LA QUATRIESME PARTIE D’ASTRÉE

LE NEUFVIESME LIVRE

Le jour se passa de cette sorte avec divers discours entre ces nymphes, ces chevaliers, ces bergers et belles bergeres, mais avec tant de plaisir qu’ils ne se prirent garde que la nuict les surprit, les contraignit de se separer jusqu’au lendemain. Amasis voulut arrester Dorinde dans le chasteau, mais elle et ses compagnes sceurent de telle façon la supplier, qu’elle trouva bon que, sans separer, elles retournassent loger chez Clindor qui en receut tres-grand contentement, et elles aussi, pour estre beaucoup plus libres que parmy ces contraintes et ces respects où elles vivoient aupres d’elle et de Galathée. Merindor et Periandre aidoient Dorinde à descendre; Alcandre et Clorian, Circéne; Lucindor et Cerinte, Florice; et en fin Almicar, et Sileine, Palinice. Thamire d’autre costé aidoit la triste Celidée, qui ne se pouvoit consoler du prochain depart de son berger. Et Adraste n’abandonnoit point Doris que Palemon conduisoit. Il n’y avoit personne en la troupe sans party, sinon Hylas et Belisard qui toutesfois ne laissoient de passer leur temps avec toutes ces belles dames, sans s'arrester à pas une; aussi n’y en avoit-il point en la compagnie n’eust assez d’affaires pour soy-mesme, sans s’amuser à Hylas, d'autant qu’Alcandre et Clorian servoient Circéne, Lucindor et Cerinte aimoient Florice, et Amilcar et Sileine estoient serviteurs de Palinice. Et le bon, c’estoit que chacun sçavoit l’affection de son rival. D’autre costé Periandre et Merindor adoroient Dorinde , ayant esté deceue d’eux, ainsi qu’elle avoit opinion, ne faisoit que leur reprocher leur infidelité à toutes les fois qu’ils vouloient luy parler de leur affection. Ce qu’elle faisoit avec un esprit plus content que devant qu’elle eust sceu que le prince Sigismond l’avoit point trompée, comme elle en avoit eu la creance.[487/488]

Estans arrivez au logis, ces chevaliers resolurent de veiller dans la chambre de ces dames pour recouvrer en quelque sorte le temps qu’ils avoient perdu loing d’elles. Mais Dorinde, ne desirant pas que cela fust pour quelque consideration qu’elle dit à ses compagnes, elles s’excuserent toutes sur le desir qu’elles avoient d’estre le lendemain de bon matin au chasteau, au lever de Galathée. Ils furent donc contraints de se retirer, et de fortune Hylas fut logé dans la mesme chambre où Alcandre, Amilcar et Belisard couchoient, et les quatre autres chevaliers dans une autre. Et d’autant que de longue-main ces deux freres estoient grands amis d’Hylas, d’abord qu’ils furent couchez, parce que les licts estoient assez pres l’un de l’autre, ils entrerent en discours de ce qu’ils avoient fait depuis qu’ils ne s’estoient veus. – Quant à moy, respondit Hylas, je le vous auray bien-tost dit, car depuis que Criseide, la belle estrangere, eut trompé les gardes de Gondebaut, pour s’en venir du costé de Gergovie, je la suivis, mais en vain, car il me fut impossible de la rencontrer. Il est vray que je trouvay Madonte et Laonice, avec lesquelles je vins en cette contrée sur les rivages de Lignon, où je trouvay tant d’aimables bergeres qu’il m’a esté impossible de les quitter. Et pour dire la verité, j’ay esprouvé beaucoup de sortes de vie, mais il n’y en a point qui esgale la douceur de celle des bergers de cette contrée; car ne pensez pas, encore qu’ils soient vestus comme vous les voyez grossierement, que toutesfois leur conversation retienne chose quelconque du village, parce que ce sont les plus discrets, et les plus civils que j’aye jamais pratiquez. Et entre les autres, il y a un Silvandre duquel on ne sçauroit trop admirer le bel esprit.

Quant aux bergères, elles sont si belles et si agreables que si l’amour estoit mort par tout ailleurs, je ne croy pas qu’il ne vinst à revivre parmy ces filles tant accomplies. Figurez-vous que tous ces artifices que vous voyez, dans les villes, sont tellement surpassez par les naivetez de ces bergères, qu’il est impossible de les voir sans les aymer. Vous avez peut-estre bien autrefois veu Florice, Circéne et Palinice, et avez bien ouy dire combien leurs beautez estoient estimées dans Lyon. Imaginez-vous que sur les rives de Lignon, et parmy ces gentilles bergeres, elles ne paroissent non plus qu’un flambeau au plus clair soleil. – Ah! respondit Alcandre, jusques-là je vous le pardonne, mais de dire qu’il y a quelque bergère plus belle que Circéne, je ne le sçaurois souffrir. Si vous aviez seulement parlé de Florice encore et de Palinice, si je ne le croyois, [488/489] j’en ferois au moins semblant; mais de Circéne c’est trop, puis qu’il n’y eut jamais beauté esgale à la sienne. – Mon frere, interrompit Amilcar, Palinice deffend assez sa preéminence sur toutes les belles. Toutesfois je ne laisseray de dire à Hylas que pour Florice et Circéne, je consentiray à tout ce qu’il voudra, pourveu qu’il oste du pair cette Palinice, puis qu’il n’est pas raisonnable que celle à qui le Ciel n’a point voulu faire d’esgale soit rabbaissée soubs quelqu’autre avec si peu de justice. – Et quoy! mes enfans, dit Hylas en sousriant, il semble que vous ayez quelque interest en ces filles, prenant comme vous faites leur party. – Si nous y avons de l’interest? respondit Alcandre, hé! Hylas, de quel pays venez-vous, puis que vous n’en sçavez rien? – Et depuis quand cet interest? reprit Hylas, veu que quand j’estois avec vous, je n’en ay rien recognu. – Je vous asseure, adjousta Amilcar, que vous avez bien raison de le dire, car avez-vous esté à Lyon depuis la mort de Teombre? – Nullement, dit-il. – Or, continua Amilcar, l’affection que nous portons à ces belles dames n’est que depuis ce temps-là. Aussi, si vous vous en souvenez, il n’y avoit pas fort long-temps que nostre pere nous avoit fait revenir en sa maison. – II est vray, respondit Hylas, mais comme nous avions bien eu le loisir de contracter l’amitié qui est entre nous, je pensois qu’il ne falloit pas plus de temps à devenir amoureux que bons amis. – Je le croy bien aussi, dit Alcandre, tant s’en faut, je pense qu’il y va de plus temps à se choisir un amy qu’une maistresse, mais quelquefois l’occasion ne s’en présente pas. – Or, reprit Hylas, puis que cela est, et qu’estant entré en ce discours, il n’y a pas grande apparence que vous puissiez si tost dormir ny l’un ny l’autre, je vous supplie que je sçache toute cette affection, afin que je ne me mesprenne plus quand je parleray de la beauté de vos maistresses. – Vrayement, respondit Alcandre, je le veux, à condition que vous ne mespriserez plus si fort Circéne pour l’amour de moy, ny Palinice en consideration de mon frere. – Ny vous, Stelle, adjousta l’inconstant, pour l’amour d’Hylas. – Nous vous le promettons, dit Alcandre, mais il faut encore l’une des deux choses que je vous diray. – Et laquelle? respondit Hylas. – II faut, adjousta Alcandre, ou que vous veniez dans nostre lict ou que nous allions dans le vostre, car ce me seroit trop de peine de parler si haut et si longuement. – II est raisonnable, dit alors Hylas, que l’escolier aille chercher le maistre. Et sautant à bas de son lict, il se mit dans le leur, où Alcandre, quelque [489/490] temps après, reprit ainsi la parole cependant que Belisard s’endormit.

HISTOIRE D’ALCANDRE, D’AMILCAR, CIRCÉNE, PALINICE, ET FLORICE

Quelques-uns soustiennent que l’amour ne vient pas de sympathie, ny de destin, mais de dessein, et de volonté, et que la naissance de cette affection ne se doit qu’à la violence avec laquelle la beauté tyrannise les puissances de nostre ame; mais ceux-là n’ont pas fait la preuve qu’Amilcar et moy, et ceux desquels j’ay à vous parler, avons faite à nos despens, car ils seroient contraints de changer d’opinion, et de dire avec nous que chacun en naissant est donné à celle qu’il doit aimer et servir. – Voicy une proposition, interrompit Hylas, que je ne croy point du tout, car si cela estoit vray, à laquelle des vingt-cinq ou trente que j’ay servies me donneriez-vous par sympathie et par destinée? – De cela, respondit Amilcar, nous en parlerons une autre fois, car un ne rompt pas une regle generale, et mesme qu’on peut dire qu’Hylas est un monstre en amour, c’est à dire hors de la nature des autres amants. – II ne faudroit autre chose, dit Hylas en sousriant, sinon que Sylvandre eust ouy ce mot, pour ne me laisser de long-temps en repos; mais continuez, Alcandre. – Sçachez donc, reprit-il, que, peu de temps devant le mariage de Florice, sœur d’Amilcar et de moy, avec Teombre, nostre pere nous fit revenir en sa maison, n’ayant voulu jusques alors que nous y fussions demeurez, luy semblant n’estre pas à propos que l’on nous veist près de luy, devant que nous eussions quelque qualité qui nous rendist dignes de nos ancestres. En nostre aage plus tendre, il nous avoit fait ouyr ceux qui dans les Academies enseignent les sciences plus soigneusement. Et lors que nous fusmes assez forts pour les exercices du corps, il nous y fit employer le temps curieusement, et apres, nous envoya deux ans durant par les pays estrangers, pour en apprendre le langage, et pour n’ignorer entierement les mœurs de nos voisins. Tant y a que, parvenus à l'aage de vingt-deux ou vingt-trois ans, il nous r’appella auprès de luy, mais peu cognus dans nostre patrie, et y cognoissans aussi si peu de per-[490/491]sonnes que, si l’on ne nous eust dit que Florice estoit nostre sœur, nous ne l’eussions point recognue pour telle.

Nostre retour fut, comme vous sçavez, un peu devant les nopces de Florice; et lors que nous commencions de nous aymer, Teombre l’emmena hors de la ville, de sorte que nous la perdismes presque aussi-tost que nous l’eusmes trouvée. Il est vray qu’il sembla que le Ciel eut pitié de nous, car il nous la rendit bien tost apres, par la mort de Teombre qui ne vesquit gueres plus de trois mois apres l’avoir espousée. Elle le pleura comme elle devoit, et nous l’aydasmes en ce pitoyable office, mais nos larmes furent bientost seichées, car l’humeur de cet homme n’estoit pas fort aimable, et elle ne l’avoit espousé que par raison d’estat, et presque sans penser le faire. Tant y a que la playe, pour grande qu’elle pust estre en l’ame de nostre sœur, fut bien-tost guerie par l’affection que nous luy faisions paroistre; et elle en eschange s’essayoit de son costé de nous rendre le sejour que nostre pere vouloit que nous fissions prés de luy, le moins ennuyeux qu’il luy estoit possible. Et c’est sans doute que cette vie, differente de celle que nous avions accoustumée, nous eust esté bien fascheuse, sans sa douce conversation.

Car figurez-vous que pour le commencement nous vivions avec une si grande retenue, fust avec nos parents, ou avec les autres, et il nous falloit de sorte prendre garde aux respects qui leur estoient deubs, que veritablement nous en estions bien ennuyez, veu la liberté en laquelle jusques en ce temps là nous avions esté nourris. Quelques jours donc aprés que Florice fut revenue, et que son plus grand dueil fut passé, elle prit garde à la triste vie que nous menions, et aux maigres passe-temps qu’on nous donnoit: Mes freres, nous dit-elle, il faut que je vous mesnage d’une autre sorte, que jusqu’icy l’on n’a pas fait, et vous verrez que le sejour de ce lieu n’est pas si fascheux que vous l’avez trouvé à l’abord. Nostre pere vous a surchargez de ces visites de nos parens, qui ne parlent jamais que de choses serieuses; je veux à mon tour vous faire voir mes cognoissances, et je gage que vous ne les jugerez pas si fascheuses que les siennes. Nous qui tout à coup avions esté mis dans ces contraintes, et qui ne les pouvions plus supporter, la suppliasmes de tenir sa parole. Elle ne remit point l’effet de sa promesse plus loing qu’au lendemain qu’elle nous conduisit en la maison de Circéne, où nous trouvasmes Palinice, Dorinde, Cloris, Parthenopé, et quelques autres, toutes belles à la verité et [491/492] tres-honnestes filles. Mais Hylas, voyez un tesmoignage du destin que je disois! Je ne jettay pas plustost les yeux sur Circéne que j’y trouvay tant de sujet d’amour que je ne pus luy refuser et le cœur et l’ame, et mon frere en mesme temps, Palinice tant aimable qu’il ne pust s’empescher de se donner à elle entièrement.

Or que ceux qui croyent que c’est la beauté qui tyrannise nos ames, me dient un peu comme Circéne n’exerça aussi bien sa tyrannie sur Amilcar que sur moy, ou pourquoy Palinice n’eust la mesme force sur mon cœur que sur celuy de mon frere? Et après en avoir en vain recherché les raisons, ils avoueront, je m’en asseure, que ç’a esté en fin le destin qui a disposé de nous, comme il luy a pleu; le destin, dis-je, qui en mesme temps voulut que nous fissions deux grandes pertes: car celle de nostre liberté fut bien-tost suivie de celle de nostre pere qui, ayant desja vescu un assez grand aage, fut saisi d’une fievre si violente, qu’en peu de jours elle l’emporta dans le cercueil. Peut-estre, si la nouvelle affection que nous avions conceue pour ces deux belles dames n’eust esté escritte dans l’infaillible ordonnance du destin, l’ennuy de cette derniere perte l’eust pu estouffer dans le berceau; car il est certain qu’elle nous toucha au cœur plus aigrement qu’elle n’a pas accoustumé de faire aux autres. Mais, Hylas, qui peut resister à la fatalité? Il sembla au rebours que par cette contrariété elle s’accreut comme le brasier par le souffle des vents contraires. Il n’y a rien qui empesche plus une amour naissante de jetter de profondes racines que, quand, en ce commencement, on cesse de voir la personne aymée, parce qu’il est vray que les yeux sont ceux qui donnent naissance à l’amour, et que la veue la nourrit et luy fait prendre force, si bien que, quand cette veue luy est desniée, ordinairement ou elle meurt, ou elle va languissant. Mais nous esprouvasmes que cette loy pouvoit estre bonne pour les autres, qui aiment par eslection, mais non pas pour nous, en qui sans plus le Ciel l’avoit fait naistre; car ayans esté contraincts de faire le dueil, nous demeurasmes quelque temps privez de la veue de ces belles dames, sans que cette contrainte nous apportast aucun autre advantage, sinon de rendre nostre mal plus douloureux et plus difficile à supporter.

En fin les jours du plus grand dueil estans passez, c’est la coustume en semblables accidens que les amis et les voisins vont vister ceux qui ont fait ces pertes, tant pour se condouloir avec eux, que pour leur offrir toute sorte d’assistance, et renouveler avec [492/493] ceux qui restent l’amitié que l’on avoit eue avec celuy qui est mort. Tous nos amis et nos voisins ne manquerent point à nous venir rendre ces devoirs d’humanité, si bien qu’il sembloit que la porte de nostre logis fust celle de quelque celebre temple, tant elle estoit frequentée par ceux qui nous venoient visiter. Palinice et Circéne, entre les autres, qui estoient les meilleures amies de ma mere et de ma sœur, ne manquerent pas à ces visites; et nous qui estions presque tousjours avec Florice, Dieu sçait si nous les receusmes de bon cœur! Il est certain que la mort de nostre pere nous avoit grandement affligez, et qu’il n’y avoit eu en nostre maison aucune apparence de resjouissance que quand ces deux belles dames prirent la peine d’y venir; mais alors il faut advouer que le dueil d’Amilcar et de moy se dissipa comme la nuée devant le soleil.

Quand Circéne eut long temps parlé à ma mere, elle vint rendre les mesmes compliments à Florice, et parce que je ne me pouvois souler de la voir, je m’approchay de ma sœur, et apres l’avoir remerciée de la peine qu’elle prenoit de venir en ceste maison si pleine de dueil, et qu’en eschange nous luy eusmes offert toute sorte de service, Florice fut contrainte d’en aller dire autant à Palinice, si bien que Circéne et moy demeurasmes separez de la compagnie. Cela me convia, en suivant le discours que j’avois commencé, de luy dire: Si est-ce, belle Circéne, que j’ay fort peu d’occasion de vous faire ces remerciemens, puis que je prevoy plus de mal de ceste visite, que je n’en puis esperer d’advantage. Elle qui ne s’estoit point encore apperceue de mon affection, car toutes les demonstrations de bonne volonté qu’à nostre premiere veue je luy avois fait paroistre, avoient esté receues comme des civilitez et des courtoisies: Je ne sçay, me dit-elle, Alcandre, quel mal ma visite vous peut rapporter, mais je vous assure bien que ce n’est pas mon intention de vous en faire. – Si ce n’est vostre dessein, luy respondis-je, c’est donc mon destin, puisque assurément Circéne sera cause de la mort d’Alcandre. – Moy, dit-elle, je seray cause de vostre mort? – Vous la serez, sans doute, repliquay-je, mais je la vous pardonne, ne pouvant moy-mesme l’avoir desagreable.

A ce mot nous fusmes separez par une grande quantité de dames qui arriverent, et depuis je ne pus renouer bien à propos ce discours de tout le jour. Cependant Amilcar qui ne vouloit, non plus que moy, perdre ceste occasion, s’approchant de Palinice: Je [493/494] n’eusse jamais pensé, luy dit-il, qu’en ce pays les belles fussent si cruelles que je les voy. – Et de quelle cruauté, dit-elle, vous plaignez-vous? – De la vostre, repliqua-t’il, qui ne vous contentez pas de voir ceste maison pleine de tant de dueil, mais qui voulez encore y en adjouter d’autres par ma perte. – Vostre perte, reprit-elle en sousriant, seroit sans doute regrettable, mais je ne voy pas de quel costé j’en pourrois estre la cause, pour le moins je vous puis assurer que ce seroit bien innocemment. – Ceste innocence, dit-il, de quelque sorte que vous la puissiez figurer, ne sera pas assez puissante pour reparer le mal que vous m’avez, fait, si vous n’y prévoyez d’autre sorte.

Sans doute leurs discours eussent duré davantage, s’ils n’eussent esté interrompus par le mesme accident qui nous avoit separez, Circéne et moy. Et voyez si le destin ne nous portoit pas tous deux à ceste affection! puisque les propres discours desquels nous fismes l’ouverture de nos affections à ces belles dames furent presque semblables, encore que nous n’en eussions point parlé ensemble. Or si ce peu de paroles ne fit point d’autre effect, il servit pour le moins à ouvrir les yeux à Circéne et à Palinice, et à leur faire cognoistre que nous avions de l’amour pour elles. Et il advint de là qu’à la premiere occasion que nous eusmes de parler à elles, la peine ne fut pas grande à le leur faire entendre, et ce fut bien tost apres, parce que c’est l’ordinaire d’aller rendre, quand les premiers jours du dueil sont passez, les visites que l’on a receues. Et vous pouvez croire que mon frere ny moy ne fusmes point paresseux de nous acquitter de ces devoirs envers ces belles dames, ausquelles nous eusmes tel loisir de parler que nous voulusmes.

Florice qui nous y avoit accompagnez, et qui avoit pris garde que j’avois parlé longuement à Circéne, lors que nous fusmes de retour, me tira à part et me dit: Mon frere, je ne vous ay pas adverty, lors que je vous ay fait voir Circéne, que vous prissiez bien garde de vous laisser surprendre aux beautez de ceste fille, car elle est desja de telle sorte engagée ailleurs, que je crains fort que vous n’y ayez beaucoup de peine avec fort peu de contentement. – Ah! ma chère sœur, luy respondis-je, que vostre ad’vertissement vient tard! puisque veritablement j’y suis desja tellement engagé, qu’il n’y a plus d’esperance de m’en pouvoir demesler que par la mort. – Mon Dieu! mon frere, s’escria-t’elle, que je vous plains et que j’ay maintenant de regret d’avoir esté cause de la vous faire voir, puis qu’il n’y a fille en toute ceste contrée [494/495] de laquelle il n’eust esté plus à propos de vous rendre amoureux que de celle-là. Il faut que vous sçachiez que Clorian, frere de Palinice, la possede de telle sorte que je ne croy pas que personne l’en puisse jamais retirer. – Ma sœur, luy dis-je, vous m’estonnez grandement de me dire qu’une si honneste fille que Circéne se laisse posseder à un homme si absolument. – Je ne l’entends pas, me respondit-elle, comme peut-estre vous le prenez. Si je dis que Clorian la possede, c’est d’autant qu’il est frere de Palinice, et il faut que vous sçachiez que Palinice de tout temps a esté fort bonne amie de Circéne, et de plus qu’elle a tousjours eu sur elle une certaine authorité que l’aage luy a donnée qui n’est pas petite. Outre cela, le mary que Palinice a eu, car elle a esté mariée, comme vous avez pu sçavoir, estoit oncle de Circéne, et tant qu’il a vescu il l’a tousjours tenue aupres de sa femme; et ceste pratique a esté cause que tousjours depuis Circéne l’a honorée, comme elle souloit faire du vivant de son oncle. Et Palinice qui ayme grandement Clorian son frere, luy a donné un tel accés avec ceste fille, qu’il semble qu’elle n’ose presque tourner l’ œil sans son congé. Ce n’est pas qu’en cela je vueille dire qu’elle l’ayme, ny qu’il se passe entr’eux chose quelconque qui soit mal à propos; au contraire elle est tenue pour tres-honneste et tres-sage fille, mais il est certain que s’estant trouvée sans pere et sans mere, elle a laissé prendre à la sœur, de Clorian une si grande authorité sur elle, qu’il est bien mal-aysé de croire qu’il y ait quelque chose d’assez fort pour l’en pouvoir retirer. – Et s’il est ainsi, luy dis-je, que Clorian l’ayme si fort, et que Palinice ait tout pouvoir sur elle, pourquoy est-ce que le mariage ne s’en fait? – Plusieurs, me dit-elle, qui n’en sçavent pas la cause, et qui voyent, ainsi que je vous dis, ceste amour, font bien comme vous ceste demande, mais il faut que vous sçachiez que Circéne a deux frères, l’un desquels est grandement amoureux de Palinice. Et parce qu’elle ne l’ayme gueres, ou pour le moins fait paroistre de ne se vouloir plus marier, il a resolu que jamais Clorian n’espousera sa sœur, que Palinice ne se resolve aussi de le prendre pour son mary. Et elle qui s’opiniastre à ne le vouloir pas, est cause de retarder le contentement de Clorian. – Je vous asseure, repris-je incontinent, voilà, ma sœur, en l’estat, où je suis, la meilleure nouvelle que vous me puissiez donner, car il est certain que si je ne dois rien esperer en Circéne, il ne faut point aussi que personne espere rien en ma vie. Mais, ma chere sœur, si vous m’aimez, il faut que [495/496] vous trouviez invention de me faire avoir cognoissance de ce frere de Circéne, afin que je le puisse gagner en quelque sorte. – Mon frere, respondit-elle en sousriant, je vous dirois bien encore un autre secret si j’osois, et duquel, peut-estre, vous feriez bien mieux vostre profit, mais je ne sçay presque comme vous le dire. – Ma sœur, repris-je incontinent, je te conjure, si tu me veux voir en vie, de ne me rien celer qui me puisse ayder en ceste affaire, et tu ne dois faire difficulté, de m’en parler librement, puis qu’il ne faut point qu’il y ait entre nous quelque chose de caché.

Florice alors en sousriant: Puisque vous le voulez, adjousta-t’elle, je le vous diray; mais, mon frere, avec condition que vous recevrez ce tesmoignage de l’amitié que je vous porte, pour l’un des plus grands que je vous puisse rendre. Sçachez donc que Circéne a deux freres: l’aisné, nommé Sileine, et le jeune, Lucindor. L’aisné, comme je vous ay dit, ayme eperduement Palinice, et Lucindor…. A ce mot, Florice s’arresta en sousriant, et j’adjoustay: Est aymé de Palinice. – Nullement, reprit-elle, ce n’est pas cela. Et lors elle se mit la main sur les yeux, pour cacher une honneste rougeur, qui me convia de luy dire: Et Lucindor est amoureux de vous. – II le dit ainsi, respondit-elle, toute honteuse, encore que je ne le croye pas beaucoup. Mais je voulois dire que par ce moyen nous ferions faire tel personnage qu’il nous plairoit à celuy-cy, car je me promets bien cela de luy, qu’il ne me desdira de chose quelconque que je luy demande. – O ma sœur! m’escriay-je alors, en luy prenant les mains, il est tout certain qu’en vos mains vous tenez et ma vie et ma mort, et que, si vous ne me secourez en la peine où vous estes cause que je suis, vous estes la moins pitoyable sœur qui fut jamais. – Mais, mon Dieu! Alcandre, me dit-elle, quel personnage me faites-vous faire, et qu’est-ce que Lucindor dira de moy? Et ne considerez-vous point combien je m’engage envers luy?

– Ma sœur, luy respondis-je alors serieusement, ostez-vous d’erreur, je vous supplie, et soyez assurée que, si l’affection que je porte à Circéne n’estoit accompagnée de toutes les vrayes conditions qu’une bonne amour doit avoir, j’aymerois mieux la mort que de vous y employer. Je l’ayme, non pas pour l’abuser, mais pour l’espouser, si mon bon-heur m’en peut rendre digne. Et quant à ce qui est de Lucindor, s’il est digne frere de Circéne, je veux croire qu’il a du merite. Et pourquoy, si cela est, ne l’espouseriez-vous pas? Vostre jeunesse ne vous permet pas de demeurer [496/497] long-temps avec cet habit de veufve, et pour moy je n’en serois nullement d’avis. – O mon frere! reprit incontinent Florice, ne parlons point de cela, je vous en supplie, j’ay encore le souvenir trop present de Teombre. – O folle! repliquay-je, et ne sçay-je pas bien que vous ne l’avez jamais espousé que par obeyssance, et depuis, quelle si grande affection pouvez-vous avoir conceue en trois mois que vous avez demeuré ensemble? – Hé! vrayement, Alcandre, me dit-elle en sousriant, vous estes bien gracieux de parler de ceste sorte. Et vous, n’estes-vous pas devenu esperduement amoureux de Circéne en un moment? Ah! mon frere, si vous sçaviez combien ce lien de mariage oblige une honneste femme, vous changeriez bien de discours, car les nœuds en sont si serrez et si chers, que jamais la separation ne s’en fait, sans un si grand ressentiment de douleur, que je ne croy pas celle de l’ame et du corps estre plus mal-aisée. Mais bien que ceste consideration qui est tres-grande en moy, n’auroit point de force, encore y en a-t’il une qui m’empescheroit d’y penser, qui est, pour vous dire la vérité, mon cher frere, une si grande jalousie que j’ay recognue en luy, que je m’estimerois miserable de vivre en ce continuel supplice; car vous me parliez de Teombre: croyez, je vous supplie, que j’eusse esté la plus heureuse de ma race, s’il n’eust point eu ceste folie en sa teste. Et voudriez-vous qu’apres en avoir ressenty les extrêmes incommoditez, je fusse si maladvisée de me plonger en semblable misere? – Et comment, luy dis-je, Lucindor est jaloux? et quel sujet en a-t’il? – En fin, Alcandre, me respondit-elle en sousriant, vous voulez tout sçavoir et je le veux bien, puis que je me resous de ne vous cacher jamais aucune action de ma vie. Il faut que vous sçachiez, mon frere, que dans ces grandes villes la fréquentation y est si ordinaire, qu’il est impossible que nous nous puissions empescher d’estre veues et pratiquées de plusieurs personnes. Il arrive bien souvent que diverses personnes nous voyant viennent à nous aymer, ou pour le moins en font le semblant, car je croy que c’est ainsi que la pluspart des hommes en usent. Mais cela n’empesche que ceuxqui ont les yeux sur nous, ne voyent et ne recognoissent les recherches vrayes ou feintes qui nous sont faites, et de cette cognoissance se produit cette ennemie, ou pour le moins mortelle maladie d’amour, qui se nomme jalousie. Lucindor ayant donc remarqué qu’un des freres de Palinice faisoit semblant de m’aimer, ou peut-estre m’aimoit à bon escient, en est devenu tellement jaloux, qu’il ne [497/498] s’en donne, ny ne m’en laisse point de repos. – Hé! ma sœur, adjoutay-je en sousriant, expliquez-moy un peu mieux cette affaire: le frere de Palinice vous aime aussi? Et ne m’avez-vous pas dit que ce frere ayme Circéne? Est-il donc amoureux de vous et d’elle? – Nullement, me respondit-elle, mais c’est que Palinice a deux freres: l’un qui se nomme Clorian, et qui est amoureux de Circéne, et l’autre qui s’appelle Cerinte, et qui montre d’avoir de la bonne volontépour moy.

Alors faisant un grand esclat de rire: Je vous assure, ma sœur, luy dis-je, que voicy la plus gracieuse rencontre qui peut-estre advint jamais. Palinice a deux freres: l’un desquels, et qui s’appelle Cerinte, vous ayme, et l’autre, qui se nomme Clorian, est amoureux de Circéne. Et Circéne a deux freres aussi: Sileine et Lucindor: Sileine ayme Palinice, et Lucindor vous recherche. Et vous, Florice, vous pouvez dire que ces deux belles dames ne vous prestent rien, que vous ne leur rendiez en mesme monnoye, car si j’ayme la belle Circéne, Amilcar est furieusement amoureux de Palinice. – Et comment, s’escria Florice, en frappant des mains l’une contre l’autre, Amilcar en veut à Palinice? – Mais, adjoutay-je, en meurt-il d’amour. – Vrayement, reprit-elle alors, voicy un vray sujet de comedie. – Dieu vueille, repliquay-je, que pour moy il soit tel! La comedie, à ce que j’ay ouy dire, finit tousjours en mariage; mais puis que nous sommes six, et que vous n’estes que trois, si faut-il de necessité qu’il y en ait quelqu’un de nous mal content, car je sçay bien que je ne veux pas que celle que j’ayme soit partagée. – Et pensez-vous, me dit-elle, que quelqu’une de nous la vueille estre? – De cela, luy respondis-je, je m’en remets. Tant y a, ma chere sœur, que tout ce que je veux de vous, c’est de faire si bien envers Lucindor que sa sœur m’ayme, et avec Cerinte, qu’il dispose en façon Palinice, qu’elle retire Clorian de la recherche qu’il fait à Circéne.

Ce fut par ces discours, Hylas, que je vins en cognoissance de toutes ces secrettes affections. Et parce que nous n’eusmes alors la commodité, pour le survenue de plusieurs personnes d’en dire davantage, l’a conclusion fut qu’elle me promit, non seulement de m’y ayder de tout son pouvoir, mais aussi de faire avec Cerinte qu’Amilcar ne seroit point mal reçeu de Palinice. – Car, disoit-elle, je suis obligée de vous y ayder tous deux, puis que je suis cause de la peine que vous en avez.

Nous nous separasmes donc de cette sorte, et parce que j’avois [498/499] esté adverty de l’amitié que Clorian portait à Circéne, et du credit que Palinice y avoit, je pensay que, devant que le frere ny la sœur s’y prissent garde, il falloit avoir gaigné quelque chose sur la bonne volonté de Circéne, afin que, quand Clorian prieroit sa sœur de me faire de mauvais offices, Circéne eust quelque chose qui tinst mon party et qui priast pour moy. Et entre toutes les choses que je pensay la pouvoir obliger, j’esleus principalement la discretion, ayant tousjours ouy dire qu’il n’y a rien qui engage tant une honneste fille à aymer que cette discrétion; aussi c’est bien peu de prudence de se confier en une personne en qui l’on ne doit point avoir de confiance.

Je vous ay desja dit les premieres déclarations que je luy avois faites, je ne luy en dis rien davantage de quelques jours; mais estant presque continuellement aupres d’elle, toute la demonstration que je luy en donnois, c’estoit d’user avec un extreme respect en tout ce qui estoit d’elle. Et afin qu’elle recognust que c’estoit un respect qui procedoit d’amour et non pas seulement de civilité, je traittois avec Palinice d’une façon bien differente, non pas que je ne luy rendisse de l’honneur, comme tout chevalier est obligé envers les dames de cette qualité, mais à l’une, c’estoit seulement avec ce devoir commun, et à l’autre, avec un respect particulier et tout estincelant d’amour.

Un jour que Circéne estoit au logis de Palinice, elle voulut se laver les mains pour faire collation; je me trouvay comme de coustume assez prés d’elle pour recevoir ses gands, elle ne fit point de difficulté de me les tendre, parce que c’estoit de ces petits services que chacune recevoit librement de nous. Et feignant d’avoir quelque affaire en mon logis, je m’y en allay le plus viste que je pus, et en mesme diligence j’escrivis au dedans de ses gands ces trois vers:

Je jure tout ce que je puis

Que si, tout à vous, je ne suis,

Je ne suis mien, ny de nul autre.

Circéne reprit ses gands sans y prendre garde pour lors, mais le soir qu’elle fut pour se mettre au lict, sa fille de chambre qui s’en apperceut: Ma maistresse, luy dit-elle, qui vous a donné ces gands? – Comment? respondit Circéne, qui me les a donnez? ne sont-ce pas ceux que j’avois ce matin? – Je ne sçay, repli-[499/500]qua-t’elle n’ay jamais veu ces beaux vers. Et lors, les luy apportant, car elle estoit desja dans le lict: Voyez, continua-t’elle si je mens. Circéne alors, les lisant, et se souvenant, que je les avois eus quelque temps entre les mains, se douta bien que je les avois escrits, mais parce qu’elle ne vouloit point s’en fier à cette fille, qui despendoit entierement de Palinice et de Clorian, elle feignit de ne pouvoir deviner qui c’estoit, et pour monstrer combien elle s’en soucioit peu, elle donna les gands à Andronire: (c’estoit ainsi que cette fille se nommoit). – Je prie Dieu, ma maistresse, luy dit-elle, en la remerciant, que celuy qui a escrit à ce coup dans vos gands, prenne souvent plaisir d’en faire de mesme, et je vous assure que, si je le cognoissois, je l’en remercierois de bon cœur. – Tu ferois bien, respondit-elle en sousriant, car le present le merite. – Vous pensez, dit-elle, vous en mocquer, ce present tel qu’il est seroit bien cher, je m’en assure, à celuy qui est cause que vous me l’avez donné; et si je les luy presentois de vostre part, je suis bien certaine qu’il m’en remercieroit de bon cœur. – Garde-toy, reprit Circéne incontinent, de faire cette sottise, car tu me ferois un extreme desplaisir. – Je n’ay garde, repliqua Andronire, de le faire, mais c’est d’autant que je ne sçay qui c’est. – Et si tu le sçavois, adjousta Circéne, par ta foy, le ferois-tu ? – N’en doutez pas, respondit-elle, car, outre, que j’ay pitié de ceux qui ayment bien, encore suis-je certaine que Clorian m’en sçauroit gré, et m’en remercieroit en temps et lieu. – Mais à propos de Clorian, reprit Circéne, garde-toy bien de les luy monstrer, si tu veux que nous vivions en paix avec luy et avec Palinice. – Et dequoy vous souciez-vous, respondit-elle, si vous ne sçavez qui c’est? – II m’importe, repliqua Circéne, je ne veux point qu’il les voye.

Et alors, feignant de n’avoir pas bien leu ce qui y estoit escrit: Montre-les moy, Andronire, dit-elle, que je relise ce qu’il y a. Et elle sans y penser, les luy ayant rendus: Or va te coucher, dit Circéne, je te recognois pour si folle que je ne veux pas que tu les ayes. – Ah! ma maistresse, s’escria-t’elle incontinent, rendez-moy donc les remerciements que je vous ay faits. – S’il ne tient qu’à cela, luy dit Circéne, que tu ne sois bien contente, je te les rends de bon cœur, et ceux encore que tu me feras de gands tous, neufs, que j’ayme mieux te donner. Et lors, se faisant apporter une petite layette où elle en avoit quantité, elle luy en donna une paire pour la contenter: Ma maistresse, luy dit Andronire en la [500/501] remerciant, vous m’avez appris un moyen pour n’avoir jamais plus faute de gands. – Et lequel? respondit Circéne. – Lors que je verray, dit-elle, que ceux-cy seront usez, j’iray prier quelqu’un d’y escrire, comme dans les vostres, et vous m’en donnerez de tous neufs pour les avoir. – Tu as raison, adjousta-t’elle, mais cependant laisse-moy dormir.

Or Circéne cognut bien que j’estois le secretaire de ces vers, et quoy qu’elle n’eust aucune pensée qui fust à mon avantage, si ne vouloit-elle que Clorian les veist, et pour en oster le moyen à cette fille, elle ayma mieux les garder; et toutesfois il lui fut impossible d’éviter ce que le Ciel en avoit ordonné, ainsi que vous pourrez entendre. Cependant ce petit artifice ne me fut pas du tout inutile, parce que Circéne se souvenant des paroles que je luy avois dites, et se representant le respect avec lequel je la servois, par la lecture de ces vers s’asseura mieux encore qu’il estoit vray que je l’aymois, et quoy qu’elle fust grandement engagée avec Clorian, si est-ce qu’elle ne pouvoit rejetter cette affection, qui luy estoit un grand tesmoignage de son merite. Apres avoir donc quelque temps consulté en elle-mesme si elle me devoit conserver en cette humeur, ou bien me donner sujet de la quitter, en fin elle creut que c’estoit son advantage de laisser libre le cours de cette nouvelle affection, ne luy semblant pas qu’elle devinst jamais telle qu’elle ne la pust bien arrester quand il luy plairoit.

Quelques jours apres elle vint voir ma sœur, et de fortune je n’y estois point, ayant pour lors accompagné Amilcar en la maison de Palinice. Et se retirant à part elle luy monstra les gands où j’avois escrit ce peu de paroles. Florice en recognut incontinent l’escriture, mais faisant semblant de penser que ce fust de Clorian: Et quoy, luy dit-elle, cette amour dure-t’elle encore? – Comment? respondit Circéne, si cette amour dure, mais de quelle amour voulez-vous parler? Il faut plustost dire si elle est commencée. – Voire tout le monde ne sçait pas que Clorian vous ayme? – Je le croy, reprit Circéne, et avec regret, je le croy que chacun voit la folie de Clorian. Mais cecy n’a rien de commun avec Clorian, et prenez bien garde si vous ne cognoissez point cette lettre. Alors reprenant les gands tout à coup, elle s’escria: Ah! Circéne, si fay, je la cognoy, elle est d’une personne qui m’est proche et à qui j’ay bien représenté desja plus d’une fois que ce qu’il entreprenoit estoit un dessein duquel il n’auroit jamais de contentement, et qu’il feroit mieux de s’en retirer. – Vraye-[501/502]ment! luy dit froidement Circéne, hé ! ma belle dame, quelle offence vous ay-je faite que vous me vueillez procurer tant de mal? – Asseurez-vous, Circéne, respondit Florice, que ce n’a jamais esté mon intention de vous desplaire, mais bien de ne voir Alcandre en une entreprise, de laquelle il n’aura jamais de satisfaction. – Et comment pouvez-vous sçavoir, repliqua Circéne, les choses futures? – Je ne les sçay pas avec asseurance, reprit Florice, mais je les puis bien prévoir par conjecture; et vous-mesme qui y avez interest, si l'’on vous en prenoit à serment, ne diriez-vous pas comme moy? – Je vous diray sainement, reprit alors Circéne, il est vray que Clorian a une folie en sa teste qui vous peut faire parler de cette sorte, mais il est encore plus vray que si l’humeur où je suis me demeure, il ne parviendra pas à ce qu’il pense. Ce n’est pas qu’avec ces paroles je vueille engager davantage Alcandre au dessein qu’il fait paroistre d’avoir; car outre que je n’en vaux pas la peine, encore suis-je fort peu en volonté d’estre aymée, mais je le dis pour la verité, et que je suis bien marrie que l’indiscretion de Clorian me soit si desadvantageuse, sans que j’aye autre part en sa faute que d’en souffrir par contrainte l’importunité. – Puis que vous m’en parlez, respondit ma sœur, avec tant de confiance, je vous diray, ma belle fille, que veritablement la recherche que Clorian fait de vous ne vous est point desadvantageuse, sinon en tant qu’il fait paroistre en public d’avoir une si grande, authorité sur vous, qu’il semble qu’il en doit bien avoir une plus grande en particulier. Si cela vous peut nuire, je le laisse à vostre jugement. Tant y a que je pense que vous feriez beaucoup pour vous, si peu à peu vous ostiez de ses mains cette absolue authorité, d’autant que par ce moyen vous feriez voir à chacun qu’il n’y a point de vostre faute, et que la pensée de ceux qui ne font mestier que de juger des actions d’autruy, s’est grandement deceue en l’indiscrétion de cet homme. – O Florice! s’escria Circéne, que ce conseil est aisé à donner et difficile à executer! Si vous sçaviez quelle humeur est celle de Palinice! une autre fois que nous aurons plus de loisir, je vous en veux entretenir bien au long. Cependant, continua-t’elle en sousriant, ne croyez pas que je vueille qu’Alcandre prenne la peine de m’aimer; car c’est la verité que vous m’avez obligée quand vous l’en avez diverty, et que vous augmenterez encore cette obligation quand vous continuerez, quoy que je sçache bien que vous n’y aurez pas grand’peine, puis que je suis assez assurée qu’il ne fait que se mocquer. [502/503] Et à ces dernieres paroles, ma sœur prit garde qu’elle rougissoit un peu, qui luy fit juger que ce qu’elle en disoit n’estoit pas peut-estre selon son desir; toutesfois, feignant de son costé de le croire, ainsi qu’elle l’avoit dit, elle luy respondit: Soyez seure, Circéne, que tant pour vostre interest que pour celuy de mon frere, je voudrois vous pouvoir descharger de cette importunité, mais je ne l’espere pas.

A ce mot, elles se separerent, parce qu’à mesme temps Amilcar et moy qui conduisions Palinice, entrasmes où elles estoient, et peu apres Cerinte et Sileine. Quant à moy, apres avoir salué la compagnie, je m’approchay de Circéne. Cerinte entreprit Florice, et Sileine et Amilcar s’assirent aupres de Palinice. J’advoue que pour ce coup je ne fus pas fort attentif aux discours du reste de la compagnie, estant si aise d’avoir rencontré seule celle que je cherchois qu’il me sembloit que le Ciel m’avoit grandement favorisé. Et je dis seule, encore que toute cette bonne compagnie y fut, parce que je l’estimois telle, puis que Clorian n’y estoit pas, d’autant que veritablement, quand il y estoit, mal-aisément la pouvoit-on entretenir. Luy voyant donc les mesmes gands où j’avois escrit, je luy dis: Je jure, belle Circéne, que tout ce qui est dans vos gands est plein de verité. – Je n’en doute point, me dit-elle, car il est vray que mes mains qui y sont, sont de vrayes mains, – Vos mains, repliquay-je, ne doivent pas seulement avoir le nom de vrayes, mais aussi des plus belles du monde. Mais il y a bien encore quelque chose dans vos gands que vous ne dites pas.

Elle qui feignoit de n’entendre ce que je voulois dire: Ily a, adjousta-t’elle, quelques bagues que je porte aux doigts, qui sont aussi de vrayes. – II y a encore, repris-je, quelqu’autre chose. – Et que pourroit-il y avoir, dit-elle, faisant l’estonnée; quant à moy, je n’y vois ny sens autre chose. – Ah! Circéne, luy respondis-je alors en souspirant, c’est là un grand tesmoignage de mon peu de bon-heur, que mon cœur estant entre vos mains, vous ne le sentiez point, et que vous ne vueillez pas mesme voir l’escriture qui vous touche. Et alors en sousriatnt: Comment voulez-vous, repliqua-t’elle, que je puisse sentir vostre cœur, s’il n’y est pas? Et lors sortant la main du gand: Voyez s’il y a point icy de cœur. – Mais voyez, repris-je incontinent, s’il est possible qu’une si belle main y soit sans qu’il y en ait une infinité. Et luy prenant le gand, et luy monstrant l’escriture: Et voyez si je ne dis pas vray, puis que je voy là ce que le mien y a escrit.[503/504]

Elle alors, feignant de ne l’avoir encore point veu: Vrayment! Alcandre, me dit-elle vous estes bien hardy d’avoir escrit dans mes gands: pensez-vous que j’y prenne plaisir? Et lors, prenant des ciseaux, elle fit semblant de les vouloir effacer, mais mettant la main au devant, je luy dis: Pardonnez à la grandeur de mon affection, la hardiesse dont vous m’accusez, et croyez, belle Circéne, que c’est en vain que vous voulez effacer ces paroles que j’ay escrittes, puis qu’elles sont tellement engravées dans le cœur que je vous ay donné, ou plustost que vous m’avez ravy, que le temps ny la mort mesme ne les effaceront jamais. – Alcandre, me dit-elle, je n’en veux ny le cœur ny les paroles, sçachant que l’un et l’autre sont peu veritables; mais quand ils seroient autrement, je ne veux point me charger de semblable marchandise. – J’advoue, luy respondis-je assez froidement, que cette marchandise ne valant gueres, et vous, l’estimant fort peu, vous avez raison de ne vous en vouloir pas charger, car il est vray qu’elle n’a point de cours, et que si une fois vous en estiez chargée, vous ne vous en deferiez jamais. – Ce n’est pas, repliqua-t’elle en sousriant, ce que je veux dire, car au contraire je sçay assez que vous valez beaucoup, et que l’estime que je fais de vous, est telle que je doibs. Et de plus que cette marchandise dont vous parlez, quand je l’aurois, ne demeureroit gueres entre mes mains, estant comme ces quintessences qui s’en vont toutes en fumée. Mais c’est en effet, Alcandre, que je ne m’entens point, pour parler franchement, ny à aymer, ny à estre aymée. – Je m’estonne, repris-je incontinent, que vous ne sçachiez point une chose que vous enseignez si bien. – Alcandre, adjousta-t’elle, avec un œil riant et me frappant doucement sur une main, vous estes un mocqueur, et asseurez-vous que je reçois bien de mesme tout ce que vous me dites. – Belle Circéne, luy respondis-je, si je ne suis véritablement vostre serviteur, je ne suis point Alcandre, et je veux que le Ciel me fasse cesser de vivre, lors que je cesseray de vous aimer.

Elle vouloit me respondre, et desja elle avoit la bouche, entr’ouverte, lors qu’elle retint tout à coup la parole, et changeant de visage et de façon envers moy, elle sembla estre devenue une autre personne. Ce changement m’estonna, mais tournant les yeux du costé de la porte, je vis entrer Clorian avec Lucindor.

Avez-vous point veu, gentil berger, de jeunes enfans qui sont encore soubs le fouet, lors qu’ils sont surpris en quelque faute, par celuy qui les gouverne? Figurez-vous que Circéne et Florice [504/505] en firent de mesme quand Lucindor et Clorian les surprindrent, l’une aupres de moy, et l’autre auprés de Cerinte, et quoy que j’eusse de l’interest en toutes les deux, si ne me pus-je empescher d’en rire. Et pour monstrer ma discretion à Circéne, la voyant en quelque peine que Clorian me vist seul aupres d’elle, je fis semblant de l’aller recevoir, et Lucindor aussi, et leur faire l’honneur du logis. Florice en fit de mesme, et cela fut cause que chacun par compagnie se leva. Mais cela n’empescha pas que Clorian ne prist garde que Circéne parloit à moy, et que Lucindor ne vist aussi Florice avec Cerinte, si bien qu’à l’abord ils entrerent avec un visage severe et mécontent, de quoy estant tous deux en peine, mais Circéne beaucoup plus, elles firent ce qu’elles purent pour les remettre en bonne humeur.

Clorian ne sçavoit pas encore bien asseurément que j’aymasse Circéne, mais la doute où il en estoit, et l’humeur qu’il avoit de ne vouloir souffrir que personne parlast à ceste fille, luy faisoit faire ceste mine. J’advoue que ceste façon de Circéne me deplut, et qu’alors mesme je fis cent fois resolution de ne la plus aymer, mais aussi-tost que je tournois les yeux sur son visage, il falloit ceder à la force de sa beauté, et pliant les espaules, me plaindre en cela de ma mauvaise fortune, et de l’injustice du Ciel, qui ordonnoit que celle de qui j’estois esclave fust en telle servitude.

Enfin, le soir estant venu chacun se retira, mais Circéne me donna le bon soir avec une si grande froideur qu’il sembloit que je luy eusse fait quelque bien grande offence. Toutesfois, jugeant que c’estoit à cause de Clorian, je ne voulus pas mesme, selon ma coustume, l’accompagner en son logis. Et entrant dans mon jardin, apres m’estre quelque temps entretenu sur ceste pensée, je souspiray tels vers.

DIALOGUE

I

Puis qu’il estoit ordonné

Que mon c œur seroit donné

Par destin-à ceste belle,

Pourquoy falloit-il, helas!

D’une, ordonnance cruelle,

Que mienne elle ne fust pas?[505/506]

II

Parce que nul sous les cieux

N’est digne de ses beaux yeux,

Rien n’egalle son merite,

Contente-toy d’adorer

Ceste immortelle Carite,

Sans en rien plus esperer.

III

Mais le Ciel voulant en fin

Que j’eusse pour mon destin

Une affection si vaine:

Dieux! pourquoy, de mon berceau,

Pour abreger tant de peine,

Ne fistes-vous mon tombeau?

IV

Car les dieux ne vouloient pas

Monstrer aux hommes ça-bas

Sa beauté sans estre aymée:

Et nul, que toy, ne pouvoit

D’une ame toute enflammée

L’aymer autant qu’on devoit.

V

Donc à jamais j’aymeray,

– A jamais j’adoreray

Ses beaux yeux sans esperance,

Trop heureux d’en consumer:

N’est-ce assez de recompense

De mourir pour les aymer?

Quand je retournay au logis, Florice me raconta tous les discours qu’elle avoit eus avec Circéne et apres adjousta: Voulez-vous, mon frere, que je vous die ce que j’en pense, asseurez-vous qu’elle sera plus aysément distraite de l’amitié de Clorian, que, je [506/507] n’eusse pas creu. Et, pour dire la verité, il use d’un si grand empire sur elle, que je ne sçay comme elle l’a peu si longuement souffrir. – Ma sœur, luy respondis-je en sousriant, ce que vous trouvez estrange en autruy, comment le souffrez-vous en vous-mesme? Croyez-moy que vous estes faites toutes d’une certaine façon, que, sans vous offencer, l’on vous peut mettre en quelque ordre de creatures qui ne fust ny des animaux raisonnables, ny des irraisonnables, mais en une tierce espece au milieu de ces deux. – Je vous asseure, Alcandre, me dit-elle, que vous nous obligez beaucoup de parler ainsi de nous, et quelles voudriez-vous que nous fussions, si nous n’estions celles que nous sommes? – Voyez-vous, Florice, continuay-je, je vous jure que je dis vray, par dites-moy, je vous supplie, si Lucindor vous veut traiter comme Circéne l’est de Clorian, pourquoy, si vous le desapprouvez pour elle, l’approuvez-vous pour vous? Et si Circéne s’ennuye de cette tyrannie, pourquoy elle-mesme va-t’elle renouant ses chaisnes avec des nœuds plus forts et plus serrez? Hé! ma sœur, croyez-moy, et vous et Circéne, et toutes les femmes du monde, vous estes toutes faites sur un mesme patron: vous voulez et ne voulez, vous ne voulez et vous voulez. – Que voulez-vous dire, mon frere, me dit-elle en sousriant, par ces paroles embrouillées? – Je veux dire, respondis-je, que vous voulez estre maistresses, et vous vous plaisez à vous rendre esclaves; et puis vous vous ennuyez de cette servitude, et toutesfois vous prenez plaisir d’y demeurer. Vous-mesme ne m’avez-vous pas dit que Lucindor ne peut souffrir que Cerinte parle à vous? et qu’une semblable jalousie a esté la plus grande peine que vous ayez eue avec Teombre? Si cela est, pourquoy vous y sousmettez-vous, et que ne prenez-vous sur luy l’authorité qu’il usurpe sur vous? Vous trouvez estrange que Circéne soit de cette sorte tirannisée de Clorian? et je le trouve plus estrange de vous, car il y a quelque raison pour elle: la nourriture qu’elle a eue en sa maison, l’authorité que Palinice a tousjours prise sur elle, son peu d’experience, et plusieurs autres considerations qui pour vous n’ont point de lieu…. – Mais qui vous a dit, interrompit Florice, que je crains Lucindor? – Mes yeux, repliquay-je, et vos actions. Si vous eussiez eu un miroir lors qu’il est entré avec Clorian, je ne vous, croy pas tant aveugle que Vous ne l’eussiez aussi bien veu que chacun s’en pouvoit prendre garde, et puis vous m’allez dire que Circéne s’ennuye de l’authorité que Clorian prend sur elle, et qu’il [507/508] seroit aisé de l’en distraire! Hé! ma sœur, que ces espérances sont mal fondées, puis qu’elles le sont sur la resolution qu’une femme doit, faire. Souvenez-vous que, si c’estoit d’une chose qui fust à vostre desadvantage, ou bien pour faire, contre raison, desesperer une personne qui fust toute à vous, ô qu’aysément vous en prendriez toutes la resolution, mais en ce qui est raisonnable ou à vostre advantage, ô que tard, ou jamais vous y resoudriez-vous! Je continuay de ceste sorte ces reproches à Florice, qui m’ayant quelque temps donné audience, en fin s’approchant de moy, et me prenant par le bras: Mais, dites-moy, Alcandre, interrompit-elle, d’où venez-vous, que vous estes en si mauvaise humeur? Et luy ayant respondu que je venois de me promener dans le jardin. – Pour certain, repliqua-t’elle, il faut que vous y ayez mangé de quelque herbe bien amere. – J’y ay cueilly, luy dis-je, des pensées et des soucis si amers, qu’il n’y a atsinthe qui les vaille. – Je m’en doutois bien, adjousta-t’elle, puisque vos paroles sont encore toutes pleines d’amertume. Mais puisque vous nous estimez tant inconsiderées, dites-moy, je vous supplie, vous qui estes si sage, voulez-vous que je rompe avec Lucindor ? Advisez bien quel conseil, vous me donnerez, car je vous promets de le suivre; il est vray que je diray que c’est vous qui me l’avez conseillé, m’assurant que vous ne voulez pas me dire chose de laquelle vous ne vouliez estre nommé l’autheur. – Je vous assure, luy respondis-je, ma sœur, que vous estes bien gracieuse: parce que Lucindor est frere de Circéne, vous voulez à mes despens ravoir vostre liberté? – Ne voyez-vous, reprit incontinent Florice, que, si les femmes ont peu de resolution, les hommes sont d’autant plus attachez à leur interest? Hé! Alcandre, qu’il est aysé de voir le festu dans l’œil de son voisin et qu’il est difficile d’apercevoir la poutre qui nous creve les nostres! Si je souffre quelque chose de Lucindor, vous en devez estre bien ayse, car estant frere de Circéne, nous la tiendrons tous jours en quelque sorte de devoir envers vous. – Voulez-vous, ma sœur, luy dis-je, que je vous parle franchement? Je ne suis pas marry de Lucindor, car encore il ne sort pas entierement hors des termes de la raison, mais il m’est impossible de supporter les impertinences de Clorian. – Mon frere, mon amy, me respondit-elle incontinent, je voy bien à ce coup que vostre bouche parle selon vostre cœur, mais mettez-vous en repos, et vous asseurez que si vous voulez me croire, [508/509] nous ferons quelque chose qui vous contentera. – Et que voudriez-vous, repris-je incontinent, que je fisse? – O Dieu! respondit-elle en sousriant, que nous avons bien changé de personnage, puis que c’est à moy à vous donner conseil! Or bien, mon frere, pour ce coup recevez-le, et si vous vous en trouvez mal, ne me croyez jamais plus. Quelque mine que Circéne vous fasse, continuez de la servir, mais souvenez-vous de cacher vostre affection à tout le monde, sinon à elle, et laissez faire le reste à vostre mérite, à l’impertinence de Clorian, à l’humeur de Circéne et à mon assistance. Car si vous vous descouvrez, Clorian et Palinice tourmenteront de sorte cette fille, qu’elle voudroit que vous fussiez hors du monde; et au contraire, si vous vous cachez bien à eux, vous verrez que cette discrétion luy plaira de façon que l’insuffisance de Clorian luy sera au double insupportable. Et asseurez-vous que, pour peu qu’elle s’esbranle, je ne laisseray pas perdre une seule occasion qui vous puisse rapporter de l’utilité. – J’advoue, luy respondis-je, que je recognois bien par vos discours qu’il faut croire chacun en son mestier. Aymer et dissimuler, c’est le mestier duquel presque toutes les femmes se meslent: voilà pourquoy je veux suivre vostre avis sans y faillir d’un poinct. – Vrayment, Alcandre, me dit-elle en me frappant sur l’espaule, j’employe bien mon temps à vous conseiller avec tant d’affection, puis que pour remerciement vous me dites des injures.

Tels furent nos discours desquels je ne conceus pas de petites esperances, et me semblant que l’avis de Florice n’estoit pas à rejetter, je me resolus à le suivre le mieux qu’il me seroit possible. Et sur le sujet de la contrainte dont il me falloit user, je me souviens que je fis ces vers.

STANCES

Qu’il n’ose dire son mal.

I

Dure et severe loy qui couvres du silence

La peine que je sens,

Permets qu’au moins ma voix rompe ton ordonnance

En mes derniers accents. [509/510]

II

Je voy que le laurier, lors que le feu le touche,

Se plaint dans la chaleur,

Et que n’est-il permis aussi bien à ma bouche

De dire ma douleur?

III

Dans le taureau d’airain la mesme tyrannie

Se pleust bien autrefois

D’ouyr plaindre et gemir, mais à moy l’on desnie

L’usage de la voix.

IV

Souvent je me resous d’une longue harangue

D’attendrir mon vainqueur:

Mais quoy? ces mesmes yeux me retiennent la langue

Qui me prirent le cœur.

V

Soudain que je la vois, le respect ordinaire

S’oppose devant moy,

Et me dit que l’amant doit brusler et se taire,

Pour preuve de sa foy.

VI

Taisons-nous donc, mon cœur, et rendons tesmoignage,

Quand nous devrions mourir.

Que nous avons assez d’amour et de courage

Pour aymer et souffrir.

Vous sçavez, Hylas, que la passion a cela de propre d’entrainer avec violence les puissances de l’ame qu’elle possede. Figurez-ous qu’il m’en advint autant, car, quelque dessein que j’eusse fait, mon affection, sans que j’y prisse garde, m’emporta quelques jours apres à faire des actions qui ne donnerent que trop de cognois-[510/511]sance de ce que je voulois tenir caché, si bien que Palinice s’en apperceut, faisant en cela bien paroistre qu’il est vray que malaisément l’artifice peut cacher quelque chose à ceux qui sont de mesme mestier. Et parce qu’elle sçavoit assez combien Clorian supportoit cette nouvelle amour avec impatience, et qu’elle aimoit grandement ce frere, elle tira un jour à part Circéne, et au commencement luy representa combien une fille estoit peu advisée de laisser une ferme et assurée affection pour une nouvelle, combien la pluspart de ceux qui les recherchent le font plustost par humeur que par amour, et quelques fois seulement pour essayer si elles peuvent estre gaignées aisément, afin d’en faire apres des contes et s’en mocquer, ne se soucians gueres de ruiner de reputation celles qu’ils font semblant d’aymer, pourveu que cela serve à leur vanité; combien il est difficile d’en trouver d’autre humeur, et quel danger courent celles qui s’y fient devant que les avoir bien esprouvez.

Et puis elle continua: Or, ma chere fille, je vous represente tout ce que je viens de dire, pour vous advertir d’une chose, à laquelle peut-estre vous ne prenez pas garde. J’ai recognu qu’Alcandre depuis son retour fait cas de vous, et, qu’il vous veut faire accroire qu’il vous ayme: c’est un jeune homme qui n’a encore point vendu de sa marchandise, il vient de loing, il ne fait que l’estaler en vente. Souvenez-vous, Circéne, qu’il ne faut pas croire tout ce qu’il dira, et que, pour peu que vous luy offriez de ce qu’il vous presentera, il vous prendra sans doute au mot. Nous ne sçavons point encore de quelle humeur il est, je serois marrie que nous l’apprissions à vos despens, et croyez que ce que je vous en dis, n’est que pour vostre seul interest, car pour ce qui touche l’affection que mon frere vous porte, je m’asseure qu’il est assez honneste homme pour vous obliger à luy vouloir du bien, quoy que je ne doute pas que s’il s’en prenoit garde, il ne le supportast avec beaucoup de peine. Et peut estre ne sçay-je à quoy un tel desplaisir, le feroit resoudre! Et Dieu sçait quel ennuy seroit le mien, de voir ce divorce entre nous! je dis entre-nous, parce qu’il me seroit impossible de ne point participer à l’ennuy que vous en recevriez tous deux. Je voy bien que de vostre costé vous ne contribuez rien en çecy, sinon une certaine complaisance qui est ordinaire à toutes celles de vostre aage, parce qu’il leur semble que d’estre servies de plusieurs, c’est quelque chose de fort estimable. Mais, ma fille, perdez cette opinion, je vous supplie, et [511/512] croyez qu’il n’y a rien qui rende plus mesprisable, ny qui descrie plus une jeune personne que de la voir suivie et poursuivie de toutes sortes de gens, parce que les choses communes sont peu estimées, et que les personnes de merite ne veulent point marcher en foule, et qu’en fin, outre tant d’autres raisons, malaisément se peut-on imaginer que tant de jeunes esprits se puissent arrester aupres d’un mesme sujet, s’ils n’y estoient retenus par des faveurs ou par des esperances. Recevez, Circéne, de bonne part l’avis que je vous en donne, et en faites vostre profit, comme sage et prudente que vous estes.

Circéne demeura fort attentive au discours de Palinice, et quoy qu’elle jugeast bien que tout que ce qu’elle en disoit estoit seulement à l’occasion de son frere, si le receut-elle comme elle devoit avec un visage, sans se troubler ny sans seulement froncer le sourcil, si bien qu’apres l’en avoir remerciée, elle la supplia de luy vouloir tousjours continuer l’amitié qu’en cela elle luy faisoit paroistre: que quant à elle, elle ne pouvoit més de ce que j’avois fait, et qu’elle tascheroit avec discretion de m’en destourner le dessein que Palinice luy disoit, et l’estimoit et l’honneroit tant à son occasion, qu’elle ne voudroit, pour quoy que ce fust, luy donner sujet de mauvaise satisfaction.

Tels furent les premiers discours qu’elles eurent ensemble pour mon sujet. Et voyez, je vous supplie, combien il se faut conduire prudemment en semblables accidens. Il est vray que l’avis que Palinice donna à Circéne fut bien cause qu’elle usa depuis plus froidement envers moy, mais il est bien certain aussi que deslors elle traita avec moy comme avec son serviteur. Je veux dire qu’elle se persuada de sorte que je l’aimois, qu’elle n’en pust pas douté, pour quoy que tout le monde luy en eust pu dire au contraire. Et par ainsi les discours avec lesquels Palinice me pensoit faire plus de mal, profiterent davantage à mon dessein que je n’eusse fait de long-temps par toutes mes recherches. Ma sœur qui vid ce changement, et que Circéne ne m’osoit pesque plus nommer sans rougir, que quand j’entrois où elle estoit, elle baissoit les yeux, ou les tournoit d’un autre costé, que, lors que je m’approchois d’elle, si elle estoit esloignée de la troupe, incontinent elle changeoit de place, et s’en alloit parmy les autres, si je luy presentois des fleurs ou des fruicts comme je soulois, elle les refusoit, et [512/513] ne faisoit pas semblant de les regarder; bref, considerant combien elle sembloit estre mal satisfaite de moy, un jour que nous estions seuls dans nostre logis, elle ne se pust empescher de m’en parler, me representant ce mespris tant insupportables à un homme de courage. Que si des paroles eussent esté capables de me faire changer d’opinion, sans doute celles de Florice estoient suffisantes à me divertir de l’affection que je portois à Circéne; mais le mal estoit trop enraciné ou, pour mieux dire, la flesche que j’avois dans le cœur y avoit esté poussée par une main trop forte, pour en pouvoir estre arrachée sans la mort.

Et elle le recognut bien à la responce que je luy fis, car lors qu’elle se travailloit le plus à me representer le tort que cette belle fille me faisoit de me traiter de cette sorte, que chacun demeuroit estonné de me voir si opiniastre, ou pour mieux dire insensible; qu’en toute autre occasion j’avois fait paroistre et du courage, et du jugement, et qu’en celle-cy il sembloit que j’avois oublié ce que j’estois, et bref, apres m’avoir remis devant les yeux, et qui j’estois, et qui elle estoit, et que nostre alliance luy estoit pour le moins aussi honnorable et advantageuse que celle de Clorian, ny de quelqu’autre qui la pust rechercher. – Ma sœur, m’amie, luy dis-je en sourisant, vous me faites souvenir de ces mires qui voyans une playe, pensent avoir fait assez de declarer quels nerfs, ou quelles ateres en demeurent offencées, de faire voir combien elle est dangereuse et mortelle, et les grandes incommoditez que le patient en ressent, sans se soucier de mettre la main aux remedes qui luy peuvent estre salutaires. Helas! ma sœur, je ne sçay que trop tout ce que vous me dites! Je voy bien que Circéne ne m’aime point, je cognois assez que mon service ne luy est point agreable, et son ame. Mais à quoy me sert, ny que je le recognoisse, ny que vous me le representiez, puis qu’en effet ce n’est que me faire recognoistre et me remettre devant les yeux la grandeur de ma blessure. Il faut, si vous avez pitié de mon mal, que vous ne perdiez plus le temps à me dire ce que je ne sçay que trop, mais, au contraire, que vous l’employiez aux remedes qui me sont necessaires; autrement je vous en asseure, ma sœur, que vostre pitié, au lieu de m’estre utile, sera cause de la fin de ma vie. Car, de penser que ces considerations puissent me divertir de l’affection que je porte à cette fille, c’est se tromper infiniment, puis que je suis de telle sorte à elle, que non seulement elle peut libre-[513/514]ment user des cruautez contre moy (que vous nommez indignitez) mais encore de toutes celles qu’elle voudra, sans que jamais mon cœur en murmure, tant s’en faut qu’il s’en plaigne, ou qu’elles luy puissent faire changer de dessein.

Je vis que Florice, m’oyant tenir ce langage, changea de couleur, et demeura ravie d’estonnement, et apres m’avoir quelque temps consideré sans me dire mot, enfin elle reprit ainsi la parole: J’avoue, mon frere, que jamais personne n’a sceu aymer que vous, si c’est toutesfois aimer, que se donner entierement à quelqu’un, mais il faut que je die que vostre affection meritoit aussi de rencontrer quelque correspondance, si pour le moins le Ciel ne vouloit pas vous rendre le plus mal-heureux de ceux qui sçavent aymer. – Et moy, ma sœur, luy respondis-je, je signeray de mon sang tout ce que vous me dites. Mais à quoy me sert tout cela, et en quoy est-ce que cette cognoissance allege la moindre partie de mon mal? – Voulez-vous, me dit-elle, que j’esprouve les derniers remedes que je gardois pour la guerison de vostre blessure, lors que j’eusse veu tous les autres inutiles? – Ma sinon, luy respondis-je, à quoy peuvent servir les retardemens, sinon à me faire perdre la vie? – Or, mon frere, adjousta-t’elle, resjouissez-vous donc, et vous asseurez que je m’en vay faire tous mes efforts avec Lucindor, et que s’il n’obtient rien de sa sœur pour vostre contentement, il peut bien n’attendre jamais de moy une bonne parole. Vous, cependant, de vostre costé, ne laissez d’y faire tout ce que vous pourrez; car les diverses batteries sont tousjours cause de faire plus tost rendre la forteresse.

Ce fut avec ceste resolution que nous nous separasmes: elle, cherchant l’occasion de parler à Lucindor, et moy, pensant et repensant à ce que je pouvois faire pour gagner ceste cruelle fille, Je vous ay desja dit qu’il y avoit un jardin en mon logis où bien souvent j’allois entretenir mes fantaisies; à ce coup, comme de coustume, je m’y en allay, si avant en ceste pensée que je ne pris pas garde que Belisard se promenoit tout seul sous une allée fort couverte. Ce Belisard, c’est ce jeune homme qui dort dans ce lict proche de nous, et qui nous fut donné pour avoir soin de nous, lors que nostre pere nous faisoit suivre les escolles des Romains. Le long temps qu’il avoit vescu avec nous, et nostre ordinaire conversation luy avoient fait naistre une si grande affection envers moy, que veritablement il m’aymoit tout ce qu’il pouvoit aymer: et la cognoissance que j’en avois, outre plusieurs bonnes qualitez [514/515] qui le pouvoient rendre aimable, avoit esté cause que je l’avois tousjours tenu fort cher, et que je me fiois de telle sorte en luy que je n’avois rien qui luy fust caché. Ceste fois seulement je ne luy avois point parlé de l’affection que j’avois pour Circéne, sans pouvoir en trouver la raison, sinon que l’occasion ne s’en estoit point presentée.

Or ce jeune homme estoit, comme je vous ay dit, devant que moy dans ce jardin, sans que je m’en prisse garde, et de fortune, je m’allay mettre dans une allée qui n’estoit separée de la sienne que d’une palissade de lauriers, qui estoit assez espaisse. Luy qui m’apperceut venir, le chapeau enfoncé et les yeux contre terre, marchat à grands pas, cognut bien d’abord que j’avois quelque profonde pensée qui m’embarrassoit l’esprit. Et parce que ce n’estoit pas ma coustume de luy cacher quelque chose de semblable, il ne sçavoit que penser. Cela fut cause que se joignant le plus qu’il luy fut possible contre la palissade, il essayoit d’ouyr quelques paroles qu’il luy sembloit que je proferois assez bas, mais il ne demeura pas fort long temps en ceste peine, car ne pensant pas estre escouté de personne, je relevay bien tost la voix et lors il put aisément apprendre qu’amour estoit la cause de mon mal. Et parce qu’il m’ouyt plusieurs fois repliquer ces paroles assez haut: Mais puisque, quoy que j’y aye sceu faire, rien ne m’a pu pronter à vaincre le courage de ceste cruelle, qui sera celuy qui pourra m’y ayder, et de qui dois-je esperer quelque secours? J’ouys qu’il me respondit fort haut: De Belisard.

Si ceste voix me surprit,vous le pouvez juger, Hylas, puisque je pensois estre seul en ce lieu. J’arrestay mes pas, je regarday autour de moy pour voir s’il y avoit quelqu’un, et n’y apercevant personne, j’advoue que je commençois de me persuader que c’estoit quelque demon qui m’avoit fait ceste responce, lors que ce jeune homme, faisant le tour de la palissade, s’en vint vers moy, repliquant plusieurs fois : De Belisard, de Belisard. C’est, adjousta-t’il, du fidele Belisard que vous devez attendre toute sorte de service. Et comment, seigneur, continua-t’il, quand il fut un peu plus prés, vous estes en peine, et vous vous cachez à moy? Avez-vous perdu le souvenir de mon affection et de ma fidelité? – Amy Belisard, luy respondis-je, tu ne te dois offencer que je t’aye teu une chose que, si j’eusse cachée à moy-mesme, me semblant que, comme le feu esventé jette de plus grandes flames, et que bien souvent, s’il ne prend air, il s’estouffe [516] de soy-mesme, aussi celuy-cy en feroit autant, et que par ce moyen je demeureois libre comme je soulois estre. – Ah! seigneur, me respondit-il, que je voy bien que voicy la premiere fois que vous avez esté atteint de ce mal puisque vous jugez qu’il se puisse esteindre de soy-mesme! Sçachez, seigneur, que depuis qu’un cœur en est touché, il n’en peut jamais guerir que par un mespris si extréme qu’il oste toute esperance, ou par la possession de la chose qui nous fait le mal. Et en voicy la raison: il n’ya rien qui naturellement puisse vivre sans avoir quelque nourriture; or les faveurs sont les nourritures d’Amour. Lors qu’un amant est privé de ces faveurs, ou pour le moins de l’espoir de ces faveurs, il faut que comme le flambeau s’amortit quand il n’y a plus de cire de mesme s’esteigne aussi celuy d’amour dans le cœur qui n’a rien de quoy le nourrir. Mais aussi, comme la surabondance de la cire esteint la flamme qu’avec sa mediocrité elle nourrit, je dis que la possession de la chose aymée estouffe l’amour par la surabondance des faveurs qu’en semblables occasion on reçoit. – Si tu ne sais pas mieux donner remede à mon mal; luy dis-je, que tu en sçais discourir, ô Belisard! j’ay grand peur que j’en seray longuement malade, car j’espreuve que l’une de ces choses que tu dis le faire mourir, ne sert qu’à le rendre plus grand et douloureux. Et je ne puis m’imaginer que la possession d’un bien puisse faire hayr le bien, de sorte que la raison d’un costé et l’experience de l’autre me font cognoistre que tu n’es pas grand docteur, ny grand mire.

– Il n’y a rien, me dit-il, seigneur, qui nuise tant à la guerison d’un malade, que d’avoir mauvaise opinion de celuy qui entreprend sa cure; car nous avons veu bien souvent l’imagination faire des effect incroyables. C’est pourquoy vous ne devez si tost faire mauvaise jugement de ma capacité, que vous n’ayez bien consideré mes raisons. J’ay dit que les estrémes mespris, ou la surabondance des faveurs, peuvent sans plus faire esteindre l’amour. Et n’est-il pas vray que l’amour est un desir, et que l’on ne desire jamais ce que l’on possede? Si, possedant, il n’y a plus de desir, il s’ensuit qu’il n’y a point d’amour. – En amour, respondis-je, il y a un abysme de douceurs , de delices, et il est impossible de les avoir jamais toutes, ny seulement en avoir jamais tant qu’il ne nous en defaille encore beaucoup plus grand nombre que nous n’en possedons; outre que l’appetit, pour estre satisfait, ne s’esteint pas, au contraire, le souvenir du bien possedé en [516/517] rend le desir plus violent. Et ainsi par la mesme raison, amour estant un desir, et le desir s’esveillant plus ardent que la cognoissance du bien possedé, il s’ensuit que ce que tu dis qui le tue, rend au contraire, cet amour, plus fort et plus violent. – Il faut, repliqua-t’il, que cet amour, s’il est ainsi que vous le dites, soit gourmand à outrance, si rien ne le peut souler. Mais, seigneur, que direz-vous du mepris? n’est-il vray qu’en un courage genereux, c’est un poison contre lequel amour ne peut resister? car si le froid esteint le chaud, et si chasque contraire est la ruine de son contraire, vous ne nierez pas pour le moins que la hayne ne soit contraire à l’amour, et qu’elle ne le fasse mourir. – Toutes les choses qui sont en l’univers, repris-je, sont conservées par leurs contraires, et s’il n’y avoit point de contrarieté, tout ne seroit qu’une chose, et ainsi le monde finiroit, ou pour le moins ne seroit plus monde. – Il est vray, repliqua-t’il, mais c’est lors que ces contraires sont tellement esgaux en puissance, que l’un ne peut surmonter l’autre. Mais quand est-ce qu’une amour ne sera point estouffée par un extréme mespris? – Selon ta raison, luy dis-je froidement, ce sera lors que l’amour sera aussi extréme que le mespris. Mais, Belisard, à quoy perdons-nous le temps en ceste dispute hors de saison? Que m’importe que ce que tu dis soit ou ne soit pas vray, puis qu’en effet j’epreuve que les défaveurs, ny les mespris n’ont point fait en moy l’effect que tu dis?

– Seigneur, me respondit-il, vous verrez que peut-estre vostre experience n’est pas telle que vous la dites. Dites-moy, je vous supplie, quel tesmoignage avez-vous d’estre mesprisé? – O Belisard! m’escria-je, j’en ay tant et de si grands qu’il faudroit bien estre incredule pour ne les advouer pas. Et afin que tu en puisses mieux juger, car aussi bien ne te veux-je rien celer, sçache que j’ayme esperduement Circéne. – Celle là, adjousta-t-il, que Clorian a si long temps recherchée? – C’est elle-mesme, repliquay-je, et je t’asseure que, depuis que cette affection est née et que je la luy ay descouverte, elle est tousjours allé augmentant en ses cruautez. – Seigneur, me dit-il alors froidement, ne recevez point à importunité si je suis un peu curieux. Dites-moy, je vous supplie, devant que vous luy eussiez fait cognoistre que vous l’aymiez, traitoit-elle avec vous de cette sorte? – Nullement, respondis-je, au contraire ce n’estoit que douces paroles, et qu’honnestes faveurs que celles que je recevois d’elle. – Et lors, adjous-[517/518]ta-t’il, que vous luy dites que vous l’aymiez, usa-t’elle de mespris ou de colere? – Ny de l’un ny de l’autre,luy dis-je, mais ç’a esté quelque temps apres qu’elle a commencé de vivre ainsi. – Et en quoy, continua-t’il, vous fait-elle cognoistre sa mauvaise volonté? – Que te sçaurois-je dire là dessus? respondis-je, figure-toy qu’elle me fuit comme si j’avois quelque maladie contagieuse. Lors que j’entre en quelque lieu où elle est, elle rougit, et si elle ne peut s’en aller, elle se tourne d’un autre costé, et le jour est à naistre, où depuis qu’elle a pris cette humeur elle a seulement jetté l’œil sur moy. Que si sans y penser elle a eu le regard où j’estois, aussi tost qu’elle s’en est pris garde, elle l’a retiré si promptement qu’il est aisé à juger que cette veue luy est ennuyeuse. Mais, mon cher Belisard, à quoy te vay-je racontant toutes ces petites particularitez? fay ton conte qu’en toutes ses actions, elle me rend tesmoignage que mon service luy est desagreable.

Belisard alors en sousriant et puis se baisant la main, et me la tendant: Mon maistre, me dit-il, consolez-vous sur ma parole, et croyez que cette fille vous ayme. – Circéne m’ayme? luy respondis-je, il me semble qu’elle m’en donne de mauvaises cognoissances. – Seigneur, continua-t’il, asseurément Circéne vous ayme, mais il faut qu’elle soit contrainte de traiter avec vous de cette sorte, car toutes les actions desquelles vous vous plaignez en sont des preuves tres asseurées. Ces fuites, ces rougisssemens, ces changemens de place pour ne vous point voir, et bref tout ce que vous m’avez raconté ne sont que des paroles d’amour, avec lesquelles sans parler elle vous crie: Je vous ayme, Alcandre. Et pour vous monstrer que je vous die vray, quel tesmoignage vous plaist-il, seigneur, que je vous en apporte? – O mon cher Belisard! luy dis-je, luy jettant les bras au col, ô mon cher amy! je voy bien que l’amitié que tu me portes te fait parler ainsi pour me donner quelque consolation. – Non, seigneur, me respondit-il froidement, je ne vous flatte point en cecy, je veux que vous n’ayez jamais assurance en ma fidelité, si je n’espere de vous apporter des preuves de sa bonne volonté la premiere fois que je parleray à elle, et laissez m’en le soucy tout entier et vous resjouyssez, et continuez seulement de vivre avec discretion auprés d’elle, sans vous offencer trop aigrement de ses actions, car croyez-moy qu’elles sont toutes contraintes et entierement à vostre advantage.

[519] Je vous ennuyerois, Hylas, si je vous redisois tous les discours que nous eusmes sur ce sujet, car je ne pouvois les finir, tant les flatteuses esperances qu’il me donnoit m’estoient agreables. En fin, devant que nous separer, il resolut de trouver les moyens de parler à elle, ce que je luy dis qu’il feroit fort aisément, feignant de l’aller visiter de la part de Florice, ainsi que dans les villes on a de coustume de faire entre les personnes qui s’ayment; et que mesme, s’il estoit necessaire, Florice luy en donneroit la charge. – De feindre, me respondit-il, d’y aller de sa part, je le trouve fort à propos, mais qu’en effect Florice m’y envoye, il s’en faut bien garder, ny mesme faire semblant qu’elle sçache chose quelconque de vostre dessein. Car, seigneur, tenez ce secret de moy: il n’y a rien qu’une femme craigne tant que de se fier de semblable chose à une autre femme, et mesme quand elle est belle et jeune, d’autant qu’il n’y a rien si aisé que de faire naistre entr’elles du divorce, et lors Dieu sçait en quel danger sont celles qui se sont fiées de quelque chose qui leur importe! Non, non, parmy celles qui sont bien advisées, l’amitié ny la familiarité n’ont jamais le pouvoir de les mettre en un si grand peril et si vous vous faire un bon office, luy en ait parlé, il ne faut que vous trouviez ses froideurs et ses glaçons estranges, car vous n’en devez attendre moins. – Il est vray, luy dis-je, que je ne luy ay rien caché et qu’elle luy en a parlé plusieurs fois. – Et bien! seigneur, reprit-il, j’essayeray d’y remedier, mais croyez-moy, je vous supplie, priez Florice de ne luy en faire de semblant, et vous verrez que mon advis sera bon, et que vous en ressentirez de l’utilité bien tost.

La nuict commençoit à nous desrober le jour, et l’heure du soupper s’approchoit, lors que je sortis du jardin, beaucoup plus satisfait par les esperances que Belisard nous donnoit, que je n’estois pas quand j’y estois entré, de quoy Florice s’appercevant:

Qu’y a-t’il, me dit-elle, mon frere? vous avez l’esprit plus content que quand vous estes sorty d’icy. – Ma sœur, luy respondis-je, parlant fort bas, mon visage est un causeur, c’est luy qui vous a dit ces nouvelles, et je vous advoue qu’elles sont vrayes, mais je vous supplie de n’en point faire de semblant, et de ne parler point à Circéne, quoy qu’elle vous die, ny de tout ce que nous avons dit, jusque à ce que je vous en advertisse. [519/520] Elle me fit signe de la teste qu’elle n’y failliroit point, et changeant de discours, nous nous mismes à table, où Amilcar arriva que nous avions à moitié souppé, qui nous dit qu’il se faisoit une grande assemblée ce soir en la maison de Dorinde, parce que le lendemain elle devoit estre mariée avec Bellimarte, chef des solduriers que le Roy Gondebaut tenoit pour sa sureté dans la ville de Lyon et que Palinice et ses freres y alloient aussitost qu’ils auroient souppé, et que le pere de Dorinde qu’il avoit trouvé dans la rue venant en nostre logis l’avoit prié d’y convier et Florice et moy; que Circéne n’y estoit point, quoy que ses deux freres y fussent allez, parce qu’elle s’estoit trouvée mal disposée. Ces nouvelles furent cause que nous nous hastasmes de soupper pour nous y trouver puis que nous y estions priez. Et lors que j’estois prest à sortir, Belisard s’approchant de moy: Seigneur, me dit-il, si vous me voulez croire, vous n’irez point en cette assemblée, puis que Circéne n’y est pas; car je m’en vay la trouver, et si l’on peut parler à elle, je veux que ce poinct soit l’ouverture de nostre discours. Et assurez-vous sur moy que je seray le plus trompé homme du monde, si je ne vous apporte devant que vous vous mettiez au lict des nouvelles qui vous contenteront, Je luy respondis que je le ferois, mais que de peur qu’on s’en prist garde, j’y accompagnerois Florice, et que je ne ferois qu’entrer et sortir. Belisard s’en alla donc de cette sorte au logis de Circéne, où de fortune il ne trouva auprés d’elle qu’Andronire, tout le reste s’en estant allé en cette assemblée. Elle estoit assise sur le pied de son lict, à moitié des-habillée et tenant un luth en sa main, duquel elle s’entretenoit, car entre les autres vertus de Circéne, elle joue du luth et chante en perfection. Elle estoit tellement attentive à ce qu’elle chantoit, qu’elle n’aperceut point Belisard de long temps apres qu’il fust entré dans sa chambre, et n’eust esté qu’Andronire le vid et en advertit sa maistresse, il eust longuement jouy de cette douce harmonie. Mais se levant en sursaut elle se fust mise dans un petit cabinet, pour n’estre veue ainsi des-habillée, s’il ne l’eust retenue par sa robe, et puis se jettant à genoux devant elle, il la pria et supplia tant qu’elle revint où elle estoit, commandant toutesfois à Andronire de reculer les chandelles en lieu qu’elle eust moins de honte de se voir en cet habit: Madame, luy dit Belisard, si c’est pour m’empescher de m’esblouyr, vous avez raison, car je ne vis jamais nuict où un si beau soleil esclairast. – Belisard, luy dit-elle, il faut espargner ses amies, et [520/521] mesmes en leur presence; je ne veux pas que vous me voyez rougir de vos flatteries. Mais dites-moy, je vous supplie, qu’est-ce qui vous ameine icy, et que veut dire que vous n’estes pas en cette assemblée chez Dorinde, où tant de belles dames se doivent trouver? – Pour respondre, dit-il, à ce que vous me demandez, il faudroit que je sceusse ce qui me doit advenir, car alors je vous diray si ce qui m’amene icy est un bon ou un mauvais demon; mais quant à ce que vous me demandez, que veut dire que je ne suis point chez Dorinde, sçachez que vous en estes doublement la cause, car, continua-t’il tout haut, Florice ayant sceu que vous vous trouviez un peu mal, m’a commandé de venir sçavoir de vos nouvelles, et vous offrir tout le service qu’elle vous pourra rendre. – Florice, repliqua-t’elle, me fait trop de faveur d’avoir tant de soing de moy. Vous luy direz, s’il vous plaist, que cette maladie me laissera encore le moyen de m’acquitter de cette debte par quelque bon service. – O Circéne, luy dit-il alors, d’une voix plus basse, que vous estes à la bonne foy, si vous pensez que Florice sçache chose quelconque de ma venue! – Et pourquoy, dit-elle, estes-vous menteur? – Parce, repliqua-t’il, que trop de personnes sçauroient nos affaires, si nous disions tousjours la verité. Pensez-vous que je vueille qu’Andronire sçache le sujet de mon voyage? Elle a trop peu de malice pour me fier en elle.

Circéne ne trouvoit pas estrange la façon de parler de Belisard, parce qu’il avoit accoustumé d’en user ainsi et envers elle et envers ses compagnes; et toutefois elle se douta bien que je devois avoir part en ce message, car elle sçavoit que je me fiois grandement en luy, et cela fut cause qu’elle ne luy voulut plus demander le sujet qui l’amenoit. Mais luy reprenant la parole: Je ne vis jamais, continua-t’il, une si peu curieuse personne que vous estes. Pourquoy, puis que je vous ay dit que ce n’estoit pas Florice qui me conduisoit icy, ne me demandez-vous qui c’est? Circéne alors en souriant: Et moy, luy dit-elle, je ne vis jamais une personne si prodigue de ses screts que Belisard qui ne se contente pas de les dire à ceux qui les luy demandent, mais qui les veut mesme faire sçavoir par force à ceux qui n’en ont point de curiosité. – Vous devez cognoistre par là, respondit-il, que le blasme que l’on donne aux femmes peut bien estre deu à quelques hommes. – Et de quel blasme parlez-vous? dit Circéne en sousriant. – De celuy duquel on les accuse, dit Belisard, de ne sçavoir [521/522] rien taire. – Il est vray, reprit alors Circéne, que les hommes nous en blasment. Et toutesfois il me semble qu’avec raison on les en pourroit mieux accuser, pour le moins plusieurs que je cognois. Que si c’est un vice naturel aux femmes, il faut que la nature ait failly en moy, car je vous jure, Belisard, que, quand on m’a prié de ne point dire quelque chose, je l’oublie de sorte que je ne m’en souviens plus si l’on ne m’en parle. – Estes-vous de cette humeur, adjousta Belisard, en tout? – En tout, repliqua-t’elle, pour peu qu’il soit d’importance. – Je veux esprouver, dit alors Belisard, si vous estes veritable, car je vous veux confier un secret que je ne voudrois pas qui fust sceu pour la moitié de ma vie. – Et pourquoy, adjousta Circéne, me le voulez-vous dire ? – Pour deux raison, dit-il, pour sçavoir s’il y a une femme qui se sçache taire, et l’autre, pour vous faire voir combien Belisard est vostre serviteur, puis qu’il vous remet entre les mains un secret avec lequel vous le pourrez ruyner quand vous voudrez. – Vrayement, respondit-elle, je veux bien sçavoir ce que vous me voulez dire, pour les deux considerations que vous me representez, mais prenez garde de n’en avoir parlé à quelqu’autre, ou que vous n’en parliez apres, de peur que si celles à qui vous l’avez dit, ou à qui vous le direz, le publioient, je ne fusse accusée de leur faute. – Non non, respondit Belisard, je m’assure que quand je le vous auray dit, vous perdrez cette doute. – Si cela est, reprit Circéne en sousriant, je seray bien ayse de l’entendre, tout pour vous montrer quelle je suis, que pour sçavoir quel vous estes envers moy.

– Oyez donc, dit Belisard, ce que je vous veux dire. Vous sçavez bien, continua-t’il, qu’il n’ya rien au monde que j’ayme ny que j’honore comme Alcandre, vous sçavez le long temps que j’ay esté nourry auprés de sa personne, je pense que vous avez recognu l’estat qu’il fait de moy, et combien il se fie à fidelité. Or à ce coup je vous veux remettre un secret qu’il m’a confié, et qu’il aymeroit mieux mourir que d’estre sceu. Sçachez donc, belle Circéne, qu’en me parlant de choses d’importance, il m’a juré sur sa vie et rejuré cent et centfois par tout ce qu’il a de plus cher, et je sçay assurément qu’il disoit vray. Il m’a juré, dis-je, qu’il aymoit de telle sorte la belle Circéne, et estoit tellement bon serviteur qu’il n’y eut jamais une affection qui esgalast la sienne, et si cette affection venoit à vous estre des-agreable, il ne recourroit jamais à autre remede qu’à la mort. [522/523] Et parce que Belisard se teut à ce dernier mot, Circéne en sousriant reprit: Est-ce là tout le secret de Belisard, que vous me voulez dire? – Et ne vous semble-t’il pas de tres-grande importance, dit Belisard, puis qu’il y va du contentement et de la vie d’un tel chevalier? Car sçachez, Circéne, que depuis qu’il vous a veue, il ne songe en luy-mesme ny ne discourt avec moy jamais que de vous. Toutes ses pensées sont de rechercher les moyens de vous servir tous ses discours à vous louer et estimer, et tous ses desirs en l’honneur de vos bonnes graces. – Vrayment, adjousta Circéne, voicy une façon de descouvrir l’affection d’une personne qui n’est pas commune. – Je vous supplie, reprit-il, ma belle dame, de vouloir bien tenir secret ce que je vous dis. – Je le vous promets, adjousta-t’elle, et de telle façon que je ne veux pas mesme que Circéne en sçache ny en croye jamais rien. – O ce n’est pas, dit-il alors, ce que je demande de vous, car au contraire, je veux que Circéne le sçache et le croye comme il est tres-veritable; mais j’entends que vous n’en parliez point ny à Palinice, ny à Clorian. – Non non, respondit-elle, ny Palinice, ny Clorian, ny Circéne n’en sçauront rien: asseurez-vous-en sur moy. Et ne vous souvenez-vous pas de ce que je vous ay dit au commencement de nostre discours, que quand l’on me disoit quelque chose qu’il falloit taire, je l’oubliois entierement? Croiez, Belisard, que j’en feray de mesme du secret que vous me venez de dire, car je ne m’en souviendray jamais plus. – Mauvaise fille, repiqua Belisard, pensez-vous que je vous aye dit quelque chose pour vous le faire oublier? Est-ce ainsi que vous mesprisez ce que je vous dis, et qui importe à un chevalier de tant de merite, et à une dame la plus belle du monde? – Ce que vous me dites reprit alors froidement Circéne, n’a nulle des conditions que vous proposez, et c’est la dame de laquelle vous parlez est bonne, mais non pas belle, et le chevalier auquel vous dites que cette affaire touche, ne le pense pas comme vous, et ce secret que vous figurez tel, est desja sceu de tous ceux qui l’ont, voulu entendre. – Je suis bien-aise, respondit Belisard, puisque contre votre conscience vous voulez nier ce que je dis, que vous advouez au moins que chacun les advoue, et que , pour la beauté que vous dites n’estre point en Circéne, tous les yeux qui la voyent vous desmentent, que pour l’affection que vous mettez en doute d’Alcandre, toutes ses actions vous en rendent tesmoignage, et qu’en fin, pour le secret que vous dites n’estre [523/524] plus tel, le temps qui descouvre la verité vous fasse cognoistre que personne n’en a jamais ouy parler que Circéne, Alcandre et Belisard. – Ah! menteur, reprit-elle incontinent, et Florice ne m’en a-t’elle pas diverse fois parlé? – Florice peut bien vous avoir parlé de ce qu’elle a pensé, mais non pas qu’Alcandre luy en ait dit quelque chose. – Et Clorian et Palinice, continua-t’elle, ne s’en sont-ils pas aperceus? – Et comment, adjousta Belisard, sçavez-vous qu’ils s’en soient aperceus? – Comme je le sçay? respondit-elle, et l’un et l’autre me l’ont dit, et avec quelles reproches! Croyez, Belisard, que depuis qu’ils en ont eu opinion, je n’ay pas esté sans exercice.

Alors Belisard en sousriant: Voulez-vous, luy dit-il, belle Circéne, que je vous confesse la verité? Tout ce que je vous ay dit d’Alcandre est si vray, que le Ciel et la terre ne le sont point davantage, et je veux estre rayé du nombre des vivans s’il ne vous aime, ou plustost s’il ne vous adore. Mais le sujet qui m’a fait venir en ce lieu, et celuy de tout le discours que jusqu’icy je vous ay fait, n’a esté que pour sçavoir ce que vous venez de me dire de Palinice et de Clorian. Car et Alcandre et moy nous ne pouvions imaginer pourquoy vous le traitiez si cruellement, veu l’extreme affection qu’il vous porte, et la discretion avec laquelle il vous aime, nous semblant qu’il n’y avoit pas grande apparance qu’il fust rudoyé de la sorte, veu son merite et le desirs qu’il avoit de vous faire service. Maintenant je voy bien qu’il n’y a point eu de mauvaise volonté de vostre costé, mais que l’importunité seul de Clorian et de sa sœur en ont esté la cause. Vous plaist-il pas que nous le croyons ainsi, et que pour la satisfaction, ou plustost pour la conversation de la vie de mon cher maistre, je le luy fasse entendre de cette façon?

Et parce qu’elle ne parloit point, et qu’au lieu de luy respondre, elle s’estoit levée, et se promenoit doucement par la chambre, il continua de cette sorte: Je me suis plusieurs fois estonné du bon-heur de quelques personnes et du mal-heur des autres, car j’en ay veu qui avoient plus de bien qu’ils ne meritoient, et d’autres qui ne pouvoient obtenir ceux desquels chacun les jugeoit dignes. En cette occasion, nous pouvons bien justement faire cette mesme consideration, car avec quelle justice l’honneur de vos bonnes graces peut-il estre desnié à Alcandre, ou avec quelle raison Clorian aura-t’il l’absolu pouvoir qu’il emporte sur vostre volonté, puis que, qui considerera le merite de l’un et l’autre, [524/525] sera bien privé de jugement, s’il ne prefere, en tout Alcandre; mais quand il n’y auroit que cette seule consideration, elle vous devroit emporter de son costé, Clorian use d’un si grand empire sur vous, qu’il semble que vous luy soyez de beaucoup inferieure, et au contraire Alcandre vous respecte et honore de telle façon que si vous estiez sa déesse, il ne sçauroit vous servir ny vous reverer davantage. Et c’est une chose qui est difficile d’estre creue, et que toutesfois nous voyons estre vraye: vous usez de toute sorte de soubmission envers qui vous foule aux pieds, et de toute espece de cruauté et de mespris envers qui vous adore. – Ha! reprit Circéne, de mespris? vous vous trompez, j’estime Alcandre comme je dois, et comme son merite y oblige tous ceux qui le cognoissent. – Je vous assure, reprit alors Belisard, que vous le gratifiez fort d’en faire l’estime que font tous ceux qui le cognoissent. N’estes-vous pas obligée à quelque chose davantage, puis qu’il ne vit ny ne veut vivre que pour vous servir. – Et que voulez-vous, respondit-elle en sousriant, que je fasse de plus? – Que sert-il que je vous le die? adjousta-t’il. Et à ce mot, ils s’approcherent de la table, où sans songer à ce qu’il faisoit, il prit une plume, et alors tirant quelques lignes sur du papier sans dessein: Pourquoy, continua-t’il, vous le diray-je, puis qu’aussi bien vous n’en ferez rien? – Peut-estre, reprit-elle en sousriant, vous avez deviné, mais peut-estre aussi vous trompez-vous. – Respondez-moy premierement à une chose que je vous veux demander: aimez-vous, ou voulez-vous mal à Alcandre? – Vrayment, respondit-elle en sousriant, vous me faites une gracieuse demande, et pourquoy hayrois-je une personne qui a tant de merite, et qui ne m’en donne point d’occasion? – Si vous dites vray, reprit-il, pourquoy le traittez-vous avec tant de rigueur? – Je ne sçay, dit-elle, ce que vous appelez rigueur. – Quand vous le voyez, repliqua Belisard, vous vous tournez de l’autre costé; s’il s’approche, vous le fuyez; s’il parle à vous, vous ne luy respondez point, ou si vous y estes forcée, c’est tousjours avec des demy-mots et bref toutes ces autres façons mesprisantes et dont vous n’usez qu’envers luy. – Veux-tu, Belisard, luy dit-elle en luy mettant une main sur l’espaule, que je te parle franchement? je n’ay jamais creu que toy ny ton maistre eussiez si peu d’esprit que vous en avez. Dy moy, je te supplie, si je traitte differemment Alcandre de tout autre, n’est-ce pas signe que je le tiens en autre rang que tous les autres? [525/526] Va, Belisard, et apprends que les femmes sont bien souvent contraintes de faire semblant de ne voir point ce qu’elles voyent, et de voir au contraire ce qu’elles ne voyent point. – O dieux! dit-il, Circéne, que je remercie de bon cœur mon ignorance, puis que vous m’avez appris la seule chose que je desirois sçavoir! et que cette leçon apportera de contentement à la personne du monde qui est maintenant la plus affligée, et que je rendray la plus contente bien-tost et la plus heureuse.

Et à ce mot, reprenant la plume, il se remit à brouiller le papier, cependant que Circéne reprenant son promenoir le long de la chambre, pour ne donner soupçon à Andronire de leur si long discours, de temps en temps venoit voir ce qu’il escrivoit, car Belisard, de qui l’esprit est excellent, avoit la reputation de mettre aussi bien par escrit que personne qui fust en la Cour. Et cela fut cause qu’elle luy dit fort haut: Que n’escrivez-vous quelque chose de bon et non pas brouiller seulement mon papier? – Si vous voulez, dit-il, approuver ce que j’escriray, vous verrez que je ne seray point paresseux à vous obeir. – Si c’est chose qui se doive, respondit-elle, je le feray. – O, reprit-il, Circéne! que j’estimerois ce soir heureux si vous le vouliez faire. – Je le feray sans doute, repliqua-t’elle, pourveu qu’il se puisse; mais qu’est-ce que vous voulez escrire? – Vous le verrez, dit-il, et ne me croyez jamais pour vostre serviteur, si j’y mets chose qu’avec raison vous puissiez desadvouer.

Et lors, prenant un autre papier, il escrivit ce billet.

BILLET DE CIRCÉNE

A ALCANDRE

L’assurance que vos actions m’ont donnée de vostre amitié m’oblige, pour n’en estre point mescogoissante de vous aymer, et de faire estat de vostre merite, comme d’une personne que je veux honorer toute ma vie.

Cependant qu’il l’escrivoit, elle l’alloit lisant, et sousrioit en elle-mesme. Or bien! dit alors Belisard, tenez-moy la parole que vous m’avez donnée; faites à cette heure ce que vous m’avez promis. – Et quelle promesse, dit-elle, vous ay-je faite? – Vous m’avez assuré, respondit-il, que si c’estoit chose que vous deus-[526/527]siez, vous approuveriez ce que j’escrirois. Ay-je rien escrit qui ne soit vray, et que vous ne deviez advouer? – Je ne sçay, reprit-elle, à qui cet escrit s’adresse, ny au nom de qui vous l’escrivez. – Vous pouvez aisément juger, dit-il, qu’il est raisonnable, pour me rendre croyable, que j’emporte ce tesmoignage au plus fidele serviteur que vous aurez jamais. – Mais quand tout cela seroit, respondit-elle, que voulez-vous que j’y fasse? – Je veux, repliqua-t’il, que vous approuviez ce que j’ay escrit. – Ce n’est pas assez, adjousta-t’il, il faut que vous y mettiez vostre nom. – Et puis alors, continua-t’il, vous aurez satisfait à vostre promesse et je seray content. – Mais ce n’est pas ce que je demande, respondit-elle, je veux sçavoir que deviendra ce billet, et à quoy se resoudra tout ce mystere? – Il ne faut pas, dit-il alors, en luy mettant la plume en la main, et la luy portant sur le papier, il ne faut pas estre si curieuse; faites seulement ce que vous avez promis, et puis nous en parlerons davantage.

Et lors presque par force il luy fit escrire Circéne et parce qu’incontinent il retira le papier: Non non, dit-elle, je le veux ravoir, car je n’ay pas promis de le vous laisser, mais seulement de l’approuver. – Il est vray, respondit-il, mais aussi ne vous ay-je pas promis de vous le rendre; de sorte que je ne manque non plus à ma parole que vous à la vostre. – Et bien! dit-il, vous l’aurez à condition que ce sera des mains d’Alcandre.

Avec semblables discours, parce qu’il se faisoit tard, il luy donna la bonsoir, et elle, voyant qu’il emportoit, s’approchant de luy: J’ai appris, dit-elle, en sousriant, qu’il faut donner ce que l’on ne peut vendre; dites pour le moins à Alcandre de quelle façon vous m’avez trompée. – Ce ne sera pas, luy dit-il en s’en allant, ce que je luy diray, mais ouy bien qu’il est plus heureux qu’il n’a jamais pensé estre. Et sans attendre autre responce, il me vint trouver, et parce que j’estois seul dans le logis, je m’estois amusé à escrire du sujet qui me touchoit le plus, et à l’heure mesme que Belisard revint, il trouva que je finissois ces vers. [527/528]

SONNET

Quoy qu’elle le mesprise, il la veut aymer.

 Pourquoy la dois-je aimer, cette belle inhumaine,

Puisque je cognoy bien qu’en fin je luy desplais,

Et qu’un mespris cruel de tout ce que je fais,

Sera le seul loyer d’une si grande peine?

Retirons nous, mon cœur, d’une amitié si vaine,

Sans souffrir que l’espoir nous flatte desormais.

Que sçaurois-je esperer que sa haine à jamais,

Si mon affection est cause de sa haine?

 O Dieu! qu’il est facile à l’amant de parler!

Mais de tout de beautez se pouvoir demesler,

Celuy n’aima jamais qui peut estre si sage.

Au mesme temps que Belisard entra, j’achevois d’escrire ces vers, et parce qu’ordinairement je les luy communiquois, devant que luy demander s’il avoit veu Circéne, je les luy fis lire, afin d’en sçavoir son advis, d’autant que, comme je vous ay dit, il avoit un tres-bon esprit, et jugeoit fort bien de semblables choses. Mais à ce coup, à peine se pust-il donner le loisir de les lire, que les jettant sur la table: Ces vers, me dit-il, ne sont non plus de saison que les docteurs en temps de guerre. – Qu’est-ce, Belisard, adjoutay-je, que tu veux dire? – Je veux dire, reprit-il, en se mettant les mains sur les costez, qu’il n’y a qu’un Belisard au monde pour remettre une affaire qui estoit desesperée. Qu’est-ce que vous parlez de mespris, de rigueur et de cruauté? rien qu’amour, rien que faveurs.

Jettant la plume alors que j’avois encore entre mes mains, je courus l’embrasser en luy disant: Te mocques-tu point, Belisard? est-il possible que Circéne t’ait rendu quelque tesmoignage de bonne volonté pour moy? – Je m’assure que vous estes tellement preoccupé, me dit-il, de l’opinion que vous avez, que mal-[528/529]aisément croirez-vous à mes paroles. Mais oyez bien ce que je vay vous dire, et puis demandez m’en quelque assurance, qu’avec raison vous puissiez dés à cette heure pretendre, et je m’assure que je vous la donneray. Je vous dis donc que non seulement Circéne a agreable d’estre servie de vous, mais de plus qu’elle vous aime, et que voulez-vous pour preuve de ce que je dis ? – Ah! Belisard, m’escray-je, transporté de trop de contentement, dois-je croire une si bonne nouvelle? – Je sçavois bien, reprit-il, que vous seriez incredule, et c’est pourquoy dés le commencement je vous ay offert de vous en donner une telle assurance, que vous pussiez adjouter foy à ce que je dirois; or pensez laquelle seroit assez forte pour faire que vous me voulussiez, donner creance. – Jures-en, luy dis-je, par l’amitié que tu me portes. – Celle-là, me dit-il, en effet est tres-grande, et je ne pense pas en pouvoir trouver une qui le soit davantage; mais d’autant qu’il faut mesme que vous vous serviez de la foy que vous avez en moy, je veux vous en donner une où cette creance que vous avez en moy n’ait point de lieu. – Jure-le, luy dis-je, par l’amitié que je porte à Circéne. – les sermens, respondit-il, ne sont que des paroles, et je veux vous donner quelque preuve que vous voyiez et que touchiez. – M’apportes-tu, repris-je, pour marque de ce que tu dis quelque chose que j’aye veu dessus elle ou entre ses mains? – Plus, repliqua-t’il. – Je te conjure, luy dis-je alors, saisi d’impatience, ne me retiens plus long temps privé du bien que tu me veux faire. – Vous contenterez-vous, repliqua-t’il, et me croirez-vous une autrefois, si maintenant je vous fais voir par escrit que ce que je vous ay dit est vray? – O dieux! m’escriay-je, j’ay peur que tes promesses soient trop grandes. – Or je veux montrer, reprit-il, que mes effects sont encore plus grands que mes promesses, car non seulement vous le verrez par escrit, mais que c’est à vous à qui elle l’escrit.

Et lors me donnant le billet: Voyez-vous, continua-t’il, comme ce contact d’amour duquel j’ay esté le secretaire, a esté signé et approuvé de sa belle main, et jugez que signifie cette Circéne qu’elle vous envoye, sinon qu’elle vous donne celle-cy, en attendant qu’elle vous fasse possesseur de l’autre.

Vous pourrois-je dire, Hylas, ny mon ayse ny mon ravissement? Je baisay cent fois ce beau nom de Circéne, et me le joignant contre le cœur, il me sembloit que j’en recevois une consolation qui ne se peut imaginer. Et parce en fin que je m’estonnois [529/530] comme il estoit possible qu’il eust pu obtenir cette declaration d’elle, puis que ne luy ayant jamais escrit, il me sembloit que ce n’estoit pas bien à elle de commencer, il me raconta d’un bout à l’autre tous les discours qu’ils avoient eus ensemble, sans en oublier une moindre parole. Je l’escoutois si attentivement et avec un si grand plaisir que je n’eusse jamais voulu que ce discours eust finy: Masi en fin, me dit-il, c’est la verité, mon maistre, que cette fille n’a pas seulement le corps fort beau, mais l’un des plus rares esprits que l’on puisse imaginer, et que sa jeunesse, encore que bien grande, ne luy oste point la prudence et la sagesse. Et croyez-moy que vous estes obligé de l’aymer, non seulement pour cette extreme beauté que vous voyez en elle, mais plus encore pour la bonne volonté qu’elle vous porte. Car, outre ce que vous en voyez par escrit, je vous asseure que ses discours me l’ont bien mieux tesmoigné et que toutes ces actions qui vous ont mis en peine n’ont esté que des contraintes qu’elle faites pour n’oser pas faire autrement; mais que ne devez-vous pas attendre, puis que dés la premiere fois j’ay obtenu plus que vous n’eussiez osé esperer?

Nostre discours n’eust pas si tost finy, car je ne me pouvois lasser de luy faire dire et redire cent fois une mesme chose, n’eust esté que Florice et Amilcar revindrent de cette assemblée où tous deux avoient eu du desplaisir et du contentement, car Lucindor et Cerinte s’y estoient trouvez, qui n’avoient gueres abandonné Florice. Sileine aussi avoit tenu bonne compagnie à Palinice, de sorte qu’Amilcar ne pust guere parler à elle sans compagnie. Soudain que je les vis, rompant nostre propos, Belisard et moy, je les pris tous deux par la main, et les retirant à part: Or sus, leur dis-je, je veux participer à vos contentements, afin que ce soir qui a esté si mal employé pour moy, ne se passe point, au moins entierement, sans me donner quelque plaisir.

Ils sousrirent tous deux, et Florice prenant la parole: Quant à moy, dit-elle, j’ay veu Lucindor et Cerinte. – Et moy, continua Amilcar, pour mon bon-heur, Palinice, et pour mon malheur, Sileine auprés d’elle. – Or, reprit Florice, je ne vous puis dire rien de nouveau, sinon que je suis la fille du monde la plus persecutée de leurs importunitez, ou plustost de leurs jalousies ; car figurez-vous que je ne puis parler à l’un, que, si à mesme temps, je n’ay l’œil sur l’autre, il n’en demeure mal satisfait. Et bien souvent avec toute la peine que je m’en donne, je les desoblige [530/531] tous deux, car celuy à qui je parle est marry que je ne le reagrde pas, et celuy que je regarde, que ce n’est luy à qui je parle, et ce soir j’ay eu peur deux ou trois fois qu’ils ne vinssent à quelques paroles picquantes, car j’en ay veu le discours ouvert diverses fois, si promptement je ne l’eusse rompu. – Pour moy, ma sœur, luy dis-je, si vous avez à en aymer l’un des deux, je vous supplie que ce soit Lucindor, car il est frere de Circéne, et luy dites, pour l’obliger, que c’est moy qui tiens son party auprés de vous. – Tant s’en faut, adjousta Amilcar en sousriant, je vous conjure, ma sœur, d’aymer Cerinte, parce qu’il est frere de Palinice, et lui faites bien entendre que je vous en ay suppliée. – Mes freres, mes amis, interrompit Florice, pour l’amour de vous, dit-elle, se tournant vers Alcandre, je ne feray point d’estat du frere de Circéne, et pour l’amour de moy je ne me soucieray, ny de Lucindor, ny de Cerinte.

Nous ne pusmes nous empescher de rire de ceste declaration, et apres, reprenant la parole: Aymez-les, luy dis-je, ou ne les aymez point, c’est le moindre de mes soucis, pourveu que vous fassiez semblant de ce que je dis. Mais vous, Amilcar, continuay-je, quelle fortune avez vous eue? – Fort gracieuse, respondit-il, pour le commencement, mais la fin n’a pas esté telle. Lors que nous sommes arrivez dans l’assemblée, Sileine n’y estoit point encore, si bien que trouvant la place libre, pour n’estre mauvais mesnager de ce temps, je luy ay dit: Que j’eusse voulu de mal à mon frere si je m’en fusse allé avec luy, comme il m’a voulu emmener. – Peut-estre, me respondit-elle, y eussiez-vous eu plus de contentement que vous n’en recevrez pas icy. – A la verité, repliquay-je, il n’y a personne qui le puisse deviner plus content et le plus malheureux homme du monde, et seulement avec une parole. – Si cela est, adjousta-t’elle, il faut que vous mettiez vostre heur ou vostre malheur en peu de chose. – Non pas cela, respondis-je, mais c’est que je fais tant d’estat de vous que les moindres choses qui viennent de vous me semblent tres-grandes. – Prenez garde, me dit-elle, Amilcar, que ce qui vous semble tel, en effect ne le soit pas. – Pleust à Dieu, repliquay-je, belle Palinice, qu’il vous plust de m’en faire juger avec l’experience. – Et que faudroit-il que je fisse, dit-elle, pour vous rendre aussi sçavant? – Je voudrois, continuay-je, que vous disiez [531/532] seulement: J’ayme Amilcar. – Ce mot ne sied pas bien, dit-elle, en la bouche d’une honneste femme. – Dites donc, repris-je: L’amour qu’Amilcar me porte m’est agreable. – comment, reprit-elle en sousriant, voulez-vous que je le die, si mesme je ne croy pas qu’il soit vray? – O Dieu! me suis-je escrié, vous ne le croyez pas? Ah! mescognoissante Palinice, et que faut-il donc que je fasse pour vous en donner la creance? – Si ceste creance, a-t’elle respondu, vous pouvoit estre utile, il en faudroit chercher les moyens, mais autrement je ne le vous conseille pas. – Et lors que vous ne pourrez plus l’ignorer, ay-je repliqué, l’aurez-vous agreable? – De l’advenir, a-t’elle dit, les jugemens sont fort incertains, et mal-aisément en peut-on asseurer quelque chose. – A quoy faut-il donc que je recoure? ay-je respondu. Et en mesme temps Sileine est arrivé, qui nous a empesché de continuer nostre discours, sinon qu’elle m’a dit fort bas: A l’essai. Et depuis, de tout le soir, nous n’avons pu parler sans ce fascheux tesmoin. Nous nous allions entretenant de la sorte et j’apprenois ainsi leurs fortunes, sans que je leur fisse part des miennes, non pas que je ne voulusse bien qu’ils les sceussent, mais je craignois de deplaire à Circéne que je voyois estre si contrainte pour l’authorité que Palinice et Clorian s’y estoient usurpée. Et d’autant qu’il estoit tard, nous nous retirasmes pour nous reposer; mais j’entretins encore Belisard dans ma chambre si long-temps, en luy faisant raconter cent fois une mesme chose, que le jour commença de paroistre, devant que je luy voulusse permettre de se retirer. Le soleil nous pressant, nous prismes resolution qu’il falloit gaigner auprés de Circéne la fille qui la servoit, estant presque impossible de se defendre de ses yeux, et puis que Belisard avoit desja esté si heureux en sa premiere entreprise, je luy remis de telle sorte la conduite de toutes choses que je m’en reposay entierement sur luy.

Ce discours seroit trop long, Hylas, si je voulois vous raconter par le menu tout ce que nous fismes, tant mon frere et moy, que ces autres quatre chevaliers. Tant y a que Belisard, travailla si bien qu’il s’acquit non seulement un grand credit envers Circéne, mais aussi se rendit entierement sienne Andronire. Mais, par malheur, je fus contraint en ce temps-là de faire un voyage pour le bien de nostre maison dans le pays des Veragrois, ou ma mere, quoy que je sceusse faire, voulut que j’allasse fort promptement. Dieu sçait si ce depart me fut sensible, et si je n’eusse pas volon-[532/533]tiers donné cette charge à Amilcar! Mais d’autant que j’estois l’aisné et par conséquent celuy à qui le bien arrivoit, il fallut se resoudre à ce fascheux depart. Je me souviens que Belisard porta à Circéne ces vers de ma part.

SONNET

Il est prest à partir.

Que ma vie en fuyant devance ce depart.

Aussi bien, m’en allant, puis-je avoir quelque envie

De prolonger encor les tourmens de ma vie?

La mort, loing de ses yeux, ne viendra que trop tard.

Si je ne vis, helas! que de leur doux regard,

Quand l’absence m’aura ceste beauté ravie,

Quel desir mal-heureux encore m’y convie?

Veux-je, mourant icy, vivre en quelqu’autre part?

L’amant à qui le Ciel de l’esloigner ordonne,

Doit mourir de regret devant qu’il abandonne,

Ou vivre seulement pour remourir tousjours.

Que rien donc desormais mon ame ne console!

C’est en vain abuser du bien de la parole

Que vouloir alleger ce mal par le discours.

Mais voyez si la fortune ne vouloit pas bien esprouver ma resolution! Lors que mon voyage fut en tel estat qu’il m’estoit impossible de le retarder, sans donner une trop grande cognoissance de ce que je voulois tenir caché, Circéne tomba malade, fust pour les grandes chaleurs (car c’estoit environ le temps des jours caniculaires), ou pour quantité de fruicts que les jeunes personnes mangent en cette saison. Tant y a que la voylà dans le lict avec une grande fievre. O Hylas! combien de fois desiray-je qu’Amilcar fust mon aisné ou pour le moins que nous eussions perdu toute l’esperance de ce bien que j’allois receuillir? Et le pis estoit que jamais ou Clorian, ou Palinice ne bougeoit du chevet de son lict, et le plus souvent tous les deux y estoient, de sorte que, quand en fin il fallut que je partisse, il me fut impossible de parler à elle [533/534] sans ces deux importuns tesmoins. Jugez quel congé je pris, et quelle satisfaction j’eus de mon adieu! C’estoit ma coustume d’emmener tousjours Belisard avec moy, à cause que je l’aymois comme un autre moy-mesme, mais à ce coup je le laissay exprés, afin qu’il essayast de donner une lettre à ceste belle fille, et quelques vers qui tesmoignoient l’ennuy que je recevois de cet esloignement, et m’en faire sçavoir des nouvelles. La lettre estoit telle.

LETTRE D’ALCANDRE

A CIRCÉNE

O dieux! quelle sera la fin de ce voyage, puisque le commencement en est si-mal-heureux? Partir, et sans presque pouvoir parler, vous laisser malade dans un lict, ne sont-ce pas trois malheurs, contre lesquels de mon costé il n’y peut point avoir de resistance? Vous plaist-il toutesfois que je vive? Plaignez ma peine, et prenez quelque part en mon extreme desplaisir.

Quant aux vers que je luy donnay à part, ils estoient tels.

STANCES

Sur le desplaisir d’un depart.

I

Destin! vous le voulez, il faut que je vous cede,

Rien ne peut revoquer l’arrest de mon depart,

O combien promptement fuit le bien qu’on possede!

Et quand il s’en revient, ô dieux! qu’il revient tard!

II

Le bon-heur des amans, d’une aisle trop legere,

S’enfuit d’eux aussi-tost qu’il a commencement,

Semblable à la clairté du foudre messagere,

Dont la vie et la mort se font dans un moment. [534/535]

III

Que ne suis-je un Acis accrazé d’une pierre!

Pour voir tousjours mes yeux dans une source d’eau,

Ou pour tige si beau, que ne suis-je un lyerre,

Pour ne m’en separer mesme dans le tombeau!

IV

Que sera-ce de vous, ô mes tristes paupieres!

Quand vous ne verrez plus Circéne en ces beaux lieux?

Vous pouvez bien, helas! vous changer en rivieres:

Loing d’elle, qu’ay-je affaire aussi bien de mes yeux?

V

Autresfois prés de vous, ô ma belle inhumaine!

Je n’avois, bien-heureux, des yeux que pour vous voir.

Maintenant je n’en ay que pour pleurer ma peine:

Encore pour cela n’en puis-je assez voir.

VI

Que cet esloignement nous coustera de larmes

Qui ne se tariront que par nostre retour!

Amour doncc, à jamais, par l’effort de tes charmes,

Tu mesleras ensemble et les maux et l’amour.

VII

Donc à jamais cruel, d’une injuste ordonnance

Les fruicts de ton jardin s’arroseront de pleurs?

Et de mille chardons nous recevrons l’offence

Devant que de cueillir la moindre de tes fleurs?

VIII

Que nos sages Gaulois sçavoient bien ta coustume,

Lors que pour dire aymer, ils prononçoient amer! [535/536]

Amers sont bien tes fruicts, et pleines d’amertume

Sont toutes les douceurs qu’on a pour bien aymer.

IX

Helas! qui ne le sçait, s’en vienne voir Alcandre:

Il verra que son cœur est tout couvert de fiel,

Et que quand du hasard quelque heur il peut attendre

Un depart fait changer en absinthe son miel.

X

Si faut-il s’en aller, quoy que je sçache faire,

Je puis plaindre mon mal, mais non m’en exempter,

Le Destin veut monstrer par cet effet contraire,

Qu’amour vainqueur des dieux ne l’a pu surmonter.

XI

Adieu donc, ô Circéne, il faut que je flechisse

A la necessité qui m’esloigne de vous,

Mais si vous partagez avec moy ce supplice,

Quel tourment puis-je avoir qui ne me semble doux?

A la premiere occasion que se presenta, Belisard s’acquitta de sorte de la charge que je luy avois donnée, qu’il trompa les yeux, non seulement de Palinice et de Clorian, mais encore d’une surveillante qu’ils avoient mise auprés d’elle, estans entrez en quelque soupçon d’Andronire. Cependant je continuois mon voyage avec tant de regret de n’avoir pu parler à elle, que, n’eust esté l’esperance que j’avois en l’assistance de Belisard, je ne sçay ce que je fusse devenu.

Durant mon voyage, Amilcar entreprit si soigneusement la recherche de Palinice, que Sileine, frere aisné de Circéne, commença d’en entrer en une peine qui n’estoit pas petite. Ce Sileine, comme vous sçavez, est un chevalier tres-accomply, et qui n’a personne qui le surpasse, et fort peu qui l’esgale en l’adresse des armes, ny en tout ce qui concerne un chevalier. Dans les behours et dans les tournois, il a tousjours l’advantage au jugement de tous ceux qui le voyent, et cela est cause que comme il est en [536/537] bonne estime auprés de chacun, aussi n’a-t’il point mauvaise opinion de soy-mesme, courtois toutesfois, et plein de respect envers ses amis, mais un peu imperieux en son affection, et qui pense autant obliger une dame en l’aymant, qu’elle luy sçauroit faire de faveur en se laissant aymer. Ce chevalier ayant esté nourry dans la cour du roy Gondebaut, estant encore fort jeune, jetta les yeux sur Palinice. Et d’autant que leurs maisons estoient fort proches, et qu’estant bien souvent en la Cour de la reyne, femme de Gondebaut, il avoit eu commodité de la voir, cette affection peu à peu devint tres-grande, non seulement du costé de Sileine, mais de celuy de Palinice aussi. Toutesfois, parce que le prince Sigismond qui pouvoit estre d’un mesme aage, se rendit amoureux en mesme temps de cette belle fille, le respect leur fit dissimuler leur amour, et donna occasion à Sileine de s’en esloigner. Et quoy que ce qu’en continuant ceste feinte, Sileine tourna les yeux sur Dorise et quoy qu’il le nie, si croit-on qu’il s’y laissa prendre, n’en faisant que semblant. Palinice, comme jeune qu’elle estoit, et qui avoit consenty à cet artifice pour ne donner point de sujet au prince Sigismond de se retirer de l’affection qu’il luy faisoit paroistre, ne monstra point de ressentiment de la perte de Sileine, tant que Sigismond continua de l’aymer, mais il advint quelque temps apres que ce jeune prince, de qui l’humeur n’estoit pas fort endurante, pour quelque sujet se retira de cette affection. – Il me semble, interrompit Hylas, qu’estant à Lyon, j’en ouys parler, et que l’occasion n’en fut pas grande. – On la raconte diversement, reprit Alcandre, mais la plus commune opinion c’est que Palinice accommondant quelque chose à la coiffure de la reyne, mere de Sigismond, car cette princesse la favorisoit grandement, ce jeune prince luy vint prendre les doigts pour se jouer et sans que la reyne le vit. Elle qui peut-estre eut peur qu’elle ne s’en apperceust, retira la main par deux ou trois fois, et parce qu’il continuoit: Seigneur, luy dit-elle, je vous supplie, laissez-moy. Et d’autant qu’elle prononça ces paroles un peu aigrement, à la seconde fois qu’elle les repliqua, il luy dit: Voulez-vous en effet que je vous laisse? Et parce qu’elle respondit de mesme façon qu’elle l’en supplioit: Je vous permets, repliqua-t’il en rougissant, que vous n’aurez jamais occasion de me le dire la troisiesme fois. Et dés lors il la laissa, de façon que jamais il ne fit non plus semblant d’elle que comme d’une personne indiffe-[537/538]rente. Le sujet à la verité de cett separation fut bien foible, si est-ce qu’il eut tant de force que jamais depuis cette affection ne se renoua.

Quelque temps auparavant, Sileine faisant semblant d’aymer Dorise, tres-belle et tres-agreable fille, s’y estoit embarqué à bon escient, monstrant bien par cette experience que les feintes en amour sont tres dangereuses, parce qu’amour n’est qu’un jeu et qu’en se jouant on vient quelquesfois à bien aymer. Le despit de la perte de Sigismond et le desplaisir du divertissement de Sileine furent cause que Rossiliandre, la recherchant, obtint en fin cette belle fille, à quoy elle consentit d’autant plus volontiers qu’elle estoit bien aise d’esloigner pour quelque temps cette Cour où elle ne voyoit plus que des choses qui luy desplaisoient; et de fortune Rossiliandre avoit sa demeure dans les plus reculez Sebusiens.

Mais voyez si Amour n’est pas un enfant: Sileine ne vid pas plustost Palinice partie, qu’il se ressouvint qu’autrefois il l’avoit aymée, et commença dés lors de regretter l’esloignement de celle de la presence de laquelle il ne s’estoit point souicié. Ce ne furent donc depuis ce temps que lettres et que message, et cet amour reprit plus de chaleur de loing qu’il n’avoit pas eu de prés. Et toutesfois il faut advouer qu’en la peine qu’ils en ressentirent tous deux, Amour se monstra tres-juste, si jamais il l’a esté, punissant l’inconstance, ou plustost l’imprudence de ces deux jeunes amans par une absence de deux ans, durant lesquels ils eurent tousjours une assez bonne intelligence pour n’estre jamais sans des nouvelles l’un de l’autre.

En fin le Ciel quui favorise ordinairement les affections de ceux qui ayment et continuent d’aymer, delivra Palinice de l’obligation du mariage par la mort de Rossiliandre. Elle, se voyant libre, et ne pouvant plus vivre parmy les Sebusiens, s’en revint au lieu de sa naissance, où elle trouva le prince Sigismond marié; et quoy que bien-tost apres il demeura veuf, si ne fit-il jamais semblant de r’allumer les feux que son despit avoit une fois bien esteints, mais Sileine, qui l’attendoit avec une impatience extreme, la receut à son retour avec tant de contentement, que le recouvrement de celuy-cy luy fit perdre presque la memoire de la perte de l’autre.

J’ay voulu, Hylas, vous raconter briefvement ces choses, afin de vous faire mieux entendre comme Amilcar n’avoit pas ren-[538/539]contré peu d’affaire, lors qu’il avoit entrepris de servir Palinice, puis qu’elle estoit desja engagée ailleurs de si longue main, et de plus en l’amitié d’une personne tant accomplie. Et toutesfois les soings de mon frere furent tels, et employez avec tant de prudence et de discretions, que Sileine ne se put exempter de la jalousie, qui est assez ordinaire parmy ceux qui ayment bien, et qui n’ont pas une entiere asseurance de la bonne volonté de celles qu’ils recherchent.

Au commencement, Palinice faisoit paroistre qu’elle craignoit de luy en donner, mais depuis, fust qu’elle eust quelque amie qui luy donnast ce conseil, ou qu’elle creust que les soupçons qu’un rival peut donner estoient des souffles qui esveilloient le feu languissant d’une amour qui va longuement traisnant, tant y a qu’elle receut les services d’Amilcar si favorablement que Sileine ne s’en pouvoit contenter, faisant paroistre que, quand elle avoit donné conseil à Circéne de ne point donner de la jalousie à Clorian, ce n’estoit pas celuy qu’elle vouloit prendre pour elle.

Un jour qu’Amilcar et Sileine estoient dans son logis auprés d’elle, et que l’un pour l’amour de l’autre ils n’osoient l’entretenir de leur affection, ils vindrent à parler de la façon dont on marquoit les esclaves de peur de les perdre: Je voudrois bien, dit Sileine, porter en cette qualité quelque marque de vostre belle main. – Vrayment, dit-elle, si vous voulez, je satisferay à vostre desir. Et lors luy prenant la main: Voulez-vous, continua-t’elle qu’avec la pointe de cette esguille je vous fasse mon chiffre sur les bras? – Mais, dit-il, je ne l’y garderay pas longuement, car il s’effacera incontinent. – Non, non, respondit-elle, apres l’avoir esgratigné, j’y mettray de l’encre, et vous verrez qu’il y demeurera long-temps. Sileine alors y consentant, elle commença avec la pointe de l’esguille d’escorcher la peau peu à peu, mais luy, impatient d’une telle douleur, ne put jamais la souffrir. Alors Amilcar, tendant le bras: Tenez, dit-il, madame, favorisez ce bras de cette belle marque, et vous verrez que la douleur ne me privera point de ce contentement. Palinice qui n’estoit pas si familiere avec mon frere: Je n’oserois, dit-elle, Amilcar, vous faire le mal que vous dites. – Et toutesfois, reprit-il, vous avez bien eu ce courage pour Sileine. – Il est vray, respondit-elle, mais c’estoit par vengeance, car il y a long-temps qu’il m’a fait une injure de laquelle je desirois le chastier. – Or bien! madame, adjousta Amilcar, faites recompense à ce bras ce que vous avez voulu faire par ven-[539/540]geance à Sileine. – Et quelle recompense, reprit Sileine, luy pouvez-vous demander? – Envers les dieux, respondit mon frere, la bonne volonté est receue pour l’effect. – et s’il est ainsi, cette belle que je n’estime pas moins qu’une déesse, me doit beaucoup de recompense, car j’ay beaucoup de volonté de luy faire service. En ce pays où nous sommes, adjousta-t’il, les dames sont si peu liberales, qu’elles ne payent pas seulement ce qu’elles doivent, tant s’en faut qu’elles advancent le payement des obligations qui sont encores à venir. – Il y a, repliqua mon frere, des serviteurs à tous prix, outre qu’il me semble que les supplications n’offencent jamais personne, et c’est par priere que je luy demande cette faveur et non pas comme chose deue.

Palinice qui estoit bien aise, comme je croy, de nourrir la jalousie en Sileine: Non, non, dit-elle, je veux qu’Amilcar cognoisse que vous nous faites plus avares que nous ne sommes pas. Et lors, luy prenant la main: Mais je ne sais, continua-t’elle, si sa resolution me laissera finir le payement qu’il me demande. A ce mot elle escorcha jusques au sang la premiere lettre de son nom sur son bras sans qu’il fit jamais semblant d’en ressentir la douleur, et puis, avec de l’encre la plus noire qu’elle put choisir, elle remplit l’esgratigneur qui entra si bien dans la peau que la figure y demeura longuement empreinte, dont Sileine ne pouvoit se tair e; mais elle, en se riant: Si j’avois fait ainsi, dit-elle, à tous ceux qui ont esté miens, je les eusse recognus quand ils s’en sont fuys, ou pour le moins je les eusse pu demander avec raison à celles qui me les avoient desrobez. – Si c’est par ce moyen, dit Sileine un peu offencé, et entendant bien ce qu’elle vouloit luy reprocher, que vous pretendez de les retenir, je croy que vous estes deceue. – Je puis bien, dit-elle, essayer ce moyen, puis que j’ay trouvé tous les autres fort mauvais. – Prenez garde, adjousta-t’il en s’en allant avec un visage qui monstroit une fort mauvaise satisfaction, prenez garde, vous dis-je, que toute la faute ne soit pas d’un costé.

Ainsi s’en alla Sileine, laissant la place libre à mon frere, qui ne fut pas marry de ce petit divorce, et qui toutesfois ne dura pas long-temps, car deux jours apres Sileine revint, et avec mille submissions il obtint le pardon de sa colere. D’autre costé Lucindor, jeune frere de Circéne, et Cerinte frere de Clorian et de Palinice, qui aymoient Florice, nostre sœur, ne perdoient une seule occasion de luy tesmoigner leur bonne volonté; et s’il y avoit de la jalou-[540/541]sie du costé de Sileine, il n’y en avoit pas gueres moins de celuy de Lucindor et de Cerinte.

Je ne veux pas icy louer Florice, parce que m’estant proche comme elle est, je craindrois, Hylas, d’estre accusé de flatterie, amis c’est la verité que cette fille se gouverna en cecy avec tant de prudence qu’elle en estoit grandement estimable. Vous voyez sa façon modeste et son esgalité en toute chose: figurez-vous qu’elle ne changea jamais, ny envers l’un ny envers l’autre, balançant de sorte ses faveurs, c’est ainsi qu’ils nommoient le bon visage qu’elle leur faisoit, que mal-aisément l’un se pouvoit-il vanter d’avoir quelque advantage par dessus l’autre. Le premier qui l’ayma fut Lucindor, mais quelque temps apres, il fut contraint de faire un voyage, et à son retour il trouva que Cerinte, s’il n’avoit pris sa place, en avoit pour le moins obtenu une qui n’estoit pas moins advantageuse que la sienne. Cela fut cause qu’estant d’une humeur assez semblable à celle de Sileine son frere, il faillit de perdre patience; toutesfois la discretion de Florice sceut de sorte mesnager cet esprit, qu’en fin il demeura dans les termes de la raison, quoy que ce ne fust sans se despiter diverses fois, et n’eust esté que Cerinte estoit un chevalier fort accomply et qui se faisoit aymer d’un chacun, et mesme de Lucindor, il est certain que la jalousie de celuy-cy estoit telle que peut-estre en fust-il arrivé de la dissention entr’eux.

Lors que ces affections estoient plus eschauffées, Florice fut contrainte de sortir de la ville pour aller voir une de nos tantes qui se trouvoit fort mal. Son esloignement apporta bien du desplaisir à ces deux chevaliers, car il n’y a rien en amour de plus insupportable que d’estre privé de la veue de la personne aymée.

Lucinor fit ces vers sur le sujet de son esloignement.

STANCES

I

Soudain qu’elle s’en va, que ce lieu me displait;

Je n’y remarque rien qui ne me semble laid

Plus que je ne puis dire.

Ces surperbes palais, le sejour de nos dieux,

Ces jardins d’orangers que la nature admire,

Desplaisent à mes yeux. [541/542]

II

Lors confus de les voir, et plein d’estonnement:

D’où viens, leur dis-je, helas! un si grand changement?

Et qui nous l’a ravie,

Cette chere beauté que je regrette icy?

Qui l’a ravie, helas! puis qu’elle estoit ma vie,

Sans me ravir aussi?

III

Jardins delicieux, ô superbes palais,

Orangers parfumez, ombrages tousjours frais,

Sejour plein de delices,

Non, vous n’estes plus tels que vous estiez jadis!

Vous estes maintenant un enfer de supplices

Au lieu d’un paradis.

IV

Ces marbres arrogants et ces lambris dorez,

Desquels, ô grands palais! vous estes honnorez,

Tesmoignent vostre perte:

Leur esclat est terny, comme portant le dueil

De vous voir maintenant une maison deserte

En perdant ce bel œil.

V

Ces parterres fleuris et ces grands orangers,

L’honneur de ces jardins, et de ces beaux vergers

De tristesse languissent;

Et semble, un tel soleil s’eloignant de ces lieux,

Qu’il faille qu’à l’instant leurs beautez se fletrissent,

Qu’ils perdent ces beaux yeux.

VI

Que faut-il donc, helas! que nous fassions icy?

Imitons, ô mon cœur! imitons le soucy.

[542/543] Le soucy qui se tourne, Amoureux du soleil, comme tournent ses pas:

Cette plante fait honte à l’amant qui sejourne

Où son amour n’est pas.

VII

>Ainsi dit Lucindor, absent de ces beaux yeux,

Lors qu’apres leur depart il regardoit les lieux

Qui furent leur demeure.

Mais en fin ces regrets sont, dit-il, superflus;

Si sa veue est ma vie, il faut bien que je meure

Quand je ne la vois plus.

Cerinte qui aimoit avec beaucoup plus de respect Florice, ressentit à la verité cet esloignement, mais il n’osoit pas mesme s’en plaindre si ouvertement, quoy que, peut-estre, le ressentiment qu’il en avoit n’estoit pas moindre que celuy de Lucindor. Et d’autant qu’elle n’estoit pas fort esloignée de Lyon, où toutesfois il n’osoit l’aller voir, il fit tels vers.

SONNET

Contre le respect.

Ennemy des mortels le plus ingenieux,

Respect, tyran d’Amour et de l’amant fidele,

Pourquoy me bannis-tu, sans raison, de ma belle,

Me contraignant de vivre en ces sauvages lieux?

Elle est proche d’icy, celle que j’ayme mieux

Que je ne puis aymer tout le reste sans elle,

Et toutesfois, helas! cette loy trop cruelle

Qu’impose le respect m’esloigne de ses yeux.

Donc pour ne faire voir qu’il est vray que je l’ayme,

Il faut vivre loin d’elle, ou plustost de moy-mesme:

O destins contre moy sans raison conjurez![543/544]

Injustes loix d’honneur et du siecle où nous sommes,

Pourquoy faut-il aymer, et vivre separez,

Pour aux hommes cacher ce que font tous les hommes?

Ces quatre chevaliers alloient de cette sorte poursuivant leur dessein, cependant que j’estois dans Agaune, où les jours m’estoient si longs et si ennuyeux, qu’il me sembloit y avoir un siecle que j’y demeurois, et toutesfois à peine y avoit-il la troisiesme partie d’une lune. Et parce que je vis bien que j’y serois encore retenu quelques jours, que je nommois des années, le desir de sçavoir des nouvelles de la santé de Circéne, et de Belisard comme ma fortune estoit conduite, me fit y depescher un jeune homme que je luy adressay avec une lettre pour Circéne, si par son moyen elle la vouloit recevoir. E jeune homme fit diligence, et fut le troisiesme jour à Lyon, où Belisard de son costé commençoit de s’ennuyer, ne recevant point de mes nouvelles, luy semblant bien que l’affaire pour laquelle je luy avois commandé de m’esloigner, devoit avoir assez de force pour me faire souvenir d’escrire plus souvent. Il commençoit donc à se plaindre de mon oubly, quand mes lettres luy rendirent tesmoignagequ’il me blasmoit à tort. Il les receut avec un contentement extreme, parce que depuis trois ou quatre jours Clorian avoit esté contraint de laisser Lyon, pour quelques affaires qui le retenoient aux champs, mais en eschange Palinice estoit tousjours au chevet de cette belle dame, et l’autre surveillante qu’on luy avoit donnée. Mais parce qu’Almicar sçavoit l’affection que je portois à Circéne, et qu’il se doutoit bien que Belisard avoit charge de la faire souvenir de moy, aussi-tost qu’il en pouvoit prendre la commodité, et qu’il sçavoit que Palinice estoit auprés d’elle, il s’y en alloit, et parlant de ses affaires, il donnoit bien souvent le moyen à Belisard de faire les miennes.

A cette fois que mes lettres arriverent, Amilcar se trouva empesché à la Cour auprés du prince Sigismond, si bien que Belisard, qui mouroit d’impatience de parler à Circéne, ne laissa pas de s’y en aller seul. Et de fortune il trouva que Palinice sortoit de chez elle pour aller au temple, parce qu’il estoit encore assez matin, il feignit de luy donner le bon-jour, et s’en aller ailleurs. Mais aussi tost qu’elle eut passé le coin de la rue, et qu’elle ne pust voir ce qu’il devenoit, il se rejetta dans maison, où de bonne fortune il rencontra Andronire: Ma fille, luy dit-il, et [544/545] nostre maistresse, comment se porte-t’elle? – de la vostre, respondit-elle en sousriant, je n’en sçay rien, car je ne la cognois pas, mais pour la mienne, elle commence à se bien porter, Dieu mercy! et je ne croy pas qu’elle demeure long-temps à sortir du lict. – Si j’avois dit la mienne, repliqua-t’il, il faudroit entendre Andronire; mais ayant dit la nostre, tu peux bien sçavoir que je parle de Circéne, puis qu’estant la maistresse de ma maistresse, et de mon maistre, avec fort bonne raison je la puis nommer la nostre. – Ah! menteur, reprit-elle en sousriant, si elle n’estoit non plus la maistresse de ton maistre, qu’Andronire est ta maistresse, tu ne le viendrois pas voir si souvent.

Et alors, Ayant à faire quelque chose par la maison, elle luy dit qu’il ne laissant d’aller trouver Circéne, encore que cette autre fille y fust, car elle n’estoit pas tant mauvaise qu’elle estoit noire: Je veux dire, adjousta-t’elle, qu’elle commence à se taire, et à ne plus rien dire à ceux qui nous l’ont donnée. – Et comment, demanda Belisard, l’avez-vous si tost gaignée? – Circéne, respondit-elle, se fait aymer par force, et cette fille depuis deux ou trois jours luy a pris une si grande amitié, que je ne pense pas qu’elle die jamais rien qui luy desplaise. Toutesfois, adjousta-t’elle, il ne s’y faut pas encore fier du tout, que nous ne l’ayons esprouvée. Et puis elle prend paisir à vous voir danser, et chanter. J’ay peur, Belisard, que si vous estes mon serviteur, il m’en faudra bien-tost chercher un autre. – Non non, Andronire, repliqua-t’il, nous ferons de cette sorte: je chanteray et danseray pour elle, elle m’aimera, et je t’aimeray. Et à ce mot, pour ne perdre cette occasion, il monta dans la chambre de Circéne, mais en chantant de dansant d’une si gratieuse façon, qu’aussi tost que la surveillante l’ouyt: Ah! madame, s’escria-t’elle frappant des mains par resjouyssance, voicy Belisard.

Et en mesme temps il entra, et feignant de ne voir point Circéne dans le lict, il courut les bras ouverts, comme s’il eust voulu l’embrasser; mais estant au milieu de la chambre, il s’arresta, faisant semblant de n’avoir veu qu’alors se maistresse: Madame, luy dit-il un peu apres, si j’eusse pensé vous trouver au lict, je n’eusse osé entrer. – Je sçay bien Belisard, respondit-elle, que vous estes la mesme discretion; toutesfois ne laissez de vous approcher, ce n’est pasla premiere fois que vous m’avez veue en ce lieu. – Il est vray, madame, adjousta-t’il, mais vous estiez malade. Maintenant que, Dieu mercy! vous ne l’estes plus, sous quel [545/546] pretexte y puis-je venir? – Pour me conserver en santé, repliqua-t’elle, outre qu’encore ne suis-je pas entierement hors de mon mal. – Pleust à Dieu, madame, dit-il alors froidement, que vous voulussiez faire une recepte que je vous dirois! je jure Jupiter Pierre que vous seriez incontinent guerie. – Vous jurez à bon escient, interrompit cette fille. – Je jure, reprit Belisard, parce que je dis vray, et que je veux qu’elle me croye. – Si je pensois, respondit Circéne en sousriant, que vostre remede fust bon, pourquoy ferois-je difficulté de le faire?

Belisard qui desiroit se servir de ce pretexte pour luy donner ma lettre: Pouvez-vous dire, adjousta-t’il, de m’avoir jamais recognu menteur ou que je vous aye jamais trompée? – Je ne dis pas cela, respondit-elle, mais je suis tellemnet lasse de ces mires qui me tourmentent avec leurs fascheues drogues, que si je croyois que votre recepte fust bonne, il est certain que je la ferois de bon cœur. – Madame, dit alors Belisard, j’ay juré Jupiter Pierre, je jure encore le Guy de l’an neuf, afin que vous receviez lequel des deux sermens, des Gaulois ou des Latins, vous penserez estre le plus asseuré. Que s’il vous plaist faire ma recepte, et de bon cœur, comme vous dites, infailliblement vous guerirez, et s’il n’advient ainsi, tenez-moy pour le plus athée qui fut jamais. Circéne cognut bien que cette recepte devoit estre plus propre pour l’esprit que pour le corps; toutesfois estant bien aisé d’estre trompée, elle voulut bien luy en donner la commodité. Et faut-il, luy dit-elle, prendre quelque fascheux breuvage? – Vous n’en prendrez point, respondit-il, s’il ne vous plaist, ce remede consiste presque tout en la force de quelques paroles. – C’est peut-estre, repliqua-t’elle, quelque enchantement? – Nullement, reprit-il, je ne suis point sorcier; les paroles se peuvent bien entendre, il n’y a point de caracteres incognus, ny chose quelconque qui approche du sortilege. – S’il est ainsi, dit alors Circéne, apres y avoir un peu songé, je vous promets, Belisard, que je la feray volontiers. Dites moy donc ce qu’il faut que je fasse? – Ces receptes, reprit-il, doivent etsre tenues secrettes, et depuis qu’elles sont divulguées, elles perdent leur vertu.

Et à ce mot s’approchant de Circéne, il se mit à genoux au chevet de son lict, et prenant la lettre que j’escrivois à cette belle dame, parlant tout haut: Afin, continua-t’il, que vous ne pensiez pas que je me mocque, celuy qui me la donna me l’escrivit dans ce papier que je vous veux faire voir. Et lors feignant de la cher-[546/547]cher parmy plusieurs autres qu’il avoit dans sa poche, il luy donna ma lettre qu’à l’heure mesme il avoit decachetée, afin que la surveillante ne s’appeuceust de son artifice. Elle leut qu’elle estoit telle.

LETTRE D’ALCANDRE

A CIRCÉNE

De tous le plus cruels tourments qu’un mortel peut souffrir, il n’y en a point de plus sensible que ceux d’amour; mais entre tous ceux d’amour, l’absence est le pus insupportable. Et parmy toutes les absences, celle qui a lesconditions de la mienne: perdre la veue de la personne pour qui seulement je desire avoir des yeux, l’avoir laissée dans un lict malade, et n’avoir point de nouvelles de sa santé. Jugez, madame, à quels plus desesperez supplices je puis estre reservé. Si le miserable estat d’un cœur affligé comme le mien vous peut toucher, que j’en aye quelque cognoissance, amis que la passion, et non pas la compassion, obtienne cette grace de vous.

Et bien! madame, reprit alors Belisard tout haut, n’est-il pas vray que ma recepte est bonne? – Je ne sçay, respondit-elle en sousriant, si elle est bonne, mais elle est bien plaisante. – Madame, adjousta-t’il, s’il vous plaist de la faire, mais il faut que ce soit de bon cœur, vous en sentirez un effect admirable. Et parce que cet amy, continua-t’il, qui me la donna, m’en escrivit en un autre papier la façon dont il s’en faut servir, je veux s’il vous plaist, que vous la voyez, afin que vous en sçachiez autant que moy. Et lors il luy presenta la lettre que je luy avois escrite. Circéne n’osant faire difficulté de la prendre, de peur que cette fille se doutast de quelque chose: Vrayment, luy dit-elle tout bas, et sans le regarder, voicy, Belisard, une gracieuse façon de faire lire des lettres. – Madame, luy dit-il, il faut bien tromper les yeux importuns de cette fille. A ce mot elle leut la lettre que j’escrivois à Belisard qui estoit telle.

LETTRE D’ALCANDRE

A BELISARD

Que je t’envie, ô cher amy, le bon-heur que tu possedes, juge-le, [547/548] que tout le contentement que j’ay icy, c’est de penser aux felicitez où tu es, et tousjours ces pensées se finissent en m’escriant: ô dieux! que ne suis-je, Belisard, le plus heureux de tous les hommes! Et par ainsi, cher amy, n’est-il pas vray que je te puis accuser de nonchalance, m’ayant laissé si long-temps sans me faire sçavoir l’estat de ma vie? je dis de ma vie, puis que c’est du lieu où tu es que ces nouvelles me doivent venir. Sois desormais plus soigneux de ce maistre qui t’ayme, je dirois de tout son cœur, s’il en avoit un icy, mais tu sçais bien où il l’a laissé.

Il y a bien icy, dit alors tout haut Circéne, plus d’affaires que vous ne disiez pas, et le pis que j’y vois, j’ay grand peur que vostre recepte ne vaille guere, car, à ce que j’en puis juger, elle ne semble pas estre fort asseurée. – Madame, reprit-il incontinent, croyez-moy qu’il n’y a rien là qui ne soit vray, et que je veux mourir toutes les fois que vous me trouverez menteur. – Et bien! dit-elle, que faut-il que je fasse pour l’essayer? – Il faut, reprit-il, madame, et puis il baissa la voix, que mon maistre soit aimé de aime, et que pour tesmoignage de ce que je dis, vous luy fassiez l’honneur de luy escrire. – Ah! respondit-elle tout haut, Belisard, cela est trop difficile; j’ayme mieux me servir des medecines ordinaires.

Cette fille qui s’amusoit à quelque petit ouvrage qu’elle alloit cousant, s’approche alors de sa maistresse: Madame, dit-elle, il y a desja si long que vous estes entre les mains de ces mires, qu’il vous devroit estre ennuyeux, et ne faudroit pas pour peu de difficulté laisser d’eprouver la recepte de Belisard. Je vous supplie, dites-moy qu’y a-t’il de si difficile? – Ma belle fille, interrompit Belisard, car il eut peur que Circéne ne sceut pas si bien desguiser que luy, je vous le veux dire. Voyez-vous ce billet, dit-il, prenant la lettre que j’avois escrite à Circéne, il faut qu’elle die trois fois apres l’avoir leu: je le crois de bon cœur, et qu’elle baise le papier, le plie bien avec de la soye, et le pendant à son col, elle fasse en sorte qu’il touche à l’endroit de cœur et qu’elle fasse ainsi neuf jours durant, et je veux n’estre jamais tenu pour Belisard si elle ne guerit. – Hé! madame, s’escria alors cette fille, et qu’y a-t’il de tant difficile? – M’amie, respondit-elle, il est mal aisé de faire tenir ce papier, comme il dit, au droit du cœur, et mesme en dormant. – Si est-ce, adjouta Belisard, qu’en cela [548/549] gist sa plus grande force, et que personne ne lise le billet que vous; car je vous asseure bien que celuy qui le verra, apres que vous aurez commencé cette recepte, prendra infailliblement le mal que vous avez, et il vous reviendra plus fort qu’auparavant. Et c’est bien pour cela que les neuf jours estans passez, il le faut brusler. – Voyez-vous, dit cette fille, tout le venin du mal s’en ira là dedans. – Il n’en faut point douter, dit Belisard, et vous verrez aussi quand on le bruslera, les diverses couleurs du feu. – Or madame, reprit-elle alors, il faut que nous essayons ce remede, et je veux moy-mesme vous accommoder ce papier au droit du cœur. – Laissez-le luy donc relire auparavant, luy dis-je, mais tournons les yeux d’un autre costé si nous ne voulons nous en repentir.

Circéne à ce mot ne se pouvant tenir de rire de voir avec quelle diligence elle s’esoit esloignée, prit le papier, et apres l’avoir leu, le luy remit; mais elle, plus soigneuse de ne le point lire, que Belisard ne pouvoit estre qu’elle ne le leust point, le plia de telle sorte, qu’il sembloit toute autre chose que ce qu’il estoit, et puis prenant de la soye, luy en mit tout autour, et avec un petit ruban le luy pendit au col, apres le luy avoir fait baiser et fait dire qu’elle croyoit tout ce qui y estoit escrit. Et parce que Belisard disoit qu’il falloit que ce fust au mesme lieu où le cœur battoit, elle voulut elle-mesme y mettre la main, pour remarquer bien l’endroit, mais Circéne qui rioit du grand soin qu’elle y mettoit, l’empeschoit de pouvoir bien sentir le battement du cœur: Madame, luy disoit-elle, vous n’estes pas bien sage; voulezvous me laisser faire comme il faut? car je sçay bien que la moindre circonstance qui n’y sera pas observée,la recepte ne fera point d’effet. En fin cette bonne fille ayant mis ce papier à l’endroit où il devoit estre: Neuf jours, dit-elle, madame, seront bien tost passez, il faut un peu vous contraindre, c’est une si douce chose que la santé! Si maintenant vous n’estiez point malade, vous iriez vous promener dans ces beaux jardins de l’Athenée, et en cent autres lieux autour de la ville où vous prendriez mille plaisirs.

Si Circéne rioit, Belisard de son costé ne s’en pouvoit presque empescher, mais en fin pour la confirmer en cette opinion, et aussi qu’il eut peur que Palinice revinst du temple: Ce n’est pas tout, dit-il, il faut encore que vous sçachiez la derniere chose qu’il faut que vous fassiez. Et lors s’approchant de Circéne: Madame, continua-t’il, ne vous plaist-il pas en fin apres tous ces [549/550] jeux, avoir pitié de mon maistre et pour luy donner quelque allegement, le favoriser d’un mot de lettre? – Belisard, luy respondit-elle fort bas quand je le voudrois faire, il me seroit impossible, y ayant deux grandes difficultez: premierement je n’ay icy ny encre ny papier, et je n’en puis avoir que l’on ne s’en apperçoive; en second lieu, je suis tellement espiée que ny jour ny nuict je ne suis sans cette fille, et voyez-vous l’endroit où vous estes? Andronire et elle y apportent un matelas, et y couchent la nuict. Madame, pour la premiere difficulté, luy respondit-il, il est aisé d’y pourvoir, car je vous apporteray et encre et papier. Pour l’autre, ne tient-on pas tout la nuict de la lumiere dans vostre chambre? Si cela est , vous estes assurée d’Andronire, faites-la coucher du costé de vostre lict, et lors que cette surveillante, telle la peut-on nommer, sera endormie, elle vous donnera une bougie, et vous pourrez escrire tout ce qu’il vous plaira. – Je voudrois bien, Belisard, m’exempter, dit-elle, de cette corvée. – Non. Non, respondit-il tout haut, il faut exactement observer toutes les circonstances. Et parce qu’elle avoit parlé haut, il luy respondit de mesme ces dernieres paroles et luy semblant qu’il avoit mis l’affaire en bon estat, il s’en alla, de peur aussi que Palinice revinst.

Au sortir de la chambre, il trouva Andronire, à laquelle, s’esclattant de rire, il dit qu’elle sçauroit de sa maistresse la plus plaisante invention qu’on eust pu dire, et qu’il falloit qu’elle y aidast de son costé, que la peur qu’il avoit d’estre rencontré de Palinice l’empeschoit de luy en faire tout le discours. Cette fille qui estoit fine entrant dans la chambre, dit à Misseine (tel estoit le nom de cette fille): Qu’est-ce qu’a Belisard, qu’il s’en va si content? – Nous aurons bien raison de l’estre, respondit-elle, si la recepte est bonne: ô que Dieu le benie! – Et quelle recepte? reprit Andronire. – Demandez à madame, repliqua Misseine, je vous jure qu’il me semble qu’elle a desja meilleur visage qu’elle ne souloit avoir. Et ce n’estoit pas sans raison qu’elle le disoit, car Circéne avoit tant ry, que la couleur luy en estoit montée au visage. – Et ma maistresse, adjouta Andronire, ne voulez-vous pas me dire ce secret? – Elle alors prenant la parole luy raconta tout haut tout ce qui s’estoit passé, et puis luy fit particulierement entendre toute chose, dont elle ne se pust empescher de rire, quoy qu’elle fist semblant d’en croire encore davantage que Misseine. Belisard qui desiroit plus que sa vie mon contentement, ne [550/551] faillit de venir sur le soir avec une escritoire et du papier dans sa pochette; mais il fut bien empesché, d’autant qu’il trouva Palinice auprés du lict de Circéne, quand il entra dans la chambre: Et bien! dit-il d’une voix hardie, comment se porte nostre malade? Circéne en sousriant contre Palinice: Vous ne sçavez pas, luy dit-elle, que Belisard m’a fait une recepte? – je viens sçavois, continua-t’il, si nos remedes ont point fait plus encore que nostre esperance. Palinice alors l’interrompant: Mais est-il vray, luy dit-elle, Belisard, que vous sçachiez guerir les dames? – Ouy, respondit-il, les belles, et c’est pourquoy, lors que vous serez malade, ne vous adressez à personne qu’à moy. – Je sçavois bien, reprit-elle, que vous aviez beaucoup de merite et de sçavoir, mais je ne pensois pas que vostre doctrine s’estendist jusques-là. – A l’œuvre, respondit-il, on recognoist l’ouvrier, je veux donner ma vie, si dans trois jours cette belle malade ne perd son nom. – Celuy de belle? dit Palinice. – Non, non, repliqua-t’il, je dis celuy de malade. – Pour le moins, adjousta Circéne, il y a un advantage, c’est que les drogues qu’il donne ne sont point si fascheuses que celles des autres.

Palinice vouloit s’enquerir particulierement quelle recepte c’estoit, et peut-estre eust-elle mieux recognu l’artifice que Misseine, mais de fortune elle ouyt une voix dans la rue qu’elle recognut incontinent pour estre celle de Sileine, frere de ma belle Circéne. Elle courut aux fenestres, tant pour l’ouyr que pour voir ce chevalier qui la servoit, et cependant Belisard, sans que personne s’en apperceust, mit sous le chevet du lict l’escritoire et le papier, et supplia cette belle dame d’avoir pitié du plus fidelle amant qui fut jamais. – et bien! dit-elle en sousriant, j’en parleray à mon Conseil, j’en demanderay particulierement l’advis de Clorian et de Palinice. Belisard sans lui respondre, la menaça du doigt, et pour ne point donner de soupçon, s’en courut à la fenestre pour ouyr Sileine qui chantoit ces vers.

MADRIGAL

Plainte amoureuse.

De vous, de moy, d’amour j’ay raison de me plaindre:

De vous qui me bruslez,

Et toutesfois gelez;[551/552]

De moy qui me bruslant veux plustost que d’esteindre

Le moindre de mes feux

Me consumer en eux

Et de l’amour enfin qui dans vos yeux s’arreste,

Car quoy qu’il me promette,

Il ne veut , le mocqueur

De vos yeux une fois voler dans vostre cœur.

Palinice s’estoit bien mise à la fenestre, toutesfois elle se tenoit un peu reculée dans la chambre, de peur que ceux de la rue la vissent. Et cela fut cause que Sileine ayant esté adverti qu’elle estoit au logis, y entra, mais ne sçachant pas qu’elle fust dans la chambre de sa sœur, y rencontrant une telle hostesse, receut un double contentement de voir sa sœur guerie, et de rencontrer sa chere Palinice. Si Belisard eust voulu entretenir Circéne, il en avoit bien la commodité, car Palinice et Sileine avoient tant à faire pour eux qu’ils ne prenoient gueres garde aux autres. Toutesfois, ne jugeant pas qu’il fust necessaire d’y demeurer davantage, pour monstrer qu’il ne se soucioit point de telles commoditez, il s’en alla sans rien dire à personne, et cela selon sa coustume, pour estre plus libre, et monstrer une plus grande franchise, ruse qui n’estoit que pour s’y familiariser davantage, et y traiter presque comme domestiquement.

Le lendemain il ne fut pas paresseux d’aller voir sa malade et sçavoir l’effet de ses remedes, prenant le temps que Palinice, apres avoir donné le bon jour à Circéne, s’en estoit allé au temple selon sa coustume. Il entra donc dans le logis, et apprit de Misseine qu’il trouvoit sur le degré que Circéne s’estoit si bien trouvée de son remede qu’elle estoit en volonté de sortir du lict, et se promener un peu par la chambre. – Je puis donc bien, dit-il, y aller? – Je m’asseure, respondit Misseine, qu’elle sera bien aise de vous voir, et puis elle en a bien raison, car je croy que vostre remede vaut mieux que tous ces autres fascheux desquels on a failly de la faire mourir. – Vous me dites là les meilleures nouvelles, repliqua-t’il, que je sçaurois avoir. Mais, ma belle fille, a-t’elle refait la recepte ce matin? – Non, pas encores, respondit-elle. – O! s’escria alors Belisard, je m’en suis bien douté, et c’est ce qui m’a fait venir ce matin icy pour l’en faire souvenir.

Et à ce mot il monta l’escalier et entra dans la chambre, où il trouva qu’Andronire peignoit Circéne: Je me resjouys, ma belle [552/553] malade, luy dit-il, apres luy avoir donné le bon jour, que je vous trouve hors du lict. Elle alors en sousriant: Je croy que si Misseine tomboit malade, il faudroit que vous fissiez la recepte pour elle que vous avez faite pour moy, tant elle a de creance en vous. – Madame, respondit-il, mes drogues ne sont pas pour vous; mais dites-moy, je vous supplie, comment s’est passée, cette nuict? – Andronire, dit-elle en sousriant, vous dira que j’ay bien observé vostre ordonnance. Et parce qu’il n’ avoit personne dans la chambre qui les vist, prenant la lettre dans le sein d’Andronire: En voicy le tesmoignage, continua-t’elle en la donnant à Belisard, vous la cacheterez, et asseurerez vostre maistre que c’est à vostre consideration que je l’ay escritte. – O madame! reprit-il alors, que vous allez rendre une personne heureuse, vous acquittant par cette faveur de tous les services qu’elle vous a jamais rendus! Je sçay asseurément que ce papier ne luy partira jamais de l’endroit où vous portez la recepte que je vous ay donnée, et qu’il le tiendra plus cher que tout le reste de son bien. – Vous avez cette opinion, respondit-elle, parce que vous croyez qu’il sçache aymer. – Je ne le croy pas, repliqua-t’il, car je sçay de science asseurée. Et parce qu’en mesme temps il vid qu’Andronire pignant sa maistresse, estoit soigneuse de recueillir les cheveux qui demeuroient au peigne, d’autant qu’à cause de sa maladie, il luy en tomboit: Et s’il vous plaisoit, adjousta-t’il, madame, rendre cette personne encore plus heureuse que le bon-heur mesme, il faudroit que vous permissiez que j’eusse la despouille du larcin que ce peigne fait de vos cheveux. – O dieux! s’escria-t’elle, j’aymerois mieux la mort que si un homme avoit de mes cheveux. Et d’autant qu’en mesme temps il advança la main et prit à Andronire ceux qu’elle avoit desja recueillis, et qu’en feignant de faire resistance, elle luy avoit donnez: Gardez-vous bien, continua-t’elle, Andronire, qu’il ne les a desja. – O mon Dieu! dit Circéne, que vous avez peu d’esprit, Andronire, et que ne les mettiez-vous en lieu où il ne les vist pas? Et lors se tournant vers Belisard: Rendez-les moy,luy dit-elle, ou je seray en colere contre vous. – Madame, luy respondit-il, pardonnez-moy, s’il vous plaist; n’est-il pas vray que la trahison et le manquement de foy est un vice le plus indigne qu’un homme puisse avoir. – Il est vray, dit-elle, mais cela n’a rien de commun avec ce que je voous demande. – Si en vous rendant ce que vous me demandez, repliqua-t’il, je ne com-[553/554]mets et une trahison et un manquement de foy , je suis content de vous rendre mon larcin; mais s’il est vray aussi, est-il possible que vous me hayssiez tant que vous me veuillez rendre, pour vous obeyr, le plus infame de tous les hommes. – Ce sont des excuses, adjousta-t’elle, qui n’ont point de credit auprés de moy, car en fin je les veux ravoir, et vous me ferez un desplaisir signalé, Belisard, si vous ne me les rendez. – Madame, interrompit Andronire, encore faut-il ouyr ses raisons. – Mes raisons, respondit-il, sont telles qu’il n’en faut point douter. Lors que mon maistre m’a commandé de demeurer en ceste ville pour le sujet que vous sçavez, je luy ay promis par tous les plus estroits sermens que je luy pu faire de rapporter tout ce qui me seroit possible à son contentement: Ne suis-je pas traistre et parjure si, rendant le larcin que j’ay fait, je trompe l’asseurance que je luy ay donnée? – Madame, dit incontinent Andronire, je croy en ma conscience qu’il dit vray, et vous devez trouver bon qu’il ne contrevienne point à son serment. – Je croy, Andronire, dit Circéne, que vous estes hors du sens, qu’un homme ait de mes cheveux? – Madame, reprit Belisard, Alcandre pour vous n’est point un homme, il n’est que vostre serviteur.

Elle vouloit repliquer, lors que Misseine entra, qui l’empescha de l’oser faire, mais d’autant que Belisard eut peur que ce prompt silence la mist en quelque doute: Ma belle fille, luy dit-il, venez nous ayder, ceste belle dame ne veut pas continuer la recepte, et dit qu’elle l’ait faite une fois, et je vous asseure qu’il vaudroit mieux qu’elle ne l’eust point commencée que si elle la laissoit imparfaite. – Hé! madame, reprit incontinent ceste fille, quelle humeur est la vostre de vouloir tousjours estre malade? Et quelle si grande peine y-a-t’il à faire ce que vous a dit Belisard? – Il me fasche, dit Circéne, de refaire si souvent une mesme chose. – Mais, madame, adjousta Andronire, encore vaut-il mieux prendre ceste petite peine que de retourner au lict. – Or madame, interrompit Misseine, c’est la verité que si vous ne le faites de bonne volonté, ce sera par force. Et lors destachant à toute force le cordon où la lettre estoit attachée, elle la desploya soigneusement, et puis la presenta à Circéne pour la lire. Elle en sousriant: Je vous prie, Misseine, dit-elle, lisez-la pour moy. – Je vous remercie tres-humblement, dit-elle en detournant la veue, vous voulez que je sois malade? Andronire ny sa maistresse ne se pouvoient empescher de rire de la simplicité de [554/555] ceste fille. Et alors que Circéne l’eut leue: Que faut-il, dit-elle, que je fasse encore? – Baisez-la, trois fois, respondit Misseine, que dites: Je croy tout ce qui est escrit dans ce papier. Et parce que Circéne feignoit de ne le vouloir pas dire, la pauvre Misseine la luy fit baiser presque par force, et luy fit dire mot à mot ces paroles, mais non pas sans bien donner du plaisir à la compagnie. En fin toutes les ceremonies de cet enchantement estans finies, et aussi Circéne incontent apres de s’habiller, on luy vint dire que Palinice revenoit du temple, et Sileine en sa compagnie. Cela fut cause que Belisard s’approchant d’elle, il luy dit : Ce present que vous faites au plus fidele amant qui fut, ny qui sera jamais, le conservera en vie; car, autrement le regret d’estre esloigné de vous, infailliblement le feroit mourir. – Belisard, luy respondit-elle, je consens à tout ce que vous voulez, mais souvenez-vous que s’il manque de fidelité ou de discretion, ce sera à vous à m’en respondre. Belisard vouloit repliquer, mais la survenue de Palinice et de Sileine, et peu apres d’Amilcar, l’en empescha. Et lors qu’il les vid plus avant en discours, il se retira comme de coustume en son logis, d’où il m’escrivit si particuliérement tout ce que je viens de vous dire , que je ne croy pas qu’une seule circonstance y fust oubliée. Mais que devins-je, lors qu’ouvrant la lettre que Circéne m’escrivoit, j’y trouvay de ses cheveux! Je les baisay plus de cent fois, et fut tres à propos que j’ouvris ces lettres, je fusse en lieu où personne ne me vist, car il m’eust esté impossible de ne donner trop de cognoissance de mon extreme contentement. En fin apres avoir baisé, rebaisé et adoré ces beaux cheveux, je leus la lettre, qui estoit telle.

LETTRE DE CIRCÉNE

A ALCANDRE

La peine où vous estes de ma santé me plaist et m’oblige. Dieu vous donne en eschange le bien et le contentement que vous meritez et que vous desirez! Ce souhait vient de moy qui vous ayme par dessus tous ceux qui ont de l’affection pour Circéne.

Quand je me remets en memoire les contentemens que je receus en ce temps-là, je ne puis qu’accuser grandement de deffaut d’affection ceux qui disent qu’il y a plus de peine en amour que [555/556] de plaisir. Car, Hylas, je ne pense pas qu’un mortel puisse estre capable d’une plus grande felicité, et que pour en gouster davantage il faudroit avoir deux ames et deux cœur. Qui eust veu mes actions eust sans doute pensé que j’estois hors du sens. Mais pour abreger, et qu’aussi bien il est impossible de les representer, je les passeray sous silence, et vous diray que les jours que je demeuray encore parmy les Veragrois me semblerent plus longs qu’ils ne souloient estre, et cela fut cause que je me hastay si bien que six jours apres je partis, apres avoir mis un peu d’ordre à l’affaire qui m’y avoit conduit. Et d’autant que passant par ces rochers, destroits et precipices, il faisoit un orage qui dura trois jours entiers, et que je ne voulus retarder mon retour pour ce mauvais temps, je fis ces vers par le chemin.

SONNET

Rien ne peut le retarder.

Rochers qui supportez le ciel et ses flambeaux,

Ainsi que des Atlas, dessus vos testes nues,

Qui voyez dessous vous troupe à troupe les nues

Comme voile s’estendre à l’entour des coutaux;

Torrents impetueux qui tumbez à grands sauts

Des sommets eslevez de ces pointes chenues,

Effroyables vallons, vous glaces incognues,

En vos recoins gelez aux soleils les plus chauds;

Vent qui depuis trois jours renforçant tes haleines,

Sembles estre complice en mes cruelles peines,

Vous travaillez en vain pour retarder mes pas.

Le sujet est si beau qui cause mon voyage,

Que si parmy l’enfer s’adressoit mon passage,

L’enfer ny ses horreurs ne m’arresteroient pas.

Mais, Hylas, vous sçaurois-je dire quel excés de contentement je receus lors que je vis de loing les murailles de lyon, et quand, peu’apres, je pus remarquer l’endroit où estoit le logis de ceste belle fille, et en fin quand je vis la maison où tout mon heur et [556/557] tous mes desirs estoient renfermez? Je cognus bien alors qu’il est vray qu’amour surpaye en un coup mille peines et mille desplaisirs, et ce fut sur cette pensée que je fis ces vers.

MADRIGAL

A cet heureux retour

Prés de celle que j’ayme,

Tel bien me donne Amour

Que je dis en moy-mesme,

Puis qu’en fin mon retour tant d’heur me fait sentir,

Ne suis-je pas heureux qu’il m’ait fallu partir?

Soudain que je vis mon aymable Belisard, je demeuray si transporté de joye pour les bons offices qu’en mon absence il m’avoit rendus, que je ne sçavois quelles caresses luy faire. Luy, d’autre costé, qui me portoit une affection incroyable, avoit un si grand desir de parler à moy en particulier qu’à peine me pouvoit-il donner le loisir de voir ma mere, et de parler à mon frere. En fin nos premieres salutations estans faites, et que je luy eus raconté en gros le succez de mon voyage, je feignis d’estre un peu las pour me retirer avec mon cher Belisard, et je croy bien que mon frere s’en prit garde, parce que je le vis sousrire deux ou trois fois, jugeant, comme je m’imagine, l’impatience où j’estois, par luy-mesme. Belisard d’autre costé qui n’estoit pas pressé d’une moindre envie, me suivit de si prés dans ma chambre, que je n’y estois pas presque entré qu’il ferma la porte. Et Dieu sçait si alors je redoublay les caresses et les embrassemens, et si je luy fis de particuiers demandes de tout ce qu’il avoit fait durant mon absence. Il respondit à tout ce qu’il avoit tant de satisfaction pour moy que je n’en avois jamais osé tant desirer.

Figurez-vous, Hylas, que nous demeurasmes plus de deux heures enfermez, qu’il ne me sembloit pas y avoir esté la moytié d’une, et il est certain que nous n’eussions pas si tost interrompu ces agreables discours, si l’on ne nous fust venu appeler pour souper. Nostre separation toutesfois ne se fit point sans de nouveau luy faire mille caresses et mille remerciemens.

Mais, parce qu’il me dit que Circéne seroit bien aise que dés ce soir mesme je la visse, nous ne fusmes pas si tost hors de table [557/558] que, feignant de vouloir aller à la Cour, nous prismes le chemin du logis de cette belle dame. Et afin d’avoir plus de commodité de l’entretenir, et aussi que mon frere n’estoit pas moins desireux de voir Palinice, que je pouvois estre de revoir Circéne, il s’en vint avec nous. Par ce moyen nous y fusmes les biens venus, car Palinice qui s’y trouva fut bien aise de la compagnie d’Amilcar. Lucindor qui aymoit nostre sœur, nous fit toutes les caresses qu’il put, et de fortune, Sileine estoit allé veiller ailleurs, ne pensant pas que Palinice vint ce soir en la maison de Circéne, qui fut un peu surprise de me voir tant inopinément, et Palinice aussi, car elles n’avoient rien sceu de mon retour.

Circéne d’abord rougit, et se tournant vers Belisard, apres les salutations ordinaires: Hé! Belisard, luy dit-elle, vous nous aviez bien caché la venue d’Alcandre? – Madame, respondit-il, elle m’a esté cachée presque aussi longuement qu’à vous, car il ne fait que d’arriver. Mais s’approchant un peu d’elle, cependant que je rendois quelques devoirs à Palinice. Mais encore, continua-t’il, qu’il fut arrivé dés le matin je n’eusse eu garde de vous en advertir. – Et pourquoy? dit-elle. – Et parce, repliqua-t’il, que deux raisons m’en eussent empesché: l’une , que je ne vous eusse rien dit de nouveau, car vous sçavez bien qu’Alcandre est tousjours où vous estes; et l’autre, que c’est chose de laquelle vous ne vous souciez guere. Et parce qu’elle ne respondit point de quelque temps, ayant les yeux sur nous: Vous ne dites rien, madame, consentez-vous à ce que je dis? – Que voulez-vous, dit-elle en sousriant, que je vous responde sinon que vous estes menteur en tousles deux poincts?

Et à ce mot, parce que je revenois vers elle, elle le laissa pour me dire qu’elle se resjouyssoit du contentement de ma mere, et aussi de l’esperance qu’elle avoit que mon retour seroit bien-tost cause de celuy de Florice, qui n’avoit pas la constance de demeurer un long temps si prés de son cher frere sans le venir voir. – Je pensois, respondis-je, madame, que vous feriez quelqu’autre consideration sur mon retour qui me seroit plus advantageuse, mais je voy bien que, comme vous estes tousjours aussi belle que de coustume, vous estes aussi mauvaise que quand je partis. – Et quelle raison, reprit-elle, avez-vous, Alcandre, de m’accuser? – Pourquoy, madame, repliquay-je, ne vous plaist-il pas de me dire que vous vous resjouyssez de mon retour pour le contentement que vous avez de voir une personne qui est tellement [558/559] à vous que rien ne le peut estre davantage? – Je croy, Alcandre, adjousta-t’elle en sousriant, que Belisard vous a instruit de vostre logis icy, afin que tous deux vous me teniez les mesmes discours. – Il est vray, madame, luy dis-je, que Belisard et moy parlons fort souvent de vous, et si je disois qu’en particulier nous ne tenons jamais autre discours, je dirois la verité, car je me fie autant en luy que je fais en moy-mesme. Mais pour ceste instruction de laquelle vous parlez, nous n’y avons encore jamais pensé, parce que la verité n’estant qu’une, nous sçavons bien que ne voulant vous dire que la verité, nous n’avons garde de nous contrarier. – Et bien! interrompit-elle, feignant de vouloir changer de discours, je croiray tout ce qu’il vous plaira de vous et de Belisard; mais, Alcandre, racontez-nous un peu quelle a esté vostre vie depuis que nous vous avons perdu. – Madame, respondis-je, pour sçavoir quelle a esté la vie d’Alcandre, il faut le demander à la belle Circéne, car elle a esté telle qu’elle l’a voulu ordonner. – Vous estes un mocqueur, repliqua-t’elle, dites-moy quelle a esté vostre fortune, et quels contentemens vous avez receus en vostre voyage. – madame, luy dis-je, jamais homme ne fut si mal-heureux qu’Alcandre en vous esloignant, ny si heureux que luy en recevant l’honneur de vos nouvelles; et par là vous voyez que j’ay raison de dire que vous avez rendu ma vie telle qu’il vous a pleu, et quelle ne sera jamais autre que vous voudrez. – Mais, interrompit-elle, ce n’est pas ce que je veux sçavoir de vous. Dites-moy, continua-t’elle, si vos affaires sont en bon estat, et si vostre voyage ne vous a point esté inutile? – Belisard m’a mandé, luy dis-je, madame, et la belle Circéne aussi, qu’ils estoient en meilleur estat que je n’eusse osé esperer, et c’est pourquoy je suis venu si promptement, non seulement pour vous baiser les mains d’une si grande faveur, mais pour vous renouveller l’hommage que je vous dois, comme à celle qui peut ordonner de mon sang et de ma vie comme il luy plaist.

Elle vouloit respondre, lors que Palinice n’estant pas si attentive aux discours de mon frere, qu’elle ne pensast aux affaires de Clorian, prenant garde avec quelle affection je parlois à Circéne, s’en vint nous interrompre, feignant que c’estoit par civilité parce que j’estois encore estranger. Cependant Belisard ne perdoit point le temps, car il entretenoit Andronire, et apprenoit les nouvelles du logis le plus particulierement qu’il pouvoit. Il sceut donc que mes affaires ne pouvoient estre en meilleur estat, [559/560] sinon que Clorian vinst à se marier ou à se distraire de cette recherche. Que Circéne avoit pour moy plus de bonne volonté qu’elle n’eust jamais creu, mais que ce qui retenoit encore un peu, c’estoit cet homme qui avoit pris sur elle une si grande authorité par le moyen de Palinice qu’il estoit bien mal aysé au jeune esprit de Circéne d’avoir la resolution de se retirer de cette servitude si promptement que je desirois. Que si l’on pouvoit faire en sorte que Palinice se pust bien embarrasser dans l’amour d’Amilcar, ce seroit un bon moyen pour faire qu’elle se departit de la protection de son frere. – Car, croyez-moy, Belisard, disoit-elle, l’amour a plus de pouvoir que l’amitié, et s’il advient que cette amour la touche à bon escient, elle fera tout ce que voudra Amilcar. Je croy bien toutesfois qu’il y aura un peu de peine à la vaincre, car Sileine qui l’a aimée dés long-temps, a beaucoup gagné sur elle. – O folle! luy dit Belisard, les nouvelles acquisitions nous sont tousjours les plus cheres, et celles que nous aimons le mieux.

Mais en fin se faisant tard, nous fusmes contraints de nous separer, et ainsi, leur donnant le bon-soir, nous nous retirasmes en nostre logis avec une telle satisfaction pour moy, qu’encores qu’il fust assez tard, toutesfois je me fis entretenir long temps, quand je fus seul en ma chambre, par Belisard, duquel j’appris tous les discours d’Andronire. Et lors que le sommeil le contraignit de se coucher, je ne pus m’empescher de faire encore ces vers.

SONNET

Pour un retour.

Icy jadis je me laissay moy-mesme;

Icy les dieux ont escouté mes cris,

A mes clameurs ils se sont attendris,

Me rappellant prés de celle que j’ayme.

Esperons tout en leur bonté supreme,

Puis qu’ils n’ont eu ma priere à mespris,

Et que par moy tout amant soit appris

Que d’un grand mal peut naistre un bien extreme.[560/561]

Mais est-il vray? suis-je bien de retour,

Ou n’est-ce point quelque songe d’amour,

Qui d’un bien faux contente mon envie?

Ah! si je dors, dormons toujours ainsi.

Et si je veille, Amour, toute ma vie,

Sans clorre l’œil, fay moy dormir, aussi.

Incontinent que Florice fut advertie de mon retour, il sembla qu’elle voulust faire dire vray à Circéne, car incontinent elle me vint voir, mais d’autant qu’elle estoit contrainte de ne gueres sejourner, à cause que nostre tante se trouvoit mal, elle ne fit que disner avec nous, et puis sur le soir elle s’en retourna; non point toutesfois si promptement que Lucindor n’en fust adverty; car Belisard qui pensa que cela servoit à l’avancement de mes affaires, fut d’opinion qu’il falloit l’obliger, et qu’il estoit tres à propos d’entrer en quelque sorte de confiance avec luy, afin que quand il iroit en la maison de Circéne, il ne l’eust point desagreable. Ce fut donc Belisard qui luy en alla dire les nouvelles, mais il ne fut pas presque plustost en mon logis que Florice partit, et sur ce sujet il donna tels vers à Belisard pour les faire voir à ma sœur.

SONNET

Pour un retour.

Elle est partie, Amour, aussi tost que venue,

La voir, ne la voir plus n’est qu’un mesme moment:

Ainsi passe l’esclair au travers de la nue,

Qui s’esteint aussi-tost qu’il a commencement.

Est-ce ainsi, mes espoirs, que le Ciel vous dement?

Est-ce ainsi que trompeur nostre heur il diminue?

A peine ay-je de luy ma requeste obtenue,

Qu’il m’en ravit l’effect presque aussi promptement.

Ou ne revenez plus, ou qu’un second voyage

Ne nous prive si tost de vostre beau visage:

La nuict est plus obscure apres un si beau jour. [561/562]

Mais non, non, revenez, Amour vous y convie,

Et quand d’un jour tout seul seroit vostre sejour,

J’aymerois mieux ce jour que tous ceux de ma vie.

Mais, Hylas, vous souvenez-vous point des gands de Circéne, dans lesquels il y avoit quelque temps que j’avois escrit des vers? Je ne sçay comme cela advint, tant y a qu’ils tomberent entre les mains de Palinice. Nous eusmes opinion que Misseine les ayant trouvez les luy avoit donnez, tant y a que Clorian en fut incontinent adverty, et que laissant les affaires qui le retenoient loing de la Cour, il revint avec plus de diligence que je n’eusse voulu. Car d’abord le premier mal que j’en ressentis, ce fut que Circéne pria Belisard de ne plus l’aller voir si souvent, et lors que j’y allois, elle n’osoit presque s’approcher de moy, ny tourner les yeux de mon costé, tant s’en faut qu’elle eust la hardiesse de parler à moy. Si je ressentis ce changement, et si j’en demeuray estonné, vous le pouvez penser, Hylas, car il me sembloit bien que les tesmoignages qu’elle m’avoit donnez de sa bonne volonté estoient trop grands, pour ne s’en souvenir plus, et que pour feindre, cette dissimulation estoit trop grande. Et d’autant que mal-aisément la pouvois-je supporter sans en faire demonstration, Belisard fut d’avis que je fisse revenir Florice, parce que Lucindor peut-estre se pourroit gaigner par elle, et cela estant, il donneroit un grand coup en la resolution qu’il falloit que Circéne prist pour sortir de la tyrannie de Palinice et de Clorian. Et de fortune, lors que nous estions en peine de trouver quelque excuse pour son retour, la mort de nostre tante luy en donna assez, de sorte qu’elle revint plustost que nous n’esperions. Le dueil que nous fismes de cette bonne vieille fut bien-tost passé, car son aage, et les incommoditez que la vieillesse luy faisoit ressentir, consolerent tous ceux qui avoient occasion de la plaindre; si bien qu’incontinent je ne faillis de supplier Florice de faire tous les efforts qu’elle pourroit pour convier Lucindor de me favoriser. Elle qui m’aimoit grandement, et qui n’avoit pas faute d’esprit, le sceut faire de telle sorte, que Lucindor prit mon party, et contre Clorian, et contre Palinice. En effet il en parla à sa sœur avec tant d’affection, qu’elle qui, à ce que nous nous faisons accroire, avoit quelque inclination pour moy, commençoit de pencher de mon costé, lors que Clorian et Palinice s’en prenant garde, penserent que, comme Florice faisoit jouer ce personnage à Lucindor, il [562/563] falloit que Palinice en fist de mesme envers Sileine, qui estoit amoureux d’elle, et qui estoit frere aisné, comme vous sçavez, de ma belle Circéne, et que par ce moyen leur party seroit bien le plus fort.

Que sert-il, Hylas, que ce discours aille en longueur? Sileine, pour l’amour qu’il portoit à Palinice, entreprit de soustenir Clorian, si bien que voilà les deux freres l’un contre l’autre, et la maison tellement partie en deux, que ce divorce la mettoit toute en confusion. Mais riez, Hylas, de ce qui advint presque en mesme temps. Tout ainsi que la maison de Circéne estoit partagée pour Clorian et pour moy, la nostre aussi la fut incontinent pour Lucindor et pour Cerinte, parce que ces ceux chevaliers aimoient, comme je vous ay dit, ma sœur Florice. Et je tenois le party de Lucindor, parce qu’il estoit frere de Circéne, et qu’il m’y rendoit tous les bons offices qu’il pouvoit, et Amilcar favorisoit Cerinte frere de Palinice pour les mesme interests; et incontinent apres, la mesme dissention arriva entre Clorian et Cerinte, parce que Clorian estoit pour Sileine qui aimoit Palinice, et Cerinte parloit à Palinice pour Amilcar, parce qu’il estoit serviteur de Florice.

Voyez, je vous supplie, comme Amour avoit pris plaisir d’embrouiller cette fusée, mais encore n’estoit-ce pas tout, car jamais Florice ne rencontroit Circéne qu’elle ne luy parlast pour moy, et Circéne à elle pour Lucindor, et jamais Circéne ne voyoit Palinice qu’elle ne la requist de favoriser Sileine, et Palinice en mesme temps luy recommandoit Clorian; et quand Palinice rencontroit Florice, elle ne luy parloit que de son frere Cerinte, et Florice à elle d’Amilcar. Jugez, je vous supplie, lors que nous nous rencontrions tous ensemble, les gracieuses responces que nous nous faisions les uns aux autres. Il fut tres à propos que devant ces interests nous eussions esté bons amis, car, sans cela, c’est sans doute qu’ils nous eussent portez à des violentes resolutions. Et toutesfois prevoyans bien que nous ne pouvions demeurer longuement de cette sorte sans nous aigrir, un jour que nous estions tous dans le logis de Circéne à nous rendre les uns aux autres les offices ausquels nos inerests nous obligeoient, quelque bon Demon nous conseilla de chercher remede en cette affaire, devant qu’il fust arrivé chose qui pust alterer nostre amitié.

Nous nous trouvasmes tous conformes en cette volonté, tant les dames que les chevaliers, et parce que nous ne sçavions où prendre un meilleur conseil que d’Amour mesme, ou de ma mere, nous [563/564] allasmes au temple de Venus tous neuf ensemble, et nous eusmes cette response.

ORACLE

Les six demeureront sans partir de ce lieu,

Que le devoir ou l’honneur ne l’ordonne;

Et pour les autres trois, l’oracle de ce dieu

Ne respondra qu’à leur seule personne.

Le vieux qui nous expliqua ces paroles nous dit que l’Oracle nous commandoit de demeurer dans la ville, jusqu’à ce que par honneur ou par devoir nous fussions contraints d’en partir, et que si les dames venoient seules sans nous, le dieu leur diroit ce qu’elles auroient à faire. Nous sceusmes que trois jours apres qu’elles s’en estoient allées, apres avoir consulté l’Oracle. Quant à nous, pour obeyr à l’ordonnance du dieu, nous avons tousjours attendu qu’un sujet d’honneur nous fist sortir de Lyon. Or il est advenu que le prince Sigismond nous commanda de suivre le prince Godomar son frere, afin de l’assister en l’entreprise qu’il a faite pour la conservation de Dorinde. Nous avons jugé que nostre devoir

et nostre honneur nous convioient de luy obeyr, et c’est pour

quoy nous sommes venus où de fortune nous avons

trouvé ces trois belles dames, mais nous ne sç-

avons encore ce que l’Amour ordonne de nos

affaires. Ainsi finit Alcandre, et parce qu’il

estoit fort tard, Hylas de qui les

yeux estoient appesantis du som-

meil, apres leur avoir donné

le bon-soir, se remit

en son lict, où il

reposa jusqu’au

matin.[564/565]