées: ce qui sera quelquefois bien cher en l’une, se donnera à vil prix en l’autre. – Mais la marchandise, reprit Damon, dont elle dit que vous avez fait vostre emplette ne doit estre gueres chere en quelque lieu que ce soit, et moins entre ces bergers de Lignon à ce que j’ay ouy raconter, car elle dit que vous n’estes chargé que d’inconstance. – Il me semble, respondit froidement Hylas, que, si vous estimez cette marchandise mauvaise, vous blasmez grandement ceux de Lignon, ce que vous ne devez pas faire, veu l’obligation que vous leur avez de vous avoir si bien et si longuement conservé cette belle dame. Car n’eust esté leur honnesteté et leur courtoisie, elle ne se fust pas si longuement arrestée sur les rives de Lignon, et peut-estre,si vous ne l’eussiez trouvée icy, vous eussiez encore couru longuement sans la rencontrer. – Je recognois assez cette obligation, respondit le chevalier, aussi serois-je marry de leur desplaire en chose quelconque; mais tant s’en faut je pense les obliger en ce que j’ay dit. – Ne dites-vous pas, adjousta Hylas, que l’inconstance n’est gueres chere en ce pays? – Il est vray, respondit Damon. – Et qu’est-ce à dire autre chose, reprit Hylas, sinon qu’il y en a grande abondance? car la quantité de quelque chose, pour bonne qu’elle soit, la fait estre à vil prix. – Ce n’est pas, repliqua Damon, ainsi que je l’entends. Au contraire, je veux dire que sur les rives de Lignon vostre marchandise n’aura point de mise, parce que il n’y a personne qui s’en serve. – 0 seigneur chevalier! reprit Hylas, combien estes-vous deceu si vous avez cette creance! Il n’y a lieu en toutes les Gaules où l’on sçache si bien aymer qu’on fait le long du bien-heureux rivage de Lignon. – Et c’est bien pour cela, adjousta le chevalier, que je croy que l’inconstance en est bannie. – Et vous aussi, s’escria Hylas, vous estes en cette erreur! Et dites-moy, je vous supplie, n’est-il, pas vray que, pour bien aymer, il faut se changer le plus qu’on peut en l’humeur de la personne aymée? Si cela est, il ri’y a pas un berger qui ne soit inconstant, car où me. trouverez-vous une ber-[465/466]gere qui ne la soit? – Ah! Hylas, interrompit Madonte, vous sçavez bien que vous parlez contre vostre conscience. – Madame, respondit-il, si je vous le preuve, ne direz-vous pas comme moy? – C’est, dit Madonte, ce que je ne croy pas que vous puissiez faire. – Or respondez-moy, adjousta-t’il, vous advouez bien qu’Hylas est inconstant? Si l’on se change tant qu’on peut en l’humeur de la personne aymée, n’est-il pas vray que j’ay aymé Laonice, Phillis, Alexis, Stelle et quelques, autres? – Je le croy, respondit-elle, puis que vous le dites. – Si cela est, il faut donc qu’elles ayent esté inconstantes, ou, en les. aimant, je ne me suis pas changé en elles. Et Lycidas, Corilas, et tant d’autres qui ont aimé ces filles, il faut aussi qu’ils soient inconstans, ou en les aimant ils ne se sont pas changez en elles. Et de mesme, allez comptant tous les autres qui se disent amans de celles que j’ay aymées, et vous verrez que tous ont pris de ma marchandise.
Damon ne se pust empescher de rire de cette conclusion. – Mais, Hylas, luy dit-il, si l’amant se change tant qu’il peut en la personne aymée, ce n’est pas que l’aimée, si elle est amante, prenne l’humeur de c.eluy qui l’aime. Et par ainsi, si Phillis, Stelle, Alexis et les autres ne vous ont aimé, elles n’auront pas pour cela participé à vostre inconstance. – Elles m’ont aimé,il n’y a point de doute, respondit Hylas fort froidement, mais encore je veux dire que, puis qu’en les aymant je suis demeuré inconstant, il faut croire qu’elles sont inconstantes aussi, autrement, puis que je les ay aimées, si elles eussent esté constantes, sans doute je fus devenu constant. Et par là, madame, continua-t’il, confessez que tous et toutes sur les rives de Lignon sont de l’humeur d’Hylas.- Pour le moins, repliqua Madonte, vous ne me prouverez pas que tous soient inconstans, car quand je n’aurois point d’autre raison pour moy, je ne ferois que mettre en avant le pauvre Adraste que voylà, dit-elle en le montrant du doigt, car il ne seroit pas en l’estât que nous le voyons, s’il avoit pu estre inconstant. – 0 madame! respondit Hylas, il n’est pas inconstant, parce qu’il est fol.
Damori oyant dire qu’Adraste estoit hors du sens, en voulut sçavoir plus particulièrement le mal-heureux accident, et apres le plaignit grandement. Palemon alors, qui avoit escouté sans rien dire tous les discours d’Hylàs:,Madame, dit-il, s’adressant à Madonte, si la pitié de ce pauvre berger vous touche de quelque compassion, aydez-nous à supplier la Nymphe Amasis de luy vou-[466/467]loir redonner sa premiere santé. – Comment? Palemon, respondit Madonte, croyez-vous que cette guerison soit en sa puissance? – L’on nous l’a fait ainsi entendre, madame, adjousta Palemon; et d’autant que l’essay n’en couste rien, nous vous supplions de vouloir interceder pour ce pauvre berger. – Je m’assure, dit alors Madonte, que si cela depend d’elle, elle ne nous refusera pas. Et lors prenant le berger par la main, elle s’en alla vers Amasis qui entretenoit Dorind’e. Et en mesme temps que Madonte s’approcha d’Amasis, le sage Adamas revint de la ville où il avoit donné ordre à tout ce qui avoit esté resolu. Et parce que la Nymphe le vid avec un visage qui montroit quelque sorte de contentement, elle mouroit d’envie de parler à luy, mais n’osant interrompre Madonte qui avoit desja commencé de la supplier pour le pauvre Adraste, le Druide qui l’ouyt: Madame, luy dit-il, Madonte a raison, et quoy que cela ne soit pas selon la religion des druides, toutesfois, puis que les Romains y ont aussi institué la leur, c’est une chose tres-assurée qu’ils ont accoustumé d’en user ainsi, et qu’il s’est veu bien souvent qu’ils guerissent. – O dieux! dit Amasis, puis que cela est, je promets que je feray tout ce qu’on voudra pour remettre ce pauvre berger en son premier estât. – Le grand Tautates, madame, dit alors Palemon, vous en vueille rendre le loyer! Et moy, je promets encore un coup et voue que s’il guérit, j’accorderai la premiere chose qui me sera demandée, si elle est en ma puissance, et je le dois bien faire, puis que le bien que je possede est en partie cause de son mal-heur.
Le Druide alors, voyant que chacun se taisoit: Madame, dit-il tout haut, s’adressant à la Nymphe, je viens d’estre adverty que sept chevaliers sont arrivez en cette ville qui. demandent des nouvelles du prince Godomar. – Et n’en sçavez-vous point les noms? interrompit Periandre. – L’un d’eux, dit-il, s’appelle Alcandre, et un autre, ce me semble, Amilcar. – Ceux là, reprit Periandre, ne sont pas de nostre troupe, mais ils sont bien de nostre cognoissance et de nos amis. Circene qui ouyt nommer Alcandre ne put s’empescher de rougir, et Florice s’approchant du Druide: Ces deux que vous nommez, dit-elle, sont mes freres, et vous me donnez une des meilleures nouvelles que je sçaurois recevoir, et peut-estre, si nous oyons les noms des autres, se trouveroit-il quelqu’un icy qui y auroit aussi de l’interest. – Voicy, dit Adamas, prenant un papier que ceux de la porte luy avoient envoyé, où les noms estoient escrits, qui soulagera ma memoire. Et lors, leur tendant [467/468] le papier, outre les deux premiers, on y leut: Sileine, Lucindor, Clorian,Cerinte et Belisard. Les estrangeres s’escrierent alors: 0 dieux! et quelle bonne fortune est celle-cy? Car, dit Circene, Sileine et Lucindor sont mes freres, et Clorian et Cerinte sont freres de Palinice. – Permettez-nous, madame, interrompit Florice, s’adressant à Amasis, que nous les allions trouver, car il y a si long-temps que nous ne les avons veus, que nous aurions trop de regret s’ils s’en alloient sans que nous puissions parler à eux. – Non, non, respondit la Nymphe, je les feray supplier de venir icy, s’ils veulent des nouvelles du prince qu’ils cherchent et je m’asseure qu’estant vos freres, ils ont trop de courtoisie pour ne m’accorder cette demande. – Madame, adjousta Merindor, s’il luy plaist me faire l’honneur de nous donner la charge de leur aller faire sçavoir vostre volonté, je m’asseure qu’ils n’y failliront point. Et en ayant eu le commandement de la Nymphe, ils s’y en allerent ensemble avec Clindor.
Mais ils n’estoient pas à la moitié de la descente du chasteau qu’ils les rencontrerent, et jugerent bien que c’estoient eux, encore qu’ils fussent armez, d’autant qu’ils estoient advertis de leur arrivée. Leur rencontre fut accompagnée de tant de demonstration de bonne volonté, qu’il sembloit que l’amitié entr’eux se fust augmentée de beaucoup depuis qu’ils ne s’estoient veus. Et Merindor leur ayant fait entendre le desir de la Nymphe Amasis, ils prirent le chemin du Chasteau tous ensemble, où ils furent receus des nymphes et des chevaliers avec toute sorte de bon visage. Mais qui eust veu les caresses que Florice, Circene et Palinice firent à leurs freres, eust bien jugé qu’elles y avoient quelque plus grand interest que çeluy du parentage.
Apres que ce premier accueil eust esté fait d’un costé et d’autre, car la Nymphe voulut que ces trois s œurs eussent ce contentement, encore que ce fust en sa presence, Alcandre revint vers elle, et luy. dit: Madame, nous avons charge du prince Sigismond, qui nous a envoyez apres le prince Godomar son frere, de vous asseurer de son service; et que si l’occasion se presente qu’il vous puisse rendre preuve de son affection, il s’estimera infiniment heureux de recevoir vos commandemens. – Seigneur chevalier, respondit Amasis, c’est bien un excez de courtoisie qui fait parler ce genereux prince de cette sorte. Mais on ne le trouvera jamais estrange de luy, puis que de son naturel il est tellement serviteur des dames, que l’on s’estonneroit davantage si je n’en recevois [468/469] pas de semblables courtoisies, puis que je suis de ce nombre. Aussi nous luy sommes de sorte toutes obligées, que nous ne devons jamais nous lasser de l’honorer et de le servir comme je proteste de faire tant que je vivray. Et puis que vous cherchez le prince Godomar, je loue Dieu que vous en sçaurez icy de si assurées nouvelles que vostre voyage ne vous sera point inutile.
Alors Periandre et Merindor s’approchans, Alcandre sceut où ils le devoient trouver le lendemain. Et parce qu’en jettant les yeux par l’assemblée, il vid Dorinde: C’est bien icy, dit-il, se tournant vers la Nymphe, que nostre voyage doit recevoir son accomplissement, puis que non seulement nous devons trouver le prince Godomar au lieu qu’il a dit, mais que desja je vois Dorinde, qui estoit en effet le sujet principal du depart de ce jeune prince. Je m’assure, madame, que quand Sigismond en sera adverty, il ne manquera pas de la vous recommander avec toute sorte d’affection, et qu’il recevra un des plus grands contentemens qu’il eut jamais de la sçavoir entre vos mains. – Je recognois en cela, respondit la Nymphe, que les dieux m’ayment plus que je ne vaux, puis qu’ils me presentent les moyens de luy rendre ce petit service, attendant quelque meilleure occasion.
Cependant qu’ils estoient sur ce discours, on vint advertii? Adamas qu’un chevalier nommé Ceraste estoit à la porte, avec douze autres tous armez, et qui demândoient d’entrer. Le Druide le dit tout haut à la Nymphe, mais Periandre et Merindor qui ouvrent le nom de Ceraste, et qu’il estoit accompagné de douze: Madame, dirent-ils, assurez-vous que c’est le prince Godomar qui a sceu que Dorinde estoit icy. – Pleust à Dieu! dit-elle, que j’eusse le bon-heur de voir un si grand prince en cette maison, pour luy pouvoir offrir tout ce qui depend de moy! – Nous permettez-vous, dit Periandre, d’y aller? Et cependant vous plaist-il pas de commander qu’ils entrent? car, sur nostre parole, Céraste et ceux qui sont en sa compagnie sont vos serviteurs, et ne viennent icy que pour vous rendre toute sorte d’honneur et d’obeyssance. – Seigneurs chevaliers, respondit la Nymphe, commandez que tous ceux qu’il vous plaira entrent, car je remets tout en vostre disposition. Que si je pensois que le Prince fust en cette compagnie, je ne manquerois de l’y aller recevoir, et luy offrir cet Estât et tout ce qui depend de moy.
Adamas oyant l’opinion de ces chevaliers, envoya en diligence à la porte pour la faire ouvrir, et pour estre adverty, s’il estoit [469/470] possible, de la verité. Et cependant que tous les chevaliers descendoient, il revint vers la Nymphe, à laquelle il dit: Je vous assure, madame, qu’il semble que Dieu prend en main vos.tre defense; voyez les secours inesperez qu’il vous envoye. Je croy, si Alcidon et Damon l’appreuvent, qu’il est à propos que, lors que ce jeune prince sera icy, vous luy fassiez entendre la peine où vous estes, tant pour la mort du prince Clidaman que pour la perfidie de Polemas; car il ne faut point entrer en doute que l’intelligence que ce meschant peut avoir avec Gondebaut, l’empesche de vous assister, puis que l’action qu’il a faite tuant Ardilan au sortir de la porte, monstre bien qu’il ayme mieux son frere que son pere. – Pour moy, respondit la Nymphe, je me conduiray tout ainsi que vous le voudrez. Et s’approchant de Damon et d’Alcidon, commanda au Druide de leur dire ce qu’il avoit proposé, et l’ayant entendu, ils en firent un mesme jugement, et conseillèrent la Nymphe de s’obliger a ce Prince le plus qu’elle pourroit, car assurément Sigismond, ayant prés d’elle deux personnes qui luy estoient si chères, il ne falloit point douter qu’il ne la secourust si elle avoit affaire de luy.
Cependant qu’ils parloient de ces choses, et que l’on mettoit le meilleur ordre qu’on pouvoit dans le chasteau, pour y recevoir Godomar, tous ces chevaliers arriverent prés de la porte de la ville, dans laquelle le Prince estoit desja entré sans se vouloir faire cognoistre. Mais lors qu’ils le rencontrerent, la joye des uns et des autres fut si grande qu’il luy fut impossible de se tenir plus longuement couvert, car ils coururent tous luy baiser les mains avec tant d’affection et de respect, que chacun cognut que c’estoit le prince Godomar, dequoy la Nymphe fut incontinent advertie par ceux qu’Adamas y avoit envoyez, dont elle receut un excessif contentement. Et en mesme temps Adamas, par son commandement, l’alla recevoir. Et elle, accompagnée de Galathée, de Madonte, de Daphnide, de ses nymphes, de Dorinde et de toutes ces estrangeres, s’en alla l’attendre à la porte du Chasteau, où elle ne fut pas plustost, que le Prince, avec toute sa troupe, y arriva, mais avec une telle majesté qu’il paroissoit bien estre le Maistre de tous ceux qui estoient autour de luy.
Aussi tost qu’il apperceut les nymphes, il mit pied à terre, et se faisant desarmer la teste, il parut si beau qu’il attira sur luy les yeux de toutes les dames, et prenant un chapeau, s’en alla saluer Amasis avec une telle grace que chacun en demeuroit ravy. [470/471] Apres quelques paroles de civilité, ausquelles Amasis respondit de mesme avec toute sorte de respect, il s’adressa à Galathée, qu’il jugea bien estre sa fille, aux marques qu’on luy en avoit desja données, et les asseura toutes deux de son service: Je viens, dit-il, madame, vous rendre le devoir auquel tous chevaliers vous sont obligez. Et pour vous asseurer de plus que le prince Sigismond et moy sommes vos serviteurs, et tous ceux qui dependent de nous, dont en voicy un bon nombre que je vous offre, à condition que nous vous defendrons des hommes qui voudroient vous nuire. Et vous, dit-il en sousriant, nous garantirez des outrages que nous pourrions recevoir de la beauté de ces dames que je voy autour de vous. – Seigneur, respondit la Nymphe pleine de contentement, si la defense que vous entreprenez pour nous, n’est pas plus mal-aysée que celle que vous nous proposez, le hazard n’en sera pas grand. Toutesfois, dit-elle d’un visage riant, puisque les genereux chevaliers sont obligez de prendre la protection des dames, nous acceptons, ma fille et moy, l’offre que vous nous faites, et vous supplions de vous en souvenir, sans nous obliger à vous defendre des outrages que vous prevoyez; car il seroit honteux qu’un prince si vaillant et genereux recourust pour son asseurance à des dames si foibles et si peu courageuses que nous sommes.
A ce mot Dorinde se vint jetter à ses pieds, pour la remercier de la peine qu’il avoit prise pour elle (car la Nymphe Amasis luy en avoit dit quelque chose), le suppliant de ne la vouloir point abandonner. Le prince, la voyant vestue de ceste sorte, l’eust presque mescognue, si elle n’eust parlé, mais la cognoissant plustost à la parole qu’au visage, il la releva gracieusement et l’ayant saluée: Ma belle fille, luy dit-il, le prince Sigismond a tel soin de vous, qu’il ne faut point que vous doutiez que pas un de ceux qui dependent de luy vous abandonne jamais. Et de plus vous estes entre les mains de ceste grande Nymphe, qui vous fera l’honneur de vous prendre en sa protection, comme j’ay charge de l’en supplier de la part du prince Sigismond, mon frere. Vostre vertu et vostre merite l’obligent à vous aymer, et nous de vous assister en tout ce que nous pourrons.
A ce mot, se tournant vers Amasis, il luy dit tout haut: Le sujet, madame, de mon voyage, et qui m’a fait vestir ces armes, n’est que la defense de ceste belle fille, et pour vous supplier tres-humblement de luy permettre qu’elle puisse demeurer en assurance dans vos Estats, tant que la fortune la voudra tenir, esloignée de [471/472] sa patrie. Et en eschange, le prince Sigismond mon frere, et moy, vous offrons nos personnes et celles de nos amis pour vous servir en toutes sortes d’occasions. – Seigneur, respondit la Nymphe, non seulement je reçois ceste belle dame dans mes Estats, pour son merite, et pour sa propre vertu; mais de plus, à la considération de deux si grands princes, je luy donne la mesme puissance (que j’y ay, vous asseurant que je l’auray en la mesme considération que j’ay ma fille Galathée. Apres les remerciemens tels qu’en semblables asseurances on a accoustumé de faire, Alcidon salua Godomar qui, sçachant par Adamas quel il estoit, le receut avec tant d’honneur, et avec un si bon visage, que dés ce jour là, ce jeune prince acquit entierement l’affection de ce gentil chevalier.
En fin Godomar, apres plusieurs autres semblables discours, fut conduit en son appartement, où les nymphes le laissèrent pour se desarmer et rafraichir, car la chaleur estoit extreme. Et cependant qu’on luy ostoit les armes, il raconta à Periandre et à Merindor, que, depuis qu’ils s’estoient separez le jour auparavant, il avoit longuement marché sans rencontrer personne. En fin, disoit-il, nous arrivasmes sur le midy au sommet d’un petit tertre, d’où l’on pouvoit descouvrir toute ceste belle plaine. Jettant les yeux de costé et d’autre, le plus curieusement qu’il nous fut possible, nous aperceusmes en fin, presque à demie lieue de là, une troupe de gens à cheval que nous creusmes estre celle de Clorante. Gela fut cause qu’apres avoir bien remarqué le chemin qu’il nous sembloit qu’il alloit tenant, nous nous mismes sur sa piste, et quelquefois au trot, et bien souvent au galop, nous usasmes d’une telle diligence, qu’une heure apres nous les atteignîmes en pas sant un petit ruisseau, où ils laissoient boire leurs chevaux.
Nous trouvasmes que c’estoit le lieutenant de Clorante, avec quinze ou seize chevaux. Nous apprismes de luy qu’ils s’estoient separez au mesme lieu où nous en avions fait autant, et pource qu’ils nous dirent qu’ils avoient commandement de se trouver le soir mesme au carrefour d’où ils estoient partis pour se rassembler, je pensay qu’il estoit à propos de ne point abandonner ceux-cy, puisque, si de fortune l’une des autres troupes rencontroit Dorinde, nous la trouverions au rendez-vous qu’ils s’estoient donné. Sans me faire donc cognoistre à eux, l’un des miens leur dit que le roy nous ayant fait partir pour le mesme sujet qu’eux, nous pensions que nous ne pouvions mieux faire que de demeurer ensemble pour nous ayder les uns les. autres si l’occasion s’en [472/473] presentoit. Ils en furent bien ayses, et ainsi nous marchasmes le reste du jour ensemble, et sur le soir nous prismes le chemin du carrefour où nous trouvasmes Ceraste, qui avoit fait la mesme rencontre que nous avions eue, et qui me raconta comme Clorante avoit esté tué, et presque toute sa troupe, ainsi qu’il avoit sceu par les blessez qui s’estoient sauvez; et que Dorinde en estoit cause, et qu’il falloit de necessité que ce fust la troupe de Bellimarte qui eust fait ceste heureuse rencontre.
Vous pouvez croire que le lieutenant fut bien estonné de cet accident, et parce qu’il a du courage, et que je le voyois résolu d’aller apres ceux qui avoient recouru Dorinde, sçachant mesme qu’ils n’estoient que fort peu de gens, je luy dis, me descouvrant le visage: Ne soyez point en peine de faire la vengeance de Clorante, car c’est moy, ou pour le moins des personnes qui sont à moy, qui ont retiré de ses mains une fille innocente. Et dites au roy que Godomar son fils l’a fait, et que j’en useray tousjours ainsi, toutes les fois que je trouveray quelque dame oppressée. Que s’il s’en plaint, dites-luy que la qualité de chevalier qu’il m’a donnée, m’oblige à ceste defence, et qu’il se plaigne de luy-mesme, si cette action luy desplaist, m’ayant fait naistre son fils, c’est à dire avec trop de courage pour souffrir qu’une femme soit outragée en ma presence, sans luy donner secours.
Ces solduriers furent tellement estonnez de me recognoistre, et de m’ouyr tenir ce langage, qu’ils furent prests de se mettre tous à la fuite. En fin m’estant venu rendre l’honneur qu’ils me devoient, ils s’excuserent au mieux qu’ils purent, et ne furent jamais si ayses, comme je croy, que quand je leur donnay congé de s’en aller. Pour ce soir-là ils n’allerent qu’en la ville où nous avions couché, parce que leurs blessez s’y estoient retirez, mais je m’assure qu’aujourd’huy ils en rapporteront des nouvelles à Gondebaut, qui sera bien, sans doute, un peu en colere contre moy, mais lors qu’il sera libre de passion, il jugera que nous avons fait ce que doivent des chevaliers d’honneur. Quant à nous, lors que ces gens furent partis, parce qu’il estoit, desja fort tard, nous logeasmes assez pres de là, en un lieu qui s’appelle Poncins, à ce que l’on nous dit, et où nous apprismes tout au long le combat que vous aviez eu contre Clorante, et mesme qu’il en estoit mort trois des vostres, dont je receus un extréme desplaisir; et que depuis, vous aviez conduit Dorinde en ceste ville pour son assurance. Cette nouvelle, ce matin, m’a fait resoudre de [473/474] venir droict icy, sans aller au rendez-vous que je vous avois donné.
Ainsi Godomar racontoit ce qui luy estoit advenu, et finit en mesme temps de s’habiller, lors qu’Alcandre et ceux de sa troupe luy vinrent baiser- les mains; car quoy qu’il les eust bien veus desja, si ne leur avoit-il rien dit, se figurant qu’ils estoient de la première troupe. Mais alors, se remettant en memoire qu’ils n’en estoient pas; les embrassant l’un apres l’autre: Et quelle bonne fortune, mes amis, leur dit-il, vous fait trouver icy, bu je suis tres-ayse de vous voir? – Seigneur, luy respondit Alcaridre, lors que le bruit fut espandu dans la Cour, de vostre sortie et de la mort d’Ardilan, nous eusmes un extrême regret de n’avoir eu l’honneur de vous accompagner. Et parce que nous sceusmes la detention du prince Sigismond, nous eusmes opinion qu’il nous pourroit bien dire où vostre voyage s’adressoit, afin que nous puissions estre des premiers à vous suivre, puisque nous n’avions pas esté assez heureux pour vous accompagner. Il loua extrêmement nostre dessein, et nous conjura d’user de toute la diligence qu’il nous seroit possible pour nous joindre à vous, craignant que vous n’eussiez bien affaire de nostre service. Et que si nous prenions le chemin de Forests, nous ne pourrions demeurer guieres longtemps le long de la riviere de Lignon sans vous rencontrer; que, s’il pouvoit, il nous suivroit bien-tost, et que cependant il vous envoyeroit tous ceux qui se declareroient estre de ses serviteurs. Le lendemain donc nous partismes, mais non point tous ensemble, et encore par diverses portes, et sans armes, les ayant fait porter secrettement dehors.
– Mais, interrompit le Prince, qu’est ce que dit le roy lorsqu’il sceut la mort d’Ardilan, et mon depart? – Seigneur, respondit Alcandre, je ne sçaurois vous dire l’extreme colere en laquelle il entra, ny les regrets.qu’il fit de la perte de ce meschant homme; mais si le roy vous en blasmoit, croyez, seigneur, que tout le peuple vous benissoit, et que la Cour vous en louoit. Le prince, vostre frere, en eut un tel contentement, qu’il ne se pouvoit empescher de le tesmoigner, de sorte que le sage A vite fut contraint de le supplier de vouloir pour le moins en apparence le mieux cacher de peur que le roy le venant à sçavoir n’en fust trop offencé. Que si le prince en eut de la joye, je vous assure qu’elle ne surpassa pas celle de la princesse Clotilde, qui ne se pouvoit lasser de vous louer, mais toutesfois parmy celles qu’elle croyoit luy estre par-[474/475]ticulierement affectionnées. Si bien, seigneur, que par ces te action vous vous estes acquis une gloire que vous ne perdrez jamais. Outre l’obligation que toutes les dames vous ont, d’avoir entrepris la defence de ceste innocente, car je ne sçay comment toute la ville est pleine de la violence dont le roy vouloit user contre elle, la faisant par force espouser à Ardilan, et c’est pourquoy, vous devez bien-tost attendre une bonne troupe des parens de Dorinde, lors qu’ils sçauront où vous estes, car ils sont trop genereux pour manquer à une si grande et estçoite obligation. – Or, dit le Prince, je loue Dieu qu’il ait si bien adressé nos pas, et que nos intentions ayent eu une si bonne fin. Lors que le roy se souviendra qui je suis, il m’aymera mieux qu’Ardilan; quand il ne le fera pas, je me resous avec une si bonne compagnie, de suivre la fortune qu’il plaira au Ciel me donner. Je m’assure qu’elle sera telle, que nous aurons à nous en contenter, puis que nos desseins seront conduits avec toute équité. Seigneur, adjousta Alcandre, le prince vostre frere nous a chargé, mes compagnons et moy, de tant de pierreries pour vous apporter, que je pense qu’elles pèsent plus que nos armes; et si nous en eussions pu porter davantage, je croy qu’il ne se fust jamais lassé de nous en envoyer, tant il a eu de crainte que vous n’en eussiez affaire en vos voyages.
Et à ce mot, ils les mirent sur la table, avec estonnement de tous ceux qui les voyoient, d’en voir tant et de si grandes toutes ensembles. Le Prince les receut pour tesmoignage de la bonne volonté de son frere, et du soin qu’il avoit de luy: Non pas, dit-il, que je pense en avoir affaire, tant que j’auray à mon costé l’espée que j’y porte, et que je seray accompagné de si gens de bien que ceux que je vois autour de moy. A ce mot, les ayant tous embrassez encore une fois, et commandé à l’un de ceux qui le servoient de prendre soin de ce que son frere luy avoit envoyé, il sortit de sa chambre avec toute ceste troupe, pour aller où estoient les nymphes qui l’attendoient dans la salle, où, les tables estans dressées, Amasis le voulut faire disner. Mais luy qui avoit esté adverty de la qualité de Damon, et qu’il estoit retenu par ses blessures dans le lict, supplia la Nymphe de trouver bon que devant que se mettre à table, il pust l’aller voir, et rendre à sa valeur ce tesmoignage de l’estime qu’il en faisoit. Madonte qui ouyt ceste resolution incontinent, en fit advertir Damon, qui receut avec beaucoup » d’honneur celuy que ce jeune Prince luy faisoit, et estima dentelle sorte ceste faveur, que jamais depuis il ne se détacha de son ser-[475/476]vice. Chacun admiroit en ce jeune Prince la generosité qu’il faisoit paroistre en toutes ses actions, et sa courtoisie esgallement, de maniere, qu’il s’acqueroit l’affection generalement de tous. Apres les premieres salutations, ils entrerent en quelques discours de civilité, qui ne durèrent pas beaucoup, parce que la viande qui les attendoit, contraignit le Prince de les abreger, mais avec protestation de le voir l’apres disnée, et luy tenir plus longue compagnie.
Ils se separèrent donc de ceste sorte, et Clindor cependant obtint permission de la Nymphe de donner à disner à ses hostes, voyant la grande quantité de personnes qui estoient tout à coup survenues. Il emmena donc tous ces bergers et bergères, hormis Dorinde, à qui Amasis ne voulut point permettre de quitter Galathée; mais aussi, au lieu d’elle, il emmena les six freres de Florice, Circene et Palinice, ce qui ne luy fust guere mal-aysé, pour l’interest que chacun d’eux avoit en ces bergeres desguisées. Le Prince cependant se mit à table, et parce que la Nymphe le vouloit traiter avec le respect deu à un si grand Prince, il la supplia d’user envers luy comme avec un chevalier estranger, mais qui ne cedoit à personne du monde en volonté de luy faire service, et non point comme avec le fils du roy Gondebaut, n’en voulant avoir pour lors ny le nom ny la qualité. La Nymphe alors: Seigneur, luy dit-elle, je sçay qu’avec l’obeyssance je satisferay mieux à ce que je vous doibs, que je ne sçaurois faire en toute autre sorte. Me rangeant donc à ceste obeyssance, commandez tout ce qu’il vous plaira, personne qui depende de moy ne sortira de vos commandemens.
Avec semblables discours chacun s’assit, ainsi que le vouloit le Prince, et tous les propos qui furent tenus durant le repas, ne furent presque que de la fortune de Dorinde, et sur tout du desplaisir que le prince Sigismond avoit eu de ne la pouvoir suivre. Dorinde qui voyoit et oyoit toutes ces choses, demeuroit si ravie et si confuse, qu’elle ne sçavoit que juger de sa. fortune. Il est vray que quand elle repassoit en son esprit la venue du prince Godomar, les discours qu’il tenoit de la peine de son frere, et de quelle façon il l’avoit recommandée à la Nymphe Amasis, elle cognut bien avoir eu tort en la mauvaise opinion qu’elle avoit conceue de Sigismond. Et’toutesfois ne sçachant encores pour-quoy il avoit manqué de se trouver au lieu qu’il luy avoit promis, Qlle mouroit d’envie de pouvoir parler à Periandre, ou à Merindor, [476/477] s’asseurant bien qu’ils ne luy en cacheroient pas la verité. Et parce que durant le repas elle demeura presque tous jours pensive, le Prince la considerant: Confessez la verité, Dorinde, luy dit-il, ne tremblez-vous point encore de la frayeur que vous avez eue? – Seigneur, respondit-elle, je suis en la protection de personnes qui ont trop de pouvoir pour avoir peur; mais j’advoue bien que jamais fille n’en eut une plus grande que celle que j’eus lors qu’un certain grand soldurier me vint saisir dans la cabane de Florice, car, à nous voir tous deux, vous eussiez dit que c’estbit un loup qui emportoit une brebis. – Et comment, adjousta le Prince, eschappastes-vous de ses mains? – Alexis la druide, continua-t’elle, fille du sage Adamas, qui se trouva en ce lieu, luy donna un si grand coup de poing sur une tempe, qu’elle l’estourdit si fort, qu’il fut contraint de me quitter. Mais je croy bien que si vous m’eussiez veu courre à travers les champs, et une quantité de ces gens apres moy, vous eussiez bien dit que la peur attache des aisles aux pieds; et toutesfois, sans le pauvre Bellimarte, Merindor et Periandre, ils m’eussent emmenée, car l’un d’eux m’avoit saisie, mais ces chevaliers les traitterent de sorte qu’ils ne feront jamais outrage à fille qu’ils ne s’en souviennent. – Il falloit pour mon contentement, reprit le Prince, que je m’y fusse rencontré, je vous promets que je n’en eusse laissé un seul en vie. – Seigneur, continua-t’elle, si vous les eussiez veu fuyr, je croy que vous en eussiez eu pitié, car moy qui devois estre tant offencée contr’eux, je vous jure qu’ils me faisoient compassion, quand l’on me racontoit la haste avec laquelle ils s’en retournoient d’où ils estoient venus. – Comment? dit Amasis, vous ne les vistes donc pas quand ils s’enfuyrent? – Moy? madame, respondit-elle," je vous proteste que j’estois tellement espouvantée, que j’estois cachée dans le fonds de cette cabane, où je ne tenois pas la moitié de la place que je fais. Mais considerez, seigneur, si la fortune ne me veut pas bien du mal, puis que ne pouvant desnier à vostre courage de parachever toutes les entreprises qu’il vous plaist de faire, elle a voulu pour m’afliger que }e receusse ma delivrance par les mains des trois hommes qu’apres Ardilan je haïssois le plus au monde, et afin que je leur fusse plus obligée, que l’un d’eux y mourust, l’autre y perdist un frere, et l’autre un germain, je jure que ce desplaisir me fut si sensible que presque je ne ressentis point le contentement de ma delivrance. – Par là, reprit le Prince en sousriant, le Ciel vous a fait paroistre qu’il ne faut point que [477/478] la haine soit eternelle, puis que les obligations qui surviennent en doivent faire perdre la memoire. – Ah! seigneur, reprit-elle, vous sçavez si j’ay raison de hayr ceux à qui maintenant je suis tant obligée en depit de moy!
Alcidon prenant la parole: Vostre humeur, madame, dit-il, à ce que je vois, ne dement point le naturel de toutes les belles, car je n’en vis jamais encore une seule qui eust la beauté de vostre visage, qui ne preferast tous jours les offences aux services; mais ce qui est encore le pis, le plus souvent ces offences sont imaginaires, et toutesfois elles ont autant de force que si elles estoient veritables. – Je ne sçay, seigneur chevalier, respondit-elle, quelle est l’humeur des belles sinon pour ouyr dire, mais si fais bien par experience celle des hommes, desquels jusques icy je n’ay encore recognu qu’un qui ne soit trompeur envers celles à qui ils promettent plus de fidelité. – Je voudrois bien, reprit le Prince en sousriant, sçavoir qui est ce phcenix des amans. – C’est, adjousta-t’elle, Hylas. – Hylas! dit Madonte, et n’est-ce pas le plus inconstant de tous ceux qui aymerent jamais? – C’est celuy-là mesme, continua Dorinde, et c’est bien pour cela que je l’estime le moins trompeur, car il ne fait point de difficulté de dire librement qu’il changera aussi-tost qu’il en verra quelqu’autre qui luy plaira davantage, et le faisant, il ne trompe personne, au lieu que les autres promettent et jurent tout le contraire, puis font comme luy. – Et le prince Sigismond? adjousta Godomar, en quel rang le mettez-vous? – Je vous assure, seigneur, que, pour ne point m’y mesprendre, je suis bien empeschée à vous respondre, bien, vous diray-je, que, devant que j’eusse l’honneur de vous voir icy, je l’ay mis au rang des autres. – Et maintenant? la belle, repliqua Godomar. – Maintenant, dit-elle, je vous oy dire beaucoup de choses, mais je sçay aussi, seigneur, qu’il est vostre frere, et que peut-estre vous luy prestez tous ces bons mouvemens que vous luy attribuez pour ce qui me touche. – Vous estes trop incrédule, respondit le Prince, si vous ne croyez ny aux paroles ny aux effects. – Je croiray, dit-elle en rougissant, tout ce qu’il vous plaira, mais je crains d’estre trompée encore une fois d’un homme. – Ce ne sera jamais de Godomar, repliqua-t’il, car je sçay que je ferois trop de tort à l’affection que le Prince mon frere vous porte.
En mesme temps Periandre, et toute sa troupe, que Clindor avoit emmenée, arriva dans la salle. Et parce cjue Dorinde desiroit de rompre le discours du Prince: Seigneur, luy dit-elle, si [478/479] vous ne cognoissez point Hylas, tournez les yeux sur ce berger chauve, et qui a le poil un peu tirant sur le roux, et vous verrez l’homme; le seul entre tous ceux qui se meslent d’aimer, qui est le moins dissimulé. Godomar alors, et tous ceux qui avoient ouy ce que Dorinde avoit dit, jetterent les yeux sur Hylas qui, se voyant regardé tout à coup de tant de personnes, eut opinion qu’il avoit quelque chose en ses habits qui n’estoit pas bien, et cela fut cause qu’il se regarda de tous costez, mais Daphnide qui s’en apperceut: Non, non, Hylas, luy dit-elle, ce que l’on regarde en vous n’est pas aux habits que vous portez, c’est ce qui est dans vostre ame. – Il faudroit, respondit-il, avoir les yeux plus pene-trans que ceux d’un lynx. – Je le croy veritablement, reprit Dorinde, pour voir l’interieur de tout autre que d’Hylas. – Hylas, repliqua-t’il, est fils de femme. – De sorte, gentil berger, adjousta Godomar, que si vous vous plaisez au changement, vous avez à qui ressembler? – Seigneur, dit Hylas fort froidement, je laisse à ces dames d’en tirer la conclusion que vous dites. – Mais, Hylas, dit Dorinde, si m’ad vouerez-vous qu’il y a plus d’hommes infideles envers les dames, que de dames envers les hommes; car il n’y a point de femme qui ne se puisse plaindre de quelque infidélité, et je vois plusieurs hommes qui ne disent point avoir esté deceus. – Vostre raison, respondit Hylas, est fort mauvaise, car si les hommes ne se plaignent point de vos infidelitez, c’est qu’ils ont honte de faire plainte d’un accident tant ordinaire. Godomar se mit à rire, et Amasis aussi, de la gracieuse responce d’Hylas et interrompant Dorinde qui vouloit respondre: Il me semble, luy dit-il, qu’en peu de mots ce berger n’a point mal soustenu nostre party.
Elle vouloit repartir, lors qu’Amasis et le Prince se levèrent de table, de sorte qu’il fallut remettre ce discours à une autre fois. Il est vray que Godomar, approchant de Dorinde: Croyez, la belle, luy dit-il assez bas, que le Prince mon frere vous aime plus que sa vie, et quand j’auray le loisir de vous, entretenir, et t que vous sçaurez ce qu’il vous mande par moy, vous advouerez qu’il merite d’estre rayé du nombre de ceux que vous dites qui ne sçavent pas aymer. Et parce qu’il s’en retourna incontinent vers Amasis, il ne luy donna pas le loisir de luy respondre. Elle ne laissa toutesfois de rougir, ne pouvant ouyr ces nouvelles sans beaucoup de ressentiment, et se tournant vers Florice, Palinice et Circene: Mes compagnes, dit-elle, pour cacher ce changement [479/480] de couleur, j’ay bien eu du regret de vous rompre compagnie, mais le Prince Godomar, qui m’oblige en tant de façons, l’a voulu ainsi; si suis-je bien resolue de ne vous abandonner point ce-soir, car encore que la Nymphe m’ait logée au Chasteau, je suis d’opinion que nous retournions chez nostre hoste, puis qu’il le désire, et que cette maison est si pleine, qu’à peine s’y peut-on tourner. - J’ay peur, respondit Florice, que le Prince qui a trop de peur de vous perdre ne le vous permettra pas. – Toutefois, adjôusta Circene, ce nous seroit bien plus de commodité, si nous logions hors d’icy, où il faut vivre avec tant de contrainte.
Godomar cependant qui desiroit acquerir l’amitié de Damon, de la valeur duquel il es toit fort bien informé, supplia Amasis de trouver bon qu’il allast passer une partie de l’appresdisnée auprés de luy. Et elle luy ayant respondu qu’elle l’y accompagneroit, Madonte l’en fit incontinent advertir, et ceux qui le luy allerent dire trouverent desjà aupres de luy Thamire, Celidée, Palemon, Doris et le pauvre Adraste qui n’abandonnoit non plus Doris, que s’il eust esté enchanté aupres d’elle, sinon lors qu’elle s’alloit coucher qu-elle fermoit sa porte, car ce pauvre berger y dormoit, ou pour le moins n’en bougeoit jusqu’à ce qu’elle en sortist. Et n’eust esté que Palemon luy fit donner quelques matthelas, il eust couché sur la pierre, plustost que d’esloigner d’un pas cette porte. Au mesme temps que le Prince entra, Thamire supplioit Damon de se souvenir de la promesse qu’il luy avoit faite pour guerir Celidée. Et parce que Damon luy dit qu’il estoit tout prest à la mettre en effect, pourveu qu’il y en eust quelqu’un qui allast avec Haladin son escuyer, Thamire s’offrit de faire le voyage.
Celidée qui ne le vouloit esloigner de si loing, et qui aimoit mieux ne recouvrer jamais cette beauté qu’elle avoit perdue et qu’on luy promettoit, contrarioit tant qu-’elle pouvoit Thamire, et ne vouloit point qu’il fist un si dangereux voyage pour une chose de laquelle elle ne faisoit point de compte, ou bien, s’il y estoit resolu, elle vouloit l’y accompagner. Et parce que Thamire rejettoit sa compagnie avec beaucoup de raison, cette fille pleuroit de sorte que, quand Godomar entra, il eut pitié de la voir si couverte de pleurs, et s’enquerant de Thamire. (de qui il pensoit qu’elle fust fille) quel outrage on luy faisoit: Seigneur, dit Damon, en prenant la parole, vous demandez de sçavoir une chose qui est peut-estre sans exemple. Sçachez que cette jeune bergère a [480/481] esté l’une des plus belles filles de ces contrées. Vous voyez comme elle a maintenant le visage: on luy veut rendre cette beauté qu’elle a perdue, et elle pleure pour ne la point ravoir. – Sans mentir, respondit Godomar, je croy que c’est la seule de cette humeur. – Mais, adjousta Damon, encore le trouveriez plus estrange si l’on vous disoit que c’est elle-mesme qui s’est traitée comme vous la voyez. – Comment? s’escria le Prince, elle s’est fait ces blessures elle-mesme? – Seigneur, reprit Damon, et pour un sujet encore aussi estrange, car c’a esté pour s’empescher d’estre aimée. – O dieux! dit alors Godomar, voilà une fille sans esgale: estant belle, elle se fait laide pour n’estre point aimée, et puis se fasche quand on luy veut rendre cette beauté! – Seigneur, interrompit Celidée, les choses inutiles à nostre contentement et qui nuisent beaucoup à nostre repos doivent estre desdaignées de cette façon. – J’advoue, dit alors le Prince tout estonné, que je voy en ces lieux des preuves de vertu qui ne se peuvent assez admirer. – Mais, reprit Madonte, voyez, seigneur, ce pauvre berger qui regarde cette tapisserie: si vous sçaviez sa fortune, vous l’admireriez encore davantage. Et si Dorinde vouloit dire la verité, en considerant l’accident qui luy est arrivé, elle advoueroit que tous les hommes ne sont pas trompeurs, quand ils disent qu’ils aiment, car ayant aimé longuement cette bergere, aupres de laquelle vous voyez qu’il se tient, lors qu’il perdit l’esperance qu’elle pust jamais estre sienne, il perdit le sens en mesme temps, et depuis a vescu avec un si grand ressentiment de sa premiere perte que, lors qu’il a quelques bons intervalles, il ne les employe qu’à plaindre cette bergere. – J’avois bien ouy dire, respondit le Prince en le considerant, qu’amour faisoit devenir fol, mais non pas la tristesse ny le desplaisir. – Mais, seigneur, adjousta Amasis, on nous a parlé d’une recepte pour le guérir que nous voulons esçrouver. – Et quelle est-elle? respondit-il. – C’est, interrompit Adamas, de planter un cloud dans le temple de Jupiter en la muraille qui sera du costé d’un sacraire de Minerve, et il faut que ce cloud ait touché les temples de ce berger. – Il est vray, respondit Godomar, que delà les Alpes j’ay veu observer ce que vous dites, et plusieurs en guerissent. – Je vous asseure, seigneur, reprit Amasis, que si vous le trouvez bon, nous en ferons l’essay, car il me semble que nous avons icy deux temples assez prés l’un de l’autre. – Je pense, respondit le Prince, que ce sera une œuvre agreable aux dieux, car je ne crois pas qu’il y ait chose qui leur [481/482] fasche plus que de voir parmy les hommes une personne privée de jugement, puis qu’il semble que la nature ait failly en son coutrage, ayant fait une brute au lieu d’une personne, raisonnable. – Il faut donc, dit la Nymphe, que nous y fassions tout ce que nous pourrons, et il me semble qu’il est à propos d’advertir le grand pontife, afin qu’il me vienne faire entendre ce qu’il sera nécessaire de faire. Et c’est à vous, continua-t’elle, s’addressant à Adamas, à qui j’en donne la charge. – Et moy, dit Dambn, aussi-tost que je sçauray ce qui sera advenu à celuy-cy, je depescheray Halladin pour la guerison de cette sage et honneste fille, puis que je l’ay promis, et que je ne penseray pas faire une œuvre moins agreable aux dieux que celle que vous dites; d’autant que tant s’en faut, il semble qu’ils se plaisent beaucoup plus en la beauté des dames qu’ils ne font pas au jugement des hommes, puis que l’on a dit si souvent qu’ils ont laissé les cieux pour ces beautez mortelles, et fort peu de fois ils sont descendus en terre pour prendre advis du jugement des hommes.
Cependant que le Prince discouroit de cette sorte avec Damon, Adamas tira un peu à part Amasis, et luy representa qu’il sembloit que Tautates prist un soing plus particulier de ses affaires qu’elle n’eust osé esperer, puis qu’il luy avoit envoyé ce jeune Prince en un temps si opportun, et pour une affaire si sensible à son frere Sigismond, qu’il n’y avoit pas apparence qu’elle n’en.deust esperer toute sorte de secours, tant qu’elle auroit Dorinde avec elle, mais qu’il estoit necessaire que par sa prudence elle se sceust bien servir de l’occasion qui se presentoit, d’autant que l’un des plus grands plaisirs que Tautates eust des choses de la terre, c’estoit de voir l’homme par la prudence se sçavoir deffendre des coups de la fortune. Or, madame, tout ce que vous aviez plus à craindre en la trahison de Polemas, c’estoit, ce me semble, l’intelligence qu’il peut avoir avec les roys voisins. Le plus puissant de tous et le plus dangereux, c’est Gondebaut, et considerez que ce grand Dieu luy veut rendre ce bras-là impuissant vous donnant pour dire ainsi ses deux enfans. Et- d’autant qu’il y a plus de personnes qui adorent le soleil levant que le couchant, asseurez-vous, madame, que ces jeunes Princes, bien unis comme ils sont, auront plus de partisans que leur pere.
Ce qui depend donc maintenant de vôstre prudence, c’est d’interesser et l’un et l’autre de ces Princes de telle sorte en vostre conservation qu’ils l’embrassent comme chose où ils ayent quelque [482/483] part: Sigismond est desja assez obligé à vous assister pour la protection que vous prenez de cette fille, qui est de telle sorte aymée de luy, que j’espere la voir un jour reyne des Bourguignons, si pour le moins je survis le roy Gondebaut; il ne reste que de trouver les moyens que Godomar y prenne part. Je croy, quant à moy, qu’outre l’amitié qu’il porte à son frere, que je vois estre fort grande, vous devez l’obliger par les liens de la courtoisie, attendant que le temps vous en offre quelqu’autre occasion; car une ame si genereuse comme la sienne, ne se peut attacher davantage que par l’honneur et la reverence. Et d’autant que ces lettres que Gondebaut escrit à Polemas, et qui vous sont tombées entre les mains, pourroient bien estre redoublées, et par ainsi Polemas seroit plustost adverty que nous ne voudrions de la perte que vous avez faite, Je suis d’opinion que vous preveniez ses desseins, ce que vous pouvez faire par la voye que je vay vous proposer.
Vous desirez de faire planter le cloud dans la muraille du temple de Jupiter, pour r’avoir la santé de ce pauvre berger; je croy, madame, que c’est une œuvre fort bonne et de laquelle Tautates vous sçaura gré. Mais je suis d’avis que vous vous prevaliez de cette occasion pour retenir icy le prince Godomar. Il faut que celuy qui plantera ce cloud soit souverain magistrat, et parce que vous n’estes pas homme, il sera necessaire que vous fassiez un dictateur exprés pour cette ceremonie: c’est ainsi que les Romains les nomment. Or, madame, je croy, quand vous y aurez bien pensé, que vous ne sçauriez faire eslection d’autre personne que du prince Godomar, tant pour sa qualité, que pour le bien de vos affaires, et je m’asseure qu’il recevra sans doute cet honneur pour ce sujet, que peut-estre il refuseroit en un autre temps. Et s’il le reçoit, il faut le luy continuer jusques à ce que vous soyez hors de la peine où la trahison de Polemas vous a mise; par cette ruze vous rendrez vostre conservation comme la sienne, en y engageant et le prince son frere, et tous ses amis. Et afin qu’il ne s’en puisse desdire, il faut prolonger de faire planter le cloud, jusqu’à ce que nous sçachions si celuy qui contrefait le druide viendra vers la Nymphe vostre fille, afin qu’il se trouve saisi de l’authorité, quand Polemas rompra entierement avec vous.
La Nymphe escouta attentivement le Druide, et lors qu’il se teut,: Je trouve fort à propos, respondit-elle, tout ce que vous dites, mais que faut-il maintenant que je fasse? – Vous devez [483/484] ce me semble, adjousta le Druide, faire entendre au Prince qu’il est nécessaire pour la guerison de ce pauvre berger qu’il accepte cette charge. Et puis la ceremonie estant faite, vous assemblerez avec luy Alcidon et Damon, et vous luy declarerez la mort de Clidaman, la trahison de Polemas, et les intelligences que vous craignez qu’il ait tçop estroites avec les princes vos voisins. Je m’asseure qu’il est si genereux qu’il embrassera vostre deffence comme nous desirons. Et d’autant qu’il ne faut pas que vous perdiez Alcidon et Damon, je suis d’avis que, devant que d’en dire quelque chose au prince Godomar, vous leur en parliez comme leur en demandant leur avis, et je sçay qu’ils s’y portent si franchement, qu’ils vous aideront mesme à faire cette priere à ce jeune Prince.
Cependant qu’ils discouroient de cette sorte, Godomar s’estoit approché de Damon, où Alcidon, Daphnide, et Madonte l’entretenoient des accidents de Dorinde. Et parce que le Prince trouvoit que cet habit de bergere, quoy que bien different de celuy qu’elle souloit porter, ne laissoit pas de la faire paroistre fort belle, il luy prit fantaisie de la faire peindre vestue de cette façon, s’asseurant bien que son frere auroit un contentement extreme de la voir ainsi desguisée. Et cela fut cause que Galathée qui estoit assez prés de là, parlant à Lycidas pour le plaisir qu’elle avoit d’y voir quelque visage qui eust air de celuy de Celadon, qu’elle ne pouvoit oublier entierement, s’oyant appeller par Madonte, s’y en alla incontinent, et sçachant le desir de Godomar, elle luy dit qu’ils avoierit un tres-bon peintre pour tirer au naturel, et qui estoit fort diligent. – C’est ce qu’il nous faut, respondit le. Prince, car je desire d’envoyer promptement vers mon frere pour luy faire entendre nostre fortune, de laquelle je sçay qu’il sera si aise, que je ne luy veux dilayer ce contentement davantage. La Nymphe, pour satisfaire au desir qu’il avoit, envoya incontinent querir le peintre qui, par son commandement, mit la main à l’œuvre, quoy que Dorinde s’en deffendist fort: ayant honte, ce disoit-elle, qu’on la veist ailleurs vestue de cette sorte. – Hé! la belle! respondit Godomar, pensez-vous pouvoir estre veue en meilleure compagnie que celle-cy? – Je ne croy pas cela, reprit Dorinde, mais je n’en ay point de honte en cette contrée où les bergeres sont telles qu’elles se font estimer de tous ceux qui les voyent. – Et, adjousta le Prince, pour vostre satisfaction, nous ferons escrire à vos pieds: C’est Dorinde, l’une des belles bergeres de [484/485] FORESTS. Avec cette condition elle le permit, pourveu que l’on rayast le nom de belle. Et cependant Amasis, suivant le conseil. d’Adamas, ayant trouvé commodité de parler à Damon et à Alcidon, lors que le Prince alloit voir l’ouvrage du peintre qui travailloit en une chambre
assez prés de là, ils approuverent de sorte cette proposi-
tion qu’eux-mesmes en ouvrirent le discours à Godomar,
lors qu’il revint dans la chambre de Damon; et luy,
qui estoit plein de courtoisie, accorda à la
Nymphe tout ce qu’elle vouloit de luy,
qui fut cause que faisant appeler
Adamas,elle luy commanda
en sa presence de faire tenir
toutes choses prestes
pour cette action.
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