LA QUATRIESME PARTIE D’ASTRÉE

LE CINQUIESME LIVRE

En mesme temps toute la compagnie se separa, et Astrée, Diane et Phillis prindrent le chemin de la demeure de Phocion pour y accompagner Alexis, parce qu’il commençoit à se faire tard.

Et par les chemins, ne pouvants assez admirer l’accident qui estoit arrivé à cette estrangere: Je vous asseure, dit Astrée, que je croy que Dorinde est moins obligée à ceux qui l’ayment, que non pas à ceux qui luy veulent mal. – Et pourquoy? dit Phillis. – Parce, respondit-elle, que ceux qui luy veulent mal ne la trompent point, et tous les autres la trahissent. – Et quoy! ma sœur, repit Diane, pensez-vous qu’entre tous les hommes il n’y en ait point d’autres que de trompeurs? O dieux! que vous estes abusée si vous le croyez! car soyez certaine que jamais la tromperie ne finira dans l’univers tant qu’il y aura un homme.

Alexis qui, encore que revestue en fille, ne pouvoit se despouiller du personnage d’homme que la nature luy avoit donné: Mais est-il possible, discrette et belle bergere, dit-elle, que vous croyiez ce que vous dites? – Mais est-il possible, madame, respondit Diane, que vous ayez vescu jusqu’en l’aage où vous estes sans l’avoir recognu? – Il ne faut pas trouver estrange, adjousta Alexis, qu’encore que les hommes soient tels que vous les dites. Je ne l’aye pas recognu, puis que la nourriture que l’on m’a donnée parmy les filles druides, est tant retirée de la conversation des hommes, qu’à peine les cognois-je que par le nom. Mais je ne me puis imaginer que le grand Tautates qui est si bon, ait [213/214] voulu donner à nostre sexe un si mauvais compagnon, que vous le figurez. – Que voulez-vous que je vous responde sur cela, dit-elle, sinon que ce sont des secrets qu’ils s’est reservé à luy seul; et s’il m’est parmis de dire ce que j’en pense, je croy que c’est pour nous faire exercer la vertu de patience. – Ah! ma sœur, dit Astrée, je ne vous advoueray jamais cette opinion, et je ne pense pas qu’il y en ait gueres qui la signent avec vous. – Vous avez raison, repliqua-t’elle, Astrée, car, dites la verité, comment avez-vous esté satisfaitte de Celadon? Vous voulez bien que je le nomme, encore que cette belle dame nous escoute? continua-t’elle, montrant Alexis, puis qu’elle veut que nous ne luy cachions rien. – Quant à moy, reprit Astrée, je n’ay point de sujet de l’estre mal de celuy que vous nommez, sinon tout ainsi que vous en avez eu pour Filandre. – Or en cecy, dit Diane, j’avoue que je n’en ay point eu de Filandre, mais je ne sçay, s’il eust vescu plus longuement, ce qui en eus testé, car en effect il estoit homme.

Alexis, oyant nommer Celadon, changea de couleur, et n’osant presque tourner les yeux sur Astrée, elle les tenoit contre terre. Mais quand elle ouyt qu’elle disoit qu’elle n’avoit non plus de sujet de mauvais satisfaction de Celadon que Diane en avoit eu de Filandre, elle eust bien desiré que Diane eust dit quelle estoit celle que Filandre luy avoit donnée, afin d’apprendre par là dequoy sa bergere se plaignoit. Et voyant que Diane n’en parloit point, elle reprit la parole: Mais, discrette bergere, luy dit-elle, puis que vous voulez en user si franchement avec moy, obligez-moy de me dire quelle mauvaise satisfaction vous avez eue de ce berger, duquel l’on vous parle. – Madame, respondit-elle, le discours en seroit trop long, et assez fascheux, pour vous à l’ouyr, et pour moy à le raconter. – Vous pouvez, repliqua Celadon, le dire en si peu de mots que, ny vous, ny moy, n’en sçaurions recevoir beaucoup d’ennuy.

Phillis alors, reprenant la parole pour elle: Madame, dit-elle, exemptez-la de cette corvée, qui ne luy seroit pas si peu fascheuse que vous l’estimez. Et pour satisfaire à vostre curiosité, je vous diray pour elle que la mauvaise satisfaction que Diane a eue de ce berger, n’a esté que le malheur et la mauvaise fortune de Filandre; et que cela vous suffise, vous assurant que cette playe est si sensible qu’elle ne se peut toucher avec une main si delicate, qu’elle ne luy fasse beaucoup de mal. Mais, ma sœur, [214/215] continua-t’elle, s’addressant à Diane, que diriez-vous contre Lycidas? – Je dirois, respondit-elle, qu’il n’est encore ny mort, ny marié, et que, peut-estre, devant que cela soit, il arrivera des choses qui vous donneront occasion de le metter au rang des autres hommes. – O ma sœur! quel outrage vous ay-je fait, s’escria Phillis, pour me predire tant de desplaisir, et où il y a si peu d’apparence? Je voy bien que les mires ont raison de dire que la bouche qui est amere rend de mauvais goust toutes les viandes. – Ma sœur, ma sœur, reprit Diane, je sçay bien que vous voulez dire qu’il y a peu d’apperance de faire ce jugement; mais souvenez-vous qu’il est homme, c’est à dire trompeur, et que, quand Merindor trompa Dorinde, il n’y avoit pas grande apperance qu’il le deust faire, et toutesfois il le fit. Ne sçavez-vous pas que les tromperies ne sont tromperies, sinon en tant qu’elles deçoivent ceux à qui elles se font; et c’est pourquoy il faut qu’elles soient toutes faites en sorte qu’auparavant il n’y ait point d’apperance qu’elles deussent arriver ainsi. – Quant à moy, dit Astrée, qui n’ay plus d’interest en ces choses desquelles vous parlez, j’en dois estre mieux creue que pas une de vous. Oyez quelle est mon opinion: Je croy que les hommes ne sont pas si trompeurs que plusieurs les croyent, ny si fidelles que plusieurs en ont opinion.– Et qu’est-ce, mon serviteur, luy dit Alexis, que vous voulez dire par cet enigme? – J’entends, ma maistresse, dit Astrée, qu’il y a des hommes trompeurs, et d’autres qui ne le sont pas, et que tous ne doivent pas estre mesurez à une mesme aulne. Et de plus, que la vertu ny le vice des uns ne doit pas estre à l’honneur, ny au deshonneur des autres, et qu’à cette occasion celles qui ont quelque sujet de se plaindre de l’infidelité des hommes, ne doivent pas dire absolument qu’ils sont tous des trompeurs, ny celles aussi qui ont eu quelque assurance de la fidelité de quelque particulier, penser qu’il soit impossible qu’un homme soit infidelle, car l’un et autre se pourroient bien abuser.

Leurs discours eussent duré plus longuement, n’eust esté que, passant assez prés d’un buisson, ils ouyrent la voix d’un berger, qu’ils recognurent bien-tost pour estre Silvandre. Et parce qu’il parloit assez haut, ils ne s’en approcherent guere davantage, sans ouyr qu’il disoit ces vers. [215/216]

SONNET

Qu’il n’a point changé.

Que j’ayme autre que vous, ny que jamais mon cœur

Ait souffert que les yeux de quelque autre bergere

L’ayent pu rechauffer d’une flame estrangere,

Ny qu’un second amour en ait esté vainquer.

S’il est ainsi, grands dieux! armez-vous de rigueur,

Vangez la trahision d’une ame si legere;

Et faites voir à tous que, d’un esprit mocqueur,

Vous sçavez descouvrir l’amitié mensongere.

Mais vous ne punissez, ce dit-on, les serments,

Quoy que traistres et faux, des parjures amants:

Que vostre bras, grands dieux! toutesfois me punisse!

Si j’ay changé d’amour, je ne suis plus amant,

Mais plustost un trompeur digne de chastiment.

Par ainsi qu’en la vostre esclaire ma justice.

Diane, qui avoit esté la premiere à recognoistre la voix de Silvandre, fit ce qu’elle put pour empescher que ses compagnes ne s’arrestassent à l’escouter. Mais ne pouvant obtenir cela sur elles, et voyant qu’apres qu’il eut finy ces vers, elles vouloient encore ouyr ce qu’il se preparoit de dire, elle les laissa, et s’en alla devant au petit pas, non toutesfois moins curieuse qu’elles, ny moins desireuse d’entendre ce qu’il diroit, mais atteinte du despit qui la pressoit, elle ne vouloit pas mesme se donner ce contentement, pour ne luy faire la faveur de l’ouyr.

Silvandre qui ne pensoit point estre escouté de personne, apres s’estre teu quelque temps, en fin, lors que ces bergeres, pensant qu’il ne vouloit rien dire, commençoient de s’en vouloir aller, il reprit la parole de cette sorte. [216/217]

PLAINTE

I

Qui donnera des larmes à mes yeux

Pour pleurer ma fortune,

Et qui fera que ma voix n’importune

Les hommes ny les dieux,

En se pleignant sans cesse

Du malheur qui m’oppresse?

II

Sortez helas! sortez, mes tristes pleurs,

Sortez à pleine bonde,

Et vous ma voix, remplissant tout le monde

De mes tristes clameurs,

Faites par tout entendre

Le malheur de Silvandre.

III

Mais hé! pourquoy, mes pleurs, sortirez-vous?

Ny vous, ma voix, encore?

Pourroit-il bien, ce mal qui me devore,

En devenir plus doux?

Ah! trompeuse esperance,–

Il ne faut que j’y pense!

IV

Rien que la mort ne me peut soulager:

Ainsi le Ciel l’ordonne,

Le Ciel cruel, qui ne veut que personne

Mon mal puisse alleger,

Ny que rien m’en delivre,

Sinon cessant de vivre. [217/218]

V

Esloigne donc, Silvandre, loin de toy,

Ceste fascheuse vie;

Le seul moment qui te l’aura ravie,

Sera chery de moy;

Aurions-nous le courage

De vivre davantage

VI

Devant le mal, si le mourir est beau,

Pourquoy la destinée

N’a-t’elle point nostre fin terminée

Dedans nostre tombeau,

Sans filer une vie

De tant de maux suivie?

VII

Silvandre heureux plus qu’on ne peut penser,

Si seulement d’une heure

De ton trespas le malheur que je pleure,

J’eusse veu devancer,

Ou bien d’une journée,

Trompant ta destinée!

VIII

Mais ce desir est inutile enfin,

La pierre en est jettée,

Et dans le Ciel l’influence arrestée

De ton cruel destin,

Veut que sans allegance

Tout desastre t’offense.

Et lors, apres s’estre teu quelque temps: Miserable Silvandre! s’escria-t’il avec un grand souspir, pourquoy continues-tu ta miserable vie, apres tant de sujet de mourir? Est-ce peut-estre [218/219] soubs quelque esperance d’une meilleure fortune? Ah! qu’il est bien temps que desormais tu en sois desabusé, si pour le moins tu as encore le souvenir de ta vie infortunée! Tu commerces d’entrer dans le cinquiesme lustre, depuis le miserable jour de ta naissance, et en tant de nuicts, ent tant de lunes, et en tant d’années, pourras-tu bien dire un seul moment, qui ne soit remarquable par quelqu’une de tes infortunes? Je ne dirois pas l’heure desastreuse, qui me fit voir la premiere fois Diane, puis qu’en elle je vy toute la perfection que la nature peut donner aux mortels, si ce n’estoit que ce fut en ce mesme temps, qu’il sembla que la Fortune prit encore un plus grand empire sur moy qu’elle n’avoit jamais eu.

Car auparavant, si elle avoit quelque puissance sur moy, c’estoit seulement sur mes brebis et sur mon petit mesnage, mais j’avois l’ame exempte de ses coups et de ses changemens. Mais, ô dieux! depuis que je la vis, cette belle Diane, depuis, dis-je, que je la vis, mon ame de libre devint esclave, et d’insensible si foible et si soubmise, que la moindre volonté de cette bergere m’a servy de loy, ses commandemens d’oracles, et le moindre signe de ses sourcis de commandemens si absolus, que j’eusse plustost esleu tout genre de mort, que de desobeir à la moindre de ses volontez! Et ne voilà pas que, pour comble de mon malheur, tous mes soins, tous mes services, et toutes mes extremes passions luy sont des offences et des injures. Si l’Univers et tout ce qui y est compris, se regit et gouverne avec raison, quelle raison y a-t’il que, n’ayant jamais eu dessein que de faire service à cette belle bergere, avec toute sorte d’affection et de fidelité, elle ne me rende que de la haine et du mespris?

Et là, demeurant muet quelque temps, il reprenoit la parole ainsi: J’entends, ô dieux! ce secret, ou pour le moins il me semble l’entendre, c’est pour me punir de ce que je l’ay trop aymée, cette adorable Diane, et que j’ay preferé cette affection à celle que je vous dois. Mais s’il est ainsi, pourquoy ne l’avez-vous faite avec moins de perfection? Car, estant telle que vous l’avez rendue, seroit-ce pas vous offencer en elle que de l’aymer moins que je fay? Mais bien, dit-il en fin, avec un profond souspir, continuez seulement, et redoublez, si bon vous semble, la pesanteur de vos coups, si ne ferez-vous jamais que j’en diminue.

Cependant que Silvandre parloit de cette sorte, Diane s’estoit desja fort esloignée, et Phillis, ne la voulant laisser aller seule, la [219/220] montra à Alexis et à Astrée, et leur dit à l’oreille que, si elles vouloient demeurer là plus long-temps, elle estoit d’advis de s’y en aller pour l’arrester. Mais la druide et sa compagne, voyant qu’il se faisoit tard, penserent qu’il valoit mieux ne s’amuser point davantage en ce lieu, où elles ne pouvoient apprendre rien de plus de l’innocence de ce berger qu’elles en avoient ouy. Et pour ce, se retirant doucement pour n’estre point apperceues, elles allerent au grand pas atteindre Diane, à qui elles dirent toutes trois ce qu’elles purent à la descharge de Silvandre. Mais elle, sans faire semblant qu’elle s’en souciast, leur alloit repondant avec une certaine nonchalance, qu’on eust jugé que ce n’estoit pas de Silvandre qu’elles parloient, ou que celle à qui elles le disoient n’estoit pas Diane.

Cela fut cause qu’Alexis, admirant la force de l’esprit de Diane, sçachant assez par experience combien il est difficile de resister à la passion qui la combattoit: J’avoue, dit-elle, belles bergeres, que jusqu’icy je n’ay jamais pensé y avoir des filles si maistresses d’elles-mesmes, ny des hommes aymant si bien que j’en voy sur les rives de Lignon. – Et pourquoy dites-vous cela? respondit Astrée. – Parce, mon serviteur, reprit Alexis, qu’oyant le discours de Silvandre, et les ennuis qu’il supporte, il faut confesser qu’il ayme infiniment en les pouvant souffrir. Et voyant avec quelle froideur Diane les mesprise, il faut l’admirer, et dire qu’en elle seule la passion cesse d’estre passion, et prend le personnage de la raison. – Madame, respondit Diane, pardonnez moy, si je vous dis que vous estes deceue aux deux jugements que vous faites. Car, pour ce qui me touche, croyez qu’il est bien-aisé d’en user comme je fais, en une chose où l’on n’a point d’interest, comme est celle de laquelle vous me parlez. Et quant à ce qui est du berger, soyez certaine que, non seulement sur les rives de Lignon, mais par tout où le nom d’amour a esté recogneu, les hommes s’estudient plus à déguiser leurs affections, que non pas à les rendre grandes et veritables, et qu’elles font comme ces vessies enflées, qui semblent estre quelque chose de grand, et cependant ne sont pleines que de vent, et au moindre coup d’espingle descouvrent leur deffaut.

– Sage bergere, repliqua la druide, je veux bien croire qu’en toute façon vous avez plus de cognoissance que moy de l’humeur de ceux de qui vous parlez; mais permettez-moy de vous dire que Silvandre aime. – Je le croy, madame, interrompit Diane, [220/221] mais c’est Madonte. – Je croy, repit Alexis, que Silvandre ayme, et qu’il n’ayme personne que Diane. – Il faut donc, adjousta la bergere, que Madonte ait changé de nom, et qu’elle s’appelle Diane; et s’il ne vous plaist pas de m’en croire, je m’en rapporte à Laonice. – Vous verrez, continua la druide, qu’en fin vous descouvriez qu’il y a quelque secret caché soubs le rapport que cette Laonice vous a fait, car s’il estoit vray que Silvandre aymast Madonte, pourquoy feroit-il semblant de vous aymer? A quoy luy pourroit estre utile ce desguisement? – Pour clorre les yeux, dit-elle, à la jalousie de Tersandre. – Cela, repliqua Alexis, pouvoit estre bon du temps que Tersandre et Madonte estoient icy, mais maintenant qu’ils n’y sont plus, à quoy luy serviroit-il? – O madame! s’escria la bergere, si vous sçaviez l’humeur de tous les hommes, mais particulierement de Silvandre, vous ne vous en estonneriez pas. Il faut que vous sçachiez qu’il n’y a pas soubs le ciel un berger qui desire plus de donner une bonne opinion de soy-mesme, et cela est cause que, ayant fait semblant de me vouloir du bien, il a honte que sa tromperie soit descouverte; et toutes ces façons que vous luy voyez faire, et que vous pensez venir de quelque affection, procedent, et croyez moy, de la honte d’estre recognu pour dissimulé, et pour homme de peu de foy.

– S’il avoit honte, adjousta Alexis, de ce que vous dites, elle feroit un effect bien contraire, car, et mesme s’il aimoyt Madont, il s’esloigneroit le plus qu’il luy seroit possible de ces lieux, où sa dissimulation aurroit esté recognue, et suivroit sans doute celle qu’il aymeroit. Car, à ce que j’ay ouy dire de luy, il n’a rien en cette contrée qui puisse l’arrester, ny seulement convier d’y demeurer plustost qu’ailleurs, estant si mal partagé des biens de la fortune, qu’il n’en a qu’autant qu’avec son industrie il en peut acquerir, et cela, il le peut aussi bien faire par tout où il voudra aller qu’en cette rive de Lignon.

Et puis que vous me parlez de l’humeur de Silvandre, il faut que je vous die que, pour le peu de temps que je l’ay veu, et que j’ay remarqué tous ses discours, je le juge pour un berger d’un courage si franc, et d’un esprit si pur et net, que je ne croiray jamais en luy un vice si honteux, ny tant indigne d’un homme de courage, comme est la dissimulation, qui ne part jamais que de foiblesse de corps et d’esprit. Et de fait, en toute sa vie passée, quelle action des siennes vous peut faire juger qu’il soit de cette [221/222] humeur? Asseurez-vous, bergere, que la dissimulation, pour peu qu’elle sot touchée, elle montre son deffaut. J’ay ouy dire à tous ceux de cette contrée, que Silvandre est un tres-sage et tres-vertueux berger, et seroit-il possible qu’un homme seule pust decevoir les yeux de tous ceux que le regardent? Asseurez-vous, Diane, que vous estes deceue en vostre jugement.

Diane alors, l’interrompant: Il est vray, madame, que je l’ay peut-estre esté, mais que maintenant je ne la suis plus, et que si l’on peut prevoir le futur, je vous asseureray que je ne la seray jamais de Silvandre, ou ma resolution se changera fort.

Phillis qui jusques alors s’estoit teue pour escouter les raisons qu’elle representoit à compagne, voyant qu’elle ne repliquoit plus, reprit la parole: Ma sœur, luy dit-elle, car c’estoit ainsi qu’elle la nommoit, depuis que la gageure de Silvandre et d’elle estoit finie, je n’ay point d’interest en l’affaire dont vous parlez, sinon en tant qu’elle vous touche, et je m’asseure que vous en croyez bien autant de tout ce qui est icy. C’est pourquoy vous devez recevoir ce que nous vous disons, non pas comme de personnes desireuses du contentement de Silvandre, mais comme de vos meilleures aimies, et qui aimeroient mieux estre trompées elles-mesmes en chose qui leur importast beaucoup, que non pas servir à quelqu’un d’instrument pour vous decevoir. Lors que vous aurez cette creance de nous, comme à la verité vous la devez avoir, vous jugerez incontinent que, si nous vous disons quelque chose de ce berger, ce n’est pas pour vous divertir d’un bon dessein si vous l’aviez fait, ny pour advantager à vostre dommage Silvandre, puis qu’il nous est indifferent, et qu’au contraire, nous vous aymons toutes, comme vous sçavez, mais plustost pour vous delivrer, s’il nous est possible, d’une opinion qui, sans doute, quelque mine que vous en fassiez, ne vous rapportera que du mescontentement. Souvenez-vous, ma sœur, que chacun est aveugle en ce qui le touche, et que le malade est celuy qui recognoist, et qui veut le moins ce qui luy est utile.

– Ma sœur, respondit froidement Diane, je n’ay jamais douté de l’asseurance que vous me donnez de vostre amitié, ny que, cette sage druide m’ayant fait l’honneur de me dire qu’elle m’ayme, je n’aye adjousté foy aux paroles d’une personne que je tiens pour si veritable, et qui me sont tant advantageuses. Et Dieu sçait avec quel respect, et quel remerciement je reçoy cette faveur que vous me faites, vous asseurant qu’en cecy et en toute autre [222/223] chose, je prefereray tousjours vostre jugement de toutes au mien. Mais vous me permettrez bien aussi de vous dire que bien souvent ceux ausquels une affaire ne touche que par le ressentiment que la compassion leur en peut donner, ne la considerent pas de si prés, que ceux que en doivent porter toute l’incommodité. Et ainsi, leurs advis et leurs conseils, encore qu’ils ne partent pas de mauvaise volonté, mais quelquesfois de beaucoup d’affection, peuvent bien estre deffaillants en plusieurs choses, parce que jamais le jugement que l’on fait, ne peut estre bien bon ny bien asseuré, que l’on n’en ait la cognoissance entiere. Et c’est pourquoy nous disons ordinairement que nul ne peut si bien sçavoir de quel costé la charge blesse, que celuy qui la porte. – Mais, ma sœur, reprit Astrée, encore faut-il aux choses douteuses, et qui ne se peuvent pas bien averer, s’en rapporter, ce me semble, à la pluralité des voix. Quant à moy, j’ay tousjours tenu cette reigle pour tres-asseurée, que, si je voyois que tous eussent opinion qu’une couleur fust jaune, encore qu’elle semblast estre rouge, je croirois infailliblement que mon œil se tromperoit, et tiendrois qu’elles seroit de la mesme couleur, que tous les autres yeux la jugeroient. Vous avez opinion que Silvandre ayme Madonte, et nous vous disons toutes qu’il n’y a point d’apperance; et que ne vous conformez-vous à la creance que nous en avons? – Ma sœur, repliqua Diane, je ne suis pas seule. Laonice qui en a veu la verité me l’a dit. – Laonice, dit Astrée, est assez fine pour l’avoir dit, afin de vous mettre en peine. – Et quel profit luy en reviendroit-il? dit incontinant Diane. – Le profit, adjousta Atrée, qu’en retirent ceux qui, le plus souvent, se plaisent à semer de semblables dissentions. Elle l’aura fait pour passer son temps, ou peut-estre pour voir quelle mine vous en ferez, et pour découvrir s’il est vray que Silvandre vous ayme, ou qu’il soit aymé de vous. Croyez-moy, ma sœur, ne donnez point tant de creance à cette fille, qu’elle vous fasse dementir toutes vos cheres et plus cheres amies, le jugement de tous ceux qui cognoissent Silvandre, et bref toute la vie passée de ce berger qui a vescu de telle sorte que ses plus grands ennemis ne sçauroient qu’y trouver à reprendre. Joignez toutes ces choses ensemble, et y adjoustez encore les raisons que nous venons de vous representer, et puis voyez s’il y a apparence que le seul rapport de Laonice puisse etre plus croyable.

– Outre que j’ay parlé à Silvandre, adjousta Phillis, mais il [223/224] nie de telle sorte presque tout ce que vous a dit Laonice, qu’il est le plus detestable berger qui fut jamais si elle a dit la verité. – Et toutesfois, continua Alexis, chacun sçait assez que Silvandre craint les dieux et qu’il n’est pas ignorant. S’il n’est pas ignorant, il sçait combien est grande l’offense du parjure, et s’il craint les dieux, la voudroit-il commettre? Et mesme, s’il est vray qu’il ne vous ayme point. Et par ainsi je conclus que mon jugement a esté tres-bon, lors qu’au commencement j’ay dit que Silvandre aimoit, et qu’il n’aymoit que Diane. – Madame, interrompit Diane, ne pouvant presque supporter la continuation de ce discours, ny Silvandre ny moy, ne méritons pas que vous preniez la peine de parler de nous, et mesme d’un sujet qui nous importe si peu à nous deux. Car, pour luy, je croy, que toutes les demonstrations de bonne volonté qu’il m’a fait paroistre, n’ont esté que pour la gageure de Phillis. Et pour moy, je vous asseure bien que je ne les ay jamais receues que comme venant de cette feinte; de sorte que c’est une chose de si peu de poids, et en laquelle nous sommes tous deux si peu interessez, que cela n’en vaut pas le parler. – O madame! s’escria Phillis, laissez-la dire, je vous jure par la foy que je vous dois, qu’elle ment, et qu’elle parle au plus loing de sa pensée. Et pardonnez-moy, ma sœur, continua-t’elle, se tournant vers Diane, si je dis la verité, car j’aymerois mieux mourir que de vous passer cette dissimulation. Non, non, ne rougissez point, ny ne vous mettez point la main sur le visage, de peur que nous en voyons le changement: vous sçavez que je dis vray, et que veritablement Silvandre vous aime, et que vous ne l’avez pas entierement ignoré.

Alexis et Astrée se mirent à rire de voir l’action avec laquelle Phillis parloit, et Diane mesme ne s’en pust empecher, quoy qu’elle voulut s’en cacher. Et cela fut cause qu’estant un peu remise, elle luy respondit: J’avoue, ma sœur, crue j’ay rougy, vous oyant parler comme vous faites, et mesme devant cette grande druide. Quelle opinion pensez-vous que vous luy donnerez de moy, qui n’ay l’honneur d’estre cogneue d’elle que depuis quelques jours? Je vous asseure que vous n’estes pas bien sage, et qu’il a esté à propos que vous ayez parlé de cette sorte, en la presence d’une personne de qui la discretion peut suppleer à tout. Mais, madame, dit-elle, se tournant vers la druide, ne croyez pas ce que cette bergere a dit, car c’est en se jouant qu’elle parle, et elle-mesme ne le croit pas ainsi. [224/225]

Alexis vouloit respondre, et Phillis aussi, mais à ce mot elles se trouverent si prés du logis d’Astrée, qu’elles furent contraintes de changer de discours, de peur d’estre ouyes de Phocion, qu’elles virent sur la porte, et qui alors mesme les fit entrer dedans, où le soupper les attendoit.

Durant tout le repas, on ne parla d’autre chose que de l’accident qui estoit arrivé ce jour-là, chose tant inaccoustumée en cette contrée, que Phocion qui estoit chargé de beaucoup d’aage, disoit n’avoir point de memoire qu’il en fust de son temps arrivé un si estrange, horsmis celuy de Filandre, lorsqu’un estranger voulut outrager Diane. – Helas! dit-elle, que ce jour-là fut bien l’un des plus désastreux que Lignon ait veu de long-temps, et que, depuis la mort de celuy que vous nommez, et de Filidas, j’ay eu peu de contentement! – Je vous asseure, adjousta Astrée, que par tout, la fortune se plaist à se jouer des humains, aussi bien dans ces bois que dans les grandes citez, et aussi bien dans nos cabanes, et sous nos toicts couverts de chaume, que dans les superbes tours, et sous les lambris de leurs palais. Helas! ma sœur, vous remarquez le jour de la mort de Filidas, parce qu’elle advint à vostre occasion, une autre aura sujet de se souvenir d’un autre! Pour moy, je ne perdray jamais la memoire de celuy où se noya le pauvre Celadon, parce qu’en mesme temps je perdis et mon pere et ma mere, et puis dire que jamais depuis je n’ay eu l’œil sec, toutes les fois que je me suis souvenue de cette infortune.

– Je pourrois bien, dit alors Alexis, en dire de mesme, et presque environ le temps que vous remarquez, pour le moins, s’il est ainsi que je l’ay ouy raconter. Mais tous ces ressouvenirs sont les plus cruels ennemis que nous ayons, et quant à moy, cela est cause que, les recognoissant tels, je les fuis le plus qu’il m’est possible. – O ma maistresse! dit Astrée, qu’il vous est aisé de chasser loin de vous les souvenirs des choses qui vous ennuyent, vous qui avez un pere qui vous adore! Mais si vous estiez veufve de pere et de mere comme nous, et je dis, comme nous, parce qu’encore que Bellinde soit en vie, qui est la mere de Diane, si la mets-je au nombre de celles qui n’en ont point, à cause de son long esloignement; si vous estiez, dis-je de cette sorte, je ne croy pas que quelquefois vous ne fussiez contrainte de les recevoir, ces facheux souvenirs de leurs pertes. Et toutesfois ce que j’en dis, ce n’est pas que je n’aye un tres-juste sujet de me louer du Ciel qui, en [225/226] une si grande perte, n’a voulu me delaisser sans support, m’ayant donné un second pere, auquel je suis redevable de toute sorte d’obligation. Mais croyez-moy, ma maistresse, que c’est une dure contrainte que celle qui separe l’enfant, et de son pere, et de sa mere.

Phocion alors, prenant la parole: II est certain, mes enfans, car mon aage me peut permettre de m’attribuer cette qualité, il est certain, dis-je, mes enfans, que par tout la fortune a un mesme pouvoir, et qu’elle se plaist quelquefois aussi bien à faire recognoistre sa puissance dans nos hameaux, que dans les grandes monarchies. Mais il est bien vray aussi que, comme les hautes tours sont bien plus exposées au vent, et à l’orage, que les petites cahuettes desquelles nous nous servons, aussi voit-on moins souvent les sanglans effects de cette fortune parmy nous que dans les empires, et les grandes republiques, où l’Estat le plus reposé est aussi plein de mouvements et d’inquietudes, que le plus grand trouble que nous puissions recevoir; de sorte que ce que nous estimons des tempestes et des orages dans nos bois, est la plus grande bonnasse, et le plus grand calme qui soient dans la mer, où ces empires et ces monarchies sont exposées. Et c’est pourquoy ceux desquels nous sommes descendus ont esleu cette sorte de vie, comme la plus heureuse que les mortels pussent choisir.

– Mais toutesfois, reprit Alexis, je ne laisse d’ouyr parmy vous aussi bien des plaintes et des regrets que parmy les plus grands de la terre. – Les enfans aussi, respondit Phocion, pleurent autant pour la perte d’une pomme, que si c’estoit quelque chose de plus grand. – Quant à moy, interrompit Diane, je ne croy pas que la douleur soit la plus grande, qui a un plus grand sujet de desplaisir, mais celle-là seulement qui est la mieux ressentie. – Cela est vray, repliqua Phocion, pour le regard d’une ame troublée, mais non pas si elle est mesurée à la raison, car alors chaque chose est estimée telle qu’elle est; et bien souvent quand la passion est cessée, nous rions de ce que nous avons pleuré.

Or de tout nostre discours, continua Phocion, voyant qu’on s’alloit lever de table, nous pouvons apprendre qu’il n’y a lieu en l’univers qui soit entierement exempt des coups de la fortune, et que nous devons nous tenir tousjours en deffense contre elle, afin que, quand elle nous viendra attaquer, non seulement nous puissions luy resister, mais que, sans prendre l’ombre pour le corps qui ordinairement est plus grande, nous mesurions avec la [226/227] raison, et non pas avec le ressentiment, les coups que nous recevrons d’elle, pour y donner le remede que non pas les pleurs, qui le plus souvent sont inutiles, mais que la prudence nous peut presenter.

A ce mot, ils sortirent de table, et apres quelques autres semblables discours, l’heure estant venue de se coucher, la druide et les trois bergeres se retirerent dans leurs chambres.

D’autre costé, Dorinde et ses compagnes avec ceux qui les conduisoient, s’en alloient à Marcilly, et essayoient de tromper la longueur du chemin avec de divers discours, et de desennuier la triste. Dorinde, qui n’avoit que trop de sujet de desplaisir: Mais Hylas qui l’aydoit à marcher, et qui n’avoit pas accoustumé de donner beaucoup de lieu à la melancholie, ne pouvant supporter son silence, car encore que toutes les autres discourussent de diverses choses, elle demeuroit muette: Et quoy? mon ancienne maistresse, luy dit-il, ce silence durera-t’il encore longuement? – Mon vieil serviteur, respondit-elle en sousriant, si vous ne pardonnez à la mauvaise humeur que j’ay, je ne sçay ce qu’il faudra que je fasse. – Ces mauvaises humeurs, reprit-il, sont pardonnables à celles qui n’ont pas un Hylas à leur coste, mais à vous, auprés de qui je suis, ce seroit une faute irremissible. Et pource, resolvez-vous de nous chasser ou l’un ou l’autre, car la tristesse et moy sont incompatibles ensemble. – J’ayme bien mieux vous conserver, repliqua-t’elle, que non pas l’ennuieuse compagnie de cette fascheuse humeur, et vous verrez combien je le desire, si vous me dites ce qu’il faut que je fasse pour vous delivrer d’elle. – Ou commandez-moy, dit Hylas, de vous raconter ma vie depuis que je ne vous ay veue, ou me dites quelle a esté la vostre durant ce temps-là; car, en ce qui m’est arrivé, il y a des accidents si divers, qu’il est impossible que vous n’y preniez plaisir, et en ce que vous me direz, je vous asseure que je ne m’ennuyeray point, puis qu’il n’y a personne qui ordinairement ne se plaise plus d’entendre les nouvelles d’autruy que les siennes propres.

Tamire alors, prenant la parole: Il est bien plus à propos, dit-il, que cette belle estrangere nous raconte le sujet qui l’a fait venir en ce pays, que non pas, Hylas, que vous nous redisiez vos inconstances ordinaires, desquelles il y a icy peu de personnes qui n’en sçachent presque autant que vous. – Vrayement, Tamire, reprit Hylas, vous avez raison de mespriser mes inconstances. Et quand est-ce qu’elles ont fait tant de mal que vos [227/228] opiniastretez? – Je ne blasme point, dit Tamire, vostre humeur, mais aussi ne me la ferez vous pas louer. J’en laisse le jugement à qui voudra prendre la peine de la considerer, mais je vous demanderay bien en quoy mon opiniastreté vous a pu faire du mal. – Ce n’est pas, repliqua Hylas, à moy seul, à qui elle a rapporté du dommage, mais à toutes les rives de Lignon, et à toutes ces belles plaines de Forests qui se ressentiront longuement de l’outrage que vous leur avez fait, en les privant de la beauté de cette sage fille, dit-il, montrant Celidée, qui estoit un des plus beaux ornemens de cette contrée: – Berger, interrompit Celidée, croyez que jamais je ne fus meilleure mesnagere que je l’ay esté en ce que vous dites, puis que, avec le prix d’une chose de peu de valeur, je me suis acquis le plus grand repos d’esprit, et le plus grand contentement que j’eusse jamais sceu desirer.

– Nous ne parlons pas de vostre contentement, discrette bergere, respondit Hylas, ny de vostre repos, mais du bien duquel nous avons esté privez par l’opiniastreté de Tamire et Dieu sçait si cette affaire fut advenue à Hylas, si vous ne seriez pas encore aussi belle que vous l’avez jamais esté! Et de fait, voyez si Dorinde n’est pas demeurée belle, encore que je l’ave aimée! Voyez Florice, voyez Circene, voyez Palinice! Mais si vous voyez encore Cryseide, vous direz que celles que j’ayme, me sont grandement obligées, puis que je les laisse toutes presque plus belles que je ne les ay trouvées. Et non pas comme ces gasteurs de beautez: tels peut-on nommer ces Tamires, ces Tircis, ces Silvandres, et autres gens semblables, qui ne seroient pas bien aises d’en laisser jamais une de celles qu’ils aiment, qu’elle ne fust, ou laide, ou dans le tombeau, comme s’ils portoient envie à ceux qui viennent apres eux. Et vous verrez bien ce qui arrivera de Diane, devant que cet opiniastre de Silvandre s’en departe. Vous la voyez bien jeune, et bien belle, je veux perdre l’affection que j’ay pour Stelle si, devant qu’il la quitte, ou luy, ou elle n’entre dans le tombeau. Or voilà de beaux jeux, et de gratieux passe-temps, et puis ils se nomment serviteurs? Dieu vous vueille garder du service de telles personnes, qui ne laissent jamais en repos celles qu’ils aiment, qu’elles ne soient mortes, voire mesme dans le cercueil, ils les vont encore importunant! Et voyez, je vous supplie, car vous sçavez presque toute ma vie, s’il y en a pas une de celles que j’ay servies, qui ait esté traittée avec tant d’indiscretion.

– Ne croyez pas, Hylas, respondit froidement Tamire, que [228/229] ce qui nous fait observer si religieusement cette constance, que tu mesprises si fort, soit ny envie, ny opiniastreté, mais le seul desir de ne manquer point à ce que nous devons, et à nous mesmes, et à ce que nous aimons. A nous mesmes, parce que changeant d’opinion, c’est condamner celle que nous avons approuvée, et y a-t’il rien de plus honteux, ny qui montre davantage le deffaut d’un homme? Car s’il est vray que nous ne prevalons sur le reste des animaux que par l’entendement, n’est-il pas vray que ceux qui manquent d’entendement, sont semblables à ces animaux sans raison. Mais si, de tous les vices, celuy qui découvre le plus ce deffaut, c’est l’inconstance, avoue, Hylas, que nul ne se peut faire une plus grande offense qu’en se montrant volage et inconstant, et cela, d’autant que la volonté qui ne se porte jamais qu’à ce que le jugement luy a dit estre bon, prenant un autre object, descouvre infailliblement que son jugement s’estoit trompé la premiere fois, ou la seconde. C’est pourquoy, quand il n’y auroit point d’autre raison que nostre reputation particuliere, nous ne devrions jamais consentir à cette inconstance, qui nous rend si dignes de mespris; mais encore y a-t’il une tres-grande offense envers la personne que nous aymons, car n’est-il pas vray, Hylas, que jamais nous ne changeons, sinon pensant trouver mieux? Mais n’est-ce pas faire un grand outrage à celle que nous aimons de la laisser pour une autre, puis que c’est faire voir que nous estimons davantage cette derniere?

Hylas, ne pouvant souffrir que Tamire continuast davantage sans l’interrompre, s’approchant de luy, le regarda au visage, et puis faisant semblant de vouloir le voir sous ses habits: Laisse moy que je voye, luy dit-il, berger, si dessous les habits de Tamire Silvandre n’est point caché, car il me semble de l’ouyr parler par ta bouche. – Ah! Hylas, respondit Tamire, puis que tu as cette opinion, c’est signe que tu juges mes faisons tres-bonnes, parce qu’il n’y a rien qui soit produit de cet esprit qui rie doive estre estimé tel. – Tu te trompes, Tamire, reprit Hylas, mais c’est qu’oyant tes discours aussi mal fondez que les siens, je pensois que ce fust luy-mesme qui les eust proferez, et non pas ce Tamire, qui est tenu pour un si sage et si prudent berger, et pour te faire voir que je dis vray, vois-tu comme toutes tes raisons sont fausses. Tu dis que l’on se doit opiniastrer à aimer tousjours ce qu’on a une fois aimé, pour deux considerations: l’une, à cause de nous mesmes, et l’autre de la personne aimée. O Tamire! qu’il est bien [229/230] aisé de cognoistre que tu es vieil! car non seulement tes habits sont faits à la vieille mode, mais tes opinions le sont encore plus à la vieille Gauloise. Hé! mon amy, y a-t’il rien de plus mesprisable en un homme que l’imprudence? mais n’est-ce pas la mere de toutes les imprudences, de recognoistre son bien, et aimer mieux poursuivre son mal?

Je vous en supplie, belles et discrettes bergeres, jugez-en un peu, et me dites si vous estimeriez le laboureur bien prudent qui, ayant esprouvé diverses fois que la terre où il met une sorte de grain n’y est pas propre, voudroit toutesfois continuer, seulement de peur qu’on die qu’il n’a pas eu bon jugement dés la premiere fois?

O Tamire mon amy, que tu és fait à la bonne foy, si tu penses qu’en ce temps autre chose que le gain et le profit puisse produire la reputation! Et de fait, quand on se veut enquerir de la qualité, ou de la capacité d’une personne, soit pour s’en servir, ou pour autre chose, as-tu jamais ouy demander, s’il est constant ou inconstant? Nullement, Tamire, mais ouy bien s’il conduit bien ses affaires, s’il est riche, s’il a force trouppeaux, et choses semblables qui s’acquierent, et se conservent, non pas en s’opiniastrant en un mesme dessein, mais en le changeant, ainsi que l’occasion le requiert. Aussi les plus sages n’ont-ils pas dit, qu’il faut changer la voile selon le vent? Hé! mon amy, si tu estois sur la mer, tu ferois bien-tost naufrage, si tu t’opiniastrois à tenir tousjours la mesme voile à tous les vents. Croy moy qu’il est ainsi des affaires du monde, où la souveraine sagesse est de changer selon les occasions.

Et quant à ce que tu dis que le changement offence la personne que nous avons aimée. Et quoy? Tamire, quel m’estimes-tu? ou quel penses-tu estre? Veux-tu que nous mettions ordre à tout? Ne sçais-tu pas bien qu’il y a des personnes qui font le pain, et d’autres le mangent, les uns font les habits, et les autres les usent? Que veux-tu que j’y fasse, sinon leur donner le mesme conseil que je prends pour moy? Je veux dire que, si je les change pour quelqu’autre, qu’elles en fassent de mesme lors qu’elles trouveront mieux. Mais d’autant que je croy bien qu’il est impossible que celles que j’auray aimées puissent rencontrer quelque chose qui vaille davantage, il faut qu’elles se consolent en considerant que de toutes les choses qui sont au monde, les unes sont destinées au bien, et les autres à la peine. Entre les chevaux, les [230/231] uns sont pour le bast, les autres pour la selle; entre les chiens, les uns sont caressez et portez des belles dames, et les autres sont fouettez à la cuisine; mesme entre les hommes, les uns ne semblent-ils pas estre nais pour estre servis, et les autres pour servir? Bref, c’est la misère commune qui les enveloppe dans le nombre des mal-heureuses. Mais que pour cela elles doivent se plaindre d’Hylas, nullement: car ce n’est pas à moy à commander à celuy qui leur a donné cette cruelle destinée. Si elles ont à se plaindre, c’est d’estre nées soubs ceste mal-heureuse influence. Et toutesfois je te diray bien, Tamire, que mesme cette offence que tu proposes, n’est qu’en imagination; car toutes les fois qu’un musicien change de notte, est-ce à dire qu’il la juge pire que celle qu’il prend? Nullement, berger, mais c’est d’autant que la musique s’en rend plus belle, et plus agreable, qui autrement seroit ennuyeuse. Si le peintre en son ouvrage change non seulement de couleurs, mais aussi de pinceau, est-ce à dire qu’il méprise la premiere couleur, et le premier pinceau pour le dernier? Au contraire, c’est quelquefois afin de rehausser et faire mieux paroistre la couleur de laquelle il s’est servy au commencement, ou pour tirer des traicts plus delicats. Aussi, Tamire, ce n’est pas, comme tu dis, pour estimer davantage une bergere, que nous laissons celle que nous avons servie, mais seulement pour suivre la reigle que nous voyons que la nature a mise en toutes choses, qui nous enseigne qu’il n’y a rien que la varieté qui rende beau l’univers: regarde des plus petites choses jusqu’aux plus grandes, tu trouveras que la nature y a gravé cet instinct, et cette loy qui ne se peut effacer.

Dy moy, Tamire, quand tu es couché dans ton lict, ne te tournes-tu jamais d’un costé sur l’autre? Si tu le fais, tu es inconstant, et tu monstres le defaut de ton jugement, d’avoir dés la premiere fois si mal choisi ta place. Quand tu vas marcher ou danser, pourquoy changes-tu de pied, et que veut dire que tu ne vas tousjours sur le premier duquel tu t’es servy? quand tu parles, pourquoy ne te sers-tu tousjours d’une mesme parole? Et pourquoy les joueurs d’instruments se servent-ils de diverses cordes, et pourquoy changent-ils si souvent les doigts et les mains? Tu ris, berger, de ce que je dis? croy moy, qu’il y a bien autant de sujet de rire de toy, quand tu dis que l’on est inconstant pour aimer diverses bergeres, ou que l’on offense celle qu’on laisse.

– Veritablement, respondit Tamire, je ris des raisons que tu [231/232] rapportes pour approuver ta volage humeur, et je croy qu’il n’y a personne de la trouppe qui n’en fasse autant que moy, et que, peut-estre, Hylas mesme, si ce n’est en apparence, ne laisse pas d’en rire en son cœur, estant bien mal-aisé de s’en empescher en semblable sujet. Et pleust à Dieu que Silvandre fust icy pour te respondre aussi bien qu’il seroit necessaire! – Je suis bien aise, reprit Hylas, que tu demandes du secours, car c’est signe que tu te tiens pour vaincu, mais il ne faut pas le trouver estrange, car encore que Silvandre, duquel tu fais ton oracle, fust icy, je suis asseuré que luy-mesme avoueroit ma victoire, ou bien qu’il y demeureroit confus.

– O Hylas, dit Tamire, tu as mal entendu l’intention qui m’a fait desirer Silvandre. Ce n’est pas que les raisons me defaillent pour te respondre, estant assez aisé à tous ceux qui en voudront prendre la peine, mais c’est que j’eusse bien desiré que ce berger, par ses belles imaginations et par son bien dire, eust donné à ceste belle compagnie le contentement que les miennes mal desduites, encore que tres-veritables, ne luy donneront pas. Et toutesfois, en son absence, puis que celuy qui taist la verité est coulpable de mensonge, je te respondray briefvement, mais à condition que tu me permettras de rire de ce que tu as allegué.

En premier lieu, j’advoue, Hylas, que le laboureur seroit digne d’estre repris d’imprudence, qui, ayant recogneu par la preuve que la terre ne seroit pas capable du grain qu’il y auroit mis, ne voudroit pas changer de semence. Mais, Hylas, ce n’est pas pour prouver ce que tu dis, d’autant que l’amour ne doit jamais estre, qu’auparavant la cognoissance de la chose aymée ne precede, et ce laboureur n’a eu au commencement cognoissance de la qualité de ceste terre, si bien qu’il ne peut estfe repris de changer, lors qu’il l’acquiert par l’experience. Et c’est pourquoy toutes ces autres raisons que tu allegues de changer la voile selon le vent, et que c’est prudence de le sçavoir faire selon l’occasion, nous en disons bien autrement que toy, car c’est veritablement une tres-grande sagesse de se conduire selon le temps, et cela, d’autant que nous ne pouvons pas conduire le temps selon nous.

Il faut donc, Hylas, que tu sçaches qu’aux choses qui dépendent de nous, et qui sont en nostre absolue puissance, c’est une grande honte de changer, mais en celles qui dépendent d’autruy, c’est une souveraine prudence de sçavoir bien changer. Or l’amour qui dépend de la volonté, il n’y a point de doute qu’elle ne soit [232/233] du tout en nostre pouvoir, puis que Dieu ne nous a rien donné qui soit plus absolument à nous que ceste volonté, ce qui n’est pas des choses fortuites, comme la mer ou la fortune.

Mais veritablement tu es bien gracieux, quand tu allegues les musiciens et les peintres, puis que ny l’un ny l’autre de ceux-cy ne feroit ce pourquoy il est nommé tel s’il n’en usoit ainsi. Je veux dire que la musique qui donne le nom au musicien, est une rencontre de diverses voix bien disposées; la peinture de laquelle le, peintre prend son nom, est une disposition de diverses couleurs, avec lesquelles quelque chose est representée. Or considere, Hylas, si c’est inconstance au musicien de changer de notte, et au peintre de se servir de diverses couleurs, puis que, s’ils faisoient autrement, ny les uns ny les autres ne sçauroient parvenir à la fin de leur dessein.

- Tu as dit, interrompit Hylas, justement ce qui en est, car, ny moy aussi, si je ne changeois, je ne parviendrois pas à ce que j’ay desseigné. – Mais, reprit Thamire, il n’en est pas ainsi de l’amour, de qui la perfection est tellement en l’unité, qu’elle ne peut jamais estre parfaite, qu’elle n’ait atteint cet un auquel elle tend. Et cela est cause, ainsi que nos druides nous enseignent, que de deux personnes qui s’entr’ayment, l’amour n’en fait qu’une; ce qui est aisé à comprendre, puis que, s’il est vray que chaque personne ait une propre et particuliere volonté, il s’ensuit, si l’aymant et l’aymée n’en ont qu’une, qu’ils ne soient donc qu’une mesme personne.

Quant à ce que tu m’accuses d’inconstance, parce que je me tourne d’un costé sur l’autre dans mon lict, me reprochant que c’est faute de jugement de n’avoir pas sceu dés la premiere fois choisir une bonne place. Il faut que tu sçaches, Hylas, que le corps qui est pesant et sujet à recevoir toute sorte d’incommodité, par son propre faix s’aggrave et se fait du mal; mais l’ame n’a pas cette incommodité, qui est toute esprit, et qui ne se paist que des raisons et des cognoissances, parce qu’une raison ne peut jamais estre autre, par quelque longueur de temps qui puisse estre adjoustée.

Mais ne me permettras-tu pas de rire devant que de respondre à ce que tu dis, du marcher et du parler, disant que ceux qui marchent; s’ils veulent fuir l’inconstance, ne doivent aller que sur un pied, ou, pour parler, n’user que d’une parole? A la verité, Hylas, si la Nature t’eust appellé en son conseil lorsqu’elle ordonna [233/234] la sorte du mouvement à chaque chose, tu eusses peut-estre inventé quelque sorte d’aller pour les hommes, qu’ils eussent pu marcher avec une seule jambe, mais cela n’ayant pas esté, tu ne peux les nommer inconstans, de marcher comme la Nature leur a ordonné, ne se pouvant faire d’autre façon. Et pour ce qui est de la parole, sçache, Hylas, que le parler a esté donné aux hommes pour faire entendre à ceux qui les escoutent les conceptions secrettes de leurs ames; or invente un mot qui puisse faire entendre tout ce que l’esprit conçoit, et alors je diray que nous serons inconstants si nous usons de quelqu’autre.

Vois-tu donc, berger, comme tes raisons sont bien desraisonnables, et fondées sur du sable aussi mouvant que ton humeur! Mais n’es-tu pas bien plaisant, quand tu responds à ce que j’ay dit, que l’on offense celles qu’on laisse, apres les avoir aimées, pour en suivre d’autres, que ce n’est pas de toy de qui elles se doivent plaindre, mais de leur influence, et de leur destinée. Il est vray qu’elles ont occasion de se plaindre de cette influence, car veritablement je croy que c’est un grand maheur, pour celles à qui ton affection s’addresse, mais si ne laisses-tu pas d’estre mesprisable, estant l’instrument de cette mauvaise influence. Et dy moy, je te supplie, n’est-il pas vray que la potence où un malfaicteur est chastié, est non seulement en mespris, mais en horreur encore à chacun? Hé! mon amy, qu’est-ce que tu es envers ces pauvres filles, qui sont destinées à tes inconstances, que le poteau où elles reçoivent le supplice?

A ce mot toute la trouppe fit un esclat de rire qui dura long temps, et Hylas mesme, quoy que ce fust contre luy, ne s’en put garder. Et lors qu’il voulut reprendre la parole pour repliquer, il en fut empesché par Adraste qui, ayant rencontré Doris, l’importunpit de telle sorte qu’elle ne s’en pouvoit deffaire. Et n’eust esté que Palemon s’y estoit de fortune rencontré, elle eust esté bien en peine, par ce que sa folie luy ayant osté le souvenir presque de toute autre chose, ne luy avoit pas effacé toutefois la memoire de Doris, et l’ayant par hazard rencontrée en ce lieu, où il faisoit sa plus ordinaire demeure depuis qu’il y avoit esté condamné, au commencement il courut se mettre à genoux devant elle, luy voulut baiser les pieds, luy touchoit avec respect sa robbe. Mais voyant qu’elle s’en vouloit aller, et sortir des limites dans lesquelles il sembloit qu’il fust enfermé par quelque sortilege, il prit la hardiesse de l’arrester par sa juppe, et en fin la voulut prendre par [234/235] le bras, lors qu’elle se mit à crier, et que Palemon, qui estoit assez prés de là, y accourut. Mais, nonobstant l’effort de Palemon, il ne la vouloit point lascher; quand il luy déprenoit une main, il la reprenoit de l’autre, et d’autant qu’Adraste estoit grand, fort mal-aisément en fust-il venu à bout, sans la survenue de cette trouppe de qui les bergers s’avancerent, et retenans Adraste, donnèrent le loisir à Doris d’eschapper de ses mains.

Et parce que Dorinde eut pitié de voir ce pauvre berger en l’estat où il estoit, et qu’aussi la beauté de Doris luy donna la curiosité de s’enquerir d’elle-mesme d’où venoit leur dissention, Palemon, qui estoit un fort discret et courtois berger: Sçachez, luy dit-il, belle estrangere, car telle la jugea-t’il à son habit, que ce berger et moy avons aimé cette bergere; et m’ayant esté adjugée, il en receut si asprement la perte, qu’ensemble il perdit le jugement. – Vrayement, respondit Dorinde, c’est dommage qu’un berger qui semble valoir beaucoup, pour le moins, à ce que l’on peut juger, demeure de sorte privé d’entendement! S’il estoit en la ville où je suis née, je pense qu’on y trouveroit bien quelque remede, car j’en ay veu guerir un autre, et presque d’une maladie semblable; et mesme s’il n’y a pas long-temps que ce malheur luy est arrivé. – II n’y a pas deux lunes, respondit Palemon, et je jure que j’ay tant de compassion de son mal, que si je sçavois quelque chose qui luy fust utile, il n’y a rien que je ne fisse pour sa guerison. – II n’y a point de doute, repliqua Dorinde, que j’en ay veu l’experience, et que le remede est fort aisé. N’y a-t’il point en cette contrée de temple de Jupiter, auprés duquel il y en ait un dddié à la déesse Minerve?

Tamire respondit: II y en a plusieurs que les Romains, à ce que l’on nous a dit, ont fait bastir. Mais quant à nous, nous ne les frequentons guiere, parce que nos druides nous enseignent que la majesté du grand Tautates est si grande, que l’univers seul est le temple digne de sa grandeur, et que luy-mesme s’est basty, d’autant que ceux qui sont faits de la main des hommes, sont trop vils pour une telle divinité, et cela est cause que tous nos sacrifices sont faits dans les boccages sacrez, et non point soubs autre toict que celuy des cieux. Mais ce peuple dont je parle, a d’autres sacrificateurs qui se servent des temples, et il me semble bien d’en avoir veu en la grande ville de Marcilly, d’autant’ que celuy qui la fonda, luy donna non seulement son nom, mais y establit aussi sa religion, et si j’ay bonne memoire, il y en a aussi un de Minerve, [235/236] qui touche, à ce qu’il me semble, celuy de Jupiter. – Si cela est, dit Dorinde, et que vous ayez volonté que ce pauvre berger guerisse, conduisez l’y, et je tiens pour certain qu’il guerira, puis qu’il ne faut seulement que planter un cloud duquel on luy aura touché les temples dans la muraille du temple de Jupiter, qui regarde du costé de celuy de Minerve. – S’il n’y a que cela à faire, adjousta Palemon, je jure que demain je ne boiray ny ne mangeray, que je ne l’aye planté moy-mesme si avant que malaisément l’arrachera-t’on sans rompre la muraille. – Ce n’est pas vous, repliqua Dorinde, qui devez faire cette ceremonie, il faut que ce soit la principale personne du lieu où elle se fait. – S’il est ainsi, dit Palemon, quand je devrais me mettre à genoux devant Amasis, je la supplieray de vouloir faire une œuvre si charitable, et je fais vœu que si ce pauvre berger peut r’avoir sa santé, je ne refuseray point la premiere chose qui me sera demandée, à qui que ce soit qui m’en requiere.

Et parce qu’Adraste avoit tousjours suivy cette trouppe, et que le lieu jusqu’où il avoit accoustumé d’aller estoit assez prés de là, Palemon pria Doris de vouloir, faire, par priere ou autrement, qu’il la suivit jusqu’à Marcilly, où il avoit appris que toute cette bonne compagnie s’acheminoit. Doris, pour luy complaire, quoy que ce ne fust pas sans peine, se tournant vers ce pauvre berger: Adraste, luy dit-elle, voyant qu’il commençoit à la laisser, ne voulez-vous pas m’accompagner en mon logis? Il s’approcha d’elle, et l’ayant un peu considerée, il luy respondit: En mon logis, Adraste et Doris. – Ouy, reprit Doris, Adraste ne veut-il pas venir avec Doris? Mais, sans se bouger, il ne dit autre chose, sinon Doris. Et se tournant d’un autre costé s’en voulut aller. Doris alors l’appellant par son nom, et luy s’estant tourné vers elle, elle luy tendit la main, et luy dit: Et quoy? Adraste, vous n’aymez plus Doris? Il la regarda froidement sans rien dire, et n’y eut personne qui n’eust pitié de luy voir sortir les larmes des yeux, encore qu’il sousrit. Doris, alors luy tendant la main encore une fois: Et quoy? Adraste, continua-t’elle, ne cognoissez-vous plus Doris? Il respondit alors: Doris. – Ouy, dit-elle, je suis Doris, qui prie Adraste de luy aider à marcher jusques à Marcilly. S’approchant alors d’elle, et la prenant sous le bras, il dit: Marcilly, Doris, Adraste, et Palemon. Et depuis ne la laissa plus, tant que le chemin dura, sinon que, quelques fois, sans dire une seule parole, il se mettoit tout à’coup à pleurer, et puis en mesme temps à [236/237] rire, sans respondre à chose qu’on luy demandast, sinon les dernieres paroles de leurs discours.

Ils avoient desjà passé la riviere de Lignon, et avoient peu apres laissé sur la main droicte la maison d’Adamas, lors qu’ils commencerent de descouvrir Marcilly. Et parce qu’Hylas estoit marry de n’avoir pu sçavoir le sujet qui avoit faict venir Dorinde en Forests: C’est un grand cas, dit-il, que, de quelque sorte de folie que ce soit, il faut tousjours qu’il y en ait quelqu’une qui me destourne de ce que je desire. – Et de quelle folie vous plaignez-vous, respondit Dorinde, qui vous a fait perdre ce que vous desiriez? – Je me plains, dit Hylas, de deux qui sont bien differentes, l’une, de celle qui nous a tant fait parler, Tamire et moy; l’autre, d’Adraste, qui’ nous a fait perdre le temps que nous avions, vous, de raconter ce qui vous est arrivé depuis que je ne vous ay veue, et nous, de vous escouter. – S’il ne faut que cela, respondit Dorinde pour vous contenter, nous y remedierons quand il vous plaira. – Ces promesses, adjousta Hylas, sont aisées à faire, mais mal aisées à observer. – Vous me tenez, dit Dorinde, pour personne peu courtoise, que je ne vueille pas vous contenter en chose que je puis faire si aisément. – Je croy bien, repliqua Hylas, que vous avez assez de courtoisie pour prendre ceste peine, mais je ne sçay pas si j’en auray le loisir ou la volonté. – De la volonté? reprit Dorinde, je m’en remets; mais du loisir? Ce soir, que nous n’aurons autre chose à faire, vous pourrez l’avoir, tel que vous le sçauriez desirer. Mais pourquoy, adjousta-t’elle, n’avez-vous autant d’envie de sçavoir des nouvelles de Florice, de Palinice, et de Circene, que des miennes? Est-ce peut-estre que vous les avez desjà apprises? – II faut bien, respondit Hylas, qu’il y ait quelque mystère caché là-dessous, mais il est vray que je n’en sçay rien, et c’est dequoy je m’estonne grandement, quand à cette heure j’y pense, je n’ay jamais eu la curiosité de les sçavoir. Et lors, se tournant vers elles: Mais à propos, mes maistresses du temps passé, pourquoy avez-vous esté si long temps bergeres de Forests avec Hylas, sans payer le tribut qui est deu à sa curiosité? – Nous respondrions, dit Florice, que ny vous ny nous n’en avons eu la volonté, mais encore y a-t’il une meilleure raison, et qui procede de plus haut, car le Ciel nous l’a defendu. – Et quoy? reprit Hylas, vous avez des communications si estroittes avec le Ciel? Je ne m’estonne plus que je me sois retiré de vous, puis que vous estes celeste. Il ne faut plus vous aimer, il faut ado [237/238] rer vos celestes beautez. – II vous sied bien, reprit Circene, de parler ainsi, vous qui estes de ces Galloligures, qui ne retiennent plus de la religion de ces anciens Gaulois que le nom seulement, ayant receu les fables des Grecs pour choses veritables. Mais nous, qui n’adorons pas le Ciel, ny rien qui soit de luy, nous ne voulons non plus estre adorées que nous n’adorons qu’un seul Tautates. – O Circene, s’escria Hylas, je le disois bien, que l’estroitte pratique que vous avez avec le Ciel vous a rendue celeste. Et ne voyez-vous pas comme vous en discourez, non pas en Circene, mais en sarronide, en eubage, en vacie, et bref en celeste druide? Dieu me garde de vous aymer, puis que vous estes si sçavante! Et quoy! lors que je vous parlerois de mon affection, au lieu de me respondre, vous me reprendriez si je ne disois pas bien? O que j’aurois honte grande de recevoir ces corrections en l’aage où je suis!

Mais se tournant vers Florice: Dites-moy à bon escient, adjous-ta-t’il, pourquoy n’ay-je point sceu le suject qui vous a conduite en ceste contrée? – Parce, respondit-elle, que nous ne l’avons point encore voulu dire à personne, d’autant que l’Oracle nous a deffendu d’en parler, que quelque chose ne fust arrivée qui ne l’est point encore. – Or, dit froidement Hylas, je ne m’estonne plus de ce dequoy je me suis estonné. Je voy bien que le Ciel m’ayme plus que je ne vaux, puis qu’il ne m’a pas voulu affliger d’un desir duquel j’eusse esté long temps pressé devant que d’en obtenir l’effect. – Mais, luy dit Dorinde, pourquoy ne pourrois-je satisfaire à ce désir, puis que je sçay presque aussi bien qu’elles ce qui leur est est advenu, et que le Ciel ne m’a point deffendu de leur dire? – Vraiment, interrompit Lycidas, si nous n’estions si prés du lieu où vous allez, nous vous supplierions d’en vouloir prendre la peine, car, peut-estre, n’y a-t’il jamais eu le long des rives de Lignon estrangere qui ait caché le sujet de son voyage si long temps que ces trois belles filles. – II faut bien, adjousta Hylas, qu’elles ayent grandement offensé les dieux? – Et pourquoy? respon-dit incontinent Circene. – Parce, dit Hylas, que le plus grand chastiment que le Ciel puisse donner à une femme, c’est celuy de se taire. – Tant s’en faut, respondit-elle, que, si cela est, il nous a beaucoup favorisées, nous donnant occasion de nous faire paroistre plus que femmes.

Ces discours, et quelques autres semblables, les entretindrent le long du chemin. Et lors qu’ils furent assez pres de la porte, [238/239] Periandre, Merindor, et leurs compagnons s’approcherent de la trouppe, et demanderent à Dorinde si elle vouloit ce soir mesme faire la reverence à Amasis, et où elle vouloit loger cette nuict. Dorinde respondit, qu’il luy sembloit qu’il estoit bien tard, et toute la compagnie trop lasse pour monter au Chasteau, qui paroissoit en lieu si haut et si mal-aisé, mais qu’elle ne sçavoit où loger, n’ayant point de cognoissance en ce lieu.

Lycidas alors, ayant un peu pensé en luy-mesme: Donnez-moy, dit-il, le loisir d’entrer dans la ville, et je vous asseure que si celuy que j’espere y treuver y est, vous ne serez point mal receue. Dorinde le remercia, et s’asseant à l’ombre de quelques arbres qui estoient assez proches du chemin, elle luy dit, que toute la trouppe l’attendrait en ce lieu. Lycidas donc, accompagné de Corilas, entra dans la ville, et s’en alla le plus viste qu’il pust en la maison de Clindor, le cher amy d’Alcippe, pere de Celadon et de Lycidas. Ce Clindor avoit tousjours conservé l’amitié qu’il avoit portée à leur pere, sans jamais démentir cette premiere affection; et depuis la mort d’Alcippe et la perte de Calidon, il avoit remis toute sa bonne volonté en Lycidas, comme la seule chose qui luy estoit restée de son cher amy. Cela fut cause qu’aussi-tost qu’il le vid, il luy tendit les bras, se le joignit au sein, et l’embrassa avec une aussi entiere affection, que s’il eust esté son propre enfant. – Mon pere, luy dit Lycidas, (c’est ainsi qu’il 1’avoit tousjours nommé,) s’il y a long-temps que je ne vous suis venu rendre ce devoir, accusez-en, je vous supplie, nos bois, qui ne permettent guiere à leurs habitans de frequenter dans les grandes citez, sans offencer les loix de nostre vie. solitaire.- Mon enfant, respondit Clindor, je vous excuse, et je vous envie. Je vous excuse, sçachant assez combien Alcippe s’est preparé de peines, pour n’avoir, au commencement de sa vie, observé religieusement le serment de ses ancestres; et je vous envie pour l’heureuse vie que vous passez, en considerant les troubles et inquietudes de la nostre. Mais, mon enfant, continua-t’il en l’embrassant encore une fois, vous soyez le tres-bien venu, et vostre compagnie aussi; vous asseurant que je ne puis recevoir un plus grand contentement, que de voir chez moy l’enfant de mon cher amy Alcippe. – Cette asseurance, repliqua Lycidas, m’a donné la hardiesse d’offrir vostre maison à une bonne trouppe de mes amis que j’ay accompagnez icy, et qui y viennent pour le sujet que vous sçaurez. Je [239/240] ne sçay si ce ne vous sera point d’incommodité? – Tous ceux, respondit Clindor, avec un visage riant, qui viennent chez moy, et mesme avec un si bon guide que Lycidas, y ont tousjours autant de pouvoir que j’y en ay, et je vous asseure que toute l’incommodité sera pour eux, et pour moy, beaucoup d’honneur et de contentement.

Et s’estant enquis qui estoient ceux qu’il luy amenoit pour hostes: Je suis marry, dit-il, de n’en avoir esté adverty plus tost; mais, puis qu’ils m’ont voulu surprendre, ils excuseront les incommoditez de cette maison, et recevront, s’il leur plaist, ma bonne volonté. Et lors, ayant fait appeller son fils: Leontidas, luy dit-il, (car tel estoit son nom), allez avec vostre frere Lycidas offrir cette maison à ces estrangers, vers lesquels il vous conduira, et leur dites que, si mon aage me le permettoit, je fusse allé moy-mesme leur rendre ce devoir.

Ainsi s’en alla Lycidas, accompagné de Leontidas, vers la trouppe qui l’attendoit, et qui, apres plusieurs discours de civilité, s’achemina au petit pas, Leontidas tenant d’un costé Dorinde, et Hylas de l’autre. Arrivant à la porte, les gardes leur demanderent qui ils estoient, et d’où ils venoient. Les trois chevaliers dirent leurs noms, et satisfirent à leurs demandes, et Leontidas adjousta qu’ils alloient loger en la maison de Clindor. Les gardes alors les escrivirent, et les prierent de leur pardonner cette curiosité, parce que depuis peu le commandement leur en estoit fait. Ils entrerent donc de cette sorte, et furent conduits vers Clindor, qui les receut avec un si bon visage, et les traitta si honnorablement, que chacun demeura estonné qu’en si peu de temps il eust mis l’ordre en sa maison qu’ils y trouverent.

Mais cependant le triste Silvandre qui, apres avoir laissé Dorinde et ses compagnes, s’estoit retiré dans le plus caché du bois, pour ne voir, ny estre veu de personne, passa le reste du jour avee ses fascheuses et mortelles pensées, jusques à ce que sur le soir il se vint mettre dans le buisson, où Diane, Alexis, Astrée et Phillis le trouverent en se retirant. Il s’estoit de sorte esloigné de chacun qu’il n’avoit pas mesme sceu ce qui estoit advenu pour Dorinde, d’autant qu’aussi tost qu’il appercevoit quelqu’un, il le fuyoit comme une personne sauvage. Sa tristesse le retint en ce lieu jusqu’à la nuict; mais quand il vid le ciel semé d’estoilles, et qu’il creut n’y avoir plus personne par la campagne, il en sortit, non pas pour se divertir, car il n’avoit pas mesme envie d’alleger son [240/241] mal, mais seulement pour se representer plus vivement son desplaisir, afin que l’ennuy pust faire tant plus tost ce qu’il ne vouloit pas, que sa main attentast sur sa vie, de peur d’offenser le Ciel en se donnant une violente mort.

Cette pensée le conduisit insensiblement dans la grande allée où Phillis luy avoit fait le cruel message de Diane: O lieu malheureux, dit-il, pour moy, et diffamé de la plus insigne injustice qui ait jamais esté commise sur les rives de Lignon, comment est-il possible que le Ciel ne t’ait caché dans les abysmes des entrailles de la terre, pour ne souffrir, que ce rivage innocent soit profané par toy, lieu de desastre et d’abomination?

Et lors, se pliant les bras l’un dans l’autre: Mais si c’est le Ciel, continua-t’il, qui me’poursuit d’une hairie continue depuis le jour que je suis nay, comment, au lieu de chastier, ne favorisera-t’il ce qui exécutera sur moy ses cruelles destinées? Mais aussi, si tous les lieux où j’ay ressenty les injustices de son influence devoient estre abysmez, héeas! il faudroit que tous ceux où jusques icy j’ay esté fussent cachez dans la profondeur de la terre.

Et parvenant avec ces paroles sur le mesme endroit où il estoit tombé esvanouy, il s’arresta tout court, et après l’avoir consideré quelque temps: II est vray, s’escria-t’il, que, si en tous les autres lieux j’ay eu du malheur, c’est bien en cestuy-cy où tous les desastres se sont assemblez, et ont fait voir jusques où se peuvent estendre les plus grands efforts des plus cruelles infortunes. Mais comment les ay-je pu supporter sans mourir, ou comment le Ciel n’a-t’il eu honte de se voir surmonté par la constance d’un mortel? Et veritablement en cecy il n’est pas plus estrange de considerer l’opiniastreté du Destin à me rendre miserable, que de voir l’insensibilité de mon ame à supporter ses coups. Et lors que je l’ay bien consideré, il faut que je die que le Ciel veut essayer sa puissance en mes supplices, ou mon courage en ma souffrance. Mais pour cela, falloit-il, belle Diane, que vous fussiez l’instrument de tant de cruautez? Falloit-il que vostre beauté consentist à la perte de celuy qui l’adore, et que ce fust mesme de ceste affection que procedast la rigueur de son supplice? Quelle excuse pouvez-vous alleguer pour vostre descharge, puis que, si vous n’estes complice de ceste faute, pour le moins, vous en estes la cause et l’origine? Car il est autant possible que, sans Diane, je puisse aymer quelque chose, qu’il est impossible que, tant que [241/242] vous vivrez, vous ne soyez la plus belle de l’univers, et que, tant que je vivray, vous ne soyez la mieux aymée bergere du monde! Ah! je voy bien, reprenoit-il quelque temps apres, ah! je voy bien que vous ne cherchez point d’excuse en une action dont le repentir ne vous touche nullement, ou, pour mieux dire, en laquelle le seul repentir seroit une plus grande satisfaction mille et mille fois, que n’auroit pas esté l’outrage.

Et lors, demeurant quelque temps sans parler, et la lune estant fort claire, il alloit regardant tout à l’entour de luy, et comme un homme hebeté consideroit toute chose, sans sçavoir presque ce qu’il regardoit.

En fin, luy revenant en memoire le cruel discours de Phillis, et l’opinion que Diane avoit eue de son changement, il ne se put empescher de s’escrier tout à coup: Mais, ô Dieu! est-il possible que le jugement de Diane, qui void si clair en toute chose, se soit pu pour mon mal-heur abuser de ceste sorte, que Madonte ait eu le pouvoir de me divertir de son service? A-t’elle pu croire, cette sage et prudente bergere, que des yeux qui l’auront veue puissent se plaire à regarder quelqu’autre beauté que la sienne? Ay-je, ô belle bergere, ay-je rendu par mes actions quelque tesmoignage d’estre devenu ou Hylas, ou Adraste? Et il faudroit bien, pour avoir commis cette faute, que non seulement je fusse ou l’un, ou l’autre, mais ensemble tous les deux; car, pour estre fol, je ne serois pas si inconstant, ny pour estre inconstant, je ne serois pas si fol.

Cette pensée l’entretint long temps sans luy permettre de sortir de ce lieu, où il sembloit qu’il s’arrestoit pour y trouver les contentements qu’il y avoit perdus. Mais, tout au contraire, il y alloit rencontrant tousjours de nouvelles causes de desplaisir; car coulant, sans y prendre garde, d’une pensée en une autre, il s’alla representer les doux commencements de son affection, avec quelle discretion Diane receut, sous le voile d’une gageure, la naissance de son amour, avec quelle courtoisie elle luy avoit laissé prendre racine, et avec quelle prudence elle l’avoit veu eslever jusqu’à la grandeur extreme où elle estoit parvenue.

Et sur cette pensée il s’alloit remettant devant les yeux les agreables contrarietez de Phillis, les favorables responces de sa bergère, et bref, toutes les apparences qu’il avoit eues d’esperer que son extreme affection ne seroit point infructueuse, lorsqu’en la recherche de toutes ces choses desquelles il se rendoit compte [242/243] à soy-mesme, il se ressouvint du brasselet de cheveux qui avoit este destiné pour Phillis, et qu’il obtint de Diane par une extraordinaire faveur. Curieusement il porta la main sur l’endroit où il souloit estre, pour avoir le contentement de se la rebaiser aprés l’avoir touché, lors que, ne le trouvant point, il changea incontinent et de main et de bras, comme s’il se fust mesconté la premiere fois de le chercher du costé où il ne la portoit pas. Mais ne la trouvant point, ny en l’un ny en l’autre, il fut surpris d’un si pressant desplaisir que, ne pouvant resister au coup de ce desastre, il fut contraint de se laisser aller en terre, où il demeura longuement, et sans mouvement et sans parole.

En fin, lors qu’il put parler, il souspira tels vers.

SONNET

II ne veut plus esperer.

Que nul bien désormais ne flatte ma pensée,

Et que tous mes espoirs soyent mis dans le cercueil,

Qu’une éternelle nuict accompagne mon œil,

Et soit en moy la joye à jamais effacée.

Pleurez, mes tristes yeux, vostre gloire passée,

Soyent de goutes de sang les larmes de mon dueil

Oublions pour tousjours le favorable accueil

Dont la fortune avoit nostre amour commencée.

Fuyez bien loin de moy, desir de quelque bien,

Puis qu’entre les mortels je n’espere plus rien,

Que de mourir en fin oppressé de tristesse:

Mais pourquoy faudroit-il quelque chose esperer,

Si mesme il n’est permis au malheur qui m’oppresse

D’oser à tant de maux une fin desirer?

Silvandre s’alloit plaignant de ceste sorte, et sa plainte n’eust pas cessé si tost, n’eust esté qu’il ouyt, ce luy sembla, quelqu’un s’en venir vers luy. Et parce que c’estoit une heure où il y avoit peu de bergers qui se promenassent, tant pour recognoistre qui c’estoit, que pour la crainte d’estre veu, et par ce moyen inter [243/244] rompu en ses solitaires pensées, il se teut pour quelque temps. Et lors, il ouyt venir le long de la grande allée des personnes qui parloient assez haut, et que toutesfois il ne pouvoit encore bien recognoistre ny bien entendre; mais il n’eut pas demeuré longuement sans parler, qu’eux approchans tousjours davantage, il apperceut à la clarté de la lune que c’estoient deux hommes qui venoient parlant ensemble. Et de fortune, lors qu’ils furent prés de l’endroit où Silvandre estoit couché, ils s’arresterent un peu, et lors il ouyt que l’un chantoit.

SONNET

II a plus d’amour qu’elle n’a de cruauté.

Mais, mon Dieu! que je l’aime! et, mon Dieu! que de peine

Je supporte en aimant sa cruelle beauté!

Fut-il jamais amour plus plein de loyauté?

Fut-il jamais, ô Dieu! beauté plus inhumaine?

Plus je vay l’adorant d’une ame toute pleine

Et d’amour et de feux, et plus sa cruauté

Augmente sa rigueur par quelque nouveauté,

Comme si l’adorer faisoit naistre sa haine.

Dieu! que ne fay-je point pour surmonter son cœur?

Que ne fait-elle aussi pour montrer sa rigueur,

Qu’esgale à mon amour elle voudroit bien rendre?

Mais, cruelle beauté! vous n’y parviendrez pas:

Vostre rigueur n’ira que jusqu’à mon trespas,

Et mon amour encor bruslera dans ma cendre.

A peine ces vers furent achevez, que Silvandre ouyt que son compagnon commença de cette sorte.

SONNET

Qu’il ne faut aymer que pour aymer,

On me va reprochant que souffrir tel outrage

C’est estre sans esprit ou sans nul sentiment, [244/245]

Et qu’il faut bien aymer, mais qu’il faut que l’Amant

Retienne avec l’amour quelque peu de courage.

Que d’endurer ainsi, c’est plustost tesmoignage

D’un esprit abbatu, que d’amour vehement,

Qu’il se faut bien donner, mais non pas tellement

Qu’en fin ce don se change en un cruel servage.

Offensé, je responds: Ces maximes de Cour,

Que, deceus, vous tenez-pour maximes d’amour,

Montrent vos passions estre bien imparfaites.

Il faut, pour bien aymer, aymer ainsi que moy,

N’aymer que pour aymer, tout d’amour et de foy,

Et c’est trahir Amour à aymer comme vous faites.

Ah! mon frere, interrompit incontinent le premier qui avoit parlé, vous avez maintenant raison en ce que vous dites; car veritablement, qui aime pour autre dessein que pour seulement aimer, il abuse du nom d’amour, et prophane indignement une divinité si saincte et si sacrée. Mais permettez-moy de dire qu’en ce que vous alleguiez un peu auparavant, de la peine que vous et moy souffrons, vous aviez aussi peu de fondement que j’en avois beaucoup, de dire qu’il n’y a point de douleur au monde qui soit esgale à la mienne. – Mon frere, luy respondit l’autre avec un grand souspir, l’amour que chacun se porte, est cause du jugement que vous faites à mon desavantage. Car n’est-il pas vray que si vous me voyez souffrir du mal, vous le ressentirez mieux que si quelque estranger en avoit beaucoup plus que moy, et cela à cause de la bonne volonté que vous me portez? – II n’y a point de doute, respondit le premier. – Or, Alcandre, repliqua cettuy-cy, croyez que la mesme raison vous fait estimer le mal que vous ressentez beaucoup plus grand que le mien, d’autant que, comme c’est chose naturelle d’aimer un frere plus qu’un estranger, aussi l’est-il encore davantage de s’aimer soy-mesme plus que tout autre; et c’est cette amour qui donne le poids à toutes les choses qui tombent sous l’opinion.

Je ne sçay, Amilcar, adjousta-t’il, comme vous l’entendez. Il est vray qu’en une partie j’ay bien la mesme creance, mais en l’autre j’en suis du tout contraire. Je veux dire que je croy bien [245/246] que l’amour, tel qu’il est, fait ressentir de mesme les ennuis et les contentemens, et que c’est par luy, et à son aulne que nous mesurons la grandeur ou la petitesse de toutes ces choses. Mais que chacun ait plus d’amour pour soy que pour toute autre? Mon frere, mon, amy, si cela est un effet de la nature, j’avoue que la nature a failly en moy, car je jure, et je proteste que j’aime mille fois mieux Circéne que je ne m’aime pas. Et la preuve de ce que je dis est tres-aisée, puis que j’ay pour elle tous les effects que l’on dit qui procèdent d’une tres-grande amour: premierement, j’ay plus de peur qu’il luy arrive du mal qu’à moy-mesme, et s’il falloit que pour le luy oster je le souffrisse, c’est sans doute qu’il n’y a supplice auquel je ne m’exposasse librement pour elle; et puis je desire plus son contentement que le mien, et je ne croy pas qu’il y ait chose, pour difficile qu’elle fust, que je ne fisse, si je pensois qu’elle en deust avoir du plaisir. Mais, et cettui-cy est bien un tesmoignage qui ne se peut reprocher, si je pensois avoir quelque contentement qui luy dépleust, Amilcar, croyez-moy, j’aimerois mieux la mort que de le recevoir: si cela ne sont des cognoissances que j’aime plus autruy que moy-mesme, je ne sçay quels en peuvent donc estre les signes assurez. – Mon frere, reprit Amilcar, je ressents bien pour Palinice les mesmes effets d’affection que vous dites avoir pour Circéne. Mais, ô Alcandre, vous estes bien deceu, si vous pensez qu’il faille conclure par là que vous aimez mieux Circéne que vous, ny que j’aime mieux Palinice que je ne m’aime pas. Car si nous voulons en parler sainement, nous advouerons que c’est pour l’amour que nous nous portons que nous les aimons; et comme l’autre expose sa propre vie pour la conservation de l’or qu’il ayme, que de mesme nous nous sacrifions pour le plaisir de ces belles que nous cherissons. – Ah! mon frere, s’escria incontinent Alcandre, et voudriez-vous bien faire ce tort à nostre amour, de la comparer à celle d’un avare? – Mon frere, respondit froidement Amilcar, assurez-vous qu’il n’y a point d’autre difference de ces deux amours, sinon que celle que nous portons à ces belles dames est pour chose de plus de valeur et de merite, et qu’ainsi elle est plus honnorable et plus raisonnable. Mais, en effet, l’origine de toutes ces amours procede de celle que chacun a pour soy-mesme; et pour monstrer qu’il est ainsi, dites-moy, Alcandre, n’est-il pas vray que le soing que l’avare a de conserver 1’or qu’il aime est pour soy-mesme, et non pas à cause de l’or? – II n’y a point de doute, [246/247] respondit-il, car qu’importé à l’or qu’il tombe en d’autres mains, puis que, par tout où il sera, il sera tousjours aussi bien or qu’entre les siennes?

- Vous avez raison, repliqua Amilcar. Or maintenant tournons cette mesme raison vers ce qui nous touche, et vous cognoistrez que c’est pour l’amour que vous vous portez, que vous avez ces seings de Circéne, et ces grands desirs de son contentement; et me dites si vous voudriez que Circéne eust tous ces bon-heurs que vous luy desirez, ou plustost si vous voudriez bien les luy rechercher, à condition qu’elle aimast infiniment Clorian, et qu’elle se donnast du tout à luy, sans jamais plus se soucier de vous? – Mais, reprit Alcandre, encore qu’elle fust à Clorian, elle ne seroit pas heureuse comme vous la figurez. – Et si elle l’estoit, adjousta Amilcar, encore plus que je ne dis, seriez-vous bien aise qu’elle jouist de tous ces contentements avec Clorian? Vous ne me respondez point, et vous avez raison, car je feray bien la res-ponse sans vous. Il est certain que vous et moy aimerions mieux la mort que de voir, vous, Circéne au comble de son contentement avec Clorian, et moy, Palinice, la plus contente et la plus heureuse femme du monde en la présence de Siléne. Et par là, mon frere mon amy, avouons que tout le bien que nous leur desirons, c’est comme l’avare aime l’or, c’est à dire pour nostre interest particulier, quoy que l’excez de nostre passion nous fasse juger au commencement tout le contraire.

A ce mot, ces estrangers continuerent leur promenoir, et demeurerent quelque temps sans rien dire. Silvandre qui les avoit escoutez, et qui les jugeoit personnes de merite et d’entendement, eust volontiers parlé à eux n’eust esté le fascheux estat où la jalousie de Diane l’avoit reduit. Mais se recognoissant de si mauvaise humeur, il pensa qu’il valoit mieux s’en esloigner que de les interrompre, pour entretenir ses profondes pensées. Et en ce dessein il s’en voulut aller, mais en mesme temps il vid que ces estrangers revenoient sur leurs mesmes pas, comme personnes qui ne sçavoient que devenir, et qui, ayant rencontré cette grande allée, faisoient dessein d’y passer le reste de la nuict. La crainte qu’il eut d’estre apperceu d’eux fut cause qu’il se remit en sa place pour les laisser parler, et puis s’enfoncer dans le bois; mais fust qu’il fist quelque bruit en se remettant en terre, ou que la lune esclairast mieux à l’endroit où il estoit, qu’elle ne faisoit lors qu’ils avoient passé aupres de luy, tant y a qu’Alcandre à son retour [247/248] s’apperceut, et le fit voir à son frere, qui, s’en approchant curieulement: C’est veritablement, dit-il, un berger qui dort.

Silvandre qui se vid descouvert, et qui pensa bien qu’ils ne s’en iroient pas sans le faire parler, aima mieux les prevenir, et cela fut cause qu’il respondit: Si je dormois, il faudrait dire qu’une personne pust dormir sans reposer, car le mal-heureux estat où je suis, qui ne sçauroit estre esgalé, ne permet pas à ce desastré berger de pouvoir avoir quelque repos. Et ne croyez, Amilcar, continua-t’il en se relevant, que ce soit l’amour que je me porte qui me fait faire ce jugement de. la grandeur de mon mal; car, au contraire, si je devois juger par passion de ce qui me touche, ce seroit plustost par haine que par amour, pouvant dire avec verité, que je n’ay jamais voulu tant de mal à personne que je m’en veux. Et encore que le malheur où je suis soit le plus grand que jamais mortel puisse recevoir, si est-ce que je suis mon ennemy de telle sorte, que ma haine n’en peut encore estre satisfaite, et je voudrais me le pouvoir augmenter et multiplier pardessus le nombre des feuilles de ces bois. – J’avoue, dit alors Amilcar, que si ce que vous dites est vray, il faut que toute douleur cede à la vostre. – O Amilcar! dit le berger, je ne suis que trop veritable, et si je vous en avois descouvert la moindre playe, je m’asseure que vous Je confesseriez avec moy; mais parce que ce me seroit quelque espèce de soulagement de le dire, je ne veux pas mesme me donner ce contentement.- II semble, adjousta Alcandre, que la grandeur du mal que vous avez vous a porté à ce desespoir, et tous sçavez bien que le desespoir est un tesmoignage de peu de cognoissance, et de peu de courage. – J’avoue, dit le berger, que mon mal s’est changé en desespoir; mais je nie bien que le desespoir soit tousjours faute de cognoissance ou de courage, car tant s’en faut, ne seroit-ce pas une extreme mescognoissance d’avoir les extremes malheurs que j’ay, et ne les cognoistre pas? Et ne seroit-ce pas un grand deffaut de courage et de sentiment, que de craindre de telle sorte la mort, que l’on voulust toujours vivre en une telle misere? Cela est bon pour de petits maux, ou pour le moins pour ceux qui n’en ont que des communs et ordinaires; mais ceux qui sont parvenus à une telle extremité, qu’il n’y a point de remede, n’est-il pas vray que ce seroit une espece de folie que d’y en rechercher, et un effect d’un courage vil et bas, que de supporter la honte qu’on ne peut éviter, sinon en n’estant plus. – Toutesfois, reprit Alcandre, j’ay ouy dire que, comme que [248/249] ce soit, c’est un signe de peu de courage de fuyr, pour n’avoir pas le cœur de supporter les coups de l’ennemy. – Vous avez ouy dire la verité, repliqua le berger, mais personne qui l’en-tendist bien ne vous aura jamais dit qu’il faille esperer en une chose où il y n’a point d’esperance. Et c’est ce que je disois maintenant, que mon mal estoit desesperé, non pas que je conclue que pour cela je vueille d’un glaive m’ouvrir l’estomach, ou me precipiter dans un abysme, car encore que je n’estime pas cette action un deffaut de courage, comme vous dites, je la tiens encore pire, parce qu’est c’est une impieté qui se commet contre le grand Tautates, d’autant que l’homme estant l’ouvrage de ses mains, et duquel il se peut servir comme le potier des vazes de terre qu’il a faits à sa volonté, c’est une grande impiété d’aller contre l’ordonnance de ce Grand à qui nous sommes, et à qui nous devons tout ce que nous avons. Et s’il luy plaist de nous voir souffrir des peines et des travaux infinis, ne sommes-nous pas impies de vouloir contrarier son dessein par une mort precipitée? Mais que ce ne soit un tesmoignage d’un courage genereux, de ne vouloir souffrir un honteux supplice, et de l’esvitef par une douleur encore plus grande, je ne pense pas, Alcandre, qu’il y ait personne qui, apres y avoir bien pensé, le vueille soustenir. Mais je commence à ressentir quelque allégement par les discours que j’ay avec vous, et parce que je n’en veux point en mon mal, je vous conjure, Amilcar, par l’amour que vous portez à Palinice, et vous, Alcandre, par celle que vous avez pour Circéne, de me permettre de m’en aller seul dans le plus reculé de ce bois, et en eschange je vous diray que, si vous cherchez ces deux belles bergeres, vous les trouverez en cette contrée, où je les ay veues bien souvent sur les rives de Lignon, en la compagnie de la belle Diane, d’Astrée, et de leurs compagnes.

Et à ce mot, après les avoir saluez, il s’en alla, et se mit dans le bois le plus promptement qu’il pust, de peur d’estre suivy par ces estrangers.

Eux, au contraire, ravis d’ouyr un berger discourir de ceste sorte, demeurerent si estonnez que ny l’un ny l’autre ne remua pas un pied pour le suivre. Mais ayant tenu quelque temps les yeux sur l’endroit du bois où il estoit entré, Alcandre fut le premier qui reprit la parole: Dites la Vérité, mon frere, luy dit-il, avez-vous jamais ouy un semblable berger? – Son habit, res-pondit Amilcar, dit bien qu’il est berger, mais ses discours nous [249/250] protestent que non. – Quant à moy, adjousta Alcandre, je pense que c’est le Genie de Lignon qui s’est voulu presenter à nous sous cet habit, pour nous monstrer qu’il y en a encore qui ont plus de mal que nous n’avons pas. – J’aurois, peut-estre, repliqua Amilcar, cette mesme opinion, si nous estions ailleurs qu’en cette contrée de Forests, où j’ay ouy dire qu’il y a tant de discrets et d’honnestes bergers, qu’il ne faut point trouver estrange la rencontre que nous avons faite. – Si c’est un berger, continua Alcandre, et que les autres soient tels que luy, il faut avouer que les villes ont dequoy porter envie à ces bois et à ces rives solitaires. Mais, dit-il, monstrant au doigt un papier qui estoit au lieu d’où Silvandre estoit party, je voy là quelque lettre; peut-estre, si la clarté de la lune nous le permet, pourrons-nous apprendre quelque chose de ce que nous disons, en la lisant.

Amilcar alors se baissant releva ce papier, que veritablement Silvandre, en prenant son mouchoir dans sa poche, avoit laissé choir sans y penser; et le despliant tous deux, voyant qu’il estoit escrit, ils prirent le mieux qu’ils purent la clarté de la lune, et lurent avec quelque difficulté ces vers.

SONNET

Elle seule digne d’elle.

Elle ayme en fin, quoy qu’elle scache dire,

Cette arrogante et trop fiere beauté!

Mais pour punir sa feinte cruauté,

D’un feu nouveau se produit son martyre.

Dans son miroir elle-mesme s’admire,

Ainsi le Ciel vange ma loyauté,

Et s’admirant, estrange nouveauté!

D’un vain amour se brusle et se desire.

Elle ne croit, l’orgueilleuse qu’elle est,

Rien digne d’elle, elle seule se plaist,

Et ses amours en soy-mesme elle enserre.

Mais, glorieuse, en fin tu te déçois:

Cette beauté qu’en ce miroir tu vois,

N’est rien qu’une ombre, et, n’est que dans un verre.[250/251]

Alcandre alors: II est certain, dit-il, que c’est un berger, et non pas le Genie de ce lieu, mais il faut avouer que ces bois sont heureux d’avoir de semblables hostes. Et parce qu’il y avoit encore quelque chose d’escrit, ils continuerent de lire, quoy que la clarté de la lune fust un peu blaffarde; mais la lettre qui estoit grosse et d’un caractere bien formé, leur ayda beaucoup. Les vers estoient tels.

SONNET

II luy tient le miroir cependant qu’elle se coiffe.

Comme un guerrier nourry dans les allarmes,

Quand l’ennemy n’est point encor present,

En ce miroir vous allez aiguisant

De vos beautez les invincibles armes.

Lors qu’à vos yeux vous adjoustez des charmes,

En cent façons leurs attraits déguisant,

Ma mort je vais moy-mesme authorisant,

Car ce miroir n’est fait que de mes larmes.

Larmes, heas! qu’Amour change au cristal

De ce miroir pour marque de mon mal,

Et qu’à vos yeux je presente fidelle.

Jugez au moins, puis que dans mes tourmens

Je vous fais voir si parfaite et si belle,

Que vous seriez dans mes contentemens!

Silvandre avoit fait ces, vers pour Diane il y avoit long-temps, en la considerant qui se regardoit dans un miroir, et de fortune il les portoit ce jour-là sur luy. Ces estrangers les trouverent tant à leur gré, qu’ils ne se pouvoient lasser de les relire, et eussent bien voulu qu’il y en eust d’autres pour passer les heures de la nuict plus doucement, puis qu’ils estoient contrains d’attendre en ce lieu ceux qui leur avoient promis de les y venir trouver.

Mais Alexis cependant qui estoit couchée comme de coustunie dans la chambre d’Astrée, où Diane et Phillis avoient dormy cette nuict, s’éveilla aussi matin que le soleil, et prenant [251/252] doucement les habits de la belle Astrée, s’en accommoda le plus promptement qu’elle pust, et puis, avec le moins de bruit qu’il luy fut possible, ouvrit les fenestres, et prit une chaire aupres du lict, afin de pouvoir mieux contempler les beautez qu’il adoroit.

Astrée estoit lors de la moitié du corps tournée du costé de ses compagnes; et parce qu’il faisoit grand chaud, elle avoit une partie du sein descouvert, et un bras hors du lict nonchalamment estendu sur Diane. Alexis, l’ayant quelque temps considerée: Helas! disoit-elle, mais d’une voix assez basse pour n’estre ouye, helas! pourquoy, Alexis, n’es-tu changée en Diane, ou Diane en Alexis? Mais, disoit-elle un peu apres, à quoy te serviroit-il, miserable, si parmy ce changement Celadon n’avoit point de part? Car quelles plus grandes faveurs, ô Alexis! pourrois-tu desirer que celles que tu recois, et qui te sont inutiles, parce que tu n’y appelles point Celadon? Et semble que tu luy envies la part qu’il y pourroit avoir?

Et, à ce mot, s’estant teue quelque temps: Ah! ce n’est point envie, disoit-elle, car Alexis, peux-tu avoir quelque bon-heur sans luy, ou quelque felicité sans toy? Non certes, se respondit-elle, mais il est vray que sa presence m’est bien aussi redoutable que desirable: desirable, puis que, sans Celadon, je n’auray jamais un contentement parfait, et redoutable, puis qu’il n’y a que luy qui me puisse faire perdre toutes mes esperances? Mais quand je veux rentrer en moy-mesme, qui suis-je, qui redoute et qui desire? Suis-je Alexis? Non, car que peut davantage desirer Alexis.? Suis-je Celadon? Non, car que peut craindre celuy qui est parvenu au comble de tous les mal-heurs? Qui suis-je donc, qui desire et qui crains? Car il est certain que je ressens ces deux passions. Je suis sans doute un meslange, et d’Alexis et de Celadon; et aussi, comme Celadon, je desire recouvrer le bon-heur qui m’a esté tant injustement ravy, et, comme Alexis, je crains de perdre celuy que je possede. Je suis donc et Alexis et Celadon meslez ensemble; mais maintenant que je sçay qui je suis, que ne recherchons-nous un moyen de contenter Celadon, et d’assurer Alexis?

Ah! disoit-elle alors, c’est là l’œuvre et la peine! Ce lieu est si glissant que, pour peu que le pied eschappe, l’on tombe dans un profond abysme de desespoir. Mais pourquoy nous voulons-nous figurer qu’Astrée vueille mal à ce fidelle Celadon, puis que, toutes les fois qu’elle en parle, il semble que ce soit en plaignant sa perte? Mais au contraire, pourquoy ne croirons-nous, qu’Astrée [252/253] luy vueille mal, puis que, luy ayant ordonné de ne se faire jamais voir à elle, qu’elle ne le luy commandast, elle ne le luy commande point, et si elle parle à luy toutes les heures?

Cette derniere consideration la toucha de sorte que les larmes luy en vindrent aux yeux. Et parce qu’ensemble avec les larmes quelques souspirs se desroberent de son estomach, Phillis qui estoit sur la fin de son sommeil s’esveilla, et voyant qu’il estoit grand jour, apres avoir salué Alexis, elle se jetta en bas du lict, et toute en chemise s’alla habiller aupres de celuy de la druide. Et toutesfois Diane estoit tellement prise du sommeil que, quelque bruit que sa compagne fist en se levant, elle ne se fust point esveillée, si Phillis ne l’eust appellée paresseuse par diverses fois; et parce qu’elle parla assez haut, il sembla qu’Astrée en songeant se fust esveillée, car se tournant du costé d’Alexis: Ah! Celadon! dit-elle avec un grand soupir; et sans dire rien davantage, se remit à dormir.

Mais parce que Diane et Phillis, oyant nommer Celadon, estoient demeurées attentives à ce qu’elle vouloit dire, Alexis, quoy que surprise de s’ouyr nommerr, tint la meilleure mine qu’il luy fut fut possible, et se mettant un doigt sur la bouche: Parlons bas, dit-elle, pour voir ce qu’elle veut dire de ce berger. Mais quoy qu’elles se teussent, et qu’elles attendissent fort longuement, si ne parla-t’elle plus, mais se sentant baisée par Diane, s’esveilla doucement, en opinion que ce fust Alexis: Ma maistresse, luy dit-elle, n’ayant pas les yeux encore bien ouverts, vous estes si diligente que vous nous faites honte. Et tenant Diane embrassée, elle la rebaisa encore en ceste creance. Mais quand elle vid que c’estoit Diane: Ah! ma sœur, dit-elle en la repoussant, vous m’avez trompée, je vous prenois pour ma chere maistresse. – Mon serviteur, dit alors la druide, je ne suis pas si loing que vous ne puissiez bien tost reparer ceste faute, si vous l’avez agreable. Et alors se panchant, Astrée la baisa et l’embrassa avec la mesme affection qu’elle eut peu caresser une sœur bien-aimée, si le Ciel luy en eust donné une.

– Et bien! dit Phillis, qui achevoit de s’habiller, et qui avoit veu comme elle avoit repoussé desdaigneusement Diane, vous rejettez les baisers d’une bouche, que quelqu’autre esliroit peut-estre plustost que-ceux de la vostre. – II faudrait bien, respondit Diane, que celuy-là eust du tout perdu le jugement, qui feroit une si mauvaise eslection. – Vous en direz ce qu’il vous plaira, [253/254] repliqua Phillis; si crois-je que vous seriez la seule qui auroit cette opinion, car celuy de qui je parle, c’est Silvandre, que je ne croy pas que personne que vous puisse accuser de deffaut de jugement, et encore rie le pouvez-vous faire qu’en une chose. – Et en laquelle? respondit Diane. – En ce qu’il ayme trop, repliqua Phillis, car il est vray qu’en cela il y a de l’excez. – Et quoy! ma sœur, reprit Diane, vous voicy encore à vostre premiere chanson! Ne me parlerez-vous jamais que de ce Silvandre, et ne vous lasserez-vous point quelquesfois de le nommer si souvent? – Ma sœur, dit Phillis, desabusez-vous d’une chose, jamais je ne vous laisseray en paix, qu’il ne soit remis aupres de vous, comme il y estoit il y a quelque temps. Et je croy que toutes vos amies en doivent faire de mesme, par ce que, si nous perdions ce gentil berger, je ne pense pas que Lignon en pust recouvrer de longtemps un semblable. – Et Lycidas, adjousta Diane, ne vaut-il pas mieux? – Lycidas, interrompit Phillis, avec sa gayeté accoustumée, ne vaut rien que pour moy, et je serois bien marrie que quelqu’autre en prist envie. Mais Silvandre est tel, que non seulement vous et nous qui le voyons ordinairement, mais toute cette contrée, et peut-estre encor toutes les Gaules y ont de l’interest. – Et ma sœur! dit Diane, suis-je payée du public, pour avoir soing d’une personne en qui tant de gens ont part? – Vous le devez, respondit Phillis, puis que vous y avez toute puissance, et s’il en mesadvient, chacun vous en blasmera; et quoy qu’il soit tout à vous, si ne devez-vous pas estre envieuse que chacun reçoive du contentement de ce que vous avez. – Tant s’en faut, respondit Diane, que j’en sois envieuse, qu’au contraire, s’il est mien, de bon cœur je vous le donne, avec promesse de ne vous le redemander jamais. – O cruelle fille! s’escria Phillis, les dieux vous puniront de cette ingratitude, et si c’est comme ils ont accoustumé, ce sera par le mesme moyen que vous les offensez maintenant; et souvenez-vous que je vous le predis avec autant de verité, que si ma bouche estoit un oracle. – Qu’est-ce que vous dites, ma chere sœur? reprit incontinent Diane, que les dieux me puniront pour ce que je viens de faire? Et quelle faute ay-je commise de vous donner ce qui est mien? puisqu’encore que je ne vous le donnasse pas, il ne laisseroit pas d’estre à vous, y ayant long temps que tout ce que j’ay est tout vostre? – Ah! Diane, dit Phillis, ces cruautez couvertes du manteau de la courtoisie, ne seront pas incogneues aux dieux, et vous ne les leur sçauriez [254/255] desguiser, et souvenez-vous que je vous en verray pleurer, et je les vous reprocheray en un temps que vous direz que j’ay eu raison. – Vrayement, respondit froidement Diane, vous estes mauvaise sœur: puis que vous faites ce dessein, vous devriez au contraire me preparer de bonne heure des mouchoirs pour essuyer les larmes que je dois respandre.

Ces deux bergeres acheverent de cette sorte de s’habiller, cependant qu’Alexis et Astrée s’entretenoient, tantost par des assurances de leur bonne volonté, et tantost par des baisers qui estoient donnez et rendus, d’un costé en fille, et de l’autre en amant. Et cela fut cause que Diane, voyant qu’Astrée ne faisoit pas semblant de sortir du lict, se tournant vers Phillis: II me semble, ma sœur, luy dit-elle, qu’encore que ce matin vous me vueilliez tant de mal, nous pourrions bien aller donner ordre à nos trouppeaux ensemble, puis estre encore icy de retour devant que cette paresseuse soit hors du lict. – Ne croyez pas, respondit Phillis en la prenant soubs le bras, que ma colere soit si grande qu’elle me puisse faire manquer au respect et à l’affection que je dois à celle qui a esté ma maistresse, et qui le sera tant que je vivray. Et s’addressant à Astrée: Et vous, dit-elle, la sœur la plus paresseuse que nous ayons, afin de ne vous commander point chose qui soit impossible ou ennuyeuse, nous vous ordonnons de nous attendre au mesme lieu où vous estes, et faites que nous vous y trouvions à nostre retour. Cependant, pour vous en donner la commodité, et afin que vous n’ayez point d’excuse, nous allons mettre ordre à vostre trouppeau et aux nostres!

Et luy donnant le bon jour elles sortirent de la chambre, et s’en allerent s’entretenant de divers discours, d’autant que Diane, ayant un peu perdu de l’opinion qu’elle avoit eue de Silvandre, commençoit à reprendre sa bonne humeur.

Estans doncques sorties du logis d’Astrée, Phillis qui estoit demeurée quelque temps sans rien dire, tout à coup s’arresta, et regardant Diane: Vous oserois-je dire, ma sœur, luy dit-elle, à quoy j’allois pensant! – Et pourquoy en feriez-vous difficulté, respondit Diane, puis que la façon de laquelle nous vivons, ne nous permet pas de nous cacher la moindre chose qui nous vienne en l’ame? – Je m’allois representant, dit Phillis, l’extreme et prompte amitié d’Astrée et d’Alexis, et en allois recherchant la cause; car il y a long-temps que je cognois Astrée, et je ne l’ay jamais veue si prompte à aimer, ny moins encore laisser les an [255/256] ciennes pour les nouvelles amitiez. Toutesfois elle n’a pas plustost’ veu cette druide, qu’elle ne l’ait extrémement aimée, et que l’aimant elle n’ait méprisé la compagnie de Diane et de Phillis, qui luy souloit estre si chere.

Diane alors en sousriant: J’ay bien eu,dit-elle, cette mesme pensée, mais j’ay depuis consideré qu’Astrée a grandement aimé Celadon, et qu’Alexis en ayant tant de ressemblance, elle s’est aisément portée à l’aimer, luy semblant que c’est encore ce bien-aimé erger; et vous sçavez bien qu’elle n’a jamais aimé que luy seul, de sorte qu’estant sa premiere et unique affection, il ne faut pas trouver estrange que, se renouvellant en cette fille, elle soit tres-grande. – Et bien! reprit Phillis, cette raison peut bien estre recevable pour ce qui est d’Astrée. Mais qu’alleguerons-nous davantage pour ce qui touche la druide qui, dés la premiere veue, s’est de telle sorte donnée à une bergere, qu’elle en oublie et son pere et ses parens, se plaist à estre bergere, et d’en porter les habits, et semble qu’elle n’ait plus de memoire, ny des Carnutes, ny de pas une de ses compagnes. – A cela, adjousta Diane, il ne se peut dire autre chose, sinon que, comme Alexis a eu le visage de Celadon, elle en ait aussi le cœur. Et. quant à moy, je le croy, quand je l’y vois idolatrer cette fille de la mesme façon que feroit un berger. – Je vous assure, respondit Phillis, que vous avez grandement raison de dire qu’elle l’idolatre, comme si elle estoit un berger, mais adjoustez-y encore qu’elle la caresse de cette façon. Avez-vous point pris garde à ses actions quand elle est aupres d’elle? Je vous jure, ma sœur, que si elle estoit vestue en homme, je dirois: Voilà un berger. -- Ma sœur, reprit Diane, vous sçavez bien qu’Astrée a des aymans extremes pour se faire aimer, et qu’ayant de l’affection pour cette fille, luy rendant tous les tesmoignages de sa bonne volonté qu’elle peut, nous ne devons point trouver estrange qu’elle soit prise des enchantemens que la nature a mis en ses perfections, nous l’esprouvons nous-mesmes, pouvant juger avec verité n’avoir jamais rien tant aimé qu’Astrée, et je ne croy pas que jamais je puisse rien aimer davantage. – Mais, adjousta Phillis, que dirons-nous d’Adamas et de Leonide, qui l’ont laissée icy avec si peu de sujet, et semble qu’ils l’y ayent oubliée? – Quand Adamas s’en alla, respondit Diane, vous sçavez bien qu’elle se trouvoit mal, et quand Leonide partit, ce fut tant à la haste, à cause que la Nymphe Galathée la demandoit, qu’elle n’eut pas le loisir de la reconduire chez Adamas. – Et [256/257] pourquoy, reprit Phillis, ne la mener pas avec elle à Marcilly où son pere estoit? – Je ne puis pas bien vous respondre sur ce poinct, dit Diane, mais je pense qu’Adamas ne veut qu’estant druide, elle aille dans ces grandes compagnies, et qu’il est bien aise qu’elle demeure parmy nous pour passer son temps, et se r’avoir de la maladie qui l’a si longuement affligée, et qui a esté cause de la faire sortir pour quelque temps des Carnutes, où, à ce que j’ay ouy dire, elle doit bien-tost estre renvoyée.

Diane alloit de cette sorte respondant aux discours de Phillis, avec une sincerité telle, qu’elle pensoit estre en Alexis, et sceut bien rapporter de si bonnes raisons aux doutes qu’elle avoit, qu’elle les luy osta entierement. Et ainsi, prenant les trouppeaux d’Astrée, puis les leurs, les remirent tous ensemble, et les donnerent en garde, comme elles avoient accoustumé, à de petits enfans qui en souloient avoir ordinairement le soin, quand elles estoient contraintes de s’en aller, ou qu’elles estoient distraites ailleurs. Et puis, se reprenant soubs les bras, et croyant bien qu’Astrée ne s’ennuyoit point en la compagnie où elles l’avoient laissée, s’en allerent promener quelque temps le long de la grande allée, où il n’y avoit point encore de berger, parce qu’il estoit trop matin. Mais elles n’y demeurèrent pas beaucoup, qu’elles ne vissent à l’autre bout un berger et une bergere, qu’elles ne purent pas bien recognoistre pour la longue distance, et aussi pour l’obscurité que les arbres y r’apportoient. Et parce que ces deux bergeres se plaisoient fort ensemble, elles firent dessein d’entrer dans le bois pour les laisser passer sans estre veues, et puis reprendre toutes seules leur promenoir, de peur d’estre distraites par quelque fascheuse compagnie; et trouvant tout à propos assez pres un buisson fort couvert, elles s’y assirent, et demeurèrent sans parler quelque temps; et jusqu’à ce que ceux qu’ellez avoient veus fussent passez, elles n’oserent reprendre la parole.

Cela fut cause qu’elles les ouyrent venir d’assez loing, et que, d’autant qu’ils parloient fort haut, elles les recogneurent bien-tost, l’un pour estre Tircis, et l’autre Laonice. – Voicy, dit alors assez bas Phillis, la bonne amie de Silvandre. – Mais dites la mienne, luy respondit Diane, puis qu’elle m’a advertie de la chose du monde, qui m’estoit la plus necessaire de sçavoir. – Et bien! ma sœur, répliqua Phillis, j’espere que vous sortirez une fois d’erreur, et lors vous me direz si elle est vostre bonne amie.

Diane ne luy respondit point, parce que Tircis et Laonice estoient [257/258] si pres qu’elle ne le pouvoit faire sans estre ouye. Et de fortune elles entendirent que, passant, Tircis luy disoit: II faut vrayment avouer, Laonice, que vous estes la plus vindicative personne qui fut jamais. Et que vouliez-vous que Phillis ny Silvandre fissent autre chose, puis qu’ils y estoient obligez, non pas de leur eslection, mais de celles des dieux? – Et ne sçavez-vous pas, Tircis, respondit-elle, que ceux qui ont esté fouettez d’une verge, s’ils ne s’en peuvent venger sur celuy qui leur donne les coups, reçoivent au moins quelque contentement de la jetter dans le feu et de la voir brusler?

Tircis de fortune s’arresta au droit de ces deux bergeres, comme ravy de la meschanceté de Laonice, et pour ouyr encore mieux ce qu’elle avoit dit: Que voulez-vous dire par là? repliqua Tircis. – Je veux dire, reprit Laonice, que, ne me pouvant vanger des dieux, desquels j’ay receu cette injustice, je me suis vangée de la verge de laquelle ils se sont servis, qui est cette affetée de Phillis, et ce beau parleur de Silvandre. Et pourquoy penseriez-vous que j’aye si long-temps sejourné en ces rivages, que pour trouver, le temps et le moyen de m’en vanger? Il faut que vous sçachiez que dés le premier jour que ce beau jugement fut donné, par lequel je perdis tout ce que je pouvois esperer en vous, dés ce jour-là, dis-je, je me vangeay bien de Phillis; car je mis une dissention entr’elle et Lycidas, qui leur fit bien passer quelques mauvaises nuicts à tous deux. – Et qu’en pouvoit més le pauvre Lycidas, dit-il, qui ne vous avoit point fait de desplaisir? – Et si je ne pouvois, respondit-elle, me vanger autrement de Phillis, il falloit qu’il en accusast son malheur; et il faut que vous sçachiez que, plustost que ne me pas vanger d’un de mes ennemis, je ferais perir cent de mes amis. – O Laonice! s’escria Tircis, n’avez-vous point de peur que la terre s’ouvre par le commandement des dieux pour nous engloutir? – Ce sont des comptes, reprit-elle en sousriant; il n’y a rien de si doux que la vengeance, et vous souvenez, que les dieux ne se meslent guiere de semblables affaires. – Il est vray, dit Tircis, si ce n’est pour les punir. – Voyez-vous, reprit Laonice, le Ciel est reservé pour les dieux, et la terre pour les hommes. Si je m’en fusse allée sans faire cette vengeance, je n’aurois jamais vescu en repos; maintenant je m’en vay fort contente, m’estant vangée il y a quelque temps de cette belle harangueuse de Phillis, et maintenant de ce beau juge de village, vous assurant qu’il peut venir quand il voudra, ce Silvandre, je [258/259] suis trompée, si de long temps il refaict la ruine que je luy ay faite. Tircis alors, se reculant deux ou trois pas, et croisant ses bras, la regarda quelque temps en admiration sans luy rien dire, et puis reprenant la parole, il luy dit froidement: Et qu’est-ce que vous avez fait à Silvandre? – Que j’ay fait? reprit-elle. Je voy bien que vous me le demandez afin d’y pourvoir, mais quoy que vous y sçachiez faire, souvenez-vous que le coup a esté si bien addressé, qu’il n’y a mire qui en guérisse de longtemps la playe: car je vis bien que, quelque mine que Diane sceust faire, la douleur luy en vint jusqu’au cœur. – Mais, adjousta.Tircis, qu’est-ce que vous me dites de playe de cœur, ou de Diane? Je vous demande que c’est que vous avez fait à Silvandre? – Vous estes bien curieux, reprit Laonice, mais si n’en sçaurez-vous autre chose, ayant en mon ame une telle satisfaction de m’estre bien vangée, que je ne demeurerois pas un moment en cette contrée, où je n’ay jamais receu que ces deux contentemens: l’un de [la] jalousie de Lycidas contre Phillis, et l’autre de celle de Diane contre Silvandre. – Et comment, interrompit Tircis, peut Diane estre jalouse de Silvandre, si elle ne se soucie point de ce berger, et si Silvandre ne regarde fille du monde avec amour? – O Tircis! que je voy bien, repliqua Laonice, que si leur amour ou leur haine vous eust pu apporter quelque avantage comme à moy, vous y eussiez bien mieux pris garde que vous n’avez fait. – Il est bon là, adjousta Tircis, vous vous figurez que ses discours d’amour procedent d’affection! Et ne sçavez-vous pas que c’est en jeu, et que la gageure qu’il fit avec Phillis en est cause? – Ah! berger, s’escria Laonice en sousriant, vous estes encor de ceux qui ont creu ce que vous dites. Ah! Tircis, mon amy, si vous m’eussiez autant aimée qu’il l’aime, assurez-vous qu’il n’eust jamais esté mon juge, et croyez-moy que Diane l’a aimée autant que Phillis son Lycidas, et je dirois qu’elle l’aime encore, si le bon office que je leur ay rendu ne m’en faisoit un peu douter. Et contentez-vous que vous n’en sçaurez pas davantage, car je ne veux pas que vous y puissiez remedier, encore que quoy je vous puisse dire n’y avanceroit pas beaucoup, puis que les personnes qui pourroient verifier le contraire sont absentes, et ne se verront de long-temps en lieu où l’on leur en puisse demander la verité, et vous fiez en moy, que pour me vanger je n’y ay rien oublié, soit en la façon, soit au temps, ou aux personnes que j’ay alleguées. [259/260] Tircis la laissa parler long-temps de cette sorte, pensant qu’elle declareroit quelle avoit esté sa malice, afin qu’il y rapportast quelque remede; mais voyant qu’elle n’en vouloit rien dire, perdant patience: Va, luy dit-il, quatriesme Megere, et sortie du profond des enfers pour le tourment des humains, qui ne retiens rien de la femme que l’habit et le nom que tu en portes, ayant sous cette figure l’esprit du demon le plus cruel des enfers, esloignetoy de moy, et sors de cette bien-heureuse contrée en laquelle on n’a jamais veu un tel monstre. Et te souviens, esprit impur et malin, que tu peux bien éviter la justice des hommes, mais non pas celle des dieux, ausquels, dit-il, joignant les mains, et haussant les yeux au ciel, je rends mille graces de m’avoir delivré de tes mains souillées de tant de malices et de meschancetez.

A ce mot, s’en retournant au grand pas d’où il venoit, il laissa Laonice si estonnée de ses reproches, qu’elle cognoissoit estre tres-justes, que pleine de confusion, elle demeura quelque temps immobile, l’accompagnant des yeux sans luy dire un seul mot. En fin voyant qu’il s’estoit desja fort esloigné, elle se jetta d’un autre costé dans le bois, et sans plus se faire voir à personne de la contrée, s’en voulut aller d’où elle estoit venue, pouvant dire que c’estoit sans laisser aucun regret de son départ à personne qui l’eust cogneue.

Diane et Phillis qui avoient esté grandement attentives aux paroles de Laonice et de Tircis, et qui n’osoient presque souffler de peur d’estre descouvertes, lors qu’elles les virent partir, demeurerent quelque temps à se considerer l’une l’autre sans se rien dire, ravies d’estonnement de cette vangeance de si loin premeditée.

Diane tenoit les mains jointes ensemble, et sousriant regardoit Phillis; mais elle, apres s’estre mordu les levres quatre ou cinq fois et branslé la teste contre Diane, luy mettant les deux mains sur les siennes: Et bien! ma sœur, luy dit-elle, ne voilà pas nos soupçons veritables? Que vous semble de l’innocence de ce pauvre berger, de qui vous avez eu si mauvaise opinion,et de la malice de cette fille à qui vous adjoustiez tant de foy? – J’avoue, dit alors Diane en se relevant, que, sans luy faire tort, on peut dire qu’il n’y a rien qui l’esgale en artifice et en meschanceté. Mais, ma sœur, continua-t’elle, entrant dans la grande allée, et reprenant le promenoir qu’elles avoient laissé, qui eust jamais creu que cette fille eust eu tant de fiel, que de se vouloir donner une si grande [260/261] peine et si longue, pour se vanger contre des innocents? Car veritablement et vous et Silvandre estiez innocents de son desplaisir, puis que ce fut le hazard qui vous esleut pour l’office que vous fistes; mais encore que vous fussiez coulpables, qu’avions-nous faict, et Lycidas et moy, pour en recevoir une si grande offence? – N’avez-vous pas ouy, repliqua Phillis, qu’elle a dit que, plustost que de ne se vanger d’un de ses ennemis, elle feroit perir cent de ses amis? – Dieu nous vueille garder, adjousta Diane, de semblables amies! – Or, Diane reprit alors Phillis, nous devons estre apprises pour une autre fois que tout ce que l’on dit n’est pas tousjours vray, quelque apparence qu’il y ait. – Vous avez raison, respondit Diane, car qui est celuy qui eust pu éviter de croire cette meschanceté? Je vous supplie, considerez avec quelle froideur elle nous raconta sa malice, avec quelle feinte nonchalance elle l’alla amplifiant, et sur quelle vraysemblance elle l’avoit bastie; vous eussiez dit qu’elle en parloit pour raconter quelque chose à l’avantage de ce berger. Mais, et qui ne fut pas le moindre artifice, elle prit si bien son temps, qu’à mesme heure Madonte s’en alla, et Silvandre l’accompagna, de sorte qu’il sembloit qu’il vouloit luy-mesme reconfirmer ce qu’elle avoit inventé. – O ma sœur! adjousta Phillis, que pour vivre parmy ces esprits brouillons il faut estre bien advisée! – Je confesse, dit Diane, que j’ay esté deceue, mais la tromperie a esté ourdie de telle sorte, que je n’en ay point de coulpe, et pense qu’au contraire j’eusse esté blasmable si je ne m’y fusse pas laissé tromper; puis qu’en cela j’ay fait paroistre que j’avois l’ame si nette et pure de telle meschanceté, que seulement je n’ay pu imaginer qu’elle deust entrer en celle de quelqu’autre. – Mais Diane, adjousta Phillis, que dirons-nous du pauvre Silvandre qui meurt de desplaisir, et qui peut-estre cherche quelque mal-heureux licol pour finir sa vie desastrée? – Je serois bien marrie, respondit Diane, que Silvandre en eust du mal, car je voy bien qu’il n’est point coulpable, et la premiere fois que je le verray, la main qui luy a faict la blessure luy donnera la guerison. – Mais Dieu vueille, repliqua Phillis, que le desespoir ne luy ait poinct faict prendre quelque extreme resolution! – Non, non, adjousta Diane, il ne faut pas apprehender cela de Silvandre; le desespoir n’emporte pas facilement un esprit fort comme le sien. – Si est-ce, reprit Phillis, que ces personnes d’humeur froide comme il est, lors que la tristesse les saisit, font d’estranges resolutions. – Voyez-vous, [261/262] ma sœur, dit alors Diane, tout ainsi que les corps robustes, lors que la fievre les saisit, ont bien des accez plus violents que les foibles et delicats, aussi resistent-ils bien mieux à la grandeur du mal, et le supportent plus longuement; de mesme est-il des esprits forts comme celuy de Silvandre. Il est certain qu’ils sont bien plus sensibles aux ennuis qu’ils reçoivent, mais aussi sont-ils bien plus forts à y résister. – Si est-ce, ma sœur, continua Phillis, qu’il ne faudroit pas soubs cette confiance le laisser plus long-temps en cette peine. – Je m’assure, reprit Diane, que nous ie verrons une heure du jour, et lors il ne partira point d’avec nous sans recevoir quelque bon remede, puis mesme que vous le voulez ainsi, si toutesfois il en a autant de necessité que vous l’estimez. Mais cependant je serois d’avis que nous reprissions nostre chemin vers Astrée et vers Alexis, pour leur dire la rencontre que par hazard nous avons eue ce matin.

A ce mot, elles tournerent leurs pas du costé du logis d’Astrée qui estoit encore dans le lict.

Car dés que ses deux compagnes furent sorties de la chambre, au lieu de s’habiller, elle s’amusa à entretenir et caresser Alexis, avec tant de preuves de bonne volonté, que la feinte druide n’avoit presque la force de resister à tant de faveurs; et à la verité, jamais amant ne fut plus avant dans toute sorte de delices sans les gouster, qu’estoit Celadon, soubs les habits de fille qu’il n’osoit dementir. Cette contrainte estoit si mal-aisée à cette feinte druide, qu’elle changeoit à tous coups de couleur, dequoy Astrée s’estant diverses fois apperceue: J’ay peur, dit-elle, ma maistresse, que vous ne vous trouviez mal, je vous voy changer de couleur, je vous supplie ne vous contraignez point, car vous ne serez jamais en lieu où vous ayez plus de puissance qu’en cette maison. – Mon serviteur, respondit Alexis, je ne vaux pas la peine que vous prenez de remarquer les changemens de mon visage. Il est vray que je ne me porte guieres bien; mais n’en soyez point en peine, car depuis la derniere maladie que j’ay eue, j’ay tousjours eu de ces foiblesses, cela passera incontinent, et je suis marrie que vous en ayez eu cognoissance. – Ah! ma maistresse, repliqua la bergere, vous n’aurez jamais mal qui me semble petit, et vous avez tort de me vouloir cacher celuy que vous dites, puis qu’il est necessaire que, comme vostre serviteur, je le sçache pour y chercher quelque remede. – Mon serviteur, reprit la druide, je voy bien que vous aimez plus Alexis qu’elle ne vaut; mais ne soyez [262/263] pas en peine de son mal, puis qu’elle a le corps plus sain que l’esprit. – Et qu’est-ce, adjousta incontinent Astrée, qui vous peut fascher, puis qu’il semble que tout vous vient à souhait? Vous avez un pere qui vous aime, et qui vous cherit par dessus tous ses enfans; vous estes née avec toute sorte de commoditez, et davantage vous estes estimée et honorée de tous ceux qui vous voyent. Qu’est-ce donc qui vous peut donner sujet de desplaisir? – Encore oubliez-vous, continua Alexis, l’une des choses du monde qui me peut rendre la plus contente, et que je veux croire, que je possede, qui est qu’Astrée aime Alexis, n’est-il pas vray, mon serviteur? – S’il est vray? repliqua-t’elle incontinent, ô dieux! dit-elle en l’embrassant et la baisant, ne seroit-ce point une offense irremissible que vous me feriez si vous le pensiez autrement? Ouy, ma maistresse, je vous aime, puis qu’il vous plaist que j’use de ce mot; et je vous honore de telle façon, que je veux que le Ciel ne m’ayme plus, lors que je cesseray de vous aymer et honorer. – Ne dites pas, respondit la druide, que vous m’aymez, mais que vous aymez Alexis. – Je ne sçay, dit Astrée, ce que vous voulez entendre par là, mais je vous assureray bien que si j’ayme Alexis, ce n’est que d’autant que vous avez ce nom, et que, si vous en aviez un autre, je l’aymerois de mesme pour l’amour de vous, et si vous voulez sçavoir ce que j’ayme sans changement, c’est vostre personne, c’est vostre esprit, et vostre merite. -: Et si je n’estois point druide, reprit Alexis, m’aymeriez-vous? – Pleust à Dieu, respondit-elle, que sans vostre dommage vous fussiez née pour mon contentement bergere de Lignon, car j’espererois que l’esgalité qui seroit entre nous vous convieroit mieux à recevoir mon affection, que non pas cette difference que vostre naissance y a mise. – Et si j’estois berger, dit Alexis, me continueriez -vous cette mesme volonté?- Or à cela, reprit froidement Astrée, je vous respondray franchement qu’il seroit impossible que je vous aimasse comme je fais; et à la verité il ne me sieroit pas bien d’aimer un homme comme je vous aime, mais quand il me seroit permis, encor ne croy-je pas que je le pusse faire, il suffit que j’en ay aimé un, sans que jamais plus j’y retourne.

Alexis fut bien marrie d’avoir esté si curieuse. Toutesfois, puis qu’elle en avoit esté si avant, elle voulut encore passer plus outre: Je sçavois bien, luy dit-elle, mon serviteur, que ce n’estoit qu’Alexis que vous aimiez, et non pas la personne, car autrement, si les [263/264] dieux me faisoient devenir berger, pourquoy cesseriez-vous de m’aimer? – Si les dieux, respondit Astrée, me faisoient cette offense, j’aurois occasion de me plaindre d’eux, de m’avoir privée de tout le bien que j’espere jamais recevoir, et dés là je dirois un adieu à toute sorte de plaisir et de contentement. – Mais pour-quoy ne m’aimeriez-vous pas, dit Alexis, puis que mon corps seroit tousjours mon corps, et que mon ame seroit tousjours la mesme? – Que voulez-vous, ma maistresse, que je vous die, respondit la bergere, sinon que jamais on ne verra qu’Astrée ait aimé deux bergers? Et je vous supplie, ma chere maistresse, n’en parlons plus, car encore que je sçache bien que ce changement ne peut estre, toutesfois l’imagination m’en fait glacer tout le sang.

Et il estoit vray qu’elle en estoit paslie. Dequoy s’appercevant Alexis, et voyant qu’il n’y avoit point d’apparence de continuer ce discours, elle luy dit: Et bien! mon serviteur, je ne vous en parleray plus, à condition que vous me direz à quoy vous songiez ce matin, quand vous vous estes esveillée. – Je le feray de bon cœur, respondit Astrée, pourveu que je m’en puisse souvenir. Mais, ma maistresse, adjousta-t’elle, pourquoy me le demandez-vous? – Parce, repliqua la druide, que, toute endormie que vous estiez, j’ay ouy que vous disiez en vous tournant de mon costé, et d’une voix comme plaintive: Ah Celadon!

– Vous avez bien fait, dit alors Astrée, de me remettre en memoire par ce mot une partie de mon songe, car je ne sçay si autrement je m’en fusse souvenue. J’ay songé, continua-t’elle, que j’estois entrée dans un taillis tellement espais et d’arbres et de ronces, que les espines, après m’avoir rompu presque tous mes habits, et l’obscurité du lieu m’empeschant de voir par où je passois, je sentois à tous coups la pointe de ces épines jusques dans la chair. Apres avoir travaillé longuement en vain pour sortir de cette peine, il m’a semblé qu’une personne que je ne cognoissois point à cause de l’obscurité du lieu, s’est approchée de moy, et m’a dit, me cachant toutesfois son visage curieusement, et me tendant la main, que, si je la voulois suivre, elle me pourroit mettre hors de la peine où j’estois. Il m’a semblé qu’apres l’avoir remerciée du secours qu’elle m’estoit venue donner, j’ay marché en la suivant, et quoy que sans y voir, toutesfois avec beaucoup moins d’incommodité que je ne faisois pas auparavant; mais nous ne pouvions sortir ny l’un ny l’autre du bois où nous estions. En fin il m’a semblé que quelqu’un s’estant mis entre ma guide [264/265] et moy pour nous separer, elle m’a tellement serré la main, et moy à elle pour ne la lascher point, que l’autre y mettant toute sa force, en fin a tant tiré, et d’un costé et d’autre, que la main que je tenois s’est destachée du bras de celle qui me conduisoit, et en mesme temps il m’a semblé de voir quelque peu de lumiere. Cela a esté cause que voulant avec regret regarder la main qui m’estoit demeurée, j’ay trouvé que c’estoit un cœur qui s’alloit enflant peu à peu, jusqu’à ce que celuy qui m’avoit fait perdre ma guide est revenu avec un grand cousteau en la main, et qui, quelque deffense que j’y aye pu faire, a donné un si grand coup dessus, et luy a fait une si grande blessure, que je me suis trouvée presque toute couverte de sang. L’horreur que j’en ay eue a esté cause que je l’ay jette en terre, mais il n’y a pas esté plustost que j’ay veu ce cœur changé en Celadon, ce qui m’a donné une si grande frayeur, que je me suis, escriée comme vous avez ouy, et en mesme temps me suis esveillée.

- Vrayment, reprit Alexis, voilà un songe qui sans doute signifie quelque chose, car, encore que la pluspart soient faux, et seulement des impressions des choses precedentes que nous avons, ou veues, ou ouyes, et quelquefois des vapeurs des viandes dont l’estomach est chargé, ou bien selon la complexion, et la bonne ou mauvaise qualité du corps; si est-ce que cettuy-cy n’a nulle des conditions que les songes faux ont accoustumé d’avoir, d’autant que ceux-là ne sont pas suivis, ou bien viennent dés le commencement du sommeil. Mais cettuy-cy a une grande suitte, et une grande correspondance en toutes ses parties, outre qu’il est venu sur le matin, que les vapeurs des viandes ne peuvent plus faire d’effect, de sorte que, quant à moy, je penserois bien vous en pouvoir expliquer quelque chose. – Je vous aurois bien de l’obligation, respondit Astrée, s’il vous plaisoit d’en prendre la peine.

- Ce bois où vous estiez si plein de ronces et d’obscurité, dit Alexis, c’est quelque peine où vous estes, et de laquelle vous avez peu d’esperance de sortir. Celle qui se presente, et qui vous rend le chemin dans le bois plus aisé, c’est moy. Celuy qui nous veut séparer, c’est que je seray contrainte de m’en retourner aux Carnutes par Adamas. Nous y résisterons et l’une et l’autre tant que nous pourrons. En fin l’on nous separera, mais je vous laisseray mon cœur, qui vous tiendra lieu de celuy de Celadon, et avec la cognoissance que vous en aurez, vous vivrez plus contente que vous [265/266] n’avez pas esté par le passé, ce qui vous est montré par la clarté qui depuis vous est apparue. – Ah! ma maistresse, je veux bien, s’escria Astrée, l’explication de mon songe jusqu’à cette separation, mais cela je ne le puis souffrir, et vous-mesme le pourriez-vous faire? N’auriez-vous point de regret de ce serviteur, qui vous ayme avec tant de passion, qu’il faut croire que le mesme moment qui nous separera sera celuy qui me verra porter dans le cercueil?

Et en disant ces paroles, elle serroit la main d’Alexis entre les siennes, et ne pouvoit empescher que les larmes ne coulassent le long de son beau visage. Et parce qu’Alexis la consideroit sans luy rien dire: Mais, ma maistresse, continua-t’elle, vous ne me dites mot! Seroit-il bien possible, que vous pussiez consentir à nostre separation? – Vous voyez, reprit Alexis, ce que vostre songe vous en dit: jugez, puis que je vous laisse mon cœur entre les mains, si j’y consentiray ou non. – O ma maistresse! repliqua la bergere, cela ne me contente pas; jurez-le moy par la chose du monde qui vous est la plus inviolable. – Ce sera par l’affection que je porte à la belle Astrée, dit Alexis. – Soit, reprit Astrée, par quoy que ce soit, pourveu que ce serment vous soit inviolable. Jurez-moy, vous dis-je, ma chere maistresse, que jamais vous ne m’abandonnerez. Et moy, je vous feray serment par l’ame de celuy que j’ay le plus aimé, et par l’amour que je vous porte maintenant, et puis par tous les dieux domestiques qui nous escoutent, que ny violence de parents, n’y incommodité d’affaires, ny consideration quelconque qui puisse tomber soubs la pensée, ne me separeront jamais de ma chere maistresse, que j’embrasse, dit-elle, luy jettant les bras au col, et que je ne laisseray point sortir des liens de mes bras qu’elle ne m’ait fait ce serment; si pour le moins elle ne veut point que je meure à cette heure mesme de desplaisir.

Alexis alors, la liant de semblable façon avec ses bras, et posant sa bouche sur son sein, luy dit: Et moy, mon serviteur, je vous jure, par l’affection que je vous porte, qui est la seule que j’ay et que j’auray jamais, je vous jure par celle que vous me tesmoignez, qui est la seule que je veux, et que je desire, je jure par Hesus, Bellenus, Taramis, le grand Tautates, qui nous escoute, et qui nous void. Bref, je jure par vous, Astrée, sans laquelle je prie le Ciel de ne me point laisser vivre, que jamais l’authorité de mon pere, ny l’obeyssance que je dois à mes anciennes, ny les [266/267] devoirs de quelque sorte qu’ils me puissent obliger, ne me separeront de cette belle Astrée, sur le sein de laquelle je le jure, comme le lieu qui m’est le plus sainct et sacré de l’univers.

Et à ce mot, se baisant avec un contentement extreme d’Alexis, et une satisfaction incroyable d’Astrée, elles ne se pouvoient separer, lors qu’elles ouyrent ouvrir la porte de leur chambre, qui fut cause que, pour n’estre veues, Alexis se remit sur son siege, et Astrée dans le lict.

Et en mesme temps Diane et Phillis entrerent. Et d’abord Phillis toute resjouye s’en venoit criant: Victoire, victoire, nous avons obtenu victoire! La voilà, continua-t’elle, monstrant Diane, la voilà, cette colere, la voilà, cette depitée, qui avoue qu’elle a eu tort de tout ce qu’elle a dit, et de tout ce qu’elle a fait! – Ah! ma sœur, interrompit Diane, vous en dites un peu trop, ce me semble, car je n’avoue pas que j’aye eu tort, mais je dis bien que j’ay esté trompée, et que l’opinion que j’ay eue de ce berger a esté fausse, mais que j’aye eu tort de l’avoir eue, ou de croire ce que l’on m’avoit dit, tant s’en faut, je penserois avoir failly si j’avois fait autrement.

Astrée alors: Mais, mes sœurs, dit elle, je vous supplie, expliquez-nous un peu ce que vous dites, afin que cette belle druide et moy nous en resjouissions avec vous. -- Ah! paresseuse, dit alors la gracieuse Phillis, ah! grosse paresseuse, vous voilà encore aussi avant dans le lict que nous vous y avons laissée! Vrayement, si nous l’eussions autant entretenu que vous, nous n’eussions pas. appris ce que vous desirez sçavoir; que je ne puisse voir d’aujourd’huy celuy que j’ayme le plus, si je vous le dis! – Ce sera donc à moy, la belle, adjousta Alexis, à qui vous le direz. – A vous, dit-elle, je le veux, parce que vous avez esté cause, vous estant esveillée si matin, que Diane et moy nous sommes levées à bonne heure, et que nous avons eu la rencontre qui seule pouvoit mettre cette colere bergere hors de l’opinion où elle estoit. Et le bon, c’estoit que si nous eussions perdu cette occasion, nous ne la pouvions jamais plus recouvrer, car celle qui a fait cette meschante trahison s’en est allée aussitost que, sans y penser, elle a eu fait ce bon office à Silvandre.

Et là dessus elle raconta tous les discours de Laonice et de Tircis; et sans oublier un seul mot, redisoit les mesmes mots de l’estrangere, aussi bien ceux qu’elle avoit dits contre elle, que contre le pauvre Silvandre. [267/268]

Or, reprit-elle, la voilà maintenant convaincue, cette colere Diane, qui ne vouloit adjouster foy qu’à Laonice, et qui vouloit qu’elle seule sceust dire la verité, et que nous ne fussions que des menteuses. – Je loue Dieu, dit Astrée, qu’il vous ait conduites tant à propos toutes deux, que vous ayez pu ouyr ensemble cette tromperie; car je croy que si vous eussiez esté separées, Diane n’eust pas voulu adjouster foy à ce que vous luy en eussiez dit, et encore qu’elle l’eust elle-mesme ouy, s’il n’y eust point eu de tesmoing, elle eust demeuré longtemps sans se vanter de le sçavoir. – Il est vray, respondit Diane, qu’il eust esté bien difficile que de long temps j’eusse eu l’esprit si satisfait que je l’ay, Dieu mercy! maintenant; et j’en remercie la bonté du Ciel qui a choisi le moyen, qui estoit le seul capable de me bien esclaircir de la doute où j’estois. – Par là vous voyez, adjousta la druide, que jamais l’innocence n’est delaissée sans secours, puis que le pauvre et innocent Silvandre a receu le tesmoignage de la sienne, du lieu d’où il le devoit moins esperer. – Mais voicy, reprit Astrée, comme le Ciel est bon, et comme quelquefois pour nostre consolation il fait predire les choses futures à des personnes qui les disent, en se pensant mocquer. Je l’ay moy-mesme espreuvé.en cet accident; car, lors que vestue des habits de ma maistresse, je dis à Silvandre que dans trois jours il sortiroit de la peine où il estoit, je le disois seulement pour le retenir en vie par cette esperance, et non pas pour tant que je pensasse que cela deust arriver, mais, à ce que je voy, j’auray aussi bien predit la verité, que si j’en eusse esté assurée par la bouche de quelque dieu. – II ne reste donc plus, dit Phillis, pour rendre vos paroles entierement veritables, sinon que vous sortiez de ce lict, afin que nous puissions aller en lieu où Silvandre se rencontre, si ce n’est que vous vueilliez porter avec vous vostre lict parmy ce bois, ou que nous allions querir ce berger pour vous venir donner vostre chemise. – II ne faut pas, respondit Astrée, que ny vous ny luy preniez tant de peine, vous, à l’aller chercher, et luy, à venir dans cette chambre, où jamais il ne fut encore lors que j’ay esté dans le lict. – Est-il possible qu’il n’y ait jamais esté, reprit Alexis, en ce temps? – Non, je vous assure, respondit Astrée, ny luy ny berger du monde que je sçache, et de cela j’en feray bien serment. – II ne faut jamais jurer, repliqua Alexis, d’une chose dont on n’est pas bien assurée. Je pense bien que vous le croyez ainsi, mais peut-estre vous trompez-vous; et que sçavez-vous si maintenant il n’y en [268/269] a point de caché? – Vous vous mocquez de moy, reprit Astree, mais croyez, ma maistresse, que nous vivons parmy ces bergers de Lignon avec plus de retenue que vous ne croyez pas. – Ma sœur, dit Diane, il a esté un temps que j’eusse bien fait le mesme serment que vous voulez faire, et toutesfois vous sçavez bien que j’eusse esté parjure. – O! repliqua Astree, il n’y a qu’une Diane au monde qui merite que l’on en prenne la peine, et il n’y a plus de Filandre pour l’oser entreprendre. Et toutesfois, continua-t’elle, s’il vous plaist m’en donner le loisir, ma maistresse, dit-elle, se tournant à Alexis, je m’habilleray pour ne donner pas la peine à Silvandre de venir icy.

A ce mot Alexis se levant de son siege alla querir ses propres habits, et les apporta à sa chere bergere qui, les recevant de sa main: Voicy qui est bien contre les reigles du devoir, dit-elle, puis que vous qui estes ma maistresse prenez la peine de me servir, au lieu que c’est moy qui suis vostre serviteur, qui devrais vous apporter les vostres quand vous vous habillez. – Mon serviteur, dit Alexis, je veux que, quand vous prendrez mes habits, et que vous serez druide, vous soyez ma maistresse, et que vous m’appelliez vostre serviteur, et quand je les reprendray, je seray là vostre. – Et que dira-t’on de moy, respondit Astree, si quelqu’un m’entend parler à vous de cette sorte? – Au contraire, respondit Alexis, chacun trouveroit estrange, qu’estant vestue en bergere comme je suis, et vous en druide, je vous nommasse autrement que ma maistresse. – Quant à moy, adjousta Astree, j’aime mieux faillir en vous obeissant, que bien faire, manquant à vos commandements. Et pour vous monstrer que je dis vray, mon serviteur, continua-t’elle, si vous ne m’aidez à vestir cet habit, je vous assure que j’y suis encore si peu sçavante, que je ne sçay par où commencer.

Alexis alors, la prenant par une main, luy vestitun bras, et puis, la levant du tout sur le lict, luy aida à mettre l’autre, mais avec tant de contentement pu plustost de transport qu’elle ne sçavoit ce qu’elle faisoit, car cette nouvelle druide la croyoit de sorte fille, qu’elle ne se cachoit en chose quelconque d’elle.

Enfin la prenant en ses bras la mit en terre, la pressant avec tant d’affection contre son sein, que, pour peu qu’Astree en eust eu soupçon, elle eust bien recognu la tromperie qu’elle luy faisoit. Et toutesfois la crainte qu’Alexis avoit de faire penser à ces belles bergeres quelque chose qui luy fust desavantageuse, la retint en [269/270] diverses actions, ausquelles elle eust esté sans doute plus licentieuse, s’il n’y eust eu qu’Astrée dans la chambre, d’autant qu’elle avoit desja de sorte préparé l’esprit de cette fille à l’affection qu’elle luy portoit, qu’elle ne craignoit guiere qu’elle prist aucune mauvaise opinion d’elle. Astrée finit ainsi de s’habiller. Et parce qu’il estoit desja assez tard, sans sortir du logis, elles allerent toutes ensemble donner le bon-jour à Phocion, qui, les voyant desguisées de cette sorte, au commencement les mescogneut, mais en fin y prenant garde, il en monstra un extreme contentement; et en mesme temps, prenant Alexis par la main, les mena à table, où le disner les attendoit. Durant le repas Phocion mit en avant plusieurs sages discours, comme c’estoit sa coustume, mais ces belles bergeres desiroient de sorte de trouver bien tost Silvandre pour le mettre hors de la peine où elles sçavoient bien qu’il estoit, qu’à peine purent-elles se donner le loisir de disner, qu’incontinent Phillis adressant sa parole à la druide: Vous sçavez bien, luy dit-elle,

que Florice, Palinice, et Circene nous ont priées de nous trou-

ver sur le chemin à leur retour de Marcilly pour cette

affaire, qui leur est de telle importance! Il me semble

que si vous voulez leur tenir parole, il ne faut

guiere retarder davantage en ce lieu.

Alexis qui cogneut bien à quel des-

sein elle le disoit, sortit inconti-

nent de table, et toutes quatre

ensemble s’en allerent

où elles pensoient

rencontrer

Silvandre.