LA QUATRIESME PARTIE D’ASTRÉE
LE DEUXIESME LIVRE
Diane cependant, qui estoit dans le buisson prochain, oyoit tous ces discours, et passant la veue à travers les feuilles, pour voir ces bergers et ces bergeres, elle les recognut presque tous, encore qu’elle eust fort peu de familiarité avec eux, car ils estoient de quelques hameaux un peu esloignez, et demeuroient sur les rives de Lignon du costé des montagnes de Rochefort et de Cervieres. Mais elle les avoit veus bien souvent aux jeux publics, aux sacrifices du Guy, et autres assemblées, et se ressouvenoit fort bien de l’estime que chacun faisoit de la beauté et de la vertu de Delphire, comme aussi du merite de Taumantes, et si n’estoit pas du tout ignorante de l’amitié qui estoit entr’eux, parce qu’estants des principaux de leurs hameaux, et n’ayants pas beaucoup de soucy de cacher leur affection, chacun la publioit assez. Voyant donc maintenant un tel divorce entr’eux, elle ne pouvoit assez s’en estonner, toutesfois elle perdoit aussi-tost cet estonnement qu’elle se remettoit devant les yeux l’occasion qu’elle avoit de se plaindre de Silvandre. Mais quand elle ouyt l’oracle, elle cognut bien que c’estoit elle assurement que le dieu leur avoit esleu pour juge, dont elle ne receut pas un petit desplaisir, car la mauvaise humeur en laquelle elle estoit, luy faisoit desirer de fuyr les compagnies, et mesme celles avec lesquelles il falloit qu’elle se contraignist. Ainsi se voyant forcée de demeurer presque tout le matin à ouyr leurs differens, encore que ce fust bien à contre-cœur, elle se resolut d’obeyr au dieu qui le luy commandoit; mais aussi pour compatir un peu à la peine qui l’affligeoit, elle fit bien dessein de se declarer, et recevoir la charge d’estre leur juge, mais d’en remettre le jugement au lendemain, esperant [53/54] qu’en ce temps-là elle auroit vaincu sa passion, et auroit mis son esprit en quelque repos. En cette resolution, relevant tout à coup la voix: N’en soyez plus en peine, dit-elle, o Delphire, et vous Taumantes, voicy le juge que le Ciel ordonne sur vostre different.
Et à ce mot, sortant de ce buisson, et s’efforçant de montrer un visage assez content, elle s’en alla vers eux, qui tous estonnez d’ouyr si prez d’eux, et tant inopinément cette voix, estoient demeurez presque immobiles, mais quand ils recognurent Diane, ce fut un contentement universel que celuy qu’ils en eurent; car il n’y en avoit pas un en toute la trouppe qui ne cognust la vertu et le merite de cette bergere, et Taumantes, transporté d’aise d’avoir un tel juge, la vint recevoir avec un genouil en terre, et s’efforçant de luy baiser la main. Mais Diane ne la luy voulant permettre, apres luy avoir rendu le salut, s’en alla vers Delphire, qu’elle embrassa avec tant de bonne chere, que Taumantes, qui estoit tres-gentil berger, feignant d’en estre envieux: Nostre juge, dit-il assez haut, j’ay peur que vous ne soyez partial en vostre jugement, aussi bien qu’en vos caresses. Diane sousriant: Tant s’en faut, dit-elle, c’est pour n’estre point partiale que j’en use ainsi, car un bon juge doit balancer toutes choses selon l’equité; et n’est-il pas juste de rendre à chacun ce qui luy est deu? Delphire alors, prenant la parole: C’est la coustume des hommes, dit-elle, et mesme de ceux qui ont mauvaise cause, de redouter le jugement des personnes equitables, et de prevenir par impostures, afin que, quand la sentence est donnée, s’ils en ont le mal, ils puissent au moins en partie se descharger de la honte qui leur en demeure. Mais, Taumantes, continua-t’elle, s’adressant au berger, j’avoue que les fayeurs que je reçois de cette belle bergere, ne me sont non plus deues qu’à vous; mais recognoissez aussi, que ce qui se donne par liberalité, ne peut point estre demandé par obligation, et que vous avez tort de demander part aux graces qu’il luy plaist de me faire, n’y en ayant point, qui par raison, puisse estre pretendue, ny de vous, ny de moy. Taumantes respondit: Ne vous estonnez point; belle Delphire, que celuy qui vous a tant importunée par ses fascheuses demandes, continue de demander, en ayant fait une telle habitude. – Ne vous estonnez aussi non plus, respondit-elle, d’estre refusé à cette fois, puis que desjà vous avez tant accoustumé de l’estre.
Leur discours eut plus longuement continue, si les autres bergers et bergeres, venans saluer Diane, ne l’eussent interrompu; [54/55] mais ils furent contraints de donner temps à toute la trouppe, qui estoit assez grande, de rendre ce devoir à cette belle bergere. Et soudain apres, Delphire reprenant la parole: Belle et discrette bergere, luy dit-elle, j’ay tousjours ouy dire, que les Graces ne se peignent jamais seules, pour nous faire entendre que celuy qui en fait une l’accompagne incontinent de plusieurs autres, ou, peut-estre que celuy qui la reçoit, prend courage d’en demander tousjours de nouvelles. Si cela est, nous voulons esperer, ce berger et moy, qu’à celle que vous venez de nous faire, vous en adjousterez encore quelques autres, desquelles nous voulons vous supplier. – Gratieuse Delphire, respondit Diane, ce seroit estre bien discourtoise que de refuser quelque chose à une si belle, et si discrete bergere, vous devez estre plus assurée de ma volonté que de ma puissance. – Les dieux, adjousta Taumantes, ne sont pas comme les hommes, desquels on dit qu’ils peuvent bien donner les charges à ceux qu’il leur plaist, mais non pas la capacité de les sçavoir exercer, car au contraire, quand les dieux commettent quelque personne à une chose, ils luy donnent en mesme temps tout ce qui luy est necessaire pour l’effectuer. Et puis que les dieux vous ont choisie parmy tous ceux qui sont en cette contrée, pour nous remettre dans le repos, dont par mal-heur nous sommes sortis, et que nous ne pouvons retrouver sans vous, il ne faut point douter, qu’ensemble ils ne vous ayent donné et la puissance et la capacité de le faire. – Taumantes, respondit Diane, si l’on m’eust demandé, qui je pensois sur les rives de Lignon, vivre avec le plus de repos et de douceur, je croy que j’eusse dit, Delphire et Taumantes, et je m’étonne plus de vous ouyr dire que vous cherchez ce repos, que je vous tenois si assuré, que d’entendre que les dieux m’ayent esleue pour le vous faire retreuver, car je sçay bien que c’est leur ordinaire de se servir, en l’execution de leurs ordonnances, des instruments qui d’eux-mesmes en sont le moins capables, pour faire mieux cognoistre que c’est entierement à eux que toute la gloire en est deue. – Chacun void bien, reprit Delphire, que comme vous vous trompiez en l’opinion que vous aviez, du bon-heur de ce berger et de moy, de mesme l’estes-vous en ce qui nous touche, mais puisqu’il vous plaist nous accorder ce que nous vous demandons, ayez agreable d’ouyr nos demandes, et apres, par vostre jugement, nous mettre hors de la peine et de l’inquietude où nous nous sommes plongez. – Ce que vous prenez pour une grace, interrompit Diane, n’est [55/56] que le payement d’une debte, à laquelle des dieux m’a obligée; mais au contraire, je vous veux demander une faveur à tous deux, que je tiendray pour tres-grande si vous me l’accordez, qui est, de vouloir remettre le jugement que vous desirez de moy, à demain à cette mesme heure et en ce mesme lieu, parce que l’une de mes plus cheres compagnes veut un service de moy, que je ne puis dilayer sans luy apporter un grand dommage, et je ne pense pas en pouvoir estre déchargée que dans le temps que je vous demande.
Delphire alors: Encore, dit-elle, que nous eussions si peu de courtoisie que nous ne voulussions pas vous accorder ce delay, si est-ce que nous y serions obligez par l’ordonnance du dieu qui nous a envoyez vers vous, parce qu’il nous a commandé d’obeyr à tout ce que vous nous diriez; de sorte, continua-t’elle, ô belle et discrette bergere, que ce que vous demandez en grace, vous le pouvez prendre d’authorité, sans qu’il nous puisse estre permis d’y contredire. – Puis, reprit Diane, que vous l’avez agreable, je m’en irai donc où la necessité m’appelle, bien marrie vous rompre si tost compagnie, avec promesse de me treuver icy demain à cette mesme heure. Et à ce mot, elle prit congé de toute cette trouppe, et s’en alla le plus vistement qu’elle pust, pour monstrer qu’elle estoit pressée.
D’autre costé, Phillis ne l’ayant pas trouvée en sa cabane, l’alla chercher où elle avoit accoustumé le plus souvent de conduire ses brebis, mais de fortune, ce jour-là elle avoit pris un lieu plus retiré, expres pour ne voir ny estre veue de personne, de sorte que Phillis, apres l’avoir cherchée en divers lieux, parvint en fin en la grande prairie, où elle apperceut à l’un des bouts quelques bergeres, parmy lesquelles elle pensa au commencement que Diane fust. Mais lors qu’elle s’en approcha davantage, elle cognut bien qu’elle se trompoit, et que c’estoient les trois estrangeres qui estoient venues des rives de l’Arar, je veux dire Florice, Circene et Palinice; et parce qu’elle les vid parler avec beaucoup d’affection, et qu’elle n’avoient encores voulu dire à personne le sujet de leur voyage en cette contrée, elle pensa que peut-estre elle en apprendroit quelque chose, si sans estre veue, elle pouvoit ouyr ce qu’elles disoient estans ainsi retirées de toute autre compagnie.
Cette curiosité fut cause que cette bergere se couvrant des arbres et des buissons voisins, se coula doucement si pres d’elles, qu’elle ouyt que Florice disoit: Il est vray que je commence d’entrer [56/57] en doute, que cet oracle qui nous a fait venir en cette contrée de Forests ne nous abuse, ou que ceux qui nous l’ont interpreté ne se soient abusez eux-mesmes; car il y a si long-temps que nous sommes icy, qu’il semble que les dieux ayent oublié ce qu’ils nous ont dit, ou qu’ils se moquent de voir que nous les avons si mal entendus. – Quant à moy, respondit Circene, comme la plus jeune, je me suis laissée conduire à vous deux, et sans y rechercher plus de subtilité, j’ay entendu l’Oracle comme vous me l’avez dit, et si j’ay failly, c’est Palinice qui en est cause, en la foy de laquelle je me suis entierement remise. – Je sçay bien, respondit Palince, que je ne vous ay deceue ny l’une ny l’autre, car veritablement l’oracle que nous eusmes au temple de Venus fut tel que vous l’ouystes, et pour l’explication, je n’y ay pas menty d’un seul mot, en tout ce que le vieil druide me dit. – S’il est ainsi, reprit Circene, il me semble que nous ne devons rien precipiter, et qu’encores que le temps soit long, il n’est point toutesfois plus ennuyeux ici que sur les rives de l’Arar, puis que la douce conversation de ces discrettes bergeres de Lignon, est bien aussi agreable que celles que nous soulions avoir ailleurs. – J’avoue, adjousta Florice, que la compagnie d’Astrée, de Diane et de Phillis, est douce et bien agreable, et qu’il y a icy des passe-temps qui peuvent plaire pour leur simplicité et naïveté, mais vous me confesserez aussi que tout ce que nous y voyons, est plus propre à des esprits nourris bassement, que non pas à nous qui avons accoustumé, je ne sçay quoy de plus relevé et de plus noble. Et pour dire la verité, je croy qu’avec le temps cette vie me seroit insupportable, et que s’il m’y falloit demeurer guiere davantage, je romprois et la houlette, et la panetiere. – Je ne sçay, reprenoit Circene, ce que vous y trouvez de si mauvais, mais il me semble que nous n’avons rien dans les villes, qui égale la franchise et la liberté de ces villages. – Mais en fin, dit Florice, vous ne voyez icy que des brebis et des chévres, des bergers et des bergeres. – Et ne dites-vous point, respondit Circene, quels bergers, et quelles bergeres ce sont? Trouvez-moy dans toute la multitude de nostre ville un esprit comme celuy de Silvandre, et une fille qui égale Astreé, ou Diane, ou Phillis en beauté, en discretion, et en sagesse? Je ne parle point de tant d’autres, desquelles j’admire la civilité et la douce conservation, autant que je hay les contraintes, et les dissimulations des villes.
– Je voy bien, adjousta Florice, qu’il vous est advenu comme [57/58] à ces sorciers, qui ayans fait quelques charmes sur la peau d’un loup, ne se la mettant pas plustost dessus, qu’ils en prennent à mesme temps le naturel; car cet habit de bergere que vous portez, vous a rendu l’esprit et le courage de vraye bergere. Or bien, Circene, vous demeurez bergere tant qu’il vous plaira, mais quant à moy, je desire revoir celles de ma condition, et parmy lesquelles je suis née; car pour dire la verité, je me plais davantage de voir un chevalier bien armé, et bien monté, rompre bien à propos une lance, que non pas de voir courre vos bergers au prix. Je trouve plus beau de voir froisser une picque jusques dans la main, et combattre à la barrière deux vaillans chevaliers, que de voir luitter vos bergers, ou combattre aux cestes, et à coups de poing; bref, mes yeux trouvent plus agreable l’esclat de la pourpre, de la soye, et de l’or, dont sont parez nos chevaliers, que la layne, le bureau, ny le toile des plus propres et gentils bergers de Lignon, non pas que je n’estime beaucoup ceux-cy, mais je confesse que mon courage ne se peut si fort rabaisser, que je n’ayme mieux vivre avec mes semblables. – Celles qui ont pour but de leur contentement, dit Circene, les grandeurs et les vanitez peuvent faire un jugement tel que vous le dites; mais celles qui considerent les choses, comme elles le doivent estre, et qui ne veulent point prendre l’ombre au lieu du corps, le condamneront sans doute, car ces petites apparences de la pourpre, de l’or, et de la soye, qui par leur esclat vous esblouissent, font le mesme effect qu’un verre feroit aux yeux des petits enfants qui s’y plaisent plus qu’à quelque chose qui vaille davantage. Mais dites-moy, je vous supplie, qu’importe que le corps soit couvert d’une estoffe, plus ou moins riche, pourveu qu’il soit deffendu de l’injure du temps, qu’il soit nettement, et l’habit proprement fait? Tout le reste n’est qu’une vaine apparence, qui abuse les yeux de celles, dont les esprits ne regardent pas plus avant. Et quant aux tournois de nos chevaliers, et des honnestes exercices de ces bergers, l’avoue que les uns sont plus sanglants que les autres; que ceux-là ressentent plus la violence, l’outrage, et le meurtre; mais l’humanité, n’est-ce pas ce qui donne nom à l’homme, et les exercices contraires ne sont-ils pas plus haissables, que ceux qui sont innocens, et sans offence? Ceux-là, et me croyez, Florice, sont plus propres aux ours, aux tigres, et aux lyons, et ceux-cy plus naturels aux hommes qui se doivent conserver, et non pas s’exterminer l’un l’autre. Et quant à la reproche que vous me faites, qu’en [58/59] prenant cet habit de bergere, j’en ay pris l’espri et le courage, plust à Dieu que cela fust, je vivrois pour le moins exempte des peines et des soucis qui tourmentent celles qui vivent dans nostre perpetuelle confusion.
Elle vouloit continuer, lors que Palinice l’interrompit: Ce n’est pas, dit-elle, par cette dispute que nous nous resoudrons de ce que nous avons à faire, il n’est pas question quelle vie est la plus heureuse, mais si nous devons demeurer icy plus longuement pour attendre l’effet de l’oracle qui nous y a amenées. Et me semble que pour en bien juger, nous devons revoir, et bien considerer les paroles, qui ont esté proferées par le dieu; et apres nous bien souvenir de ce que le druide, qui nous les a declarées, nous a dit et ordonné, et afin que nous le puissions mieux faire, lisons l’oracle, car je l’ay escrit, de peur de l’oublier. Et à ce mot, mettant la main à sa panetiere, elle en tira un papier, où elle leut tout haut ces paroles:
ORACLE
Le mal de toutes trois en Forests guerira,
Le mort qui sera vif, un medecin sera,
L’autre à qui l’on rendra, quoy qu’elle le rejette,
Le bien que de son gré perdre elle aura voulu.
Mais qui, sans que de vous, l’ouverture en soit faitte,
L’Oracle vous dira, tenez pour resolu
Ce qu’elle ordonnera, car c’est mon interprete.
Phillis, qui jusques en ce temps-là n’avoit pu sçavoir le subject du voyage de ces belles estrangeres, fut grandement aise de l’avoir apris, lors qu’elle y pensoit le moins, parce que les voyant si discrettes et si vertueuses, elle et ses compagnes l’avoient infiniment desiré, non pas tant pour quelque curiosité assez ordinaire, que pour la volonté qu’elles avoient de les pouvoir servir, ce qui leur avoit esté impossible de découvrir, parce que pour obeyr à l’Oracle, ces estrangeres n’avoient osé le declarer encores à personne.
Or maintenant Phillis découvrant l’ordonnance qui leur avoit esté faite, s’efforça tant qu’elle put d’en retenir par cœur les quatre premiers vers, ce qui luy eut esté impossible, si Circene, [59/60] et puis Palinice ne les eussent releus chacune diverses fois, et fort posément, pour les mieux entendre. En fin Palinice reprenant le papier pour le remettre en sa panetiere: Je conclus, quant à moy, dit-elle, que nous devons attendre encore quelque temps, puis qu’il est certain que le druide nous dit que le Forests estoit le lieu destiné à nostre repos, et que ce bien devoit venir de trois personnes, desquelles les deux estoient difficiles à trouver, mais que la bonté du dieu estoit grande, puis que celle qui nous les devoit enseigner estoit si clairement signifiée, que nous ne pouvions nous y méprendre, car, disoit-il, et j’en remarquay les mesmes paroles: Quand vous trouverez une personne qui vous dira que le dieu vous a ordonné par son Oracle, qu’un mort vivant soit vostre medecin avec la personne à qui l’on aura rendu contre son gré le bien qu’elle aura perdu de sa volonté, il faut que l’une de vous trois à qui le sort tumbera, luy raconte la peine en laquelle vous estes, et elle vous ordonnera ce qu’elle jugera estre à propos pour vostre bien. – En tout cecy, respondit Florice, le plus grand mal que j’y voy, c’est la perte du temps qui est bien ennuyeuse. Circene en sousriant luy respondit: On ne peut avoir aucun bien sans peine. – Si aurez bien vous, repliqua Florice, puis que vous estes devenue plus bergere d’humeur que les mesmes bergeres. – J’ai souvent appris de vous, adjousta Circene, que c’est une souveraine prudence de nous sçavoir plaire, en ce que la necessité nous rend inevitable.
Cependant que ces estrangeres disputoient entr’elles de cette sorte, Phillis qui creut en avoir appris tout ce que pour lors elle en pouvoit sçavoir, pensa qu’il estoit necessaire de se retirer sans estre veue d’elles, afin que, quand elle voudroit estre leur juge, elle peust avec plus d’authorité leur ordonner tout ce qu’elle jugeroit estre plus à propos. Et à ce dessein, quand elle les vid plus attentives à cette dispute, elle se retira doucement, et s’en alla ailleurs chercher Diane, qui de son costé n’estoit pas peu empeschée, d’autant qu’il sembloit que ce matin, qu’elle desiroit le plus d’estre esloignée de la conversation de chacun, la fortune voulust que, par tout où elle alloit, elle fist toujours de diverses rencontres; car s’estant démeslée au mieux qu’elle fut hors de leur veue, cherchant le plus sauvage du bois, elle ne se fut pas si tost assise dans l’espaisseur d’un buisson, qu’elle ouyt une voix estrangere assez pres de là, chantant ces vers.[60/61]
STANCES
Les hommes sont sans amitié.
I
Quelle erreur insensée a seduit nos esprits,
Quelle faute de cœur nous tient dans le mépris
Où si longtemps nous sommes?
Quel fut l’aveuglement qui les hommes deceut,
En leur faisant chercher l’amour parmy les hommes
Où jamais il ne fut?
II
Quel siecle n’a point veu les dures cruautez,
Les barbares effects, et les déloyautez
De leurs cruelles ames?
Quels sauvages deserts, quels lieux plus reculez,
Et quels dieux n’ont ouy les cris de tant de femmes,
Mais en vain appellez?
III
Thesée, où t’en fuis-tu? Paris, de quelle loy
Te sers tu contre Enone? Et toy, Troyen, pourquoy
T’en fuis-tu de Carthage?
Une seule raison les deffend contre nous;
Tout homme fait ainsi, ce n’est pas un outrage
De faire comme tous.
IV
Homme, non pas humain, mais farouche animal,
Sexe au monde inventé pour nous faire du mal,
Honte de la Nature,
Qui ne faillit jamais, sinon te produisant;
Dieux, pourquoy mistes-vous sous une loy si dure
La femme en la faisant? [61/62]
V
Dure et severe loy, tu fais que nous vivons,
Le serpent dans le sein, dire nous te pouvons
Non loy, mais tyrannie.
O combien durera nostre captivité?
Encor que d’un moment elle eust esté finie,
Trop longue elle eust esté.
Aussi tost que Diane ouyt cette voix, elle eut volonté de s’en aller, mais s’estant un peu arrestée, et voyant flatter sa passion, elle escouta attentivement le reste de ces vers, qui ne luy donnerent pas peu de plaisir en l’humeur où elle estoit; et parce qu’ incontinent apres avoir chanté, cette estrangere ne demeura pas long-temps muette, Diane ouyt qu’elle disoit: Dure et severe loy veritablement est celle que la Nature impose aux femmes, d’estre contrainte de vivre, non seulement parmy leurs ennemis, mais encores soubs leur cruelle et tirannique domination, pourquoy falloit-il que le deffaut qu’elle a mis en la force de nostre corps fust cause de nous sousmettre à ce fier animal, qui s’appelle homme? puis que si cette loy devoit avoir lieu, ne devoit-elle pas aussi sousmettre cet homme, au bœuf et au cheval, qui sont encores plus forts que luy. Mais si cette foiblesse est cause de nostre servitude, pourquoy, par la mesme raison, la foiblesse de leur esprit ne nous les a-t’elle aussi sousmis? puis que celle de leurs jugements ne sçauroit estre égalée à celle de nos corps? n’est-ce pas un tesmoignage d’un foible jugement, de vouloir avec passion, et soudain, ne vouloir plus la mesme chose? Quel de tous les hommes n’a trompé celle qui s’est fiée en luy? Qui d’entr’eux a fait difficulté de fausser sa parole et ses sermens, ou plustost ses execrations, quand il a creu en pouvoir abuser quelqu’une? Et puis, ils pensent, ces perfides, avoir bien couvert leurs desloyautez, quand ils disent, que les dieux ne punissent point, il est vray, mais c’est d’autant que, s’ils les vouloient chastier, comme ils meritent, il ne resteroit pas un homme sur la terre, n’y en ayant un seul qui ne jure, en intention de faire le contraire. Leurs desseins sont des chimeres dans les nues, dont l’une n’est pas si tost commencée, qu’elle donne naissance à une autre, qui efface [62/63] la premiere; leurs promesses et leurs sermens ressemblent à ces grans esclats de tonnerre, dont le bruit n’est pas plustost cessé, qu’il n’en reste plus rien qui puisse estre apperçeu. Car de quel dieu ne prennent-ils point le témoignage, à quel supplice ne se soumettent-ils point, et quelles assurances refusent-ils de donner, quand ils veulent obtenir quelque chose de nous? et puis, quand cette humeur est passée, de quel dieu ne se mocquent-ils point, et de quelles excuses ne cherchent-ils de se couvrir, pour n’estre soumis aux chastimens qui leur sont deus? Mais si quelquefois le Ciel se lasse pour nostre bon-heur de souffrir cette engeance d’erreur sur la terre, nous les verrons en fin punis, nous les verrons chastiez, ou plustost exterminez de tout l’univers, comme le plus imparfaict, et le plus haïssable de tous les ouvrages des dieux, si toutesfois ce sont les dieux qui les ont faits, et non pas quelque Megere, ou quelque Alecton, pour nostre supplice, et pour nostre malheur eternel.
Diane qui écoutoit cette bergere, et qui avec la mauvaise satisfaction qu’elle pensoit avoir de Silvandre, n’en desaprouvoit pas entierement l’opinion, s’approchant plus pres d’elle, pour le desir qu’elle avoit de la voir au visage, ne le put faire si doucement, que faisant du bruit sans y penser, elle ne fut ouye de cette estrangere, qui pensant au commencement que ce fust un homme, s’en voulut aller pour la haine qu’elle portoit à ce nom. Mais en fin recognoissant que c’estoit une bergere, elle s’arresta, ayant toutesfois le visage tout effrayé et l’œil hagard, comme ressentant encore la pensée qui luy avoit mis dans la bouche les paroles qu’elle venoit de proferer. Diane qui la vid en cet estat, et qui jugea bien que son estonnement procedoit de ce mal, s’approcha doucement d’elle, et compatissant au mal de l’estrangere, la salua avec un visage plein de douceur, et puis luy offrit, suivant la coustume de cette contrée, toute sorte d’assistance et de service.
L’estrangere qui la vid si belle et si pleine de courtoisie, laissa peu à peu cet égarement d’esprit qui la rendoit presque farouche, et reprenant son visage ordinaire, parut une tres-belle fille et tres-agreable. Apres avoir rendu à Diane son salut, et l’avoir remerciée des courtoises offres qu’elle luy avoit faites: Je voudrois, belle bergere, luy dit-elle, estre aussi capable de vous rendre les mesmes offices que vous m’offrez, comme vostre courtoisie m’y oblige, et comme en l’estat où je suis, je me trouve necessiteuse, non seulement de vostre assistance, mais aussi du remede et du conseil [63/64] que les dieux m’ont ordonné de venir chercher en cette contrée. – Je m’assure, répondit Diane, que vous ne verrez personne icy, qui ne vous rende toute sorte de service; mais je pense que vous n’y en trouverez guiere qui soient si vains, que de se croire capables de conseiller autruy, la simplicité de nos bois ne permettant pas que cette outrecuidance puisse demeurer parmy nous. – Deux choses toutefois, repliqua l’estrangere, me font bien esperer de mon voyage; l’une que les dieux ne sont point menteurs, ny abuseurs en leurs promesses, ayants laissé cette condition aux hommes, et l’autre, que la premiere rencontre que j’ay faite depuis que je suis entrée en ce pays, ne me donne qu’un tres-bon augure de ce que j’y viens chercher, car cous ayant rencontrée la premiere, j’avoue que vostre beauté, vostre courtoisie, et la prudence que vos paroles me témoignent, me font esperer que la fin de mon voyage me sera heureuse. – Les dieux, répondit Diane, ne sont point veritablement ny menteurs, ny abuseurs, mais quelquefois ils se plaisent bien de nous rendre leurs oracles si obscurs, que les hommes bien souvent se trompent et s’abusent eux-mesmes en les expliquant. Et pour ce qui me touche, je voudrois bien, belle bergere, que ma rencontre vous fust utile, comme la vostre m’est agreable, et comme d’affection je voudrois vous pouvoir servir. Que si ce ne vous est importunité, et si vous pensez que quelque chose en cette contrée vous puisse apporter du contentement, dittes-moy, discrette bergere, je vous supplie, quel sujet vous y ameine, et quelle raison vous avez de traiter si mal les hommes.
Alors l’estrangere estant demeurée muette quelque temps, et les yeux baissez et arrestez contre terre, les relevant en fin doucement apres un profond souspir, luy respondit: La demande que vous me faites, courtoise bergere, est si juste et si raisonnable, que je ne feray point de difficulté de vous contenter, sçachant assez qu’il faut que le malade découvre son mal au médecin duquel il desire les remedes. Mais devant que je vous donne la peine d’ouyr ce que vous me demandez, satisfaites, je vous supplie, à ma curiosité, et me dites si vous n’estes pas Astrée ou Diane, parce que l’un des principaux sujets qui m’a rendu ce voyage plus agreable, c’est l’esperance d’avoir le bon-heur de cognoistre ces deux bergeres aussi bien de veue, que leurs noms le sont par tout où la renommée peust voler. – Il y peut avoir, respondit Diane en rougissant, plusieurs bergeres en cette contrée qui se [64/65] nomment Diane, et peut-estre qu’il y en a quelqu’une qui peut avoir esté favorisée du Ciel par-dessus les autres, de sorte que le nom que je porte de Diane ne me fera pas croire pour cela, que ce soit moy de qui vous voulez parler, n’y ayant pas apparence que la Renommée, qui ne se charge que des choses plus rares qui sont en une contrée, ait treuvé en moy sujet de s’employer; mais telle que je suis, je voudrois bien, pour ne démentir ce nom duquel vous avez si bonne opinion, vous pouvoir rendre quelque service qui vous la fist continuer. – Estes-vous, adjousta l’estrangere, la compagne d’Astrée? – Celle-là suis-je bien, repliqua Diane. – Il me suffit, reprit l’estrangere, ce ne sont point les autres Dianes qui peuvent estre en cette contrée, que je desirois cognoistre, c’est vous seule et vostre compagne qui m’avez fait prendre le resolution de venir icy, plus volontiers encores que n’ont pu faire les dieux en me le conseillant par leur Oracle. Et à ce mot, elle la vint saluer avec une telle demonstration de bonne volonté que Diane fut obligée d’en faire de mesme.
A mesme instant, Phillis qui avoit cherché Diane par tous les lieux où elle avoit pensé la pouvoir treuver, parut au bout d’une allée qui répondoit en cet endroit, et parce qu’elle vid avec quelles caresses Diane recevoit cette bergere, elle hasta le pas, desireuse de la cognoistre, mais l’estrangere, qui de son costé estoit pressée du desir de voir Astrée, appercevant Phillis, la monstra à Diane, et luy demanda si ce n’estoit point sa compagne. – C’est bien, répondit Diane, ma compagne, mais non pas celle que vous avez envie de voir, car celle-cy s’appelle Phillis, et quoy qu’elle luy cede peut-estre en beauté, si vous puis-je assurer qu’il n’y en a point en cette contrée qui la devance en discretion et en sagesse. – Puis, adjousta l’estrangere, qu’elle est vostre compagne, je ne doute point de ce que vous me dittes. – Elle l’est veritablement, repliqua Diane, et la plus chere qu’Astrée et moy ayons, et telle que je m’assure que vous la jugerez digne d’estre aymée, lorsqu’elle sera cogneue de vous.
A ce mot Phillis arriva, qui fit achever leurs discours pour la saluer, et Diane s’approchant d’elle: Ma sœur, luy dit-elle, caressez cette estrangere, et l’aymez pour l’amour de moy, puis que comme vous voyez, elle vient augmenter le nombre des belles bergeres de Lignon. Phillis, tant pour satisfaire à la volonté de sa compagne, qu’au devoir auquel les loix de cette contrée l’obli-[65/66]geoient, s’avença incontinent, et l’estrangere en fit de mesme, infiniment satisfaite du bon visage que ces bergeres luy faisoient, desquelles elle ne pouvoit assez admirer la civilité, luy semblant que veritablement elle surpassoit de beaucoup tout ce que desja elle en avoit ouy dire.
Mais d’autant que Diane, quoy qu’elle n’en fit point de semblant, avoit tousjours en l’ame le cuisant desplaisir que Silvandre, sans y penser, luy avoit fait, et que la contrainte en laquelle elle avoit esté depuis que cette estrangere l’avoit interrompue, luy sembloit insuportable, si elle continuoit davantage, elle pensa, que le plustost qu’elle pourroit apprendre le sujet de sa venue en cette contrée, seroit le meilleur pour s’en descharger: Ma sœur, dit-elle, s’adressant à Phillis, cette belle estrangere vient en Forests pour trouver remede à un desplaisir qui la presse, et parce qu’elle merite que chacun de nous la serve, lors que vous estes arrivée, je la suppliois de prendre la peine de me dire le sujet de son voyage, et si vous le trouvez bon, nous continuerons, vous et moy, cette requeste, afin que nous puissions mieux nous acquiter de ce que nous devons à son merite. Phillis au contraire, qui ne desiroit pas d’employer le temps qu’elle prevoyoit qu’il faudroit prendre à ouyr ce discours: Il est bien à propos, dit-elle, ma sœur, que nous l’en supplyions, de sorte qu’elle nous veuille contenter en cela; mais il me semble que nous ferions un trop grand tort à nostre compagne, si nous la privions de ce contentement, et qu’il vaudra mieux, pour ne luy donner pas la peine de le redire encore un coup, que nous le remettions à une autre fois qu’Astrée y sera.
Diane entendit bien tost pourquoy Phillis le disoit, et luy semblant qu’elle avoit raison, elles s’acheminerent toutes ensemble vers la grande allée, où à peine estoient-elles entrées, qu’elles virent assez pres Florice, Circene, et Palinice, qui ayans longuement débatu entr’elles sur le subjet que Phillis avoit ouy, et s’estant resolues d’avoir encore patience quelque temps, s’alloient promenant le long du petit bras de Lignon, qui costoye d’un bout à l’autre ce beau promenoir, attendant que la trouppe des bergers et des bergeres s’y vinst assembler comme de coustume, afin de passer plus agreablement le reste de la journée.
Lors que cette estrangere les vid, elle ne les recognut point d’abord, fust qu’elle ne croyoit pas qu’elles fussent en cette contrée, ou, que l’habit de bergere, duquel elles estoient revestues, [66/67] luy en ostant la cognoissance, mais s’en estant un peu approchée davantage, lors qu’elles saluerent Diane, elle en recognut plustost la parole que le visage: Ne suis-je point deceue, dit-elle, toute estonnée, apres les avoir considerées quelque temps, ou ne voy-je point les plus cheres amies de Dorinde?
Florice alors et ses deux compagnes jettants la veue sur elle, la recognurent en l’oyant parler, et la venant embrasser avec un extréme contentement, elles firent bien paroistre que l’on ayme mieux les personnes de sa patrie, quand on est en une contrée estrangere, qu’on n’a pas fait tant que l’on est demeuré ensemble dans le mesme pays, car elles ne se pouvoient donner le temps l’une à l’autre de la caresser à loisir, mais toutes à la fois, l’une la baisoit à la bouche, l’autre au front, et l’autre luy tenoit et serroit les mains, avec une si grande demonstration de bonne volonté, que peut-estre n’en avoit-elle jamais recogneu tant sur les rives de l’Arar.
Phillis qui vid ces grandes caresses, et qui se sentoit chargée de cette compagnie: Ma sœur, dit-elle assez bas à Diane, peut-estre sera-t’il bien à propos que nous laissions cette estrangere, avec celles-cy de sa cognoissance; j’ay peur qu’Astrée soit marrie si nous la luy conduisons devant que l’en advertir, tant à cause d’Alexis, que parce que, comme vous sçavez, elle sera vestue en druide. – Ma sœur, respondit Diane, je trouve que vous avez raison, et je suis extremément aise de la rencontre que nous avons faite de ces autres estrangeres ses compagnes, car je ne sçay comme autrement nous eussions pu honnestement nous en deffaire.
Cependant qu’elle parloient ainsi, Florice et les autres ne se pouvoient saouler de caresser leur compagne, et n’eussent si tost cessé sans Phillis, qui s’adressent à elles: Puis, leur dit-elle, belles bergeres, que nous voyons, ma compagne et moy, l’amitié qui est entre vous, nous ne voudrions pas estre cause de vous separer si tost, et pour ce, estants contraintes d’aller rendre nostre devoir à la druide, que vous sçavez bien s’estre arrestée, pour l’amour de nous, en la maison d’Astrée, nous ne pourrions laisser cette belle fille en meilleure compagnie qu’en celle où nous la voyons. C’est pourquoy, dit-elle, s’adressant à elle, vous nous permettrez de nous en aller où nostre devoir nous appelle, et une heure du jour, nous vous promettons de vous faire voir Astrée, afin qu’elle nous ayde à nous acquitter de ce que nous vous devons. – Belles [67/68] et sages bergeres, respondit-elle, puis que vous trouvez bon que je m’arreste avec ces cheres amies que j’ay rencontrées en ce lieu, je le feray de bon cœur, mais avec l’assurance que vous me donnez toutes deux, de me faire cognoistre à la belle Astrée, et que cependant vous l’assurerez d’avoir veu une fille qui souhaitte autant que sa propre vie, d’avoir le bon-heur d’estre aymée d’elle. – Je vous promets encor davantage, adjousta Diane, car je m’oblige non seulement à luy dire ce que vous desirez, mais à vous faire voir qu’elle est assez honneste fille pour vous faire telle part de son amitié qu’il vous plaira.
Phillis durant ce discours, pensa qu’il estoit à propos d’engager Florice, Circene et Palinice, afin que l’impatience ne les fist point si tost partir de cette contrée: et pour ce sujet, lors qu’elle vid que Diane se licentioit de la trouppe: Ma sœur, luy dit-elle assez haut, je vous supplie, attendez-moy, et je m’en iray tout incontinent avec vous, je suis contrainte de dire encore un mot à ces trois belles bergeres. Diane qui ne sçavoit ce que pouvoit estre: Dittes ma sœur, répondit-elle, tout ce qu’il vous plaira, je n’ay point de haste qui m’empesche de vous en donner le loisir. Phillis alors, adressant sa parole à ces trois estrangeres: Florice, dit-elle d’une voix haute et d’une façon grave, et toute autre qu’elle n’avoit accoustumé d’avoir, et vous Circene et Palinice, le Dieu vous fait sçavoir par moy ce que desia il vous a fait entendre par son oracle, qu’un mort vivant doit estre vostre medecin, et celle à qui l’on aura rendu, contre son gré, le bien qu’elle aura perdu de sa volonté. – O Dieu, s’escrirent-elles toutes trois en frappant des mains ensemble! ô Dieu, heureuse bergere, que le Ciel a destinée pour nostre entier repos et contentement, soient à jamais tous vos souhaits accomplis, comme il y a long-temps que les nostres plus grands estoient de vous pouvoir rencontrer. Et lors se regardants l’une l’autre: Mais n’est-il pas vray, se disoient-elles, que les dieux ne sont point trompeurs, et qu’en fin leurs promesses sont tousjours infaillibles. Et à ce mot, elles vindrent toutes trois saluer Phillis avec tant de joye, que Diane, et l’autre estrangere, qui ne sçavoient pas le sujet qu’elles en avoient, en demeuroient toutes estonnées; mais Phillis continuant son personnage, apres leur avoir rendu leur salut: Maintenant, dit-elle, je ne puis davantage m’arrester aupres de vous, et le temps n’est point encore venu de vous mettre lors de peine, ce sera toutesfois bien tost, contenez-vous de sçavoir que le dieu n’a point oublié ce qu’il vous a [68/69] ordonné par son oracle, et qu’en temps et lieu il l’accomplira. Florice prenant la parole: A cette heure, dit-elle, que nous sçavons à qui les dieux ont remis le soing de nous, nous attendrons avec contentement, autant qu’il leur plaira, vous assurant, sage bergere, que nous demeurons plus satisfaites du choix qu’ils ont fait de vous, que de chose qui nous pust arriver.
Diane, et l’autre estrangere escoutoient curieusement leurs discours, mais n’y entendans rien, Diane demanda à Phillis, de quelle contentement elles parloient: Les dieux, respondit froidement Phillis, ont fait venir ces trois belles estrangeres en cette contrée pour y recevoir quelque remede à la peine en laquelle elles sont, et par un oracle leur ont deffendu d’en parler à personne, qu’à celuy qui leur a respondu l’Oracle; et maintenant, pleine d’un certain esprit inacoustumé, je leur ay dit, et de plus, je les assure, qu’elles en auront toute sorte de satisfaction et de contentement. Si Diane avoit esté estonnée au commencement, elle le fut encore davantage oyant ces paroles, ne se pouvant imaginer comme sa compagne avoit pu sçavoir cet Oracle: mais Phillis, feignant fort bien que ce fust une inspiration, apres quelques autres semblables discours, se licentia d’elles, avec assurance de les mettre bien-tost hors de la peine en laquelle elles estoient; et par les chemins raconta à Diane, comme en la cherchant, elle les avoit rencontrées, et sans estre veue d’elles, les avoit ouyes discourir de cet oracle.
Elles s’allerent entretenant de cette rencontre, jusques à ce qu’elles arriverent en la maison d’Astrée, mais ne la trouvans guiere plus habillée qu’elle estoit quand elle en estoit partie: Hé! ma sœur, fit Phillis, faisant l’estonnée, je vous ay laissée. – C’est pour vous montrer, dit Astrée, que je ne suis point changeante. – Je veux dire, reprit Phillis, que vous n’estes non plus habillée, que quand ce matin je m’en suis allée chercher Diane, et qu’avez-vous fait depuis un si long temps? – Il faut, respondit Astrée, en sousriant, que vous vous soyez bien ennuyée où vous avez esté, puis que le temps vous a semblé si long, car je vous assure que vous ne faites que de partir d’icy. – Prenez garde, repliqua Phillis, que ce ne soit tout le contraire qui vous fait juger ce temps si court, je veux dire, que vous soyez tellement pleue en ce que vous avez fait, que les heures ne vous ayent semblé que des moments. – Si le contentement, reprit Astrée, a ce pouvoir, [69/70] j’avoue ce que vous dites, et toutefois, ma sœur, ne pensez pas que je sois demeurée sans rien faire depuis que je ne vous ay veue, car en ce peu de temps, j’ay acquis la plus belle maistresse qui fut jamais. – Et moy, dit Alexis, le plus aymé serviteur qui se puisse rencontrer. – Je gage, dit Phillis, que vous avez employé tout le matin à ce bel ouvrage. – Et vous semble-t-il, ma sœur, respondit Astrée, que ce soit une œuvre si aisée à faire? Les autres y demeurent des Lunes et des années, voire quelquefois des siècles entiers. – Ouy, interrompit Diane, et encores le plus souvent elles se hastent si fort, qu’elles n’ont que trop de loisir de s’en repentir le reste de leur vie. – Ce sera, dit Astrée, ce que je ne feray jamais, si ce n’est que je me repente de n’avoir point assez tost commencé. – Je le croy, adjousta Diane, parce que vous n’aymez qu’une fille, mais si c’estoit un homme, assurez-vous, ma sœur, que vous n’en seriez non plus exempte que les autres. Et quant à moy, je conseilleray toute ma vie à celles qui voudront croire, et qui desireront vivre sans estre trompées, de ne contracter jamais d’amitié sinon parmy elles, et de fuir les assurances de bonne volonté, que les bergers ont accoustumé de faire, comme le serpent les paroles de l’enchanteur. – Je m’estonne, dit Alexis, comme vous accusez les hommes du vice, que sans cesse ils nous reprochent. – Ne sçavez-vous pas, madame, respondit Diane, que le communément nous disons: celuy qui me doit me demande. Les hommes aussi nous previennent, et nous blasment de ce dont ils sont coulpables; mais croyez moy, que la plus cruelle servitude que la Nature nous ait imposée, c’est de nous avoir contraintes de vivre en leur compagnie. – De sorte, adjousta Alexis en sousriant, que nous sommes heureuses, nous autres druides, d’estre exemptes d’une telle obligation? – Vous l’estes veritablement, madame, dit-elle, et vous le cognoistrez encores mieux, quand il vous plaira de considerer ce que je vous vay dire. N’est-il pas vray que la saison en laquelle les hommes sont plus agreables à celles qu’ils recherchent, c’est lors que bruslants d’amour ils font semblant de les aymer, ou plustost de les idolatrer? Car alors ce ne sont que complaisances, que services, que soings, que sousmissions, que flatteries, bref qu’une continuelle estude, pour acquerir les bonnes graces de celles qui les écoutent; de sorte que si un homme en toute sa vie peut quelquefois n’estre point ennuyeux, c’est sans doute en cette saison que je dis, et toutesfois, si nous y voulons penser, combien de [70/71] peines et d’incommoditez raportent-ils aux mal-heureuses filles qu’ils ont entreprises, car si elles ne les ayment pas, leurs soings et leurs recherches sont des outrages, si elles les ayment, considerez, je vous supplie, l’humeur des hommes, et vous representez, madame, combien, si on les cherit, ils sont insupportables, et combien, si on les rejette, ils sont importuns. Les premiers, d’une faveur veulent parvenir à une plus grande, si vous la leur refusez, les voyla sur les plaintes, sur les reproches, sur les desespoirs, et bien souvent portez du dépit ils s’en courent à la hayne; et si vous la leur accordez, ils ne sont jamais contents, qu’ils ne soient parvenus à ce qu’ils ne peuvent obtenir, sans la ruine de celles qui le permettent. Que si vous ne voulez tout ce qu’ils desirent, plus vous leur avez donné de moyens pour vous ruiner. Et puis, pour couronner l’œuvre, quand ils sont à la fin de leurs souhaits, vous courez fortune, ou d’en estre méprisée, ou de vivre en une continuelle inquietude de leur inconstance. Quant aux autres qui sont dés le commencement rejettez, quels insupportables supplices sont ceux qu’ils vous donnent par leur opiniastreté ou par leur malice! par leur opiniastreté, ils vous vont poursuivant comme l’ombre suit le corps, ils ne vous éloingnent jamais que quand la nuit vous separe de tout autre, continuellement ils sont pendus à vos costez, vous n’avez jamais object devant les yeux que celuy de ces importuns, qui vous vous pressent de sorte, qu’il vous faut bannir des compagnies qui vous sont agreables, pour vous exempter de celles qui vous déplaisent. Que si en fin leur amour se perd, comme ils sont fort subjects à semblable changement, qu’est-ce que le dépit ne leur fait point dire? quelle vie sans reproche n’est point blessée de leurs calomnies? et en fin quels plus cruels tygres a créez la Nature, que l’inhumanité dont le desir de vengeance les arme contre nous?
– De sorte, interrompit Phillis, se tournant vers Astrée et Alexis, que pour conclurre avec Diane, les hommes sont ennuyeux en toute saison. – Et que nous n’aurons point, continua Astrée, les déplaisirs desquels elle nous menace, lors que je seray avec Alexis parmy les filles druides des Carnutes; car, pour dire le vray, je pense qu’il y a fort peu d’hommes qui ne soient tachez du vice qu’elle leur reproche.
Ce peu de paroles d’Astrée toucha bien plus vivement Celadon, que n’avoit pas fait tout le long discours de Diane, et toutefois, [71/72] pour n’en donner point de cognoissance: Quant à moy, reprit Alexis, je ne sçay qu’en dire, car je n’en ay jamais éprouvé de trompeurs, et j’ay bien cogneu des filles changeantes, mais je veux croire que toute la faute en est à moy. Et alors, s’approchant davantage d’Astrée: Mon dieu! mon serviteur, luy dit-elle assez bas, quand nous serons parmy les vierges druides, que nous nous soucierons peu de l’inconstance de ces hommes volages, et que nous nous mocquerons de vos compagnes qui continueront de vivre en ce servage! – Je l’espere de cette sorte, respondit Astrée, et je vous jure qu’il nous faudra partir.
Diane, qui s’apperceut qu’elle parloit bas, afin de point les interrompre, s’esloigna un peu d’elles, mais Phillis qui estoit d’une humeur gaye et hardie, et qui sçavoit bien qu’Alexis y prenoit plaisir, relevant la voix, et s’adressant à Diane: Regardez, ma sœur, luy dit-elle, si ma prophetie n’a pas esté veritable? N’est-il pas vray que cette Astrée qui ne souloit aymer que Diane et Phillis, et qui ne prenoit plaisir qu’à estre en leur compagnie, les dédaigne maintenant, et n’ayme plus que cette nouvelle bergere? Et par-là, advouez que les hommes ont raison de nous accuser d’inconstance et de legereté. – Ah! Phillis, respondit Astrée en sousriant, vous ne prenez pas garde que je ne suis plus bergere, estant, comme vous voyez, devenue druide; et ne sçavez-vous pas que quand cette druide, qui vous donne cette outrecuidance, s’en sera allée, nous vous remettrons bien en vostre devoir. – Je vous supplie, colere bergere, adjousta Astrée, d’attendre à vous venger de moy en ce temps-là, et vous verrez que je ne me plaindray guiere du mal que vous me ferez. – Vous voulez dire, reprit Phillis, que vous aurez alors de plus sensibles déplaisirs que les nostres? – Ce n’est pas, dit Astrée, comme je l’entends. – N’est-ce point, adjousta Phillis, que vous nous tenez pour estre si bonnes, que vous voyant affligée d’ailleurs, nous n’aurons pas le courage d’augmenter vostre desplaisir? Mais vous vous trompez bien, puis que l’ingratitude est un vice si detestable, qu’il arrache des personnes mesmes plus courtoises toute sorte de discourtoisie. – Ce n’est pas encore ce que je veux dire, reprit Astrée; c’est que vous ne me verrez plus icy, quand ma belle maistresse en sera partie, estant resolue de la suivre par tout où elle ira puis qu’elle me l’a permis, et promis. – Calidon, dit Phillis, ne vous permettra [72/73] jamais ce voyage. – Calidon, reprit Astrée, n’a non plus de puissance sur moy que j’en veux avoir sur luy. – Phocion, adjousta Phillis, l’ordonnera d’autre sorte. – Les ordonnances de mon destin, repliqua Astrée, sont plus fortes que celles des hommes. – Les amitiez que vous avez icy, reprit Phillis, n’auront-elles point de puissance? – J’advoue, respondit alors Astrée, que cette consideration seule me pourra donner quelque ressentiment de desplaisir; mais quand je me ressouviendray de ceux que j’ay receus le long des rives du detestable Lignon, je seray bien ayse de m’en esloigner pour en perdre entierement la memoire. – Si vostre dessein est tel, interrompit Diane, il faut que vous fassiez resolution de nous emmener aussi avecques vous, car vous sçavez bien que nostre amitié ne souffrira jamais que nous vous esloignions. – Jamais, respondit Astrée, le Ciel ne consentira à ce que vous dites, parce que je serois trop heureuse. – Et pourquoy, adjousta Diane, pensez vous que le Ciel ne nous veuille pas autant favoriser que vous, en nous delivrant de la servitude où nous avons jusques icy vescu? – Paris et Bellinde en prononceront bien-tost l’arrest, dit Alexis. – Et Lycidas, ajousta Astrée, ne s’opposeroit pas moins au dessein de ce voyage, si de fortune on ne luy permettoit de suivre Phillis. – Bellinde et Paris, respondit Diane, n’ordonneront jamais rien contre ma volonté, ny contre le service de Tautates, parce qu’ils le feroient, ne serois-je pas excusable de desobeir à Bellinde, encore qu’elle soit ma mere, pour l’imiter, en me dediant au mesme Dieu à qui elle s’est vouée? et aussi de déplaire à Paris, pour estre exempte de tout autre desplaisir? Et par ainsi cette consideration ne doit pas empescher de nous emmener avec vous, et Phillis et moy. – Si ce n’est celle-là, adjousta incontinent Phillis en sousriant, ce sera donc la resolution que j’ay de ne point donner à Lycidas la peine de me suivre si loing, ayant fait dessein de ne l’esloigner jamais plus que se peuvent estendre les limites de nostre hameau.
Alexis et Astrée ne se purent empescher de rire du discours de Phillis, qui fut cause qu’elle adjousta: Ne pensez pas, ma sœur, quoy que je die de Lycidas, que je ne vous-ayme autant qu’une sœur peut-estre aymée; mais j’advoue, que l’amitié que je porte à ce berger est d’une toute autre sorte que celle que je ressens pour vous. Que si j’estois aussi sçavante que Silvandre, j’en pourois [73/74] bien peut-estre dire l’occasion; tant y a, qu’il me seroit trop difficile de me priver de sa veue, pour avoir celle de quelqu’autre, et vous ne devez point trouver mauvais que je le vous die librement, puis que jamais le mensonge n’a esté permis entre nous. – Ma sœur, luy respondit Astrée, je ne seray jamais la premiere à vous condamner pour cette humeur, mais ouy bien peut-estre à plaindre nostre esloignement. – Si je pouvois, repliqua Phillis, me separer en deux parties, l’une, pour certain, ne vous esloigeroit jamais en quelque lieu que vous pussiez aller, mais cela ne pouvant estre, permettez-moy que j’observe la promesse que j’ay faite à Lycidas, et de laquelle vous pouvez rendre tesmoignage.
Diane alors en sousriant: Je voy bien, dit-elle, qu’il n’y aura que moy qui observe à Astrée ce que nous luy avons promis. – Et moy, adjousta Alexis, je prendrai la place de Phillis, et je m’oblige de rendre la fidelle amitié à cette bergere qu’elle luy avoit jurée. – Ne pensez pas, madame, reprit Phillis, et je manque envers elle à ma promesse, car elle sçait bien que nous avons autrefois donné parole à deux personnes d’une si ferme et entiere affection, que si elle n’en estoit acquitée par autre moyen que par sa volonté, je la pourrois accuser de parjure, si elle faisoit la resolution de laquelle elle me menace. – Il est vray, respondit Astrée en souspirant, aussi ne vous veux-je pas blasmer de ce que vous faites, non plus que vous ne me devez reprocher mon malheur passé.
Leurs discours eussent duré d’avantage, n’eust esté qu’en mesme temps Astrée se trouva vestue; mais d’autant qu’Alexis estoit plus grande qu’elle, et que par consequent sa robe luy estoit trop longue, Diane et Phillis luy en grossirent les replis si justement tout à l’entour, qu’il semloit qu’elle eust esté faite à sa mesure. La druide d’autre costé ayant opinion d’avoir assez contre-fait la malade, craignant mesme que si elle demeuroit au lict, sa chemise quelquefois non pas assez bien jointe, descouvriroit les deffauts de son sein, se resolut de sortir du lict, et de s’aller promener dans le petit bois de couldre avec Astrée, prevoyant qu’autrement, si elle demeuroit dans la chambre, elles n’y seroient jamais seules, et que par ainsi elle se priveroit du plaisir qu’elle avoit d’entretenir la bergere, sans que personne l’interrompist. En ce dessein: Mon serviteur, dit-elle à Astrée, voyez quelle vertu vos discours ont eue contre mon mal; je vous jure que, depuis [74/75] que vous avez pris la peine de venir icy, je ne me suis point ressouvenue d’estre malade, et si vous me le permettez, je me leveray, et nous irons passer le reste ce de matin dans ce petit bois que vous sçavez. – Si j’ay esté cause de ce bien, respondit Astrée, je m’estime la plus heureuse fille de l’univers, n’ayant point une plus grande ambition que de vous pouvoir faire service. – O madame, interrompit Phillis, que nous aymerions toutes Astrée, si vous estiez guerie, et que la paresse que nous luy avons reprochée seroit cherie de nous! – Je vous jure, adjousta la druide, que je ne sens plus de mal, et que si vous me donnez la robe que je dois vestir, vous verrez que nous irons nous promener où il vous plaira.
Phillis courut incontinent querir celle d’Astrée, et luy aydant à la mettre, elle se jeta incontinent à la ruelle du lict, où sans estre veue, elle s’habilla le plus promptement qu’elle put, pour le moins de tout ce qui pouvoit faire descouvrir sa feinte, estant fait par la main de quelque autre; et apres, s’en venant au milieu de la chambre, se laissa coiffer comme elles voulurent, et accommoder le reste de l’habit, ce qu’elles firent si proprement, que cette druide déguisée parut l’une des plus belles bergeres de Lignon; de sorte qu’Astrée, la voyant telle, ne pust s’empescher de dire à Phillis: Et bien! Phillis, vous semble-t’il que le temps que j’ay mis à me faire une si belle maistresse, ayt esté mal employé? – Vous auriez raison, dit Phillis en sousriant, si vous estiez le frere d’Astrée. – Que vous estes gracieuse! reprit Alexis, mais vous ne sçavez-pas si je le voudrois. – Et quelle difference, repliqua Phillis, en mettant une main sur les costez, feriez-vous d’un frere à une sœur? – Celle-là mesme, dit froidement Alexis, que vous en faites. – Quant à moy, adjousta Phillis, toute la finesse que j’y entends, c’est seulement, parce que je vois qu’en cette contrée, c’est la coustume que, quand-on parle de maistresse et de serviteur, il faut que ce soit une bergere et un berger. – O Phillis! respondit Diane, entre les vierges druides, la coustume est toute contraire. – Et ne sçavez-vous pas, continua Alexis, qu’aux sacrifices de Vesta les hommes ne sont point receus?
Cependant la druide estant toute habillée, et prenant Astrée par la main, la convia de sortir. Et parce que les troupeaux de Diane et de Phillis estoient assez pres de la porte, Alexis voulut essayer de les conduire, expressément pour ne démentir pas l’habit de bergere qu’elle avoit pris; et pour mieux feindre, et oster [75/76] l’opinion à ces filles, qu’elle eust sceu autrefois ce mestier, elle faisoit semblant de ne sçavoir se servir de la houlette, ny comme il falloit parler aux troupeaux, de quoy Astrée ne se pouvoit empescher de rire, ny Alexis mesme, voyant avec quel soing Diane luy enseignoit tout ce qu’elle avoit à faire. Apres estre demeurées quelque temps en ce plaisant exercice, elles s’acheminerent du costé de la grande allée, parce que l’ombrage y estoit fort espais, et que le petit bras de Lignon qui la suit d’un bout à l’autre rend le lieu plus frais et plus agreable; mais elles ne furent guiere avent dans le bois, qui est à la main gauche, qu’elles apperceurent une grande trouppe de bergers et de bergeres qui s’y promenoient. Cette rencontre troubla un peu nos deux desguisées, parce que n’estans pas encores guieres bien assurées, elles craignoient au commencement d’estre veues de tant de personnes, c’est pourquoy elles prierent Diane et Phillis de vouloir aller vers cette compagnie, cependant que pour n’estre recogneues elles prendroient un autre chemin. Ces deux bonnes amies s’avencerent incontinent pour leur complaire, et retindrent toute la trouppe, qui les ayant veues, s’acheminoit vers elles pour leur donner le bon jour. Et Diane y ayant rencontré Daphnis, comme l’une de ses plus cheres amies, l’alla embrasser, et luy demander comme elle avoit passé la nuict.
Les premieres salutations estans finies, Hylas qui estoit de la trouppe, et Corilas aussi, ne pouvans guieres demeurer ensemble sans disputer de diverses choses, continuerent les discours qu’ils avoient commencez, devant que ces deux bergeres arrivassent: Dis moy, Hylas, je te supplie, reprit Corilas, à ce coup que tu as perdu Alexis pour Stelle, à quel jeu diras-tu que tu l’as jouée? – Pourquoy, respondit Hylas, me fais-tu cette demande? – Parce, repliqua Corilas, que malaisément oseras-tu dire que ce soit au jeu de la belle, comme tu disois, quand tu laissas Phillis pour Alexis, puis que je ne pense pas que tu ayes les yeux chassieux de telle sorte, que tu ne voyes bien que celle que tu laisses est plus belle que celle que tu prends. – O ignorant en beauté! s’escria Hylas, et qu’est-ce que tu appelles beau, sinon ce qui plaist? – J’advoue, dit Corilas, que la beauté plaist, mais non pas, que tout ce qui plaist soit beau; de mesme que, ce que le goust depravé juge bon, ne doit pas estre estimé tel pour cela. – Et quoy! mon amy, reprit Hylas, es-tu devenu disciple de Silvandre? Penses-tu, peut-estre, comme luy, que la beauté [76/77] soit une proportion et une meslange de couleurs? O que tu es deceu, si tu as cette croyance! la beauté n’est rien qu’une opinion de celuy qui la juge telle. Et pour te monstrer que je dis vray, quand une fille a la bouche et l’oreille petite, le nez bien proportionné, la peau sans rides, le teint vif, et un embonpoint convenable, n’est-ce pas, Corilas, ce que tu appelles beauté? – Il est vray, respondit le berger. – Or dis moy maintenant, reprit l’inconstant, la beauté et la laideur sont-elles pas contraires? – Il est certain, dit Corilas, que la beauté n’engendra jamais la laideur, et qu’elles sont tellement contraires, que l’une ne peut estre sans destruire l’autre. – Or avoue moy donc, reprit Hylas, que la beauté et la laideur ne sont qu’une opinion, puis que je te vay monstrer que ce que bien souvent nous estimons beau nous semble laid, selon que l’opinion nous le commande. Quand un chien a le nez bien camus, la bouche fendue extraordinairement, les oreilles bien avalées, et les babines pendantes et plissées à grosses rides, ne dit-on pas qu’il est fort beau? – Tu aurois quelque raison, repliqua Corilas, en sousriant, si la beauté d’une femme et celle d’un chien estoient une mesme chose. – Non, non, dit Hylas, cette excuse n’est point recevable, et si tu estois aussi sçavant que ton maistre Silvandre, je te demanderois s’il y a une Idée de la beauté. Et je m’assure qu’il ne me le nieroit pas, et qu’il diroit avec moy, que plus les choses belles s’en approchent, et plus elles doivent aussi estre estimées et belles et parfaites; mais avec toy, mon amy, qui ne voles pas si haut, il faut que je te donne des demonstrations plus aisées et plus sensibles. Tu penses donc m’avoir bien respondu quand tu as dit, que la beauté des femmes et des chiens n’est pas semblable, mais que m’allegueras-tu, quand te montreray que ce qu’aux femmes, l’on estime beauté, en elles-mesmes est estimé le contraire? Les Gaulois disent que les plus blanches, voire mesmes quand cette blancheur est telle qu’elle s’approche de la pasleur, sont les plus noires, voire qui reluisent de noirceur; les Transalpins ayment et louent davantage celles qui sont hautes en couleur. Ceux-là mesmes estiment les femmes qui sont grandes et presque outrées de graisse, et les Gaulois les veulent delicates, et plustost maigres qu’avec trop d’embonpoinct. Les Grecs louent l’œil noir, toute la Gaule estime l’œil vert. Et [77/78] en fin, toute l’Europe estime la bouche petite, les levres delicates, le nez justement proportionné; les Affricains, au contraire, trouvent plus belles celles qui ont la bouche grande, les levres renversées, et le nez large camus et comme accrasé. Or, mon amy, dis moy maintenant en quoy consiste la beauté, si tu me nies que ce soit en l’opinion de celuy qui la regarde, et ne me dis plus qu’Alexis soit plus belle que Stelle, puis que si tu le juges ainsi par le reigles de ton pays, moy qui suis de Camargue, je te diray que, selon celles du lieu de ma naissance, il n’y a rien qui soit si beau que ce qui plaist.
Chacun se mit si fort à rire du discours de l’inconstant, que Corilas ne luy pust répondre, et de fortune, lors qu’il vouloit reprendre la parole, on ouyt un berger qui venoit chantant au son de sa musette, et parce qu’il fut incontinent recogneu pour Silvandre, chacun se teut pour écouter ce qu’il disoit. Ces vers estoient tels:
STANCES
Divers effects de son affection.
I
Vous qui tenez pour une fable
Qu’un mesme cœur vive en deux lieux,
Voyez qu’Amour ingenieux
En moy le veut rendre croyable
Puis qu’en dépit de cette loy
Je vis en Diane et en moy.
II
Vous, qui la Pyralide ardente
Croyez l’estincelle d’un feu,
Voyez; je vous supplie, un peu
Quell’est l’amour qui me tourmente:
Dans le feu sans cesse je suis
Et si vivre ailleurs je ne puis.[78/79]
III
Vous qui vous faschez de n’entendre
Le flux et reflux de la mer,
Veuillez comme moy bien aymer:
Amour vous le fera comprendre.
Esperer et n’esperer Plus.
N’est-ce le flux et le reflux?
IV
Vous qu’Æthna de gorge beante
Estonne en ses brasiers ardans,
Voyez le feu que j’ay dedans
Qu’avec tant de souspirs j’esvante,
Et puis dittes assurément:
Plus grand est cet embrasement.
V
Si toutesfois vostre creance
Est foible à tant de nouveautez,
Voyez une fois les beautez
D’où procede cette puissance.
Vous direz, ravis de les voir:
Plus grand encor est leur pouvoir.
Toute la trouppe tourna incontinent les yeux sur Hylas, comme le voulant advertir qu’il auroit bien à faire avec un plus fort ennemy; et Stelle y prenant garde: Mon serviteur, luy dit-elle, toute cette compagnie tourne l’œil sur vous, pour voir si vous ne palissez point à la rencontre de ce fier champion; et moy comme les autres, j’attends de voir la deffence que vous ferez de ma beauté, car je serois bien-aise que pour vostre gloire vous vinssiez à bout d’une si honorable entreprise; non pas que je me soucie de l’interest que j’y puis avoir, sçachant assez que si la beauté gist en l’opinion, il n’y a bergere au monde qui en ait plus que moy. – Ma maistresse, respondit-il froidement, laissez le venir, ce geant qui menace d’escheller les Cieux; ce n’est pas [79/80] la premiere fois que nous nous sommes veus aux mains. – Il est vray, dit Corilas, et de plus, je m’assure que la victoire n’en a jamais esté douteuse: – Non plus, adjousta l’inconstant, que celle que je viens d’obtenir sur vous. – J’advoue, respondit Corilas, que si vous pouviez me persuader que Stelle fust aussi belle qu’Alexis, vous auriez sans doute obtenu une bien signalée victoire. – Nul ne peut, adjousta Hylas, changer l’opiniastreté d’une personne, si la propre volonté ne le fait; mais je me contente, que tous ceux qui nous ont ouys jugent que j’ay raison. – Si cela estoit, reprit Corilas, il faudroit bien dire que la raison seroit sans raison.
Cependant Silvandre s’approchoit, mais avec plus de contentement que sa fortune ne vouloit pas qu’il eust; car Diane qui ne pouvoit si bien dissimuler son despit, que son visage n’en descouvrist plus qu’elle n’eust desiré, afin de cacher cette impuissance, s’approchant de Phillis, luy dit à l’oreille: Je vous supplie, ma sœur, de ne me point suivre, parce que je suis contrainte d’aller vers Astrée pour une affaire, de laquelle je me suis ressouvenue, et je ne voudrois pas estre cause de separer cette bonne compagnie. – Je le feray, respondit Phillis, puis que vous me l’ordonnez ainsi, encore que j’eusse esté bien aise de m’en retourner avec vous. – Vous le pouvez faire, adjousta Diane, d’icy à quelque temps, lors que je seray un peu esloignée. Et à ce mot, elle s’en alla deux ou trois pas, et puis comme si elle se fust ressouvenue de quelque chose, elle s’en retourna encore plus viste vers Phillis, et luy dit assez bas: Souvenez-vous du brasselet de mes cheveux, car je desire en. toute façon le retirer, et puis je seray bien aise de sçavoir les discours que vous aurez tenus à cet amant délaissé de cette tant aymée Madonte. – Ma sœur, luy respondit Phillis, vous croyez un peu trop legerement, mais puis qu’il vous plaist, je parleray à Silvandre, et je vous en rendray responce. – Comment, reprit incontinent Diane, vous me rendrez response, ce n’est pas ce que je vous dis, car je ne veux, ny response, ny autre chose quelconque de luy, mais ce que je vous supplie de faire, c’est de retirer ce malheureux brasselet qu’il a de moy. Et si vous voulez prendre la peine de remarquer la mine qu’il fera quand vous le luy demanderez, vous me ferez plaisir de me le dire. – Je sçay bien, repliqua Phillis en sousriant, ce que vous voulez, laissez m’en le soucy, et vous en reposez entierement sur moy. A ce mot Diane s’en alla seule au plus grand pas qu’elle pust, [80/81] et sans presque oser regarder derriere elle, de peur de donner cognoissance de la passion qu’elle desiroit tenir secrette.
D’autre costé Alexis et Astrée qui s’estoient separées de la trouppe, afin de pouvoir plus librement s’entretenir des discours qui leur estoient tant agreables, ne furent pas plustost seules qu’Astrée pleine de contentement, reprit ainsi la parole: Je ne sçay, ma maistresse, quelle sera la fin de mon entreprise, ny à quoy le destin me reserve, mais ce commencement m’est bien tant agreable, que mon desir n’y sçauroit rien adjouster, pouvant dire avecque verité, que l’espoir ne m’en a jamais tant osé promettre que la courtoisie de ma maistresse m’en a desja fait obtenir. – Mon serviteur, respondit froidement Alexis, vostre merite est tel, qu’avec raison il vous doit assurer de toutes les faveurs que vous sçauriez desirer, mais si vous me voulez obliger, considerez, je vous supplie, combien le Ciel m’a esté favorable en la rencontre que j’ay faite de vous, puis qu’ayant encor dans le cœur l’extreme amertume du changement de cette fille que j’ay tant aymée, et que j’ayme encore, il l’a voulu chasser par la douceur de vostre amitié, faisant bien paroistre par là, que le meilleur remede d’un mal nous vient tousjours par son contraire. – Me permettrez-vous, ma maistresse, reprit Astrée, avec un petit sousris, de vous dire qu’en l’extreme faveur que vous me faites, vous me rendez toutesfois jalouse. – N’est-ce pas, respondit Alexis, parce que je dis que j’ayme encore cette belle fille, de laquelle je plains le changement? – Et n’en ay-je pas un peu de raison, adjousta la bergere, si je veux avoir veritablement le nom de serviteur que vous m’avez donné? – Mon serviteur, dit Alexis, vous n’en avez point d’occasion, puis que je vous aimeray comme mon serviteur, et elle, comme ma maistresse. – Ny cela encore, respondit Astrée, ne me peut oster la jalousie, car tant s’en faut, je crois à cette heure en avoir plus de sujet, d’autant que l’amour qu’on a pour une maistresse, surpasse de beaucoup la bonne volonté que l’on a pour un serviteur. – Or voyez, reprit Alexis, combien je desire de me conformer entierement à ce que vous voulez, je feray de cette sorte: de cesser d’aymer cette fille de laquelle nous parlons, il m’est impossible, tant pour n’estre ditte inconstante, que par ce que ce seroit une erreur extréme de voir tant de merites, et ne les aymer pas; mais pour ne faillir en pas un de ces poincts, je l’aimeray, cette changeante, mais je ne l’aimeray que pour l’amour de vous. – Je serois satisfaite, repliqua Astrée, de cette [81/82] promesse, si je la pouvois entendre. – Je veux dire, adjousta Alexis, que je ne l’aimeray plus, sinon que d’autant que je suis tres-assurée, qu’aussi-tost que vous la cognoistrez, vous l’aimerez aussi bien que moy; et s’il n’advient ainsi, je vous proteste de ne l’aymer plus. Mais, mon serviteur, vous m’avez dit, que vous avez aymé un berger: que je sçache, je vous supplie, qui est ce bien-heureux, et si cette amitié continue, ou bien pourquoy elle a pris fin, car il n’est pas raisonnable que nous vivions ensemble comme nous avons resolu, et qu’il y ait entre nous quelque chose de caché.
Quoy qu’Alexis eust un extreme desir de sçavoir le sujet de son bannissement, si est-ce qu’elle luy fit cette demande presque devant qu’y avoir bien pensé, autrement la doute où elle estoit d’avoir une fascheuse réponce l’en eust aisément divertie; mais la parole luy estant échappée sans y avoir pris garde, elle ne put plus la retirer, de sorte qu’elle attendoit la réponce d’Astrée, comme on fait l’arrest de la vie ou de la mort. La bergere d’autre costé, ou plustost la nouvelle druide, se troubla un peu de cette demande, comme estant bien en peine de ce qu’elle avoit à respondre. En fin, apres avoir esté muette quelque temps, elle luy répondit avec un grand souspir: Ah! ma maistresse, que vous me commandez de vous dire une chose qui m’a cousté de larmes infinies, et de laquelle le souvenir ne peut revenir dans mon ame, sans estre accompagné de tant de douleurs que je fremis toute, me voyant forcée par vostre commandement de le r’appeller en ma memoire! Mais le vœu que j’ay fait de ne vous refuser chose que vous veuilliez de moy, ne me permet pas, à quelque prix que ce soit, de le vous desnier. Sçachez donc, ma maistresse, que le berger que j’ay aymé se nomma Celadon, et que l’inimitié de nos familles ne put empescher entre nous cette bonne volonté; mais lors que nous pouvions esperer une heureuse conclusion de nostre amitié, la mort le ravit d’entre les hommes, et voulut que je fusse veufve devant qu’estre manee. Voylà en peu de mots ce que j’ay payé avec tant de pleurs, et pardonnez-moy, ma maistresse, je vous supplie, si je ne vous le raconte plus au long, car outre que je le crois inutile et hors de saison, encore devez-vous avoir pitié de vostre serviteur, et ne luy point commander de se renouveller sans sujet une playe qui ne guerira jamais, et qui est la plus sensible qu’une personne puisse recevoir.
Alexis pouvoit bien en quelque sorte se contenter de cette [82/83] réponce, mais le desir invincible qui la pressoit de sçavoir le sujet de son mal, la contraignit de passer plus outre, et de luy dire: Je suis marrie, mon serviteur, de vous donner cette peine, que je juge bien n’estre pas petite, mais vous devez penser que cette curiosité n’est pas un foible témoignage de l’amitié que je vous porte. Que si cette consideration a quelque pouvoir en vostre ame, je vous conjure de me dire pourquoy et comment ce berger mourut lors qu’il estoit sur le poinct le plus heureux de sa fortune. – Ah! ma maistresse, dit Astrée, en se serrant les mains l’une à l’autre, c’est bien en l’endroit où vous me touchez, que ma playe est la plus sensible, et toutesfois ny cela mesme ne vous sera point refusé, quelque peine que j’en puisse recevoir.
Lors qu’Astrée se preparoit de satisfaire à la druide, elles se treuverent au bout de la petite allée, et quand elles se tournerent pour recommencer leur promenoir, elles virent paroistre à l’autre bout la bergere Diane qui s’en venoit les trouver pour eviter la veue de Silvandre. Astrée fut bien-aise de cette survenue, qui luy servoit d’excuse envers Alexis, si elle ne satisfaisoit poinct à sa curioisité, et Alexis qui n’y vouloit pas avoir tant de tesmoins, fut la premiere à luy dire qu’il estoit à propos de remettre ce discours à une autre fois. Et à mesme temps Diane arriva, monstrant encore en son visage le déplaisir qu’elle avoit receu de la rencontre qu’elle avoit faitte de Silvandre; et par ce que ce changement estait si cognoissable, Astrée et Alexis s’en apperceurent aussi-tost qu’elles la virent. Cela fut cause qu’Alexis luy demanda d’abord si elle se trouvoit mal, à quoy elle répondit que non, et qu’au contraire, elle avoit eu beaucoup de plaisir d’ouyr la dispute de Hylas contre la beauté. Mais, dit-elle, je m’assure qu’il n’aura pas si bon marché de Silvandre qu’il l’a eu de Corilas. – Et comment, reprit Astrée, Silvandre est-il dans la compagnie? – Il y arrivoit, répondit Diane froidement, au mesme temps que j’en suis partie, et j’ay veu que toute la compagnie se preparoit pour l’écouter.
Alors Astrée ensousriant, et se tournant vers Alexis: Ma maistresse, luy dit-elle, ne demandez plus à Diane si elle se trouve mal, je sçay bien d’où vient le changement que nous avons remarqué en son visage. – C’est, adjousta Diane, parce que je me suis hastée de vous venir trouver, et que depuis quelque temps je ne me porte pas si bien que de coustume. – Cette dissimulation, reprit Astrée, n’est pas assez forte pour vous cacher à nous, ny nostre amitié [83/84] ne devroit pas consentir que vous le voulussiez faire. – Que pensez-vous dire, adjousta Diane, et ne prenez-vous pas garde en la presence de qui vous estes? – Je sçay fort bien, repliqua Astrée, et ce que je dis, et en la presence de qui nous sommes, mais l’honneur que ma maistresse nous fait de vivre parmy nous avec tant de franchise, vous devroit obliger à n’user pas de la feintise, dont il semble que vous veuilliez vous cacher, et à elle, et à moy. – Mon serviteur, interrompit Alexis en sousriant, si vous ne voulez que je vous accuse de la mesme faute que vous blasmez en Diane, il faut que vous me disiez ouvertement ce qui en est. – Ma maistresse, réspondit incontinent Astrée, je n’ay garde de vous taire chose quelconque que vous desiriez sçavoir de moy; mais afin que cette bergere n’ait pas occasion de s’en plaindre, commandezle moy, et je vous le diray. – Je vous le commande, dit incontinent Alexis, et avec le plus souverain pouvoir que vous m’ayez donné sur vous.
Astrée alors voulant parler, Diane courut luy mettre la main devant la bouche pour l’en empescher, mais elle, s’en démeslant, et mettant Alexis entr’elles deux: Voyez-vous, Diane, luy dit-elle, quand il y iroit de ma vie j’obeyray à ma maistresse, puis qu’elle me l’a commandé. – Madame, dit alors Diane, croyez-moy, ne prenez point la peine de l’escouter, elle ne vous peut rien dire qui soit veritable, ny qui merite que vous y perdiez le temps; mais si vous le voulez mieux employer, allons ouyr la dispute de Hylas et de Silvandre, qui ne peut estre que fort plaisante, et à laquelle mesme vous avez de l’interest, puis qu’il s’y agist de vostre beauté, et de celle de Stelle. – Nous ferons, respondit Alexis, et l’un et l’autre, puis que vous le voulez, quoy qu’Astrée ny moy ne soyons guieres bien assurées en ces nouveaux habits; car nous irons ouyr cette dispute, et en y allant, cette bergere nous racontera ce que vous ne voulez pas qu’elle me die. – Je ne veux pas, reprit incontinent Diane, qu’elle vous die des imaginations pour des veritez, et des imaginations encore qui ne peuvent estre dittes sans m’offenser. Alors Alexis les prenant chacune d’une main, elles s’acheminerent au petit pas vers le lieu d’où venoit Diane.
Et lors Astrée, reprenant la parole: Vous seriez aisée à offenser, ma sœur, dit-elle, si ce que je veux dire le pouvoit faire, car lors que j’assureray à ma maistresse que le changement qu’elle a veu en vostre visage, n’est procedé que de la rencontre que vous avez faite de Silvandre, diray-je quelque chose, qui ne soit pas vraye? [84/85] – Et pourquoy, reprit incontinent Alexis, auroit-elle changé de visage, pour voir une personne qui l’ayme et qui l’honore tant? – Tournez les yeux sur elle, ma maistresse, je vous supplie, dit Astrée, et vous verrez que son visage mesme vous respondra pour moy.
Diane alors, se mettant la main sur les yeux, et tournant la teste de l’autre costé, demeura quelque temps sans vouloir permettre d’estre veue, mais en fin cognoissant bien qu’il estoit impossible que sa compagne mesme ne descouvrist ce qu’elle vouloit cacher, elle se resolut de le dire plustost que de la laisser parler: Madame, luy dit-elle en sousriant, veritablement, ce qu’Astrée veut dire est une pure imagination, et toutesfois, puis que vous la voulez sçavoir; j’ayme autant vous la dire, que si vous l’entendiez de sa bouche, et puis vous jugerez quelle apparence il y a. Vous avez sceu, madame, que pour la gageure que Phillis et Silvandre avoient faite, il y a quelque temps que ce berger faisait semblant de m’aymer; depuis nous avons des couvert qu’il estoit extremement amoureux de Madonte. – Et qui est cette Madonte? interrompit Alexis. – C’est, adjousta Astrée, une estrangere qui a demeuré quelque temps parmy nous, et que, Diane a opinion que Silvandre ayme. – J’ay opinion? reprit Diane; pourquoy, ma sœur, ne dittes-vous absolument que c’est une estrangere que Silvandre ayme autant qu’il peut aymer, puis que vous sçavez bien qu’il est vray? – Si je le sçavois bien, reprit Astrée, je le dirois comme vous, mais tant s’en faut, je jurerois que tout ce qu’il a fait n’est que par civilité. – O quelle civilité, s’écria incontinent Diane, si vous appellez civilité de pleurer, de prier, supplier et importuner, voire de se jetter aux pieds, et d’embrasser les genoux de Madonte pour avoir la permission de la suivre ! Je ne sçay, dis-je, si vous appellez cela civilité, ce que vous nommerez amour. – Vous avez creu, ma sœur, répondit froidement Astrée, tout ce que Laonice vous a dit, et je ne vous en ay point voulu parler jusqu’au retour de ce berger, afin que nous en puissions sçavoir la verité par sa propre bouche – O dieux! reprit Diane, que vous entends-je dire? Vous voulez tirer la verité de la bouche d’un homme, et homme amoureux, et pour dire tout, d’un Silvandre qui a opinion de pouvoir par son beau discours, esblouir aussi bien les yeux de nos esprits, que les sorciers ceux de nos corps? Vous la pouvez. aussi bien retirer cette verité, que moy adjouster jamais foy à chose qu’il puisse [85/86] dire. – Et comment, interrompit Alexis, vous avez opinion que Silvandre ayme autre que vous? – Je n’ay jamais eu opinion qu’il m’aymast, dit Diane, ny moins encore la volonté de le souffrir. – Je veux bien croire, reprit Astrée, que vous n’en avez point eu d’opinion, mais qu’il ne soit vray qu’il vous ayme, je m’assure, ma sœur, qu’il n’y a personne qui l’ait veu aupres de vous qui en puisse douter; car à quel dessein, s’il ne vous aymoit pas, aurait-il pris tant de peine? – Pour passer son temps, répondit Diane, ou pour ne sçavoir à quoy l’employer ailleurs. – Et devant, adjousta Astrée, qu’il fist paroistre de vous aymer, n’avait-il point d’employ? Penseriez-vous qu’un esprit fait comme celuy de Silvandre, ne pust trouver en soy-mesme un moyen de s’employer, sinon en servant ou perdant le temps apres une personne qu’il n’aimeroit point? Vous vous souviendrez, ma sœur, s’il vous plaist, de quelle sorte ce berger a vescu devant qu’il tournast les yeux sur vous, et puis obligez moy de considerer quelle vie a esté la sienne, dés le jour qu’il a commencé de vous aymer. Ces soings extremes qu’il avait des troupeaux qu’on luy donnoit en garde, que sont-ils devenus? Direz-vous que ce soit pour passe-temps, s’il les a changez au mespris des affaires d’autruy èt des siennes propres? Quand est-ce qu’il a pensé pouvoir estre aupres de vous, et que quelque necessité qu’il ait eue de se treuver ailleurs l’en ait pu empescher? Quel commandement des vostres ou plustost quel signe seulement de vostre volonté a-t’il pu recognoistre, qu’il n’ait observé comme une loy inviolable? Bref, ma sœur, dittes moy, quel respect plus grand se peut rendre, non seulement aux plus puissants de la terre, mais aux dieux mesmes, que celuy qu’il a tousjours eu pour tout ce qui a esté de vous? Si ces choses ne sont des marques tres-assurées d’une parfaitte amour, je m’en remets à tous ceux qui quelquesfois en ont ouy parler. – Ma sœur, respondit froidement Diane, vous me dittes tant de choses de Silvandre, que je voy bien que vous croyez ce que vous en dittes, mais moy qui ne les ay ni veues ny voulu voir, j’en croy ce que Laonice m’en a raporté, et si les signes que vous dittes avoir remarquez en luy, sont des tesmoignages d’amour, pourquoy ne le seront-ils pas de l’amour qu’il porte à Madonte? – Par ce, repliqua Astrée, qu’il vous a dit en ma presence, cent et cent fois, que c’estoit pour vous qu’il mourait d’amour. – Les hommes, dit Diane, se plaisent à se mocquer ainsi des filles [86/87] qui les escoutent, et ne pensez-vous point qu’en particulier il n’en ayt dit davantage à sa chere Madonte? Mais si je ne me trompe, et s’il ne se mocque que de celles qui le croyent, ce ne sera jamais de moy, pour le moins à l’advenir.
– A ce que je vois, interrompit Alexis, vous croyez contre Silvandre tout ce que l’on vous a dit, comme si vous l’aviez veu. – Je le croy, madame, respondit Diane, parce qu’il est vray, mais je l’en quitte de bon cœur; et je vous assure que je tiens pour bien payées toutes les importunitez que j’ay souffertes de sa feinte, par la cognoissance que Laonice nous a donnée de ses intentions. – Il me semble, adjousta Alexis, que le rapport que cette fille vous a fait n’est pas si assuré, que vous y deussiez donner tant de foy, ni en faire un entier jugement devant que vous l’eussiez sceu par sa bouche mesme. – Ah! madame, dit Diane en se tournant de l’autre costé, je vous assure, que je me soucie si peu, ny de son amour, ny de sa hayne, que je ne voudrois pas y avoir employé une seule parole; mais outre cela, penseriez-vous retirer la verité d’une ame si dissimulée et si feinte? – Et pourquoy, reprit Astrée, feindra-t’il, s’il ne vous ayme point? – Et ne vous puis-je pas aussi demander, respondit Diane, pourquoy ne m’aymant point, il a feint le contraire avec tant de dissimulation. – Je dirois, quant à moy, repliqua Astrée, qu’il n’a pas fait cette faute; mais toutesfois, si vous voulez qu’il l’ait commise, j’en accuseray l’amour qu’il portoit à cette Madonte, par ce que, cependant qu’elle demeuroit parmy vous, elle pouvoit estre bien aise qu’il l’aymast à vos despens, mais maintenant qu’elle s’en est allée, cette feinte, ce me semble, serait bien inutile. – Je ne pense pas aussi, dit Diane, qu’il la continue. – Mais, adjousta Astrée, s’il la continue, que direz-vous? – Je diray, respondit Diane, qu’ayant tant de fois blasmé l’inconstance, il a honte de se faire recognoistre inconstant. – S’il avoit cette honte, repliqua Astrée, il ne se fust pas descouvert si librement devant tous ceux qui luy ont veu prendre congé de Madonte. – Que voulez-vous que je vous responde, ma sœur, dit Diane, sinon que quelquefois on n’est pas maistre de ses premiers mouvemens? Il a esté surpris de ce prompt et inopiné départ, et n’a pu, quoy que grand artisan de mensonge, s’empescher de descouvrir la verité qu’il avait si long-temps cachée. Mais, ma sœur, à quoy sert de tant parler d’une chose qui ne le vaut pas? Laissons Silvandre avec sa tant aymée Madonte, aussi bien croy-je que nous [87/88] avons plus de memoire de luy qu’il n’en a pas de nous, et mesmes à cette heure qu’il n’a rien dans l’ame que le regret d’avoir esté contraint de s’en separer par l’ordonnance, comme je crois, de Tersandre.
Cependant que ces bergeres discouroient ensemble de cette sorte, et soudain, apres que Diane se fut esloignée de Phillis, Silvandre arriva au lieu d’où elle estoit partie, mais à peine eut-il le loisir de saluer toute la troupe, que Hylas, s’addressant à luy: Veux-tu dire, Silvandre, luy dit-il, que Diane soit plus belle que Stelle? – Et toy, Hylas, respondit, Silvandre, voudrois-tu nier que le soleil ne fust pas plus clair que la nuict? Toute la trouppe se mit à rire, autant de la response que de la demande; mais Hylas, sans s’estonner: Je maintiens, quant à moy, continua-t’il, que Stelle non seulement égale, mais surpasse de beaucoup la beauté de Diane. – Je ne m’estonne pas de ce que tu dis, respondit Silvandre; car je croy que l’ignorance qui est en toy te peust encore faire avoir un plus mauvais jugement. – Je te respondrois d’autre sorte, dit Hylas, si je n’avois la raison de mon costé, et si je ne pensois te le faire avouer devant que je parte de ce lieu, en la presence de toutes ces bergeres, pourveu que tu ayes la hardiesse de me respondre. – Tu ne dois point douter, dit Silvandre en sousriant, que je ne te responde à tout ce que tu me demanderas, mais que tu me fasses avouer ce que tu dis, c’est ce que je ne croiray jamais, si ce n’est que tu te serves de quelque enchantement. – L’enchantement, respondit Hylas, dont je me serviray, sera la force de mes raisons, desquelles, non pas toy, mais toute cette trouppe jugera. Or responds-moy donc, Silvandre, combien estimes-tu que Diane soit belle? – Autant, dit Silvandre, que le peut estre une fille. – Et moy, respondit Hylas, je tiens que Stelle est plus belle que fille du monde. Or vois-tu comme, sans y penser, tu as dit la verité: tu as opinion que Diane est seulement aussi belle que le peut estre une fille, et moy je dis que Stelle l’est encore davantage.
– Si l’opinion, repliqua Silvandre, estoit celle qui doit juger de ce differend, ou bien qui fist estre une personne, ou plus ou moins belle, j’advouerois qu’en cecy tu pourrois avoir quelque sorte d’avantage; mais combien es-tu deceu, Hylas, si tu as ceste creance puis que la beauté est la perfection de la chose où elle est! Voudrois-tu dire, que la perfection de chaque chose ne fust qu’une imagination? – Mais toy, reprit l’inconstant, voudrois-[88/89]tu bien nier que la beauté, et mesme celle des femmes, fust autre chose que l’opinion de celuy qui les void? puis que, s’il estoit autrement, celle qui sembleroit belle à une personne, seroit telle aux yeux de tous ceux qui la verraient, ce que tu esprouves bien estre faux, en l’opinion que tu as, et que j’ay aussi de la beauté de Diane, et de la plus grande beauté de Stelle.
– Le fondement, repliqua Silvandre, sur lequel tu bastis, est posé sur un sable si mouvant, qu’il ne peust que tomber bientost en ruine, puis que ce n’est pas l’opinion que l’on a de chaque chose qui met le prix à sa valeur, mais la propre bonté qui est en elle, autrement il s’ensuivroit qu’une pierre bien falcifiée, ou l’or faux d’un sçavant alchemiste seroit meilleur que le vray diamant ou l’or bien purifié, puis que bien souvent on a opinion, les voyant si beaux, qu’ils soient meilleurs que les autres. Mais sçais-tu, Hylas, d’où vient cette opinion? C’est sans plus de l’ignorance, par ce que si l’on sçavoit que ces diamans et cet or fussent faux, on ne les estimeroit jamais tant que ceux qui sont bons et naturels; de mesme est-il du jugement que tu fais de Diane et de Stelle, car si tu sçavois que c’est que la beauté, tu en jugerois sainement, et non pas à la volée comme tu fais. – Quant à moy, reprit Hylas, je ne pense point faillir, ayant la plus grande partie des hommes de mon costé. – C’est aussi, répondit Silvandre, la plus grande partie, celle des ignorants. Et toutesfois, encore que la beauté soit un rayon, qui de la divinité s’estend sur toutes les choses, soit spirituelles soit corporelles, si est-ce qu’en tant qu’elle est meslée avec le corps, elle peut estre veue par nos yeux, et comme telle ils en peuvent faire leur rapport à l’entendement, qui apres en donne le jugement que tu appelles opinion. Or, si tu veux te remettre de nostre dispute aux voix de cette compagnie, je m’assure qu’il n’y en aura guiere qui soient de ton costé, et cela, d’autant que, tout ainsi qu’il y a plus ordinairement de personnes saines que de malades, de mesme aussi des choses qui tumbent sous les sens, il y en a tousjours plus qui en jugent sainement, autrement il faudroit croire que la nature failliroit plus souvent en ses ouvrages, qu’elle ne les accompliroit selon ses reigles, qui seroit un blaspheme, et contre elle et contre le Dieu de la nature.
Silvandre vouloit continuer ayant un champ assez ample pour n’avoir pas de long-temps faute de discours, si Hylas qui ne pouvoit avoir une si longue patience ne l’eust interrompu, luy disant: Je sçay bien, Silvandre, que l’année sera fort sterile, quand tu [89/90] nous feras cherté de tes paroles; mais respons moy et me dis, si la beauté n’est une pure opinion, d’où vient que l’un ayme l’œil vert, et l’autre l’œil noir, l’un la blanche, et l’autre la claire brune, et ne faut pas que tu te sauves en me respondant que cela procede de l’ignorance, car nous voyons, comme je le disois devant que tu sois arrivé, que ce sont des provinces entieres qui font ce jugement. – Ce que tu me demandes, Hylas, respondit Silvandre, n’est pas difficile à resoudre: les Gaulois ayment l’œil vert, les Grecs et Latins l’œil noir, parce qu’en Grece les filles ordinairement y sont plus noires, et en Gaule plus blanches, or figure-toy des cheveux blonds et des yeux verts en un visage qui ne soit pas blanc, et tu verras que les Grecs ont raison d’estimer l’œil noir, puis que l’autre seroit presque difforme au visage de leurs filles, qui pour blanches qu’elles soient, ne le peuvent estre davantage que celles que nous nommons icy claires-brunes. Mais, Hylas, je ne sçay si tu es au bout de tes raisons, mais si tu n’en as point d’autres pour me convaincre, assure-toy que ny cette troupe ny moy, ne croirons point pour ce coup, que les enchantements desquels tu m’as menacé, m’ayent fait avouer que Stelle soit aussi belle que Diane.
A ce mot, jettant l’œil sur Phillis, et voyant qu’elle luy faisoit signe de luy vouloir dire quelque chose, quoy que Hylas le tirast par sa juppe, montrant d’avoir encore beaucoup à dire sur ce sujet, si ne voulut-il s’arrester davantage; mais tournant seulement le visage vers luy: Contente-toy pour ce coup, Hylas, luy dit-il, du temps que tu m’as fait perdre. Une autresfois, quand Diane y sera, je t’en feray une leçon aussi longue qu’il te plaira. Et se démeslant de ses mains, s’approcha de Phillis, et luy dit assez bas: Que veut dire, mon ennemie, si toutesfois je vous dois encor donner ce nom, que vous estes separée de la maistresse que vous avez donnée à Silvandre? – Berger, luy respondit-elle froidement, toutes choses sont tellement sujettes à changer, que l’on ne se doit point estonner de me voir faire quelque chose contre ma coustume. Quant au nom que vous me donnez de vostre ennemie, s’il me doit demeurer pour quelque autre occasion, je n’en sçay rien, mais si fay bien, que pour celle de Diane vous ne me le devez non plus donner qu’à elle celuy de vostre maistresse.
Silvandre fur un peu estonné voyant cette froideur, et oyant ce langage; toutesfois, se ressouvenant que Phillis avoit accoustumé de luy faire la guerre, il ne fit au commencement qu’en [90/91] sousrire. Mais un peu apres, considerant que si c’estoit une feinte, elle estoit trop bien representée, et duroit trop longuement, il l’esloigna de la trouppe pour n’estre ouy ny veu de personne, encore que ce fust bien en vain, par ce que tous ces bergers et bergeres s’amusoient de sorte au tour de Hylas, se mocquants de la victoire qu’il avoit obtenue, que malaisément eussent-ils pris garde à aucune de ses actions. Cela fut cause que le berger se voyant assez esloigné, pour n’estre entendu: Vos paroles, dit-il, ô Phillis, et vostre mine montrent bien que vous estes mon ennemie; mais pour ce qui est de Diane, il n’y a rien qui ne me die qu’elle est ma maistresse, et que je n’en dois jamais avoir d’autre. – Ce que vous devez, repliqua Phillis, je ne le sçay pas, mais pour ce qui est de Diane, je suis tres-assurée qu’elle n’est, ny ne veut rien estre pour vous. – Ah! Mon ennemie, s’escria alors Silvandre. Et s’approchant davantage d’elle: Je vous supplie, ne continuez plus cette feinte ny ce langage, car vous me feriez mourir. – Quelque occasion, adjousta-t’elle, que vous nous donniez de vous hayr, je ne sçaurois toutesfois desirer vostre mort, ma hayne ne passant jamais si avant. Mais si vous voulez que nous nous separions un peu davantage, je vous diray bien sur ce propos que vous n’estes plus avec Diane aux termes que vous souliez d’estre, et que, si ce que l’on nous a dit de vous est vray, le tort vous en demeure, et à nous le desplaisir. — Bergere, dit alors Silvandre, la prenant sous le bras, et l’esloignant encor davantage, je vous supplie, si c’est pour me mettre en peine que vous parlez de cette sorte, de me le dire promptement, et vous contentez de celle en laquelle vous m’avez mis. – Berger, berger, respondit-elle, je ne vous dis rien pour vous mettre en peine, mais plustost pour le desir que j’ay de vous en voir dehors. Et me croyez, Silvandre, que je parle à bon escient: Diane est infiniment en colere contre vous, et si on luy a point menty, je dis que sa colere n’est pas sans raison. – Mon Dieu! Phillis, s’escria le berger, qu’est-ce que vous me dittes? – Je vous dis, repliqua-t’elle, la pure verité; et afin que vous cognoissiez que je ne ments point, sçachez qu’aussi tost qu’elle vous a veu, elle s’en est allée, et m’a donné charge de retirer de vous le brasselet que vous avez de ses cheveux, tant par ce que le temps qu’il vous estoit permis de le garder est escoulé, que d’autant qu’il n’est pas raisonnable que ce tesmoignage vous demeure de la bonne volonté d’une peronne pour qui vous n’en avez point. [91/92]
Silvandre alsors ravy d’estonnement, et s’esloignant d’un pas de Phillis, se plia les bras l’un dans l’autre sur l’estomach, et sans pouvoir ouvrir la bouche, demeura les yeux fermez, et sans siller, sur la bergere, comme s’il n’eust point eu de sentiment. Et n’eust esté qu’ayant demeuré quelque temps de cette sorte. Phillis qui en eut pitié le tira par le bras, ce ravissement l’eust tenu bien long-temps insensible; mais comme s’il fust revenu d’un long évanouissement: O Dieu! Dit-il, avec un grand souspir, et joignant les mains ensemble, ô Dieu! quelle faute ay-je commise contre vostre puissance? Et demeurant là quelque temps muet, il reprit en fin ainsi: Il faut sans doute qu’elle soit grande, cette faute, puis que vous permettez que tant injustement je sois blasmé d’un defaut qui ne fut, et qui ne sera jamais en moy. – Ces exclamations, interrompit Phillis, sont inutiles maintenant, puis que vous sçavez bien qu’Amour a d’autres privileges que le reste des dieux, et que le Ciel ne punit point ses tromperies. – Et comment? bergere, reprit Silvandre, vous croyez donc, et Diane aussi, que je n’aye point de bonne volonté pour elle? – Je ne dis pas, respondit Phillis, que je le croye, mais je dis bien, que si l’on n’a point menty à Diane, elle a un tres-grand sujet de ne vous point aymer; car vous semble-t’il, Silvandre, qu’elle soit une bergere pour servir de pretexte en l’amitié que vous portez à une autre? Trouvez-vous en elle si peu de merite qu’elle ne soit pas digne d’estre servie, si ce n’est pour couvrir une autre affection? ou la cognoissez-vous de si peu de courage, qu’elle le puisse souffrir sans ressentiment? Voyez-vous, berger, les dissimulations et tromperies peuvent bien quelque temps abuser ceux qui ne soupçonnent point une telle trahison, mais depuis que l’on y veut prendre garde, croyez-moy que c’est comme de l’alchemie: pour peu qu’on la frotte, elle rougit, et montre incontinent sa fausseté. Il n’y a rien de tel, ny qui soit plus estimable que d’aller franchement en toutes choses, les finesses et les tromperies sont des tesmoignages d’un courage vil et abbatu. – Je vous avoue, dit le berger, tout ce que vous dittes, mais en fin, qu’ay-je fait? – Vous le sçavez, respondit-elle, mieux que personne, la chose est trop descouverte, pour penser que vous la puissiez encore tenir cachée. Que si vous voulez l’entendre de ma bouche, et qu’il ne faille plus que cela pour vous convaincre, je dis, Silvandre, que vous avez fait semblant d’aymer Diane, cependant que vous donniez toute vostre affection à Madonte. C’est chose que vous [92/93] ne pouvez plus nier, si vous n’estes le plus effronté berger de l’univers: toute cette contrée le sçait et s’en rid, et Diane et nous comme les autres. Que si nous en avons en quelque desplaisir, ce n’est pas que Diane se soucie d’estre aymée de vous; vrayment, ce luy est un grand avantage que d’estre recherchée d’un berger vagabond et incognu, comme vous estes, elle qui n’a personne qui la devance, ny en vertu, ny en merite. Mais l’ennuy que nous en pouvons avoir eu, procede seulement des importunitez que sans y penser nous luy avons fait avoir de nous. Et dittes la verité, Silvandre, quel dessein estoit le vostre en cette feinte? Comment vous estiez-vous imaginé qu’elle pust demeurer longuement cachée? et se descouvrant, n’avez-vous point apprehendé que chacun fist avec raison un tres mauvais jugement de vous? Diane est plus belle quand elle pleure, que Madonte quand elle rit; les défaveurs de Diane sont plus estimables que toutes les caresses de cette coureuse; et où est vostre entendement, Silvandre, en faisant un si mauvais choix? – Diane, reprit Silvandre, a pu croire ce que vous dittes? – Et comment, respondit Phillis, ne l’eust-elle pas creu, puis que chacun le luy a dit, et qu’elle en a veu les effects tres-assurez? Car à quoy ce grand soing que vous aviez de tout ce qui touchoit cette estrangere? A quoy toute cette eloquence pour luy persuader de ne point partir, à quoy vous jetter à ses pieds, à quoy luy embrasser les genoux pour l’en supplier, à quoy ces larmes espandues en luy disant Adieu, et à quoy en fin ce voyage hors de saison que vous venez de faire avec elle? Et Dieu sçait, pauvre berger, comme vous avez employé vostre service! La pauvrette meurt d’amour pour mille autres qui ne vous valent pas, et Tersandre la possede tellement, qu’il n’y a pas grande esperance pour vous; que si vous ne l’avez recogneu vous-mesme, il faut bien avouer que l’Amour n’est pas seulement aveugle, mais qu’il rend encore tels tous ceux qui le suivent. Or tout ce que je vous en dis n’est pas que Diane s’en soucie, car au contraire, elle loue Diane d’estre exempte de vos importunitez, mais c’est seulement pour vous faire sçavoir que vos tromperies et vos dissimulations sont descouvertes, et qu’il ne faut plus que vous esperiez de nous abuser par vos artifices.
Phillis parloit de cette sorte à Silvandre, non pas qu’elle en eust eu charge de Diane, car la modestie de cette fille estoit telle, et son courage si grand, qu’elle eust plustost éleu de mourir, que [93/94] de donner cognoissance que la trahison qu’elle pensoit estre en Silvandre luy eust dépleu; mais par ce que veritablement elle estoit en colere contre ce berger, et ressentoit comme sienne, l’offense qui avoit esté faitte à sa compagne. Et il fut tres à propos que, durant leurs discours, toute la trouppe se fust entierement éloignée d’eux, autrement il eust esté impossible que chacun ne se fust apperceu du trouble où ces paroles le mirent, qui fut à la verité plus grand que la bergere n’avoit estimé. Le regret de se voir accusé d’une faute qu’il n’avoit point faite, la perte de la bonne grace qu’il avoit esperé d’obtenir en Diane, et les cruelles paroles de Phillis, qu’il jugea bien venir de la part de sa maistresse, le surprindrent de telle sorte, que sans pouvoir proferer un seul mot, il fut contrainct de s’appuyer contre un arbre, où sa foiblesse augmentant, et les jarrets luy venants à deffaillir, il se laissa couler sur la terre, où peu apres une si grande deffaillance de cœur le surprit, que peu à peu il demeura immobile, et sans point de sentiment.
Phillis qui le vid en cet estat, le tira plusieurs fois au commencement par les bras, et puis voyant qu’il se laissoit aller comme s’il eust esté mort, elle courut au petit ruisseau qui accompagne cette allée jusques dans Lignon, et puisant de l’eau dans ses mains, s’en revint courant la luy jetter au visage; mais tous ces remedes ne luy profitans de rien, elle le laissa toute espouvantée, et s’en courust du costé où elle avoit veu passer toute cette trouppe, pour appeler quelqu’un qui le vinst secourir.
Mais ces bergeres desquels ils s’estoient separez, s’en estoient allez la pluspart en leurs cabanes, parce que l’heure du disner s’approchoit, de sorte qu’elle eust couru longuement en vain, n’eust esté qu’elle apperceut d’assez loing, Astrée, Diane et Alexis, qui s’en venoient le petit pas, pour ouyr la dispute de Silvandre et de Hylas, quoy qu’Alexis et Astrée n’eussent pas grande envie de se faire voir à toute cette trouppe en l’habit qu’elles portoient, ny Diane aussi de se trouver en lieu où fust Silvandre; de sorte qu’il sembloit qu’elles y allassent sans dessein d’y aller, et que le Genie seul de Silvandre fust celuy qui les conduisist pour le voir en l’estat où il estoit. Aussi, lors que Phillis les apperceut, elle commença de leur faire signe de la main pour les haster, estant de sorte estonnée et hors d’haleine, qu’elle ne pouvoit crier; Astrée qui fut la premiere qui la recognut, craignant qu’il ne luy fust arrivé quelque fascheux accident: Allons, je vous [94/95] supplie, dit-elle, au secours de Phillis, je la void qui court et nous fait signe, il faut qu’elle ait besoing de nous. Toutes alors redoublerent le pas, et Diane à mesme temps, comme si quelque demon eust parlé dans son cœur, sentit une certaine émotion non accoustumée, qui luy fit presque deviner ce qui estoit advenu. Lors que Phillis fut plus pres d’elles, et qu’elle pust se servir de la parole; O dieux! s’escria-t’elle, en joignant les mains, ô dieux! Diane, le pauvre Silvandre est mort. – Silvandre est mort? reprit incontinent Diane, et qui l’a tué? – Vous et moy, repliqua Phillis, vous par le commandement que vous m’avez fait, et moy en vous obeissant. A ce mot, Diane saisie de douleur, ne put luy répondre, ny faire un pas plus avant, donnant bien cognoissance que quand elle avoit dit du mal de Silvandre, son cœur n’y avoit jamais consenty, mais que c’estoit seulement des paroles qu’une amour offensée presoit à la jalousie. Astrée et Alexis, au contraire, qui estimoient la vertu et le merite de ce berger: Est-il bien vray, dirent-elles, qu’il soit mort? – Il n’est que trop vray, adjousta Phillis, le visage tout couvert de larmes, et pour peu que vous me suiviez, je le vous feray voir en l’estat que je dis. Alors se mettant toutes deux au grand pas apres elles, elles ne marcherent guiere sans l’apercevoir estendu de son long, et de la mesme façon que Phillis l’avoit laissé.
Diane qui venoit lentement apres, pour ne découvrir la passion qu’elle vouloit tenir cachée, ne jetta pas si tost les yeux sur le berger, qu’elle se sentit le visage tout mouillé de pleurs, qu’elle n’avoit par force ouvert le passage. Et par ce que la modestie de cette bergere, et la façon de vivre qu’elle avoit tousjours continuée ne luy pouvoient permettre de donner cognoissance à personne de cette passion, elle s’arresta à dix ou douze pas de ses compagnes, et se tournant du costé d’où elle venoit, faisoit semblant de ne se guiere soucier de cet accident. Au contraire, Astrée, Alexis et Phillis, pleines de compassion, estoient toutes empeschées autour de luy: l’une luy levoit le bras, l’autre le teste, l’autre luy mettoit la main à l’endroit du cœur, mais ne luy remarquant aucun signe de vie, elles ne faisoient que se dire l’une à l’autre qu’il estoit mort. Ces paroles qui venoient jusques aux oreilles de Diane n’estoient que des glaives cruels qui perçoient de nouvelle douleur le cœur de la bergere. Cela fut cause, qu’apres [95/96] s’estre bien essuyé les yeux, et se faisant un tres grand effort, elle s’approcha de Phillis, et luy dit à l’oreille: Je vous supplie, ma sœur, cherchez à son bras le brasselet que vous sçavez, afin que quand on le despouillera, quelqu’un ne le trouve. A ce mot, elle s’en alla, tellement outrée de douleur, que pour peu qu’elle eust parlé davantage, il luy eust esté impossible de ne descouvrir tout ouvertement l’affection qu’elle portoit à ce berger.
Phillis, pour satisfaire à la volonté de sa compagne, et mesme jugeant bien qu’elle avoit raison de ne vouloir point que personne le pust recognoistre, prit les bras du berger, et chercha quelque temps par dessus la manche pour sentir l’endroit où ce brasselet grossiroit; et l’ayant rencontré luy despouilla le bras, mais non pas sans larmes. Et cependant qu’elle le desnouoit, elle luy vid, et ses compagnes aussi, une marque, qu’il avoit apparence qu’il eust apportée du ventre de sa mere: c’estoit un Rameau de Guy si bien fait, qu’il n’y eust personne qui ne le recognut incontinent, car les feuilles longuettes, et les nœuds de la branche estoient si bien representez, qu’encore que la couleur ne fust pas entierement verte, on ne laissoit pas de juger que c’estoit du guy, tant à ce que j’ay dit, qu’aux petites bacques ou fruicts qui blanchissoient entre les feuilles d’une plus esclatante blancheur que le reste de la peau.
Cependant qu’elles s’amusoient à considerer cette marque, et à desnouer le brasselet, et que Diane s’estoit desja bien fort esloignée d’elles, Silvandre tout à coup revint de son esvanouissement, mais de telle sorte estonné de se voir en cet estat, et mesme entre les mains de ces bergeres, qu’il ne sçavoit s’il dormoit, ou s’il veilloit. La joye de toutes trois ne fut pas petite, le voyant plein de vie, apres l’avoir pleuré mort, parce que la vertu du berger se faisoit aymer de chacun. Et toutesfois Phillis qui eut crainte qu’il ne retombast au mesme accident une autre fois, se hasta le plus qu’il luy fut possible de prendre le brasselet de Diane; et quoy que le berger senist bien qu’on luy remettoit la manche de sa chemise, et de sa juppe, si ne pensa-t’il point au larcin qu’on luy avoit fait, ayant seulement opinion que l’on l’avoit des-habillé, pour luy donner quelque secours.
En fin Alexis voyant que sans leur dire un seul mot, il leur laissoit faire tout ce qu’elles vouloient, afin de le remettre un peu: Et quoy? berger, luy dit-elle, quel est cet accident, et perdez-vous ainsi le courage? Silvandre alors prenant Alexis pour une [96/97] bergere, par ce qu’elle en avoit l’habit, apres l’avoir remerciée, et ses compagnes aussi, de la peine qu’elles avoient toutes voulu prendre pour luy, il continua: C’est plustost signe, dit-il, de faute de courage, de pouvoir supporter sans mourir le mal que je ressens. – Vous vous trompez, reprit Astrée, le courage est de surmonter toutes sortes d’accidens; et croyez-moy, que, pour peu que vous veuillez faire paroistre que vous estes homme, ce mal n’est pas si grand qu’aisément vous ne le surmontiez. Phillis qui craignoit que ce ressouvenir luy renouvellast l’ennuy qui l’affligeoit: Ne parlons plus du mal, adjousta-t’elle, mais seulement de la guerison. Silvandre alors respondit à Astrée, la prenant pour une druide, parce qu’elle estoit ainsi vestue: Cette bergere, madame, sçait mieux la grandeur de ma maladie que tout autre; et c’est pourquoy, la jugeant incurable, elle a raison de ne vouloir point qu’on parle. Mais, continua-t’il en se relevant, quoy qu’avec peine, ce bon Genie, qui jusques icy a eu soin de ma deplorable vie, me conduira bien-tost au lieu où j’espere la trouver, cette guerison, qu’elle pense estre impossible.
A ce mot, apres les avoir remerciées du secours qu’elles luy avoient rendus, il s’en voulut aller, mais considerants toutes combien il avoit l’œil farouche et hagard, elles eurent peur qu’il n’eust dessein de se mesfaire; et Astrée, comme bien experimentée a un semblable accident, le retenant par le bras, et ayant bien cognu aux paroles qu’il luy avoit respondues, qu’il la prenoit pour une druide estrangere: Sçachez, berger, luy dit-elle, que ce Genie duquel vous parlez, m’a ce matin ordonné de me trouver icy à l’heure que j’y suis venue, tant pour vous secourir que pour vous dire de sa part que vous viviez avec assurance que son ayde ne vous defaillira non plus en cette occasion, qu’elle ne vous a pas manqué en toutes les autres où vous en aveu eu besoing, et que trois jours ne s’escouleront point sans que vous le ressentiez favorable, pourveu toutesfois que la foiblesse de vostre courage ne luy oste, et la volonté, et le loisir de le pouvoir faire. Et souvenez-vous que je le vous ay dit en la presence de ces bergeres, que j’en prends pour tesmoins. A ce mot d’Astrée, qui avoit desguisé sa voix le mieux qu’il luy avoit esté possible, de peur d’estre recognue, s’en alla, faisant semblant de ne cognoistre pas une de ces bergeres qui estoient autour de luy, et de n’estre venue en ce lieu que pour le seul sujet qu’elle luy avoit dit.
Et voyez combien l’opinion de la divine assistance a de pou [97/98] voir sur l’esprit des hommes! Astrée n’eust pas plustost proferé ces paroles, que Silvandre receut comme venant d’un oracle, que, commençant d’esperer, il changea le farouche regard que le desespoir luy avoit mis dans les yeux, et montrant un visage plus serain et plus ouvert, il mit les genoux en terre, haussa les yeux et les mains au Ciel, et la teste nue: C’est bien, dit-il, veritablement de vous seul, ô souverain Tautates Taramis que j’attends le secours que je ne puis esperer d’ailleurs, puis que vous sçavez assurément que mon supplice est injuste, et que je ne suis point coulpable de la faute pour laquelle j’y suis condamné!
Alexis qui vid partir Astrée, et qui ne pouvoit souffrir d’estre en quelque lieu sans elle, fit dessein de la suivre, et de ne demeurer pas là plus longuement, tant pour ce sujet, que par ce qu’elle eut peur que ce berger ne la recognust revestue des habits d’Astrée, et que par ce moyen il ne se prist garde aussi qu’Astréé avoit pris les siens, ce qui eut pu faire un contraire effect à leur dessein. Ces considerations furent cause qu’elle fit signe à Phillis de demeurer là encore quelque temps, de peur qu’il ne les suivist; et en partant, elle dit: Souvenez-vous, berger, que si, ayant eu l’advis que vostre bon Genie vous a donné, vous vous rendez incapable de secours qu’il vous promet, vous serez beaucoup plus coulpable, estant Silvandre, que si vous estiez un berger qui eust moins de cognoissance des dieux.
Le berger la vouloit remercier, lors que sans attendre sa response,
elle s’achemina au grand pas vers Astrée, qu’elle atteignit
bien tost, par ce que de temps en temps elle tournoit
la teste pour voir si Alexis ne venoit point encore.
Et semble qu’en ce point le Ciel voulut qu’Astrée
rendist le mesme office à Silvandre, qu’au-
trefois Celadon avoit fait en une
semblable occasion à Ursace.
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