LA VRAYE ASTRÉE

DE MESSIRE HONORÉ D’URFÉE

DE LA QUATRIESME PARTIE

LIVRE PREMIER

Depuis que Galathée, par la violence d’une extréme jalousie, avoit esloigné de sa presence la nymphe Leonide, elle avoit diverses fois desiré de la revoir encore auprés d’elle, tant parce que son bon naturel luy remettoit bien souvent devant les yeux l’affection et la fidelité de cette fille, que, d’autant que sa passion s’estant peu à peu remise, son jugement preoccupé avoit repris ses forces, et luy avoit fait recognoistre qu’elle n’estoit pas si coulpable qu’en l’excez de son desplaisir elle l’avoit jugée. Outre que les tesmoignages que Silvie avoit tousjours si sagement rendus de sa compagne, lors que Galathée luy en avoit parlé, n’avoient pas eu peu de force à descharger Leonide de la fuitte de Celadon.

Mais ce qui tout à fait luy fit oublier toutes les occasions quelle avoit eues d’estre en colere contre cette nymphe, ce fut la mort de Clidaman, et l’entreprise de Polemas, qui se vouloit emparer et de sa personne et de ses Estats parce que les grandes passions ont cela de propre d’envelopper en elles les moindres desplaisirs, de telle sorte que nostre ame mesme n’y replie pas sa pensée pour les considerer. Et la Nymphe estoit tellement offensée contre la hardiesse et la trahison de Polemas, que toutes choses luy eussent esté douces, pourveu qu’à son gré elle l’en eust peu faire chastier, monstrant bien par ce ressentiment combien un courage genereux peut difficilement supporter une indigne violence.

Et voyez comme le Ciel se mocque de la finesse des hommes, et avec quelle facilité il change le conseil des plus rusez à leur dommage, puis que l’artifice dont Polemas avoit usé à ruiner [9/10] Lindamor auprés de Galathée, venant à estre descouvert, fut cause qu’elle l’ayma davantage; et la temeraire entreprise sur laquelle il avoit jetté les fondemens de sa future grandeur, qu’il desseignoit d’eslever par la ruine de celle de Lindamor, fit renouveller en Galathée l’amour presque aneantie qu’elle avoit portée à ce chevalier, et r’asseurer cette affection qui avoit esté tant esbranlée par les artifices, et de luy, et de Climante.

Mais parce que Lindamor estant fort esloigné d’elle, ne pouvoit si promptement estre le tesmoin des faveurs que cette amour renouvellée luy preparoit, Galathée mouroit d’impatience de n’avoir personne à laquelle elle peust ouvrir son cœur, sans crainte de descouvrir ce qu’elle cognoissoit bien estre tres-necessaire de celer. Car lors qu’elle jettoit les yeux sur ceux qui estoient autour d’elle, elle n’y voyoit personne qui fust capable de recevoir ce secret, d’autant que pour Silvie et sa nourrice, qui sçavoient une grande partie de ses plus secrettes passions, l’une luy sembloit trop jeune, et l’autre trop aagée; car encores que l’affection de toutes deux, et leur fidelité luy fussent assez cogneues, voire mesme la prudence et sagesse de Silvie, plus qu’il ne sembloit pas que son jeune aage peust comporter, si est-ce que ces affaires d’estat luy sembloient estre un trop pesant fardeau pour les leur confier.

Cette consideration estoit cause qu’elle alloit recherchant un bon sujet pour r’appeller Leonide auprés d’elle, se ressouvenant bien qu’elle n’avoit jamais eu occasion de soupçonner, ny sa fidelité, ny son affection, sinon pour le sujet de Celadon, duquel ayant maintenant l’esprit assez esloigné, pour les nouveaux accidens qui estoient survenus, et desquels elle estoit tant agitée, il sembloit qu’elle en eust mesme perdu la memoire. De sorte que ne pouvant blasmer en elle que ce qui ne la touchoit presque plus, et au contraire y ayant plusieurs choses qu’elle ne se pouvoit empescher d’estimer plus qu’en toutes celles qui la servoient elle regrettoit la perte qu’elle en avoit faite, et s’accusoit en quelque sorte de trop de promptitude, avec dessein de ne perdre point d’occasion de la r’appeller, et de la mieux traitter à l’advenir. II est vray que, d’autant que naturellement chacun desire de couvrir les fautes qu’il a faites, et qu’elle n’eust pas voulu estre blasmée de legereté, ny d’inconsideration en cet esloignement de Leonide, elle alloit cherchant avec un soing extreme quelque bonne occasion de la faire revenir, sans qu’on se peust appercevoir du [10/11] sujet qui l’avoit separée d’elle; si bien que quand on luy dit que le trompeur Climante estoit revenu, et qu’elle entendit le desir qu’avoient Amasis et Adamas, de sçavoir si c’estoit le mesme faux druyde qui les avoit desja trompées, elle dit que Leonide mieux que tout autre le pourroit, recognoistre, quoy qu’elle sceust bien que Silvie en avoit autant de cognoissance, qu’elle, et pour ne perdre cette occasion donna charge au grand druide de la luy ramener promptement sans luy faire aucun semblant de tout ce qui s’estoit passé.

Leonide, au contraire, quand son oncle luy fit entendre la volonté de Galathée, voulut bien luy obeir, pour ne donner point une trop claire cognoissance du mescontentement qu’elle y avoit receu, mais avec resolution de revoir les douces rives de Lignon le plus-tost qu’il luy seroit possible, tant pour se desmesler de la confusion qu’elle sçavoit estre en la suitte de la Nymphe, que pour revoler tant plustost à l’agreable liberté en laquelle elle avoit vescu si doucement entre ces discrettes et belles bergeres. Et quoy qu’en ce dessein elle ne se disoit pas à elle-mesme le principal subject qui luy faisoit desirer son retour, si est-ce que veritablement c’estoit pour revoir Celadon qu’elle y avoit laissé, desguisé des habits et du nom d’Alexis fille d’Adamas le grand druide, et parmy les gentilles bergeres de ce rivage. Car encor qu’elle eust fait tout ce qu’il luy avoit esté possible pour se despouiller de cette affection, si avoit-elle bien recogneu que l’ame mal-aisément peut r’avoir la liberté qu’une fois elle a soubsmise à une puissante amour, parce qu’elle ne se pouvoit separer de sa passion, quoy qu’elle cogneust bien qu’il n’y avoit point d’esperance que jamais Celadon se pust guerir de celle qu’il avoit pour Astrée, monstrant bien par la l’opinion estre fausse de ceux qui croient n’y avoir point d’amour sans esperance.

Lors que Leonide arriva en la maison de son oncle Adamas, quoy qu’il fust encore assez matin, si trouva-t’elle chacun prest à partir: car le druide qui sçavoit bien qu’aux importantes affaires la diligence est requise, et qu’elle se peut dire celle qui leur donne la vie et l’accomplissement, dés la pointe du jour avoit mis ordre à tout ce qui estoit necessaire, tant pour faire porter Damon avec le moins d’incommodité qui se pourroit pour ses blesseures, que pour le faire conduire et Madonte aussi en asseurance à Marcilly, où il les accompagna avec Leonide et plusieurs solduriers qu’Amasis pour leur seureté luy avoit envoyez, feignant toutesfois que c’es-[11/12]toit pour l’honorer, et non pas pour craindre que par les chemins il luy fust fait aucun outrage.

Silvie, et la pluspart de ses compagnes qui sçavoient le retour de Leonide, la vindrent attendre à la derniere porte du chasteau, où elles luy firent tant de demonstrations de bonne volonté, qu’elle recogneut bien que veritablement elles l’aimoient, si toutesfois quelque vraye amitié se peut trouver dans la Cour. Mais sur toutes Silvie l’embrassa et baisa plusieurs fois, sans se pouvoir lasser de luy donner des tesmoignages de son affection; et soudain qu’elle eut salué Amasis, qui la receut avec un tres-bon visage, et qu’elle eut baisé les mains à Galathée, qui luy fit des caresses extraordinaires, elles se demeslerent le plus discrettement qu’elles peurent de leurs compagnes, et se retirerent à part, où elles se rendirent compte de tout ce qui s’estoit passé depuis qu’elles n’avoient esté ensemble.

II est vray que Leonide luy raconta bien avec quel repos d’esprit elle avoit passé le peu de jours de son esloignement en la compagnie des belles et discrettes bergeres de Lignon, et luy dit des merveilles de la beauté, des vertus et de la courtoisie et civilité, particulierement d’Astrée, de Diane et de Phillis. Mais, plus fine en cela que sa compagne, elle ne luy dit pas un mot de Celadon, luy semblant que c’estoit peu de discretion de se fier en cette jeune fille d’une chose qui estant sceue luy pouvoit rapporter tant de desplaisir et de confusion. Et lors que Silvie luy demanda des nouvelles d’Alexis, la pensant fille d’Adamas, elle luy en parla assez froidement, et comme avec nonchalance, la luy despeignant pour une bonne fille, et de qui l’esprit correspondoit entierement à la profession de druide en laquelle elle avoit esté tousjours eslevée. Damon et Madonte furent cependant receus avec tout l’honneur qu’Amasis et Galathée leur purent rendre, tant pour leur merite, que pour obliger Damon à les assister en ces urgentes affaires qu’elles prevoyoient. Incontinent qu’il fut mis dans le lict, et que les chirurgiens l’eurent visité, ses playes furent trouvées si belles, quoy que le bransle de la lictiere les eust un peu alterées, qu’ils jugerent tous qu’en peu de jours il seroit entierement guery. Et, à la verité, outre que ses blessures, quoy que grandes, n’estoient pas dangereuses, sinon par la grande perte de sang qu’il avoit faite, encore avoit-il trouvé un si bon remede à tous ses desplaisirs, en rencontrant Madonte, et recognoissant en elle une aussi entiere affection qu’il eust sceu desirer, que chacun jugea par la prochaine [12/13] guerison de ses playes, que le meilleur remede pour guerir le corps, c’est d’en commencer la cure par le cœur. Madonte, de son costé, qui, au rapport de chacun, et par l’experience, recogneut le profit que ce chevalier recevoit de son bon visage, estoit ordinairement auprés de luy, le comblant de toutes sortes d’honnestesfaveurs, et prevoyant qu’elle seroit contrainte de demeurer quelque temps en ce lieu pour donner loisir à la guerison de Damon, elle se resolut de changer d’habits, et de prendre celuy des nymphes, qui veritablement estoit tres-advantageux, pour n’estre point differente de toutes les autres; et parce aussi qu’elle cogneut que Damon en seroit bien aise, comme plus conforme à sa qualité. Et certes elle parut si belle en ses nouveaux habits, qu’elle fit bien paroistre qu’une grande beauté ne reçoit pas peu d’avantage de leur ageancement.

La nuict estant venue, d’autant que Galathée avoit commandé à Leonide de coucher dans sa chambre, lors qu’elle fut au lict, et qu’elle vid que toutes les autres estoient retirées, elle l’appella, et luy faisant prendre une bougie, comme voulant quelque service d’elle, la fit passer sous ses rideaux, où l’ayant contemplée quelque temps sans luy rien dire, en fin avec un œil sousriant: Et bien, Leonide, luy dit-elle, estes-vous tousjours en colere contre moy? – Contre vous, madame? respondit Leonide en luy baisant la main. Et pourquoy me faictes-vous cette demande, puis que si cela m’estoit advenu, je penserois avoir perdu l’entendement? Je vous supplie tres-humblement de croire que Leonide ne se mescognoistra jamais, de sorte qu’elle ne vous rende tousjours l’honneur et le respect qu’elle vous doit. Mais, madame, dit-elle, avec un petit sousris, vous oserois-je faire la mesme demande?

– Vous le pouvez juger, respondit la nymphe, puis que je traicte avec vous comme vous voyez; mais faisons icy une confession entiere, afin que nous n’ayons jamais plus occasion de nous rien reprocher. Veritablement vous avez esté en colere contre moy, et moy contre vous: quant à moy, j’advoue que je l’ay esté par jalousie, et, vous, Leonide, pourquoy? – Si vous voulez, repliqua-t’elle, madame, que je l’aye esté, il faut de necessité que ce soit pour cette jalousie. – Comment, reprit Galathée, vous estiez jalouse de moy? – Nullement, respondit-elle, madame, mais si j’estois en colere, c’estoit pour voir que vous estiez jalouse, et que vous me soupçonniez d’une faute dont je n’estois point coulpable. – Or, dit alors la nymphe, je veux que tout le passé soit oublié, [13/14] et que s’il y a eu un peu de promptitude de mon costé, vous l’excusiez, et en accusiez l’erreur où j’estois, car il est certain que j’avois opinion que ce que le druide m’avoit dit estoit chose aussi certaine que si la bouche de l’oracle l’eust proferé. – Ah! madame, reprit Leonide, que c’estoit un grand abuseur que ce druide, et que s’il vous eust pleu de me croire, vous eussiez aisément averé sa meschanceté! – Que voulez-vous que je vous die sur cela? luy respondit-elle, j’estois tellement abusée par ses paroles, que tout ce qu’on me disoit au contraire m’estoit une offence. – Et depuis, adjousta Leonide, avez-vous sceu la verité? – O ma mie, dit la nymphe en souspirant, que j’ay bien eu le loisir d’apprendre à mes despens qu’il est un trompeur! – J’en loue Dieu, madame, dit Leonide, car vous aurez recogneu par la mon innocence. – Ne parlons plus de ce qui vous touche, repliqua la nymphe, j’en suis entierement hors d’opinion. Et croyez que si j’eusse peu trouver plustost la commodité de vous rappeler prés de moy, je l’eusse faict; mais je ne voulois point qu’on pust soupçonner en sorte quelconque le subject de nostre mauvais mesnage. Et toutesfois je vous jure, Leonide, que je ne vous ay jamais voulu mal; je me suis bien offencée contre vous pour la raison que je vous ay ditte, mais pour cela je n’ay laissé de vous aimer plus que toutes les autres qui sont en mon service! Et s’il ne faut pas que je laisse de vous blasmer un peu, de la façon dont vous traictastes avec moy; car avouez la verité, vous fistes sauver Celadon, et vous sçaviez bien que j’en estois abusée, et n’aviez-vous pas tort de vous opposer si fort à mes volontez? Confessez-le seulement, Leonide, car à cette heure je ne m’en soucie plus. – Madame, respondit-elle avec un petit sousris, vous avez bien envie de me faire avouer une faute que je n’ay point commise, et que je ne ferois difficulté de confesser maintenant que vous n’y avez plus d’interest. Mais je vous proteste que je ne fis autre chose que changer Celadon en Lucinde, et vous-mesmes approuvastes mon dessein, lors que je l’habillois en fille. Mais pourquoy vous l’eusse-je voulu faire perdre, et quel interest y pouvois-je avoir? – Si vous n’y en aviez point, reprit la nymphe, pourquoy me poursuiviez-vous continuellement pour le laisser retourner vers son Astrée? – Plusieurs raisons, respondit Leonide, me le faisoient faire. Premierement je craignois que cet homme ne fust veu parmy nous, car quelle offence n’eussiez-vous point faitte à vostre reputation si l’on en eust eu cognoissance. Puis, l’ingratitude et le [14/15] mespris de ce berger me desplaisoient grandement, me semblant qu’il estoit indigne de l’honneur que vous luy faisiez, et qu’il sçavoit si mal recognoistre. Mais ce qui m’y faisoit le plus opiniastrer, c’estoit que je sçavois asseurément que vous estiez trompée, et que ceste trahison avoit esté inventée par ce meschant homme Polemas, avec le druide, ou pour mieux dire, avec cet abuseur Climante. – Et comment sçaviez-vous si asseurément, dit-elle, cette meschanceté? – Je le vous dis bien en ce temps-là, madame, respondit-elle, mais la passion vous empescha de me croire. Vous m’envoyastes chercher Adamas pour la maladie de Celadon, et, de fortune, arrivant fort tard dans un logis, je fus mise pres de la chambre où Polemas et Climante tous seuls se treuverent couchez; et le matin, qu’ils ne pensoient estre escoutez de personne, j’ouis toute la tromperie qu’ils vous avoient ourdie. Que s’il vous eust pleu de la verifier alors, vous l’eussiez fait fort aisément, car ce trompeur estoit encores dans le bois de Savignieu, où il continuoit ses finesses. – Ah! Leonide, repliqua la nymphe, je m’en souviens, mais malaisément l’eussions-nous peu si bien faire, que le temps seul me l’a depuis fait recognoistre. Car il faut que vous sçachiez qu’Amasis en estoit aussi abusée que moy, et que jamais elle n’eust souffert que ce meschant homme eust esté chastié comme il le merite. Mais voyez comme il n’y a rien de si caché que le temps ne descouvre : ma mere a depuis recogneu que c’est un imposteur, d’autant que tout ce qu’il nous a dit de Clidaman, s’est trouvé entierement faux, si bien que maintenant elle le hayt autant que vous et moy le sçaurions hayr. – Je suis bien aise, reprit Leonide, que la meschanceté de cet homme ait esté recogneue, et plus encore, que vous ne soyez plus en l’erreur où il vous avoit mise; mais j’eusse eu un grand contentement de le voir chastié pour faire peur aux autres, ses semblables. – Ne vous en mettez point en peine, dit Galathée, je croy que vous en verrez bien-tost la vengeance; car il faut que vous sçachiez qu’il est revenu depuis quelques jours, et que c’est le suject que j’ay pris pour vous faire retourner icy. – Comment? madame, s’escria d’aise Leonide, cet imposteur est revenu? – Il l’est, vous dis-je, repliqua la nymphe, et il a bien des affaires de plus d’importance, à ce que l’on croit, car c’est le grand conseiller du traistre et outrecuidé Polemas. – Mon Dieu! madame, adjousta Leonide, que vous me rendez contente lors que je vous oy parler ainsi de ces deux meschants hommes! Mais, s’il m’est permis de le vous demander, [15/16] qu’est-ce qu’ils ont fait de nouveau? – Ah! m’amie, dit incontinent la nymphe, ce sont des choses telles que, quand vous les entendrez, vous demeurerez ravie de la perfidie et outrecuidance de nous deux; mais le silence est tellement important en cecy, qu’il n’y va rien moins que de nostre perte de toutes, et de la ruine de toute la contrée. Et toutesfois, pour vous tesmoigner que je ne suis plus mal satisfaite de vous, et qu’au contraire, je vous ayme plus encore que je ne soulois faire, car, en vostre absence, j’ay mieux recogneu l’amitié que vous me portiez et vostre discretion, je veux vous confier une chose, qu’il n’y a qu’Amasis, Adamas, et moy qui la sçachions.

Et lors, s’estant teue quelque temps, elle reprit ainsi: Vous sçavez, Leonide, que, lorsque cet affronteur estoit au commencement à Savignieu, ma mere, aussi bien que nous toutes, alla sçavoir de luy ce qui arriveroit du voyage de mon pauvre frere Clidaman. Ce trompeur, entr’autres choses, luy dit, qu’apres avoir acquis beaucoup d’honneur et de gloire, il reviendroit en santé, et plein de contentement. Tout au contraire, il y a quatre ou cinq jours que nous eusmes des nouvelles de Lindamor, par lesquelles il nous advertit que Clidaman est mort, et luy tellement blessé, qu’il a esté contraint de s’arrester avec la reyne Methine dans la cité des Rhemois. – O dieux! madame, s’escria Leonide, Clidaman est mort? – Parlez bas, respondit-elle, de peur que quelqu’un ne vous entende, car il le faut tenir encores caché pour quelque temps, si nous ne voulons tomber sous la plus indigne tyrannie qui se puisse imaginer. – Et pourquoy, madame, dit-elle, avez-vous cette doute, et de qui craignez-vous l’insolence? – De celuy, respondit la nymphe, qui a eu desja la hardiesse et le courage de me tromper, j’entends de Polemas. II faut que vous sçachiez que cet outrecuidé, porté d’une presomption incroyable, a non seulement eslevé ses desseins à m’espouser, comme vous avez entendu par sa bouche, et par celle de Climante, et comme nous avons appris par diverses conjectures, mais de plus, à m’espouser, quoy que ce fust contre ma volonté. Et à cet effet, il a premedité de loin une tres-insigne trahison et contre moy et contre tout l’Estat, afin de se rendre maistre à mesme temps de tous les deux. Vous avez sceu les meschantes actions qu’il a faictes contre Damon, et nous avons esté adverties qu’il a de tres-grandes intelligences avec Gondebaut le roy des Bourguignons, sans nostre sceu, et il n’y a point de doute que desjà il eust esclos sa trahison, [16/17] n’eust esté qu’il redoute Clidaman, mais s’il en sçavoit la mort, il n’y auroit plus rien qui le retinst. Et c’est pourquoy Amasis a escrit à Lindamor de venir en la plus grande diligence qu’il luy seroit possible, à quoy je m’assure qu’il ne manquera pas; mais il y a si loin d’icy où il est, que nous en sommes grandement en peine. Nous voyons que Polemas a tous nos ambactes et solduriers à sa devotion, parce que ma mere, pensant bien faire, luy a donné un si ample pouvoir qu’il a eu le moyen de se les obliger en diverses occasions à nos despens. – Je vous asseure, madame, dit alors Leonide toute estonnée, que vous avez raison de dire que ce sont des affaires de grande importance, car je ne crois pas qu’il y en ait pour vous qui le puissent estre davantage. – Or m’amie, reprit Galathée, ce traistre qui ne sçait pas encore la perte que nous avons faitte va temporisant, et cependant a fait revenir celuy que vous appellez Climante, au mesme lieu où il souloit estre. Quant à moy, je croy que c’est pour essayer si par quelqu’autre ruse il pourra point attirer ma volonté pour espouser Polemas. Et Adamas qui estoit, comme je croy, adverty par vous de la meschanceté de cet homme, a supplié Amasis de le faire bien recognoistre, et si c’est le mesme abuseur, le vouloir faire prendre, car par luy on sçaura toute la trahison de Polemas, y ayant grande apparence, puis qu’il se fie en luy de ce qui me touche, qu’il ne luy aura pas caché le reste de son dessein. Nous estions en la maison d’Adamas quand ce dessein fut fait, et parce que je desirois grandement que vous ne fussiez pas plus long temps esloignée de moy, je dis qu’il n’y avoit personne qui se pust mieux acquitter de toute cette affaire que vous, qui avez fort souvent parlé à luy. Cependant nous sommes venues icy, et faisons tout ce que nous pouvons pour trouver quelque asseurance, mais nous sommes de telle sorte desnuées d’hommes de deffence, que nous ne sçavons de quel costé nous tourner, outre que ce meschant qui, comme je vous disois, a ourdy cette trahison de loix, nous a reduittes à tel poinct que nous ne sçavons de qui nous asseurer. Voila, m’amie, l’estat de nos affaires, qui est bien deplorable à qui le considere, car nous avons perdu Clidaman, et tous nos plus asseurez sujects sont, ou morts avec luy, ou hors de l’Estat, et nous sommes presque entre les mains d’un insolent, de qui l’outrecuidance nous menace d’une servitude insupportable. A ce mot, la Nymphe ne put retenir les larmes, ny Leonide [17/18] aussi, qui, apres avoir essuyé ses yeux, luy respondit: De toutes les plus extremes trahisons, il faut advouer, madame, que celle-cy est l’une des plus insignes, et qui, outre cela, estant meslée avec une si grande ingratitude, il faut esperer que le Ciel ne permettra jamais qu’elle parvienne à la fin que le meschant desire. Les dieux sont trop justes pour le favoriser en un tant injuste dessein, et vous verrez qu’ils vous envoyeront en cette necessité du secours, d’où peut-estre vous l’attendez le moins; ayez, madame, cette confiance en eux, et vous asseurez qu’ils ne vous delaisseront point. Outre que vostre cause est telle que, quand il n’y auroit personne pour la deffendre que les femmes de ce lieu, je croy que nous serions suffisantes de la maintenir contre tous les hommes de la terre, et pour moy, il me semble qu’en semblable occasion je serois plus vaillante que Lindamor. Mais, madame, puis que vous m’avez envoyé querir, pensant que je vous puisse estre utile en cette affaire, quel service vous plaist-il que je vous rende? – Il faut, dit la nymphe, que vous alliez recognoistre cet abuseur, sçavoir si c’est luy ou quelqu’autre, et si c’est Climante, comme je le croy. Je veux que vous feigniez que je sois grandement desireuse de pouvoir conferer avec luy de quelque chose qui m’est de grande importance, et s’il est possible, vous le fassiez venir icy pour parler à moy, car, si nous l’y pouvons tenir, il n’en sortira pas quand il voudra. Oui si vous ne le pouvez, parce que les meschans sont tousjours sur la mesfiance, prenez jour avec luy où je puisse le trouver en ce lieu-là, d’autant que, comme vous sçavez, il y a de certains jours qu’il se tient caché; et si on y alloit avec main forte, et qu’il n’y fust pas, ce seroit l’effaroucher, et perdre l’occasion de l’avoir.

Apres quelques autres semblables discours, Galathée vouloit que Leonide s’en allast reposer. Mais tout à coup la rappellant: Encor faut-il, luy dit-elle, que je sçache des nouvelles de vos belles bergeres de Lignon, et quelle a esté vostre vie depuis que vous avez esté esloignée de moy. – Madame, luy respondit-elle, que vous plaist-il que je vous en die, sinon que ce sont bien les plus belles, les plus discrettes, et les plus aymables filles que je vis jamais? Et croyez moy que leur conversation est telle que qui s’ennuyera de vivre en leur compagnie, sera sans doute de bien mauvaise humeur. Figurez-vous, madame, que cet âge doré que l’on nous va despeignant pour nous faire envier le bon-heur des premiers hommes, ne sçauroit ayoir eu tant de douceurs, ny tant [18/19] de contentemens qu’il s’en rencontre auprés d’elles. – Vrayment, Leonide, adjousta la Nymphe, vous en parlez de façon que vous me feriez prendre envie de devenir bergere. – Madame, reprit Leonide, je ne doute point que si une fois vous aviez gousté le repos et la tranquilité qui s’y retrouve, vous ne vous en separeriez pas aisément. – Et toutesfois, continua Galathée, encor se trouve-t’il parmy elles des soings et des inquietudes; car n’est-il pas vray que, quand elles perdirent Celadon, elles en ressentirent du desplaisir? – II est impossible, repliqua Leonide, qu’estant au monde, elles ne soient subjettes aux tributs de l’humanité, mais je les appelle heureuses, et exemptes d’inquietude, quand je considere nos peines et les leurs, les leurs, dis-je, qui, au prix des nostres, ne semblent point estre d’une qualité sensible. – Je ne sçay, reprit Galathée, comme vous les estimez si petite; si me semble-t’il avoir ouy dire que non seulement Astrée, mais tous ceux du hameau, en ont porté un tres-grand deuil – Il faudroit respondit Leonide, qu’elles fussent insensibles, si la perte d’un berger tant accomply ne les avoit touchées. – Je m’asseure, reprit alors assez finement Galathée, que si la perte leur a esté ennuyeuse, le recouvrement leur en a esté tant plus agreable.

Leonide recogneut incontinent le sujet qui faisoit ainsi parler la Nymphe. C’est pourquoy elle respondit fort froidement: C’est sans doute, que ce recouvrement, duquel vous parlez, leur eust rapporté beaucoup de contentement, car ce berger estoit grandement aymé de tous ceux qui le cognoisssoient. – Et comment? interrompit la Nymphe, Celadon n’est-il pas retourné vers elles? – Nullement, madame, dit Leonide, avec la mesme froideur, et tant s’en faut, elles n’y pensent presque plus. – Et Astrée, reprit Galathée, n’en parle point? – Si fait, dit Leonide, mais jamais, si quelqu’autre n’en commence le discours. – Et quoy! ne l’aimoit-elle plus, dit la Nymphe, ou quelqu’autre a-t’il pris sa place? – Je croy, respondit Leonide, qu’elle l’aimeroit bien en vain, car l’opinion de chacun est qu’il soit mort. – Je vous assure, continua alors Galathée, que je plains sa perte, si cela est vray, car c’estoit un des plus accomplis hommes de sa condition. Et il faut que je vous die la verité: la tromperie de Climante me donna bien au commencement la volonté de le cherir, mais depuis que je le vis, ses propres merites m’y convierent bien davantage. Cest dommage, s’il est mort, qu’il ait si peu vescu, et quoy que vous m’en sçachiez dire, je croiray difficilement, quelque mine qu’en [19/20] fasse Astrée, qu’elle n’en ayt toute sa vie le regret bien profond dans le cœur, car moy qui n’y suis pas tant obligée qu’elle, je ne m’en puis souvenir sans desplaisir. Mais, adjousta-t’elle, il est tard, retirez-vous, et vous souvenez d’aller demain avec vostre compagne Silvie recognoistre si c’est Climante, et non point quelque autre abuseur comme luy, qui est auprs de nos jardins de Montbrison, car cette affaire nous touche un peu davantage.

Tels furent les premiers discours que Galathée tint à Leonide en particulier, desquels elle demeura assez bien satisfaite. Et toutesfois il luy sembla recognoistre que la Nymphe n’estoit pas si bien guerie du mal que Celadon luy avoit fait, qu’elle en faisoit le semblant; et sur cette opinion, elle se resolut de ne luy rien descouvrir de ce berger qui luy en pust renouveller le souvenir, sçachant assez qu’un flambeau nouvellement esteint se rallume mesme par la fumée. Et parce qu’elle ne vouloit point manquer au commandement qu’elle luy avoit fait, estant de si grande importance, apres l’avoir dit au grand druyde qui luy donna quelques enseignements pour mieux abuser ce trompeur, elle s’accompagna de Silvie, et le plus tost qu’elle put, s’y en alla, avec tant de contentement de voir son innocence recogneue, que ce fut presque tout le discours que par les chemins elle eut avec sa compagne.

Lors qu’elles arriverent sur le lieu, elles furent au commencement en doute que ce fust Climante, car elles y trouverent toutes choses tellement changées, qu’elles n’y recognoissoient rien de ce qu’elles y avoient veu autrefois, d’autant qu’au lieu de ce petit temple fait de clisse, et couvert de feuillages et de rameaux, elles y en trouverent un tout en bois, assez petit toutesfois, mais beaucoup plus long que large. L’enclos n’estoit que de clayes avec plusieurs fenestres, faites, à ce qu’il sembloit, expressement, non seulement pour donner jour à l’autel qui estoit à l’un des bouts, mais aussi, afin que ceux qui estoient dehors pussent plus aisément voir tout ce qui estoit dedans. Ce changement à la verité au commencement les estonna, et toutesfois enfin, voyant les portes du temple closes, elles prirent resolution d’y heurter pour en apprendre des nouvelles asseurées. Elles monterent donc huict ou dix degrez qui estoient au devant du temple, et lors qu’elles furent sur le replein, elles virent par les fenestres qui estoient aux deux costez de la porte, un autel à l’autre bout du temple, et au devant, sur un petit marche-pied, un homme qui estoit en oraison, [20/21] qu’elles ne purent si tost recognoistre, parce qu’il avoit le dos tourné de leur costé.

Mais, d’autant que cette machine estoit petite, et que celuy qui estoit en prieres releva sa voix, elles ouyrent qu’il disoit: S’il est ainsi, ô puissante et redoutable deité, je t’en demande un signe. Et ayant redit par trois fois ces mesmes paroles fort haut, elles virent qu’à la derniere fois, le feu se prit de luy mesme sur l’autel, avec la mesme promptitude qu’il souloit faire autrefois; qui donna cognoissance aux deux nymphes que c’estoit ce mesme abuseur qu’elles alloient cherchant, Et elles ne se trompoient nullement, car les ayant apperceues de loing, il s’estoit mis en cet estat, pour mieux se couvrir du manteau de la saincteté. Mais elles, feignants de ne recognoistre point son artifice, proferoient entr’elles assez haut des paroles pleines d’admiration qu’elles faisoient toutesfois semblant de vouloir dire bas; luy, qui les oyoit, se resjouit grandement en son cœur, croyant qu’elles n’eussent point encore recognu sa finesse. Et pour les mieux abuser par ces nouvelles malices, d’autant que le feu ne s’estoit pas comme l’autre fois aussi-tost esteint qu’allumé, mais au contraire, s’estoit espris à quelque bois sec qui estoit arrangé sur l’autel en façon de sacrifices, il feignit de tourner la teste vers elles au bruit qu’elles avoient faict. Et parce qu’elles luy demanderent l’entrée du temple, et de pouvoir parler à luy, il se tourna incontinent vers l’autel, fit semblant de prendre de l’eau lustrale, et s’en laver les yeux et les aureilles prophanées, ainsi qu’il feignoit, pour avoir veu ces nymphes, et ouy leurs paroles pendant son sacrifice. Et r’alumant encore mieux le brasier qui estoit sur l’autel, y mettant d’autre bois, et y jettant de la verveine avec quelques fueilles de guy et de chesne, lors qu’il creut que ce feu avoit pu faire l’effect qu’il desiroit, il releva la voix fort haut, et dit: Si tu le veux, ô grande et redoutable deité, qu’elles entrent dans ton sainct temple, ouvres-en toy-mesmes les portes, et leur y donne l’entrée. A peine eut-il proferé ces paroles que, sans que personne touchast les portes; elles s’ouvrirent d’elles-mesmes, donnant un si grand estonnement aux deux nymphes, qu’encores qu’elles sceussent bien que c’estoit un meschant et un abuseur, si est-ce qu’elles ne purent s’empescher d’avoir peur, en voyant une telle ouverture sans que personne fust auprés. Et cela fut cause qu’elles demeurerent quelque temps en doute si elles y devoient entrer, jusques à ce que luy-mesme, avec ses ornemens de druide, et un [21/22] visage plein de gravité, les en vint solliciter, puis que c’estoit une grace particuliere, que la deité qui estoit en ce lieu leur vouloit faire. Leonide et sa compagne s’estans rasseurése, et feignans de luy porter un grand respect, et de marcher avec une grande reverence dans l’enclos du temple sans estre nettoyées ny par l’eau lustrale, ny par aucune autre ceremonie, comme elles avoient esté l’autre fois, le suivirent jusqu’auprés de l’autel, où s’estans mises à genoux à l’imitation de cet imposteur, elles y demeurerent jusques à ce qu’il se releva pour leur dire: Leonide, et vous, Silvie, la deité que je sers en ce lieu à eu agreable vostre venue en son sainct temple, car m’ayant adverty que vous veniez et m’ayant ordonné de vous y laisser entrer sans vous purifier, ny par des parfums, ny par l’eau lustrale, j’en suis demeuré estonné. Et cela a esté cause que je luy ay demandé un signe de cette volonté extraordinaire, et soudain il a allumé luy-mesme le feu du sacrifice que je luy avois preparé; et lors que vous estes arrivées, ne pouvant encore me persuader que vous y dussiez entrer de cette sorte, je l’ay supplié qu’il vous ouvrist luy-mesme les portes de son temple, ce qu’il a fait miraculeusement, comme vous voyez. Maintenant, dit-il, se tournant contre l’autel, Ô puissante et redoutable deité, si tu as eu agreable que ces nymphes soient venues t’adorer dans ton enclos sacré, comme tu en as donné cognoissance par l’ouverture des portes, fay nous voir par quelque signe, que tu veux bien qu’elles y demeurent, et fassent leurs prieres et supplications. Lors qu’il profera ces paroles, le feu du sacrifice qui brusloit sur l’autel estoit esteint si bien que presque en mesme temps les portes, comme miraculeusement, se refermerent d’elles-mesmes, dont les nymphes furent saisies d’un grand estonnement, quoy qu’elles sceussent bien que cet homme estoit un affronteur, s’imaginans que ce qu’il feignoit de faire par la puissance du Ciel, il ne le fist au contraire par quelque sortilege ou enchantement. Cela fut cause que, toutes effroyées, elles voulurent sortir de ce lieu, qu’elles pensoient estre plein de meschants demons. Mais il les retint par les bras toutes deux, leur remonstrant que les portes estans closes par la volonté du dieu, ce seroit l’offencer que les ouvrir, sinon quand il luy plairoit; mais qu’elles luy fissent entendre le sujet qui les faisoit venir vers luy, afin que tous ensemble ils le pussent prier de luy vouloir inspirer ce qu’il avoit à leur respondre.[22/23]

Encores que les nymphes eussent une tres-grande peur, si est-ce qu’en partie par force, et en partie de resolution, se donnans courage l’une à l’autre, Leonide, non pas toutesfois sans begayer, luy fit entendre le desir de la Nymphe Galathée, le suppliant, si c’estoit sa volonté de l’aller trouver, que ce fust le plustost qu’il luy seroit possible, parce qu’elle avoit à luy communiquer une affaire de telle importance, que le retardement n’en pouvoit estre que tres-dommageable. Climante alors, avec un visage severe, et plein de gravité: Nous ne sommes pas, dit-il, ô sages nymphes, comme le reste des hommes, qui peuvent disposer d’eux-mesmes à leur volonté, car nous qui nous sommes donnez au service du Ciel, ne devons ny ne pouvons ordonner de nous que ce qu’il luy plaist; mais je diray bien plus encore, il m’est particulierement deffendu de sortir des limites qui n’ont esté marquées par cette divinité, sinon par son expresse permission. C’est pourquoy je ne puis vous faire response que je n’aye consulté l’oracle, et si vous revenez en ce lieu dans cinq jours, vous sçaurez ce qu’il m’aura respondu. Et cependant, pour avoir quelque cognoissance de sa future volonté, faisons un petit sacrifice, et luy offrons du guy sacré, de la vervaine, et de la sabine, qu’il a tant agreables. A ce mot, prenant quelques feuilles de chesne, il en fit des chappeaux en façon de guirlande, qu’il leur mit sur la teste, et rallumant le feu dessus l’autel plus grand encore qu’il n’avoit point esté, il y jetta dedans quelques petits brins de ce qu’il avoit dit, et puis se remettant à genoux, fit quelques prieres, ou fit semblant d’en faire à basse voix. Et lors qu’il vid qu’il estoit temps: O grande et redoutable deité, dit-il à haute voix, s’estant relevé et tenant le coing de l’autel, si les prieres et supplications de ces nymphes te sont agreables, ouvre leur les portes de ton sainct temple, afin qu’apres t’y avoir adoré, elles se puissent retirer en leurs maisons avec contentement et satisfaction. Les nymphes oyans ces paroles, prirent particulierement garde aux actions de Climante, pour essayer de recognoistre si à l’ouverture de ces portes il n’y rapportoit aucun artifice de son costé; mais il leur sembla que miraculeusement elles s’ouvrirent d’elles-mesmes, car il ne fit aucune action, ny des mains, ny du reste du corps, qui leur en pust-faire soupçonner chose quelconque. L’ouverture donc du temple estant faitte par un moyen tant extraordinaire, cet imposteur, prenant les deux nymphes par les mains: Allez, ames pures et nettes, leur dit-il, et vous vantez que [23/24] le Ciel vous ayme, et que vous luy demanderez peu de choses qu’il vous refuse. Et, les reconduisant hors de ce lieu, apres quelques petites ceremonies, il joignit les mains, leva les yeux au ciel, et s’en retourna au mesme lieu, où à leur arrivée elles l’avoient veu. Et parce qu’elles estoient grandement effrayées de l’opinion de cet enchantement, elles s’en esloignerent le plus promptement qu’elles purent, leur semblant qu’elles avoient tousjours quelque demon qui les suivoit. Mais Climante qui eut opinion que peut-estre elles se tenoient cachées dans quelque buisson prés de là, pour voir ce qu’il feroit, d’autant que c’est le naturel du trompeur de penser qu’on le veut tousjours tromper, il amortit le feu qui estoit sur l’autel, et y jetta de l’eau dessus pour le rafraichir, et presque aussi-tost les portes se fermerent d’elles-mesmes, ce que les nymphes quoy que de loing, purent bien appercevoir, parce qu’au bruit qu’elles firent en se fermant, ces filles tournerent la teste, et virent qu’elles estoient closes. La peur qu’elles avoient eue les fit retourner plus vistement qu’elles n’estoient venues, et lors qu’elles pouvoient parler, ce n’estoit que de la meschanceté de cet homme qui se servoit du manteau de pieté avec tant d’impieté.

Galathée n’estoit point encores sortie du lict, lors que Leonide et Silvie revindrent, car il estoit encore assez matin, et quand elles se presenterent devant elle, elles avoient encore de frayeur le visage si changé, qu’au commencement Galathée eut peur qu’elles n’eussent faict quelque fascheuse rencontre. Mais quand elles luy eurent raconté tout ce qu’elles avoient veu, et ensemble la peur que ces portes en s’ouvrant et en se fermant leur avoient faicte, elle ne put s’empescher de rire, de voir qu’elles trembloient en le racontant. Je vous asseure, madame, adjousta Silvie, quand elle vid que la Nymphe se mocquoit d’elle, que de mon naturel je ne suis guere peureuse, mais j’avoue que ces portes ne se sont jamais ouvertes et refermées d’elles-mesmes, que de frayeur les cheveux ne me soient herissez en la teste, et je croy qu’il n’y a personne qui, les voyant, n’en eust autant ressenti. – Mon Dieu! madame, reprenoit Leonide, figurez-vous de voir maintenant la porte de vostre chambre se fermer et s’ouvrir d’elle-mesme, et confessez la verité si vous n’auriez point de peur; et puis jugez si la nostre a esté sans raison, nous voyant avec cet homme que nous sçavons estre tres-meschant, car c’est sans doute que cela ne se peut faire que par quelque enchantement. – Voyez-vous, respondit la Nymphe, c’est un homme fin et plein d’artifice, il aura faict ce [24/25] que vous avez veu si subtilement, qu’il vous aura trompé les yeux. – Non, non, madame, reprit Silvie, cela pourroit bien estre pour la premiere et la derniere fois que nous estions hors du temple, mais quand nous avons esté dedans auprés de luy, il est impossible, car ma compagne et moy y avons pris garde de si prés, qu’il n’a pas fait un clin d’œil que nous n’ayons remarqué. – Tant y a, madame, continua Leonide, que nous vous asseurons que c’est bien ce mesme Climante que vous avez veu, et qu’il faut croire n’estre pas en ce lieu-là pour neant, car soit enchantement ou non, asseurez-vous qu’il n’employeroit pas tant de peine ny d’artifice, si ce n’estoit pour quelque dessein d’importance. – Mais en fin, reprit la Nymphe, quand a-t’il promis de venir? – Comment, madame, respondit Silvie, promettre de venir? Il n’est pas personne qui marche sans la trompette des dieux; il en veut, dit-il, consulter son oracle, et nous a dit que dans cinq jours, si nous l’allons treuver, il nous dira si le dieu qu’il sert luy veut permettre de sortir des limites qu’il luy a marquées. Mais je commence desjà d’apprehender d’aller vers un homme, qui, à ce que je crois, a autant d’esprits à son commandement, que les autres ont de cheveux à la teste.

Apres quelques autres semblables discours que Galathée ne pouvoit ouyr sans rire, elle leur commanda de ne parler à personne de ce qu’elles estoient allé faire vers luy, sinon à Adamas; qu’elles pouvoient bien raconter à chacun les choses merveilleuses qu’elles y avoient veues, publiant partout la saincteté de ce druide. Car il ne peut pas estre, disoit la Nymphe, s’il a quelque grand dessein, qu’il n’y ait icy quelqu’un de sa part pour ouyr ce qu’on dit de luy, afin de le luy rapporter. Et lors qu’il sçaura les admirations que vous en ferez, il s’asseurera davantage, voyant que ses artifices sont estimez des miracles, et c’est ce qu’il faut faire, pour le dessein que nous avons. Que si nous en venons à bout, comme nous l’esperons, hous pourrons dire, quoy qu’il soit bien ruzé, qu’il aura trouvé des personnes encores plus fines qu’il n’est pas. Climante, d’autre costé; continua le reste du jour en ses feintes devotions, afin que si quelqu’un de fortune survenoit, il ne fust surpris en quelque action qui pust dementir le tiltre de saincteté qu’il s’usurpoit. Mais lors qu’il fut bien nuict, et qu’il creut que personne ne le pourrolt plus recognoistre, il ferma bien son temple et revestu d’autres habits, il prit le chemin à travers les bois, dont il estoit fort pratic, pour aller vers Polemas luy faire entendre [25/26] tout ce qui s’estoit passé, et pour consulter avec luy, comme il avoit à se conduire en la demande que Galathée luy avoit faite. Polemas receut un grand contentement de sçavoir que la nymphe eust encores volonté de parler à Climante, luy semblant que c’estoit un tesmoignage infaillible, qu’elle n’avoit point recognu ses artifices, dont jusques alors il avoit esté grandement en doute. – Je croy pas, adjousta Climante à ce que venoit de dire Polemas, que les hommes les plus fins, et les plus rusez n’eussent esté deceus aussi bien que ces filles; car, si jamais un dessein a esté conduit avec une extréme prudence, pour ne pas dire cautele, il faut advouer que ç’a esté le nostre. Et quant à moy, quelque opinion que vous en ayez eue, je ne me suis jamais sceu persuader qu’elles ayent soupçonné qu’il y ait eu de la tromperie en tout ce que je leur ay fait voir, y ayant observé de telle sorte toutes les choses necessaires, que si un autre m’en avoit autant fait, je crois que j’y aurois esté aussi bien abusé qu’elles. Mais si par Ie premier artifice elles ont esté trompées, asseurez-vous que par ce second elles l’ont bien esté encore davantage. Cependant qu’ils parloient ainsi, Polemas fut adverty qu’un messager le venoit trouver pour quelques nouvelles d’importance. Cela fut cause qu’interrompant leurs discours, et faisant retirer Climante dans un cabinet voisin, il commanda qu’on le fist entrer: Seigneur, luy dit le messager, apres l’avoir salué, et qu’il se vid seul ayec luy dans la chambre, vostre fidelle serviteur Meronte vous salue, et m’a commandé de ne donner cette lettre qu’entre vos mains, luy dit-il, en la luy presentant, et, de plus, m’a donné charge, apres que vous l’aurez leue, de vous dire quelque chose de sa part pour vostre service. Polemas alors, l’ayant decachetée, et leu que ce n’estoit qu’une lettre de creance, le prenant par la main, le tira le plus prés qu’il put de la porte du cabinet où estoit Climante, afin qu’il le pust ouyr, s’asseurant bien que c’estoit quelque chose qu’il seroit necessaire de luy communiquer, parce que ce Meronte estoit l’un des principaux bourgeois de la ville de Marcilly, qu’il s’estoit acquis de longue main pour l’un de ses plus affidez. Interrogeant donc celuy-cy, qui estoit son fils, il sceut de luy l’arrivée de Damon et de Madonte, l’honneur et les caresses qu’Amasis et Galathée leur faisoient, le soing que toutes deux avoient de ses blesseures, et l’opinion que les chirurgiens en avoient. Apres, il luy rendit compte de tous les gens de guerre qui se trou-[26/27]voient dans la ville, de quelle façon les gardes se faisoient, le peu d’apparence qu’il y avoit qu’Amasis et Adamas fussent entrez en doute de quelque entreprise; et bref, il l’assuroit que toutes les fois qu’il luy plairoit, il luy ouvriroit une porte sans aucune difficulté. Polemas receut ces nouvelles avec beaucoup de contentement; et apres avoir remercie Meronte de la continuation de sa fidelité et de son affection, il le conjura de vouloir continuer, avec asseurance qu’en temps et lieu il le recompenseroit, de sorte qu’il auroit tousjours occasion de l’aymer. Que, quand il seroit temps, il se serviroit de ses offres, comme de la personne du monde, en laquelle il se confioit le plus. Et lors, mettant la main dans un cabinet où il tenoit expressement de l’argent pour ses recompenses secrettes, et luy en donnant une poignée: Recevez, luy dit-il, ce tesmoignage de ma bonne volonté, attendant que l’occasion se presente de faire davantage pour vous.

Et puis, s’en revenant au mesme lieu: Mais, luy dit-il, n’y a-t’il rien de nouveau à la Cour? – Seigneur, luy respondit ce jeune homme, on ne parle d’autre chose que d’un druide, qui vit avec tant de saincteté dans certain bois auprés de Montbrison, que les dieux luy octroyent tout ce qu’il leur demande. Je ne scçaurois vous dire les choses que l’on en raconte, car elles sont les plus extraordinaires qu’on ait jamais ouy dire. Et ce qui encores l’a mis le plus en reputation, ç’a esté le voyage que Leonide fit hier vers luy, qui en rapporte des choses si merveilleuses, qu’elle en ravit en admiration tous ceux qui l’oyent. – Mais, entr’autres choses, dit Polemas, que dit-elle particulierement y avoir veu? – Seigneur, respondit-il, elle en dit beaucoup: entr’autres, elle parle de certaines portes du temple qui s’ouvrent, et qui se ferment d’elles-mesmes à la seule parole de ce sainct personnage. Pour moy, comme vous sçavez, je ne vay gueres souvent au chasteau, et tout ce que j’en sçay n’est que par ouy dire, mais c’est la verité, que l’on en raconte de grandes merveilles. – Or bien, luy dit en fin Polemas, vous vous en retournerez vers vostre pere, et luy direz le contentement que j’ay reçu des nouvelles qu’il m’a fait sçavoir par vous, qu’un jour je luy donneray des tesmoignages de ma bonne volonté, comme j’en ay desja tant receus de son affection et de sa fidelité, qu’il continue de m’advertir de toutes choses pour petites qu’elles soient, et sur tout, et vous et luy soyez secrets. Et à ce mot, le licenciant, il s’en revint vers Climante qui, ayant ouy ce message, ne pouvoit s’empescher de rire de l’opi-[27/28]nion qu’ils avoient tous conceue de luy. II faudroit bien aussi, continua-t’il, que ces filles fussent plus fines que la finesse mesme, si elles avoient recogneu l’artifice duquel j’y ay usé. – Mais, reprenoit Polemas, dites-moy, je vous supplie, comment ce feu allumé sur un autel si esloigné de ces portes les peut-il faire ouvrir ou refermer, comme ce jeune homme raconte? Car j’advoue, qu’encores que, lors que vous entreprites cet ouvrage, vous me l’avez dit plusieurs fois, si est-ce que je ne puis comprendre comme cela se peut faire si facilement. – II est certain, dit Climante, que ces artifices se peuvent mieux comprendre par la veue, que par le discours; et toutesfois celuy-cy est assez aisé, pourveu que vous me veuilliez escouter un peu attentivement.

Et lors, s’estant teu pour quelque temps, il reprit de cette sorte: Figurez-vous cette machine à laquelle j’ay donné la forme d’un petit temple ou sacraire, estre de la longueur de trente pieds ou environ, et large de douze ou treize. La base sur laquelle je l’ay posé est haute de neuf ou dix pieds, de sorte que pour monter au plan où sont les portes, il y peut avoir douze ou treize marches; j’ay esté contraint de faire la base ainsi haute, pour avoir lieu d’y mettre les artifices qui estoient necessaires. Les portes sont legeres, et s’ouvrent ou ferment fort aisément; les deux pivots sur lesquels elles tournent vont jusques en bas, et l’autel qui est à l’autre bout de la machine est creux, et les jointures en sont tellement serrez, que l’air mesme n’y sçauroit entrer. Au dessous, dans la base, il y a une grande peau de bouc, dont le col avec un canal entre dans le creux de l’autel, mais le tout clos avec un tres-grand soing, parce que c’est en cela que gist presque tout l’artifice. A cette peau de bouc est attachée une corde, qui, soustenue par une poulie, se va entortiller aux deux pivots, parce que cette corde se separe en deux sur la fin: entre la peau de bouc, et la poulie, il y a un poids tel que j’ay jugé estre necessaire pour fermer la porte. Or voicy tout l’artifice: aussi-tost que le feu, qui est allumé sur l’autel, s’eschauffe, l’air est chassé de cette chaleur dans la peau de bouc, par le canal. La nature de l’air, c’est d’estre leger, et par ainsi cette peau, s’enflant et s’eslevant, attire en haut ce poids qui baissoit la corde, et ainsi les pivots relaschez par les cordes qui se haussent, ouvrent les portes; et, au contraire, le feu venant à s’estaindre, et l’air retournant en sa place, la pesanteur du poids tirant les cordes en bas, fait tourner les pivots, et les portes se referment. II faut en cela avoir le jugement de cognoistre le temps [28/29] que l’autel est assez eschauffé, et aussi, quand il est assez refroidy, pour commander aux portes à temps de s’ouvrir ou de se refermer; car il n’y a personne qui, en voyant l’effect, s’il ne sçait l’artifice, ne croye que ce soit une chose surnaturelle. Et, en cette occasion, je me puis veritablement louer de ma fortune, car je n’avois pas si tost proferé la parole, que les portes s’ouvroient ou se refermoient, et cela si à temps, que je pris bien garde que Leonide et Silvie en estoient si effroyées, que presque elles en trembloient.

– J’avoue, dit alors Polemas, qu’un homme d’esprit ne se peut achepter, et qu’il n’y a au monde qu’un Climante, ne croyant pas qu’autre que luy ait jamais pense à un si bel artifice. Et quant à moy, je ne doute point que ces filles n’y ayent bien esté trompées, car je pense estre un peu plus difficile à decevoir qu’elles, et toutesfois je confesse que je n’eusse pu me demesler de cet artifice. Mais mon cher amy, continua-t’il en l’embrassant, quelle fin pensez-vous que doive avoir nostre dessein? – La plus heureuse, sans doute, dit-il, que nous puissions desirer, car encores que des choses futures le jugement soit fort incertain, si est-ce et je vous supplie retenir cecy de moy, que presque infailliblement un commencement heureux est suivy d’une heureuse fin. Et que sçaurions-nous desirer à ce commencement de plus heureux? Dans cette contrée, tout est à vous; dehors il n’y a prince voisin qui ne vous ayme, et qui ne vous favorise. Tous ceux qui vous pourroient nuire sont bien loin de vous, et tellement embarrassez aux affaires d’autruy, qu’ils nous donneront tout le loisir que nous voudrons pour faire les nostres. Et le bon, c’est que Clidaman, qui en quelque sorte nous pourroit nuire, employe son temps auprés d’un prince tant esloigné de nous, que son secours ne luy peut jamais estre guere utile, au lieu que vos amitiez et vos confederations sont avec ceux qui ne sçauroient estendre la main qu’ils ne vous touchent; si bien que nous n’avons à faire qu’à des femmes, qui, à la verité, sont redoutables en amour, mais grandement inutiles en la guerre. – Mais, reprit Polemas, si ne me nierez-vous point qu’Adamas, duquel nous n’avons jamais pu gaigner la bonne volonté, est un puissant ennemy, pour le credit qu’il a en cette contrée, et que l’authorité d’Amasis, et l’esprit aliené de Galathée, nous seront un grand empeschement. – Souvenez-vous, respondit Climante, que toute chose agit selon sa nature, et qu’Adamas vous peut nuire en paroles, tant que vous ne viendrez point aux [29/30] effects; mais aussi-tost que les armes parleront, asseurez-vous que les livres se tairont. Et quant à Amasis, elle aime de sorte Galathée, qu’elle ne contredira jamais à ce que sa fille voudra. – Mais, interrompit incontinant Polemas, c’est bien là qu’est la grande difficulté, car Galathée, qui est jeune et volontaire, n’a pas la consideration qu’elle devroit avoir pour son contentement, et pour le bien et repos de ses Estats, mais elle a d’autres desseins bien esloignés des miens. – Et qu’en sçavez-vous? reprit Climante. Peut-estre desire-t’elle plus que vous ce que vous voulez, mais elle n’en sçait trouver les moyens : n’est-il pas vray qu’autrefois elle vous a aymé? – II est vray, respondit-il, mais Lindamor, je ne sçay comment, me l’osta de la main. – Or souvenez-vous, adjousta Climante, que ce qui a esté une fois, le peut bien estre deux. Le naturel d’une femme, et mesme qui est jeune, c’est de vouloir tout, et ne vouloir rien: je veux dire que sa volonté se laisse emporter à tous les objects qui luy semblent bons, beaux, ou nouveaux, mais sans s’obliger à pas un solidement; de sorte que quand quelque chose se presente à ses yeux, elle le reçoit autant qu’il luy plaist, et ainsi elle veut tout, mais elle ne veut rien, parce que cette volonté est en cela comme un navire sur une plage, sans nul ancre. Et toutesfois, si par les conjectures nous pouvons avoir quelque cognoissance des choses cachées, dites-moy, je vous supplie, si elle n’avoit dessein d’observer ce que je luy ay dit, à quelle occasion auroit-elle esté si curieuse de m’envoyer Leonide, pour me prier tant instamment de l’aller trouver? Non, croyez-moy, ou je suis le plus trompé qui vive, ou il me semble de lire dans son cœur, qu’elle attend avec une impatience extréme de me voir, pour se remettre entierement entre mes mains. Asseurez-vous que je luy ay donné l’allarme bien chaude, quand je luy ay dit que, si elle espousoit autre que celuy que les dieux luy ordonnoient, elle seroit la plus malheureuse qui ait jamais vescu. – Mais, repliqua Polemas, si elle s’aperçoit de vostre finesse? – Mais, respondit Climante tout en colere, si le ciel tomboit ? II y a bien apparence de faire cette doute! Je veux que vous sçachiez, que Climante a bien tant d’artifice que, s’il avoit entrepris de faire remarier Amasis avec luy, il en viendroit à bout. Polemas alors, avec un esclat de rire: O pleust à Dieu que je fusse tesmoin de ce beau mariage, et que vous le fussiez du mien avec Galathée! – Je me contente bien, respondit-il froidement, d’avoir Leonide. – O mon cher amy, dit incontinent [30/31] Polemas, en cas que le mien se fasse, je la vous la promets. – Et moy, adjousta Climante, dans peu de jours je vous donneray, Galathée, ou j’y perdray la vie.

Et sur ce discours, ils mirent en avant s’il feroit venir Galathée vers luy, ou s’il iroit vers elle. Et en fin ils conclurent qu’il estoit plus à propos qu’il allast vers la Nymphe, parce que de la faire venir dans le temple, il estoit à craindre que, luy voulant faire voir ces ouvertures des portes, quelque chose ne jouast pas si bien, ny si à propos que de coustume, qui gasteroit tout le mistere; outre que les choses merveilleuses qui adviennent plusieurs fois, se rendent en fin meprisées. Et de plus, voulant faire croire que c’est le dieu qui les ouvre et referme, il sembleroit qu’à ne faire jamais qu’une mesme chose, il y aurait quelque defaut; qu’au contraire, l’allant trouver en son palais, il seroit hors de toutes ces peines, et n’auroit à penser qu’à ce qu’il auroit à luy dire. Sur cette resolution ils se separerent, pleins d’espoir, et l’un et l’autre, de voir bien-tost l’heureuse fin qu’ils desiroient à leur entreprise.

Mais Polemas qui avoit un esprit vif, un tres-bon jugement, et un courage plein d’ambition, quoy qu’il fist semblant de remettre sur la conduite de Climante toute l’esperance qu’il avoit conceue, si est-ce qu’il ne laissoit rien en arriere qu’il jugeast estre necessaire pour en venir à bout, de sorte qu’encores qu’il vist quelque apparence en la ruse de cet homme, si ne laissa-t’il de pourvoir à ses affaires, afin que, si l’artifice ne faisoit l’effect pretendu, il pust en venir à bout par la force. Et de fait, outre qu’il s’estoit acquis tous les ambactes et solduriers de la province, encore en entretenoit-il plusieurs secrettement, et dedans et dehors l’Estat. II s’estoit rendu maistre de tous les lieux forts, et de tous les ponts et passages, avec une si grande prudence, que nul ne s’en estoit pris garde qu’apres. Et pour ne faire rien à la volée, il n’y avoit roy ny prince autour de luy, avec lequel il n’eust une tres-estroitte intelligence, et duquel il n’eust promesse d’estre assisté, en cas qu’il les en requist. A toutes ces prevoyances, il en adjousta encor une qui n’estoit pas petite, à sçavoir un tres-grand amas de toutes sortes de munitions, et d’instrumens de guerre.

Et par ce que le fait de toutes les intelligences, et de toute l’entreprise se reposoit sur luy, et qu’il n’avoit pas du temps, assez pour l’employer à ces choses particulieres, il fit choix de quatre [31/32] hommes, qu’il avoit grandement interessez au bon-heur de sa fortune, sur lesquels il s’en deschargea. Ces quatre confidens estoient Peledonte, auquel il donna charge de sa cavalerie; Argonide, qu’il commit à son infanterie; Listandre, aux machines de guerre; et Ligonias aux munitions et vivres: ces quatre personnages sçavoient le dessein de Polemas, et s’estoient de longue main liez avec luy d’une si estroicte amitié, que leurs fortunes et leurs vies estoient communes.

Soudain que Climante s’en fut allé, il les fit appeller, et voulut sçavoir de chacun particulierement, de combien de gens il pourroit faire estat, si dans huict ou dix jours il en avoit affaire. Peledonte l’assura que s’il luy donnoit ce terme, et qu’il luy permist de les assembler dés ce jour là, il luy promettoit mille cinq cens hommes de cheval, tous habitans dans le pays, et deux mille estrangers. Argonide, douze mille, que piquiers, qu’ils nommoient piquenaires, qu’arbalestiers, qu’ils appelloient cranequiniers, qu’archers ou frondeurs, et six mille estrangers. Ligonias luy promit avoir de quoy entretenir tout ce nombre d’hommes, pour quatre mois, de toutes sortes de vivres. Et Listandre, qu’il avoit tant de machines, de traicts, d’arcs, et artilleries, qu’il n’en sçauroit dire le nombre, mais que, quand il luy plairoit visiter l’arcenal, il le verroit si bien garny, qu’il s’assuroit qu’il en demeureroit content.

Or, mes amis, leur dit-il en les embrassant, j’ay bien tousjours esperé que vous auriez plus de soin de mes affaires que je n’en sçaurois avoir; c’est pourquoy je m’en suis reposé sur vous. Peut-estre n’aurons-nous pas affaire de tous ces preparatifs, car il semble que le Ciel veuille que nous parvenions à nostre dessein avec douceur, et non par la force. Je le desirerois, tant pour le bien de cet Estat, que d’autant qu’il semble que cette voye est plus convenable; toutesfois, il se faut preparer à tout, car j’ay resolu, dans huict ou dix jours, d’estre, ou Cesar, ou nul. Je vous supplie donc, et vous conjure de tout mon cœur de revoir tous en quel estat sont les choses dont vous avez voulu prendre la charge, et les tenir en tel poinct, qu’il n’y ait rien à dire, si nous en avons affaire. Et adjoustant à ces paroles plusieurs grandes promesses, ils se separerent, en attendant qu’il fust temps de mettre en effect ce qu’ils luy avaient promis.

Mais cependant que l’ambition de Polemas faisoit jouer tous ces ressorts, et que tout estoit prest de s’envelopper dans un dan-[32/33]gereux trouble, Amour pour cela ne laissoit pas de vouloir avoir part en cette contrée, car il ne donnoit ny treve ny paix à Celadon, que Leonide avoit laissé revestu des habits d’Alexis, fille du grand druide Adamas, dans la maison d’Astrée, sans que ny elle ny ses compagnes, quoy que tres-fines et tres-avisées, le pussent recognoistre, tant il estoit bien deguisé. Mais ce qui estoit encore plus estrange, Lycidas, son propre frere, ny pas un de ses parens ny plus particuliers amys, n’en eurent jamais aucun soupçon; et cela fut cause que Phocion, lors qu’Adamas le conduisit en sa maison, ne fit aucune difficulté de le loger dans la chambre mesme où couchoit Astrée.

Et de fait, cette belle bergere et sa compagne Phillis, lors que Leonide partit pour s’en aller à Marcilly, ainsi qu’Adamas luy avoit mandé par le commandement de Galathée, firent tout ce qu’elles purent pour se r’endormir; car, outre qu’à peine les premiers rayons de l’aurore ne faisoient que de poindre, encore le desiroient-elles, pour laisser plus longuement reposer ce berger deguisé, et qu’elles pensoient estre un peu malade. Mais la nouvelle affection, ou plustost l’ancienne affection, mais renouvelée, qu’Astrée portoit à ce berger, le croyant fille druide, et la ferme resolution qu’elle avoit faitte de la suivre parmy les vierges des Carnutes, et y consacrer le reste de ses jours au service du grand Tautates, la pressoient de telle sorte, qu’elle ne pouvoit plus ny penser ny s’arrester à imagination quelconque, qu’à celles qui naissoient de ce desir. D’autre costé la gentille Phillis, qui sçavoit en quelle peine la belle et sage Diane vivoit depuis la malicieuse invention de Laonice contre Silvandre, vouloit mal à toute sorte de repos qui l’empeschoit d’aller vers elle, pour essayer de soulager son ennuy, sçachant assez par experience quelle est la douleur qui procede des blessures de la jalousie.

Mais si ces inquietudes travailloient ces belles bergeres, Celadon, qui estoit couché dans leur mesme chambre, n’y estoit pas avec plus de repos, car repassant par sa memoire, qu’autrefois Astrée luy avoit ordonné de ne se faire jamais voir à elle sans son commandement, la resolution qu’il avoit prise, d’observer religieusement cette ordonnance, les raisons avec lesquelles le sage Adamas luy avoit fait consentir de quitter la vie solitaire et sauvage qu’il avoit commencée, l’artifice dont Leonide et le druide s’estoient servis pour le conduire, non seulement dans son hameau et parmy ses parents, mais dans la maison mesme d’Astrée, et la ruse enfin [33/34] par laquelle maintenant ils le contraignoient de demeurer seul auprés d’elle, luy embrouilloient; la teste de tant de diverses imaginations, que bien souvent ce pauvre berger ne sçavoit quel conseil ny quelle resolution eslire. Car, encores qu’il eust eu desjà souvent ces mesmes pensées, si n’en avoit-il pas este tant agité, lors que par les diverses raisons de la nymphe et du druide; il y estoit fortifié et assisté par leur presence; mais maintenant qu’il se voyoit tout seul en ce lieu, il luy sembloit estre abandonné à toute sorte de perils, sans aucun support ny secours humain. II consideroit qu’il estoit parmy des personnes qui avoient eu tant de cognoissance de luy, et cette cognoissance acquise par une si longue et estroitte familiarité, que c’estoit presque une chose impossible de se pouvoir cacher longuement à leurs yeux, apprenant mesme par leurs ordinaires discours combien elles avoient encores fraische la memoire de tout ce qu’il vouloit qu’elles ne recognussent pas. Et quoy que la preud’hommie du grand druide Adamas, qui l’avouoit pour sa fille, mist un voile bien espais devant les yeux des plus clairvoyans, et authorisast grandement sa feinte, si est-ce qu’il sçavoit bien que les yeux qu’il entreprenoit de decevoir avoient la veue si bonne que, si une seule de ses actions ou de ses paroles venoit à dementir le nom de fille qu’il prenoit, et mesme de fille druide, de l’institution et coustume desquelles il se cognoissoit assez ignorant, il estoit tres-asseuré que son artifice seroit incontinent descouvert.

Et sur cette consideration, il se representoit avec quelle prudente ignorance il falloit qu’il fist semblant de ne sçavoir ny cognoistre presque chose quelconque qui concernast l’estat de berger; combien se monstrer nouveau en ce qui luy estoit tant ordinaire, et combien se feindre ignorant de leur façon de vivre, de leurs exercices ordinaires, et de toutes les choses plus particulieres qui s’estoient passées entr’elles, mesme de n’avoir cognoissance de pas un de ses parens ny de ses anciens amis, ny des lieux où il avoit si longuement vescu, car, pour peu qu’il se fust mepris en cela, il sçavoit bien que le visage d’Alexis avoit tant de conformité avec celuy de Celadon, et ses paroles, et ses façons estoient si semblables à celles de ce berger perdu que sans doute elles eussent recognu parmy ses deguisements, et le vray visage, et les vrayes paroles de Celadon. Mais ce qui le tenoit encores en une grande doute, c’estoit qu’il jugeoit bien que, s’il ne mettoit un rude mors à sa passion, il couroit fortune quelle ne le portast quelquefois [34/35] plus outre qu’il n’estoit pas necessaire pour demeurer dans les limites de son deguisement. Et cette pensée avoit esté bien souvent cause que, dans ses plus grandes felicitez, il n’avoit osé donner congé à son ame de jouir d’un entier contentement. Car combien de fois avoit-il commandé à sa bouche et à ses mains, de ne se point licentier outre mesure, encore que, comme fille, il luy pust bien estre permis, lors qu’il estoit seul avec sa bergere, de peur qu’elle ne recognust que la bouche, et les mains de Celadon estoient empruntées par cette trop licentieuse druide! Et combien de fois avoit-il destourné ses yeux des beautez qui luy souloient estre cachées, et desquelles alors, sous le nom d’Alexis, la veue luy pouvoit estre permise, de crainte que cette curiosité ne fist soupçonner ce qu’avec tant de soing il essayoit de cacher le plus.

Apres que toutes ces considerations eurent longuement roulé dans son esprit, et que plus il y pensoit, et plus il luy sembloit y remarquer une hydre renaissante de diverses difficultez, le meilleur conseil qu’il sceut eslire, fut la resolution de demeurer en ce lieu le moins qu’il pourroit, cognoissant assez que c’estoit un dessein impossible d’y penser demeurer long-temps, et n’y estre point recognu, la foiblesse humaine ne permettant pas qu’un homme pust longuement user d’une prudence si grande que continuellement elle pust estre tendue à se garder de cheoir ou, pour le moins, de chopper en un chemin si mal-aisé et si raboteux.

Cette resolution faite, il delibera pour tirer quelque advantage de l’entreprise qu’Adamas avoit si bien acheminée, d’employer de sorte le temps qu’il demeureroit en ce lieu, qu’un seul moment n’en fust inutilement dependu. Pour en estre donc bon mesnager, il alla longuement cherchant en soy-mesme en quoy il le devoit plus soigneusement employer; et il luy sembla qu’il estoit tres à propos d’engager tousjours davantage cette bergere en l’amitié qu’il cognoissoit qu’elle avoit pour luy, jugeant avec beaucoup de raison que, venant apres à le recognoistre pour tel qu’il estoit, mal-aisément pourroit-elle consentir à un second esloignement. Et d’autant qu’il s’avoit bien que nous sommes grandement poussez, par l’exemple des personnes que nous estimons, à faire des choses ausquelles nous ne consentirions point autrement, il fit dessein de luy tesmoigner une amour, non pas telle que les filles ont accoustumé de se porter les unes aux autres, mais la plus ressemblante qu’elle pourroit à celle que Celadon souloit [35/36] avoir pour Astrée, afin de l’attirer par son exemple à une semblable affection, et apres, l’emporter insensiblement de l’amitié à l’amour.

Mais quand il voulut mettre cette pensée en effect, il y trouva bien plus de difficulté qu’il ne s’estoit proposé, estant bien mal-aise qu’il se fist paroistre amoureux de cette bergere, sans luy donner une opinion qui ne fust moins honneste, que ne pouvoit souffrir le nom qu’il prenoit de vierge druide.

Ce cahos et cette confusion de tant de difficultez l’agiterent de telle sorte qu’il ne put s’empescher de souspirer diverses fois, assez haut pour estre entendu de ces deux bergeres, qui n’ayans pu clorre l’œil pour dormir, l’avoient toutesfois tenu clos pour en faire le semblant, afin de ne point interrompre son repos; mais l’oyans maintenant souspirer, et cognoissans qu’il estoit esveillé, Astrée ressentit bien qu’il est vray qu’une grande affection est continuellement en crainte. Car, quoy qu’elle sceut qu’encores qu’Alexis dist avoir du mal, ce n’estoit que pour couvrir la longueur de son sejour auprés d’elle, si ne pust-elle s’empescher de craindre que quelque mal veritable ne fit naistre les souspirs qu’elle entendoit. Et cette doute fut cause que, se tournant doucement du costé de Phillis qu’elle sçavoit bien ne dormir pas: Ma sœur, luy dit-elle le plus bas qu’elle pust, n’oyez vous point les souspirs d’Alexis? J’ay peur que son mal ne soit plus grand qu’elle ne nous dit. – Je les ay ouys, respondit Phillis, il y a desjà quelque temps, et j’ay eu la mesme apprehension. Toutesfois, il me semble que ce sont plustost souspirs d’une personne souciée, que non pas de malade; car ceux qui procedent de maladie sont plus semblables à une violente respiration, que non pas aux souspirs ordinaires que la passion arrache de l’estomach, et tels que sont ceux que j’ay ouys. – Je ne sçay, adjousta Astrée, si nous devons parler en sorte qu’elle nous entende, car je crois que ce n’est pas un petit service, que d’interrompre de fascheuses pensées; et toutesfois, si elle dormoit, il ne faudroit pas l’esveiller. – Asseurément, reprit Phillis, elle ne dort point, car elle s’est diverses fois tournée dans son lict. Mais peut-estre demeure-t’elle sans parler, pour la mesme consideration qui nous a fait si longtemps estre muettes à son occasion, je veux dire, de peur de nous esveiller.

Astrée impatiente, pour voir si sa compagne disoit vray, entr’ouvrit un peu le rideau de son lict, mais elle ne le put faire si doucement, qu’Alexis ne s’en prist garde, qui, parmy toute la confusion [36/37] de ses pensées, avoit tousjours son cœur vers elle, et qui n’eust pas si long temps demeuré dans le lict où elle estoit, n’eust esté, pour faire croire à Phillis, qu’encores que son mal ne fust pas grand, il estoit toutesfois veritable. Astrée, qui cognut par l’ouverture qu’Alexis fit incontinent de son lict, qu’elle ne dormoit pas: Madame, luy dit-elle, nous sommes en peine de vostre santé, pour vous avoir ouy plaindre, depuis que Leonide vous a esveillée. – Mes cheres filles, respondit Alexis, je ne vaux pas la peine que je vous donne, et le soing que vous avez de moy est tel que, si j’avois un mal beaucoup plus grand, il seroit entierement capable de le guarir. Et toutesfois, si vous le trouvez bon, je seray bien aise de ne point sortir de la chambre ce matin, pour essayer si un petit mal de teste, qui semble s’estre augmenté depuis que la nymphe s’en est allée, ne s’allegera point par le repos. – Madame, adjousta Phillis, je crois avoir ouy dire, qu’au mal que vous avez, le dormir est un des plus souverains remedes. – J’ay fait, repliqua la druide, tout ce que j’ay pu depuis le départ de Leonide, mais il m’a esté impossible de clorre l’œil, et il me semble que le silence, et les fascheuses pensées me le redoublent, si bien que je croy que le meilleur est de se divertir, ayant ouy dire plusieurs fois, que le mal bien souvent s’en va, quand il void que l’on ne se ressouvient pas de luy. – Et que faudroit-il donc, madame, que nous fissions, dit Astrée, pour faire perdre le souvenir de ce fascheux mal? – II faudroit, respondit Alexis, que vous vinssiez vous habiller auprés de moy, et que, comme c’est la coustume de toutes deux, pour vos agreables entretiens, vous fissiez escouler le temps, qui ne sera que trop long, si ce mal me continue. – Pour m’aller habiller auprés de vous, madame, dit Astrée, je le feray par vostre commandement, n’y ayant pas apparence qu’autrement j’en eusse la hardiesse, mais pour entreprendre de vous entretenir, et accourcir ces fascheuses heures, je suis bien marrie de n’en avoir pas l’esprit. Toutesfois je ne laisseray de m’y essayer, car quelquefois le Ciel, qui favorise les bonnes intentions, supplée au defaut que nous avons; et puis, quoy qu’il en arrive, nostre excuse sera, ce me semble, recevable, quand nous dirons que c’est pour vous obeyr.

Et, à ce mot, se jettant hors du lict, elle se mit sa robe sur les espaules; mais Alexis, qui avoit bonne memoire qu’elle luy avoit promis de s’habiller ce jour-là des habits de druide, l’en empescha en la sommant de sa parole: Ma belle fille, luy dit-elle, vous [37/38] sçavez bien que vostre promesse vous oblige à faire aujourd’huy le personnage de fille druide. Ce me sera un extréme contentement de vous voir vestue de mes habits. – Madame, respondit-elle, que direz-vous de moy, si je commets cette faute? car, en effect, c’est une trop grande outrecuidance à une bergere. – A une bergere? repliqua Alexis, cela pourroit estre; mais non pas à une bergere telle qu’est Astrée, de qui le merite surpasse celuy de toutes les druides que je cognois. Et pource, si vous me voulez obliger, laissant toutes ces considerations à part, faites, je vous supplie, puis que pour l’amour de vous j’ay esté bergere, et la seray, tant qu’il vous plaira, que pour l’amour de moy vous soyez aujourd’huy druide. Et à ce mot, luy tendant les bras: Si j’estois vestue, continua-t’elle, je ne vous donneray pas la peine de venir icy, mais puis que mon mal me retient au lict, approchez-vous, ma belle fille, afin que je vous ayde à vestir.

La bergere alors, toute honteuse, pour luy obeyr, s’approchant d’Alexis, se laissa aller entre les bras de ce berger, qui s’estant desjà relevé sur le lict, et bien serré l’ouverture de sa chemise pour cacher le defaut de son sein, il la receut avec un si grand ravissement, qu’il fut bien à propos que Phillis cependant fust dans la ruelle de son lict où elle s’habilloit, car il eust esté à craindre si elle l’eust veu, qu’elle n’en fust entrée en quelque soupçon. Et quoy qu’Astrée n’eust pas moins d’esprit ny de jugement que sa compagne, si est-ce qu’elle n’y pensa point, pour la honte qu’elle avoit de se trouver en chemise devant cette druide, et que ses caresses luy estoient desjà presque passées en coustume, outre que l’extreme affection qu’elle luy portoit, luy faisoit prendre en bonne part tout ce qui procedoit d’elle.

Celadon eust bien voulu continuer plus longuement ses caresses, mais les considerations qu’il venoit de faire le contraignirent de s’en retirer plustost qu’il n’eust pas voulu; et luy aydant à vestir, il n’y eut ny beauté du sein, ny presque de tout le reste du corps, qui ne fust permise à ses yeux qui, ravis de tant de perfections, desiroient que tout Celadon fust comme un autre Argus, couvert de divers yeux, pour mieux pouvoir contempler tant de parfaites raretez. Ce ravissement luy occupoit de façon l’esprit que, sans penser à ce qu’il faisoit, il luy mit et remit deux ou trois fois à rebours les manches de cette robe, devant que la luy donner comme il falloit; dequoy Astrée, qui ne prenoit pas garde d’où les fautes procedoient, ne se pouvoit empescher de sousrire et, à chaque [38/39] fois, payer sa peine de plusieurs caresses, desquelles elle ne se pouvoit lasser, et que cette craintive druide n’osoit presque luy rendre, de peur de se relascher en des actions que le personnage d’Alexis peut-estre luy defendoit, si bien qu’avec raison elle pouvait appeller l’amour plus avare, lors qu’il luy estoit plus prodigue de ses faveurs.

Phillis cependant s’habilloit le plus viste qu’il luy estoit possible; et parce qu’elle n’y mettoit pas beaucoup d’artifice, elle se trouva toute vestue, qu’Alexis avoit à peine mis encore sa robe à la belle Astrée. Dequoy se sousriant: Je voy bien, leur dit-elle, que si vous demeurez autant à tout le reste de l’habit, Astrée pourra estre vestue, quand les autres iront se coucher. – Et quoy! respondit Astrée, le temps, ma sœur, vous dure-t’il de sorte que vous ne vous souveniez pas du dessein que nous avons fait de l’employer pour divertir le mal de la belle Alexis. – Si c’est vostre dessein, repliqua-t’elle, d’employer le temps à quelque chose, je dis que vous avez raison; mais si c’est pour faire passer le temps à cette belle druide, je trouve que c’est un maigre divertissement que le vostre. Que si vous me le voulez permettre, je vous iray querir un second, qui vous pourra mieux assister que moy; outre que vous sçavez bien, ma sœur, que, puis que vous n’y pouvez pas aller, nous commettrions une grande faute, si l’une de nous deux n’alloit luy rendre ses devoirs en cette occasion. – Et de quoy parlez-vous? adjousta Alexis, si toutesfois je ne suis point importune en le demandant. – Ce seroit nous, reprit Astrée, qui serions importunes, madame, en le vous disant; il ne faut pas vous donner la peine d’ouyr nos petites affaires. Et lors, faisant signe à Phillis: Allez, ma sœur, continua-t’elle, et l’asseurez que nous croyons toutes, que ce que l’on a dit est entierement faux. Phillis alors, en s’en allant: Je ne vous demande point, dit-elle, où je vous retrouveray à mon retour, voyant cette belle Alexis si empeschée à vous rendre druide, et prevoyant que vous ne le serez guere moins tantost à la faire bergere, qu’il est croyable que vous ne bougerez pas de cette chambre. – Si son mal, respondit Astrée, luy permet de sortir, vous nous pourrez trouver dans le petit bois de couldre, me semblant qu’elle s’y plaist davantage que par tout ailleurs, autrement, quand vous demeurerez jusques au soir, asseurez-vous que vous nous trouverez ensemble.

A ce mot, Phillis sortit de la chambre. Et Alexis, avec un visage riant: Ne dites point, reprit-elle, que je me plaise davantage dans [39/40] le petit bois de couldre, que par tout ailleurs; car en quelque lieu que sera la belle Astrée, croyez, ma fille, que je me plais plus que je ne sçaurois dire, et qu’au contraire, lors que je suis esloignée d’elle, il n’y a lieu qui ne me soit tres desagreable. – C’est à moy, madame, reprit la bergere, que vous devez laisser dire ces paroles, à moy, dis-je, qui n’ay autre contentement que celuy d’estre auprés de vous, ny autre plus grand desir que d’acquerir l’honneur de vos bonnes graces. – Ne desirez point, repliqua Alexis, ce que vous possedez si absolument. – Si le Ciel, adjousta la bergere; m’a voulu rendre si heureuse, par dessus toutes mes esperances, je confesse, madame, que je n’ay rien plus à souhaiter, sinon que la conservation de ce bien, duquel vous m’assurez, et de pouvoir employer les jours qui me restent en vous servant, sans vous jamais esloigner; et, pour cet effect, j’ay desjà supplié la nymphe Leonide de me favoriser et de son credit et de son advis. Et quoy que les obstacles qu’elle me propose luy semblent ne pouvoir estre surmontez, si est-ce que je les trouve si petits pour obtenir un si grand bien, que, s’il n’y en a point d’autres, je tiens la chose presque sans difficulté. Car, pour la contrarieté de mes parens qu’elle estime estre un puissant empeschement au bon-heur que je recherche, puis que le Ciel m’a ravy et mon pere et ma mere, quel parent me reste-t’il qui puisse tyranniser ma volonté, et m’empescher de me dedier au service de Celuy que, par les loix naturelles, tous les humains sont obligez de servir? Et c’est bien pour cela que je me mocque des pretentions de Calidon, quand il me pense desjà sienne, parce que, dit-il, que mon oncle Phocion trouve bon qu’il m’epouse, car je sçay assez jusqu’où va l’obeyssance et le respect que je luy dois; et je sçay qu’il est si sage et si advisé, qu’il n’en pretend pas davantage que je luy en rends.

Mais, madame, ce n’est pas de la que ma peine procede, ny la doute en laquelle je vis maintenant: c’est de sçavoir avec quel artifice je pourray gaigner vostre volonté, et celle des anciennes druides, pour estre receue parmy les autres vierges des Carnutes, afin que je ne vous esloigne jamais. Et c’est ce que je vous demande, madame, avec toutes les plus humbles et plus affectionnées supplications que je vous puisse faire. – Belle bergere, respondit Alexis, je ne puis assez vous remercier de la bonne volonté que vous me portez, faisant telle estime de vostre bienvueillance, que je souhaitte aussi ardemment que vous, que nous puissions passer [40/41] le reste de nostre vie ensemble; et pour tesmoignage de ce que je vous dis, soyez asseurée qu’il ne tiendra qu’à vous que nous ne nous separions jamais. Mais j’ay bien peur, quand je vous diray ce qu’il faudra faire, que vous ne changiez de volonté et de dessein. – Ah! madame, s’escria Astrée, ne me faites jamais ce tort d’avoir une telle creance de moy; mais, au contraire, soyez asseurée qu’en la vie et la mort cette resolution me continuera. – Je croiray tousjours de vous, dit Alexis, tout ce que vous voudrez, et mesme quand ce sera une chose si advantageuse pour moy, et tant selon mes desirs. Il est vray que, comme la preuve des choses que nous souhaittons nous est toujours agreable, je ne veux point manquer de satisfaire à ce que vous m’avez demandé. Sçachez, bergere, que la difficulté n’est pas grande de parvenir à ce que vous desirez, pourveu que vous le veuilliez.Et voyez comme en cela je suis contraire à l’opinion de Leonide: il faut seulement que vous fassiez deux choses, l’une, que vous m’aymiez autant que je vous ayme, et je vous diray l’autre quand je cognoistray que vous aurez mis en effet cette premiere proposition.

Astrée, alors, avec un visage riant, et baisant la main d’Alexis en signe de remerciement: Si la seconde chose, dit-elle, que vous me voulez proposer m’est aussi aysée que la premiere, vous avez raison, madame, de dire que la difficulté n’y est pas grande. Car permettez-moy, je vous supplie, de vous assurer que, si je n’ayme la belle Alexis, non pas seulement plus que moy-mesme, mais plus encore que l’amour ne fit jamais aymer autre personne quelconque, voire plus que tout autre cœur n’a eu puissance jusques icy d’aymer, je veux que les dieux me refusent l’honneur de vos bonnes graces, en la possession desquelles je mets le comble de mon contentement. – Et avec tout cela, repliqua Alexis, avez-vous opinion de m’aymer plus que je ne vous ayme. – O madame! reprit Astrée, ne me juger pas si outrecuidée, que je pense meriter une si grande affection de vous. Je m’estimeray trop heureuse, si seulement je suis assurée que celle que je vous porte ne vous est point ennuyeuse, ny par sa grandeur, ny par ma petitesse. – Belle bergere, dit la druide, despouillez-vous de cette doute, si vous ne voulez que je croye que vous estes aussi bien deceue en la grandeur de l’amitié que vous pensez me porter, qu’en la foiblesse que vous estimez en celle que j’ay pour vous; car soyez certaine qu’il n’y a point d’amour qui puisse esgaller [41/42] la mienne, et en cela je ne puis estre trompée comme vous, parce que je sçay par experience ce que j’en dis. Je pense vous avoir desja raconté que j’ay autresfois aymé une fille, et lors, j’eusse juré qu’il estoit impossible à tous les humains d’egaler cette amitié; mais maintenant, quand je la compare à celle que j’ay conceue pour vous, j’ay honte de l’erreur où je vivois alors, la trouvant si petite, qu’au prix de celle-cy, elle n’est presque pas sensible. Et vous, au contraire, qui n’avez encor rien aymé, vous pouvez aisément estre persuadée que cette affection est tres-grande, encore qu’elle ne le soit pas, d’autant que jusques icy vous n’en avez jamais esprouvé d’autre qui, par sa comparaison, vous en puisse faire donner un bon jugement.

– Madame, dit la bergere, cette dispute que je vois entre nous, est de celles où la victoire apporte du dommage, et que d’estre vaincu c’est estre victorieux. Et toutesfois si ne veux-je point quitter les armes si aysément, non pas que je ne vous veuille ceder en tout ce qu’il vous plaira, mais parce que ce seroit un grand defaut en moy si, estant de si loin devancée de vous en merite, je permettois encore de l’estre en affection. C’est pourquoy vous trouverez bon, madame, que je die que si par la comparaison on peut juger de la grandeur d’une amitié, je dois bien avoir cette permission. Moy, dis-je, qui ay commencé d’aymer presque dés le berceau, et qui ay continué depuis avec tant d’opiniastreté, que ny les difficultez, ny le temps, ny les absences, ny les commandemens de ceux qui pouvoient disposer de moy, ny bref, chose quelconque, ne m’en ont pu divertir, que la seule mort. Et toutesfois je jure, et je le jure avec verité, que je vous ayme beaucoup plus que tout ce que j’ay aymé jusques icy. Et quoy que cette parole soit trop glorieuse dans la bouche d’une bergere, ayez agreable que je la prononce, puis que les autres qui ont plus de respect, ont aussi, ce me semble, moins d’affection et d’amour. A ce mot, Alexis, avec un visage riant, ouvrant les bras, et Astrée en faisant de mesme, elles s’embrasserent avec un temoignage de si bonne volonté qu’il ne falloit, pour le contentement de toutes deux, sinon qu’Alexis osast dire: Je suis Celadon. Mais en fin la crainte qui accompagnoit toujours la druide, ne luy laissant pas gouster sans quelque amertume la douceur de ces caresses, elle eut peur que cette trop grande felicité ne la transportast de telle sorte, que la bergere ne vint à recognoistre ce qu’elle estoit. Et cela fut cause que se retirant un peu avec une honneste [42/43] rougeur qui luy vint au visage, et apres s’estre teue quelque temps, elle profera ces paroles, mais avec une pudeur si bien representée que, si quelqu’une de ses actions avoit pu donner quelque doute de ce qu’elle vouloit cacher, elle estoit suffisante de la tenir eternellement en cette tromperie: Mais, belle bergere, luy dit-elle, qu’est-ce que la violence de l’affection que je vous porte, ne vous fera point juger de moy, si de fortune la vostre ne la vous fait excuser? Et en disant ce mot, elle mit la main sur son visage, comme le cachant de honte. Et toutesfois, continua-t’elle, je vous jureray par la grande Vesta, et par la Vierge, que les Carnutes disent devoir enfanter, que je suis tellement esloignée de toutes ces affections, que plusieurs autres filles de mon àge pourroient ressentir que jamais je n’ay aymé homme quelconque pour ce subject, et que toutes mes passions ont tousjours esté employées en l’amitie d’une fille, que j’ay veritablement aymée, autant que je pouvois aymer alors, mais non pas à l’esgal de ce que je vous ayme maintenant. Et il faut que vous riez de mon humeur: je prenois autant de plaisir à estre caressée d’elle, que si j’eusse esté un homme, et non pas une fille. Et c’est le bon, que je sens renouveller ceste mesme humeur en moy, quand je suis auprés de vous, ce que je ne sçay à quoy attribuer, sinon à l’excez de l’affection que je vous porte, et que je ne voudrois pas toutesfois vous estre desagreable ny ennuyeuse.

Astrée alors, monstrant bien en son visage le contentement que ces paroles luy donnoient, luy respondit: Ce seroit à moy, madame, d’user de ces excuses envers vous, qui avec raison dois craindre de vous estre importune, par la trop grande liberté que mon affection me donne; car j’avoue avoir aymé un berger, mais je diray bien, avec verité, de n’avoir jamais eu tant de contentement de parler à luy, et d’en recevoir quelque tesmoignage de bonne volonté, que je fais d’estre auprés de vous. – O Dieu! dit Alexis, combien dois-je remercier la bonté du Ciel, qui ayant voulu me sousmettre à cette affection que je vous porte, vous en a de mesme donné une semblable, afin que je puisse vivre auprés de vous, avec toute sorte de contentement et d’honneste liberté sans estre retenue par les doutes que je vous ay dites, et qui pouvoient mesler quelque amertume parmy les douceurs d’une si heureuse vie!

Et lors, luy tendant la main: Vous voulez donc bien, continua-t’elle, ma belle bergere, que nous vivions, quand nous serons en [43/44] particulier, avec la mesme franchise que nous avons fait jusques icy. Je dis, en particulier, car devant le reste des bergers et des bergeres, il est à propos d’estre un peu plus retenues, pour ne leur donner occasion de soupçonner de nous chose qui nous puisse estre desavantageuse. – Comment, reprit la bergere, si je le veux? Mais ne seroit-ce point me faire mourir de regret, que de me le defendre? Mais, madame, puis que vous voyez que j’observe si bien la premiere chose, que vous m’avez ditte estre necessaire pour avoir le bon-heur de demeurer eternellement auprés de vostre personne, que tardez-vous à me dire l’autre que vous m’avez promise, afin qu’en l’effectuant, je me puisse dire la plus heureuse fille qui fust jamais? – Belle bergere, luy respondit Alexis, il n’est pas encore temps que je la vous die; mais puis que je vous voy en cette volonté, je vous promets que, quand je penseray qu’il sera à propos, je vous la feray sçavoir, sans que vous ayez la peine de me la demander. Et cependant, pour essayer si cette vie nous sera aussi agreable que nous nous l’imaginons, je suis d’avis que dés à cette heure nous commencions à vivre comme nous devons faire le reste de nos jours, je veux dire avec l’honneste liberté que deux parfaites amies doivent avoir ensemble. Et en premier lieu, rayons, je vous supplie, de nos discours, tous ces mots de madame et de druide, afin que l’amitié qui doit estre à jamais entre nous commence d’user de ses privileges. – Vous me permettrez, s’il vous plaist, madame, dit Astrée, qu’en quelque lieu et en quelque qualité que je puisse estre, je vous rende tousjours les respects que je vous dois. Et tant s’en fant que cela m’empesche de jouyr des contentemens que j’espere auprés de vous, que ce sera me les augmenter de beaucoup, quand je penseray que je demeure dans les termes de mon devoir. – Vous vous trompez, respondit Alexis, et si vous pouvez cela sur vous, je ne le puis pas sur moy, qui ne veux souffrir qu’une personne qui doit estre une autre moy-mesme use de ces paroles qui temoignent qu’il y a de la difference. Car si le principal effect de l’amour a toujours esté l’union, pourquoy voulez-vous que nous souffrions que ces tyrannies, que l’on deguise du nom de respect et de civilité, nous empeschent ce meslange et cette union parfaite de volontez qui doit estre entre nous? J’ordonne donc qu’Astrée sera Alexis, et qu’Alexis sera Astrée, et que nous bannirons de nous, non seulement toutes les paroles, mais toutes les moindres actions qui peuvent mettre quelque difference entre nous. Et vous verrez [44/45] que nous n’aurons pas vescu longuement ensemble avec cette franchise, que l’amitié que vous me portez s’augmentera au double.

– Vous me permettrez donc, madame, repliqua Astrée, de vous en demander un commandement, afin que l’obeyssanee qu’en cela je vous rendray, couvre la faute que j’y pourrois commettre. – S’il ne faut que cela, adjousta Alexis, pour vostre contentement, je vous le commande, avec promesse que je vous fay de n’y contrevenir de ma vie. Et parce qu’il est bien à propos que nous nous conformions à la façon des personnes avec lesquelles nous voulons vivre, sçachez, bergere, que la coustume des filles druides qui sont aux Carnutes, est de ne s’appeller jamais par leurs propres noms, mais par d’autres que l’amitie qu’elles se portent leur fait inventer, et qui temoignent la bonne volonté qu’elles ont les unes pour les autres; et ces nouveaux noms parmy elles sont appellez des alliances, comme si l’on vouloit dire que par là on se lie de plus fort devoirs et de plus forte affection. Je suis donc d’avis que nous en fassions de mesme, tant pour nous obliger par cette nouvelle confirmation d’amitié à une plus entiere amour, que pour faire paroistre à ces filles, quand nous serons parmy elles, que non seulement nous sçavons et apprenons leurs coustumes, mais que nous les voulons religieusement observer. Et quand j’y ay bien pensé, je n’en trouve point une qui, ce me semble, nous puisse estre plus à propos que celle de maistresse et de serviteur, tan par ce que ce ne sont point paroles recherchées, et qui ne soient ordinaires parmy elles, que d’autant qu’elles temoignent je ne sçay quoy, que veritablement et vous et moy ressentons l’une pour l’autre. – Je reçoy, dit Astrée, cet honneur avec mille sortes de remerciement, et avec protestation et vœu que je fais à la deesse Vesta, comme esperant luy estre un jour dediée, qu’à jamais non seulement de nom, mais d’effect, je vous tiendray pour ma maistresse, et je seray vostre serviteur.

Alexis alors en sousriant: Je voulois, respondit-elle, que ce fust vous qui eussiez le nom de maistresse, mais puis que vous avez choisi, je le vous laisse pour commencer à vous rendre tesmoignage que je ne veux que ce qui vous plaist. Et lors, luy tendant la main: Donnez-moy, continua-t’elle, mon serviteur, la vostre, en signe que vous accepez ce nom, et que jamais vous ne romprez l’estroite alliance que nous faisons maintenant, et de laquelle nos mains ainsi serrées ensemble seront à jamais le symbole. Et en mesme temps, je jure et voue au grand Tautates [45/46] Amour, qui est celuy que nous servons et adorons parmy les Carnutes, qu’eternellement je veux vivre avec vous, comme avec la seule personne que je veux aymer parfaittement, et de laquelle aussi je veux seulement estre aymée de cette sorte.

Astrée, alors: Non point une main, dit-elle, mais je vous donne tous les deux, et de plus, le cœur et l’ame, pour tesmoignage que pour vous seule je veux aymer l’Amour, et le hayr pour tout autre, vous vouant et consacrant tous mes desirs et toutes mes affections. Et si je n’observe inviolablement ce que je promets, ou si je dements quelquesfois envers vous l’honorable nom que j’ay receu, je prie ce mesme Amour Tautates que vous avez reclamé, que non seulement il me fasse hayr par toutes les creatures de la terre, mais s’il est juste, qu’il m’offre à la cruaué de toutes les plus farouches, pour assouvir leurs rages et leurs inhumanitez sur moy.

A ce mot, toutes deux s’embrasserent, et se baiserent, pour assurance de ce qu’elles avoient promis, avec tant d’affection, qu’elles ne pouvoient presque mettre fin à leurs caresses.

Cependant Phillis s’en estoit allée chez Diane, pensant la trouver encores dans le lict, mais le mal de la bergere estoit trop violent, pour luy donner un si long repos. II y avoit desjà long temps qu’elle s’estoit levée, et qu’apres avoir mis ordre à son petit menage, elle estoit sortie avec son troupeau, et sans autre compagnie que celle de ses pensées. De fortune, elle s’en alla sur le mesme endroit du rivage de Lignon, où l’accident de Celadon estoit advenu, lors que la jalousie de la bergere Astrée le contraignit de se jetter dans le profond de l’eau. Apres s’y estre donc assise, et que sans dire mot elle eut longuement tenu œil sur le courant de la riviere, sans faire autre action qui donnast cognoissance de vie, que celle de respirer, en fin, revenant comme d’une profonde lethargie, et jettant un grand souspir: Ainsi, dit-elle, vont courant dans le sein de l’oubly toutes les choses mortelles!

Et là, s’estant teue quelque temps, apres elle reprenoit ainsi: O que celuy-là estoit bien veritable, qui disoit que jamais une mesme personne ne passa deux fois une mesme riviere! puis que non seulement depuis que je suis sur ce rivage, l’eau que je voy couler n’est pas la mesme qui couloit quand j’y suis arrivée, mais, helas! ny moy-mesme, je ne suis pas la mesme. Diane que j’estois, quand je suis venue icy! Le temps, par une puissance à laquelle personne ne peut resister, va poussant et chassant toutes choses devant luy; et le soleil mesme, qui est celuy qui mesure le temps, [46/47] suivant le bransle universel de tout ce qui est en l’univers, est chasse par le temps, et n’est plus au mesme poinct auquel il estoit quand j’ay commencé de parler. Et qu’est-ce donc, ô Diane, continuoit-elle, en relevant un peu la voix, qu’est-ce donc, puis que tout change et rechange, qui te semble tant extraordinaire en une chose tant ordinaire? Si c’est une loy generale en tout ce que la nature a produit, n’es-tu pas injuste de la trouver mauvaise en une personne particuliere? Tu es bien desraisonnable de l’observer toy-mesme, et ne vouloir qu’un autre en fasse autant!

Et à ce mot, demeurant quelque temps sans parler, elle reprenoit apres de cette sorte: Dis tu pas que ce n’est pas toy qui changes, mais que ce sont toutes les autres choses qui changent envers toy, et que tu es la mesme que jadis tu soulois estre? Ah! flateuse de toy-mesme, ressouviens-toy quelle tu estois, devant que le pauvre Filandre t’eust veue, quelle tu devins par sa recherche, et quelle tu vesquis apres sa déplorable perte! Considere ton humeur, quand Silvandre, ou plutost quand ce trompeur commença si malheureusement à te regarder, quelle tu t’es rendue par sa dissimulée affection, et quelle tu te treuves maintenant par la cognoissance de sa trahison! Et advoue par force que si les autres, comme on dit, changent d’humeur et de complexion de sept en sept ans, les années en toy sont changées, non seulement en des mois, mais en des heures, voire mesme en des moments.

Ce fut bien cette pensée qui la toucha vivement, car n’ayant jamais eu cette opinion, et cognoissant toutesfois qu’elle estoit tres-veritable, elle demeura ravie de tant d’estonnement, qu’elle ne put de long-temps proferer une seule parole. En fin, comme sortant d’un profond sommeil, elle reprit de cette sorte: Que tu n’es pas changée! disoit-elle, comme par admiration. Ah! Diane, tu l’es de telle sorte, que presque, quand je te considere de prés, je ne te recognois plus, ne trouvant rien en toy de cette premiere Diane, que tu soulois estre, que le seul nom de Diane. Et responds-moy, je te supplie, ne te souviens-tu plus, combien autrefois tu avois eu en horreur les flateries des hommes, combien tu mesprisois celles qui s’en laissaient decevoir, ou qui seulement adjoutoient quelque foy à leurs paroles? As-tu perdu la memoire des sages conseils que sur de semblables accidens tu donnois à tes compagnes? ou bien as-tu opinion que ton jugement doive avoir pour toy d’autres sentimens qu’il n’a pas eu pour elles? Ah! desabuse-toy, Diane, en cecy, et confesse, que si tu ne juges, [47/48] en ce qui te touche, ce que tu as jugé contre les autres, sans doute tu es à cette heure differente de celle qu’autresfois tu soulois estre! Et reviens un peu en toy-mesme, et me responds, s’il n’est pas vray que, du temps que tu estois cette premiere Diane, tout ce que ce trompeur berger eust pu faire, ne feust esté qu’indifferent? Et pourquoy donc, si tu es encore celle-là mesme, te fasche-t’il qu’il ayme Madonte, qu’il l’aille suivant, et qu’il s’en soit allé avec elle sans ton congé? Si tu advoues que cela te fasche, confesse de mesme que tu n’es plus cette Diane, qui autresfois ne s’en fust point souciée; que si tu le nies, n’est-il pas vray que ta conscience mesme te condamne? Mais, reprenoit-elle incontinant, si je ne suis plus Diane, que suis-je donc devenue? Le contraire, respondit-elle, de cette Diane, que je soulois estre. O dieux! quel deplorable changement, et combien m’eust-il esté plus utilé et plus honorable de clorre mes jours en ce premier estre, que non pas en celuy auquel je me vois maintenant reduite!

Lors qu’elle estoit plus avant en cette consideration, et que quelquefois, selon qu’elle la touchoit plus vivement, elle relevoit sans y penser la voix, de sorte qu’on pouvoit ouyr des paroles, quoy que confuses, de son violent déplaisir, elle en fut divertie par la survenue de quelques bergers et bergeres qui alloient disputant entr’eux, avec une grande vehemence; car encore qu’elle fut grandement occupée en ses fascheuses pensées, si est-ce qu’ils faisoient un tel bruit, qu’elle les ouyt d’assez loing pour avoir le loysir de se retirer sans estre veue d’eux, derriere un assez gros buisson, qui estoit tout joignant le chemin, ce qu’elle fit, avec dessein de les laisser passer outre, et apres, s’en revenir en ce mesme lieu continuer l’entretien qu’ils luy avoient interrompu. Mais elle fut bien deceue, d’autant que, comme s’ils l’eussent fait expres, pour la distraire de ses fascheuses pensées, ils s’assirent sur le mesme endroit du rivage d’où Diane ne faisoit que partir, ce qui luy donna volonté de s’en aller tout à fait, jugeant bien qu’ils n’estoient pas venus en ce lieu, que ce ne fust avec resolution d’y demeurer quelque temps.

Mais, d’autant qu’elle craignoit d’estre veue en s’en allant, et peut-estre contrainte de demeurer avec eux, selon les loix de l’hospitalité, qui s’obseryoient religieusement sur les rives de Lignon, elle pensa qu’il valoit mieux les laisser remettre en discours, afin qu’estants attentifs à leur dispute, elle pust se derober sans estre apperceue. Passant donc les yeux à travers le buisson, elle vid [48/49] qu’ils s’estoient assis en rond, et que ceux desquels les visages estoient tournez de son costé estoient des bergers et des bergeres qui ne luy estoient pas entierement incognus, quoy qu’ils fussent de quelques hameaux assez esloignez du sien, comme les ayant veus assez souvent aux jeux et sacrifices generaux où ils avoient accoustumé de s’assembler. Et lors qu’elle s’estonnoit le plus dequoy ils estoient venus s’arrester en ce lieu, comme si c’eust esté par un dessein premedité, elle ouyt qu’il y eut un berger d’entr’eux qui reprit la parole de cette sorte: O Delphire! que vous estes severe juge, de condamner ainsi une personne sans avoir ouy ses raisons! – Mais, Taumantes, respondit la bergere, vous estes bien plus gracieux de penser que je ne sçache pas que vous avez plus de peine à me deguiser de mauvaises excuses par vos feintes raisons, que je n’en auray à les convaincre de fausseté aussi-tost que vous les aurez inventées. – Si les dieux, reprit le berger, eussent cognu que vostre ame interessée eust pu donner un bon jugement sur le differend qui est entre nous, ils ne nous eussent pas ordonné de venir chercher en ce lieu le juge qu’ils nous ont destiné. – Les dieux, repliqua la bergere, ne m’en ont pas voulu establir juge pour le sujet que vous dittes, car asseurez vous, Taumantes, que je n’y suis nullement interessée, mais parce, que comme il leur plaist que les louables actions des hommes soient divulguées, pour commencer de leur donner quelque recompense de leur vertu, de mesme veulent-ils bien souvent, que celles qui sont blasmables soient publiées pour un premier chastiment de l’erreur, et de la faute qu’ils ont commise. – Si les chastimens et la recompense, dit le berger, se devoient attendre de leurs mains, selon la qualité de nos actions, o Delphire! que j’ay pitié de vous! et que vous vous trouverez foible pour supporter la pesanteur des peines qui sont deues à vostre cruauté; et je ne sçay comme mon cœur qui a tant desaccoustumé de gouster le bien, sera capable de recevoir ceux qui luy sont preparez, puis qu’ils sont sans nombre et sans mesure, s’ils doivent repondre à mes affections et à ma fidelité. – Si nous rencontrons un juste juge, adjousta la bergere en sousriant, j’ay peur que vous me ferez plus de pitié que d’envie. – Ce seroit un changement bien estrange, repliqua le berger, si vostre ame se laissoit atteindre à la pitié du mal que quelqu’autre me feroit; puis que jamais elle n’en a pu estre touchée pour tant de peines que vostre rigueur m’a fait souffrir. – Si ces reproches, respondit-elle soudain, sont veritables, j’estime [49/50] davantage mon jugement, d’avoir si bien sceu recognoistre la qualité de vostre feinte affection; et si elles sont fausses, vous estes d’autant plus à blasmer, que vostre legereté et vostre inconstance vous ont fait mecognoistre les obligations que vous m’avez. Mais, Taumantes, continua-t’elle, mettons fin quelquefois à ces discours. Je voy bien que vous le faites pour plaire à quelques-uns de cette compagnie; asseurez-vous que les plus sains jugements ne sont pas ceux qui les appreuvent. – Je sçay bien, reprit le berger, qu’il n’y a rien qui fasche tant celuy qui a tort, que d’ouyr parler de ce qui le touche, parce que c’est tousjours luy representer le peu de raison qu’il a, et qu’au contraire, celuy qui a la justice de son costé ne se peut taire de l’injustice qu’on luy fait. Et toutesfois, puis que vous me commandez de ne plus parler, je le feray pour vous obeyr; mais vous me permettrez bien, s’il vous plaist, de chanter. Et, sans attendre sa réponce, d’autant qu’il avoit la voix assez bonne, il chanta ces vers:

STANCES

I

Dieu! qu’est-ce que de Moy? je voy cette cruelle,

D’un plus aspre desdain s’armer de jour en jour;

Et comment se peut-il que mon service en elle

Soit pere de la hayne, estant fils de l’amour?

II

L’orgueilleuse qu’elle est, regardant son visage

Avoir plus de beautez qu’on ne peut estimer,

Peut-estre contre moy s’offense en son courage

De ne me voir qu’un cœur, et que je l’ose aymer.

III

Delphire, avec raison vous estes en colere,

Mais contre la nature armez vostre courroux,

Car me faisant pour vous, devoit-elle pas faire

Autant de cœurs en moy, que de beautez en vous? [50/51]

IV

Toutesfois, si mon œil peut dire à ma pensée

Tant de perfections qui vous font admirer,

Glorieuse beauté, cessez d’estre offensée

Que, n’ayant que ce cœur, j’ose vous adorer.

V

Un soleil dans le ciel d’un eclat admirable

Reluit plus que ne font tous les feux de çà bas;

De vous aymer aussi mon cœur est plus capable

Qu’un million de cœurs sans luy ne seroient pas.

VI

Qui peut taxer les dieux? C’est leur pouvoir supreme

Qui fait que je vous ayme outre ma volonté.

N’est-ce pas commander à mon cœur que je l’ayme,

Faisant voir à mes yeux vostre extreme beauté?

VII

Si toutesfois, poussé d’un excez de justice,

Quelqu’un ma passion veut aller accusant,

Qu’il s’en vienne vous voir, et puis qu’il me punisse,

Si vous voyant, son cœur en peut bien estre exempt.

A peine ce berger eut achevé ces vers, que Delphire luy dit: II ne faut point un meilleur tesmoignage du changement que vous avez fait, que celuy que vous en donnez, en mesprisant rmes commandemens, ce qu’autresfois vous n’eussiez osé faire, quand il fust allé de votre vie, car chanter ou parler, quand on dit ce qui a esté defendu, c’est toujours, ce me semble, une mesme faute. Le berger ne respondit rien, mais pliant les espaules, fit signe qu’il avoit la langue liée; et cela donna occasion à un autre berger de la troupe de prendre la parole pour luy, et dire: Ne vouloir pas que celuy qui souffre se puisse plaindre dans l’effort de son tourment, c’est, ce me semble, un excez de cruauté. – Je croy [51/52] ce que vous dites, respondit la bergere, mais aussi ne me nierez-vous pas que de souffrir la plainte importune de celuy qui n’a point de mal ne soit un excez de patience. – Mais repliqua-t’il, puis que vous ne voulez pas que Taumantes parle, à quel dessein estes-vous venus en ce lieu? – Nous y sommes venus, reprit-elle, non pas pour disputer, comme nous faisons, mais pour y trouver le juge que l’oracle nous a promis. – Et à quoy pourrez-vous bien recognoistre ce juge, repliqua-t’il, ny sçavoir asseurément si c’est icy le lieu où vous le devez trouver? – Du lieu, adjousta Delphire, il n’y a point de doute, parce qu’il est fort bien nommé, nous ayant dit que c’estoit où Celadon estoit tombé dans l’eau; et il n’y a personne en tout ce rivage qui ne sçache bien que c’est icy le lieu malheureux, ayant esté assez remarque de tous pour un si desastreux accident. Quant au juge, nous ne pouvons non plus y estre trompez, parce que l’oracle est tel.

ORACLE

A l’endroit qu’on dit que dans l’eau

Celadon a faict son tombeau,

Vous aurez un juge propice.

Sans qu’on le voye il vous verra,

Vostre different il orra,

Et vous fera justice.

Voylà, reprit le mesme berger, un oracle assez obscur, car si vous ne voyez point celuy qui doit estre vostre juge, comment entendra-t’il qu’il le doive estre? – II l’est bien encore plus que vous ne dites, respondit Delphire, car il faut, à ce que nous a dit depuis Cleontine, que, sans que nous parlions à luy, il l’entende de nous. II est vray que nous n’y pouvons point estre deceus, car les dieux luy ordonnent, sur peine de leur desobeyr, qu’aussi-tost qu’il sçaura qu’il est nostre juge, il ayt à nous en advertir. –

Mais, interrompit encores ce berger, comment le sçaura-t’il,

si vous ne le luy dites, et comment le luy direz-vous, si

vous ne le cognoissez pas? – Pour demeler ces

difficultez, dit Delphire, il n’y a personne qui

le puisse mieux faire que le dieu, duquel

cet oracle a esté rendu. [52/53]