LA DERNIERE PARTIE D’ASTRÉE

L’UNZIESME LIVRE

Le recit d’Olicarsis, et ce qui arriva à Celadon, à Silvandre, à la bergere, Astrée, et à Diane, tant à la fontaine de la verité d’Amour que depuis qu’ils eurent esté portez dans la maison d’Adamas, occupa toute cette journée, de sorte que la nuict approchoit fort, quand Amasis, qui estoit desja arrivée au Palais d’Isoure, envoya un chariot à Galatée, afin qu’elle l’y vinst trouver avec Rosanire, Dorinde, et les autres qu’elle avoit amenées en sa compagnie Le Druide qui avoit fait dessein de les recevoir cette nuict-là, fut bien marry qu’Amasis luy eust envié ce contentement; toutefois n’osant pas s’en plaindre, à cause de ce qu’il devoit aux commandements de la Nymphe, il consentit à leur despart, et les accompagnant jusqu’au bout de la grande allée, les supplia de luy faire l’honneur d’y revenir le lendemain. Galatée promit d’en demander la permission, et apres avoir tesmoigné quelque regret, dequoy elle n’avoit pas eu le temps d’entretenir Astrée, elle s’en alla, bien resolue de mieux employer le loisir qui luy permettroit de la revoir.

Aussi-tost qu’elles furent aupres d’Amasis, elles luy rendirent un compte exact de tout ce qu’elles avoient veu, et apres luy avoir raconté les frayeurs qu’elles avoient eues, à cause de cet enchantement, elles luy dirent qu’Amour devoit encore prononcer des Oracles, et qu’il avoit commandé qu’on les allast consulter. Cette nouveauté fit naistre dans l’ame de la Nymphe un desir d’y assister, si bien que, sans que Galatée luy parlast de la promesse qu’elle avoit faite au Druide, elle commanda qu’on tinst toutes choses prestes pour aller chez Adamas de bon matin.

Merindor estoit venu depuis Mont-brison avecque la Nymphe, [461/462] et parce qu’il se disoit estre envoyé de la part de Sigismond, Dorinde le receut avec un visage bien plus doux qu’elle n’eust fait, tant elle avoit encore la memoire recente de la tromperie qu’il luy avoit faite. Oubliant donc à ce coup l’injure qu’elle avoit receue de sa legereté elle le caressa, et apres qu’on eut souppé, s’imaginant bien qu’il ne l’oseroit entretenir que des affaires du Prince, elle luy donna tant de commodité de parler à elle, qu’il eut le temps de s’acquitter de tout ce que portoit sa commission.

Adamas d’autre costé, à qui la joye de Celadon apportoit uncontentement nompareil, s’en revint trouver dans le jardin la compagnie qu’il y avoit laissée, mais il y estoit desja arrivé du changement, car Doris qui fut advertie de la mort de Palemon, commença de le plaindre, avec des regrets et des pleurs si extremes, qu’il n’y eut personne qui n’en fut touché de compassion. Adraste de son costé n’en tesmoignoit pas une moindre douleur, et quand il se representoit qu’il estoit la principale cause du trespas de ce berger, il estoit impossible qu’il s’imaginast d’estre jamais capable de consolation. Le Druide jugeant qu’il ne pouvoit faire un plus charitable office que de les consoler dans ce desplaisir, prit Doris d’une main, et Adraste de l’autre, et dans le temps qu’il mit à faire le chemin qui restoit depuis l’un des bouts du jardin, jusques dans la maison, il leur dit tant de choses, qu’enfin il remit un peu leur esprit, et leur fit esperer, que, puis que les dieux leur avoient causé cette affliction, ils ne manqueroient pas de soing pour leur envoyer le remede. Cependant les souspirs de Doris rendoient plus vehement le feu, dont Amour avoit de tout temps bruslé l’ame d’Adraste, et les larmes que ce berger donnoit au ressentiment de Doris estoient si agreables à cette bergere affligée, qu’elles servoient d’une espece de soulagement à la peine qu’elle enduroit.

Soudain qu’Adamas jugea qu’il avoit gaigné quelque chose sur eux, il les quitta pour aller voir Bellinde, qui estoit desja retournée dans la chambre d’Astrée et de Diane; et par ce qu’il craignoit que si toute cette trouppe les alloit visiter, cela leur apportast de l’incommodité, il trouva à propos que jusqu’au lendemain elles ne fussent veues de personne. Il commanda donc à Paris de conduire Celadon, Silvandre, et les autres dans leurs chambres, et qu’il les advertist de se tenir prests, pour aller apprendre le lendemain les Oracles qu’Amour devoit prononcer. Paris n’y manqua point, et quelque desir qu’il eust de voir Diane, il n’osa jamais en demander la permission, s’imaginant bien que, puis que [462/463] Celadon ne verroit point Astrée, Adamas ne consentiroit pas qu’il eust plus de privilege que luy. Bellinde trouva Diane en tres bon estat, car le retour de Phillis, et le rapport qu’elle luy avoit fait de la santé de Silvandre, luy avoient presque redonné sa premiere couleur, de sorte qu’apres s’en estre resjouye avec le Druide, elle se retira, bien aise dequoy Diane luy promit de se lever le lendemain. Adamas aussi, apres les avoir un peu entretenues, s’en alla dans sa chambre, et dit à Phillis et à Leonide, qu’il desiroit qu’elles couchassent dans celle d’Astrée et de Diane, afin qu’en cas qu’elles eussent besoin de quelque chose, Leonide eust le moyen de les servir.

Ainsi chacun se disposa de passer la nuict, et les derniers qui se retirerent furent Adraste et Doris, car ce berger qui mouroit de peur qu’elle accusast ses plaintes et qu’elle crust qu’il y eust quelque artifice meslé dans ses regrets, s’estant approché d’elle, et la regardant d’un œil qui tesmoignoit assez le desplaisir qu’il avoit dans l’ame: Ma sœur, luy dit-il, si la douleur que je souffre pour la mort de Palemon, n’est la plus grande et la plus veritable que je ressentis jamais, je veux que les dieux employent pour me punir, les mesmes supplices dont ils ont accoustumé de chastier les parjures. Je sçay que je suis coupable de son trespas, et que sans moy il jouyroit encore des plaisirs qu’il trouvoit dans vostre amour et dans vostre compagnie; aussi pour satisfaire en quelque sorte, l’ombre de ce cher Epoux qu’Adraste vous a ravy, il est juste que j’exerce des chastiments contre moy-mesme, et que me separant de vous, je commence à m’esloigner de la personne du monde qui me pouvoit donner le plus de plaisir et de consolation.

– Cher frere, luy respondit Doris, la larme à l’œil, Adraste est vrayment en partie la cause de la mort de Palemon, mais pour cela je ne croy pas que ce ne fust une extreme injustice de l’en punir, car enfin il s’engagea volontairement à ce voyage, et quelque soing que je prisse pour l’en divertir, il me fut impossible d’obtenir cela sur son humeur. Helas! combien de fois ay-je craint le malheur qui m’est arrivé! Il sembloit qu’il y eust quelque secret Genie qui me parlast de cet accident, car en verité, il n’a presque passé jour ny nuict que mes pensers ou mes songes ne m’en ayent menacée. Vous le sçavez, Adraste, vous en remarquastes quelque chose sur mon visage, des le moment que vous fustes de retour, et je sçay bien que parmy les bonnes esperances que vous me donnastes, j’eus tousjours quelque secrette crainte, qui me disoit [463/464] que je ne le reverrois plus. Ah! cher Palemon, continua-t’elle, que les regrets que je fis à ton despart furent bien un funeste presage des desplaisirs qui me devoient arriver: cher Palemon….

A ce mot, elle perdit la voix, car ses sanglots la luy desroberent, et Adraste, de qui la douleur n’estoit pas moins violente, prenant la parolle: Belle Doris, luy dit-il, je trouve, ce me semble, trop de douceur en vostre ressentiment, vous devriez punir l’autheur de vostre desastre, et m’apprendre jusqu’où peut aller la vengeance d’une femme outragée. C’est moy qui vous ay fait perdre Palemon, qu’attendez-vous que vous ne me fassiez sentir les traits de vostre colere? Que si vous n’avez pas assez de resolution pour me commander de mourir, ordonnez-moy pour le moins, un eternel bannissement, cette peine ne sera guiere moindre que la mort, et je n’y apporteray point d’obstacle. Aussi-bien ne croiray-je jamais que je puisse trouver quelque plaisir dans la conversation des hommes, puis que j’ay perdy celuy que j’aimois le mieux, et dont l’affection m’estoit aussi chere que la vie. – Helas! respondit Doris, avec un grand souspir quand j’aurois bien assez de rigueur pour vous deffendre de me voir jamais, le mal que je ressens pour la perte de Palemon n’en seroit pas moindre; vostre absence ny vostre mort ne m’en donneroient pas la guerison; et croyez-moy, Adraste, qu’en l’estat où je suis, je ne pense pas que je la doive apprendre de personne. Je ne veux donc point que vous vous esloigniez; au contraire, j’ose esperer que vostre presence me donnera quelque soulagement, d’autant mieux que vous voyant je m’imagineray que je voy quelque chose de luy, puis que par le soing qu’il a eu de vostre conservation, depuis le malheur qui vous arriva, on peut dire que vous estes en quelque sorte son ouvrage. Tout ce que je veux de vous, cher Adraste, c’est que vous ne sortiez jamais des termes que j’ay prescrits à vostre affection, et que m’aymant en qualité de sœur, vous ne m’obligiez jamais à recevoir pour vous d’autre volonté, que celle que je dois avoir pour un frere. Telle fut l’ordonnance de Doris, à laquelle Adraste ne promit pas d’obeyr, car il ne sçavoit pas si cela seroit en sa puissance, il luy jura bien qu’il la serviroit eternellement, et qu’ayant fait ce vœu depuis long-temps, il l’observeroit jusqu’au dernier moment de sa vie.

Apres cela ils se separerent, et lors que l’heure du sommeil les eut contraints de se mettre au lict, ils passerent presque toute la nuict dans l’entretien de leurs pensées. Doris ne cessa de resver sur [464/465] la disgrace qui luy estoit advenue, et parmy l’obscurité, elle desira mille fois que l’ombre de Palemon fust aussi bien presenté à ses yeux qu’elle l’estoit à son souvenir; les tenebres ne luy faisoient pas tant d’horreur que la memoire de cette perte, et quand elle s’imaginoit que son mal estoit sans remede, cela la faisoit presque mourir de douleur. Parmy ces fascheuses imaginations, Amour luy representoit quelquefois la passion d’Adraste, pour la rendre sensible à la fidelité de ce berger, et alors Doris se laissant flatter par cette resverie, ressentoit quelque regret en elle-mesme de luy avoir commandé de ne l’aymer jamais que comme sa sœur. Mais tout à coup venant à penser qu’elle offensoit en quelque sorte la volonté qu’elle devoit conserver pour Palemon, et que ce seroit luy faire tort que de luy donner un compagnon en la gloire qu’il avoit eue de la posseder, elle estouffoit ces pensées en leur naissance, et rebouchoit tous les traicts dont il sembloit qu’Amour la voulust blesser une seconde fois.

Adraste de son costé, parmy les regrets qu’il donnoit à la perte de son amy, concevoit une secrette esperance de jouyr un jour du bien pour lequel il avoit desja tant souffert de travaux; mais quelque joye que luy causast cette douce imagination, il disputoit en luy-mesme, si le desplaisir d’avoir perdu Palemon n’estoit point plus grand que la joye qu’il ressentoit d’avoir quelque droit de pretendre sa maistresse. Peu s’en fallut que le jour ne le surprist dans ce combat, car il s’endormit fort tard, mais quand il n’eust reposé qu’un moment, il eust eu cet avantage-là sur Dorinde, qui se trouva si mal satisfaite des discours que Merindor luy ayoit tenus que se donnant tout à fait au despit et à la colere, il luy fut impossible de fermer les yeux. Elle passa donc la nuict à faire des desseins, pour se vanger en quelque façon de l’injure qu’elle croyoit avoir receue, mais Astrée et Diane ne furent pas si mal traittées, car la peine qu’elles avoient eue le jour devant, et le peu de temps qu’elles avoient donné au sommeil, il y avoit deux ou trois nuicts, tout cela fut cause qu’elles dormirent jusqu’à ce qu’il fut grand jour.

Adamas, Bellinde, Celadon, Silvandre, et les autres bergers se leverent, presque à la naissance de l’Aurore, et n’eurent pas plus-tost mis ordre à leurs affaires qu’Amasis arriva, ayant avec elle Rosanire, Galatée, Madonte, Daphnide, Silvie, et l’affligée Dorinde, dont le visage portoit toutes les marques d’un extreme desplaisir. Peu de temps apres, Leonide, Astrée, Diane et Phillis sortirent [465/466] de leur chambre, et presque au mesme instant tous les bergers des hameaux voysins arriverent, qui pour rien au monde n’eussent voulu manquer de se rendre aupres du Druide, pour avoir l’honneur de l’accompagner. Quand tout fut prest, Amasis sortit la premiere, et prit Bellinde par la main, qu’elle ne cessa d’entretenir, sur ce qui concernoit le culte des dieux, qui estoit particulierement la profession à laquelle elle estoit appellée. Dorinde feignit de se trouver un peu mal, et pria la Nymphe de luy laisser son chariot, afin qu’en cas qu’elle se remist un peu, elle pust la suivre avec moins d’incommodité. Rosanire, Daphnide et Madonte se meslerent parmy Leonide, Phillis, et Lycidas. Adraste prit le soing de conduire Doris, Hylas et Thamire voulurent accompagner Stelle et Celidée, et tous les autres bergers et bergeres se mirent à suivre la trouppe. Adamas voulut estre avec Silvandre, et ce pauvre berger se voyant contraint de ceder à Paris l’entretien de Diane, parut si interdit tout le long du chemin, que le Druide ne sçeut tirer une seule bonne parole de luy.

Galatée qui avoit resolu de bien employer le temps qu’elle auroit à demeurer aupres d’Astrée, la prit d’une main, mais pour ne l’oster pas entierement à son cher Celadon, elle prit ce berger de l’autre; ainsi toute cette grande compagnie sortit de la maison d’Adamas, pour aller apprendre l’oracle qu’Amour leur avoit commandé de consulter. Et certes c’estoit une tres-agreable chose de voir cet ordre, et la beauté de tant de personnes, car Astrée qui n’avoit plus de soucy qui l’affligeast, avoit pris plaisir à se parer de toutes les graces dont la nature et la joye ont appris d’embellir un visage. Ses yeux n’estoient plus enflez comme ils l’estoient au temps que sa douleur les entretenoit dans une humidité perpetuelle, mais riants et si clairs qu’ils pouvoient estre mis en comparaison avec cet Astre, qui donne le jour et la vie à l’univers: ses cheveux n’estoient plus nonchalamment espars, comme au temps que la memoire du peu de soing qu’elle avoit mis à conserver Celadon luy persuadoit que c’eust esté un crime d’en avoir pour elle-mesme, mais liez par de petits nœuds soubs une coiffe de gase, et si serrez qu’il sembloit que les zephirs ne pouvants plus s’en jouer parmy l’air, demeuroient captifs soubs les ondes de leur frisure, elle les avoit arrangez sous une guirlande faite de diverses fleurs, et bien qu’elles fussent des plus belles de la saison, elles sembloient toutefois se reculer de son visage, de honte de se voir surmontées par celles qui paroissoient [466/467] sur ses joues et sur son teint. Enfin cette bergere parut si belle aux yeux de Galatée, que cette Nymphe ne croyant pas avoir jamais veu une si parfaite beauté, commença d’excuser les mespris de Celadon, et de croire qu’apres avoir bruslé d’un si beau feu, il n’estoit pas possible qu’il eust esté touché d’une autre flame.

Celadon de son costé paroissoit le plus beau et le plus aymable berger qu’on eust jamais veu sur les rives de Lignon; le souvenir de son desguisement et de plusieurs autres accidents de sa vie, luy conservoit une petite honte dans l’ame et une rougeur au visage, qui relevoit son teint avec tant d’esclat que tout ce que Galatée put faire, ce fut de conserver à Lindamor la fidelité qu’elle luy avoit jurée. Jamais elle n’avoit veu dans les yeux de ce berger tant de charmes qu’elle y en remarquoit alors, et se remettant en memoire l’estat où il estoit la premiere fois qu’elle eut le plaisir de le voir et de le secourir: Dieux! disoit-elle en elle-mesme, si ce berger eust porté sur son visage les mesmes traits que j’y vois aujourd’huy, je ne croy pas qu’au lieu d’en devenir amoureuse, je ne fusse morte tout à fait.

Dans cette pensée elle n’ostoit jamais les yeux de dessus luy, que pour les porter sur Astrée, et quand elle cessoit de regarder Astrée, ce n’estoit que pour admirer la grace de Celadon; ainsi dans cette agreable occupation, elle alloit disputant en elle-mesme lequel des deux estoit plus digne d’estre aymé, mais les treuvant esgallement parfaits, et n’y pouvant remarquer de la difference qu’aux habits qui faisoient celle de leur sexe, elle confessa qu’ils n’avoient aucun avantage l’un sur l’autre, et qu’Amour avoit esté tres-juste d’unir les volontez de deux si belles et si vertueuses ames.

Ils marcherent ainsi quelque temps sans dire une seule parole; mais cependant que Galatée estoit ravie à les considerer, Astrée et Celadon n’avoient pas leurs pensées moins occupées. Car ce berger voyant que sans cette Nymphe, il eust eu le bien de tenir la main d’Astrée, et de luy parler de son amour: Sera-ce eternellement, disoit-il en luy-mesme, belle Galateé, que vous vous opposerez à mes contentements? Vostre presence ne me sera-t’elle jamais que nuisible, et que n’avez-vous pu contre moy quand vous l’avez entrepris, si maintenant sans dessein vous m’aptez un si grand prejudice?

Alors il la regardoit, puis Astrée, et cette bergere qui voyoit [467/468] bien que Galatée estoit tres-belle, se remit en cet instant à penser aux discours qu’Adamas luy avoit tenus touchant la passion que cette Nymphe avoit eue pour Celadon. Et parmy la joye qu’elle ressentoit de cognoistre que la fidelité de son berger n’avoit jamais pu estre esbranlée, elle ne laissoit pas d’estre un peu jalouse, et de craindre qu’en ce moment il devinst sensible aux mesmes charmes qu’il avoit autrefois mesprisez. Toutefois comme cette pensée n’avoit pas un fondement legitime, aussi ne duroit-elle pas long-temps, et si par quelques souspirs elle tesmoignoit à Celadon les mouvements de sa jalousie, aussi-tost elle se mettoit à sousrire contre luy, pour marque de son repentir.

Il est croyable qu’ils eussent fait tout le reste du chemin sans recevoir d’autre entretien que celuy de leurs pensées, si Galatée n’eust enfin interrompu ce long silence; car Celadon et Astrée à qui le respect fermoit la bouche, n’eussent jamais osé commencer aucun discours, et voyants bien qu’ils ne pouvoient parler de leurs interests, ils estoient presque bien aises de ne rien dire du tout. Mais cette Nymphe haussant la voix, et s’adressant à la bergere: Et bien, luy dit-elle, belle Astrée, vous voyla dans un ravissement bien agreable, puisque Celadon en est le suject? – Madame, luy respondit Astrée, je ne pense pas qu’où vous estes, on puisse admirer autre chose que vous, ce n’est pas que la presence de ce berger ne me soit chere infiniment; mais si vous remarquez en moy quelque mouvement extraordinaire, il ne s’offensera pas si je dis que vous seule en estes la cause. – Belle bergere, reprit alors Galatée, je vous prie laissons tout artifice à part, et comme vous voyez que mon habit ne me separe pas maintenant de la condition où vous estes, traittez-moy avec la mesme franchise que vous avez pour Phillis ou pour Diane. N’ayez point de regret de me fier quelqu’une de vos pensées, et quelque secret que vous me puissiez communiquer, assurez-vous que vous aurez en moy une confidente, qui sçaura bien mieux treuver les moyens de vous plaire que de vous trahir. – Madame, repliqua la bergere, tant s’en faut que j’eusse jamais assez de hardiesse pour vous entretenir de mes follies, que je sçay que c’est à moy un crime d’oser seulement jetter les yeux sur vous; vostre naissance et vostre merite me defendent un si libre accez, et à moins que d’en avoir un tres-absolu commandement, je n’oserois pas mesme demeurer davantage aupres de vostre personne. – Je vous dis, chere Astrée, adjousta la Nymphe, que je veux que vous me [468/469] traittiez en bergere, et que vous me ferez un desplaisir nompareil, si vous ne souffrez que nous nous entretenions avec toute sorte de liberté. Je vins desja hyer icy pour ce mesme suject, et les accidents qui survindrent furent cause que je ne pus jamais parler à vous, mais aujourd’huy qu’il n’est rien qui nous importune, et qu’il semble que toutes choses contribuent à nous laisser jouyr de ce contentement, employons le temps, ma belle fille, et descouvrez-moy librement les secrets de vostre ame, puisque je ne veux rien avoir qui vous soit caché.

Astrée se voyant obligée de satisfaire au commandement de la Nymphe, rougit au commencernent, et puis elle respondit ainsi: Je voy bien, Madame, que comme il n’est rien arrivé de remarquable en ma vie, que ce qui regarde l’amour que Celadon a eue pour moy, aussi ne me demandez-vous que de ses nouvelles. Mais, belle Nymphe, pourquoy voulez-vous que je vous en redie les principaux accidents, si c’est de vous que je les devrois apprendre? Galatée qui ne l’avoit fait entrer en ce discours que pour avoir un suject de luy raconter tout ce qu’elle avoit fait pour son berger, cognut à sa responce qu’elle en avoit esté desja bien informée et ne se doutant point d’Adamas, elle creut d’abord que Celadon luy en avoit fait le recit. Se tounant donc à luy: Vous estes un causeur, luy dit-elle en sousriant, mais, berger, confessez-moy la verité, quand vous avez entretenu vostre maistresse du sejour que vous fistes à Isoure, vous estes-vous loué de mon assistance, ou si vous avez accusé mon amour? Celadon alors voulut respondre, mais Astrée prenant la parole, de peur qu’il avouast de n’en avoir jamais rien dit: Madame, repliqua-t’elle, quand Celadon m’a raconté le bon office que vous luy rendistes, il ne m’a parlé de vous que comme d’une princesse à qui il est obligé de la vie, et s’il a quelquefois condamné la volonté que vous eustes pour luy, ce n’a jamais esté qu’en se confessant indigne de l’honneur que vous luy faisiez.

A ces paroles le berger cognut bien que c’estoit le dessein d’Astrée, qu’il tesmoignast de l’en avoir entretenue, et cela fut cause qu’interrompant leur discours: Madame, dit-il, s’adressant à Galatée, quelque grande qu’eust esté mon ingratitude, je n’eusse pu nier que vostre secours ne m’ait retiré d’entre les bras de la mort, et parce que cette grace ne fut pas moins avantageuse à cette belle bergere qu’à moy, puisqu’elle conserva la vie à l’homme du monde qui l’ayme et qui l’honore le plus parfaitte-[469/470]ment, je luy en ay redit les circonstances, afin qu’y ayant un mesme interest, elle vous en ait aussi la mesme obligation. – En effect, dit la Nymphe, sans moy, belle Astrée, vous n’eussiez jamais reveu Celadon, et comme il me doibt la vie, vous me devez tous les contentements que vous aurez desormais de son amour et de ses services. Il peut bien dire que les traits qui se font admirer sur son visage, que la grace de son port et les qualitez de son esprit sont l’ouvrage de la nature, mais apres le funeste accident qui le fit precipiter dans Lignon, si ma pitié ou plustost mon amour n’eust travaillé à sa conservation, ces traits et cette grace ne seroient plus l’ornement de son corps, et son esprit en seroit esloigné, sans que vous en puissiez attendre les plaisirs que sa fidelité vous promet. – Je ne suis que trop assurée, Madame, respondit Astrée, des faveurs que vous avez faites à Celadon, et bien que pour lors je fusse plustost un obstacle à vos desirs, qu’un object à vous faire exercer vostre pitié sur luy, je ne laisse pas de cognoistre que vous m’avez infiniment obligée en la personne de ce berger. Pleust au Ciel seulement, que, comme je sçay ce que je vous doibs, j’eusse le pouvoir de vous le rendre! Je vous jure, Madame, que je le recognoistrois bien-tost, car de tous les deffauts, celuy que je hay le plus, c’est l’ingratitude. – Ma belle maistresse, adjousta Celadon, les biens que cette sage Nymphe m’a faits sont de ceux qu’on ne peut jamais payer. – Tant s’en faut, reprit Galatée, il n’en est point dont on se puisse acquitter plus facilement, et si vous en avez la volonté, je vous en donneray des moyens bien faciles. – Madame, dit Astrée, s’il est rien au monde que je ne voulusse avoir fait pour vous contenter, je veux que les dieux ne soufirent pas que je vive un seul moment. – Et moy, adjousta Celadon, je proteste qu’il n’est commandement auquel je n’obeysse, s’il ne s’oppose à l’amour que j’ay pour la belle Astrée. – Ce que je veux de vous, dit Galatée se tournant à Celadon, ne tend qu’à vous rendre cette jouyssance plus facile. Et afin, continua-t’elle, que je ne vous tienne pas en peine plus long-temps, sçachez, berger, et vous, belle Astrée, que je croiray mes soings parfaittement recompensez, si vous jurez aujourd’huy devant moy qu’il n’y aura jamais d’accident qui separe vos volontez, dont l’union doit estre desormais inviolable. J’ay autrefois redouté cette alliance comme le plus grand malheur qui me pouvoit arriver, et maintenant je vous la demande et la desire, comme le plus grand advantage que je sçaurois recevoir de vous. – Grande Nymphe, res-[470/471]pondit Celadon, cela depend plus absolument de cette belle bergere que de moy; mais pour ce qui me touche, je vous promets et je jure par tout ce qui peut rendre un serment plus saint, que jamais je ne cesseray de l’adorer, et que si la cognoissance qu’elle a de mon peu de merite n’est assez forte pour l’empescher de me recevoir pour mary, des maintenant je fay vœu de me donner à elle en cette qualité, et proteste de n’en violer jamais la resolution. – Je reçoy, dit Astrée, rougissant un peu, ce vœu que Celadon fait en ma faveur, et je jure par le pouvoir que vous avez sur moy, Madame, adjousta-t’elle, s’adressant à Galatée, de ne manquer jamais à ce que je doibs à son amour et à vos commandemens.

A ce mot elle se teut et la Nymphe, ouvrant les bras: Si cela est, dit-elle, les embrassant tous deux à la fois, rendez m’en ce premier tesmoignage, chere Astrée, et donnez un baiser à Celadon, pour marque du secret mariage que vous contractez maintenant, et duquel c’est assez d’avoir les dieux et moy pour tesmoings. Astrée alors voulut respondre, mais Celadon ravy du contentement que Galatée luy procuroit, se hasta de luy fermer la bouche avec la sienne, de peur qu’elle s’opposast à l’arrest de sa felicité. Ainsi ce berger la baisa, mais avec tant de plaisir que peu s’en fallut qu’il ne laissast l’ame dessus les levres de sa bergere, et Astrée parut si honteuse de luy avoir accordé cette faveur, qu’elle acheva le peu de chemin qui luy restoit, sans dire presque une seule parole.

Paris cependant alloit entretenant Diane, et parce qu’il ne sçavoit pas que cette bergere eust eu d’autre raison pour se resoudre à mourir, que l’affection qu’elle avoit pour sa compagne: C’est maintenant, luy dit-il, belle Diane, que dans le repos d’Astrée je treuveray le commencement du mien. Jusqu’icy vostre resistance a fait des efforts capables d’esbranler toute autre confiance que la mienne, mais à ce coup que cette bergere vous sert d’exemple pour recevoir la volonté d’un amant, n’est-il pas juste que vous me redonniez le mesme avantage que j’avois obtenu sur vostre affection?

A ce mot, il se mit à souspirer, et voyant que Diane ne respondoit point: Considerez, ma belle maistresse, adjousta-t’il, si la rigueur que vous exercez contre moy n’est pas la plus insupportable qui fut jamais! Je vous ay servie par vostre permission, je vous ay recherchée par vostre commandement, et aujourd’huy que les dieux, Adamas et Bellinde contribuent leurs desirs à ma [471/472] bonne fortune, vostre seule cruauté y apporte de l’empeschement. Helas! que n’ay-je pas souffert depuis le moment que la fuitte d’Astrée me mit dans l’ame la crainte de vous voir perir! Je meure si la plus douce des heures que j’ay vescu depuis, ne m’a esté aussi fascheuse que la gesne et les tortures, cependant vous n’en avez point de compassion, et si je faisois une comparaison de la dureté des marbres à celle de vostre cœur, je croy que je vous treuverois moins sensible.

Disant cela, ses yeux furent sur le poinct de verser des larmes, et la honte qui les retint fut cause qu’il cessa de parler pour y porter son mouchoir, de sorte que Diane se voyant obligée à luy dire quelque chose, et ne voulant pas le desesperer, parce qu’outre qu’elle avoit un peu d’inclination pour luy, encore craignoit-elle que ses refus irritassent l’esprit de Bellinde, elle se tourna vers luy avec un visage un peu riant, et luy respondit: Ce que vous appellez rigueur en moy, sage Paris, est plustost une marque de l’estime que je fay de vous, que l’effect d’aucune mauvaise volonté qui soit en moy. Je vous ay desja dit assez souvent que la cognoissance que j’ay du peu que je vaux, est la cause qui me fait vivre dans la retenue où je suis, m’imaginant que sans outre-cuidance je n’oserois tesmoigner que je pretends quelque part en vostre amitié. Mais puisque ce que je crois estre un effect de mon devoir prend aupres de vous le titre de froideur ou de cruauté, je veux bien estre desormais plus libre, pourveu que vous m’assuriez que de trois jours entiers vous ne solliciterez ma mere sur l’accomplissement de nostre mariage. Je vous demande ce terme pour ma seule consolation, apres lequel je vous jure que nous serons tous deux contents, et que je vous satisferay comme vous le desirez.

Diane se fit un peu de violence pour luy faire cette responce, et l’accompagnant d’une mine telle qu’il la falloit pour mieux cacher son dessein. Elle contenta parfaittement, Paris, qui ne sçachant pas qu’elle ne prenoit ce terme que pour inventer quelque moyen de se delivrer de la tyrannie de Bellinde, creut facilement qu’au bout des trois jours elle consentiroit à l’espouser. Il l’en remercia donc, comme du plus grand bien qu’elle luy eust pu jamais accorder, et luy ayant baisé la main: Ma belle maistresse, luy dit-il, je vous donne, non pas seulement ces trois jours, mais tous ceux de ma vie, vous assurant qu’ils ne sçauroient avoir un sort plus heureux ny plus agreable pour moy, que quand ils serviront à vous tesmoigner mon amour et mon obeyssance. [472/473] Tels furent les discours que Diane et Paris eurent ensemble, durant qu’Adamas qui entretenoit Silvandre, faisoit tout ce qui luy estoit possible pour descouvrir d’où procedoit l’ennuy qu’il voyoit peint sur le visage de ce berger; et parce qu’il avoit desja bien remarqué qu’entre Diane et luy, il y avoit quelque secrette menée, il le mit cent fois sur ce propos, mais il trouva en luy tant de froideur ou plustost de discretion, qu’il n’en sçeut jamais tirer aucun esclaircissement. Cela fut cause qu’en fin il changea de discours, et s’imaginant qu’en general il luy pourroit donner la consolation qu’il avoit resolu d’appliquer à un suject particulier.

– Sage Silvandre, luy dit-il, vous ne devez pas treuver estrange, si par une curiosité presque importune, je tasche de sçavoir quelque chose de vos affaires, vous sçavez que naturellement nous sommes sensibles à l’interest de ce que nous aymons, de sorte qu’ayant pour vous une affection tres-particuliere, il estoit presque impossible que je n’eusse une extreme envie de sçavoir d’où provient le desplaisir que je vous voy ressentir.

– Mon pere, respondit Silvandre, la bonne volonté que vous dittes avoir pour moy, procede de cette compassion, qui rend tous les hommes sensibles à la misere de quelqu’un, et bien qu’en cela vous ne fassiez rien pour moy qui ne soit commun à tous les miserables, je ne laisse pas de vous en avoir une extreme obligation, et de me plaindre dequoy les dieux n’ont pas pour moy autant de pitié que vous. – Les dieux, reprit le Druide, font comne il leur plaist nos destinées, et non pas tousjours comme nous les desirons, ce n’est pas pour cela que nostre condition en soit plus mauvaise, car tout ce qu’ils font est pour nostre bien, mais c’est qu’en effect nous en jugeons, pour l’ordinaire, selon le mouvement de quelque passion desreiglée, qui nous emporte et nous empesche d’attendre avec patience les succez qu’ils veulent donner à nos desirs. C’est pour cela qu’il s’en treuve beaucoup qui, se plaignants de leur fortune, murmurent contre le Ciel, mais aussi-tost que la prosperité les regarde et les approche, ils se repentent de l’avoir accusé, et blasment en eux-mesmes la legereté qu’ils ont eue de desesperer de son secours; c’est ce qui me fait dire qu’un bon esprit doit estre tousjours esgal, et que dans les adversitez et dans le bon-heur il doit porter un mesme visage. Croyez-moy, Silvandre, mais vous le sçavez aussi, bien que moy, ce poinct n’est pas si difficile à gagner qu’on le pense, un bon courage maistrise toutes sortes de passions et souvenez-[473/474]vous que se resigner à la volonté des dieux, est le plus beau secret de la vie. – Je sçay, repliqua Silvandre, quelle est la foiblesse des hommes, comme je n’ignore pas quel est le pouvoir des dieux, j’esprouve l’un et l’autre esgalement, et sans jetter les yeux ail-leurs que sur moy-mesme, j’en voy d’assez remarquables exemples. Que si je n’ay pas assez de pouvoir sur mon ame, pour empescher qu’elle ne succombe soubs la pesanteur des coups de la Fortune, ce n’est pas que je ne cognoisse bien mon devoir, et qu’en effect je ne sois resigné parfaittement à tout ce que les dieux ont ordonné de moy; mais cette extreme foiblesse dont j’ay parlé, et qui est presque inseparable de nostre humanité, fait que je ne puis mettre en usage nulle bonne consideration.

A ce mot Silvandre se teut, et Adamas voulut reprendre la parole, mais en cet instant il ouyt un grand cry, et tout à coup il vid Amasis qui se vint jetter entre ses bras. Cet accident l’estonna, et comme il en vouloit sçavoir la cause: Ne voyez-vous pas, luy dit la Nymphe, ces lyons qui sont prests de nous devorer? Pour Dieu fuyons! Disant cela, elle se voulut remettre à courir, mais le Druide l’arrestant: Madame, luy dit-il, ils ne sont pas en estat de vous nuire, et si vous ne craignez le marbre, vous n’avez point de suject de fuyr. – Comment? le marbre? dit alors Amasis, et ne voyez-vous pas comme ils approchent?

A ce mot Adamas ne put s’empescher de rire, considerant l’effect que cette peur faisoit en l’esprit de la Nymphe, et se tournant doucement à elle: Madame, luy dit-il, je prends sur moy la charge de vous garentir, et je croy que Galatée sera ma caution. Amasis alors jettant les yeux sur elle, et voyant qu’elle ny les autres ne s’estonnoient point, commença de prendre un peu d’assurance, mais soudain qu’Adamas luy eut raconté de quelle façon ces animaux avoient esté changez: En verité, dit-elle, je ne m’estonne pas davantage de ce miracle, que dequoy Galatée me faisant hyer le discours de cet enchantement, oublia de me dire cette particularité.

Disant cela, elle se remit parfaittement, et comme ils estoient fort peu esloignez de la fontaine, le Druide quittant la troupe, s’avança presque jusques sur le bord du nuage qui la couvroit, et là s’estant mis à genoux, et à son exemple toute la compagnie en ayant fait de mesme, il fit cette priere à l’Amour:

Fils de Venus, adorable divinité, de qui l’empire est au dessus de [474/475] toutes choses, ainsi les Vergers de Paphos, d’Erice et d’Amathonte ne produisent jamais de Pommes qui ne soient esgalles à celles que ta mere emporta pour marque de sa beauté. Ennemy de la confusion, de grace, comme tu desbrouillas le Cahos, demesle nos desordres, et cet enchantement. Ce n’est pas la curiosité qui nous ameine, c’est ton ordonnance qui nous ayant prescrit ce jour, excuse nostre voyage par la necessité de t’obeyr. Prononce, Amour, prononce par pitié ce que tu as destiné en faveur de nos boccages, et comme la gloire de te plaire est le seul object que nous nous proposons, fay que nostre contentement soit aussi le suject de tes responces.

Cette priere achevée, Adamas revint où estoit toute la troupe, et alors un petit vent s’esleva, qui porta jusqu’à leurs oreilles le bruit que faisoient les bouillons dont la fontaine fut agitée; fort peu de temps apres, ce vent se rendit plus furieux, et ne sortant qu’à bouffées, il alloit à chasque fois emportant de grandes flames, qui, comme si elles eussent esté de la nature des esclairs, n’avoient qu’un moment entre leur naissance et leur fin. Le Ciel en divers endroits fit ouyr l’effroyable bruit de ses tonnerres, puis tout à coup le nuage dont la fontaine estoit environnée s’estant ouvert, on vid sortir peu à peu du milieu de l’eau qui s’eslevoit à petites ondes, un grand Bassin de Jaspe, soustenu sur un piedestal de Porphyre, d’où sortoit le sousbassement d’une colonne, accompagné de diverses figures, et enrichy parfaittement, au dessus duquel, Amour se fit voir en la mesme forme où il avoit desja paru.

A la veue de cette deité, le respect fit baisser les yeux à tout le monde, mais enfin cedant à la curiosité, il permit qu’ils por-tassent leurs regards sur les diverses choses qui leur estoient presentées: ils virent donc qu’Amour avoit au dessoubs de la main gauche une grande table d’azur, où ces vers estoient escrits en lettres d’or:

Puis qu’enfin Alexis, cette fidelle amante,

Que les dieux demandoient est morte en ta faveur,

Celadon, reçoy le bon-heur

Que le Ciel te presente:

Astrée, à les travaux est un prix ordonné,

Et ce cœur si long-temps contre toy mutiné

N’a plus de resistance,

Pour opposer à ta constance. [475/476]

Adamas, et le reste de la compagnie n’eurent pas plustost achevé de lire ces vers, qu’on ouyt un murmure, suivy d’un battement de mains universel, c’estoit un effect de la joye que ressentoient tous les bergers et les bergeres pour le repos d’Astrée et de Celadon, dont l’interest estoit considerable à tout le monde. En cet instant ce berger perdit la memoire de tous les maux qu’il avoit soufferts, et ne sçachant de qu’elle façon remercier Amour du bien qui lui estoit desormais infaillible, il leva les yeux au Ciel et sans pouvoir dire une seule parole, son visage changea deux ou trois fois de couleur; Astrée n’en receut pas un moindre contentement. Phillis en faillit mourir d’aise et Diane mesme, dans les delices qui estoient promises à sa compagne, trouva quelque soulagement à ses ennuis. Mais comme les plus grandes felicitez peuvent quelquefois estre prises pour un presage de quelque grand malheur à venir, à cause de cette liaison trop estroitte, qui attache presque inseparablement le mal avecque le bien, cette joye ne demeura pas long temps peinte sur leurs visages, car apres qu’Amour leur eut assez donné de temps pour apprendre ce qu’il leur avoit fait voir sur cette table, tout à coup il la tourna, et au lieu de l’or et de l’azur, dont l’autre costé estoit enrichy, ils virent qu’il y avoit escrit sur de l’argent, en caracteres de sable, ces mesmes mots.

ORACLE

Mais quoy, pour obeyr aux Arresis du Destin,

Silvandre doit mourir, et laisser pour butin

Diane à Paris qui l’adore;

Et bien que cet amant, Adamas, te soit cher,

Je veux que ta pitié luy prepare un bucher,

Et je commande encore

Que ce Berger meure demain

Immolé de ta main.

Aussi-tost le Ciel recommença ses tonnerres, et le nuage s’estant refermé, on vid tout d’un coup disparoitre la table, etles oracles qu’Amour y avoit escrits. Ce commandement estonna si fort toute la trouppe, que l’on fut long-temps sans dire un seul mot: chacun plaignoit en son ame la perte de ce berger, car, comme il vivoit dans le pays du monde où l’on sçavoit le mieux [476/477] estimer la vertu, il se pouvoit vanter de ne s’y estre jamais fait un envieux ny un ennemy. Mais parmy cette affliction commune, qu’on pouvoit appeller un juste ressentiment de pitié, Diane fut touchée d’une façon bien differente; son amour luy despeignit la mort de Silvandre avec des couleurs si horribles, et la luy representa si estrange, qu’elle resolut de la devancer, ou pour le moins de ne survivre pas d’un seul moment le trespas de celuy, pour qui seulement elle avoit desiré de vivre. Toutefois, de crainte qu’en donnant quelques tesmoignages de son transport, elle se fist des obstacles à son dessein, elle cacha sa douleur, mais avec une contrainte si grande, que Silvandre mesme faillit d’y estre trompé.

Ce pauvre berger, apres avoir veu l’arrest qu’Amour avoit prononcé contre luy, jetta doucement les yeux sur elle, et le regret de ne pouvoir posseder ce qu’il aymoit le mieux, fut cause qu’il ne put s’empescher d’accompagner ses regrets de quelques souspirs. Diane les receut avec une constance nompareille, et sans changer seulement de couleur, elle luy fit lire sur son visage plus de marques d’estonnement que d’amour; à quoy d’abord ce berger ne fut pas moins sensible, qu’à la sentence qui le condamnoit à mourir. Toutefois, comme il n’avoit pas encore perdu la memoire des tesrnoignages d’affection qu’elle luy avoit donnez, il recognut bien-tost apres, que ce n’estoit pas en elle un deffaut d’amitié, puis que bien souvent les plus grandes douleurs sont celles qui arrachent le moins de larmes.

Adamas en cette extremité ne sçavoit à quoy se resoudre, quelquefois il regardoit Silvandre, et quelquefois se tournant vers la fontaine, il sembloit attendre qu’Amour revoquast un si fascheux commandement; mais tousjours il paraissoit si estonné qu’à le voir on eust creu que c’estoit contre luy-mesme, et non pas contre Silvandre que l’Oracle avoit esté prononcé.

A ce coup, Hylas perdit une partie de sa bonne humeur, et bien que depuis qu’il estoit arrivé en Forests, il n’eust point eu en apparence de plus grand ennemy, à cause de l’avantage qu’il avoit à combattre ses opinions, il ne laissa pas de le regretter, et de faire paroistre qu’il ne manquoit pas de jugement pour cognoistre la vertu, et pour l’estimer en quelque personne qu’elle se rencontrast. Lycidas Thamire, Adraste et les autres ne sçavoient quelle contenance tenir, et Celadon mesme oublia le suject qu’il avoit de se resjouyr.[477/478]

Ainsi dans cet estonnement universel, et dans ce commun silence, on n’oyoit autre bruit, que celuy de quelques souspirs, qui au deffaut de la voix parloient assez clairement de la douleur de tout le monde; mais Silvandre jugeant bien qu’il estoit temps de s’en retourner, quitta le lieu où il estoit, et fendant la trouppe, s’en alla fort pres de la fontaine, où s’estant mis à genoux, et montrant en son visage une tres-grande resolution: Amour, dit-il assez haut, à qui ma fidelité à fait envie, je te rends graces du soing que tu as pris à me faire mourir glorieusement. Je sçavois bien que comme la mort devoit triompher de moy, Paris devoit triompher de Diane, mais je ne croyois pas, que pour luy ceder une victoire que ma naissance ne luy pouvoit disputer, j’en deusse avoir un commandement de la part du plus puissant de tous les dieux. Donc, Amour, puis que tu l’ordonnes, me voicy prest de t’obeyr, heureux doublement, si tu n’eusses prolongé mon trespas d’une journée, mais puis qu’elle est irrevocable cette loy, qui me commandant de mourir, ordonne que je vive jusqu’à demain, puisse le soleil changer les heures en minute, et hastant son retour en ma faveur, ne souffrir pas que la nuict nous desrobe que pour un moment, l’agreable esclat de sa lumiere.

A ce mot, il se leva, et cependant que toute la trouppe consideroit ses actions, et que Paris meme souffroit dans son ame un desplaisir nompareil de voir qu’il ne pouvoit estre heureux qu’aux despens de ce berger, il s’approcha d’Adamas, et le voyant dans un estonnement extreme: Mon pere, luy, dit-il, qu’attendons-nous desormais en ce lieu, où la volonté d’Amour nous a esté si clairement exposée? Ne voyez-vous pas, continua-t’il, montrant la fontaine, que ce nuage s’est rendu plus espaix, et qu’il faut que ces bords soient mouillez de mon sang, si l’on veut que cet enchantement finisse? – Mon fils, luy respondit Adamas, avec un grand souspir, les dieux ne montrent pas moins de rigueur à me laisser vivre qu’à vous en empescher. Disant cela, il tourna visage, et toute la trouppe en ayant fait de mesme, on cornmença de reprendre le chemin de la maison.

A ce retour chacun se mit en confusion, Astrée sans se souvenir presque d’autre chose que du malheur de sa compagne, abandonna Celadon à la discretion de Galatée, et Phillis fit en sorte que Lycidas luy-mesme la pria d’aller offrir quelque assistance à Diane, et la secourir dans l’extremité où il se doutoit bien qu’elle estoit. Ainsi s’estants toutes deux rendues aupres de cette ber-[478/479]gere, et s’estants un peu separées de la trouppe, pour n’estre pas ouyes si facilement, Phillis fut la premiere qui parla, et apres avoir levé les yeux au ciel: En verité, dit-elle, je ne puis assez m’estonner de tant d’accidents, par lesquels il semble que les dieux ayent pris plaisir de troubler le repos de nostre vie! Jamais nous n’avons gousté un plaisir qui ait duré un jour seulement, et dés que nous avons eu quelque suject de joye, il est arrivé que quelque estrange desastre nous l’a malheureusement ravy. – Ma sœur, respondit froidement Diane, ce malheur n’adviendra plus, les dieux ont aujourd’huy achevé de vomir toute leur colere, et croyez-moy, que puis qu’ils se sont attaquez à l’innocence de Silvandre, il n’estoit pas croyable qu’ils eussent jamais voulu nous espargner. – Il est tres-vray, dit Astrée en l’interrompant, que ce berger me fait une extreme compassion; je regarde qu’elle a esté sa vie, et quand je considere particulierement les succes qui l’ont accompagnée, je ne puis que je n’admire sa constance, et que je ne trouve quelque petite espece de rigueur dans l’ame de ceux qui ont fait ses destinées. – Les plus belles choses, repliqua Diane, la larme à l’œil, sont bien souvent celles qui durent le moins, et c’est ce qui m’empesche de m’estonner de la perte de Silvandre, bien que je la ressente infiniment, car encore que les dieux, comme il nous l’a quelquefois representé ne puissent jamais faillir, je ne sçaurois croire qu’ils ne soient quelquefois jaloux, et qu’ils ne nous portent envie quand nous avons quelque chose parmy nous qui vaut beaucoup. Et pour marque de cela, quel autre sujet peuvent-ils avoir, pour nous oster ce pauvre berger? S’il estoit vray qu’il eust quelquefois failly en ce qui regarde leur service, s’il avoit manqué de soing en ce qui touche la conduitte de ses trouppeaux, s’il estoit coupable de parricide, et enfin s’il n’avoit pas vescu dans l’observation des loix divines et humaines, je ne sçaurois que dire, mais peut-estre Lignon n’a-t’il jamais veu un berger plus sage que luy? Vous sçavez quels sont les discours qu’il nous a faits quelquefois de la divinité, et du respect que nous luy devons; ses trouppeaux ont tousjours esté des plus beaux de toute la plaine, et comment auroit-il commis de parricide, s’il ne sçait pas seulement luy-mesme de quels parents il est né? Non, non, mes compagnes, continua-t’elle, souvenez-vous que le seul crime dont on le pourroit convaincre, seroit de m’avoir donné de l’amour, mais pourquoy l’en punir, si jamais je n’en ay fait deplainte ? – Ma sœur, reprit Phillis, si les dieux [479/480] le punissent dequoy il vous a donné de l’amour, ce sera seulement parce que cette affection s’oppose à celle que vous devez avoir pour Paris, car enfin vous voyez bien qu’ils veulent en toutes façons que vous l’espousiez, et si j’estois en vostre place, j’y consentirois, pourveu qu’ils voulussent laisser la vie à Silvandre. – Ma compagne, respondit Astrée, on ne marchande pas comme cela avec les dieux, je croy qu’il y a par là dedans quelque mystere que nous ne cognoissons pas, et que Silvandre, ayant passé la pluspart de son aage hors du Forests, il se peut faire qu’il y a d’autres interests qui les empeschent de le laisser vivre. Ce n’est pas que je ne le plaigne et que je ne voulusse, mesme au prix de mon sang, destorner le coup qui nous le doit ravir, mais puis que ce mal-heur est inevitable, j’avoue que le meilleur seroit, d’obeyr sans murmurer, à ce que les dieux ont ordonné et de luy et de nous. – Quoy? ma sœur, repliqua Diane un peu esmeue, vous me conseilleriez donc de me donner à Paris, et de trahir la fidelité de Silvandre? – Je vous conseillerois, respondit Astrée, de donner à Silvandre ce que vous pouvez, qui est un ressentiment de sa disgrace, et à Paris ce que vous devez, qui est une obeyssance aux commandements des dieux et de Bellinde. – Les dieux ny Bellinde, adjousta Diane tout à fait en colere, ne peuvent rien sur ma volonté, j’ay trop bien appris qu’ils m’ont donné un liberal arbitre qui me laisse le pouvoir de faire le choix que je voudray; qu’il y ait du crime ou non à s’en servir, cela n’importe, pourveu que je n’offense point Silvandre, tout m’est indifferent, et croyez moy, Astrée, que vous ne faites pas une petite faute quand vous me conseillez une perfidie.

Disant cela elle la regarda, mais d’un œil capable de la faire mourir de pitié, dequoy Astrée fut si touchée que perdant toute contenance, et se jettant à son col: Ma compagne, luy dit-elle, fondant toute en larmes, si le mal-heur de Silvandre ne m’est extremement sensible, je ne veux pas que vous croyez que je vous aye jamais aymée; et si je ne voudrois pouvoir changer ses destinées en vostre faveur, puisse desormais la terre devenir trop foible pour me supporter! Mais quelque grande que soit ma douleur pour la disgrace de ce berger, celle que je ressens pour vous est encore plus violente, et c’est bien ce qui m’a obligée à vous parler comme j’ay fait, m’imaginant que pour vous donner quelque consolation, je ne devois pas seulement vous conseiller une trahison, mais vous l’inspirer, s’il eust esté en ma puissance. Aussi bien [480/481] vostre fidelité luy est inutile, puis que sa mort l’empeschera d’en recevoir le fruict. – Au contraire, repliqua Diane, ma fidelité sera cause qu’il mourra sans doute avec cette satisfaction, d’avoir eu de mon amour la plus chere marque qu’il en pouvoit jamais desirer, et puis nous ne serons pas long-temps sans nous revoir. Si ma constance merite des coronnes, il ne me les refusera pas, et peut-estre ne luy donneray-je pas le loisir de me les preparer.

Tels estoient, à peu pres, les discours de Diane, par lesquels Astrée et Phillis jugerent bien qu’apres la perte de Silvandre ils n’auroient pas une petite affaire, s’ils entreprenoient de la conserver. Toutefois comme elles l’aymoient grandement, elles resolurent d’y faire des efforts, et de ne rien espargner de tout ce qui pourroit servir à la consoler. Ainsi elles alloient achevant le chemin qu’elles avoient à faire, cependant qu’Amasis qui s’estoit approchée de Galatée et de Celadon, se faisoit raconter les principaux accidents qui estoient arrivez en la vie de Silvandre.

Bellinde de son coste ne douta plus que Diane n’eust de l’inclination pour luy, et admirant dans son ame la discretion avec laquelle cette passion avoit esté mesnagée, elle plaignoit en mesme temps le sort de ce berger, et condamnoit la trop grande facilité que sa fille avoit eue a luy vouloir du bien. Apres cela se ressouvenant qu’elle seule estoit cause que Silvandre estoit venu demeurer en Forests, elle se regardoit, comme coupable de son amour et de sa mort; toutefois n’estant pas en sa puissance de divertir ce coup, parce qu’elle eust mieux aymé mourir que n’obeyr point à la volonté des dieux, elle continua de le plaindre, qui estoit la seule chose qu’elle pouvoit donner au mal-heur de cet infortuné berger.

Adamas aussi, que l’oracle avoit interessé en la perte de Silvandre, par le commandement qu’il luy avoit fait d’en estre luy-mesme le sacrificateur, ne pouvoit treuver de raison, pour laquelle ce berger deust estre traitté si rigoureusement, toutefois desirant d’en estre plus esclaircy, il se servit de l’occasion qui les avoit fait rencontrer ensemble, et prenant le berger par la main: Mais, Silvandre, luy dit-il, qu’avez-vous fait contre les dieux, qui les contraigne à desirer vostre mort? Leurs oracles ne nous commandent autre chose, et soit que vous les ayez consultez en particuiler ou en public, tousjours ils ont eu quelque dessein sur vostre vie. – Mon pere, respondit Silvandre, ce seroit en moy une vanité punissable de dire que je ne les ay jamais offensez; [481/482] mais je vous confesseray bien, que je croy tres-assurément que le plus grand de tous mes crimes est d’avoir osé pretendre à la possession de Diane. Jusqu’icy j’ay caché ma passion, de peur d’avoir trop de tesmoings de mon outrecuidance, mais puis que vous voulez que ma confession excuse la rigueur que vous treuvez dans le chastiment qui m’est ordonné, je vous dis librement mon offense, et vous supplie de me pardonner, si elle a rapporté quelque obstacle aux desseins de Bellinde et de Paris. Mon amour estoit née devant que cette belle bergere eust eu l’honneur d’estre cognue de luy, et si elle souffrit son affection par respect, peut-estre avoit-elle desja receu la mienne par inclination. Toutefois comme es dieux sont justes, ils ont treuvé plus de rapport entre le merite de Paris et la vertu de Diane, qu’entre les perfections de cette bergere, et la miserable condition où je suis. Et c’est pour cela qu’ils commandent que leur mariage s’accomplisse, et que je meure, puis qu’aussi-bien sçavent-ils que, quand ils ne l’ordonneroient pas, je ne sçaurois survivre le moment qui attachera leurs volontez dans les chaisnes d’Hymenée. – Les dieux, reprit le Druide, ne donnent pas Diane à Paris par ce qu’il la merite, comme je ne sçaurois croire qu’ils vous la refusent, faute d’avoir d’assez bonnes qualitez pour la pretendre legitimement; je sçay assez ce que vous valez tous deux, et quelque volonté que j’aye pour luy, je ne suis pas aveugle jusques là que de ne cognoistre pas les avantages que vostre esprit a sur le sien. Mais pour n’en mentir point, je croy qu’ils le font pour montrer que bien souvent les hommes se trompent en leurs jugements, et que les loix de la prudence humaine sont de beaucoup au dessoubs de celles qu’ils ont establies dans le ciel. Mais, continua-t’il, permettez, Silvandre, que je me separe un peu de vous et que dans le temps que vous mettrez à vous joindre au reste de la trouppe, je pense à quelque chose, qui ne sera peut-estre pas inutile pour vostre repos et pour le mien.

Disant cela, il s’arresta, et Silvandre qui fut bien aise de pouvoir estre seul, ne se hasta pas de marcher plus qu’à l’ordinaire, mais s’en allant au petit pas, il ne cessa tout le long du chemin de penser à ce mal-heureux arrest qui luy desroboit la jouyssance de Diane, pour en accroistre la gloire et, les triomphes de Paris.

Adamas cependant s’estant alors rencontré pres de cet autel, sur les degrez duquel Astrée et Diane s’estoient endormies, le jour qu’elles allerent pour mourir à la fontaine de la Verité d’amour, [482/483] s’assit sur l’une des marches, et là ses pensées le servant à l’office auquel il les avoit destinez luy representerent premierement l’estat de sa propre vie, et puis la miserable condition de Silvandre, et parce qu’il ressentoit en luy-mesme des mouvements d’affection, plus grands que ceux qu’il avoit autrefois eus pour ce berger: Que la compassion, disoit-il, est puissante pour faire aymer, puis que je n’ay jamais eu tant d’inclination pour luy que lors que sa disgrace m’a contraint d’en avoir pitié! Puis songeant à l’oracle qui commandoit que ce berger mourust, et qu’il en fist luy-mesme le sacrifice: Mais, continua-t’il, depuis quand les dieux sont-ils devenus barbares, jusqu’à desirer que leurs autels soient arrousez de sang humain? Si c’est qu’il faille par de nouvelles victimes arrester leur courroux, pourquoy au lieu des taureaux et des brebis innocentes que nous soulions immoler, ne demandent-ils aujourd’huy l’embrazement de nos maisons? J’yrois de bon cœur allumer dans la mienne le feu qui les devroit apaiser, et prendrois au moins quelque contentement à voir parmy les flames qui monteroient au ciel, reluire les marques de mon obeyssance! Mais quoy! tu veux, Amour, que nos bastiments subsistent, et que Silvandre soit immolé? et pour me donner la meilleure part du supplice, tu veux que je meure mille fois le jour du regret de l’avoir tué? Helas! est-ce la cette suitte de contentements qui devoit accompagner mes jours, apres que j’aurois rendu Celadon à sa chere Astrée? Ah! Ciel trompeur…

A ce mot il s’arresta, et se ressouvenant qu’il estoit Druide: Toutefois, reprit-il, j’ay tort d’accuser vostre justice; pardonnez-moy, grands dieux, si j’ay trop donné à mon ressentiment, et si vous cherchez une raison qui puisse excuser mon offense, voyez que j’ayme Silvandre, et que je suis homme comme luy. Disant cela, il se mit encore à resver sur les moyens qui pourroient contenter Amour, sans que ce fust au prejudice de ce berger, mais n’y voyant aucune apparence, il se leva, resolu d’obeyr, et se mit dans le meme chemin que les autres tenoient, pour retourner en sa maison.

Ils n’en estoient plus guiere esloignez, quand Thamire qui estoit fort proche d’Hylas: Je ne pense pas, luy dit-il, que si on vous en faisoit mettre la main sur la conscience, vous n’avouassiez Hylas, que la perte de Silvandre ne vous touche pas si sensiblement que vous le tesmoignez. – Pourquoy, respondit l’inconstant, avez-vous cette opinion? – Pour ce, reprit Thamire, que c’est une [483/484] chose naturelle, de souhaitter la perte de ce qui nous nuit, et dedesirer la conservation de ce qui nous agrée; or est-il que Silvandre ayant esté le seul qui vous a convaincu d’erreur, et qui a fait voirà tout le monde la fausseté de vos opinions, je ne puis m’imaginer que vous ne soyez bien-aise que l’on vous oste, par maniere de dire, cette espine du pied. – Ah! Thamire, dit Hylas en souspirant, que ce coup là vous avez donné bien loing de ma pensée, puis qu’il est vray, que comme deux contraires opposez esclattent plus vivement, je suis assuré que tant que ce berger eust vescu, mon esprit opposé au sien, eust esté en plus de consideration et d’estime. Mais, continua-t’il, je me doutois bien tousjours que le Ciel le puniroit du crime qu’il a commis en soustenant de si mauvaises maximes, et si par le repos de nostre vie il est permis de juger de la faveur et de l’amitie des dieux, regardez, je vous prie, quel de nous a le plus de sujet de s’en louer. Premierement il n’a pas esté si tost au monde qu’il a esté puny des offenses qu’il y devoit commettre, car les dieux, devant qui l’avenir est present, ont pris plaisir à luy faire sentir de bonne heure la pesanteur de leurs chastiments; depuis, il a esté le jouet de la fortune qui l’a balotté, renvoyant tantost deçà, tantost delà, comme un vagabond, que la nature mesmes a peine d’avouer; s’il a eu de l’inclination pour quelque bergere, il n’est obstacle qui ne se soit opposé à son contentement. Et tout cela, pourquoy? Pour le recompenser de cette belle constance qu’il presche avec tant de zele et de devotion. Au lieu qu’à ma naissance le bon-heur assista revestu de ses plus beaux omements, les Graces et la santé firent vœu de ne me quitter jamais, et c’est pour cela que je’n’ay pas encore ressenty une simple douleur de teste. Si j’ay voulu du bien à quelque, belle fille, à peyne que ses faveurs n’ayent prevenu mes desirs. Ainsi tousjours content et tousjours heureux, je passe agreablement le cours de mes années. Et tout cela, pourquoy? Pource que je n’enseigne point de loy qui exerce de la tyrannie sur les esprits, et qu’au contraire, il faut aymer indifferemment tout ce que l’on treuve beau, sans s’arrester longuement à une mesme chose. Mais Thamire, adjousta-t’il, encore qu’il ait merité le mal-heur qui le suit, je ne laisse pas de le plaindre infiniment; et bien que son humeur ait esté tousjours contraire à la mienne, je voudrois bien que son dessein eust pu estre aussi heureux que le mien. – Encore par là, respondit Thamire, vous montrez que vous n’estes pas en toutes choses ennemy de la raison; je suis donc bien d’avis que [484/485] nous le plaignions, et qu’en sa perte nous plaignions aussi les bergers qui le survivront, parce que s’il faut qu’ils demeurent à la mercy de vos extravagantes opinions, je crains bien que vous les desbauchiez, et qu’insensiblement vous acqueriez sur leur esprit un empire, dans lequel vous seriez insupportable. – Ce que vous distes fust arrivé il y a long-temps, dit Hylas, si toutes choses estoient gouvernées par la raison.

Avec semblables discours, ils arriverent en la maison d’Adamas, où ils ne furent pas plustost entrez, que Celadon, à qui la douleur de Silvandre estoit commune, supplia Galatée de luy permettre de retourner sur ses pas, pour aller à la rencontre de ce berger qu’il croyoit estre encore avec le Druide, ce que la Nymphe luy ayant accordé, il sortit, et Lycidas qui le vid partir se mit incontinent à le suivre. A peyne furent-ils hors de la maison qu’ils le rencontrerent seul, et parce qu’en effet l’affection qu’ils avoient pour luy n’estoit pas de celles qui meurent facilement, d’abord Celadon luy sauta au col, et le tenant embrassé, il fut long-temps sans luy pouvoir dire une seule parole. Sa bouche ne s’ouvrit qu’aux souspirs, dequoy Silvandre fut si touché que l’embrassant de mesme: Celadon, luy dit-il, pour Dieu! ne me donnez pas le desplaisir de voir que mes malheurs troublent en quelque sorte les contentements que les dieux veulent que vous goustiez en la possession de vostre maistresse. Jouyssez une fois d’un bien sans amertume, et si c’est ma seule perte qui vous afflige, si vous m’aymez, imaginez-vous qu’elle vous doit estre plustost un suject de joye que de mescontentement, puis que les dieux mesmes l’ont desirée, et qu’apres avoir eu tant de sujects de mourir, je ne pouvois sortir du monde avec plus de gloire, qu’en obeyssant aux arrests qu’ils en ont si souvent prononcez. – Quelque favorable que soit la cause qui vous fera mourir, respondit Celadon, elle n’empeschera pas que je ne ressente cette separation, comme le seul desplaisir qui pouvoit troubler mon repos; j’avoue bien qu’elle me sera un petit suject de consolation, mais croyez-moy, Silvandre, que si on veut guerir ma douleur, il y faudra bien employer d’autres remedes. A ce mot Sylvandre voulut respondre, mais en cet instant le druide arriva, qui les interrompit, et s’estant mis au milieu d’eux, les ramena dans sa maison.

Diane d’autre costé, qui avoit avec elle Astrée et Phillis, ne pouvoit plus resister à sa douleur, qui à chasque moment se rendoit plus violente; de sorte que pour eviter tout autre entretien [485/486] que celuy de ses compagnes, ou de ses pensées, elle fit dessein de se mettre au lict, soubs pretexte de ressentir encore quelques restes de l’incommodité qu’elle avoit eue le jour auparavant, et certes il ne fallut pas beaucoup d’artifice, pour faire cognoistre à Bellinde qu’elle avoit besoing de ce soulagement, car outre qu’elle n’ignoroit plus l’interest qu’elle avoit au mal-heur de Silvandre, encore est-il vray que le visage de cette bergere portoit les mesmes traits d’une personne à qui les maux n’eussent deu laisser que deux ou trois heures de vie. Elle consentit donc que Diane se retirast dans sa chambre, et bien que dans son ame elle eust un extreme desplaisir de voir les obstacles qui s’opposoient aux contentements de sa fille, et au merite de Silvandre, elle ne laissa pas de se consoler un peu, quand elle se figura qu’apres la mort de ce berger, elle n’auroit plus d’excuses pour se deffendre d’espouser Paris.

Amasis aussi n’eut pas demeuré dans la maison environ un quart d’heure, qu’elle se ressouvint de Dorinde, et sçachant bien qu’elle n’avoit pas esté à la fontaine, elle la fit chercher dans la grande gallerie, dans le jardin, et par tout où elle s’imagina qu’elle pourroit estre, mais n’en ayant sceu apprendre des nouvelles, elle fit enfin venir celuy qui avoit le soing de la porte qui luy dit qu’un peu apres que toute la trouppe avoit esté partie, elle et Merindor s’estoient mis dans un chariot, et qu’au lieu de suivre le chemin que les autres avoient tenu, ils avoient pris celuy de Bon-lieu. Au commencement elle creut que ne s’estant pas treuvée en assez bonne disposition, elle seroit allée se promener pour se divertir; mais enfin s’estant souvenue que depuis le retour de ce chevalier, Dorinde avoit montré d’estre de mauvaise humeur, elle commença de se douter de quelque chose. Toutefois n’osant rien assurer de crainte de se decevoir elle-mesme, son esprit alloit faisant diverses considerations, quand tout à coup elle ouyt le bruit de quelques chevaux. Incontinent elle mit la teste à la fenestre et cognoissant son chariot, aussi-tost elle courut sur le degré pour aller au devant de Dorinde, mais n’y ayant treuvé que Merindor, son estonnement fut extreme, et ce qui la mit davantage en peine, ce fut qu’elle le treuva pasle comme un homme mort, les yeux fort enflez et rouges, et dans une contenance si interditte qu’à peine sçavoit-il marcher. Aussi-tost elle luy demanda où estoit Dorinde, et ce chevalier luy ayant fait une profonde reverence: Madame, luy dit-il, à mots interrompus et d’un ton de voix qui [486/487] tesmoignoit assez la confusion de son ame, voylà qui vous en apprendra la verité. Disant cela il luy tendit une lettre qu’Amasis treceut, et l’ayant ouverte, elle y leut ces paroles.

LETTRE DE DORINDE

A AMASIS

Enfin la perfidie de Sigismond m’a retirée de la doute où j’estois, que l’on fust trouver de la fidelité parmy les hommes, et sa trahison m’ayant osté l’esperance de gouverner çà bas un empire, je me suis resolue à chercher des coronnes dans le ciel. J’avoue que, d’abord que j’ay sceu la nouvelle de son changement, mon amour a condamné sa foy violée, mais depuis ayant bien consideré le repos qu’elle me devoit acquerir, j’ay creu que j’avois plus de suject de m’en louer que de m’en plaindre. Il est vray qu’apres avoir receu tant de faveurs de vous, je devois chercher les moyens de les recognoistre; mais ne le pouvant que par des souhaits, quel lieu m’eust permis d’en faire plus à vostre advantage que celuy que j’ay recherché? Car, Madame, c’est icy que mon esprit destaché des interests du monde se fera un commerce avecque les dieux, et peut-estre auront-ils assez de pitié pour m’accorder en vostre faveur l’effet de mes desirs et de mes esperances! Que si vous treuvez qu’il y ait du crime en ce que je suis partie sans vous dire adieu, n’en accusez que la bonne volonté que vous m’avez tesmoignée qui m’a fait craindre que si je vous eusse advertie de ma resolution, peut-estre ne l’eussiez-vous pas treuvée assez legitime. D’ailleurs, Madame, je puis dire que le mespris de Sigismond m’a surpris de telle sorte qu’il m’a forcée d’imiter ceux qui sortent du monde sans avoir le loisir de disposer de leurs dernieres volontez; mais quand j’en eusse bien eu le temps, que restoit-il en ma disposition, si je suis toute à vous, depuis le moment que j’eus l’honneur d’en estre cognue? Or, Madame, ne soyez pas marrie de n’avoir à partager ma possession qu’avecque les dieux qui s’estants enfin lassez de me voir languir soubs la tyrannie d’un homme, ont permis que par une moitié de bague, tout mon cœur m’ait esté rendu. Que si ces paroles ont besoin de quelque esclaircissement, j’ay laissé à Merindor la charge de vous en entretenir et de vous dire, Madame, qu’en quelque lieu que je sois, et à quelque condition que je sois appellée, je ne seray jamais que vostre tres-humble servante.

DORINDE.[487/488]

Cependant qu’Amasis lisoit cette lettre, Merindor remarquoit de grands changements en son visage, et voyant peu à peu que ses yeux devenoient humides, il se douta bien qu’elle donneroit des larmes à l’esloignement de Dorinde. En effet, elle n’eut pas plustost achevé de lire ce qui estoit escrit dans ce papier, que leur ouvrant le passage: Mais, dit-elle, Merindor, est-il vray que Sigismond luy ait manqué de parole? La foy des princes n’a-t’elle point de privilege qui la deffende des loix du changement? – Madame, respondit le chevalier, ce que vous me demandez merite un grand discours, et puis que Dorinde m’a commandé de vous en dire les circonstances, je vous en raconteray bien plus qu’elle n’en sçait elle-mesme, si vous prenez la peine de m’ouyr en particulier. – Je vous en donneray sans doute le temps et la commodité, dit Amasis, car je desire avec passion sçavoir la verité de cette affaire. Disant cela, elle prit ce chevalier par la main, et apres avoir fait dire au Druide qu’elle alloit conferer de quelque chose avec Merindor: Allons, luy dit-elle, dans le jardin; aussi bien n’est-il pas croyable que je puisse de long-temps retirer Rosanire ny Galatée d’aupres de ces bergeres. A quoy Merindor ayant consenty, elle le mena soubs le cabinet le plus couvert, et la s’estant assise, et ayant commandé au chevalier d’en faire de mesme, il commença son discours en cette sorte:

SUITTE DE L’HISTOIRE

DE DORINDE

J’ay à vous raconter, Madame, une si grande trahison, que si vous ne sçavez parfaittement ce que peut Amour sur un esprit, je ne doute point que vous ne me jugiez tres-coupable d’avoir osé seulement estre complice d’une telle meschanceté; mais par ce que c’est un accident, qui n’est arrivé que depuis que Sigismond partit d’aupres de vous, je prendray la chose en sa source et vous diray, Madame, qu’aussi-tost que nous nous fusmes mis en chemin, Ligonias, qui a comme vous sçavez le jugement capable de toutes choses, depescha secrettement un courrier à Gondebaut, pour l’advertir de l’arrivée de Sigismond et de Godomar. Et de peur qu’il eust quelque regret de se voir surpris par l’arrivée de Rosileon [488/489] et des chevaliers qui l’accompagnoient, il le fit advertir de tout, le plus promptement qu’il luy fut possible: cela fut cause que le lendemain, le roy suivy presque de toute la noblesse du pays, fit semblant d’aller à la chasse, et ayant pris le chemin par où les princes devoient venir, il les rencontra environ à une lieue de Lyon. Cet abord fut une tresbelle chose, car Sigismond et Godomar qui cogneurent le Roy d’assez loing, mirent incontinent pied à terre, et s’estants approchez de luy, il ne fut pas plustost descendu de cheval, qu’ils se jetterent à ses pieds, et par des soubmissions nompareilles, luy demanderent pardon de la faute qu’ils avoient faite en s’esloignant de sa personne. Le Roy les receut à bras ouverts, et donnant à leur retour des tesmoignages d’une extreme joye, il leur promit encor une fois d’oublier tout ce qui s’estoit passé, pourveu qu’à l’advenir ils ne luy donnassent plus un si grand suject de plainte. Rosileon cependant s’avanga, et Sigismond l’ayant montré à Gondebaut, aussi-tost il s’approcha de luy, et luy faisant des caresses extraordinaires, luy offrit son Estat et sa personne. Apres il embrassa Lindamor, et Godomar luy ayant dit que c’estoit le mesme qui avoit triomphé des armes de Polemas: Je suis bien aise, dit-il que sa valeur nous ait fait cognoistre en faveur, d’Amasis, l’injustice que ce rebelle nous avoit desguisée sous un pretexte dont l’apparence n’estoit que trop legitime. Disant cela, il recevoit les honneurs que luy rendoient Damon, Alcidon, et les autres; apres quoy s’estant remis à cheval, et les Princes en ayants faits de mesme, on reprit le chemin de la ville.

Ils en estoient encore esloignez d’une demye lieue, quand ils virent venir à eux une multitude d’hommes, disposez comme pour donner une grande bataille, ils estoient armez diversement, les uns avec des frondes, les autres avec des arcs, des picques, et des arbalestes, et quelques autres portoient d’une main un escu, et de l’autre un cimeterre, ils estoient pres de dix-huict mille en nombre, ce qui fit croire à Rosileon que ce devoit estre encore le reste de l’armée qu’il avoit envoyée contre Marcilly. Gondebaut, les Princes, et tout le reste des chevaliers, passerent au milieu d’eux, et à peine les eurent-ils traversez, qu’ils furent rencontrez par quatre mille hommes à cheval, qui ne les quitterent point, qu’ils ne fussent arrivez dans la ville.

A la porte, Clotilde les attendoit, et avec elle cent des plus belles filles qui fussent dans Lyon qui parurent sur des chevaux blancs les plus beaux qu’il estoit possible, et qui pour ne les incom-[489/490]moder pas, sembloient contraindre leur action, sans laisser toutefois de se montrer glorieux de soustenir de si belles charges. A l’arrivée des Princes, Clotilde seule mit pied à terre, que Sigismond et Godomar embrasserent, et que Rosileon, Lindamor, Damon, et Alcidon saluerent avec toute sorte d’honneur et de respect. Apres ils l’ayderent à remonter à cheval, et ayants repris les leurs, ils allerent descendre au Temple de Venus, où la musique des voix et des instruments les receut, et leur ayda à rendre graces aux dieux, du bon-heur dont leur retour estoit accompagné. De là, ils allerent aux jardins de l’Athenée, où Gondebaut avoit donné le departement de Rosileon, et par ce qu’il s’y estoit logé luy-mesme depuis le commencement de l’Esté, il fut bien-aise que Sigismond, Godomar et Clotilde y demeurassent. pour luy tenir compagnie.

Toute cette premiere journée se passa en festins, et dés que la nuict approcha, toute la Cour se mit sur la riviere, pour aller voir un feu de joye que l’on avoit preparé, justement au mesme lieu où le Rhosne et l’Arar commencent à s’entrebaiser et à contracter ce mariage, qui depuis là jusqu’à la mer, les fait demeurer paisibles dans un mesme lict. On jugea bien, que cela n’avoit pas esté fait sans dessein, et qu’il y avoit de l’apparence qu’on eust choisi ce lieu pour marquer mieux la reunion des enfans et du pere; mais quoy que c’en soit, on y vit de tresbelles choses, et le Roy. mesmes’en revint bien satisfaict. Pour moy, ce que j’y remarquay de plus rare, ce fut le peu de temps qu’on avoit eu pour y penser, qui ne me fit pas moins admirer la diligence des ouvriers, que la grace de leur invention.

Or, Madame, je vous ay dit toutes ces choses, non pas comme estants absolument necessaires à mon suject, mais comme n’y estants pas entierement inutiles; car on ne fut pas plustost de retour au Palais, que Rosileon ayant esté conduit par les Princes en son departement, chacun se retira dans les chambres qui avoient esté destinées pour le repos. Mais Gondebaut qui n’en pouvoit avoir, et que l’interest de Dorinde tenoit eternellement en peine, au lieu de se mettre au lict, creut qu’il ne pouvoit mieux employer le temps, qu’à tascher d’apprendre en quel estat Sigismond estoit avec elle; et par ce qu’il jugea bien, que devant que Clotilde s’endormist, Sigismond ne manqueroit pas de luy en venir rendre compte, à cause de cette estroitte confidence qui estoit entreux, il fit si bien qu’apres avoir traversé quelques [490/491] chambres, il arriva, sans estre ouy, à une porte qui respondoit à la ruelle du lict de cette jeune Princesse. Il n’eut pas esté là environ une petite heure, que Sigismond y vint comme il l’avoit pensé, et par ce que c’estoit le lieu où ils se retiroient ordinairement, pour n’estre pas ouys de ceux qui estoient dans la chambre, ils s’y vindrent asseoir innocemment, sans se douter du malheur que leur preparoit la jalousie de Gondebaut.

J’ay sceu depuis, car le Roy ayant fait dessein de se servir de moy, me declara librement toutes choses, que Sigismond commença son entretien par quelques discours qu’il fit à vostre avantage, et par le recit qu’il fit à Clotilde de la beauté de Galatée et des nymphes qui sont ordinairement aupres de vous. De là il vint à parler de Dorinde, et par ce que c’estoit où le Roy l’attendoit, il presta l’oreille plus attentivement, et ouyt que Sigismond disoit: Mais, ma sœur, car c’est ainsi qu’il nomme Clotilde, le Roy n’est-il pas bien estrange de vouloir que je ne l’ayme plus, apres qu’Amour m’a commandé de ne me separer jamais de son service? Ne serois-je pas blasmable si je ne suivois mon inclination, et si j’executois plustost les arrests d’un homme que d’un dieu? Je sçay bien que je luy suis obligé de ma naissance, et que je dois mourir pour luy plaire, mais s’il veut que je vive, qu’il souffre que j’ayme Dorinde; car tant que je seray Sigismond, il est impossible que je ne sois son serviteur. Il adjouta à cela quelques autres discours, que Gondebaut escouta fort attentivement, auxquels Clotilde respondit avec toute sorte de modestie, luy representant quelquefois ce qu’il devoit à la qualité du Roy, et quelquefois avouant que sa passion rendoit en quelque sorte la desobeyssance excusable. Mais enfin, Sigismond s’estant mis à parler de ce qui s’estoit passé dans Marcilly touchant son amour, il luy redit les mesfiances de Dorinde, les serments de fidelité qu’il luy avoit faits, et enfin les mesmes propos qu’ils avoient tenus lors qu’ils rompirent la bague, pour en garder chacune une moitié. Apres cela il mit la main dans sa pochette, et l’ayant retireé d’une petite boette où il l’avoit enfermée, il la montra à Clotilde, mais Gondebaut ne la vid pas; car outre que la porte par où il escoutoit estoit fermée, encore y avoit-il une tapisserie qui l’en empeschoit, seulement il jugea que Clotilde l’ayoit tenue entre les mains, dequoy il ne fut pas peu content, se figurant deslors qu’elle pourroit bien ayder à destruire toute cette intelligence.

Ayant donc par cet artifice esté bien informé de tout ce qu’il [491/492] vouloit sçavoir, il se retira, et Sigismond aussi, mais ils ne passerent pas la nuit de mesme sorte, car le prince reposa comme un homme content, et le roy ne dormit presque point; car la jalousie luy ouvrit les yeux et le jugement, et le fit resver jusqu’au lendemain aux moyens qui pourroient faire mourir en Sigismond la volonté qu’il avoit pour Dorinde.

Le jour le surprit dans cette fantaisie, et lors qu’il fut heure de se lever, il fit semblant de se trouver un peu mal, pour avoir un pretexte de ne quitter point le lict de tout le matin. Toutefois, pour ne laisser personne en peine, il envoya querir Sigismond, et apres luy avoir commandé de mener Rosileon, et les autres chevaliers à la chasse, il l’asseura qu’à son retour il le trouveroit levé. Sigismond obeyt au commandement du roy, car où il ne s’agissoit point de son amour, il estoit bien aise de le contenter, et cependant Gondebaut fit venir Clotilde en sa chambre, qu’il fit asseoir aupres de son lict, et puis se tournant de son costé, il luy parla en ces termes:

Je ne vous feray point souvenir, Clotilde, des obligations que vous m’avez, puis que vous ne sçauriez penser à la mort de vos parens qu’en cet instant vous ne cognoissiez que vous m’estes redevable de la vie. Ma clemence vous a sauvée du naufrage où ils se sont perdus, et bien que ma justice vous pust faire perir avec eux, ma pitié s’y est opposée, et a pris plaisir à vous espargner. Que si, comme jusqu’icy vous n’avez point este mescognoissante de cette grace, vous voulez empescher à l’advenir que je ne vous accuse d’ingratitude, servez-moy dans une occasion où je vous veux employer; et apres cela, ne doutez jamais que je ne fasse pour vous tout ce qui despendra de ma puissance.

A cela Clotilde respondit qu’elle ne refuseroit jamais d’obeyr à ses commandements, quand mesmes il y iroit de sa vie, et que la plus grande gloire qu’elle pust pretendre estoit celle de luy rendre quelque agreable service. Alors Gondebaut reprit ainsi la parole: Ce que je veux de vous, ma chere fille, (c’est ainsi qu’il la nomme, quand il est en bonne humeur) n’est pas que vous me redisiez les discours que vous avez eus avec Sigismond depuis son retour, car je les sçay aussi bien que vous, mais je veux que vous travailliez à faire reussir un dessein que j’ay pour ruiner cette affection, que je sçay desja avoir jetté de trop profondes racines. Et afin que vous ne croyiez pas que je feigne de sçavoir quelque chose de ses affaires, pour vous obliger à m’en descouvrir les [492/493] derniers secrets, je vous en veux dire moy-mesme les plus grandes particularitez.

Disant cela il tenoit les yeux attachez sur le visage de la jeune princesse, et voyant qu’elle changeoit de couleur: Je cognois bien, luy dit-il, en continuant, que mon discours vous estonne, mais vous en aurez bien plus de suject quand vous en aurez ouy la fin. N’est-il pas vray qu’hyer au soir, apres que je fus retiré, Sigismond fut dans vostre chambre, et qu’à la ruelle de vostre lict il vous entretint tout ce qui s’est passé dans Marcilly, entre luy et Dorinde? N’est-il pas vray qu’il vous fit voir une moitié de bague qu’il a rapportée, et qu’il vous avoua que c’estoit le secret qu’ils avoient inventé entr’eux pour resister à tous les efforts et à tous les artifices que je pourrois pratiquer pour separer leurs volontez?

A ce mot Clotilde perdit toute contenance, et dans l’estonnement où elle estoit, ne sçachant pas d’où il avoit pu apprendre tant de choses, elle eut tant de peur qu’il la voulust punir, dequoy elle avoit receu les secrets de Sigismond, que se jettant à genoux, elle commença d’implorer sa misericorde, et de luy demander pardon. Mais le roy luy ayant commander de se lever, il la prit par la main, et la baisant au front: Non non, ma fille, luy dit-il, ne craignez point de m’avoir fasché en cela, je sçay le soing que vous avez pris d’esteindre sa flame, et suis bien assuré qu’il n’a pas tenu à vous qu’il n’ait desja contenté mon humeur; mais puisque jusqu’icy vos efforts et les miens ont esté inutiles pour en venir à bout, je suis d’avis que pour un dernier remede, nous tentions celuy que je vous veux communiquer.

Disant cela il la fit asseoir sur le pied de son lict, et puis il poursuivit de cette sorte: Il est croyable, Clotilde, que vous cognoissez l’esprit de Dorinde, et qu’estant ambitieuse comme elle est, vous ne doutez pas qu’encore que Sigismond soit de luy-mesme assez aymable, elle n’ait moins d’amour pour sa personne que pour sa qualité. Or il faut que vous sçachiez que quand les personnes de cette condition sont une fois arrivées à quelque haut degré d’honneur, elles s’y rendent insupportables, et se plaisent d’exercer sur toutes sortes d’esprits une authorité tyrannique; elles s’imaginent que c’est seulement pour leur plaire que le soleil separe de ses plus beaux rayons, et accusent la terre d’ingratitude, quand elle ne fait pas naistre des fleurs en tous les endroits qui ont la gloire de soustenir leur pas; enfin elles ont une vanité [493/494] si dangereuse que (comme elles jugent aveuglement de toutes choses) si elles viennent à s’imaginer que quelqu’un serve d’obstacle à leur fortune ou à leur ambition, aussi-tost elles cherchent les moyens de le destruire, et ne cessent jamais qu’elles ne l’ayent perdu. Je dis cecy en partie pour vous, Clotilde, afin que vous veilliez à vostre conservation, et que vous assuriez vostre repos en telle sorte que, quand je viendrois à vous manquer, vous ne puissiez jamais tumber dans les extremitez que je vous ay depeintes, ce qui vous arriveroit sans doute, si Dorinde venoit à bout de ses desseins; car Sigismond ne l’auroit pas plustost espousée, qu’elle, qui, comme vous sçavez, n’est que fille d’Arcingentorix, deviendroit si orgueilleuse de se voir reyne des Bourguignons, que s’oubliant elle-mesme, dessous ce sceptre et cette coronne, elle oublieroit de mesme tout ce qu’elle doibt à vostre merite et à vostre qualité. La difference de son extraction à la vostre feroit qu’elle auroit honte de paroistre où vous seriez, et peut-estre feroit-elle naistre en son ame une hayne si forte qu’elle pourroit bien la porter à faire quelque dessein sur vostre vie, Voyla le peril où vous estes, et si vous veniez à vous perdre, vous seriez doublement coupable, en ayant eu le remede entre vos mains qui est, Clotilde qu’il faut en toutes façons que nous estouffions ce feu que vous sçavez avoir desja produit de si grandes flames.

Jugez, Madame, combien facilement lesprit d’une fille reçoit toutes sortes d’impressions: le roy n’eut pas plustost achevé ce discours qu’il mit une si estrange mesfiance dans l’ame de cette jeune princesse qu’il luy sembla qu’il estoit entierement impossible que les malheurs dont il l’avoit menacée n’arrivassent, en cas que cette affection continuast; si bien qu’oubliant tout d’un coup ce qu’elle devoit à l’amitié de Sigismond, et se disposant à faire contre Dorinde tout ce que le Roy luy commanderoit: Seigneur, luy respondit-elle, la crainte d’estre miserable ne sera jamais le suject qui me portera à vous obeyr, ouy bien la volonté que j’ay de vous faire cognoistre que je ne veux jamais estre ingratte des obligations que j’ay à vostre bonté. C’est pourquoy je vous supplie tres-humblement de me dire ce que vous voulez que je fasse, afin que mettant la main à l’œuvre, ma diligence vous fasse bien juger de mon affection. – Il est vray, dit le roy, que nous en avons besoin, de cette diligence, car en semblables matieres les longueurs sont importunes, et quelquefois nuisibles. Il faut donc, mais de necessité, que nous nous hastions de retirer [494/495] cette moitié de bague, qui est maintenant entre les mains de Sigismond. – Ah! seigneur, dit Clotilde, en l’interrompant, je doute bien que cela ne soit impossible; car si vous voyez avec quel soing il la conserve et la cherit, vous vous en estonneriez; il la baise, il la porte à ses yeux, il l’appaye contre son cœur, il parle à elle, comme si Dorinde estoit presente, et enfin il dit qu’elle luy respond les plus belles choses du monde; et c’est ce qui me fait craindre qu’estant si transporté dans cette passion, il ne soit difficile de la luy arracher. – Aussi, repliqua le roy, n’est-ce pas mon dessein de l’entreprendre ouvertement, ny par violence; vous sçavez que ce moyen a desja esté mis en usage sans qu’il ait reussi, mais je veux que nous y procedions avec artifice, et que nous fassions tout ce qui nous sera possible pour le decevoir. – On trompe difficilement, repliqua Clotilde, les esprits mesfiants comme le sien, et puis qu’il a recouru à ce secret pour se conserver en bonne intelligence avec Dorinde, il est croyable qu’on ne l’y trompera pas facilement. – C’est en quoy, respondit Gondebaut, vous vous abusez, il n’est rien si facile, pourveu que vous fassiez ce que je vous diray, qui vous sera aisé sans doute, puis qu’il traitte avec vous comme avec une confidente, et non pas comme avec une personne qui auroit quelque interest en la ruine de son affection.

Clotilde ayant promis de n’y manquer pas, le roy continua ainsi: Puisque vous avez veu cette bague et que vous sçavez de quelle matiere elle est, il faut, Clotilde, que vous en preniez une de mesme et qu’au hazard l’ayant rompue en deux, vous en gardiez seulement une moitié, et voicy ce qui en arrivera: Sigismond vous ira voir comme il fit hyer, et sans doute estant aupres de vous, il fera, avec sa moitié de bague les mesmes actions qu’il fit hyer, cependant vous aurez la vostre dans une main, et de l’autre vous prendrez la sienne, et puis quand il vous la redemandera, au lieu de luy rendre celle que vous luy aurez ostée, vous luy rendrez celle que vous aurez supposée, sans qu’il soit possible qu’il s’en apperçoive jamais, car n’ayant pas l’autre moitié pour les conferer ensemble, et ne se doutant pas de vostre dessein, il croira tousjours que ce sera la mesme qu’il a rapportée de Marcilly. Apres cela, nous poursuivrons nostre pointe, et je vous diray demain ce que nous aurons à faire pour achever nostre entreprise.

Clotilde trouva cette invention d’autant plus excellente, qu’il estoit croyable qu’elle deust reussir, et apres qu’elle eut juré de [495/496] ne rien espargner pour cela. Voyez-vous, Clotilde, reprit Gondebaut, avec un ton de voix un peu plus rude, il faut que vous me donniez ce contentement, puisque vous me l’avez promis et que je l’ay desiré; cette invention est le seul remede qui me reste, et dont je me veux servir. Si vous y faites bien vostre devoir, je vous feray cognoistre dans peu de temps combien je vous ayme, et si au contraire j’apprends que vous avez failly en quelque chose, et que par vostre mauvaise volonté, car cela ne sçauroit arriver par imprudence, mon dessein soit descouvert, souvenez-vous que je m’en ressentiray comme du plus grand outrage que j’aurois pu recevoir d’un ennemy. A cela Clotilde respondit qu’elle mourroit plustost que de faillir contre le moindre de ses commandements; apres quoy Gondebaut l’ayant baisée, cette princesse sortit, et le roy s’habilla.

Il n’est pas besoin, Madame, que je m’amuse à vous dire trop particulierement les choses qui ne sont pas entierement de mon suject, c’est assez que vous sçachiez que toute cette journée se passa à la chasse, et une partie de la nuict en bals, apres lesquels Sigismond ne manqua point d’aller accompagner Clotilde en sa chambre, parce qu’en l’absence de Dorinde il n’avoit point de plus grand plaisir que celuy de l’entretenir. Là, parmy d’autres discours, ils vindrent à parler de la bague; et aussi-tost Sigismond, l’ayant prise dans sa petite boette, la montra à la princesse, qui faisant semblant d’admirer la prévoyance qu’il avoit eue à empescher qu’on ne le trahist, la prit, comme si elle en eust voulu considerer la façon; l’ayant donc, elle porta ses deux mains derriere le dos, et laissant sur son siege la bague de Sigismond, elle ne garda que celle qu’elle avoit supposée, et puis luy presentant les deux mains fermées: Je gage, luy dit-elle, que vous ne devinerez pas où elle est. Le prince qui ne se doutoit nullement de sa meschanceté: Je gage, respondit-il en sousriant, qu’elle est là. A ce mot, il frappa sur la main droite de Clotilde, et l’ayant ouverte luy-mesme, il y treuva seulement une fausse image de ce qu’il cherchoit; toutefois s’imaginant que c’estoit celle-là mesme que Dorinde luy avoit donnée, il la prit innocemment, et regardant la princesse: Ah! ma sœur, continua-t’il, avec un petit sousris, ne sçavez-vous pas qu’Amour peut toutes choses, et qu’encore qu’il ait un bandeau devant les yeux, on ne peut rien cacher à sa prevoyance? Disant cela, il porta cette moitié de bague à sa bouche, et Clotilde voyant qu’il la baisoit avec tant d’amour ne put s’em-[496/497]pescher d’en rire; mais un peu apres l’oyant souspirer, elle ressentit dans son ame quelque petite atteinte de compassion. Cela fut cause qu’elle dit en elle-mesme: Helas! Sigismond, si tu sçavois le malheur que mon artifice te prepare, tu changerois bien tost ces souspirs d’amour en souspirs de rage et de desespoir. Sur cette pensée elle se repentit d’avoir consenti à cette trahison; mais tout à coup se remettant en memoire les discours que Gondebaut luy avoit tenus, et combien sa perte estoit inevitable, si elle ne poursuivoit son entreprise, elle s’imagina qu’elle ne pouvoit mieux faire que d’achever ce qu’elle avoit si heureusement commencé. Mais parce que la nuict s’avançoit fort, et que Sigismond, qui ne s’ennuyoit jamais d’estre en sa compagnie, ne parloit point de se retirer, elle l’en solicita, et le fit aller coucher.

Le lendemain elle se leva un peu matin, parce qu’elle se douta bien que le roy l’envoyroit querir, pour sçavoir ce qu’elle auroit desja avancé, et de fait, à peine fust-elle habillée, qu’on la vint appeller. Aussi-tost qu’elle entra dans la chambre: Et bien, Clotilde, luy dit le roy, aurons-nous cette bague? – Nous ne sçaurions, respondit la princesse, la retirer d’entre ses mains? – Pourquoy? reprit Gondebaut un peu esmeu. – Pource qu’elle n’y est pas, repliqua Clotilde en sousriant, car elle est entre les miennes. Et afin que vous n’en doutiez plus, voylà, continua-t’elle en la luy montrant, l’accomplissement de vostre desir et de ma promesse.

A l’instant le roy la prit, et paroissant extremément satisfait de la diligence de Clotilde: Il ne faut pas que vous croyez, dit Gondebaut, apres l’avoir fait asseoir, que cependant que vous avez travaillé, j’aye esté sans rien faire; on m’a promis de m’amener ce matin un certain homme, qu’on nomme Squilindre, si je ne me trompe, qui à autrefois habité en Forests, et qui s’est venu maintenant refugier icy, pour quelque suject qu’on n’a pas encore descouvert. On or m’a dit que c’est l’homme du monde qui contrefait mieux toutes sortes de caracteres, et si cela est, il faut que nous luy fassions escrire une lettre à Dorinde pour Sigismond, sans laquelle nostre affaire ne sçauroit bien aller. Je ne suis en peine que d’une chose, c’est desçavoir sur qui nous jetterons les yeux, pour executer ce qui nous reste à faire; car enfin il faut que ce soit un homme de jugement, et, s’il se peut, qui ait quelque suject de pretendre Dorinde, apres que Sigismond n’y aura plus d’interest.[497/498]

Alors Clotilde se mit à penser un peu, puis tout à coup: Il y en a beaucoup, dit-elle, qui ont eu de l’amour pour cette fille, mais j’en sçay deux qui sont maintenant icy, dont vous choisirez celuy que vous jugerez le plus propre pour cet effect. Alors elle nomma Periandre, et, malheureusement pour moy, Merindor. Aussi-tost que le roy ouyt mon nom, il frappa de ses mains l’une contre l’autre, et tesmoignant une extreme joye: Voylà nostre fait, dit-il, je suis bien assuré que ce chevalier fera tout ce que je luy commanderay. Il ne restoit plus qu’à consulter ma volonté sur ce suject. Mais, grands dieux! que les roys ont sur nous une authorité bien absolue, et ce qu’il nous est difficile de resister aux charmes de leurs commandements, sur tout quand ils ont quelque apparence de justice! Gondebaut ne m’eut pas plustost envoyé querir qu’il me conta tout ce que je vous ay desja dit; et apres cela, m’ayant promis des merveilles, en cas que je disposasse Dorinde à m’espouser, il m’engagea si insensiblement que je resolus de faire tout ce qu’il voudroit. A peine eut-il tiré cette promesse de moy, que je vis entrer un jeune homme, qu’on me dit depuis estre neveu de cet Ardilan que Godomar tua; il amenoit avecque luy ce Squilindre, dont je vous ay desja parlé, et que peut-estre vous cognoissez, Madame, puisqu’il a demeuré dans vos provinces. – Il n’y a pas seulement demeuré, respondit la Nymphe, mais il y est né, dans un bourg qu’on nomme Argental, et je sçay que c’est un homme qui a l’esprit assez bon s’il le vouloit bien employer. – Il est pour le moins extremément fin, reprit Merindor, et quand on n’en jugeroit pas par les effects, je vous jure qu’on le cognoistroit à sa mine. Mais, madame, continua-t’il, pour ne vous tenir pas ce discours en longueur, je vous diray que Gondebaut le caressa grandement et que luy ayant dit à quoy il s’en vouloit servir, il luy remit une des lettres de Sigismond, et apres luy avoir promis un eternel silence, et une recompense digne du service qu’il luy rendroit s’il en vouloit contrefaire les caracteres, il obtint tout ce qu’il voulut, et luy-mesme luy dicta cette lettre. [498/499]

LETTRE DE SIGISMOND

A DORINDE

C’est plustost la tyrannie de Gondebaut que ma volonté qui me donne pour mary à la fille du roy des Theutons; mon desespoir est si violent qu’il m’empesche de vous entretenir des douleurs que je souffre dans cette contrainte, et cette moitié de bague que je vous renvoye vous apprendra qu’on ne sçauroit apporter de remede à ce malheur. Je voudrois bien vous pouvoir donner quelque consolation, mais si mon esprit m’en refuse à moy-mesme, que pourroit-il inventer pour soulager vostre desplaisir? Enfin, Dorinde, je suis marié et je voudrois aussi bien pouvoir dire que je suis mort, mais le Ciel qui me reserve aux extremes supplices veut que je vive pour mieux ressentir celuy que me fait endurer nostre separation. Accusez de mon changement la necessité qui me force de violer la foy que je vous avois donnée, et si vous avez encore quelque inclination à m’obliger, cherchez entre les bras de Merindor le repos que nostre mauvaise fortune vous a refusé aupres de Sigismond.

Cependant que le roy dictoit cette lettre, Squilindre l’escrivoit de son escriture ordinaire; mais aussi-tost qu’elle fut achevée, il mit devant soy celle qu’on luy avoit donnée de Sigismond, et puis il l’imita si parfaittement que si le roy luy-mesme ne l’eust veu escrire, il ne se fut jamais persuadé qu’elle n’eust esté peinte de la main de son fils. Cela fait, Gondebaut congedia Squilindre, et commanda à Ardilan de le faire recompenser au double de ce qu’il pouvoit pretendre. Apres cela se tournant à moy: Voyez-vous, Merindor, me dit-il, tout depend aujourd’huy de vostre bonne conduitte, je vous ay desja dit que si vous procedez en cecy avecque jugement, outre que l’amour que vous avez pour Dorinde, aura une fin selon vos desirs, encore recevrez-vous de moy des avantages plus grands peut-estre que vous ne vous imaginez. Vous avez assez d’esprit pour mesnager cette affaire comme il faut, et quand vous n’y auriez point d’autre interest que le mien, ce seroit assez pour me faire bien esperer de vostre proceder. Je veux donc que vous partiez le pluspromptement qu’il vous sera possible, et que vous alliez treuver Dorinde, comme si vous y estiez mandé de la part de Sigismond. Vous ne serez pas plustost [499/500] aupres d’elle, qu’à la premiere commodité que vous aurez de l’entretenir, vous luy direz qu’elle ne doit plus rien pretendre en la coronne des Bourguignons, puisqu’elle a esté destinée pour la fille du roy des Theutons, dont les ambassadeurs, Sigismond et moy, avons signé les articles; je sçay bien que cela l’affligera, mais vous estes assez honneste homme pour luy faire souffrir cette perte avec fort peu de regret, sur tout si comme vostre amour vous l’enseignera, vous luy representez qu’elle ne laissera pas pour cela d’estre reyne, puisqu’elle la sera de vostre cœur.

Je luy respondis que j’estois tout disposé d’obeyr à ses commandements, mais qu’il se presentoit un obstacle à mon voyage, c’estoit que j’estois engagé à une partie que Sigismond avoit faite, pour courre la bague ce jour là mesme, et que si je m’en allois dehors; il estoit à craindre qu’il s’en apperceust.

A ce mot le roy se frotta la teste assez long-temps, sans dire un seul mot, puis tout à coup: N’importe, dit-il, vous partirez sur le soir, et quelque haste que Rosileon, Lindamor et les autres chevaliers d’Amasis ayent de s’en retourner, je feray tous mes efforts pour les arrester encore demain, afin que devant qu’ils puissent avoir dit à Dorinde que Sigismond n’est pas marié, vous ayez eu le temps de la faire consentir à vous espouser, et c’est en quoy, si je ne me trompe, vous ne treuverez pas de la difficulté; car le despit de voir que Sigismond l’aura abandonnée sera cause qu’elle vous accordera tout ce que vous voudrez et qu’elle croira s’estre bien vangée, quand elle vous aura donné sur sa liberté le mesme empire que mon fils y pretendoit. Que si cela arrive, je ne me mets pas beaucoup en peine de tout ce que Sigismond fera apres, car s’il entreprend quelque chose contre vous ou contre mon service, je treuveray bien les moyens de le remettre à son devoir.

Tel fut, madame, le commandement que je receus du roy, qu’Amour me fit accepter, m’ayant fait devenir aveugle comme luy; car c’est sans doute que s’il ne m’eust osté toute lumiere d’esprit, j’eusse preveu facilement le malheur qui m’en est advenu depuis. Mais pour vous achever ce peu qui me reste à vous dire, sçachez, grande Nymphe que, les courses achevées, où tout le monde fit assez bien, mais où Rosileon entr’autres, et Lindamor se firent parfaittement estimer, je partis, resolu de marcher tout le long de la nuict; mais il vint une si grande pluye que je fus contraint de m’arrester au premier village que je rencontray. [500/501] Le lendemain, qui fut hyer, je partis de fort bon matin, et comme vous vistes, Madame, j’arrivay chez vous d’assez bonne heure. Je ne vous diray pas de quel œil Dorinde me receut, car vous en fustes tesmoing, mais je vous diray bien que ce fut avec un meilleur visage qu’elle n’eust fait si elle eust preuveu le message que j’avois à luy faire. Je luy dis que j’avois une lettre à luy donner de la part du Prince Sigismond, et en cet instant je jugeay bien à ses yeux du contentement de son ame, mais parce que vous voulustes soupper en ce mesme temps, j’attendis de la luy presenter que nous fussions hors de table. Vous pristes peut-estre bien garde, Madame, comme elle me tira à part? – Je le vis vrayment, respondit Amasis, et me doutay bien que c’estoit autant pour l’amour de Sigismond, que pour l’amour de vous. – Or, Madame, il faut que vous sçachiez, dit Merindor, en continuant, que ne voyant personne aupres de nous qui nous pust interrompre, d’abord elle me demanda la lettre que le Prince luy escrivoit. Je fis alors semblant de la chercher, et pour la preparer en quelque sorte à recevoir la mauvaise nouvelle qu’elle y devoit lire: Mais, belle Dorinde, luy dis-je, il semble que vous vous promettiez de trouver dans cette lettre quelque grand suject de contentement? – Pourquoy, non, me dit-elle en sousriant, puisqu’un si grand Prince m’a fait honneur de me l’escrire? – Je ne sçay, repris-je, feignant de ne la pouvoir treuver encore, ce que c’en sera. Mais, à ce mot je m’arrestay, et Dorinde jettant les yeux sur mon visage, y remarqua tant de froideur, qu’elle ne put resister à une secrette crainte, qui luy dit que ses affaires n’alloient pas si bien qu’elle se figuroit. Elle changea donc de couleur en cet instant, et puis s’imaginant que je ne disois cela que pour la tromper: Je pense, me dit-elle, Merindor, que vous me voulez faire achetter le contentement que j’auray de voir cette lettre? Mais donnez-la moy promptement, puisque cette faveur n’ayant point de prix, aussi bien ne la sçaurois-je jamais payer.

A peine eut-elle achevé ce mot, que je fis semblant de l’avoir treuvée, et la luy donnant: Tenez Madame, luy dis-je, veuille le Ciel que vous y treuviez le mesme plaisir que vous vous en estes desja promis. Ces dernieres paroles renouvellerent les frayeurs de Dorinde, de sorte que recevant cette lettre avec un visage un peu troublé, elle l’ouvrit d’une main tremblante, et enfin y leut cela mesme que je vous ay desja dit. Si par l’interest que mon amour me faisoit avoir pour elle, je n’eusse point eu de part en sa peine, j’eusse [501/502] bien ry des façons qu’elle fit en lisant ce qui estoit escrit dans ce papier, car, Madame, elle n’eut pas plustost veu les trois ou quatre premieres lignes, qu’elle essaya de dementir ses propres yeux, et passant la main sur les mots qui luy desplaisoient le plus, il luy sembloit qu’en les frottant, elle en pourroit changer le sens ou les paroles. Toutefois n’y treuvant jamais qu’une mesme chose, elle acheva enfin cette triste lecture, mais aussi-tost qu’elle fut arrivée où Sigismond luy conseilloit de rechercher du repos entre mes bras, la colere la surprit, et j’ouys qu’elle dit assez bas: Ouy perfide, s’il m’avoit une fois esté permis de t’aller arracher de l’estomach, ce cœur que tu avois promis de me conserver si fidellement. A ce mot elle se mit à souspirer, et perdant enfin contenance, elle pleura tout de bon. Il est vray qu’ayant mieux aymé que je fusse tesmoing de ses larmes, que vous, elle se tourna tout à fait de mon costé, et puis quand elle put parler, elle me dit: Mais ne sçauray-je point, Merindor, d’où est provenu un si soudain changement? – Belle Dorinde, luy dis-je, peut-estre vous en rend-il compte dans sa lettre? – Nullement, me respondit-elle, il ne m’en parle point du tout, il m’escrit seulement qu’il est marié, et plust au Ciel qu’il n’eust pas survescu le moment qu’il a mis à peindre ce mot. – Je veux donc bien, luy repliquay-je, vous en dire les circonstances, afin que si dans mon discours vous treuvez quelque suject de l’excuser, vous amoindrissiez vostre douleur par la cognoissance des raisons qui vous feront treuver pardonnable son infidelité.

Alors je commençay de luy dire tout ce que j’avois desja inventé pour donner couleur à ce mensonge; je luy dis que Sigismond n’avoit pas esté plustost dans Lyon, que les ambassadeurs du Roy des Theutons y estoient arrivez pour traitter cette alliance, et que Gondebaut, l’ayant trouvée fort avantageuse, avoit tourné Sigismond de tant de costez, qu’enfin il avoit tiré parole de luy qu’il y consentiroit; qu’apres cela le Prince s’estoit voulu desrober, mais qu’en ayant esté empesché, Clotilde avoit esté employée pour luy persuader ce mariage; que cette Princesse avoit une fois perdu l’esperance d’en venir à bout, mais qu’enfin elle avoit eu tant de pouvoir sur luy, qu’elle luy en avoit fait signer les articles, et en mesme temps avoit retiré de luy cette lettre, et cette moitié de bague que je venois de luy rendre. A cela j’adjoutay mille tesmoignages du regret que j’avois de m’estre veu le porteur d’une si fascheuse nouvelle, mais que je n’en avois receu la commission, [502/503] que pour avoir le temps de la faire ressouvenir de mes services, et non pas pour l’affliger. Mon discours et ses larmes finirent en mesme temps, et je vous jure, Madame, que je fus estonné de voir que sa douleur eust si tost trouvé du soulagement; pour le moins, je remarquay sur son visage un changement extreme, et je fus le plus surpris homme du monde, quand elle me dit: Puis qu’il falloit enfin que je sceusse la trahison de ce Prince mescognoissant, je ne suis pas marrie que vous m’en ayez apporté la nouvelle. Souvenez-vous, Merindor, que je vous contenteray bien-tost, et que je finiray mes jours aupres de vous. Apres cela elle me quitta, et s’en alla où vous estiez; pour moy je demeuray le plus satisfait homme de la terre, et deslors je desiray que la nuict fut bien tost passée, m’imaginant que le lendemain elle accompliroit sa promesse, ce qu’elle a fait, Madame, mais d’une façon bien differente à celle que je m’estois proposée; et voicy de quelle façon elle y a procedé.

Nous n’avons pas esté plustost arrivez ceans, qu’elle a feint de se trouver mal, pour avoir un pretexte de vous demander vostre chariot, et puis de prendre une autre brisée que celle que vous deviez tenir. Vous qui ne vous doutiez pas de son dessein, luy avez accordé tout ce qu’elle a voulu, mais vous n’avez pas esté si tost partie, qu’elle m’a fait mettre dans le chariot avecque elle, et a commandé qu’on la menast à Bon-lieu, Moy qui ne pensois qu’à mon amour, et à la promesse qu’elle m’avoit faite hyer au soir: Mais, belle Dorinde, luy ay-je demandé, qu’avez-vous resolu de faire à Bon-lieu? – J’ay resolu, m’a-t’elle dit, de vous tenir la parole que je vous ay donnée, puis que Sigismond a manqué à la sienne. J’avoue qu’en ce moment tout mon sang s’est esmeu, et que je me suis veu saisi d’une joye, du tout extraordinaire; cela a esté cause que luy baisant la main: Je vous jure, luy ay-je dit, chere Dorinde, que vous serez la plus heureuse de toutes les femmes. – C’est bien, m’a-t’elle respondu, ce que j’en attends, et sans cela je ne m’y serois jamais disposée.

Avec semblables discours nous sommes arrivez au temple, qu’on m’a dit estre dedié à la Vierge qui doit enfanter. Là Dorinde a fait arrester le chariot, et m’a prié de l’attendre, par ce qu’elle avoit quelque chose à dire à l’un des druides qui servent dans ce Temple. Je l’ay donc attendue pres de deux heures, et lors que je commençois à perdre patience, j’ay ouy qu’on m’appeloit. Aussi-tost j’ay tourné la veue de tous costez, mais ne voyant per-[503/504]sonne, j’ay ouy encore un coup une voix qui m’a commandé d’entrer dans une petite sale, qui est un peu à costé du Temple, et dont la porte s’est ouverte au mesme instant. Moy qui ne sçavois à quoy devoit reussir tout ce mystere, je suis entré où l’on me commandoit, et là à travers de grands barreaux de fer qui se herissent en pointes, et qui sont mis fort pres les uns des autres, j’ay apperceu Dorinde, qui m’a dit: Voicy, Merindor, l’effect de ma promesse, je devois finir mes jours aupres de vous, aussi avez vous esté le seul tesmoing de l’action qui me fait pour jamais mourir au monde. Si mon exemple vous peut toucher, pensez de bonne heure à vous retirer du naufrage, et cependant portez à la Nymphe Amasis cette lettre. Que si elle vous demande la cause d’une si sainte resolution, dites-luy celle de vostre voyage, et adieu.

A ce mot j’ay veu tomber un papier à mes pieds, et tout à coup baisser un grand rideau, qui m’a desrobé la presence de Dorinde, sans que depuis je l’aye sceu obtenir, quelque instance que j’en aye faite. Voyant donc que je perdois inutilement mes prieres et mes larmes, j’ay levé ce papier, et me suis remis dans le chariot, pour vous venir rendre, comme j’ay fait, un compte exacte de la trahison de Gondebaut, de mon imprudence, et du desespoir de Dorinde.

Tel fut le discours de Merindor, auquel Amasis ne sceut refuser des pleurs; et c’est sans doute que sa douleur se fust rendue plus violente, si elle n’eust esté bien assurée qu’elle n’estoit pas sans remede. Se consolant donc en elle-mesme, par l’esperance de pouvoir empescher que Dorinde ne se confinast tout à fait dans les Carnutes, elle se leva, et s’en retournant à la maison: Vous avez bien fait, dit-elle à Merindor, de m’avoir promptement advertie de cet accident, parce qu’il y a du temps pour y remedier, puis que, quelque priere qu’en fasse Dorinde, elle sera là dedans plus de deux lunes devant qu’on la reçoive au voeu qu’il faut qu’elle fasse pour estre mise dans le nombre des autres. – Je ne doute pas, Madame, respondit Merindor, qu’elle ne croye bien à ce que vous luy direz, mais je crains bien qu’il n’y ait de la peine à luy persuader que Sigismond ne l’a point trompée. Cet artifice a esté conduit si malicieusement, et on luy a si bien donné les couleurs de la verité, que difficilement luy en fera-t’on cognoistre la fausseté, d’autant mieux qu’on n’a pas pour cela de si fortes marques que celles que je luy ay données de l’inconstance de ce Prince. Et c’est bien, Madame, [504/505] ce qui me desespere, car il n’est point desormais pour moy de retraitte assurée. Sigismond ne sera pas plustost adverty de ma meschanceté, qu’il usera de sa puissance pour me destruire, et je ne l’en sçaurois condamner, car je cognois bien ma faute, et sçay parfaittement, que mesme au prix d’un empire, je ne devois jamais consentir à faire une mauvaise action. – En cela, dit Amasis, vous avez beaucoup de choses qui vous excusent, et quand je ne mettrois point en compte la passion que vous aviez pour Dorinde, encore est-il vray qu’il vous eut esté difficile de n’obeyr pas à Gondebaut, qui vous eut perdu de mesme, si vous eussiez refusé d’executer son commandement. – Madame, repliqua Merindor, il m’eut tousjours esté plus glorieux de perir de cette façon que de l’autre, et j’eusse eu une tres-grande satisfaction de mourir sans honte, et sans avoir fait d’outrage à ma reputation. – Souvenez-vous, adjousta Amasis, que tous ceux qui cognoistront bien ce que peut une passion quand elle est jointe aux commandements d’un Roy, tel qu’est Gondebaut, trouveront plustost dequoy vous excuser, que dequoy vous condamner; toutefois, je vous offre une retraite chez moy, et vous promets de faire vostre paix avec Sigismond, pourveu que, comme vous avez contribué en la faute, vous vous aydiez à en faire la reparation. – Madame, respondit le chevalier, j’avois fait dessein d’aller mourir parmy les Transalpins, sous un autre nom que le mien; la gloire des combats y appelloit mon courage, mais puis que vous jugez que je suis necessaire pour guerir le mal que j’ay fait, je reçoy avec humilité l’offre que vous m’avez faite, Madame; et promets de ne rien espargner de ce qui dependra de moy, pour rendre à Dorinde le contentement que je luy ay desrobé.

Disant cela ils entrerent dans la chambre d’Adamas, qu’Amasis

trouva affligé outre-mesure, et apres avoir passé une partie

de la journée avecque luy, elle fit venir Rosanire,

Galatée, et les autres, parce qu’elle vouloit

se retirer de bonne heure pour

aller travailler à faire sortir

Dorinde du lieu

où elle s’estoit

enfermée.

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