LA QUATRIESME PARTIE D’ASTRÉE
L’UNZIESME LIVRE
Le lendemain, le grand Pontife, accompagné de plusieurs Flamines, et de la plus grande partie du College des Augustales, se presenta à la Nymphe, pour luy faire entendre ce qui luy estoit necessaire à la publique action qu’elle desiroit que l’on fist. Et entr’autres choses, qu’il falloit qu’elle esleust un Souverain Magistrat, auquel elle remettroit la souveraine puissance, tant qu’il seroit retenu en cette charge: Parce, disoit-il, que cette ceremonie estoit venue de Numa Pompilius, et qu’en ce temps-là les Rois qui commandoient dans Rome estoient souverains, c’estoient aussi eux qui plantoient ce cloud; mais depuis qu’ils en avoient esté dechassez, on avoit tousjours observé d’eslire un Dictateur, pour faire cette solemnelle action, n’appartenant à personne d’y mettre la main, qu’à celuy qui n’a point en ce lieu de superieur que les Dieux. Or, madame, continua-t’il, je vous represente ces choses, afin que s’il vous plaist de mettre en effet la bonne et saincte intention que vous avez pour Adraste et pour cet autre estranger, il vous plaise de faire auparavant l’eslection necessaire de celuy qui, eslevé à ce Magistrat souverain, la puisse executer avec les conditions necessaires; car, encore que vous soyez Dame souveraine de toutes ces belles contrées, si ne pouvez-vous, selon nos coustumes, mettre la main, d’autant qu’aux sacrifices de Jupiter, les hommes seuls peuvent estre admis pour ministres.
La Nymphe qui avoit desja esté advertie de la necessité de cette eslection, et qui mesme avoit jugé qu’elle luy estoit advantageuse pour ses autres affaires, feignant toutesfois de n’avoir autre, dessein que celuy de la guerison de ces deux personnes: Mon pere, [647/648] luy respondit-elle, je desire si fort que vous obteniez cette grace des dieux, que je suis resolue non seulement à eslire celuy que vous dites, mais à toute autre chose que vous y jugerez necessaire. Et d’autant que nous avons si peu accoustumé de faire ces actions solemnelles, dites-moy par le menu tout ce qu’il faut que je fasse. – Deux choses, reprit le Pontife, y sont necessaires: l’une, le sacrifice, et l’autre l’eslection de ce souverain magistrat; car, apres le sacrifice fait à Jupiter Capotas, et à Minerve Peone, il faut que celuy que vous eslirez plante un cloud d’airain, que nous aurons sacré et rendu pur et net avec l’eau lustrale, dans la muraille du Temple de Jupiter, qui a son aspect à l’endroit du Sanctuaire de Minerve, et cela, apres avoir trois fois touché les temples du malade. Or, pour le sacrifice, nous y mettrons l’ordre tel que, demain, à telle heure qu’il vous plaira, il pourra estre fait. Mais pour l’eslection de ce Souverain, il faut, Madame, que vous la fassiez dés aujourd’huy publiquement, et que vous luy donniez les faisseaux et les masses, comme ils avoient autrefois à Rome. Et d’autant que c’estoit une Republique, et que chacun y avoit part, il falloit que ce Dictateur fust esleu par les vœux et par les suffrages de tous; mais, en ce lieu où vous seule avez interest, il faut aussi que cette eslection se fasse de vous seule, pourveu que ce soit en public, afin que chacun sçache vostre intention.
Adamas alors prenant la parole: Madame, dit-il, ayant apris que cette ceremonie se devoit faire de cette sorte, et sçachant que c’estoit vostre volonté de l’observer, j’ay mis ordre à tout ce qui estoit necessaire pour l’eslection, si bien que desja on travaille aux eschafaux, et je m’assure qu’incontinant apres vostre disner, toutes choses seront prestes. A ce mot la Nymphe ayant donné charge au grand Pontife de mettre l’ordre qu’il sçavoit estre necessaire pour le sacrifice du lendemain, remit le soin de tout le reste au Druide, afin qu’incontinant apres disner on pust faire cette ceremonie, à laquelle le prince Godomar, Alcidon, Damon et Adamas furent d’avis d’appeller Polemas au nom de la Nymphe, afin qu’il ne pust point avoir de pretexte en la prise des armes, à laquelle sourdement on disoit qu’il se preparoit. Car il avoit esté impossible que de tant de personnes ausquelles il avoit esté contraint d’en parler, il n’y en eust quelqu’une de moins secrette, qu’il ne luy eust esté necessaire; et encore que la Nymphe sceut bien qu’il ne vien-[648/649]droit point, elle ne laissa d’approuver leur opinion, et y depescher Clindor.
D’autre costé le prince Godomar pensant estre necessaire d’advertir le prince Sigismond son frere de tout ce qui luy estoit arrivé, et ne voulant envoyer personne des siens, de peur qu’il receust quelque mauvais traitement du roy Gondebaut, il supplia la Nymphe d’avoir agreable que ce fust Leontidas, fils de Clindor, le jugeant homme d’esprit, et personne à qui il pouvoit confier cette affaire, puisque ç’avoit esté chez luy que Dorinde s’estoit retirée, et qu’il croyoit bien qu’elle n’avoit pas manqué de luy dire le sujet de sa venue. La Nymphe le trouva bon, et mesme l’accompagna d’une lettre au Roy, au Prince Sigismond, et à la Princesse Clotilde: au Roy, pour se resjouir de l’honneur qu’elle recevoit de voir chez elle le Prince Godomar son fils, sans faire semblant de sçavoir chose quelconque du sujet qui l’y avoit fait venir; au Prince Sigismond, pour l’assurer de l’assistance qu’elle donneroit à Dorinde en sa consideration; et à Clotilde, pour luy demander la continuation de ses bonnes graces. Et parce que Godomar eut opinion que, peut-estre, le Roy ne permettroit pas à Leontidas de voir son frere, il fut d’opinion que s’il pouvoit, dés le soir mesme, devant que de se faire cognoistre, il devoit l’aller secrettement trouver, afin mesme de parler à Gondebaut, selon que Sigismond seroit d’avis; l’ayant donc bien instruit, et chargé du portraict qu’il avoit fait faire de Dorinde, il le recommanda à Tharamis. Dorinde, d’autre costé, qui avoit eu tant de sujet, ce luy sembloit, de se douloir de tous les hommes, mais particulierement de Sigismond, ne sçavoit que luy mander, lors que Leontidas luy fit entendre son voyage. Car si elle se souvenoit d’avoir esté delaissée seule la nuict qu’elle l’avoit attendu, elle luy vouloit mal; si elle repassoit en sa memoire ce que Godomar avoit fait pour elle, qu’elle sçavoit n’estre qu’en la consideration du Prince Sigismond, elle demeuroit confuse. En fin, pressée par le jeune Prince, elle donna une lettre à Leontidas, et le supplia d’assurer Sigismond qu’elle vivroit tousjours sa servante, en quelque sorte que la Fortune la pust traiter.
Ainsi en mesme temps le pere et le fils partirent; il est vray que le voyage du pere estant plus petit, tant plus tost aussi s’en depescha-t’il. Lors qu’il arriva à Surieu, qui fut trois ou quatre heures apres qu’il fut party de Marcilly, il demeura estonné d’y voir cette grande quantité d’ambactes et de solduriers, et cette [649/650] affluance de chevaliers. Luy qui avoit cognu Polemas devant qu’il fut elevé à cette grandeur, et de qui les predecesseurs n’estoient pas moindres que ceux de cet homme, il ne pouvoit remarquer cette excessive outrecuidance sans la mespriser; de sorte que quand il fallut l’aller trouver pour luy donner les lettres de la Nymphe, et qu’on le fit passer premierement parmy un grand nombre d’archers, et qu’apres dans son antichambre et dans sa chambre il vid cette foule de chevaliers rangez en deux hayes pour luy donner passage, il ne put s’empescher de dire à celuy qui le conduisoit: Pleust à Dieu que quelques estrangers vissent la suitte de Polemas, afin qu’admirant la grandeur de la Nymphe Amasis, ils pussent publier que ses serviteurs ont une suitte aussi grande que la Cour des plus grands rois.
Polemas cependant estoit au bout de la chambre, qui ne l’apperceut pas plus tost qu’il mit la main au chapeau, et le vint embrasser avec tant de courtoisie, que si Clindor avoit esté mal satisfait en entrant, cette reception l’obligea de sorte, qu’il l’estima digne de l’honneur où il estoit parvenu, tant la douceur et la courtoisie ont de forts liens et des chaisnes presque inevitables, pour s’asservir les cœurs les plus nobles et les plus genereux. Et il estoit vray que Polemas, entre ses autres perfections, se pouvoit vanter de cette douceur et de cette courtoisie: perfection toutefois assez ordinaire en ceux qui veulent entreprendre de se rendre plus grands que leur naissance ne les a faits.
Apres donc les premieres caresses, Clindor luy presenta les lettres de la Nymphe, et ensemble luy fit entendre le desir qu’elle avoit qu’il se trouvast en cette ceremonie: à quoy ne faisant point de responce, comme la chose qu’il vouloit le moins faire, il se mit d’abord sur les plaintes, parlant, disoit-il, comme en confidence avec Clindor. Considerez, luy disoit il, mon cher amy, de quelle façon la Nymphe m’a traitté depuis quelque temps, et avec quelle raison je puis penser qu’elle doive avoir agreable que je me presente devant elle.
Vous sçavez combien j’avois cher Arganthée, tant pour son merite, que pour la proximité qui estoit entre luy et moy. Or non seulement elle a eu le courage de le voir massacrer avec super-cherie devant ses yeux, mais de plus m’a contraint de licentier tous ceux qui se sont voulu opposer à cette indigne et meschante action, comme s’ils avoient commis un acte honteux, et contre son service. Et depuis, au lieu de faire chastier ce certain Damon, [650/651] ce voleur, ou plustost cet escumeur de bois et de grands chemins, j’entends qu’elle l’a retiré dans Marcilly, avec une coureuse de mesme estofe, et qu’elle en fait un estat, comme si l’un n’avoit point fait le plus meschant acte que Chevalier puisse faire, et l’autre la plus honteuse vie que puisse mener une femme perdue. Je vous remets seulement devant les yeux ces choses que vous sçavez, afin, Seigneur Chevalier, que vous m’aydiez à plaindre la disgrace qui me force à me tenir loin de la Nymphe, aymant mieux demeurer en la solitude de ma maison, que de l’importuner d’une veue qui luy desplaist si fort. Que si je vous racontois les autres sujets que j’en ay, vous seriez estonné de ma patience; car, pour ne point venir à un nombre infiny d’affronts que je reçois tous les jours, considerez, mon cher amy, comme nous qui sommes chevaliers, et desquels la profession est de manier les armes et les affaires de l’Estat, comme, dis-je, nous pouvons bien supporter de voir un Druide, de qui la charge est de demeurer autour des autels, et dans la fumée des sacrifices, manier toutes-fois tout cet Estat, ordonner les gardes de ville, faire enrooller les gens de guerre, et semblables actions contraires à leurs statuts, et à leur robe, cependant que nous demeurons inutiles dans nos maisons et dans nos foyers? Et toutesfois nous voyons tous les jours ces choses en la personne d’Adamas, qui desormais ne doit plus estre nommé le Druide, mais le grand Gouverneur, non seulement de ces Provinces, mais de la Nymphe Amasis mesme. Que si nous en devons tous avoir du regret, je croy que personne ne doutera qu’entre tous l’offence que je reçois est la plus grande, puisque la.Nymphe m’ayant autresfois donné cette charge, elle ne me la peut oster sans outrage. Que si j’avois failly, ou que son Estat n’eust esté en repos depuis que je l’ay regy; que le peuple se plaignist de quelque subside; que les solduriers eussent servy sans estre payez; que par quelque despence indeue j’eusse amoindry ses finances; que l’Estat se fust eslevé, que ses intelligences et considerations fussent rompues, que quelqu’un des Princes ses voisins eust occasion de haine ou de mescontentement, que seulement il y eust dans son Estat un Chevalier, ou autre, pour petit qu’il pust estre, qui se plaignist de quelque tort, j’advouerois que je suis coulpable, et que La Nymphe auroit raison de mettre quelque autre en ma place, qui la servist mieux. Mais, bons Dieux! si pas une de ces choses ne me peut estre reprochée, dites-moy, ô,mon cher. Clindor, n’ay-je pas sujet de me plaindre, si ce n’est de la [651/652] Nymphe, pour le moins de ma mauvaise fortune? Et avec cette plainte essayer de passer parmy mes amis, et mes parens, le reste de mes jours un peu plus doucement que je n’ay pas employé jusques icy ma vie au service d’une personne qui ne void pas mon affection, ou qui, la voyant, la rejette et la mesprise.
Clindor l’escouta sans l’interrompre, et luy laissa dire tout ce qu’il luy plut; car encore que ces paroles fussent douces et emmiellées, si cognut-il bien qu’il y avoit une grande amertume cachée. Et d’autant qu’il n’estoit pas tant esloigné des affaires du monde, qu’il n’eust ouy quelque bruit de son mauvais dessein, et mesme qu’en partant la Nymphe luy en avoit fait ressentir quelque chose, afin qu’il remarquast plus particulierement toutes ses actions, il creut bien que ces plaintes estoient dés longtemps premeditées, et que de les contredire, ce ne seroit que s’alterer sans nul advantage au service de la Nymphe. C’est pourquoy, sans entrer en excuse, il se contenta de luy dire, que les plaintes qu’il faisoit peut-estre n’avoient pas tant de sujet que le luy avoient figuré ceux qui luy faisoient ces rapports; que le grand aage que les Dieux luy avoient permis de vivre, le dispensoit de luy dire qu’en l’amour et en la Cour, l’absence est un mal qui est mortel; que la Nymphe estoit si bonne et si prudente, qu’il ne devoit jamais attendre d’elle que toute sorte de satisfaction; qu’elle l’estimoit par dessus tous les siens, puis qu’elle l’avoit relevé par dessus tous les autres; que cette demonstration de sa bonne volonté estoit si grande, qu’il ne devoit pas soupçonner le contraire, pour quelque legere apparence ou malicieuse imagination de quelques interessez; que le desir qu’elle avoit de le voir aupres d’elle rendoit bien tesmoignage qu’elle en faisoit plus d’estat que l’on ne disoit pas, et que pour oster la hardiesse à ces semeurs de dissentions de ne plus continuer, il devoit venir à Marcilly, où il recevroit de la Nymphe toute sorte de contentement, et que d’autant plus se devoit-il resoudre à faire ce voyage que le Prince Godomar y estant, il soulageroit grandement la Nymphe en cette publique action qu’elle vouloit faire.
Polemas avoit bien desja esté adverty par son confident de l’arrivée de Godomar; mais d’autant qu’on n’avoit encore esventé le sujet de son voyage, il n’en avoit pu rien sçavoir. Et toutesfois, s’imaginant bien qu’un si grand Prince ne marchoit pas si peu accompagné sans un grand sujet, il desiroit passionnement d’en apprendre quelque chose; mais n’osant le demander [652/653] à Clindor, hors de propos, de peur de decouvrir sa curiosité, il pensa que les paroles du Chevalier luy en donnoient une assez bonne occasion, si bien que l’interrompant sur ce poinct: Mais, cher amy, luy dit-il, quelle est cette publique action dont vous me parlez? Car, que le Prince Godomar soit venu sans sujet, je ne me le puis imaginer. – Cette action, reprit Clindor, sera, si je ne me trompe, fort celebre, puisque la Nymphe desire grandement que tout ce que le grand Pontife et le College des Augustales luy a dit, soit exactement observé. Il y a trois ou quatre jours qu’une Dame nommée Dorinde vint à Marcilly pour quelque occasion que veritablement je n’ay pu bien entendre. Tant y a qu’elle fut accompagnée de quelques bergers et bergeres, qui en conduisoient un avec eux qu’Amour avoit rendu fol. La Nymphe fut suppliée par eux de vouloir faire planter le cloud d’airain pour luy, qui est une ceremonie avec laquelle on dit que ceux qui ont perdu le jugement d’ordinaire guerissent. Or le Pontife a fait entendre que, pour planter ce cloud, il faut eslire un souverain Magistrat, parce qu’autre que luy n’y peut mettre la main.
Polemas alors: Et qui pensez-vous, dit-il, que la Nymphe vueille eslire? – Je crois, respondit Clindor, qu’elle ne l’a pas encore resolu, mais lors que vous y serez, elle vous le dira, et je m’assure qu’elle n’y fera rien sans vostre advis. – Seigneur Chevalier, reprit alors Polemas, apres y avoir pensé quelque temps, si la Nymphe ne me vouloit pas accabler de honte et de desplaisir, elle n’eust jetté les yeux sur autre que sur moy, car estant en la charge que je possede, elle ne peut, sans m’offencer, me preferer quelqu’autre; mais je voy bien que ce ne luy est pas assez que j’entende dire le mespris qu’elle fait de moy, si de mes yeux mesmes je ne le voy, et que pour ce sujet elle veut que j’assiste à cette publique action, afin que chacun s’y mocque de moy. Ce luy doit estre assez que j’employe et mon aage et mon bien à son service, sans que j’y perde encore un peu de reputation et de credit que j’ay parmy les hommes. Vous luy direz donc que tant que je pourray, je cacheray à chacun le peu d’estat qu’elle fait de mes services, et que j’en ayme mieux ouir dire le mespris qu’elle en fait, que d’en estre tesmoin.
Clindor repliqua ce qu’il put pour luy faire prendre une autre resolution, mais il demeura ferme en celle-cy, et d’autant plus qu’ayant fait signe à Lygonias, Peledonte, Argonide; et Lystandre de s’approcher, il leur fit entendre le sujet de la venue de Clindor, [653/654] et la responce qu’il faisoit à la Nymphe, que tous quatre approuverent et fortifierent avec tant de plaintes et d’offences imaginées, qu’en fin il fut contraint de s’en aller avec cette responce: à sçavoir que si la Nymphe le vouloit eslire pour cette solemnelle action à titre de souverain Magistrat, il s’y trouveroit avec une bonne trouppe de ses amis pour l’y servir; qu’autrement il aymoit mieux ouir raconter ce qui s’y feroit, que de le voir avec tant de honte pour luy.
Mais cependant la Nymphe, incontinent apres son disner, conduisit le Prince Godomar dans la grande place, où les theatres et les eschaffaux estoient dressez, et là, en la presence du corps des Druides, des Pontifes, Flamines, Augustales et autres, comme aussi de tous les Chevaliers, Directeurs, et Comtes de la ville, elle le declara souverain Dictateur en toutes ses provinces, et pour ce sujet luy remit le sceptre, les faisseaux et les masses; et luy alors, faisant le serment entre les mains de la Nymphe, et puis du grand Druide et du grand Pontife, de bien et equitablement gouverner cet Estat, tant que sa charge dureroit, et de n’y espargner ny peine, ny vie, ni despence’ Les trompettes et clairons donnerent signe de joye, et les voix et applaudissemens de tous les assistans, avec lesquels il fut accompagné jusqu’au chasteau, et presque en mesme temps les gros flambeaux furent allumez à toutes les portes de la ville, et par tous les carrefours, qui estoient leurs feux de joye, autour desquels le peuple alloit dansant et se resjouissant aussi longuement qu’ils duroient.
Clindor arriva lors que ces feux s’allumoient, et se doutant bien que c’estoit pour cette election, encore qu’il creust que la Nymphe ne l’avoit pas fait sans bonne consideration, puis qu’elle avoit mis sous les pieds celle de Polemas; si est-ce qu’il previt bien que cet esprit ambitieux ne la supporteroit pas sans un grand ressentiment. Lors qu’il fut devant Amasis, il voulut luy rendre compte de la charge qu’elle luy avoit donné, mais elle ne le voulut ouyr qu’en la presence du prince Godomar, de Damon, d’Alcidon, et d’Adamas, qui oyans la resolution de Polemas ne s’en estonnerent point, ayant desja bien pensé qu’il chercheroit quelque semblable excuse pour ne venir pas, et seulement deffendirent à ce chevalier d’en point faire de bruit, pour les raisons qu’il sçauroit bien-tost.
Mais à peine toutes ces ceremonies furent-elles finies, que Meronte, le confident de Polemas, luy envoya son fils pour luy [654/655] en donner advis, et ensemble de l’arrivée de la reine Argire, quoy qu’il ne la sceust pas nommer; mais seulement il luy faisoit sçavoir avec quel train elle estoit entrée, et comme elle avoit esté logée dans le chasteau. Toutes ces choses le troubloient grandement; car ignorant le sujet de la venue du prince Godomar, et des chevaliers, qui trouppe à trouppe l’avoient suivy, et puis celle de ce grand nombre de gens de la reyne Argire, (car au lieu de cent solduriers qu’elle avoit conduits, on luy en disoit plus de trois cens), il demeuroit le plus confus homme du monde. Et n’eust esté qu’il esperoit tousjours en la soupplesse de l’esprit de Climante, il est certain qu’il eust hasté son dessein, et qu’il eust tasché de faire un effort contre la ville. Mais l’assurance que cet homme luy donnoit, dont l’effect estoit si proche, fut cause qu’il se resolut de ne rien precipiter, et laisser meurir le dessein, duquel il pretendoit recevoir tant d’avantage. Et d’autant plus que le lendemain estoit le jour qu’il avoit donné à Leonide, pour sçavoir s’il iroit trouver Galathée, dequoy la Nymphe se ressouvenant fort bien, dés le soir mesme donna charge à elle et à Silvie d’aller apprendre sa resolution, à quoy elles ne faillirent point.
Et parce qu’elles estoient grandement desireuses de se trouver au solennel sacrifice qui se devoit faire pour planter le cloud, (ceremonie qu’elles n’avoient jamais veu faire, et qui leur donnoit d’autant plus de curiosité qu’elle estoit moins ordinaire), elles se leverent si matin, qu’elles furent presque les premieres à l’ouverture des portes de la ville. Et toutesfois elles trouverent que Climante les attendoit desja au bas des escaliers du temple, ou feignant de ne les avoir point apperceues, il faisoit semblant d’adorer quelquesfois le soleil levant, d’autresfois le ciel, et avec semblables feintes devotions, essayoit de leur donner une grande opinion de sa saincteté.
Mais lors qu’il recognut qu’elles avoient pu voir ses dissimulations, il se leva et s’en vint vers elles. – Nymphes, leur dit-il, la divinité que je sers a eu agreables les vœux de Galathée, et les sacrifices que j’ay faits pour elle. Il m’a permis d’aller chez elle luy rendre l’oracle qu’elle desire, qui est bien l’une des plus grandes graces que j’aye veu faire à une personne mortelle. Vous l’assurerez donc, que dans trois jours je me trouveray, environ ces heures, à la porte du jardin qui est sous le chasteau, ne desirant pas qu’on me voye dans les villes et dans les lieux frequentez, pour n’estre conformes à la vie solitaire que je faits. Et je luy donne ces trois [655/656] jours, afin qu’elle ait le loisir de se resoudre à bien observer le cornmandement de l’oracle, car autrement cette grande deité, de laquelle je seray le messager et le truchement, s’irriteroit plus que je ne sçaurois dire contr’elle, pour le mespris qu’en cela elle feroit de ses commandemens.
Sages nymphes, comme celles qui l’aimez, je vous conjure de l’en advertir de ma part, et si de fortune ce n’estoit pas son intention, donnez-m’en advis, afin que par mon voyage vers elle, je n’aggrave davantage sa faute. – Non, non, respondit Leonide, ne retardez point la faveur que le dieu luy veut faire, car je vous puis assurer qu’elle est plus que resolue à n’y manquer en chose quelconque; et s’il n’y a rien qui en cecy la puisse fascher, c’est seulement le delay de trois jours que vous y mettez, et qui luy sembleront bien longs. – Ce delay, respondit-il, ne vient pas de moy, mais de la deité que je sers, et je le prends à bon augure, car le nombre ternaire plaist aux dieux. Et puis, pour vous dire le vray, ces trois jours sont de ceux ausquels cette deité est muette, de sorte que quand je voudrois moy-mesme parler comme j’ay accoustumé à elle, elle ne me respondroit point; et c’est bien pour cela que je ne vous ay point introduites ,dans son sainct temple, sçachant que ny sacriffices, ny prieres en ces trois jours ne luy sont point agreables, et vous verrez que si je me presente pour entrer comme de coustume, il me fermera les portes. Mais ne manquez de vous trouver toutes deux à celles du jardin, au jour que je vous ay dit, pour m’introduire vers elle et vous verrez le contentement que le Ciel luy prepare pour cette obeissance.
Et à ce mot, joignant les mains, il se hasta de monter les escaliers du temple, car il jugeoit bien que les portes ne tarderoient pas de se clorre d’elles-mesmes; et il advint, comme il l’avoit preveu, car à peine avoit-il mis le pied sur le dernier qu’elles se fermerent assez impetueusement. Leonide et Silvie sçavoient assez que cet homme estoit un imposteur, mais elles ne laissoient d’en avoir frayeur, ayant opinion que ce qu’il faisoit sous le voile de la pieté et sainctete n’estoit que des œuvres de sortilege et de magie, ce qui leur donnoit encore plus de frayeur et de terreur.
Et comme si le Ciel eust voulu prendre plaisir à les leur augmenter, il advint qu’estans assez proches des jardins de Marcilly, par lesquels l’on pouvoit entrer dans la basse cour du chasteau sans passer par la ville, tout à coup elles virent un homme, qui les ayant recogneues d’assez loin, s’en venoit courant vers elles, et [656/657] en mesme temps qu’il les eust attaintes, se mit à genoux devant Silvie, et tascha de luy baiser la main. La nymphe ne jetta pas plustost les yeux sur luy, quelle se mit à crier: O Dieu! c’est l’ame de Ligdamon! – Ligdamon? reprit Leonide. Et le regardant, elle s’escria plus effrayée que sa compagne: O Dieu! c’est bien elle! Et à mesme temps se mit à fuyr vers la porte du jardin, que de fortune elle trouva ouverte; et cette course avoit esté si grande et si violente, qu’estant deux pas dedans, elle tomba de son long à moitié morte.
Silvie cependant se voyant seule et retenue de cet homme, qu’elle pensoit estre un phantosme, tomba esvanouie d’extreme frayeur. Cet homme, la voyant en cet estat, presque plus mort qu’elle ne paroissoit pas d’estre, se mit à genoux devant elle, et commença de l’appeller et tourmenter pour la faire revenir. Mais, de fortune, de là à quelque temps, ouvrant les yeux, et le voyant encore, elle fit un grand cry, et retomba esvanouie. Il l’appella plusieurs fois, mais en vain, car sa peur avoit esté si grande à cette seconde fois, que veritablement elle estoit en danger de mourir; dequoy cet homme ayant peur, ll se releva pour demander du secours, ou pour trouver au moins de l’eau pour luy jetter dessus, et voyant une maison assez proche de là s’y en alla courant. Mais le bon-heur de Silvie voulut qu’il ne fut pas presque hors de là, qu’elle revint, et ouvrant les yeux, et n’appercevant plus cette ame qui luy avoit tant fait de frayeur, se releva le plus promptement qu’elle put, et à toute course, s’alla jetter dans le jardin qu’elle vid ouvert. Et lors qu’elle en voulut fermer la porte, elle apperceut que ce mesme homme couroit encore apres elle; toutesfois il estoit si loin, qu’elle eut loisir de la pousser et se retirer dans le chasteau ou Leonide estoit desjà arrivée avec tant d’apprehension, qu’elle n’avoit encor pu former une parole. Mais quand elle vid Silvie: O ma sœur, s’escria-t’elle, les dieux soient louez dequoy ils vous ont garantie des sortileges de ce meschant. Silvie, à moitié hors d’elle-mesme, se jettant au col de sa compagne: Ah! ma sœur, luy dit-elle, vous m’avez bien laissée seule en ce grand danger!
Toutes leurs compagnes qui les voyoient tant effrayées se mirent autour d’elles pour les rasseurer et sçavoir quelle estrange rencontre avoit esté la leur. Mais, encores qu’elles fussent si esperdues, qu’à peine sçavoient-elles ce qu’elles faisoient, si est-ce qu’elles n’en voulurent rien dire, ayant encore cette [657/658] consideration, que peut-estre cela pourroit nuire au service de la Nymphe.
Galathée incontinent en fut advertie, et ayant opinion que Climante estoit assez meschant pour leur avoir rendu quelque desplaisir, s’en alla les trouver dans la chambre où elles restoient. A son abord elles se releverent le mieux qu’elles purent, mais avec un visage si terny, qu’il sembloit qu’elles sortissent du tombeau. Galathée, sans vouloir leur rien demander devant leurs compagnes, les prist par les mains, et s’asseant sur le lict, elle commanda aux autres de les laisser seules. – Et alors, mes filles, leur dit-elle, je vous voy bien effrayées. Qui est cause de ce trouble? – Madame, respondit Leonide, la plus estrange rencontre que vous sçauriez imaginer, car figurez-vous que ce meschant homme, vers qui vous nous avez envoyées, a, comme je croy, tous les demons des enfers à son commandement. Nous avons parlé à luy, il nous a promis d’estre icy le troisiesme jour. Et lors que nous pensions estre hors de ses mains, il nous a envoyé l’esprit de Ligdamon, qui a pris ma compagne par la main, et qui nous a fait une si grande frayeur, que si nous n’eussions par fortune trouvé la porte du jardin ouverte, nous estions mortes. Quant à moy, je m’en suis fuye; je ne sçay comme ma compagne a fait à se sauver. – J’ay fait, reprit Silvie, comme vous, mettant tout mon salut à la vitesse de mes jambes, et c’est le bon, qu’il m’a poursuivie jusqu’au jardin, et croy qu’il fust venu jusques icy, si je n’eusse eu le courage de fermer la porte apres moy. La Nymphe alors, oyant dire que tout leur mal estoit en l’apprehension, se mit à rire de la peur qu’elles avoient eu, et les laissant reposer, s’en alla trouver Amasis, à qui elle fit le recit de ce qu’elle venoit d’apprendre, dont elle ne demeura pas peu estonnée.
Et cependant qu’elles estoient bien avant en ce discours, on vint advertir la Nymphe que le sacrifice estoit prest, et que les clouds d’airain avoient desjà esté rendus purs et nets par l’eau lustrale, de sorte que le prince Godomar, et tous les chevaliers n’attendoient plus que la reyne Argire, qui s’en vint tenant par la main la princesse Rosanire, si belle ce jour là, qu’elle ravissoit les yeux de tous ceux qui la regardoient. Son habit estoit modeste, et à cause de son affliction, il l’estoit peut-estre plustost trop, que trop peu, mais si proprement agencé, que l’envie mesme eust eu peine d’y trouver quelque chose à reprendre. Elle s’appuyoit sur le bras de Rosileon, qui avoit bien le visage triste, et un peu hagard, [658/659] à cause de son mal, mais qui toutesfois donnoit bien cognoissance, et par son marcher et par ses autres actions, qu’il n’estoit pas nay de bas lieu. Peu de gens le cognoissoient, car la reyne ne l’avoit pas desiré autrement, qui fut cause que par toute l’assemblée fort long-temps on n’ouyt que des personnes qui se demandoient les uns aux autres quels ils estoient; mais n’y ayant aucun qui pust satisfaire à cette curiosité, elle se changea à voir ce qui adviendroit de cette ceremonie.
Cependant toute cette trouppe descendit au petit pas jusques aupres du temple, où elle s’arresta pour voir passer la pompe du sacrifice; car encor que ce ne fust pas un des plus solemnels, si est-ce qu’il n’estoit pas aussi des moindres.
Premierement marchoient dix joueurs de trompes, qui sonnoient de temps en temps tous ensemble, apres lesquels venoient les Saliers couronnez de fleurs qui, avec de petites robes violettes et retroussées, et des morions de fer, alloient dansans et chantans devant et autour des victimes et des hosties, portans aux mains de petites dagues, et des escus aux bras, qu’ils nommoient anciles, frappans de ces armes, qu’ils disoient celestes, les unes contre les autres à certaine cadence.
Apres ceux-cy marchoient les porteurs de disques, qui estoient de grands bassins, figurez à teste de taureaux despouillées de leur chair, et ajancées de festons de diverses fleurs.
Ceux-ci estoient suivis des porteurs de pateres, qui estoient de grands vases, où le sang des victimes estoit receu, et des jeunes victimaires qui portoient sur leurs testes les pots avec des cercles, où se cuisoient les chairs qui n’estoient point consumées par le feu du sacrifice, ensemble avec les porteurs de grandes cueillers faites d’airain.
Apres venoient plusieurs victimaires, dont les uns portoient les maillets, les autres les haches, desquels les victimes estoient assommées, d’autres les sceptres ou cousteaux pointus, dont elles estoient esgorgées, d’autres les dolabres, grands cousteaux, dont les victimes estoient desmembrées; et tous ces victimaires la moitié du corps nue, ne portans qu’un habit fort court de la ceinture en bas, et faits presque tous de peaux des bestes sacrifiées, ayant toutesfois chacun un chappeau de fleurs à la teste,ainsi que tous les autres qui aidoient en quelque sorte que ce fust à faire le sacrifice.
Apres estoient conduites les victimes et hosties par quelques [659/660] victimaires: c’estoient sept bœufs, pour estre sacrifiez à Jupiter Capotas, et sept autres indomptez à Minerve Peone, pour symbole de ce qu’elle n’avoit jamais esté soubmise au joug du mariage. Ils avoient tous les cornes dorées, et la teste parée avec des chappelles, ou gros grains ronds et dorez, enfilez en de longues chaisnes qui leur pendoient des deux costez assez bas. Ces victimes estoient suivies de quelques petits sacrificateurs, desquels l’un portoit le vase de l’eau lustrale, et qui suivoit un flamine, qui avec un rameau alloit jettant l’eau d’un costé et d’autre sur les assistants afin qu’ils fussent purs et nets pour assister au sacrifice. Un autre portoit le petit coffre, nommé acerra, où estoient mises les drogues aromatiques, comme l’encens, la myrrhe, et l’aloés. Un autre avoit sur sa teste le prefenicule, vase où estoit tenu le vin du sacrifice; un autre entre ses mains le simpule, petit gobelet, avec lequel la libation se faisoit, c’est à dire le vin estoit tasté par le sacrificateur, et des assistans, avant que de l’offrir. Un autre portoit sur sa teste dans une corbeille la mole salée, ou le gasteau fait d’orge, de sel et d’eau.
Assez loin de ceux-cy marchoient douze joueurs de fleuttes faites de buys, et quelques chanteurs qui racontoient dans leurs hymnes les louanges de Jupiter et de Minerve. Apres venoient les triumvirs epulons, qui estoient ceux qui souloient annoncer au peuple en quel temps il falloit faire les banquets aux dieux; ceux-cy estoient suivis des flamines, le dernier desquels estoit le Diale Flamine de Jupiter avec son chappeau de laine blanche, revestu d’une aube de lin, si blanche et si nette, qu’il n’y paroissoit aucune tasche. Apres, le college des augures, tenant chacun en leurs mains le baston augural.
Le grand Pontife venoit le dernier de tous, avec une gravité non pareille, revestu d’un linge de lin si blanc, qu’il sembloit surpasser la blancheur ordinaire des autres: cette chemise, toute froncée à petits plis, luy frappoit jusques sur la pointe des pieds. Il avoit sur la teste une façon de chappeau, qui se pouvoit presque appeller un voile, parce qu’il sembloit luy voiler la teste, avec une petite pointe en haut, de laquelle pendoient deux cordons qui le tenoient, et luy tomboient sur la poitrine des deux costez. Il avoit en la main son lituë, ou baston pastoral, et devant luy, aux deux costez, deux flamines qui portoient chacun un grand cloud d’airain, qui avoient esté sacrez et purifiez.
Toute cette pompe estant passée, le prince Godomar marcha [660/661] tout seul, la couronne en la teste, et le sceptre en la main, ayant aupres de luy les faisseaux et les masses, et apres, une grande foule de chevaliers et de solduriers.
Ils parvindrent en cet ordre au temple, où la reyne Argire, la Nymphe et Rosanire, et les autres dames estoient desjà avec Rosileon et Adraste. Et chacun ayant pris sa place, les proclameurs firent une publique defence à tous artisans, et autres, de faire aucune œuvre devant le sacrifice, parce qu’ils croyoient que si le sacrificateur pendant le sacrifice voyoit faire quelque ouvrage, il estoit profané, et le falloit recommencer, comme aussi de faire silence, et ne faire aucune action indeue, sur peine de chastiment.
Incontinent le Flamine Diale, qui ce jour estoit sacrificateur, faisant apporter de l’eau lustrale, se lava les mains, et puis en jetta sur tous les assistans, afin que plus purs et plus nets ils assistassent au sacrifice, et s’approchant, s’accusa d’estre homme, atteint de plusieurs fautes, en demanda pardon aux dieux, et non seulement de ses erreurs, mais aussi de toutes celles des assistans. Et lors, prenant une torche faite de tede qu’un flamine luy presenta, et qui avoit esté allumée à un feu pur et net, en fit esprendre ce bois, qui estoit arrangé soigneusement sur l’autel, paré de festons tout à l’entour; et faisant approcher les victimes, il commanda qu’elles fussent laissées en liberté. Et puis, prenant le coing de l’autel, et se tournant du costé de l’orient, il invoqua premierement Janus et Vesta, puis Jupiter tres-bon et tres-grand, l’appellant Pere, et apres luy tous les dieux. Et en fin, addressant sa parole à Jupiter et à Minerve, il declara que c’estoit eux particulierement ausquels estoit offert ce sacrifice.
Ce fut alors qu’un flamine s’approchant de luy, alloit lisant les paroles qu’il avoit à dire de mot à mot, de peur que, venant à manquer à quelqu’une, le sacrifice fust failly. Et telles furent les paroles qu’il prononça.
O pere tres-bon et tres-grand, fils de Saturne et de Rhée, Jupiter, commencement et fin de tout, qui resplendis seul en toy-mesme, et comme separé de tout, vas marchant par dessus tout, qui est assis entre les Égyptiens sur le Melilot, esprit, createur, gardien et recteur du monde, destin dont l’ordre des causes depend, nature qui produis tout, providence qui pourvois à tout, univers qui es par tout, eternel qui fus avant tout, et qui seras apres tout, toy, Jove, qui pour profiter aux mortels, conceus en ton cerveau [661/662] Minerve, et qui l’enfantas à l’ayde de Vulcan, lors que d’une hache il fouvrist la teste. Et toy, ô Tritonide Minerve, apprenant aux mortels à bien consulter, à justement juger, et à equitablement faire, déesse d’eternelle virginité, salutaire à ceux desquels l’entendement est aliené.
Recevez, ô grandes et puissantes deitez, les vœux et les sacrifices qu’Amasis, nostre grande Nymphe, vous offre pour son salut, pour le bien de ses estats, et pour le repos de ses peuples.
Et parce qu’il n’y a rien que vous ayez plus agreable en l’univers que l’homme, ny rien en l’homme que l’entendement, accordez, ô Pere tout grand et tout bon, Jupiter Capotas, et vous, déesse de la prudence et de l’entendement, Minerve Peone, accordez, dis-je, la requeste que cette grande Nymphe vous fait, et tous ceux aussi qui assistent à cet humble devoir qui vous est, rendu, que les clouds sacrez que le prince Godomar nostre protecteur, et en qualité de souverain magistrat, va planter selon vos ordonnances, obtiennent pour Rosileon et pour Adraste la mesme grace qu’auprés de la ville Githée Orestes jadis obtint, lors qu’estant assis sur ta pierre, ô Jupiter, il guerit de son forcenement. Apres ces paroles, dites si haut que la plus grande partie du peuple qui estoit à genoux, les pouvoient entendre, la mole salée luy fut presentée, qu’il mit incontinent sur la teste des bestes qui devoient estre sacrifiées, y adjoustant de l’encens masle; et c’estoit ce qu’ils appelloient immolation. Apres il espandit du vin, mais devant cette effusion, il en gousta un peu avec le vase dit simpule, et en presenta aux assistans qui en firent de mesme, et cette action s’appelloit libation. Apres la victime ainsi mactée, c’est à dire augmentée, il luy arracha du poil d’entre les cornes et le jetta au feu, qui estoit le vray commencement du sacrifice. Apres, il se tourna du costé de l’Orient, et ayant pris un cousteau, il le passa dessus la victime, depuis la teste jusques à la queue. Et, en fin, apres avoir offert les bœufs à Jupiter Capotas, et les taureaux à Minerve Peone, il commanda aux victimaires de donner les coups de maillets, et aux autres de supposer les cousteaux, car ils n’eussent osé dire esgorger ou tuer, d’autant que ces termes de mauvais augure estoient evitez par eux en leurs sacrifices. Les victimaires qui n’attendoient que ce commandement ne le receurent pas plustost que les coups furent donnez, et presque en mesme temps, les bestes estant bronchées, le secespite [662/663] leur fut poussé dans la gorge: ce sont les termes qu’ils usoient. Et incontinant les pateres et les disques receurent soigneusement le sang, duquel le sacrificateur en jetta dans le feu une partie avec du vin et de l’encens masle, et du reste il en arrousa l’autel, et en fit tomber quelque goutte sur les assistans.
Ce fut une diligence extreme, que celle avec laquelle ces victimes furent ouvertes, despouillées et lavées, et en fin portées sur une table nommée enclabris, et qui avoit donné nom à tous les vases qui servoient aux sacrifices, que communement on nommoit enclabres, prés de laquelle le flamine sacrificateur s’approcha, accompagné de deux aruspices, auquel on presenta un cousteau d’airain fort long, et ayant le manche garny d’yvoire, et de clouds d’airain de Cypre, avec le pommeau d’argent. Ce fut avec ce cousteau qu’il se mit à remuer les entrailles pour les contempler, et voir si la victime avoit esté bien immolée, mactée et sacrifiée; car bien souvent, quand on y avoit commis quelque faute, elles se trouvoient deffaillantes en quelqu’une des principales parties. Or cette fois, ils trouverent le cœur, le poulmon et le foye, qui estoient les trois intestins qu’ils contemploient, fort entiers, ayans toutesfois la couleur ternie plus qu’elle ne devoit pas estre; mais, pour ne point troubler l’assemblée, ils n’en firent point de semblant, car cela signifioit dissentions, guerres et outrages.
Apres donc avoir visité les victimes, elles furent remises aux victimaires, qui les demembrerent et separerent selon leur coustume, fort proprement et promptement. Ce qui devoit estre bruslé et consumé sur l’autel fut enveloppé de farine, mis dans une corbeille et presenté au flamine, et le reste fut divisé dans les pots et chaudieres pour estre cuit et estre mangé par les sacrificateurs et autres assistans. Le flamine ayant la part des dieux, l’offrit de nouveau à Jupiter Capotas, et à Minerve Peone, et ensemble à Janus et à Vesta; car, comme tous les sacrifices se commençoient par ces deux, aussi devoient-ils estre achevez par eux.
Et lors que, piece à piece, il eut jetté dans le feu allumé sur l’autel quelque peu de la mole salée, et du vin, et quantité d’encens masle, les aruspices se mirent à contempler l’effect du feu, et de quelle façon la victime estoit consommée. Ils virent donc que le feu faisoit bien son effect, s’esprenant et bruslant comme il devoit, si bien qu’en fin tout demeura consumé; mais ils recognurent aussi que sur le commencement la couleur estoit telle que celle d’un feu de soulfre, que la flame n’alloit pas juste en pyramide [663/664] ondoyante, mais se rouloit comme oppressée du vent, et revenoit quelquefois en soy-mesme, que d’autrefois le brasier vomissoit comme des flocons de feu, qui se destachoient avec des petillemens extraordinaires, que la fumée aussi, trop espaisse, lente et obscure, s’enveloppoit en elle-mesme par de divers destours, sans s’eslever ny prendre dans le ciel, comme elle devoit faire. Dequoy estonnez, ils visiterent le bois qui estoit au feu, de peur qu’il n’y en eust quelqu’un de ceux qui estoient defendus, comme olivier, laurier, escorce de chesne, ou de quelqu’autre bois gras, creux ou moueleux; mais ils le trouverent bien sec et bien choisy, ce qui leur donna encore plus de crainte et de frayeur, qui fut toutesfois amoindrie, lors que sur la fin ils virent que le feu s’esclaircissant, et la fumée se purifiant, la victime demeura deuement consumée, et avec une odeur telle qu’ils eussent pu desirer.
Cependant qu’ils faisoient ces considerations, tout le peuple estoit en priere, et approchant diverses fois la main de la bouche, adoroient ces dieux en la baisant. Les Saliens chantoient au son des fluttes de buys, des hymnes à l’honneur de Jupiter et de Minerve, sans se donner repos que tout le sacrifice ne fust achevé, et que le flamine, par la derniere parole, n’eust donné congé aux assistans, qui ne fust pas si tost prononcée, que le grand pontife prenant les clouds sacrez, les lustra de nouveau, les offrit à Jupiter et à Minerve, et tenant le coin de l’autel, fit des prieres dessus, les accompagna de vœux publics, et en fin les presenta au prince Godomar, qui les recevant avec honneur et devotion, fit ses vœux particuliers, et apres en toucha les temples de Rosileon et d’Adraste, ce qu’il n’eust pu faire facilement sans la princesse Rosanire et la bergere Doris; mais Rosileon respectoit de sorte cette princesse, et Adraste cette bergere, qu’ils n’eurent jamais la hardiesse de desobeir à leurs commandemens.
Et lors que le prince Godomar s’en alloit les planter, Palemon s’avança, et prit le coin de l’autel: Et moy, dit-il à haute voix, je voue et je jure que, s’il vous plaist, ô grands dieux, nous accorder la grace que nous demandons, je ne refuseray, pour quelque consideration que ce puisse estre, la premiere chose qui me sera demandée, si elle est en ma puissance. Celuy alors qui tenoit le controole des vœux, escrivit à l’heure mesme celuy de Palemon.
Et plusieurs prirent garde que Rosanire tourna les yeux sur Argire, comme la conviant d’en faire autant pour Rosileon; dequoy la reyne s’appercevant, elle se leva de son siege, et s’ap-[664/665]prochant de l’autel: Et moy, dit-elle, le plus haut qu’elle put, en prenant l’un des coins avec la main, qui suis reyne, femme et mere de roys, je vous promets, ô pere Jupiter, tout bon et tout grand, et à vous, grande Minerve, fille du plus grand des dieux, que si vous exaucez la supplication que je vous fais, j’employeray toutes les forces des royaumes que vous avez sousmis sous moy, sous mon mary et sous mon fils, pour la manutention de la Nymphe Amasis et de ses estats, contre tous ceux qui la voudront oppresser. Le peuple faillit de faire des acclamations de joye en oyant ce vœu, mais le respect du sacrifice l’en empescha, bien estonné toutesfois d’ouyr parler la reyne Argire de cette sorte, qu’il ne cognoissoit point pour estre telle qu’elle s’estoit declarée.
Cependant le prince Godomar, tenant les clouds en la main gauche et le marteau en la droite, conduit par le grand Pontife, et le Flamine Diale, s’en alla vers la muraille, du costé droict du temple, et qui avoit son aspect tourné à l’endroit du sacraire de Minerve; et là, au lieu qui luy fut monstré, appellant à haute voix par trois fois Jupiter Capotas, et Minerve Peone, il y planta les clouds si avant qu’il n’en paroissoit que la teste.
Mais, chose estrange! en mesme temps qu’il donna les premiers coups, il sembla que Rosileon et Adraste en eussent, esté frappez, car ils tomberent en terre sans sentiment, et y demeurerent jusques à ce que le prince Godomar fut revenu vers eux, et que le flamine leur eut jetté dessus de l’eau lustrale; mais alors, reprenans le sentiment, ils revindrent comme d’un profond sommeil.
Rosileon ouvrant les yeux, et se voyant tout autour ces flamines, avec une si grande quantité de personnes, eut opinion au commencement de songer, car il avoit perdu la memoire de tout ce qu’il avoit fait ou dit depuis sa maladie. Mais Verance, qui ne l’avoit jamais abandonné, luy prenant une main pour l’aider à se lever, luy dit: Seigneur, ne voyez-vous point la princesse Rosanire qui vient vous trouver? Si vous ne vous hastez, elle vous trouvera par terre. – Rosanire? respondit-il tout surpris. Et comment a-t’elle pris la peine de venir vers moy? Elle ne devoit seulement que me faire commander ce qu’il luy plaist. A ce mot, se levant, il la vid tout aupres de luy, qui s’en venoit le trouver avec la reyne Argire. Et d’autant qu’il ne cognoissoit point la reyne, il alla saluer Rosanire, comme s’il y eust eu long temps qu’il ne l’eust veue. Mais Rosanire, le prenant par la main:
Rosileon, luy dit-elle, saluez cette grande reyne, à laquelle vous [665/666] avez toute l’obligation qu’un chevalier peut avoir. Il mit un genouil en terre, et luy voulut baiser la main, mais la reyne ne le voulut permettre; au contraire, l’embrassant avec les larmes aux yeux: Rosileon, luy dit-elle, allons louer Dieu, et le remercier de la grace qu’il vous a faite de rompre l’enchantement ou vous avez este detenu. – Enchantement? reprit-il tout estonné, et quel estoit-il? – Vous le sçaurez à l’ouyr, respondit-elle. Cependant faisons des actions de graces, ausquelles et vous et moy sommes obligez. Et le prenant par la main, elle le conduisit devant l’autel. Et incontinent apres, elle le fit mettre dans un chariot, et sans autre compagnie que d’elle et de Rosanire, s’en alla au chasteau, l’ayant ainsi resolu avec la Nymphe et le princeGodomar, de peur que si Rosileon eust demeuré davantage parmy toute la troupe, il n’eust pris quelque opinion de son mal, qui, peut-estre, luy eust pu nuire, y ayant si peu de temps qu’il estoit guery. Et il fut fort à propos qu’Argire luy dit que c’estoit un enchantement; car l’opinion d’avoir esté fol eust, peut-estre, esté cause de luy troubler le jugement de nouveau.
Cependant Adraste estoit tellement estonné de se voir tout à l’entour une si grande quantité de peuple, et plus encore toutes ces nymphes et tous ces chevaliers, qui le venoient regarder sans dire mot, qu’il ne sçavoit ce qu’il avoit à faire. Apres, tournant. les yeux sur ses habits, et se voyant si mal vestu, encore qu’il ne se souvinst de ce qui s’estoit passé, si en entra-t’il en quelque doute. Et parce que Palemon luy tendit la main: Amy; luy dit-il, qu’est cecy, et où suis-je? – Adraste, luy respondit-il en le relevant, remercie les dieux de la grace qu’ils t’ont faite en te faisant homme une seconde fois. Le pauvre berger alors joignant les mains, et se tournant du costé de l’autel, se mit à genoux, et fit ce que Palemon luy avoit dit, de sorte que les assistans, cognoissans que les dieux avoient eu leurs sacrifices et leurs vœux agreables, esleverent des voix d’allegresse, et se mirent à chanter des hymnes en action de graces, en la louange de Jupiter et de Minerve, cependant que Palemon, le tirant sous l’un des portiques du temple, le revestit des habits qu’il luy avoit preparez.
D’autre costé le grand pontife accompagné des aruspices, qui avoient visité les victimes, et considere le feu du sacrifice, advertit secrettement la Nymphe, que selon ce qu’ils avoient recognu par les entrailles et par le bruslement du sacrifice, l’Estat estoit menacé de grands troubles et de grandes rebellions, desquelles [666/667] toutesfois l’issue sembloit estre assez heureuse, mais qu’il falloit que sa prudence y pourveust, et bien promptement. La Nymphe, joignant les mains, pliant les espaules et haussant les yeux: Les dieux, respondit-elle, tous bons et tous sages, ne nous imposeront point un faix si pesant que nos forces ne le puissent porter. Priez-les qu’ils pardonnent nos fautes et qu’ils ne nous donnent pas tout le chastiment qu’elles meritent. A ce mot elle prit le chemin du chasteau, avec le prince Godomar et tous ces estrangers, qui ne pouvoient assez admirer la sagesse de la Nymphe, et la prudence avec laquelle elle donnoit ordre à toutes choses.
Mais cependant Polemas qui estoit tousjours aux escoutes, fut adverty de tout ce qui s’estoit passé en cette ceremonie, tant de l’eslection du prince Godomar, que du sacrifice et de la guerison des deux malades, et mesme des paroles de la reyne Argire, alors qu’elle se declara reyne, et qu’elle fit vœu de s’interesser dans la protection de la Nymphe. Il sceut aussi qu’une dame nommée Dorinde s’estoit refugiée à Marcilly; mais encore qu’il eust bien este adverty du combat qui s’estoit fait pour elle le long des rivages de Lignon, si est-ce qu’il n’en sçavoit point encore le sujet.
Et lors qu’il estoit le plus avant en cette pensée, on l’advertit que quelques chevaliers estrangers desiroient de parler à luy, et qu’ils venoient, à ce qu’ils disoient, de la part du roy Gondebaut. Polemas alors, revenant de cette profonde pensée, apres s’estre fait redire de la part de qui ils venoient, commanda qu’on les fist entrer. Et apres les avoir receus avec un honneur tres-grand, pour le respect qu’il vouloit rendre au roy des Bourguignons, le principal parla de cette sorte:
Seigneur, le roy, mon maistre, qui vous ayme et vous cherit autant que voisin qu’il ait, m’envoye vers vous pour vous faire entendre qu’il a une tres-grande occasion de se plaindre de la Nymphe Amasis, qui a eu si peu d’esgard à son amitié, qu’elle n’a point fait de difficulté de retirer dans ses estats ceux qui ont traistreusement assassiné Clorante, l’un des chefs de sa garde, pour ravir de ses mains une fille, qui s’estoit sauvée de la maison de la princesse Clotilde, apres y avoir commis tant de meschans actes, et si honteux qu’il m’a defendu mesme de les redire, pour ne publier la honte de la maison de la princesse sa niepce. Et quoy que le prince Godomar, qu’il desadvoue pour son fils, soit le chef de ceux desquels il se plaint, il luy semble toutesfois que la Nymphe Amasis ne devoit pas le recevoir à la volée, et sans sçavoir du roy s’il [667/668] l’avoit agreable. Il m’envoye donc vers vous pour vous faire ses plaintes, et ensemble m’a commandé de vous dire qu’il a toutes-fois tousjours fait profession de vivre avec ses amis, en sorte que les offences non premeditées ne peuvent le separer d’amitié d’avec eux, et que pour ce sujet, si vous le trouvez à propos, j’aille à Marcilly declarer à la Nymphe combien il est offencé, en l’assurance qu’elle a donnée au prince Godomar dans ses estats, et la sommer de le luy rendre, et Dorinde aussi, ou bien de luy declarer la guerre. Et pour vous monstrer, seigneur, que je dis vray, voilà la lettre, continua-t’il en la luy presentant, qu’il vous en escrit.
Polemas alors la receut, et la baisant avec un respect incroyable, luy respondit: Seigneur chevalier, je suis marry que la Nymphe donne à ce grand roy sujet de mescontement. Si elle se conduisoit par mon advis, elle en useroit tout autrement, mais ses nouveaux conseillers tiennent des maximes si contraires aux miennes, que veritablement je ne les entens point; et Dieu vueille qu’elle ne s’en repente trop tard!
Et lors, ouvrant la lettre, il leut qu’elle n’estoit que de creance; et cela fut cause que s’approchant encore plus pres du chevalier: Le roy, dit-il, me mande que j’adjouste foy à tout ce que vous me direz de sa part. Voyez en quoy je le puis servir, et me le dites, car il n’y a prince que je tienne pour mon maistre que celuy-là. L’estranger alors l’ayant remercié de ces favorables declarations: Seigneur, luy dit-il, pourray-je point parler à vous avec moins de tesmoings? Polemas alors, le prenant par la main, le conduisit dans un cabinet, où les portes estoient bien fermées: Icy, luy dit-il, toutes nouvelles demeurent prisonnieres, et n’en sortent jamais que par le commandement de ceux qui les y ont renfermées.
L’estranger alors prenant la parole, luy dit, l’affection du roy envers Dorinde, (la racontant toutesfois le plus à la descharge de son maistre qu’il luy estoit possible), l’amour du prince Sigismond et de cette fille, la juste colere du roy, lors qu’il sceut que le prince avoit volonté de l’espouser, et le dessein qu’il avoit fait de la faire marier avec Periandre ou Merindor, afin d’en distraire le Prince, sa fuitte de la Cour, la detention de Sigismond, le commandement que le roy avoit donné à Clorante de la suivre et la luy ramener, la sortie du prince Godomar de la ville de Lyon avec plusieurs chevaliers la mort d’Ardilan que le prince Godomar avoit tué à la porte de la ville; et bref, comme il avoit tué Clorante, et presque [668/669] tous ceux qui estoient avec luy, en luy enlevant Dorinde, qu’il avoit trouvée revestue en bergere, le long des rives de Lignon. Or, seigneur, continua-t’il, le roy a esté adverty que cette Dorinde et le prince Godomar sont refugiez dans la ville de Marcilly, et que la Nymphe leur a promis toute assistance. – Comment? toute assistance? interrompit Polemas, mais a-t’elle remis toute authorité au prince Godomar dans tous ses Estats ? – Et bien, reprit l’estranger, cette façon de traitter à tellement desobligé le roy, qu’il est resolu de venir luy-mesme le prendre dans Marcilly, quand il seroit caché sous l’autel des dieux. Mais afin que vous cognoissiez combien vous estes obligé d’aymer le roy, il vous fait sçavoir qu’à ce coup c’est le temps de faire esclorre le genereux dessein que vostre merite vous a fait faire, car Clidaman est mort. – Comment! s’escria Polemas, Clidaman est mort? – Et quoy, adjousta froidement l’estranger, vous n’en sçavez rien? Il y a long-temps que le roy vous en a donné advis, mais je m’asseure que la lettre a esté perdue en la mort de Clorante. Sçachez qu’il n’est pas seulement mort, mais que Lindamor est tellement blessé, qu’on luy espere fort peu de vie, et presque tous ceux qui estoient sous sa conduitte ont esté desfaits. – O dieux, dit Polemas plein de joye et de contentement, que d’ennemis vous a-t’il pleu de m’oster de dessus les espaules! – Or escoutez, reprit l’estranger, un tesmoignage de l’amitié que le roy vous porte. Sous le pretexte d’avoir le prince Godomar et Dorinde, il fera une grande armée, attaquera la Nymphe, et luy-mesme en personne viendra assieger Marcilly, et vous mettra dedans avec l’authorité souveraine se contentant que, quand vous serez comte des Segusiens, vous releviez seulement de luy, comme les ducs et les comtes des Bourguignons, luy semblant que vostre merite et l’amitié qu’il vous a tousjours portée requierent pour vous cette assistance en cette occasion.
Les remerciemens de Polemas furent grands, ses promesses et ses protestations encore plus grandes, mais plus que tout sa joye fut extreme, car Clidaman, pour l’authorité, luy estoit une bride bien forte, Lindamor pour l’affection de la nymphe Galathée, un grand empeschement, et tous ces chevaliers qu’il croyoit estre perdus, une grande asseurance en son dessein.
Il pria donc l’estranger de trouver bon qu’il fist entendre ces nouvelles à quatre de ses amis, ausquels il ne celoit aucune de ses affaires. Et les ayant faict appeller (c’estoient Ligonias, Peledonte, [669/670] Argonide et Lystandre), il leur raconta cette nouvelle, et tout ce que le roy des Bourguignons luy mandoit, dont ils firent tant de demonstrations de joye et d’allegresse, qu’ils sembloient estre hors d’eux-mesmes. En fin ils prirent resolution que ce chevalier iroit vers la Nymphe luy demander le prince Godomar et Dorinde, et qu’en cas qu’elle ne les luy voulust remettre, comme ils estoient tres-asseurez qu’elle ne feroit pas, il estoit bien à propos qu’il luy declarast la guerre de la part du roy des Bourguignons; et de peur qu’il ne luy fust fait aucun desplaisir, allant ou revenant; Polemas le feroit accompagner de six compagnies de gens à cheval. Et avec cette resolution ils se separerent.
Le soir Climante vint trouver. Polemas, pour luy raconter ce qu’il avoit dit à Leonide et à Silvie; mais Polemas à peine pouvoit avoir la patience de luy laisser finir son discours, qu’il luy jetta les bras au col: O mon cher amy, luy dit-il, il y a bien d’autres nouvelles! Clidaman et Lindamor sont morts, et presque tous ceux qui sont allez avec eux. Et le roy des Bourguignons me mande qu’il viendra luy-mesme me faire comte des Segusiens, se contentant que je le recognoisse comme les ducs et comtes des Bourguignons. – La mort de Clidaman, respondit-il froidement, et celle de Lindamor viennent fort à propos pour nostre dessein. Mais voulez-vous que je vous die mon opinion? La venue du roy des Bourguignons en ce pays ne me plaist pas. L’ambition est un monstre si gourmand, qu’il engloutit, sans se saouler, tout ce que ses yeux voyent, et les nouveaux objets esmeuvent tousjours son appetit. Il n’y a point en toutes les Gaules une plus agreable province, Galathee est fort belle, Gondebaut d’amoureuse complexion, et à marier; de plus il a deux fils qui n’ont point de femme. Voyez-vous, seigneur, ces entreveues sont chatouilleuses. Quant à moy, je suis d’opinion qu’il ne vienne point, mais ouy bien qu’il vous ayde de ses forces. Ne voyez-vous pas que desja qu’il est encore à Lyon, il veut que vous le recognoissiez? Et que pensez-vous, quand il sera à Marcilly, vainqueur et triomphant,Tqu’il vueille de vous? Le gain de la partie est nostre, puis que Clidaman et Lindamor sont morts, et pourquoy le voudrions-nous partager avec un autre? Cette entreprise se fera bien sans luy: qui vous peut resister? Croyez-moy encore un coup, ne permettez point qu’il vienne, si vous ne voulez avoir à combattre un plus fort ennemy que ceux que vous venez de perdre.
Telle fut l’opinion du rusé Climante, à laquelle les quatre con-[670/671]fidents s’accorderent, lors qu’ils furent appellez au conseil secret. Et furent d’advis de cacher sur tout cette mesfiance, et de trouver quelque excuse, tant sous pretexte de la grandeur du roy, qu’il n’estoit pas honorable de faire employer sa personne pour si peu de chose, que pour la seureté de sa Couronne, estant à craindre que les amis des princes ses enfans, en son absence, ne fissent quelque mouvement dans l’Estat.
Apres s’estre resolus sur ce poinct, ils mirent en avant si, incontinent apres que ce chevalier auroix: declaré la guerre au nom du roy son maistre, il estoit à propos de courir aux armes, sans y mettre plus de delay. Climante fut d’advis qu’on luy donneroit loisir le jour d’apres d’aller parler à la Nymphe Galathée. Car, disoit-il, si avec la douceur nous pouvons la gagner, pourquoy voudrions-nous par la guerre ruiner le pays qui doit estre à nous? Bien suis-je d’advis que tout soit prest, et que, deux jours apres, si nous n’en voyons aucun effect, on puisse forcer ces foibles murailles, ce que je pense que nous ferons au premier effort, ne croyant pas qu’il y ait des gens assez pour les border seulement, outre que ceux qui sont à nous, nous promettent de nous y tenir une porte ouverte.
Polemas resista avec assez d’opiniastreté à son voyage vers Galathée, luy semblant qu’il y avoit trop de danger pour Climante. Car, disoit-il, assurez-vous qu’Adamas a eu la lettre que le roy Gondebaut m’escrivoit, et qui s’est perdue quand Clorante à esté tué par Godomar; et de fait, vous voyez la garde plus exacte que de coustume qu’on fait dans la ville. J’ay peur que de mesme ils n’ayent apris ou recognu en quelque sorte nostre dessein; et si cela estoit, vous courriez fortune d’y estre mal traitté, dont je recevrois autant de desplaisir que si je perdois la vie.
Mais Climante, qui s’estimoit si fin qu’il ne pensoit pas que personne du monde pust recognoistre ses finesses: Non, non, Seigneur, luy respondit-il, reposez-vous-en sur moy, et soyez certain que la finesse mesme eust esté trompée par mes artifices. Ces nymphes ne sont pas pour me pouvoir descouvrir, et si vous les aviez ouyes et veues, vous jugeriez bien qu’il n’y a point lieu de crainte. Et quant aux lettres, je croy bien qu’ils les peuvent avoir veues, mais tant s’en faut que cela nous nuise. Qu.si elles ne sçavent la mort de Clidaman et de Lindamor, je suis d’advis de la leur faire sçavoir, parce que cela aydera à les resoudre à ce que nous desirons, se voyans desnuées d’un tel support; que si [671/672] elles eussent eu volonté de me faire du mal, qui les en pouvoit empescher, depuis le temps que Clorante est mort?
Avec ces raisons et quelques autres, ils resolurent de l’y laisser aller, et deux jours apres, faire tout l’effort qui leur seroit possible. Et pour ce sujet Polemas recommanda à ses quatre confidents de tenir toutes choses prestes, tant les gens de trait, que ceux de cheval, et principalement les machines qui estoient necessaires à faire un effort, car c’estoit par là qu’ils vouloient commencer. Et des lors donnerent advis à Meronte, qui estoit dans la ville de Marcilly, qu’en mesme temps qu’ils feroient la couronne avec leur armée autour de la ville, il donnast à la porte de Montbrison par le dedans, pour la leur ouvrir: ce qu’il pourroit faire aisément avec ses amis, parce que ceux de la ville seroient assez empeschez à soustenir l’effort general qui se feroit de tous costez à leurs murailles. Leur conseil s’alloit separer, leur semblant d’avoir donné ordre à tout ce qui estoit necessaire, lors que Climante, les retenant: Et que diriez-vous de moy, leur dit-il, si sans donner un coup d’espée, je vous rendois maistre de ce que vous desirez? – Que vous estes Climante, respondit Polemas, c’est à dire le plus sage, et le plus advisé homme qui vive. – Or, adjousta le trompeur, et luy frappant dans la main, assurez-vous que dans trois jours je vous rends possesseur de ce que vous souhaittez. C’est aujour-d’huy, continua-t’il, en contant sur ses doits, que ce chevalier du roy Gondebaut parle à la Nymphe Amasis; demain j’iray faire mon personnage, et le lendemain Galathée est a vous infailliblement. Et voicy de quelle sorte je l’entends: je yous ay desja dit qu’elle meurt d’envie de parler à moy, afin, dit-elle, de se conformer à la volonté du dieu qui parle par ma bouche. Je sçay que tout ce que je luy diray, elle l’observera le plus exactement qu’il luy sera possible, car je la menaceray de la faute qu’elle a faite au premier advertissement que je luy ay donné; si bien qu’à ce coup elle tremblera de peur, pour les grands chastiments qui luy sont preparez, et je gageray ma vie, que quand il y iroit de la sienne, elle ne me desobeira point. Et mon intention est deluy dire, que sur les six heures du mesme matin, elle ne faille point de se trouver au carrefour des Termes, qui n’est à guiere plus de mille pas de la porte du jardin, et que celuy que les dieux luy ordonnent d’espouser, sera le premier qui vestu en chasseur passera aupres d’elle. Or sans doute elle y viendra, sans autre [672/673] compagnie que celle de Leonide et de Silvie; et qui vous empeschera, faisant semblant d’aller à la chasse, de faire cette belle prise. Que si Galathée est entre vos mains, n’est-il pas vray que le lendemain vous la pouvez espouser, que vostre dessein est accomply, et que la guerre est finie dans trois jours? – J’advoue, respondit Polemas, que si vous pouvez faire ce que vous dites, l’œuvre est accomplie; car, estant ma femme, Comme je me resous de l’espouser à l’heure mesme, qui me peut disputer que je ne sois seigneur de cet Estat? Et je vous promets, que si ce bon-heur m’advient, j’aboliray bien-tost apres cette folle ordonnance, par laquelle les masles sont bannis de la puissance souveraine.
Mais, d’autre costé, Leonide et Silvie estoient si effroyées, que la Nymphe Amasis fut d’opinion de leur envoyer des mires pour les voir et les remettre, car à tous coups il leur sembloit de voir l’ame de Ligdamon. Adamas mesme, en estant adverty, les alla trouver, afin de les r’assurer; mais elles estoient si espouvantées, que toutes les fois qu’on leur nommoit Ligdamon, elles tressailloient. Ce seroit bien, dit alors le Druide, une plaisante rencontre, si le jour qu’Adraste est guery de sa folie, Leonide et Silvie devenoient folles. Et de fortune, lors que l’on ne parloit dans le chasteau, que de cette vision, et que plusieurs se rioient de la frayeur que les nymphes en avoient eue, on entendit un grand bruit qui venoit de la basse court, et vid on incontinent fuir chacun, qui deçà, qui delà, ne disant autre chose, sinon: Voylà Ligdamon, Voylà Ligdamon. Les nymphes qui estoient autour de Leonide et de Silvie, et qui se mocquoient d’elles, oyans dire qu’il estoit là, s’escrians d’extréme frayeur, se mirent à fuyr, qui d’un costé, qui d’autre, et y en eut plusieurs qui se sauverent dans la chambre de Galathée et d’Amasis mesme. Que si les femmes estoient effroyées, les hommes mesmes n’estoient pas sans peur, de sorte que les gardes de la porte du chasteau qui cognoissoient Ligdamon, voyant qu’il se presentoit à la porte, et le pensans mort, l’abandonnerent et s’enfuirent.
Adamas qui voyoit que chacun couroit, eut peur que cette terreur pannique fust la couverture de quelque trahyson; et cela fut cause que le plus tost qu’il peust, il s’en alla par le plus court chemin droit à la porte, qu’il trouva abandonnée des gardes, dont il fut fort estonné. Mais voyant quelques-uns des siens qui venoient de la ville, il leur fit signe de se haster, et de la fermer et la garder, [673/674] jusqu’à ce que les solduriers fussent revenus. Et parce qu’il ouyt continuer les cris dans le chasteau, il s’y en alla, pour sçavoir au vray ce que c’estoit. Cependant ce Ligdamon, qui avoit causé tant de frayeur et tant de confusion en ce lieu, trouvant la porte du chasteau ouverte, y estoit entré, fort estonné de voir que chacun le fuyoit, avec des cris si plains d’espouvantement. Et d’autant qu’il sçavoit fort bien tous les endroits du chasteau, comme y ayant esté nourry dés son enfance, il s’en alla droit à la chambre de la Nymphe Amasis. Mais les huissiers qui avoient eu commandement de tenir les portes fermées, ne s’estoient pas contentez de la clef, ny des verroux, mais y avoient adjousté les chaires et les tables, si bien que quand Ligdamon y arriva, il les trouva closes, et par respect n’y osant heurter, attendoit que quelqu’un en sortist. La Nymphe Amasis, Galathée, et les autres qui furent adverties qu’il estoit à la porte de l’antichambre, trembloient toutes de peur, et les plus hardies venoient le regarder par la serrure, et aussi-tost qu’elles le voyoient, elles se mettoient à crier en s’enfuyant, que c’estoit bien luy.
Ce bruit continua si longuement, sans que personne eust la hardiesse de sortir, qu’Égide, ce valet qui l’avoit servy si long-temps, et que depuis Silvie avoit retenu aupres d’elle, passant par la chambre de sa maistresse, vint dans l’antichambre de la Nymphe, et jettant, comme les autres, la veue par la serrure, se mit à le considerer. O dieux! dit-il, c’est mon maistre. Et sortant incontinent par une autre porte, (car on ne luy voulut jamais ouvrir celle-là), il s’en courut le trouver. Quelques-unes de ces filles espouvantées l’en voulurent empescher, luy disant que son maistre estoit mort. Je le sçay, dit-il, qu’il est mort, mais j’ayme et j’honore de telle sorte tout ce qui est de luy, que soit son ame, soit son corps, tout m’en est agreable, et je ne puis penser que rien qui soit de luy me vueille jamais faire mal.
Avec cette resolution, ce fidelle serviteur s’en courut vers luy luy embrasser les jambes et ne se pouvoit saouler de luy baiser les mains, avec une si grande abondance de larmes, qu’à peine pouvoit-il prononcer ce mot: Ah, mon maistre! Ligdamon d’autre costé l’embrassant avec un contentement extréme, ne pouvoit luy faire assez de caresses. Et lors qu’ils se peurent parler: Mais Égide, luy dit-il, et que veut dire que chacun me fuit? – Seigneur, luy respondit-il, et qui ne seroit effroyé de vous voir tant inopi-[674/675]nément, vostre mort ayant esté publiée par moy, qui vous ay veu mourir! – Et toy, dit-il, comment ne m’as-tu fuy comme les autres? – Moy, seigneur, luy respondit-il, et pourquoy vous fuyrois-je? puisque je vous ay voulu suivre dans la sepulture, et que sans doute je l’eusse fait, n’eust esté pour ne desobeyr au commandement que vous me fistes en mourant. – Et quoy, dit-il, tu as donne ma lettre à la belle Silvie? – Je la luy ay donnée, adjousta-t’il; et de plus, luy ay dit de bouche tout ce que vous m’aviez commandé, et fait entendre tout le discours de vostre mort. Cependant les nymphes qui les regardoient par les trous de la porte, et qui les ouyrent discourir, commencerent à se r’asseurer un peu. Et en mesme temps, Adamas vint à la porte de cette antichambre, où trouvant Ligdamon, il demeura un peu surpris. Toutesfois, comme personne qui avoit du jugement et de la resolution: Ligdamon, luy dit-il, se reculant deux ou trois pas, car il s’approchoit de luy, de la part de Tautates je te commande que, si tu n’es qu’un fantosme, tu ayes à laisser ces lieux en paix, et que tu t’en retournes dans l’eternel repos. – Seigneur, respondit Ligdamon en sousriant, je serois bien aise n’estre un fantosme pour trouver ce repos, que jusques icy je n’ay peu rencontrer. Mais sçachez que je suis ce mesme Ligdamon que vous avez veu autrefois, et que ce grand Dieu a rappellé de la mort à la vie,pour rendre tesmoignage que, comme les hommes viennent au monde sans le sçavoir, de mesme il ne luy plaist pas qu’ils en puissent sortir que par son vouloir. Et, à ce mot, Adamas le receut les bras ouverts, avec un contentement extreme, car sa vertu le faisoit aimer de chacun. A ce grand bruit, le prince Godomar, Alcidon, et plusieurs autres chevaliers, estoient accourus de tous costez, et arrivoient à la porte de la Nymphe pour sçavoir ce que ce pouvoit estre. Car, de fortune, il n’y avoit dans sa chambre pas un de tous ses chevaliers, les ayant laissées, pour se reposer de la peine qu’elles avoient eue durant le sacrifice, pendant lequel Ligdamon n’avoit pu entrer dans la ville, car les portes, suivant la coustume, estoient fermées. Autrement, sans doute, s’il eust esté veu, la frayeur que ceux qui le cognoissoient en eussent eue, eust interrompu le sacrifice, qui eust bien esté l’un des mauvais augures, qu’ils eussent peu avoir.
La Nymphe en fin, estant advertie que le prince Godomar, [675/676] Adamas; Alcidon, et tant d’autres parloient à luy, prit courage, et commanda que les portes fussent ouvertes. Mais difficilement eust-elle permis, ny Galathée aussi, qu’il les eust approchées pour les saluer, si le prince Godomar d’une main, et Adamas de l’autre, ne le luy eussent presenté. Ligdamon se prosternant: Est-il possible, madame, dit-il, que hors d’icy je sois pris pour un autre, et qu’icy je sois mescognu pour moy-mesme? Amasis, en le faisant relever: Accusez-en, dit-elle, la nouvelle de vostre mort, qu’une personne qui estoit à vous nous avoit donnée pour toute assurée. Car c’est la verité qu’en ce pa?s nous avons si peu accoustumé de voir ressusciter les morts, que pas un de nous ne pensoit que Ligdamon eust eu ce privilege; mais louons Dieu que cet homme ait esté menteur, et si quelque mensonge a jamais esté agreable, nous advouons que ç’a esté celuy de la nouvelle de vostre mort.
– Pleust à Dieu, respondit-il, madame, que je me pusse acquiter d’une si grande obligation, par la perte mesme de cette vie, qui ne m’a esté conservée que pour l’employer aussi à vostre service. Et toutesfois je vous puis asseurer qu’Égide ne fut point menteur, quand il raconta ma mort à la belle Silvie, et je veux croire que c’est à elle, parce que je le luy avois ainsi commandé, et je le tiens pour si fidelle, que je sçay bien qu’il n’y aura point failly. –Et toutesfois, luy dit la Nymphe, vous estes, Dieu mercy, encore en vie. Comment donc est-il possible que, nous ayant assuré vostre mort, il ne soit point menteur? Ligdamon repliqua: Si je n’avois peur de vous estre ennuyeux, je le vous ferois entendre, madame.
– Et bien, reprit-elle, je vous laisse avec Galathée, Silvie, et ces dames; elles ne sont pas si afferées que moy, vous pourrez le leur dire, et puis elles me le raconteront ce soir. Et à ce mot, la Nymphe, Godomar, Alcidon et Adamas s’en allerent trouver la reyne Argire. Et cependant Ligdamon, apres avoir esté receu et caressé de toutes ces nymphes, fut conduit par Galathée vers Damon qui commençoit à se lever, et à se promener dans la chambre, et qui desiroit passionnement de le voir, en ayant ouy bien briefvement l’histoire par quelques unes des nymphes. Et apres les premieres salutations, Galathée le conjurant de vouloir dire pourquoy Egide avoit faussement raconté sa mort à Silvie. – Madame, respondit-il, il n’y a rien que je desire davantage que de vous obeir; mais est-il possible que je puisse vous dire ceste histoire devant que voir celle qui en est la cause? – Comment, reprit Galathée, vous n’avez point encore veu Silvie? [676/677]
C’est la verité que vous avez raison, et qu’elle a tort Et à ce mot, elle commanda à Leonide de la faire venir. Je croy, respondit-elle, qu’il faudra autant de mystere à l’amener icy, qu’il en a fallu ce matin pour planter les clouds sacrez. – O Dieux! s’escria Ligdampn, est-il possible, que ny vif, ny mort, ny ressuscité, je ne puisse amolir la dureté de son ame? – Galathée, en sousriant: Ne vous plaignez point, dit-elle, devant que vous l’ayez veue. – J’ay peur, madame, reprit-il, que la veue que j’en auray me refuse, non seulement la plainte, mais m’oste aussi la volonté de vivre davantage. – Amour, adjousta la Nymphe, n’exempte gueres d’aimer la personne qui est bien aimée. – O Madame, s’escria Ligdamon, que cette reigle est fausse pour Silvie! Car y a-t’il jamais eu personne plus aimée qu’elle? – Il faut, dit la Nymphe, continuer. – Et mon affection, reprit-il, n’est-ce pas plustost une eternité qu’une durée de quelque temps, puis qu’au berceau je l’ay aimée, et dans la tombe? – Cela ne suffit pas, repliqua la Nymphe, si elle ne le sçait. – Et comment, madame, respondit Ligdamon, le pourroit-elle ignorer, puis que ma vie et ma mort le luy disent? – Assurez-vous, reprit alors Galathée, que si vous l’aimez bien, et qu’elle le sç ache, infailliblement elle payera le tribut qu’amour retire de tous ceux qui sont bien-aymez, pourveu toutesfois que vous ne vous lassiez point.
A ce mot, lors que Ligdamon vouloit respondre, Silvie entra dans la chambre, conduite par la main de Leonide, mais si belle que chacun cognut bien que le retour de ce chevalier ne luy estoit point ennuyeux; et toutesfois si modeste, que sa beauté fut moins admirée que la froideur de son visage. Car il n’y avoit personne qui n’eust quelques fois ouy dire à Silvie qu’elle regrettoit infiniement sa perte, et ensemble avec ce discours, ne l’eust ouy souspirer. Et maintenant que, contre toute esperance, elle le voyoit revenu, il sembloit que ce luy fust presque une chose indifferente.
D’abord qu’elle entra dans la chambre, Ligdamon tourna les yeux sur Galathée, comme luy demandant congé de la saluer en sa presence. La nymphe, qui l’entendoit bien, luy fit signe de l’œil qu’elle le vouloit ainsi, de sorte qu’il courut incontinent vers elle, et mettant un genouil en terre, luy voulut baiser la main; mais elle se recula, luy monstrant de la teste que c’estoit une incivilité de porter si peu de respect à la Nymphe. Mais Galathée, reprenant la parole: Non, non, Silvie, luy dit-elle, son retour est [677/678] tant extraordinaire, que la resjouyssance que vons en devez toutes avoir ne doit point souffrir ces ordinaires considerations.
Silvie alors, voyant que c’estoit la volonté de la Nymphe, permit à Ligdamon de luy baiser la main, mais non pas sans rougir, et, se reculant parmy ses compagnes, ne luy donna pas presque le loisir de l’asseurer de la continuation de son service. Et parce qu’il la suivoit et monstroit de vouloir encore parler à elle, elle luy dit assez bas: Si vous estes ce mesme Ligdamon que vous souliez estre, vous prendrez une autre commodité pour parler à moy, et vous userez en si bonne compagnie de la mesme discretion que vous souliez faire.
Cet advertissement fut cause que Ligdamon, luy faisant une grande reverence, s’en retourna vers Galathée, mais si transporté de contentement d’avoir devant ses yeux cette beauté qui luy estoit si chere, qu’à peine les pouvoit-il retirer. Ce que considerant Damon: Je m’asseure, dit-il, se tournant vers Galathée, que ce sera une dure penitence à Ligdamon de satisfaire à vostre commandement, devant qu’il ait un peu entretenu cette belle nymphe; et je cognois bien à ses yeux qu’il en voudroit estre dispensé. – Si est-ce, respondit la Nymphe, que ma curiosité est bien grande. – Madame, reprit Ligdamon, ce desir me commande trop absolument de n’y point manquer; seulement je vous supplie d’avoir agreable que je vous raconte ce que vous voulez prendre la peine d’entendre, le plus briefvement qu’il me sera possible.
Et lors, apres s’estre teu quelque temps, il reprit la parole de cette sorte.
SUITTE DE L’HISTOIRE DE LIGDAMON
Celuy, madame, qui dit quelque chose qui n’est pas vraye, ne peut pas estre dit menteur, s’il pense toutesfois dire vray, car j’ay tousjours ouy dire que, pour encourir ce blasme, il faut non seulement dire un mensonge, mais sçavoir bien encore qu’on ment. Que si ces considerations sont necessaires pour former le menteur, assurement Egide, en rapportant ma mort, ne peut point estre dit tel, parce qu’il croyoit aussi bien que moy que je fusse mort, et je dis aussi bien que moy, car veritablement c’estoit [678/679] mon intention de mourir; que si le Ciel ne l’a pas vonlu, je croy que ç’a esté pour faire voir combien les dieux veulent avoir absoluement nostre vie en leur disposition.
Silvie cependant qui prenoit garde qu’à toutes les paroles de Ligdamon, presqne chacun tournoit les yeux sur elle, ne le pouvant supporter, se glissa parmy ses compagnes et le mieux qu’elle put gaigna la porte, sans estre apperceue de Galathée, ny de Ligdamon, qu’elle ne fut desjà dans sa chambre, ou fermant la porte apres elle, elle se resolut de ne se laisser voir que ce discours ne fust achevé. Cependant Ligdamon continuoit ainsi:
Puis qu’Egide a esté si soigneux observateur des commandemens que je luy avois faits, je m’asseure, madame, qu’il vous aura raconté comme, estant prisonnier des Neustriens, je fus pris pour un chevalier nommé Lydias, auquel il falloit que je fusse bien ressemblant, puis que sa mere mesme, aussi bien que tout le reste de ses parents, ne se pust jamais persuader que je fusse autre que luy.
Ce Lydias avoit tué en camp clos un sien ennemy nommé Aronte, et pour cet homicide avoit esté condamné à perdre la vie. Jugez en quelle asseurance je pouvois estre, puis que l’erreur où ils estoient tous fut telle que, quelque defence que je sceusse faire, je fus condamné en ma propre personne, pour la faute qu’un autre avoit commise. Mais les dieux addresserent si bien mes coups, qu’estant mis dans la cage des lyons, j’en tuay deux, plus-tost par fortune que par addresse. Et, en mesme temps, celle pour laquelle Lydias avoit combatu contre Aronte, croyant comme les autres que je fusse veritablement celuy auquel mon visage ressembloit, me vint demander pour son mary. Cette loy passée en coustume est presque observée par toutes les Gaules, qu’une fille peut prendre pour son mary une personne condamnée: en vertu de cette loi, je luy fus accordé, et peu de jours apres conduit dans le temple pour l’espouser.
J’advoue, madame, que ma prison, ma condamnation, mon combat contre les lyons, bref toutes mes infortunes ne m’avoient point semblé insupportables. Mais quand je vis reduit dans le temple, et qu’il n’y avoit plus de moyen de reculer cet infortuné mariage, je me resolus de ne plus vivre, non pas qu’Amerine (c’estoit ainsi que se nommoit celle que je devois avoir pour femme) ne fust tres-belle, tres-sage, et tres-bien apparentée, mais c’estoit que je ne pouvois m’imaginer devoir manquer à la fidelité [679/680] que j’avois jurée à la belle Silvie, sans me juger en mesme temps digne de mort. Quelques jours auparavant j’avois donné ordre d’avoir du vin tellement mixtionné, qu’il me peust faire mourir promptement. J’en bus, et Amerine aussi, quelque empeschement que j’essayasse d’y mettre, et la force de cette mixtion, avec la ferme opinion que nous avions que c’estoit du poison, fit un tel effect, que peu de temps apres je tombay comme mort, et Amerine aussi.
Je pense, madame, qu’Egide vous peut avoir raconté ma fortune jusqu’à ce point. Mais le reste infailliblement luy a esté incognu, parce qu’à l’heure mesme il partit pour satisfaire, disoit-il, à ce que je luy avois ordonné, et aussi pour n’avoir pas eu le courage de demeurer plus longuement en un lieu où il avoit fait une perte si sensible.
Or il faut que vous sçachiez que cette Amerine et ce Lydias sont des meilleures maisons de toute la Neustrie, et grandement aimez et apparentez; si bien que le bruit incontinent en fut tres-grand dans Rothomague. Et en peu d’heure le temple fut remply de tant de peuple, qu’à peine s’y pouvoit-on remuer; car cet accident estoit raconté avec tant d’admiration, que chacun avoit curiosité de nous venir voir. Nous estions estendus sur le pavé l’un pres de l’autre, et l’on nous avoit jetté un linge sur le visage: autour de nous chacun pleuroit, les uns d’affection, les autres de pitié, et plusieurs par compagnie. Je croy que l’on commenç oit d’ouvrir les tombeaux des predecesseurs d’Amerine et de Lydias pour nous y mettre selon leurs coustumes, lors qu’un mire se presenta qui, fendant à toute force la foule, s’addressa à un des assistans: Amy, luy dit-il fort haut, est-ce Lydias que je voy sous ce linge? – Cest luy-mesme, respondit-il. – Et quel accident, adjousta le mire, l’a fait mourir? – Helas, luy repliqua-t’il, c’est un breuvage empoisonné qu’il a pris volontairement, et cette belle fille aussi, que vous voyez à son costé. – Non, non, s’escria le mire, ils ne sont point morts. Qu’on m’apporte de l’eau et du vinaigre, et avec l’aide de Tautates je les rendray bien-tost sains.
Plusieurs incontinent coururent aux remedes, si bien qu’en peu de temps diverses personnes en apporterent, et le mire, prenant du vinaigre nous en frotta le poulx, nous en mit dans le nez le plus avant qu’il put, et puis nous jetta de l’eau fresche au visage. Cette froideur nous esveilla, et le vinaigre chassant la force du [680/681] breuvage, nous revinsmes presque en mesme temps comme d’un profond sommeil, mais si estonnez, que nous ne sçavions où nous estions. Les flambeaux qui estoient allumez autour de nous, car la nuit estoit survenue, nous voir dans ce temple qui retentissoit de tous costez des voix et des cris d’admiration de nostre resveil, et la foule de tant de personnes qui se venoient resjouyr avec nous de nous voir hors de danger, nous ravissoient de sorte, que nous demeurasmes plus de demie heure, qu’il sembloit que nous fussions hors de nous. En fin nous fusmes ramenez en nostre logis, où nous sceusmes de ce mire que c’estoit luy à qui, peu de jours auparavant, j’avois demandé un breuvage pour faire mourir promptement. Mais par ce qu’il eut peur que j’en voulusse faire quelque meschanceté, et qu’apres il en fust repris, au lieu de poison, il n’avoit donné que d’une violente endormie, afin de descouvrir mon dessein, et apres, y pouvoir remedier, dont il fut loué de tous ceux qui l’entendirent. Et toutesfois, quoy que ce breuvage ne fust pas mortel, si est-ce que je m’en trouvay mal plusieurs jours, et plus que moy encore la sage Amerine, comme estant d’une plus debile complexion.
Ce petit mal me rapporta un grand contentement, car il me donna le loisir de penser à ce que j’avois à faire. Les parens d’Amerine s’estimoient grandement offencez que j’eusse plustost choisi la mort, que de vouloir vivre avec leur parente, leur semblant que ce mespris ne pouvoit proceder que de quelque mauvaise opinion que j’avois d’Amerine, si bien que s’adressant à elle, ils luy demanderent quelle occasion elle me pouvoit avoir donnée pour la hair si fort. Quenlos conditions estoient esgales, qu’elle m’avoit obligé de la vie, qu’autre fois je l’avois aymée avec tant de passion qu’ils ne pouvoient penser que le changement de ma volonté peust proceder d’ailleurs que de quelque deffaut que j’eusse remarqué en elle, et que ce manquement ne pouvoit estre que de chose qui touchoit à l’honneur. Que si cela estoit, et qu’ils vinssent à le recognoistre, elle ne pouvoit moins esperer que le chastiment de la honte qu’elle auroit faite à une si honorable famille.
Ils adjousterent plusieurs autres semblables menaces, ausquelles Amerine respondit plus en pleurant qu’en parlant, s’excusant toutesfois le mieux qu’elle pouvoit du blasme qu’on luy imputoit, son innocence estant telle qu’elle s’assuroit d’estre deffendue contre toute sorte d’imposture; si est-ce que le lendemain elle [681/682] s’efforça de me venir voir pour me representer les reproches que ses parens luy faisoient. Et de fortune, la pensée que j’avois ordinairement de Silvie, et le regret de ne la voir point me faisoient parler si haut, qu’elle ouyt ma voix, et, pensant que je parlois à quelqu’un, s’en vint au petit pas jusques à la porte de ma chambre qui se trouva entr’ouverte, d’où elle put ouyr telles paroles.
STANCES
Il s’ennuye de ne voir celle qu’il ayme.
I
Mais à quoy nous servent les yeux
En ces lieux
Où le beau soleil que j’adore,
Cache d’une eternelle nuit,
Ne reluit,
Ny ne daigne suivre l’Aurore?
II
Je hay l’Aurore et sa clarté,
Despité Qu’elle soit du jour messagere,
Et pour moy, seulement des nuits,
Car je suis
Tousjours privé de ma lumiere.
III
Loin des bras de son vieux Titon,
Ce diiton,
Elle s’enfuit d’un soin extreme.
Dy moy, belle nymphe, pourquoy,
Comme toy
Mon soleil n’en. fait-il de mesme? [682/683]
IV
En vain tu vas cueillant les fleurs,
Que les pleurs Rendent belles à tout le monde,
En sortant de ton beau sejour,
Si mon jour Apres toy ne sort point de l’onde.
V
Je veux que mes yeux desormais,
Pour jamais,
D’y voir plus perdent toute envie.
Que verroient-ils d’oresnavant,
Ne pouvant voir le beau Soleil de Silvie?
VI
Soyez doncques pour mon repos
Tousjours clos:
Mon regret se rend plus extréme,
Quand quelqu’autre object j’apperçoy Prés de moy,
N’y voyant pas celle que j’ayme.
Amerine eut la patience de m’escouter sans presque oser respirer pour n’estre apperceue, tant elle desiroit de sçavoir le sujet du changement, qu’elle pensoit estre en moy. Et lors qu’elle m’ouyt regretter l’absence d’une dame, et nommer Silvie, elle jugea incontinent que c’estoit une nouvelle affection qui avoit effacé celle que je soulois avoir pour elle. Et ce changement l’offençant plus que tous les reproches de ses parens, elle ouvrit la porte avec violence, et entra dans la chambre, si troublée qu’à peine me put-elle donner le bonjour. Et toutesfois, la civilité le luy ayant fait faire plustost par coustume que de volonté, elle se reprit ainsi, sans attendre que je luy eusse rendu son salut:
Mais, pourquoy, dit-elle, souhaitay-je le salut d’une personne qui est cause de tout mon mal, et qui le sera bien-tost de la fin [683/684] de ma vie? Cruel Lydias, Lydias, dis-je, si ce nom mesme t’est encore demeuré que tu soulois avoir quand tu ne vivois que pour m’aymer, cruel et inhumain, c’est ainsi qu’il faut que je te nomme, puis qu’au lieu de l’affection que tu me portois, il ne t’est resté que la cruauté et l’inhumanité, est-il possible que l’humeur volage qui te separe de moy t’ait d’un mesme coup osté et le jugement et la raison? Je ne te parle plus des recherches que tu m’as faites, je ne mets plus en conte les sermens si souvent jurez, ny les obligations que tu me peux avoir pour la vie que je t’ay sauvée, je sçay que cette nouvelle amour de Silvie t’aveugle, de sorte que tu n’y tournes pas seulement les yeux.
Mais, dy-moy, insensé, et c’est veritablement le nom que tu merites le mieux, dy-moy, insensé, où as-tu le jugement, lors que tu ne veux m’espouser, puisque ce seul moyen te reste pour sauver ta vie, qu’autrement dans peu de jours il faudra que tu ailles laisser entre les ongles et les dents de ces farouches lyons, d’entre lesquels je t’ay desjà une fois retiré? As-tu opinion que ta valeur les puisse tous faire mourir? O Lydias, si tu sçavois le grand nombre qu’il y en a, et combien les autres que tu n’as pas encore veus, sont les plus farouches et plus cruels, la pensée seule te feroit fremir! J’y en ay veu, je te le dis les larmes aux yeux, j’y en ay veu, dis-je, de si grands et de si forts, que quelques mal-heureux qui y furent jettez, demeurerent en un instant demembrez, de telle sorte que, depuis le col, on les voyoit separez en deux pieces comme si des haches les eussent coupez par le milieu. On voyoit encore le cœur et les poulmons qui panteloient, et les entrailles qui traisnoient par la place, cependant que ces cruels animaux en beuvoient le sang, et l’alloient leschant sur le pavé.
Quel horrible spectacle est celuy-là, Lydias! Et quelle effroyable sepulture est celle qui t’est inevitable? Penses-tu que la Fortune doive tousjours combatre pour toy, et te continue de si particulieres faveurs? Ah! Lydias, que tu es deceu, si tu le crois: souviens-toy qu’elle est femme, et que vous avez tous accoustumé de dire que l’inconstance est inseparable de notre sexe. Mais soit ainsi que, pour estre déesse, elle ne soit point subjette à cette imperfection, helas! ne sçais-tu pas, Lydias, que comme déesse elle est juste, et que si elle l’est, infailliblement elle punira ton injustice? O Dieux! esloignez ce malheur de mon cher Lydias, ou pour le moins faites-moy cette grace que mes yeux soient clos, [684/685] par une mort avancée, afin qu’ils ne voyent point ce qui me seroit moins supportable que cent trespas.
Et à ces mots elle s’aboucha sur moy, et fondant toute en larmes, elle s’efforça de dire encore ces paroles: Au moins, ô cruel, si tu ne me veux pour ta femme, fay semblant de le vouloir, pour te sauver la vie, et apres tiens-moy pour telle que tu voudras. Ayes pitié de ta vie et de ton sang, et asseure-toy que ton proche mal-heur me touche plus que ton mespris, qui me sera tousjours plus supportable que ta mort.
Elle proferoit ces paroles à mots interrompus, et presque estouffez dans ses larmes et dans ses sanglots, de sorte que je les entendois mieux par discretion que par ce qu’elle en disoit.
En fin, lors qu’elle se teut, je luy respondis: Belle, et trop abusée Amerine, toutes les horreurs desquelles vous me parlez me sont plus agreables que de manquer à la foy que j’ay promise. Je ne veux point maintenant vous representer l’erreur en laquelle vous estes, car je voy bien que ce seroit inutilement, et je vous en ay desja tant dit que, si vous et les vostres ne l’avez voulu croire, je ne dois plus esperer que des paroles vous puissent desabuser. Mais afin que vous ne viviez point avec opinion que ce soit ny mespris, ny changement de volonté, escoutez ce que je vous vay proposer, et si vous voulez y entendre, asseurement vous sortirez d’erreur. La mort et l’horrible carnage que vous me representez me seront agreables, si par eux je sors des peines où je suis, et si je rends à Silvie ma foy pure et sans tache, de sorte que cette crainte ne me fait point vous proposer ce que je vous vay dire, mais seulement la volonté que j’ay de vous voir desabusée.
Je vous ay dit que je ne suis point Lydias, et que tant s’en faut, je ne le cognus ny ne le vis jamais; je vous ay assuré que je me nommois Ligdamon, et que j’estois Segusien. Donnez-moy la main, belle Amerine, resolvez-vous; si vous m’aymez, de vous en venir avec moy en ce pays-là, le voyage n’est pas si long que dans quinze jours nous n’y allions aysément. Je vous proteste et je vous jure que si estant en Forests, car c’est ainsi que se nomme le pays des Segusiens, je vous jure, dis-je, devant tous les dieux et du ciel et de la terre, et mesme devant les tutelaires des Neustriens, et particulierement devant les penates qui nous escoutent, que si estant, dis-je, en ce lieu-là, vous rne voyez clairement que je ne suis point Lydias que vous pensez, non seule-[686/687]ement je me donneray à vous pour mary, mais pour esclave encore, si vous le voulez, la vertu d’Amerine estant telle que, si je n’estois engagé à l’affection d’une Sylvie que je vous feray voir, et si cette amour n’estoit née en moy presque dès le berceau, quelle raison ne me feroit estimer son alliance et sa bonne volonté ?
Amerine m’oyant parler ainsi : Cruel, me dit-elle, en tenant les yeux arrestez sur moy, et se reculant un peu du lict, veux-tu observer inviolablement ce que tu jures, ou bien si tu me veux seulement abuser par de belles promesses ? – Belle Amerine, luy respondis-je, si j’eusse voulu vous tromper par mes paroles, je ne vous eusse pas parlé si franchement que j’ay tousjours fait, car, pour estre trompeur, il falloit que je fisse semblant d’estre celuy que vous m’avez voulu faire croire que j’estois, et puis quelque temps apres vous laisser, puis que vous vouliez estre abusée. Mais si, plustost que vouloir faire une si meschante action, j’ay choisi le poison, ne devez-vous pas croire que je ne suis point ni trompeur ny abuseur ? Je sçay, ô sage Amerine, qu’il y a un Dieu dans le ciel qui void toutes nos pensées, devant mesmes que nous les ayons conceues; je sçay que sans peine il les regarde et que, tout puissant et tout juste, il les punit et recompense comme elles meritent et je sçay ces choses si assurément que je ne sçay pas mieux d’estre en vie. Or, si je ne les ignore point, escoutez, Amerine, c’est ce grand Dieu que j’appelle maintenant pour m’abysmer dans les entrailles de la terre si je ne vous espouse lors que nous serons en Forests, en cas que vous ne cognoissiez clairement que je ne suis point Lydias. –Et moy, interrompit incontinent Amerine en me tendant la main, et moy, dis-je, je prends ce mesme Dieu pour tesmoin que sur le serment que tu fais, et sur la parole que tu me donnes, je te suivray, non seulement en Forests, mais par tout où tu voudras que je t’accompagne, me contentant, lors que je t’auray convaincu d’estre ce tant aymé Lydias, que tu me reçoives pour telle que tu me dis.
Quelques autres promesses et sermens accompagnerent les premiers, apres lesquels nous allasmes recherchant les moyens de faire nostre voyage secrettement. Elle fut d’opinion que je feignisse de la recevoir pour ma femme et de vivre en apparence avec elle de mesme sorte, afin que ses parens satisfaits ne la tourmentassent plus, et ne la gardassent point si soigneusement qu’ils souloient faire. J’y consentis, tousjours avec les mesmes protestations que cette apparence ne me peust obliger en rien, car je [686/687] cognus bien que c’estoit le meilleur moyen que nous pouvions prendre pour nous desrober.
Nous nous separasmes en cette resolution. Et incontinent apres, les parens d’elle et de Lydias qui avoient esté advertis par Amerine que je m’estois resolu de vivre avec elle, comme ils desiroient, me vindrent visiter et se resjouyr avec moy de la bonne resolution que j’avois prise. Je receus leur visite avec le meilleur visage que je pus, et m’excusay en ce qui s’estoit passé sur quelques voeux que j’avois faits me trouvant dans les perils, et qui, n’estant point encore accomplis, m’avoient convié de faire les difficultez qu’ils avoient veues, mais que maintenant, en estant deschargé, j’estois prest à recevoir la grace qu’Amerine et eux me vouloient faire.
Ces excuses furent receues pour meilleures qu’elles n’estoient pas, et nous donnerent la commodité que nous desirions, si bienque, peu de jours apres, faisant semblant de nous aller promener à une maison qui estoit d’Amerine, assez proche de Rhotomague, nous nous hastames d’entrer dans le pays de la conqueste des Francs. Et quoy que je desirasse avec passion de voir le prince Clidaman et Lindamor, si je ne le pus-je faire, parce qu’Amerine ne me voulut permettre, desirant sur toute chose de finir promptement le voyage qu’elle avoit entrepris, resolue, à ce qu’elle disoit, que si elle cognoissoit de m’avoir pris pour un autre, elle se mettroit avec les vierges druides, n’ayant plus la hardiesse de s’en retourner vers ses parens.
Nous passasmes donc assez prés de Paris pour apprendre la victoire des Francs, et mesme la prise de Calais, depuis fortpeu de jours, dont elle ressentoit quelque desplaisir comme Neustrienne, luy semblant que la perte de sa patrie luy estoit une surcharge à ses ennuis, tant l’amour du pays où nous naissons est puissante en nostre ame.
Mais, madame, oyez un nouvel accident qui nous arriva pour accroistre mon travail.
Sur le haut du jour que l’ardeur du soleil estoit extreme, Amerine, qui n’avoit gueres accoustumé la peine du voyage, se trouva si lasse que, rencontrant un ombrage assez beau le long du chemin, elle me pria de m’y reposer. Moy qui honnorois et estimois grandement cette belle dame, je le fis incontinent, et luy mis unepartie de mes habits dessous, afin que la terre ne luy fist point de mal; et pour la couvrir encore mieux des rayons du soleil, j’allay [687/688] assez prés de là couper des rameaux de quelques autres arbres voisins. A peine m’estois-je esloigné de vingt ou trente pas qu’un jeune chevalier vint mettre pied à terre tout aupres du lieu où Amerine s’estoit assise, avec intention de s’y reposer jusques à ce que la chaleur fust un peu abbatue. Attachant donc son cheval à un arbre, il luy laissa paistre l’herbe qui luy estoit à l’entour, et non point, à ce qu’il sembloit, sans necessité, car il estoit si efflanqué qu’on eust jugé que son maistre luy avoit fait faire une bien longue traitte.
Cependant je revins vers Amerine, et sans m’arrester à ce jeune homme que je ne cognoissois point, j’allay porter ces fueillages, où je les avois destinez, et demeuray assez long-temps à les mettre aux endroits que je voyois les plus entr’ouverts. Luy, d’autre costé, apres avoir accomodé son cheval au mieux qu’il put, tournant les yeux de tous costez pour choisir une place, il apperceut Amerine, vers laquelle il s’en alla, et avec une civilité nompareille, luy demanda si ce ne luy seroit point d’incomodité qu’il jouit de ce bel ombrage aupres d’elle ? Amerine cognut bien à son langage qu’il estoit estranger, car il prononçoit assez malles paroles Gauloises; et lisant en son visage une grande modestie, elle ne fit point de difficulté de luy offrir toutes les commoditez du lieu. Mais à peine s’estoit il assis sur le tronc d’un vieux arbre que je revins d’achever mon ouvrage, et que, m’approchant d’eux apres l’avoir salué, j’allois cherchant un endroit où me mettre sans les incommoder, je m’apperceus bien qu’aussi-tost qu’il jetta l’oeil sur moy, il changea de couleur, et que, comme ravy, il ne sçavoit presque ce qu’il devoit faire. Mais, l’ayant ouy parler avec Amerine, et cognoissant à son langage qu’il n’estoit ny Franc ny Gaulois, je creus qu’il avoit opinion que j’eusse trouvé mauvaise la franchise avec laquelle il s’estoit venu mettre prés d’Amerine, de sorte que, n’y prenant pas garde de plus prés, je m’amusois à parler à celle que je conduisois, et à luy demander comme elle se portoit, et si elle ne vouloit point dormir. – Je dormirois sans doute, me disait-elle, si je ne craignois les serpens et les lezards, desquels on court tant de fortune dormant en ces lieux. – Dormez, luy dis-je, en asseurance, car je ne bougeray d’aupres de vous, et j’auray l’oeil à tout ce qui vous pourroit nuire. – Je me remettray donc en vostre garde, me dit-elle. Et, s’estendant de son long en terre, je luy mis sous la teste quelques-uns de mes vestemens, et luy couvris le [688/689] visage d’un mouchoir assez deslié, et puis je m’assis aupres d’elle.
Durant toutes ces choses, ce jeune homme s’estoit esloigné unpeu de nous, et je pris garde qu’il ostoit, et puis remettoit son chapeau, qu’il frappoit du pied en terre, croisoit les bras, regardoit contre le ciel, et quelquefois tournant les yeux sur moy, se mordoit les doigts, mettoit la main gauche sur la garde de sonespée, et l’autre sur les costez, marchoit deux ou trois pas vers nous, et puis s’en retournoit tout court, avec des actions si pleines de transport, que je creus, ou qu’il estoit fol, ou qu’il avoit quelque chose à me demander. Je n’en voulus toutesfois faire aucun se,blant, mais demeurant sur mes gardes, et ayant baissé l’aisle de mon chapeau de son costé, je remarquois tout ce qu’il faisoit, sans qu’il s’en apperceust.
En fin, lors qu’il creut qu’Amerine estoit endormie, il s’en vint vers moy, et quand il vid que je le regardois, il me fit signe de la main qu’il vouloit parler à moy. Je me levay le plus doucement que je pus, et m’approchant de luy, je luy demanday ce qu’il me vouloit; mais, sans me rien respondre, il se mit à me regarder, et apres, se reculant encore davantage, et me faisant signe que je le suivisse. Je le ferois, luy dis-je, le suivant deux ou trois pas, si je pouvois esloigner cette belle dame. Alors me regardant avec des yeux de feu : Cette belle femme, me dit-il, t’empeschera donc, meschant et perfide, de me rendre ce que tu me dois ? –Moy, dis-je tout alteré, meschant et perfide envers toy ? Estranger, es-tu hors du sens, ou la vie te deplaist-elle ? –La vie, reprit-il, veritablement me deplaist, mais beaucoup plus ta mescognoissance et ton ingratitude.
Et à ce mot, se reculant deux ou trois pas, il mit la main à l’espée, et s’en venant contre moy : Cette vie, s’escria-t’il, que Melandre n’a peu perdre en sauvant la tienne par deux fois, je veux que ton espée et ton ingratitude la ravissent. A ce mot, sans attendre ma responce, il se jetta tant inconsiderément sur moy, que ne faisant que luy tendre mon espée, il se perça le bras droict avec tant de douleur que, jettant un cry, l’espée luy tomba de la main, et peu apres le coeur luy faisant mal, il se laissa cheoir en terre, en disant : Encore est-ce quelque chose, Lydias, puisque je ne pouvois vivre sans toy, que pour le moins tu ayes daigné me donner la mort.
A son cri Amerine s’estoit esveillée, et nous voyant aux mains [689/690] de cette sorte, se mit à courre, peut-estre pour m’aider, ou plustost pour nous separer. Mais quand elle le vid en terre, et qu’il estoit esvanouy, pensant qu’il fust mort : Amy, me dit-elle, je te supplie, ostons-nous d’icy. Si quelqu’unsurvenoit, nous courrions fortune que la justice ne mist la main sur nous. – Il me fasche, luy dis-je, d’abandonner ce jeune homme, ne pouvant m’imaginer qu’il soit mort pour un si petit coup. – S’il n’est pas mort, repliqua-t’elle, tant mieux. Quelqu’un surviendra qui luy rendra l’office qu’il pouvoit recevoir de nous, mais cependant ce sera sagement fait de nous mettre en lieu de seureté. Et à ce mot, me prenant par la main, elle m’emmena, et passant par le lieu où elle avoit voulu reposer, elle mesme prit mes habits, et me les donna le plus en haste qu’elle put. Voyez, madame, comme l’affection nous fait quelquesfois prevoir le danger de la personne aymée, comme si nous avions cognoissance des choses futures. Je pris garde que de temps en temps Amerine alloit tournant la teste vers le costé d’où nous venions. Et nous n’eusmes pas fait deux heures de chemin, lors que nous estions presque dans la ville de Neomague, l’une des principales citez des Ambarres, que six solduriers, courans à toute bride, nous atteignirent, et nous faisans prisonniers de la part du roy, nous conduisirent dans la prison, où d’abord l’esprit d’Amerine fut admirable, car se deshabillant en toute dilligence, elle me contraignit de luy donner mes habits, et de me revestir des siens. Parce, disoit-elle, que si cet homme n’est point mort, lors qu’il me verra, il dira sans doute, que ce n’est point moy qui l’ay blessé; et ainsi nous serons absous, car l’on ne s’imaginera que malaysément cette ruse.
Or il advint que, quelque temps apres que nous eusmes laissé l’estranger, le comte qui avoit la charge de cette province, passa au mesme endroit où ce duel s’estoit fait; et demandant à quelques bergers, qui avoient veu ce qui s’estoit passé, qui avoit fait ce meurtre, il sceut que c’estoient deux personnes qui avoient pris le chemin de Neomague, et qui estoient à pied. Le comte, desireux d’en faire justice, depescha six de sa garde, pour se saisir de nous, ainsi qu’ils firent, et cependant fit enlever le corps pour l’enterrer. Mais de fortune n’estant qu’esvanouy, il revint lors qu’on commençoit à le deshabiller, qui fut cause que promptement on luy banda sa playe, et le mit-on sur son propre cheval, y faisant monter un homme en trousse pour le tenir, [690/691] de peur que si quelque defaillance le prenoit, il ne se fist mal en tombant.
A peine estoit-il à cheval, que voyant un jeune homme qui passoit chemin assez hastivement: Ah ! s’escria ce jeune estranger, voylà le cruel qui m’a mis en l’estat où vous me voyez. Ceux qui ouyrent ces paroles en advertirent le comte, mais non pas si promptement, que cet homme qui marchoit fort viste, et qui avoit un fort bon cheval, ne fust desjà bien esloigné, de sorte que quelque commandement que les archers eussent de s’en saisir, si ne le peurent-ils faire qu’il ne fust entré dans la ville; mais s’estans enquis aux portes en quel lieu il estoit allé loger, ils le prirent qu’il ne faisoit que mettre pied à terre, et le menerent en la prison où nous estions, toutesfois en d’autres chambres, dequoy nous fusmes advertis par le geolier, qui le soir nous porta à manger.
Mais j’advoue la verité, n’avoir jamais eu tant de desplaisir que quand je vis mettre les fers aux pieds et aux mains à la belle Amerine, et que je consideray que c’estoit à mon occasion qu’elle recevoit cette incommodité. Elle, toutesfois, les receut avec une force de courage nompareille, et me regardant, d’un clin d’oeil me fit entendre que ces fers et ces chaisnes, à ma consideration, luy estoient agreables.
Il est vray que quand elle vid qu’on nous vouloit separer, elle commença de se troubler un peu, tant pour le desplaisir de se voir esloignée de moy, que pour la frayeur de demeurer seule en ce lieu, qui me fit faire toute la resistance qui me fut possible, et en fin recourir à toutes les prieres et supplications que je pus, afin qu’il me fust permis de luy tenir compagnie, (car nous disions que nous estions mary et femme). Mais cet homme ne fut non plus touché de nos paroles ny de nos larmes, que s’il eust esté un rocher. J’offrois qu’il me mist les fers et aux pieds et aux mains, et qu’il me chargeast, voire m’accablast de chaisnes, s’il le vouloit ainsi; je me mettois à genoux, je joignois les mains, je luy voulois baiser les pieds; mais tout inutilement.
En fin, me souvenant que les presens font quelques fois desarmer du foudre la main mesme de Jupiter, je tiray de mon doigt un diamant qui estoit fort beau, et le luy presentay, le suppliant qu’attendant que le lendemain. nous puissions faire davantage pour luy, il receust ce tesmoignage de nostre bonne volonté. Je vis soudain à l’esclat de cette pierre, ce courage plus dur que le fer peu à peu s’amolir et se changer. Et aprés l’avoir quelque temps [691/692] considerée : Je cognois bien, me dit-il, que vous meritez de recevoir quelque courtoisie, j’ay compassion de l’amitié que vous vous portez et de la peine que vous souffririez d’estre separez. Encore que nous ayons commandement de vous oster d’ensemble, si ne le veux-je pas faire pour ce soir. Ne croyez pourtant que ce soit pour la bague que vous m’avez donnée, mais seulement pour cognoistre à vos visages que vous n’estes pas atteints du crime duquel vous estes accusez. Nous cognoissons dés la premiere veue ceux qui sont criminels, car il nous en passe tant par les mains, que nous lisons presque leur crime dans leurs yeux. Et à ce mot s’en allant, nous rapporta incontinent des mattelas, avec tant de bonnes paroles, que nous ne pouvions assez admirer que cette ame, si dure aux prieres, fust si sensible aux dons et aux presens.
Les portes en fin estans fermées à cent verroux, comme je croy, et à autant de cadenats, apres un grand souspir: Amy, me dit-elle, car j’estois couché un peu loing du lieu où elle estoit, dormez-vous desjà ? – Nullement, luy respondis-je. Voulez-vous quelque service de moy ? – Le service que je veux de vous, adjousta-t’elle, c’est que demain, feignant d’aller soliciter mon eslargissement, vous vous sauviez, et me disiez le lieu où je vous retrouveray. – Mais, repliquay-je, voulez-vous que je vous laisse seule en l’estat où vous estes ? – Amy, me dit-elle en souspirant, l’estat où je suis me seroit tres-agreable, si ce n’estoit la crainte que j’ay pour vous; car assurez-vous que sans cela, ces fers, et ces chaisnes que vous me voyez, me seroient plus douces et plus cheres que je ne sçaurois vous representer, puis que c’est pour vous que je les supporte. Et au lieu de les hayr, croyez-moy qu’à toute heure je leur donne cent baisers que j’accompagne d’un nombre infiny de remerciements, puis que c’est par elles que je vous rends quelque tesmoignage de l’extreme affection que je vous porte. Mais, amy, dites-moy quand vous serez hors d’icy, vous souviendrez-vous jamais d’Amerine ? Vous reviendra-t’il jamais en la pensée que Silvie ne vous aime pas tant ? Perdrez-vous, en me perdant de veue, la memoire, non pas de ces peines que je souffre pour vous car elles sont trop petites selon mon affection, mais de la volonté avec laquelle je les souffre ? O ! si je pensois, ou si seulement je me pouvois imaginer que vous ferez quelque reflexion sur ce que je dis, quel seroit mon contentement ? quelle ma gloire ? et quelle ma felicité ? Mais, or sus, amy, je ne vous veux point obliger à tant de choses: promettez-moy seulement que dans vos conten-[692/693]temens vous souffrirez que je vous ayme, et que vous ne nommerez point mon affection importune ny fascheuse. Allez avec cette condition, jouyssez des felicitez de cette bien-aymée Silvie, et luy dites quelquefois parmy les plus cheres caresses que vous en recevrez: c’est la pauvre Amerine qui vous a conservé ce Lydias.
Elle vouloit bien parler davantage, mais les pleurs et les sanglots luy empescherent l’usage de la voix,ce qui me toucha d’une telle compassion que, pour la consoler un peu, je m’approchay d’elle, tant pour l’obliger par cette action, que pour n’estre ouy de personne qui nous pust recognoistre, ayant souvent ouy dire que les cachots ont toutes leurs murailles faites d’oreilles. D’abord je me mis à genoux sur son matelas, et luy prenant la main que je trouvay chargée de fers, je fis semblant de la luy vouloir baiser; mais elle la retirant, et me contraignant de m’asseoir, je luy dis : Ces tesmoignages de l’amitié que vous portez à Lydias, et pour l’amour duquel je reçois de vous tant de faveurs et tant de graces, ne laissent de me lier de tant d’obligation que je vous jure, belle Amerine, que jamais je n’auray un parfait contentement, que je ne vous voye desabusée de l’erreur où vous estes. – Ha ! cruel, me dit-elle, et tu es encore sur cette feinte ? Or sus, il faut que tout d’un coup je t’oste toutes ces impertinentes excuses.
Et lors, se relevant à toute force sur le lict: Je te conjure, au nom de la verité, continua-t’elle, de me dire, qui est celuy que j’ay retiré des ongles effroyables des lyons, que j’ay esleu pour mon espoux, afin de luy conserver la vie, à qui j’ay donné et ma personne et tous mes biens, pour qui j’ay laissé mes parens et mes amis ? Dy-moy, qui est celuy que j’ay suivy par ces pays estrangers, fermant les yeux à ma reputation, et mesprisant toute autre chose ? Dy-moy, dis-je, pour qui crois-tu que je supporte ces fers qui me lient les mains, et qui m’arrestent les pieds, et pour le salut duquel je n’ay point d’horreur des cachots, des gesnes, des supplices, ny de toutes les choses plus horribles au reste des mortels ? – J’advoue, luy dis-je, que c’est moy qui vous ay toutes ces obligation. – Or, reprit-elle incontinent, si c’est pour toy que je suis en l’estat auquel tu me vois, et si c’est toy qui as receu tous ces tesmoignages que je t’ay representez, et qui sont cause que tu es encore en vie, n’est-il pas vray, qui que tu sois, que tu es le plus ingrat qui vive, si tu ne me rends amitié pour amitié, et amour pour amour ? Je ne te demande plus ces recognoissances des obligations que tu me dois, comme à. Lydias. Je [693/694] ne te dis plus: Lydias, ayme Amerine, mais je te dis bien: Amy, qui que tu sois, ayme qui t’ayme, et à qui tu as toutes les obligations que toutes les personnes ensemble peuvent avoir à tous les hommes.
Ces paroles me surprirent un peu, et cela fut cause que je demeuray quelque temps sans respondre, qui luy donna occasion de continuer ainsi: O coeur ingrat ! o âme qui ne se peut obliger ! puis que tant de tesmoignages d’amour ne te peuvent toucher, qu’attends-tu plus à me faire mourir ? que ne m’ouvres-tu le sein pour en tirer ce coeur qui a fait une si grande faute de t’aymer plus qu’il ne devoit ? Te semble-t’il, peut-estre, qu’il n’ait pas encore assez souffert, pour l’erreur qu’il a commise ?
Je croy que ces reproches n’eussent pas de long-temps cessé, quoy que les pleurs dont elle avoit le visage et le sein tous moites, et les sanglots qui la contraignoient de trancher souvent les paroles par le milieu, luy donnassent beaucoup de peine à parler, n’eust esté que luy reprenant les mains, et les approchant de ma bouche, je la suppliay de me vouloir ouyr, et donner un peu de trefve à sa passion.
Et qu’est-ce, insensible, que tu me diras, reprit-elle, penses-tu que je ne sçache pas desjà ta responce ? Amerine, me diras-tu, si je n’estois à Silvie, et que je ne luy eusse donné ma foy, je tascherois de m’acquiter de tant d’obligations; les liens de la foy me retiennent, et je serois blasmable si j’y manquois. Voilà la responce que j’attends de toy. Mais, ingrat, est-ce ainsi que tu penses t’acquiter de tes debtes ? est-ce avec cette monnoye que tu crois de contenter Amerine ? Non non, ingrat, je t’appelle devant le throsne de la justice: je luy demande qu’elle te contraigne de satisfaire aux obligations que tu m’as, sans recevoir des pretextes si peu raisonnables. Car dy-moy, je te supplie, cette Silvie que tu preferes à moy, qu’a-t’elle jamais fait pour t’obliger avec des chaisnes si fortes, que les tesmoignages de l’amitié que je te porte ne les puissent deslier ? T’a-t’elle sauvé la vie ? S’est-elle donnée à toy ? T’a-t’elle suivy en ces pays estrangers ? Est-elle entrée dans les cachots ? A-t’elle esté chargée de fers et de chaisnes pour te mettre en liberté ?
Si tu as receu d’elle ces preuves de bonne volonté, je me tais, et pliant les espaules, j’advoue que je n’ay à me plaindre que de ma mauvaise fortune, qui n’a pas voulu que je fusse la premiere à t’obliger. Mais si cela n’est pas, n’est-ce avec raison que je dis, [694/695] que tu es le plus ingrat, le plus injuste, et le plus insensible de tous les hommes ?
Je l’interrompis en fin de cette sorte: Il est vray, belle Amerine, que je pourrois alleguer ce que vous dites, et que, quand nous serions devant les juges non interessez, peut-estre ces raisons ne seroient pas mesprisées. Mais maintenant je ne les veux point mettre en avant, cognoissant mieux que vous ne me sçauriez representer, que jamais personne ne fut plus obligée que je vous le suis; seulement je vous diray que, si jusques icy vous n’avez eu aucune cognoissance du ressentiment que j’ay des faveurs et des graces que vous m’avez faites, ç’a esté parce que vous ne m’en avez point demandé, mais à un certain Lydias, que je proteste devant tous les dieux ne sçavoir point d’avoir jamais veu. Maintenant que c’est à moy à qui vous vous adressez, et que, sans plus parler d’un autre, vous me demandez la recognoissance de tant d’obligations que je vous dois, j’advoue que je manquerois à mon devoir, si je n’essayois d’y satisfaire de tout mon pouvoir. Il est vray que, tout ainsi que celuy qui est prompt à obliger, s’il ne veut d’un amy se faire un ennemy, doit estre d’autant plus lent à demander ce qu’il a presté, qu’il a esté volontaire à le donner; car quelquefois nous sommes plus incommodez à rendre ce que nous devons que nous n’en avons pas receu de commodité en l’empruntant. Je vous represente cecy en l’affaire qui se presente : il est vray, belle Amerine, vous m’avez obligé tout ce qu’un homme le peut estre. Maintenant je ne vous nie pas cette debte, mais seulement je vous demande un peu de temps pour y satisfaire entierement. Et cependant, pour commencer d’entrer en quelque sorte de payement, recevez ma bonne volonté, avec cette assurance que jamais je ne pourray entierement acquiter de tout ce que je vous dois, que je ne le fasse plus volontiers que vous ne le sçauriez desirer.
– Ah ! Ligdamon, m’interrompit-elle, et non plus Lydias, puis que tu ne le veux plus estre, que ces paroles m’apporteroient de contentement, si je ne croyois qu’elles ne sont guere veritables. – Ah ! belle Amerine, repris-je incontinent, si vous m’aymez, perdez cette creance de moy. Si j’eusse voulu estre menteur, je n’eusse pas receu les reproches que vous m’avez faites, car, sans vous en donner occasion, je vous eusse promis tout ce que vous m’eussiez demand’; mais c’est une chose ordinaire, que celuy qui est facile à promettre, est difficile à l’exécution de sa promesse. – Puis, [695/696] reprit-elle, avec un esprit un peu plus remis, qu’il faut que pour maintenant je me contente de vostre bonne volonté, et de l’assurance que vous me donnez que vous vous acquitterez entierement de tout ce que vous me devez, lors que vous le pourrez, au moins, amy, dites-moy, qu’est-ce que vous entendez par cette bonne volonté ?
Je luy respondis alors, en luy rebaisant la main: Belle Amerine, la bonne volonté dont je vous parle, et que je vous supplie de recevoir, c’est veritablement un desir que j’ay de vous rendre toute sorte de service, c’est une assurance de vous honorer et estimer. – Pourquoy ne dites-vous pas aymer ? interrompit- elle. – Et aymer aussi, adjoutay-je, puis que vous voulez que j’use de cette parole, avec une aussi sincere et entiere affection que vostre honneur et ma foy me le peuvent maintenant permettre. Et bref, c’est un resolu dessein que j’ay d’employer, et la vie que vous m’avez redonnée, et tout ce qui peut dependre de moy, à vous donner tout le contentement que vous desirez, et bref, de ne me dire jamais content, ny heureux, que je ne vous voye contente et satisfaite. – Me promettez-vous, dit-elle, d’observer religieusement ces conditions ? – Je le promets, luy dis-je, et je le jure au grand Tautates, et je veux que l’effect de toutes les plus horribles imprecations m’accable, si je manque jamais à ce que je vous jure. – Or, reprit-elle, donnez-moy la main. Et lors elle continua: Et moy, devant ce mesme Tautates, que vous avez juré, je reçois vos promesses, et declare que jusqu’à ce que vous y puissiez satisfaire, je me tiens pour contente, et pour bien payée de tout ce que j’ay fait pour vous; et de plus, je ne laisseray jamais de vous aymer, et de vous obliger à l’advenir en de plus grandes occasions encore, que je n’ay fait par le passé.
Ainsi se remit l’esprit d’Amerine, qui ne fut pas un petit advantage pour moy, car je croy que, si je l’eusse laissée en cette rage, elle eust peut-estre, par despit, descouvert tout ce qui s’estoit passé, pour me faire perdre, et elle aussi. Au contraire, en suitte de ces conditions, elle me pressa que le lendemain je partisse, et que je l’attendisse en la premiere ville du pays des Segusiens. J’en fis grande difficulté, pour ne la point vouloir laisser en ceste peine. Mais elle me dit que, pour elle, elle ne pouvoit courre de fortune qui fust mauvaise, parce que le pis qui pouvoit luy advenir, c’estoit de dire que j’estois son mary, et que, pour me sauver, elle m’avoit donné ses habits; que, de plus, desjà cet estranger en [696/697] avoit accusé un autre, et que sans doute, quand il la verroit, il cognoistroit bien que ce n’estoit pas elle qui l’avoit blessé; qu’elle n’estoit pas la premiere femme qui avoit pris les habits de son mary impunément pour le sauver.
Bref, elle me sceut de sorte persuader que je m’en devois aller, que, le matin, quand le geolier nous vint visiter, je luy dis que je desirois donner ordre au manger de mon mary, et que nous voulions que luy-mesme disnast avec nous, et que je le priois de me laisser aller à la cuisine pour y donner ordre. Luy, qui avoit desjà fait voir ce que valloit le diamant que je luy avois donné, et qui avoit trouvé qu’il estoit de valleur, sous l’opinion d’en avoir d’avantage: Allez seulement, dit-il, partout où vous voudrez; car ce n’est pas vous qui estes accusée d’avoir blessé cet homme, c’est vostre mary, et je n’ay pas charge de vous retenir prisonniere, mais luy seulement, de sorte que la porte vous sera tousjours ouverte quand vous voudrez. Je le remerciay de cette courtoisie, et luy promis de la recognoistre, en sorte qu’il diroit qu’il n’avoit pas rencontré des personnes ingrates. Je m’approchay donc d’Amerine, et feignant de luy demander ce qu’elle vouloit pour son disner, je luy dis que je l’attendrois en un petit lieu sur le grand chemin, qui s’appelloit la Pacodiere, pres de la premiere ville des Segusiens, nommée Croset, qu’au milieu du village il y avoit un Terme relevé de quatre ou cinq escaliers, qui separoit quatre chemins, que contre ce Terme elle trouveroit la premiere lettre de mon nom, et l’endroit où je serois logé. Et soudain, sans faire semblant de prendre congé d’elle, je m’en allay, non pas, je l’advoue, sans avoir les larmes aux yeux. Le geolier me monstra la cuisine, me fit ouvrir les portes, et m’enseigna où je devois acheter tout ce qu’il me falloit; de sorte que je le laissay avec une grande opinion de faire un bon repas.
Mais je ne fus pas plustost en liberté que, laissant le chemin de Gergovie, je pris celuy de Desire, contremont la riviere de Loyre; et quoy que vestu en femme, je me hastay de sorte que le quatriesme jour j’arrivay à la Pacodiere, tant je desirois de voir le doux pays de ma naissance, et tant aussi la crainte d’estre repris dans les estats du roy des Ambarres et des Boyens, me faisoit marcher en diligence. Je m’arrestay en ce lieu dix jours, durant lesquels j’eus loisir de changer d’habits. En fin, n’ayant point de nouvelles d’Amerine, je priay une bonne femme, en la maison de laquelle j’avois logé, et où j’avois receu toute sorte [697/698] de courtoisie, de vouloir prendre garde lors qu’Amerine passeroit, et luy rendre ses habits, et luy dire que, pour quelques affaires qui me pressoient, j’estois contraint de l’ aller attendre en la grande ville de Marcilly.
Et à la verité, madame, ce qui m’empescha de l’attendre davantage, ce fut un bruit sourd qui couroit en tous ces lieux-là de quelque prise d’armes; et de fait, je voyois des personnes qui enrolloient secrettement des gens de guerre, et leur donnoient leur place d’armes aupres de Sirieu. Je creus que c’estoit mon devoir de me rendre aupres de vous en cette occasion, pour employer ma vie en vostre service, ainsi que j’y suis obligé.
Ligdamon alloit racontant de cette sorte sa fortune, cependant que la Nymphe Amasis, le prince Godomar, Adamas, et Alcidon estoient allez vers la reyne Argire, qui avoit desiré de parler à la Nymphe et au prince devant que de prendre resolution sur son voyage. Elle leur fit donc entendre que la grace que les dieux luy avoient faite de rendre l’usage de la raison à son fils, estoit si grande, qu’elle ne pouvoit assez les remercier, ny ceux aussi qui s’y estoient employez, mais que, d’autant plus que ce bien luy estoit cher, d’autant plus aussi estoit-elle soigneuse de le bien conserver. Que cela luy faisoit craindre que le mal de Rosileon n’estant procedé que d’une imagination blessée, s’il advenoit qu’il s’en prist garde, l’opinion ne le fist retomber au mesme mal duquel il estoit sorty. Si bien, disoit-elle, que j’ay esté d’advis de luy faire entendre que ç’avoit esté un enchantement, et qu’icy le prince Godomar l’avoit rompu; car il a perdu de sorte la memoire de tout ce qu’il a fait en ce temps-là qu’il ne s’en souvient non plus qu’un enfant au berceau. J’estois donc d’avis, tant pour cette consideration, que pour la reputation que nous luy devons conserver, de ne le point faire cognoistre icy, mais de le r’amener incogneu comme il y est venu.
Adamas alors prit la parole par le commandement de la Nymphe, luy representant le contentement que le prince Godomar et elle avoient receu de la satisfaction qu’elle remportoit de son voyage; que c’estoit très-sagement fait à elle d’emmener le prince Rosileon; mais qu’avant son depart il estoit necessaire, pour l’observation du voeu qu’elle avoit fait publiquement, qu’elle sceut le danger où estoit l’Estat qu’elle avoit juré de conserver et de maintenir.
Et sur ce poinct il luy fit entendre les entreprises de Polemas, ses intelligences avec les princes ses voisins, et mesmes avec le [698/699] roy des Bourguignons, l’assistance que ce roy luy promettoit, l’offence qu’il pretendoit à cause du prince Godomar et de Dorinde, la mort du prince Clidaman, et l’esloignement de Lindamor, et de toutes les forces qu’il avoit. Bref, le Druide n’oublia chose qu’il crust estre necessaire qu’elle sceust. Si bien, madame, conclust-il, que s’il ne vous plaist d’assister cette Nymphe, comme volontairement vous vous y estes obligée, je ne sçay ce qu’elle deviendra.
La Reyne alors, qui l’avoit escouté fort attentivement, se tournant vers la Nymphe: Je suis tres-aise, madame, luy dit-elle, d’avoir appris ce que le grand Druide m’a raconté, pour rendre tesmoignage, et aux dieux, et aux hommes, que je sçay tenir ce que je promets. Il semble que le Ciel ait voulu que mon fils ait receu cette grace en ce lieu, pour le convier, et moy aussi, à nous interesser en vos affaires. Je vous asseure que si vous me donnez loisir d’un mois, je mettray tant de gens de guerre aux champs, qu’encore que le roy des Bourguignons soit un tres-grand prince, si sera-t’il bien empesché de vous faire du mal.
Cependant que la Nymphe estoit sur les remerciemens, et que la Royne continuoit les asseurances d’un prompt secours, an les vint advertir qu’un chevalier Boyen venoit vers la Reyne Argire de la part du roy Policandre. Aussi-tost que la reyne le vid: Et quelles nouvelles, luy dit-elle, m’apportez-vous du roy ? – Non pas si bonnes, respondit-il, que je desirerois. Toutesfois, madame, il desire passionnément de vous voir.
Et à ce mot il luy presenta la lettre que Policandre luy escrivoit. La Reyne la receut toute troublée, et avec eine inquietude extréme la descacheta, et la leut, et incontinent, les larmes aux yeux, la fit voir à la Nymphe. Elle estoit telle:
LETTRE DU ROY POLICANDRE
A LA REYNE ARGIRE
La mort est une chose si naturelle, que je ne m’en estonne point; mais mourir saus vous voir, me donne de la peine, parce que je voudrois m’acquiter de ce que je vous dois. Venez donc, madame, en la plus grande diligence que vous pourrez, si vous voulez que mon ame parte contente en vous laissant satisfaite. Vous sçaurez de ce porteur l’estat auquel il m’a laissé
[699/700] O dieux ! s’escria alors la Reyne, je voy bien qu’un grand contentement est d’ordinaire suivy d’un grand desplaisir ! Et puis, s’adressant à ce chevalier, elle s’enquit du mal du roy, et du jugement que les medecins en faisoient. Elle sceut qu’ils estoient tous en une grande doute de sa vie, et qu’il falloit user de diligence, si elle vouloit arriver à temps aupres de luy.
Cette princesse, de qui le courage ne dementoit point sa naissance, r’appellant sa vertu et sa generosité, apres avoit jetté quelques larmes, fit une resolution veritablement digne d’elle, et s’adressant à la Nymphe: Madame, luy dit-elle, vous voyez que je suis contrainte de partir pour le bien de mes enfans, et pour l’entier contentement du reste de mes jours. Mais je vous promets de faire armer en vostre defence, non seulement les Boyens, Ambarres et Lemovices, mais les Pictes, les Santons, et les Bituriges. Et de plus, ou mes alliez me manqueront, ou les citez Armoriques, et les autres roys mes confederez en feront de mesme. Que si la santé du roy Policandre ne luy permet d’y venir en personne, mes deux enfans le feront, qui n’oseront pas refuser cette peine, lors qu’ils m’y verront venir. Et pour assurance de ce que je vous dis, je vous laisse Rosanire, que je vous supplie vouloir tenir avec Galathée jusqu’à ce que je revienne: ce gage vous demeurera, non seulement de ma promesse, mais aussi pour convier Celiodante comme frere, et Rosileon comme amant, à la venir secourir.
Et à ce mot s’estant retirée, elle donna ordre à son départ, fit entendre à Rosileon la maladie du roy Policandre, combien il estoit necessaire d’y aller en diligence; que pour ce sujet elle estoit contrainte de laisser Rosanire entre les mains de la Nymphe, avec presque toutes leurs femmes, et qu’incontinent apres ils la reviendroient querir; mais qu’il estoit necessaire de ne point perdre le temps pour des raisons que par les chemins elle luy feroit entendre. Rosanire eust bien voulu suivre la reyne Argire, mais ayant appris que pour son contentement il falloit qu’elle demeurast avec la Nymphe Amasis, elle s’y resolut facilement pour la grande amitié qu’elle avoit desjà faite avec Galathée. Toutes choses estant donc en estat, la reyne Argire partit avec Rosileon, et n’emmena pour tout que vingt-cinq solduriers, laissant les autres à la princesse Rosanire, avec commandement à leur chef d’obeyr à tout ce que la Nymphe ou le prince Godomar luy ordonneroient. [700/701]
A peine estoit-elle hors de la veue de Marcilly, que les gardes qui estoient aux tours virent paroistre du costé de Montbrison quelques gens de cheval, qu’on jugea estre armez, à cause que le soleil qui donnoit sur leurs armes, les faisoit estinceler comme de petits esclairs. Le prince Godomar en fut incontinent adverty, et Adamas aussi qui, donnans ordre à la garde des portes, firent cependant tenir prest tout ce qu’ils avoient de gens de cheval. Peu apres on recognut que c’estoient six compagnies qui accompagnoient quelques personnes desarmées; et quand ils furent à la porte d’une arbaleste du fossé, ils s’arresterent. Et incontinent apres on vid que tous ceux qui n’estoient point armez, qui estoient au nombre de vingt chevaux, s’avancerent, et firent entendre aux gardes de la porte que c’estoit Alerante, envoyé du roy des Bourguignons vers la Nymphe Amasis.
Aussi tost qu’elle en fut advertie, par le conseil du prince, d’Adamas, d’Alcidon et de Damon, elle l’envoya recevoir par les gens de cheval que la reyne Argire luy avoit laissez, et, estant conduit vers elle, elle ne le voulut ouyr que le prince Godomar n’y fust. Et parce qu’Alerante faisoit difficulté de parler en sa presence: Tant s’en faut, luy dit la Nymphe, sans sa permission je n’eusse osé vous ouyr, d’autant que j’ay remis entre ses mains publiquement la souveraine puissance que je soulois avoir icy. – Puis, madame, dit-il, que vous le voulez ainsi, je ne laisseray de faire la charge que le roy mon seigneur m’a donnée, et vous dire que, veu l’amitié qui a tousjours esté entre vous, il se plaint grandement que vous ayez non seulement receu en vostre protection une fille qui se nomme Dorinde, et qui s’en est honteusement fuye de la maison de la princesse Clotilde sa niece, mais de plus, que vous avez accueilly tous ceux qui ont, sous titre de bonne foy, fait mourir Clorante, l’un des chefs de sa garde, en luy ravissant cette coureuse, et mesme le prince Godomar qu’il ne tient plus pour son fils, mais pour son plus cruel ennemy. Et d’autant que, peut-estre, madame, vous n’avez pas sceu le desplaisir que le roy a eu de ce que vous avez donné retraitte à des personnes qu’il ayme si peu, il le vous fait sçavoir par moy, et ensemble m’a commandé de vous sommer, si vous ne voulez qu’il fasse ressentir la fureur de ses armes à ces provinces, de remettre entre mes mains Dorinde, comme la honte de sa maison, et le prince Godomar, comme le chef des rebelles. En ce faisant, il vous offre toute sorte d’amitié et de support. [701/702]
La Nymphe alors sans s’estonner, se tournant vers le prince: C’est à vous, seigneur, à respondre. – Encore, dit Godomar, que ce fust à moy, en vertu de la charge que j’ay, si vous veux-je supplier de respondre comme il vous plaira, et puis l’espée que j’ay au costé maintiendra tout ce que vous aurez dit. Amasis, voyant que c’estoit la volonté du prince, et qu’il sembloit qu’avec raison il vouloit que d’une affaire qui la touchoit si fort, elle en dit la premiere son sentiment, tournant sa parole vers Alerante: Je ne croy point, dit-elle, ô chevalier, qu’un si sage roy que Gondebaut vous ait donné charge de parler tant indignement d’un si grand prince, et qui est son fils, ny d’une fille si sage et si bien née. Et pource, sans attendre autre responce de moy, sortez promptement de ces Estats, si vous ne voulez estre chastié comme vostre outrecuidance le merite. – Madame, respondit-il, je ne marche point sans adveu, et voilà les lettres de creance que le roy vous escrit.
La Nymphe alors les prenant, les presenta au prince Godomar, qui les ayant leues, l’asseura qu’elles estoient du roy des Bourguignons. – Maintenant, dit la Nymphe, je parleray à vous d’autre sorte. – Vous direz donc au roy Gondebaut, pour ce qui touche Dorinde, que mes Estats ont tousjours esté ouverts aux oppressez; que, quant à ce qui est du prince Godomar, ce n’est pas luy qui est dans mes Estats, mais c’est moy qui suis dans les siens, estant seigneur absolu de tous les Segusiens et de tout le Forests. Quant à la guerre dont il me menace, je luy fay sçavoir que ce sont bien les hommes qui font la guerre, mais que veritablement ce sont les dieux qui donnent les victoires, et qu’avec cette confiance je ne craindray point l’injustice de ses armes.
Ainsi dit la Nymphe, qui fut louée grandement de tous ceux qui l’ouyrent parler si courageusement. Et lors que Godomar cogneut qu’elle ne vouloit rien dire davantage: Et moy, adjousta-t’il, je mande au roy qu’encore qu’il ne me vueille plus dire son fils, je ne feray toutesfois jamais chose indigne de ce nom, et pour preuve de ce que je dis, asseurez-le que tant que l’espée que j’ay au costé m’y demeurera, je deffendray l’honneur des dames injustement oppressées, et malicieusement calomniées, et que cela je le dis pour Dorinde, que je prends de telle. sorte sous ma protection, que j’offre de la defendre les armes en la main, contre tous ceux qui la voudront outrager. Et s’il se trouve quelqu’un qui porte titre de chevalier qui vueille mal parler d’elle, ou soustenir [702/703] les paroles que vous avez dites contre elle et contre nous qui l’avons delivrée des mains de ceux qui la vouloient ravir, voilà mon gage, dit-il en lui presentant un gand, pour asseurance du deffy que je luy fais, sans que j’en excepte autre que le roy mon pere, sçachant assez que le prince Sigismond mon frere prendra tousjours les armes avec moy, pour la mesme querelle, lors que l’authorité paternelle ne l’oppressera point. Quant à la guerre dont vous menacez cette grande Nymphe, dites luy que je le supplie d’une chose, qui est de n’y point venir luy-mesme, s’il ne veut voir en sa presence tailler son armée en pieces, l’asseurant que tant de courageux chevaliers prendront la defence de celle qu’injustement il veut attaquer que, s’il se veut desfaire de quelque mauvais serviteur, il le peut envoyer icy, et nous l’en deschargerons bien tost.
Alerante, se tournant alors vers la Nymphe: Et quoy, madame, reprit-il, n’auray-je autre satisfaction pour le roy mon seigneur ? – Si le roy Gondebaut, respondit-elle, ne trouve son contentement en nos responses, qu’il le recherche en la justice de ceux qu’il veut oppresser, et qui, ayant la main des dieux pour eux, ne craignent point la violence des injustes armes dont il menace une femme. – Il me deplaist, adjousta froidement Alerante, que j’aye à vous faire cette declaration. Mais puisque je vois la grandeur du roy mon seigneur si peu estimée, et que vous recognoissez si mal la clemence avec laquelle il s’offroit de vous remettre l’offense que vous luy avez faite; pour ne laisser point impunie une telle outrecuidance, je vous fais sçavoir de sa part qu’il est vostre ennemy mortel, qu’il vous deffie, et tous ceux qui vous adhereront, declarant les Segusiens et tout le Forests avoir encouru sa disgrace, et qu’à cette occasion, il les donne en pillage à la fureur de ses armes inevitables.
Et en disant ces mots, il rompit par le milieu un javelot qu’il portoit en la main, et en jettant les pieces aux pieds de la Nymphe: Et ainsi, continua-s’il, soit, en presence des hommes et des dieux, rompue à jamais toute alliance qui par le passé a peu estre en vous. La Nymphe toute en colere, mettant les pieds sur le javelot rompu: Ainsi, dit-elle, que je foule aux pieds ce symbole de nostre alliance rompue, de mesme j’espere que le grand Tautates me soumettra ceux qui jusques icy, sous titre d’amitié, se sont essayez de seduire mes vassaux et mes subjects.
Alerante alors, sans faire reverence, ny aucune action de res‑[703/704]pect, ny d’honneur, se retiroit, lors que Godomar luy dit: Quelle responce me faites-vous du gage que je vous ay offert ? – Nous le viendrons querir icy bien-tost, respondit-il froidement, avec une armée de cinquante mille hommes. – C’est trop, ou trop peu, repliqua le prince: trop pour un combat particulier, et trop peu pour combattre contre la justice des dieux.
Alerante ne respondit point, mais en branslant la teste en façon d’une personne qui menace, sortit du chasteau. Et montant à cheval, lors qu’il fut hors de la ville quinze ou vingt pas, il s’arresta tout court, et tournant le visage d’où il venoit: O dieux tutelaires de la ville de Marcilly ! s’escria-t’il à haute voix, et vous tous, dieux et déesses qui y estes adorez, je vous supplie de la vouloir laisser à l’abandon des armes du roy mon seigneur, et d’avoir agreable de venir dans sa royale cité de Lyon, où il vous promet et jure de vous dresser des temples et des autels, et de vous y faire servir et adorer avec toute sorte d’honneur et de respect.
Et apres avoir redit ces paroles trois fois, il prit un javelot en ses mains et le lança de toute sa force contre les murailles de la ville, et donnant des esperons à son cheval s’en alla courant vers les gens de cheval qui l’attendoient.
Le peuple s’esmeut grandement de cette action, et n’eust esté qu’Adamas l’en empescha, sans doute ils luy eussent rendu du desplaisir. Mais, leur remonstrant que, comme les messagers n’avoient nulle coulpe des paroles qu’il portoient, de mesme ils n’en devoient recevoir aucun chastiment, que c’estoit le droit des gens, et qu’il ne falloit jamais le violer sans attendre la main appesantie du grand Tautates. Et d’autant qu’il vid toute la ville esmeue pour ce bruit de guerre, il fit sçavoir aux principaux qu’ils apaisassent sagement ce tumulte, et qu’estant trop tard pour assembler le Corps de la ville, la Nymphe demain leur feroit entendre toutes les causes de ces remuemens. Ces sages paroles du Druide remirent un peu leurs esprits, et renforçant les gardes, sans toutesfois en faire semblant, il s’en alla au chasteau en donner advis à la Nymphe et au prince Godomar.
Il arriva au mesme temps qu’Adraste s’estoit mis à genoux devant le prince pour luy baiser la main, en recognoissance de la grace qu’il avoit receue par son moyen. Godomar le releva et le conduisit vers Damon et Alcidon. Seigneur chevalier, dit-il, s’adressant à Damon, voicy le berger à qui les dieux ont fait la grace que [704/705] vous avez sceue. – Elle a esté grande, respondit Damon, et bien employée, car c’estoit dommage qu’un si gentil berger fust reduit en cet estat pour une si honorable et estimable action. Que si tous ceux qui ont commis cette faute, si toutesfois il y en a, estoient aussi rudement traittez d’eux qu’il l’a esté, je croy, seigneur, que vous auriez bien affaire à planter tous les clouds qu’il faudroit. Chacun rit de ces paroles, et apres il continua, tendant la main à Celidée: Mais, vous courageuse bergere, luy dit-il, ne me voulezvous pas sommer de ma parole, afin que les dieux vous rendent ce qu’ils vous avoient desja donné ? – Seigneur, respondit-elle, tant s’en faut que je vous en vueille faire souvenir, qu’au contraire je vous conjure par la chose du monde que vous aymez le mieux, d’en vouloir perdre entierement la memoire. – Vous m’estonnez grandement, interrompit Godomar, de vous ouyr parler en cette sorte, ne pensant pas qu’il y ait eu jamais fille au monde qui ait esté de vostre humeur, car la force et la prudence ayans esté données aux hommes, pour estre les seigneurs de l’univers, les dieux ont donné la beauté aux femmes pour estre dames et maistresses des hommes. – Seigneur, respondit-elle, je cherirois bien cette beauté de laquelle vous parlez, autant que toutes les autres si je ne considerois que le recouvrement que j’en pourrois faire me cousteroit plus cher que ma propre vie, car il est vray que j’ayme autant la mort que l’esloignement de Thamire. – Non non, dit alors Thamire, mettez vostre esprit en repos; je suis resolu, puisque pour vous donner toute à moy, vous vous estes privée de ce que celles de vostre sexe ont accoustumé d’avoir le plus cher, de perdre plustost la vie que de ne le vous faire r’avoir, s’il est en ma puissance. Et pour ce, adjousta-t’il s’adressant à Damon, je vous supplie, seigneur, de me tenir la promesse que vous en avez faite, sans vous arrester aux pleurs de cette bergere, à qui la passion empesche en cela l’usage de la raison, et me vouloir donner quelqu’un pour me guider, et me dire ce qu’il faut que je fasse devant que partir.
Le chevalier alors: Je suis bien marry, dit-il, de desplaire à cette discrette bergere, mais l’obligation où m’a mis ma parole me doit excuser. Et pour y satisfaire, je vous donneray Halladin mon escuyer qui vous conduira. Je vous accompagneray d’une lettre à ce grand operateur. Et pource que vous avez à faire icy, il faut seulement escorcher les blessures de son visage, en ensanglanter autant de petits bastons qu’il y a de playes, et lors que [705/706] le sang y sera sec dessus, les plier dans un linge et les luy porter le plus diligemment qu’il se pourra, et cependant qu’il y ait quelqu’un qui soit soigneux de tenir les playes nettes, les lavant avec du vin tiede tous les jours, et les couvrant, de peur que rien n’entre dedans, et sans doute vous la trouverez guerie à vostre retour!
– O, dieux, s’escria Celidée, faut-il que ce dommageable don de la nature, qu’on nomme beauté, soit cause, ô Thamire, que nous soyons separez si longuement ? N’es-tu pas contant de m’avoir telle que je suis ? Quant à moy, je la suis plus que je ne sçaurois jamais estre. Et qu’est-ce, si cela est, que tu veux aller rechercher si loing avec tant de danger pour toy, et tant d’ennuys pour moy ? Veux-tu estre plus contant qu’une personne contante ? Ah ! prens garde que les dieux te voyant insatiable ne te privent des contentemens desquels tu devrois estre assez satisfait. Et avec ces paroles elle espandoit tant de larmes, qu’elle esmouvoit chacun à pitié, et les attiroit tous en admiration, horsmis Thamire, qui resolu à ce voyage, supplioit avec de plus chaudes prieres Damon de vouloir satisfaire à sa promesse.
Le chevalier alors, faisant venir Halladin, luy commanda de se tenir prest pour conduire Thamire lors qu’il voudroit partir, vers le grand Olicarsis en Carthage.. Et parce que le berger qui faisoit estat dés ce soir de s’en aller dans son hameau, et là donner ordre à ce qui estoit necessaire pour partir le matin, Halladin s’alla promptement preparer pour faire ce que son maistre luy commandoit, quoy que ce fust bien avec quelque regret de le laisser, n’estant pas encore bien guery. Cependant Damon escrivit, et donna la lettre à Halladin.
Celidée alors, voyant qu’il n’y avoit plus de moyen de divertir Thamire de ce voyage, puisque ny ses prieres, ny ses pleurs d’y avoient rien peu faire, tout à coup se ressouvint du voeu de Palemon qui avoit juré d’accorder la premiere requeste qui luy seroit faite. O Palemon, s’escria-t’elle, par le voeu solemnel que tu as fait, et par lequel ayant obtenu ce que tu desirois, les dieux t’ont fait cognoistre qu’ils l’avoient agreable, je te prie, je te conjure, et te somme de faire le voyage, au lieu de Thamire, avec Halladin, pour avoir ma guerison. Palemon alors, surpris: je ne manqueray jamais, ô Celidée, à ce que j’ay voué, quoy que ce voyage me deust couster la vie, et suis prest d’y satisfaire. –0 dieux ! s’escria la bergere Doris qui avoit ouy la requeste et la responce, ô dieux ! combien ay-je esté mal-advisée de n’estre pas la premiere à te [706/707] requerir, Palemon, de ne m’abandonner jamais, et faut-il que de cette sorte je te perde pour le contentement d’autruy ? Ah ! cruelle bergere, plus encore contre moy, que tu ne l’as esté contre ton visage, quelle offence t’ay-je faite, pour me vouloir faire mourir avec tant de douleur ? – Ma compagne, reprit alors Celidée avec un visage un peu plus remis, j’advoue que je suis bien marrie de vous rendre ce desplaisir, mais vous voyez que, devant que vous l’avoir voulu procurer, j’ay fait tout ce que j’ay peu pour m’en descharger par quelqu’autre moyen. Puis que je les ay trouvez tous inutiles, pardonnez-moy, bergere, le desplaisir que je vous donne, puisque c’est par force et par contrainte.
Doris qui vid n’y avoir plus d’esperance de changer Celidée, ny d’obtenir de Palemon de contrevenir au voeu qu’il en avoit fait, fondant toute en pleurs, sortit de la chambre, se plaignant de Celidée et du Ciel qui consentoit à sa peine. Et presque en mesme temps Halladin estant prest, Thamire avec mille remerciemens prit congé de Damon, et puis de la Nymphe et du prince, et de mesme en fit Celidée, Lycidas, Palemon, Adraste, et Hylas aussi, qui, quelque priere que luy en fissent Dorinde, Circeine, Palinice, ny Florice, ne voulut estre plus longtemps esloigné de Stelle. Et parce que Leonide luy dit: Et quoy, Hylas, nous n’aurons donc point toutes ensemble autant de pouvoir à vous arrester, que Stelle seule à vous r’amener ? – Madame, luy dit-il, chacun suit sa destinée. – Mais comment ? reprit-elle. Vostre destinée n’est donc pas telle qu’elle souloit estre ? Car ne vous ay-je pas ouy dire, que c’estoit par destin que vous aymiez la beauté par tout où vous la rencontriez ? Si cela est, n’advouerez-vous pas qu’en toutes ces belles dames il y en a plus qu’en Stelle seule ? – Madame, respondit froidement Hylas, je n’appelle pas beauté sinon ce qui plaist, et si Stelle seule me plaist plus que toutes celles que vous dites, n’est-il pas vray qu’elle a plus de beauté pour moy que tant qu’elles sont ?
Et à ce mot, quoy qu’on luy sceust dire, il s’en alla avec cette troupe de bergers et bergeres, parmy lesquels estoit Halladin, qui n’avoit en sa vie fait voyage plus à contre-coeur que celuy-cy, laissant Damon en un temps qu’il pensoit pouvoir bien estre utile prés de sa personne. Ils se separerent presque au sortir de la porte de la ville, apres avoir remercié Clindor qui accompagna Lycidas le plus avant qu’il luy fut possible. Quant à Adraste, il se recognut tant obligé à Palemon, pour le soin qu’il avoit eu de sa guerison, [707/708] qu’il s’offrit diverses fois d’aller en sa place avec Halladin, mais il ne le voulut permettre, d’autant qu’il eust pensé ne s’estre pas acquité de son voeu, s’il y eust envoyé quelqu’autre. En fin, apres plusieurs difficultez, Adraste obtint de l’y accompagner, et ne pouvant l’exempter de cette peine, de la lui alleger pour le moins le plus qu’il pourroit. Cette action de ce berger gaigna plus sur la bonne volonté de Doris, que toutes les recherches qu’autrefois il luy avoit faites.
Le soir, Halladin demeura au logis de Thamire, où on luy fit toute la bonne chere que ces bergers peurent imaginer: Mais lors qu’on voulut tirer du sang du visage de Celidée, la peine ne fut pas petite, parce qu’il fallut luy en escorcher la plus grande partie. Et d’autant que la douleur estoit grande, d’autant y fut-elle plus difficile, et cela fut cause que le chirurgien qui l’alloit de cette sorte reblessant, laissa une cicatrice sans la r’ouvrir, tant pour avoir pitié de cette fille, que pour croire que c’estoit luy donner inutilement de la peine, ne croyant pas qu’une blessure que mesme chacun jugeoit incurable, se pust guerir par cet onguent de simpathie. Les petits bastons estans donc bien ensanglantez, puis sechez, et en fin soigneusement pliez avec du linge et mis dans une boitte, de grand matin Palemon et Adraste vindrent trouver Halladin, et tous trois ensemble prirent le chemin de Lyon.
Amasis ny Adamas, parmy tous ces divertissemens, ne perdirent pas le souvenir de Climante, et que c’estoit le lendemain qu’il devoit venir vers Galathée, si bien que, dés le soir, l’ordre fut donné et à Leonide, et à Silvie, de se trouver de bon matin au lieu assigné pour le recevoir et l’introduire.
Et de fait, à peine le soleil commençoit de paroistre, que cet imposteur se presenta à la porte du jardin, où les deux nymphes le receurent. Et comme il contrefaisoit fort bien la saincteté de laquelle il faisoit profession, Leonide aussi et Silvie ne feignoient pas mal un grand respect et une grande veneration à sa personne, dont il estoit si glorieux en son ame, qu’il sembloit qu’il s’allast admirant soy-mesme. La Nymphe Galathée le receut dans son cabinet, ainsi qu’il avoit esté resolu, pour donner commodité à la Nymphe Amasis, au prince Godomar, à Alcidon et à Adamas, d’ouyr ce qu’il diroit, s’estans mis en des lieux commodes, et où ils ne pouvoient estre veus.
La gravité fut admirable, avec laquelle il vint en la presence de Galathée, et plus incroyable encore l’asseurance avec laquelle [708/709] il commença de parler à elle : Madame, luy dit-il, d’une voix grave et avec un visage severe, vous voyez devant vous une personne qui vous est envoyée, non pas d’un prince, d’un roy, ou d’un monarque de la terre, mais un ambassadeur de l’un des grands dieux qui marchent sur l’estendue du ciel. Et considerez combien cette faveur est grande, et avec quel ressentiment d’obligation vous la devez recevoir, puis que les visites et les ambassades des princes mortels, quelque visage qu’elles ayent, sont toutes pour la propre utilité de celuy qui les envoye; mais celle-cy ne peut estre soupçonnée d’un tel interest, puisque les dieux sont ceux qui donnent tous les biens, et qui n’ont affaire d’aucune chose qui soit en la puissance des hommes. Escoutez donc, Nymphe, ce que j’ay à vous dire, et ne l’escoutez pas seulement avec curiosité, mais avec une ferme resolution d’obeir et de correspondre ainsi en quelque sorte à la bonne volonté que ce grand dieu vous fait paroistre.
Et lors, apres s’estre teu quelque temps, sans que Galathée luy respondit chose quelconque, surprise de l’admirable impudence de cet imposteur, il reprit ainsi la parole: Le dieu m’a dit: Climante, mon serviteur, va et parle à Galathée, tance-la de la faute qu’elle a faite, et luy dy Le chastiment est prest à tomber sur ta teste, le dieu a desjà les fouets en la main, le bras est haussé, il ne reste plus qu’à le laisser choir. Celuy qui doit estre à toy, et à qui tu dois estre, aujourd’huy suivant la chasse, te verra au carrefour des Termes: c’est le seul temps qui te reste encore pour tout delay.
Il profera ces paroles avec un ton de voix si grave et imperieux, qu’on eust dit que c’estoit la bouche du dieu mesme qui les prononçoit. Et changeant de façon, et se remettant le visage et la parole comme il avoit accoustumé, il continua: Or, grande Nymphe, vous, oyez la volonté du Ciel; soyez plus soigneuse à l’observer que vous n’avez pas esté, autrement je voy que le courroux de ce dieu vous accablera. Et d’autant que l’ordinaire communication que nous avons avec ces grandes deitez, nous defend celle des hommes, sinon quand. C’est par leur commandement, permettez-moy que je ne me profane pas davantage, puis que j’ay satisfait à ce qu’il m’a ordonné.
La Nymphe qui ne pouvoit assez admirer la bonté des dieux à n’accabler de leur foudre cet imposteur, fut bien ayse qu’il sortist de sa presence, et le laissa aller, sans qu’elle luy dit autre chose, [709/710] sinon qu’elle obeyroit tousjours à tout ce que les dieux luy commanderoient. Mais, dit-elle, doy-je aller seule ou accompagnée à ce carrefour des Termes ? – Avec une seule de vos nymphes, respondit-il. – Mais, repliqua-t’elle, que diront ceux qui me verront ? – Voilez-vous en sorte le visage, adjousta-s’il, et vous desguisez si bien que vous ne soyez pas cognoissable. – Mais à quelle heure, reprit la Nymphe, verray-je ce chasseur ? – Entre six et sept heures du matin, dit-il; ainsi me l’a fait entendre le dieu. – Or, dit la Nymphe, allez remercier vostre dieu pour moy, et l’assurez que je parts pour satisfaire à ses commandemens.
Et à ce mot le laissant aller, la Nymphe le remit entre les mains de Silvie et de Leonide qui l’accompagnerent jusques hors du jardin, duquel à peine elles avoient fait fermer la porte, que ceux qui l’attendoient par le commandement d’Adamas s’en saisirent, et en diligence le renfermerent dans le cachot qu’il leur avoit ordonné. Lors qu’ils le prirent, et qu’ils le mirent dans la prison, il les appelloit profanes, impies et athées, d’oser mettre les mains sur l’un des amis des grands dieux; mais, quand ils luy mirent les fers aux pieds et aux mains, il changea de couleur, et se mit à trembler. Et plus encore, lors qu’il vid clouer les fers des pieds à des seps avec un si grand soing, et que l’on se mettoit à le fouiller, la gravité avec laquelle il les avoit jusques-là menacez, commença de devenir moins austere, et entrant sur les prieres et sur les supplications: Seigneurs, leur disoit-il, quelle offence avez-vous receue de moy, pour laquelle vous me puissiez vouloir mal ? Quel advantage pouvez-vous pretendre en ma ruine, et quel gain ferez-vous en ma perte ? Si par quelque artifice j’ay tasché de gagner quelque chose, et de parvenir à quelque grandeur, à qui ay-je fait tort ? Qui est celuy qui se plaint de moy ? N’est-il pas permis aux oyseaux qui ne sement, et qui ne recueillent rien, d’aller par les ayrs et parmy les champs, se nourrir du grain qu’ils rencontrent ? Et pourquoy, si avec quelque innocent artifice j’ay voulu chercher ma vie, me veut-on chastier contre toute raison ? Seigneurs, ne soyez point les instruments de ces injustices, si vous ne voulez que les dieux vous en punissent.Je ne suis point encore si miserable, ny si despourveu d’amis, que si vous voulez avoir pitié de ma vieillesse, et me remettre en liberté, je n’aye le moyen de vous donner une bonne recompense: ne refusez pas la fortune quand elle se presente, et croyez que celuy la cherche apres en vain, qui ne la sçait recevoir quand elle le vient trouver. [710/711]
Au contraire, ceux qui le gardoient, et qui se trouverent gens de bien: Nous avons appris, dirent-ils, de faire nostre profit avec l’honneur, et non pas avec la trahison. Tes offres ne te serviront qu’à te rendre plus coulpable, et tu ne dois esperer que nous, qui portons nostre vie à tous momens dans les plus horribles effroys de la mort pour acquerir de la gloire, veuillions jamais nous rendre diffamez par une vile trahison. Pense seulement à tes fautes, et t’assure que tu es en lieu où bien-tost tu en dois rendre compte, et en recevoir le digne salaire.
L’un d’entr’eux cependant prit garde, que quand il pensoit n’estre point veu, il s’efforçoit le plus qu’il luy estoit possible de se mettre la main dans le sein, mais les fers l’en empeschoient, si bien qu’il jugea à propos qu’il y devoit avoir quelque chose d’importance. Et lors qu’avec ses compagnons il se resolvoit de le visiter, Adamas, et Alcidon y arriverent, qui avoient esté advertis de sa prise, et parce qu’ils vouloient parler seuls à luy, ils commanderent aux gardes de sortir.
Et lors Adamas s’approchant de luy, apres l’avoir quelque temps consideré: Et bien, imposteur, luy dit-il, n’as-tu point de honte de profaner l’habit duquel je te trouve vestu ? – Seigneur, luy respondit-il avec une grande assurance, je vous recognois pour mon grand Druide, et vous ne me devez pas mescognoistre comme vous faites; car je suis, quoy qu’indigne, du mesme ordre, dont vous estes le chef. – Dieu ! dit incontinent le Druide, esloigne de moy une telle impieté, et me vueille plustost oster la vie, que me faire estre le chef de tels imposteurs ! Et dy-moy, en quel lieu as-tu esté receu druide comme tu te qualifies ? – Seigneur, respondit-il, il y a presque un siecle que je fus receus à Dreux. – Voyez s’il est fol, dit Adamas, il pense que la distance des lieux nous empeschera de verifier cette fausseté. Et pourquoy, continua-t’il, es-tu venu dans l’estendue de nostre domination sans nostre congé ? – J’ay creu, repliqua-t’il, qu’il estoit par tout permis de servir Dieu. – Mais ne sçay-tu pas, adjousta Adamas, que nul ne peut en ces provinces exercer la charge de druide sans que je le permette ? – Il y a si peu de temps, respondit-il, que j’y suis venu, et j’ay si peu frequenté avec personne, que mal-aisément eusse-je pu sçavoir cette ordonnance. – Le dieu, reprit Adamas, que tu dis parler à toy si familierement, ne t’en a-t’il point adverty ? – Ce dieu que vous dites, repliqua-t’il, ne discourt point avec moy de semblabies choses. – Et de quelle affaire, [711/712] adjousta Adamas, traitez-vous ? – Quand il m’aura commandé de le vous dire, respondit Climante, je vous le diray.
Alcidon et Adamas qui sçavoient que cet homme estoit un imposteur, ne pouvoient assez s’estonner de l’assurance de ces paroles, lors que l’un de ceux qui l’avoient pris le vint advertir des declarations qu’il leur avoit faites, et des offres avec lesquelles il avoit voulu les corrompre. A quoy il respondit avec une effronterie extreme que c’estoient des choses supposées, et ausquelles il n’avoit jamais pensé. Et contrefaisant un extreme estonnement, disoit: Que le juste estoit ainsi calomnié par les meschans. Dont le soldurier en colere: Seigneur, dit-il, se tournant vers Adamas, voylà bien le plus effronté de tous les imposteurs. Trois de mes compagnons estoient avec moy, quand il nous a tenu ce langage, et je m’assure qu’il y a quelque chose dans son sein qui le convaincra, car nous avons pris garde qu’il a essayé plusieurs fois d’y mettre la main, lors qu’il à pense n’estre pas veu. – Faites venir vos compagnons, dit Adamas, et cherchez y soigneusement.
Ce fut bien à ce commandement que Climante perdit toute contenance, car encor qu’il fust bien assez fin et assez ruzé, pour ne porter rien qui luy pust nuire, si est-ce que, de fortune, ainsi qu’il estoit pres de la porte du jardin, de grand matin Polemas luy avoit envoyé une lettre qu’il s’estoit mise au sein pour n’avoir pas eu le loisir de la laisser avec le reste de ses autres papiers. Cela fut cause que, quand on le voulut fouiller, il resista tant qu’il luy fut possible, repoussant ceux qui s’approchoient de luy, et de bras et de teste, et se jettant en terre, comme s’il eust esté possedé de quelque mauvais demon. Cette grande resistance donnoit plus d’envie au Druide et à Alcidon de sçavoir ce que c’estoit, de sorte qu’ils y mirent tant de personnes, qu’en fin ils trouverent la lettre. Et d’autant qu’il faisoit trop obscur dans le cachot, ils en sortirent pour la lire plus aisément, et la trouverent telle.
LETTRE DE POLEMAS
A CLIMANTE
Cher amy de mon coeur; l’impatience est tousjours compagne de l’amour; ne trouve donc estrange, si je t’esveille de si bon matin. A sept heures, je seray au droit du carrefour des Termes, heureux chasseur, si par ton moyen j’y rencontre ce que tu m’as promis. Te [712/713] jurant encore une fois, ô mon cher Climante, que Galathée ne sera point plustost mienne, que je te fais possesseur de ta chere Leonide, avec la part que tu voudras de cet Estat, duquel si je me vois un jour seigneur, je t’en auray toute l’obligation. La force, au pis aller, ne nous peut manquer, mais j’aymerois mieux que par ta prudence nous l’obtinssions avec douceur: la Premiere est plus asseurée, mais celle-cy plus honorable; toutesfois, au defaut de l’une, nous nous servirons de l’autre.
Qu’est-ce, seigneur chevalier, dit alors Adamas, que nous voulons sçavoir davantage de ce meschant homme ? Voicy toute l’entreprise assez bien declarée. – Voyons seulement, adjousta Alcidon, si, à ce carrefour des Termes on pourroit prendre ce chasseur. – Quant à cela, reprit Adamas, on y a mis promptement l’ordre qui se pouvoit; car Leonide et Silvie y sont allées, la premiere avec les habits de Galathée, se voilant toutesfois le visage, et nous avons mis Lerinte avec trente hommes de cheval dans une grange assez prés de là, afin que, si Polemas y passe, qu’il soit pris au piege qu’il a tendu.
Cependant qu’ils parloient ainsi, Climante qui vid sa conspiration entierement descouverte, n’en attendant qu’une honteuse mort, se laissa emporter au desespoir de telle sorte que, se voyant seul dans le cachot, il se heurta de la teste de si grande force, et tant de fois contre la muraille, à laquelle il estoit appuyé, qu’il se rompit le test. Et d’autant plus aisément, que, de fortune, il se rencontra à l’endroit où estoit une pierre pointue et tranchante, de façon que le sang luy en sortit par les yeux et par la bouche, si bien que, quand Adamas rentra pour luy faire quelques demandes sur cette lettre, il le trouva aux trances de la mort, ne faisant plus que grommeler, comme une personne que le caterre suffoque. On essaya bien de le faire revenir, mais ce fut en vain, car il s’estoit fait une telle ouverture, que le cerveau mesme en sortoit. Il mourut donc de cette miserable façon qui estant considerée du grand Druide: Il faut avouer, dit-il, que le grand Tautates est juste, puis que ce meschant, se feignant druide, et ayant assommé tant de bestes innocentes, il est bien juste qu’il en ait fait la vengeance sur sa teste coulpable.
Avec semblables considerations, Alcidon et Adamas en allerent rendre compte à la Nymphe et au prince Godomar. Et à peine leur avoient-ils raconté tout ce qui s’estoit passe, et fait voir la [713/714] lettre, que l’on entendit un grand tumulte qui venoit de la porte de la ville, la plus proche du carrefour des Termes, d’autant que Leonide et Silvie s’y en estans allées, et Polemas passant par là en habit de chasseur, et pensant que Galathée y fust, les avoit enlevées et mises en trousse, devant que ceux qui estoient dansla maison prochaine y pussent arriver à temps, d’autant que la porte se trouvant un peu petite, et par malheur une barre qu’on y souloit autrefois tenir pour fermer la porte, estant tombée à travers, les avoit tellement retenus, que devant qu’ils pussent sortir, Polemas s’estoit grandement esloigné. Et incontinent apres avoient paru quatre gros de gens de cheval qui venoient au petit pas à sa rencontre, de sorte que ceux qu’Amasis y avoit envoyez, avoient esté contraints de se retirer un peu hastivement; dequoy le bruit n’estoit pas petit par toute la ville.
Adamas alors voyant que tout estoit descouvert, et qu’il ne falloit plus attendre de delay: Madame, dit-il à la Nymphe, ces pleurs que vous jettez pour Leonide et Silvie sont naturels à vostre bonté, mais la nécessité de vos affaires vous ordonne de vestir maintenant un courage d’homme, et recourir aux remedes de la prudence, et non pas aux offices de la pitié. Je suis d’opinion que vous commandiez d’assembler les principaux de cette ville, et que vous leur fassiez entendre, non seulement la perte du prince Clidaman, mais la trahison de Polemas et de Climante, et qu’en mesme temps vous leur montriez les moyens que vous avez de remettre ce rebelle à son devoir, car il sert de beaucoup à contenir un peuple de luy donner de grandes esperances, et de luy cacher la grandeur du peril.
Et Godomar estant de cette opinion, les plus notables furent appeliez, et la curiosité y faisant aussi venir un grand nombre de menu peuple, la Nymphe ne voulut point qu’il fust chassé; mais s’estant fait apporter un siege, et au prince Godomar, elle commanda au grand Druide de leur faire entendre l’occasion pour laquelle elles les avoit fait convoquer. Ce qu’il fit avec tant d’eloquence, que quand il vint à leur declarer la mort du prince Clidatnan, il n’y eut celuy de toute l’assemblée qui n’en tesmoignast un tres-grand desplaisir par des pleurs et par des sanglots. Mais quand il continua, et qu’il fit entendre l’entreprise de Polemas et de Climante, non seulement sur l’Estat, mais sur la personne aussi de, Galathée, comme il justifia par la propre lettre de Polemas, et par la prise qu’il avoit maintenant faite de Leonide et de Silvie, [714/715] pensant que l’une d’elles fust Galathée, tout le peuple se mit à crier d’une voix : Meure le traistre, et Vive nostre grande Nymphe.
Mais quand, pour verifier davantage ce qu’il leur avoit dit, le Druide fit apporter le corps de cet imposteur, et leur raconta ses artifices, ses desseins, et sa mort, premierement les petits enfans, puis les hommes de basse condition, et en fin presque tous se jetterent sur ce corps, et le trainant par les pieds jusques hors du chasteau, le mirent sur une claye, et en fin, à fureur de peuple, l’allerent pendre par les pieds à l’une des portes de la ville, en luy faisant tous les outrages que telles gens ont accoustumé de faire.
Les principaux cependant, et les plus notables ne bougerent de l’assemblée, qu’ils n’eussent entendu tout ce qu’Adamas leur voulut dire de la part de la Nymphe. Et lors qu’Adamas eut finy, Clindor, à qui, tant pour sa qualité, que pour son aage [sik !], et pour sa prudence, toute l’assemblée avoit remis la charge de respondre, parla de cette sorte: Madame, la perte que vous avez faite n’est pas de celles qui ne touchent qu’une personne, ou qu’une seule famille, car elle est tellement generale, que non seulement toute cette contrée y a sa part, mais toutes les Gaules aussi, voire toute l’Europe doit pleurer un si grand prince. Aussi vous voyez comme nos larmes et nos gemissemens accompagnent vostre deuil, et vous donnent ce tesmoignage exterieur du vray ressentiment que nous en avons dans l’ame; et quoy que j’avoue, qu’en un si grand desastre ce soit un bien foible remede, si est-ce que ce vous doit estre quelque soulagement de recognoistre combien vos fideles subjets prennent de part en vostre ennuy, et en vostre desplaisir.
Mais, madame, il faut que nous confessions que la seconde nouvelle que vous nous avez donnée nous perce le coeur, si nous l’osons dire, avec de plus cuisants ressentimens que la premiere. Car la mort d’un prince, que jamais nul de nous n’a creu immortel, sinon par sa reputation, et par la perte d’une vie, qui luy doit estre une autre fois rendue plus parfaitte, ne nous est pas si difficile à supporter que le blasme de perfidie et de trahison en cette contrée, en laquelle elle n’a jamais esté ny veue, ny seulement imaginée.
O dieux ! madame, que dans le Forests, que parmy nous, et qu’en nos jours ces monstres se trouvent, et que nostre terre inaccoustumée à soustenir une charge si honteuse, ne s’entr’ouvre [715/716] point pour les engloutir dans le profond de ses entrailles, nous ne sçavons qu’en dire ny qu’en juger, sinon que le Ciel lassé de nos fautes et de nos crimes, vueille nous punir plus griefvement qu’en tous les siecles passez ! Cette reproche nous outre de tant de douleur, qu’à peine pouvons-nous hausser les yeux, ny ouvrir la bouche pour pleurer, et pour gemir un si grand vitupere. Toutesfois, puis que les bons ne doivent point estre punis pour le crime des meschans, nous haussons les yeux à vous, madame, et vous addressons ces veritables paroles pour toute cette ville, et nous oserions dire pour toute cette contrée, si nous avions eu le loisir de le luy faire entendre.
Madame, comme vos fidelles subjets, nous vous offrons tout ce qui est dans ces murailles, c’est à dire, nos biens, nos enfans, nostre sang, et nostre vie, protestans comme Gaulois, devant Hesus, Bellenus, Tharamis, nostre grand Tautates, ou bien, comme estrangers, devant Jupiter Pierre, vangeur des parjures, que nous n’aurons jamais, tant que vous vivrez, autre dame qu’Amasis, et que nous manquerons plustost à nos autels, et à nos penates, qu’à la fidelité que nous vous devons, sans espargner, ny nos biens, ny nos enfans, ny nos vies. Et en signe de ce que je vous dis, que chacun leve la main, et crie: Vive la Nymphe.
A ce mot, toutes les mains de ceux de l’assemblée furent veues par dessus leurs testes, et un cry s’entendit tel parmy eux, que ceux qui estoient dehors, l’ayans ouy, le redoublerent tant et si haut,qu’il s’espandit par toute la ville. Lors que la Nymphe vouloit entrer sur les remerciemens, et sur les promesses de recognoistre en temps et lieu cette bonne volonté, Adamas fut adverty que les gens de guerre qu’il avoit envoyez recueillir par la province estoient assez prés de la porte, qui fut cause que la Nymphe abregea ce qu’elle vouloit dire, afin de voir entrer ce secours qui luy estoit si necessaire. Il faut, disoit celuy qui apportoit l’advis, que vous sçachiez qu’ils sont pour le moins mille, et cinq cens, mais les mieux armez, et les mieux en ordre qu’on ait veu de long-temps, car ils croyent tous venir pour la ceremonie du Guy de l’an neuf, de sorte qu’ils se sont habillez et parez à l’avantage.
L’assemblée donc se separa de cette sorte, avec un si grand desir de servir la Nymphe; qu’elle en demeura grandement consolée. Et cependant, Adamas, faisant ouvrir les portes, fit entrer ces gens de guerre, avec un contentement extréme de les voir en si grand nombre, et marcher avec une certaine gaillardise et har-[716/717]diesse, que tous ceux qui les virent en firent un tres-avantageux jugement. Ils s’estoient faits des chapeaux de fueilles de chesne, parce que c’estoit leur coustume d’aller ainsi couronnez en la ceremonie pour laquelle ils avoient esté appellez. Mais ils ne furent pas plustost rangez dans la place, qu’incontinent on leur donna des chefs ausquels ils devoient obeyr, à sçavoir des centeniers et des diseniers; et aussi-tost apres, les quartiers de la ville leur furent distribuez, tant pour la defence des murailles, que pour la garde des places et des carrefours du dedans de la ville.
Et en mesme temps faisant faire la reveue de tous les gens de cheval, en contant ceux que la reyne Argire y avoit laissez, et ceux qui estoient au prince Godomar, on y en trouva deux cens cinquante qui furent aussi separez en cinq scares: c’est ainsi qu’ils nommoient les compagnies, les faisant chacune de cinquante. Tous les gens de pied furent mis sous la charge de Damon, qui, n’estant pas encore du tout guery de ses blesseures, mal-aisément eust pu vestir les armes, ny monter à cheval, et toutesfois il n’avoit pas laissé de descendre dans la ville, et d’en visiter et les fossez et les murailles. D’autre costé, Alcidon qui avoit la charge de tous les gens de cheval, essayoit selon le peu de loisir qu’il en avoit, de les mettre au meilleur estat qui luy estoit possible; cependant que le prince Godomar, qui estoit leur general, visitoit les arcenals, tant du chasteau que de la ville, et avec le prudent advis du sage Adamas, prevoyoit à tout ce qu’il jugeoit estre necessaire pour la prochaine occasion.
En mesme temps Polemas s’en alloit au plus viste train de ses chevaux, si glorieux de sa prise, que desjà il ne pensoit à rien moins qu’aux somptuositez de son mariage, et aux magnificences qu’il y feroit, car ayant opinion d’avoir en sa puissance Galathée, il n’avoit plus toutes ses pensées qu’à ses prochaines nopces, ne se pouvant imaginer qu’il y eust plus rien qui pust retarder son contentement. Car il ne mettoit point en compte la volonté de la Nymphe, encore qu’il fut assez asseuré qu’elle ne le voudroit point; mais estant resolu, selon l’advis de Climanthe, d’adjouster la force aux prieres, il pretendoit qu’apres il la vaincroit, et qu’estant une fois sa femme, elle ne s’en pourroit plus desdire. Et parce que ceux qu’Amasis avoit fait mettre dans les masures, et qui avoient esté trop lents à sortir, essayoient de le ratteindre, il se mit à la retraitte, pour donner loisir à ceux qui portoient les nymphes de gaigner chemin; et comme vaillant et advisé, il sceut [717/718] si bien faire, qu’ils parvindrent jusques où quelque gros de cavalerie l’attendoit, qui chargea de telle sorte ceux qui pressoient Polemas, que ce fut tout ce qu’ils purent faire que de se sauver à course de cheval.
Mais quand il fut arrivé à Surieu, et qu’avec toute sorte de respect et d’honneur il eut descendu Leonide de cheval; que l’habit de Galathée, et le voile qu’elle avoit sur le visage luy faisoient mescognoistre, il ne fut pas plustost dans la chambre, qu’à la premiere parole il recognut la tromperie où il avoit esté. Et Dieu sçait avec quel estonnement ! dont Leonide s’appercevant, et desirant, s’il estoit possible, d’adjouster une autre tromperie à celle-cy, en le tirant à part d’une main, et Silvie de l’autre, elle luy dit: jamais peut-estre, ô Polemas, ne ferez-vous une si grande faute que celle que vous venez de faire; et si celuy qui me portoit en trousse eust voulu me faire parler à vous, comme cent fois je l’en ay prié, je n’eusse pas failly de vous en advertir. Sçachez qu’un druide, si toutesfois il est permis de nommer de ce nom un si sainct personnage, et un si grand amy des dieux, est à ce matin venu trouver Galathée de la part de son dieu, pour luy commander qu’elle eust à espouser celuy qui, sur les sept heures du matin passeroit devant le carrefour des Termes; et que, si elle ne le faisoit, elle s’assurast que, le reste de ses jours, elle seroit la plusmalheureuse et la plus desastrée personne de l’univers. La Nymphe s’estoit vestue pour s’y en aller, avec une tres-assurée resolution d’obeyr à ce commandement; aussi est-ce une trop longue misere que celle qui dure toute la vie. Mais lors qu’elle a voulu sortir, elle s’est trouvée si mal, qu’elle a esté contrainte de se remettre au lict. Et toutesfois, desirant sçavoir celuy qui luy estoit destiné, elle nous a commandé de nous y en aller, et de luy rapporter fort fidelement le nom et la qualité de celuy qui y passeroit le premier, ne pouvant s’imaginer, à ce qu’elle nous disoit, que celuy que les dieux luy eslisoient pour mary, ne deust estre le meilleur qu’elle pust choisir. Or je dis donc, que vous avez fait une grande faute de nous emmener car infailliblement, sur nostre rapport, la Nymphe, devant qu’il eust esté nuict, vous eust envoyé querir, et fait entendre sa volonté.
Polemas, oyant ces discours, et sçachant ce que Climante luy en avoit dit, se repentit presque d’avoir été si prompt à les emmener. Et toutesfois, voyant Leonide revestue d’une robe de Galathée: Et pourquoy, luy dit-il, avez-vous pris son habit ? – Parlez-vous [718/719] pas de cette robe ? respondit Leonide. Il y a deux jours, continua-t’elle, qu’elle me la donna pour estre à la ceremonie du cloud, et en mesme temps en donna plusieurs autres à mes compagnes. – Et pourquoy, adjousta Polemas, estiez-vous si fort voilées ? – Parce, respondit-elle, que nous estions bien aises de n’estre pas cognues de quantité de personnes qui passoient. – Mais, reprit-il, que vouloient dire ces gens à cheval qui nous ont poursuivis si vivement ? – Il faut, respondit Leonide, que ce soient quelquesuns de ceux de la reyne Argire, qui l’estans allé accompagner, et s’en revenans vers la princesse Rosanire, qui est demeurée à Marcilly, nous ont veu enlever, et ouy crier, et leur semblant d’estre obligez de nous secourir, nous ont voulu rendre ce secours sans vous cognoistre. – Et qui est, reprit Polemas, cette reyne Argire ? – Mal-aisément, respondit Leonide, vous le pourrons-nous dire, encore qu’elle ait demeuré quelques jours dans le chasteau, mais tousjours si retirée, et sans se nommer, que nous n’avons sceu son nom que le jour qu’elle est partie.
Polemas, appellant alors Peledonte, Argonide, Listandre, et Ligonias, leur fit entendre ce que Leonide luy avoit dit. Ils furent tous d’avis, y ayant grande apparence en ce qu’elle disoit, qu’il falloit promptement les renvoyer à Galathée, avec excuse que quelques-uns des chasseurs, ne les cognoissant point, les avoyent enlevées sans le sceu de Polemas, et qu’aussitost qu’il avoit esté adverty, il les luy avoit renvoyées, et que sur tout il falloit obliger et Leonide et Silvie par toute sorte de courtoisie à le dire ainsi.
Polemas donc, ayant fait apprester un chariot, s’en revint vers elles, et usant de tous les respects et de toutes les reverences qu’il pouvoit, leur fit mille offres de services et les accompagnant jusques dans le chariot, les pria toutes deux de luy vouloir estre amies, avec des promesses tres-grandes qu’il s’acquitteroit de toutes les faveurs qu’elles luy feroient en cette occasion. Dieu sçait si,de leur costé, elles luy promirent de faire des merveilles pour luy.
Et les laissant aller, il s’en retourna en sa chambre, le plus remply d’esperance qu’il fut jamais. Mais à peine s’y estoit-il renfermé avec ses quatre fideles conseillers, que le fils de Meronte, son confident dans la ville de Marcilly, luy fit entendre qu’il avoit à parler à luy. Soudain qu’il fut dans la chambre: Seigneur, luy dit-il, je suis tres-marry d’estre porteur de si mauvaises nouvelles, [719/720] mais mon pere me l’ayant commandé, et estant necessaire que vous les sceussiez promptement, j’ay pensé qu’il valloit autant que ce fust par moy que par un autre. – Sçachez donc, seigneur, que toute vostre entreprise est descouverte, et que la Nymphe l’a fait entendre en pleine assemblée. – Et comment, dit Polemas, l’a pu sçavoir la Nymphe ? – Elle a monstré, respondit le jeune homme, une lettre que vous escriviez à un certain druide nommé Climante qui est mort. – Comment ? s’escria Polemas, Climante est mort ? – Il est mort assurément, respondit-il, et moy-mesme je l’ay veu pendu par les pieds pres de la porte par où l’on sort pour venir icy. – O dieux ! reprit Polemas en joignant les mains ensemble, ô dieux ! et comment avez-vous souffert que le plus grand personnage de l’univers ait eu une fin si malheureuse ?
A ces paroles les quatre confidents s’approcherent, et ayans interrogé particulierement ce jeune homme, ils sceurent qu’Adamas estoit coupable de cette mort, et que ç’avoit esté luy qui avoit conduit toute cette affaire; ce qui les convia de dire à Polemas que cette rusée de Leonide sçavoit bien tout ce que ce jeune homme leur avoit raconté. – Elle le sçait bien sans doute, reprit-il, car ç’a esté elle et Silvie qui l’ont fait prendre. Pour le moins, le bruit commun en est tel. –O dieux ! dit alors Polemas tout en furie, qu’on leur coure apres, et qu’on les rameine. Si je les puis r’avoir, elles payeront une si remarquable meschanceté.
A ce mot, Ligonias y depescha en toute diligence cinquante archers, qui eurent un si exprés commandement de les attaindre, que la pluspart, pour obeyr, outrerent leurs chevaux, les faisant courre avec trop de violence.
Mais, encore qu’il y eut plus d’un quart d’heure que les nymphes estoient parties devant que ces archers fussent à cheval, et que Leonide, se doutant bien que peut-estre on les feroit suivre, eust pressé le cocher d’aller presque tousjours au galop, si est-ce qu’elles n’avoient pas fait beaucoup de chemin encore, parce que les roues du chariot s’estans de fortune embarrassées dans une orniere, et les chevaux estans pressez par les coups de fouet, firent un si grand effort, que l’essieu des premieres roues se mit en deux. Jugez en quelle peine ces filles se trouverent, à qui il sembloit que tout ce qu’elles oyoient estoient des satellites qui les venoient prendre ! Le cocher, voyant qu’il n’y avoit point d’autre remede, leur dit qu’il alloit en des maisons prochaines pour voir si de fortune il en trouveroit de quelque charrette dont il se pust servir. [720/721]
Elles, qui virent n’y avoir autre remede, le prierent de se haster, et cependant commencerent à consulter entr’elles ce qu’elles avoient à faire. Car, disoit Leonide, assurément si Polemas est adverty de la prison de Climante, il nous fera suivre, et il est impossible qu’il n’en soit adverty par quelqu’un. – Et Dieu sçait ce qu’il fera de nous ! ma sceur, disoit Silvie. Je croy bien qu’il nous fera suivre, mais quel moyen y a-t’il de nous empescher d’estre prises ? – Je me resouls, dit Leonide, de me sauver à pied, et, pour n’estre recogneue, de m’en aller en juppe. – O dieux ! respondit Silvie; mais que ferons-nous parmy ces champs, et mesme quand la nuict nous surprendra ? – J’ayme mieux, repliqua Leonide, que les loups se repaissent de moy, que de retomber entre les mains de ces gens.
Et disant ces paroles, elle s’alloit deshabillant, si bien que, laissant sa robbe dans le chariot, elle sembloit presque à une bergere de Lignon, sinon que ses habits estoient un peu trop riches; et estant resolue de s’en aller: Ma soeur, luy dit-elle, voulez-vous venir ? Et cependant qu’elle demeuroit irresolue, Leonide apperceut les premiers archers qui venoient à toute bride, et qui estoient desjà à mille ou douze cens pas: Ma soeur, luy dit Leonide, les voyez-vous qui viennent ? Quant à moy, je vous laisse.
Silvie effrayée se mit à suivre Leonide. Mais, d’autant qu’elle n’estoit qu’à moitié deshabillée, et qu’elles se jetterent dans certains bois taillis qui estoient sur le chemin assez prés, elle ne se pouvoit despetrer des ronces et des buissons si promptement que sa compagne. Si bien que, peu de temps apres, ces gens de cheval abordans le chariot, et ne les y trouvans point, s’escarterent par les buissons d’alentour, et apperceurent Silvie, à laquelle ils coururent tous, pensans qu’elles y fussent toutes deux. Mais n’en trouvans qu’une, les autres se remirent en queste de sa compagne, et toutesfois vainement, parce quelle s’estoit jettée dans un bois à main gauche, assez prés de la garde, où il y avoit des endroits si rompus des torrents, qu’il estoit impossible que les chevaux y pussent passer. Et d’autant qu’elle estoit fine, au lieu d’aller le chemin de Montbrison ou de Marcilly, elle prit dans la montagne presque tout à contrepied, de sorte que, quelque diligence qu’ils y peussent rapporter, il leur fut impossible de la trouver, mesme que la nuict survint, qui les contraignit de s’en retourner.
Desjà le chariot avoit esté accommodé en quelque sorte, et ceux qui avoient pris Silvie l’y avoient ramenée, et seulement [721/722] attendoient à s’en retourner, pour voir si l’on pouvoit trouver Leonide. Mais voyant qu’on n’en pouvoir avoir aucune nouvelle, et que mesme Silvie disoit qu’elle avoit passé d’un autre costé, et qu’il y avoit fort long-temps qu’elle l’avoit laissée seule, ils se resolurent de n’en faire pas une plus longue recherche pour lors, et s’en allerent trouver Polemas.
Leonide, d’autre costé, apres avoir failly diverses fois d’estre trouvée, sceut si bien se couvrir,quelquefois dans l’espaisseur des bois, d’autresfois dans des rochers, et bien souvent dans des destours du torrent, qu’en fin la nuict la couvrit de si espaisses tenebres, que tant s’en falloit qu’elle deust avoir peur que quelqu’un la trouvast, qu’elle-mesme ne sçavoit où elle estoit. Ceste fille avoit l’esprit assez fort, et n’estoit pas de celles qui s’estonnent de peu de chose; toutesfois, se voyant seule en ces lieux champestres et sauvages, ouyr le bruit du torrent, le cry du hybou, sans sçavoir où aller, il n’y a point de doute qu’une personne plus asseurée qu’elle eust bien eu de la frayeur. Elle demeura longuement assise sur un gros caillou, tant parce qu’elle estoit lassée, que d’autant qu’elle vouloit escouter si quelqu’un la suivoit; mais n’oyant rien autour d’elle, et la lune commençant d’esclairer, elle se leva doucement, regarda de tous costez si elle voyoit personne, mit le pied sur le caillou pour voir de plus loing, et en fin prit la hardiesse de monter une petite coline, d’où il luy sembla voir quelque lumiere, vers laquelle elle addressa ses pas. Mais quand elle en fut assez prés, elle eut crainte d’y trouver ceux qu’elle fuyoit, si bien que tournant un peu à main gauche, elle marcha jusques à la pointe du jour qu’elle se trouva aupres d’Escoutay.
En ce lieu-là incontinent la clairté la fit arrester dans quelques buissons touffus, qu’elle choisit un peu esloignez du chemin, en resolution d’y demeurer jusques à la nuict. Le long chemin l’avoit grandement lassée, la crainte la tenoit en peine, et la faim commençoit de la presser; toutesfois le sommeil fut encore le plus fort, car elle n’y eut pas demeuré long-temps, que peu à peu il luy attacha les paupieres ensemble et la fit dormir; jusques sur le soir qu’une fort jeune bergere, cherchant une chevre qui s’estoit esgarée, vint de fortune en ce buisson, mais toute estonnée de voir Leonide, à cause de ses habits qui estoient tous esclatans, et n’ayant pas accoustumé d’en voir de tels, s’en voulut fuyr, s’imaginant que c’estoit quelque déesse. Mais la nymphe luy fit signe de la main pour la r’assurer, et la faisant approcher: Ma mie, luy [722/723] dit-elle, as-tu point encore ta mere ou ta tante ? – Ma mere, respondit la fille toute tremblante et avec une grande reverence, est bien en nostre maison, mais ma tante et mon pere sont morts il y a long-temps. – Et qu’est-ce, adjousta la nymphe, que tu cherches icy ? – Une chevre, dit la fille, que j’ay esgarée. – Or bien, reprit Leonide, escoute bien ce que je te vay dire. Va querir ta mere, mais dy luy qu’elle vienne seule avec toy, et qu’elle n’en parle à personne, et ne te mets pas en peine de ta chevre, car je t’en donneray une douzaine.
La fille, bien ayse de porter ces nouvelles à sa mere, car elle estoit pauvre, s’en courut la trouver, luy racontant que c’estoit une déesse, tant elle estoit belle et richement habillée. La mere, qui avoit plus de jugement qu’elle, apres s’estre bien enquise de l’endroit où elle l’avoit veue, la laissa au logis, et luy commandant tres-expressément de n’en parler à personne, s’en alla trouver Leonide. Et c’est la verité qu’au commencement elle s’estonna de la voir en ce lieu, et vestue de cette sorte, car elle cognut bien que ce devoit estre quelque personne d’importance, et pource s’approchant d’elle apres l’avoir saluée: Madame, luy dit-elle, quel service vous plaist-il de moy ? – Ma bonne amie, respondit Leonide, entrez dans ce buisson, afin que, personne ne vous voye, et dites-moy: n’avez-vous point veu de gens de cheval qui soient venus en ce lieu chercher quelqu’un ? – O Madame, dit la villageoise, il n’y a pas une heure qu’il y en avoit plus d’une douzaine qui disoient avoir marché toute la nuict. – Et que sont-ils devenus? dit la nymphe. – Je ne sçay, madame respondit-elle, s’ils ne dorment point en quelque maison du village, car ils sembloient estre bien las. – Ma mie, adjousta la nymphe, voyez s’ils y sont encore, car sçachez que ce sont des ennemis de la Nymphe Amasis, et que ces meschans me cherchent, parce que je suis à elle, et me veulent faire du desplaisir. – Madame, reprit la villageoise, si Agis, qui est nostre seigneur, estoit icy, il vous garantiroit bien de tels outrages, mais il y a longtemps qu’il est hors de ces contrées et qu’il est allé servir Clidaman. – Et bien, ma mie, dit la nymphe, Agis est mon parent et l’un des meilleurs amis que j’aye; pour l’amour de luy, aydez-moy en cette occasion, et voyez si ces meschans sont encore icy.
La bonne villageoise, apres luy avoir promis de la servir fidelement, s’en alla finement descouvrir par le hameau s’ils y estoient encore. Et non seulement elle les y trouva, mais en rencontra [723/724] encore d’autres qui alloient partout demandant des nouvelles de la nymphe, et promettant beaucoup à ceux qui la leur voudroient enseigner, et au contraire menaçant ceux qui la leur cacheroient. Elle qui estoit sage et assez avisée pour une personne de sa condition, et qui recognut bien que c’estoit avec un mauvais dessein que telles gens alloient cherchant cette belle fille, outre qu’elle luy avoit dit qu’elle estoit parente d’Agis, sans faire semblant d’en sçavoir des nouvelles, s’en alla en son logis, prit un meschant habit, et quand elle vid que personne ne la voyoit, elle retourna au buisson, luy raconta ce qu’elle avoit appris, et la conseilla de laisser ses riches habits qui, sans doute, la feroient recognoistre, et qu’il estoit dangereux que, si quelqu’un du village la voyoit, il ne la descouvrist, pour les grandes promesses que ces gens faisoient à ceux qui la leur enseigneroient.
La nymphe ne fut pas paresseuse à se deshabiller, et à se revestir des habits de la bonne villageoise. Et parce qu’il commençoit d’estre tard, et que la nymphe eust opinion qu’on la chercheroit encore toute la nuict, elle se resolut d’attendre de s’en aller à Marcilly, qu’il fust temps de porter quelque chose au marché. Et quoy qu’elle fut grandement desguisée sous ces meschans haillons, si est-ce que sa beauté ne laissoit de paroistre grandement, si bien que, prenant de la fange, elle s’en salit le visage et les mains, de sorte que veritablement elle eust plustost fait rire, qu’elle n’eust donné de l’amour. Et quant à son habit, elle le laissa dans le buisson, et ne voulut que cette bonne femme l’emportast, de peur que s’il estoit trouvé en sa maison, cela ne fust cause de la faire recognoistre, Elle luy obeyt, quoy qu’avec beaucoup de regret, car il luy sembloit qu’il estoit suffisant de la faire riche, ce que recognoissant Leonide: Non non, ma mie, luy ditelle, ne vous mettez point en peine de si peu de chose. Je vous promets que si vous me pouvez mettre dans Marcilly, je vous en donneray cent fois autant.
Il y avoit desjà quelque temps que le soleil estoit couché, et la nuict apportoit desjà assez d’obscurité, pour donner assurance à la nymphe de sortir de son buisson, ce que toutesfois elle ne fit point sans trembler, sçachant que ceux qu’elle fuyoit estoient dans ce hameau. Mais la bonne femme qui la conduisoit, l’alloit assurant le mieux qu’elle pouvoit, et par les chemins luy disoit que si on luy demandoit qui elle estoit, elle se dit estre sa fille, qu’il y avoit trois ans qu’elle avoit menée dans la montagne en [724/725] un lieu nommé Viveros. Et cet advertissement fut tres-bon, car à peine furent-elles entrées dans la petite maison, que quatre ou cinq de ces archers y arriverent, qui chercherent curieusement par tout; que si, de fortune, son habit y eust esté, sans doute ils l’eussent recogneue. Et cependant que les uns estoient empeschez à ceste recherche, les autres demandoient de ses nouvelles; et, de fortune, la petite fille qui l’avoit veue dans le buisson, ne pensant pas mal faire: Si vous cherchez, dit-elle, une belle déesse et toute vestue d’or, je la vous enseigneray bien, car je l’ay veue aujourd’huy assez prés d’icy.
O dieux ! quel sursaut eut Leonide quand elle l’ouyt parler ainsi, et la bonne vieille aussi ! Toutesfois, pour ne point donner de soupçon, elle luy dit: Et où l’as-tu veue ? Et à ce mot, tous les archers se mirent autour d’elle, et la pressoient de le dire. La mere, prenant la parole, et feignant bien finement: Seigneur, leur dit-elle, si ma fille vous l’enseigne, je vous supplie qu’elle ait la recompense que vous avez promise, afin que quand elle sera en aage [sik !] de se marier, ce bienfait luy fasse trouver un meilleur party. Et lors, la prenant par la main, avec deux ou trois poignées de chanvre rompu, elle en alluma quelques-uns pour luy servir de flambeau, et sortit hors de la maison, faisant semblant qu’elle vouloit que sa fille les conduisist où elle l’avoit veue, mais en effect c’estoit pour leur donner subject de sortir de son logis.
Ils s’en allerent donc à ce buisson, où ils trouverent les habits de la nymphe, et jugerent bien que la fille avoit dit vray, mais qu’ils y estoient arrivez trop tard. Et parce que tousjours il y en a de plus rusez les uns que les autres, l’un de ces archers, cependant que ses compagnons cherchoient tout à l’entour, tira à part la petite fille, et, la flattant, sceut d’elle qu’elle l’avoit dit à sa mere aussi tost qu’elle l’avoit veue, de sorte que celuy-cy en advertit le principal d’entr’eux, qui soudain jugea bien que cette vieille femme l’avoit fait cacher en quelque lieu; qui fut cause que la prenans entr’eux et la menaçans de la tuer et de brusler sa maison, si elle ne declaroit où elle l’avoit cachée, elle fut contrainte de dire que c’estoit celle qu’ils avoient veue dans son logis, mais qu’elle les supplioit de ne luy vouloir point faire de mal, car elle estoit parente d’Agis, qui estoit le seigneur de ce lieu, qui venant à le sçavoir la ruyneroit; dont tous ces gens, plus aises que s’ils eussent gaigné une bataille, pour le contentement qu’ils sçavoient que Polemas en recevroit, coururent à rette maison. [725/726]
Mais Leonide, qui s’estoit bien doutée que ce petit enfant peutestre diroit d’en avoir parlé à sa mere, ne les vid pas plustost hors du logis, que prenant du pain qu’elle trouva sur la table, elle sortit par une autre porte, et se recommandant à Bellenus Tautates, se mit à travers les champs sans sçavoir où elle alloit, s’arrestant toutesfois de tant en tant pour prendre son haleine, et pour escouter si quelqu’un la suivoit.
Ces archers cependant, venans à la porte, et la trouvans fermée, heurterent quelque temps, pensans que Leonide s’y fut r’enfermée de peur; mais voyans qu’elle ne respondoit point, se mirent à force de pied, et de quelque gros bois qu’ils avoient rencontré prés de là, à l’enfoncer, dont la pauvre villageoise estant bien marrie pour voir ainsi rompre sa maison: Hé ! madame, crioitelle, ils m’ont promis qu’ils ne vous feront point de mal. Ouvrez la porte, et ne soyez point cause que ma maison soit ainsi ruynée. Maiselle eut crié bien haut si Leonide l’eust entendue.
Cependant tous ceux du village s’assemblerent à ce bruit, et apres avoir enfoncé la porte, an entra dedans, où il n’y eut lieu qui ne fust cherché: En fin ces archers, desesperez et outrez de despit de ne la trouver point, mirent le feu de tous costez dans la maison, et la reduisirent en cendre avec tous les petits meubles de cette pauvre villageoise qui, en sa petite fortune, pouvoit estre un exemple aux plus grands, puis que, du comble de son bon-heur à son extreme ruyne, il n’y eut guere plus d’un moment de distance.
Leonide qui avoit pris à main droicte pour descendre du costé des jardins de Montbrison, quoy qu’elle fust assez esloignée, ne laissa de voir le feu qui brusloit cette petite maison, et en jugeant à peu pres la cause, plaignit en son ame le desplaisir de cette bonne femme, avec intention de la relever de sa perte, si jamais elle la pouvoit recognoistre. Mais cette pensée ne l’ernpescha pas de manger, car elle en avoit grande necessité, et de songer aussi à se sauver, s’asseurant bien d’estre suivie.
Cela fut cause qu’aussi-tost que la lune fut levée, elle se mit à descendre par les lieux les moins frequentez, si viste qu’environ deux heures devant jour elle se trouva vis à vis de Montbrison. Mais craignant d’estre rencontrée, elle regaigna encore la montagne, laissant tousjours la plaine à sa main droicte, si bien que, sur la naissance du jour, elle apperceut la pointe du chasteau de Marcilly, où elle addressa ses pas, et reprenant courage, marcha [726/727] si bien qu’au lever du soleil elle fut à la porte du jardin où elle estoit sortie, pour aller au carrefour des Termes. Sa joye fut grande de se voir en ce lieu, et non pas toutesfois encore toute entiere, parce qu’elle ne s’estimoit pas asseurée qu’elle ne fust aupres de Galathée.
Mais, lors qu’apres avoir heurté deux ou trois fois, le jardinier luy vint ouvrir, elle ne pouvoit presque attendre que la clef eust fait son devoir pour entrer, mais quand Fleurial la vid en cet equipage, ne la cognoissant pas, ce fut à toute peine qu’il la voulut laisser entrer. Elle avec une impatience extréme: Ne me cognois-tu pas, Fleurial, luy dit-elle, ou bien as-tu perdu le sens ?
– Je cognois bien, luy dit-il, vostre parole, mais je mescognois vostre habit et vostre visage. – Or bien, luy dit-elle, mon amy, ferme, et ferme bien cette porte, et puis apporte-moy de l’eau et tu verras que je suis celle que ma parole te dit.
Et à ce mot, voyant la porte bien fermée, elle s’en alla au logis du jardinier, où se lavant et se desbarbouillant et le visage et les mains: Et bien, luy dit-elle, Fleurial, me cognois-tu maintenant ?
– A ce que je vois, respondit Fleurial, vous-estes comme ces fées qui se changent le visage comme elles veulent, et ne laissent d’estre tousjours les mesmes qu’elles sont. Mais, madame, que veut dire que vous ne me dittes plus rien de Lindamor, et qu’il semble que vous n’en avez plus de memoire ? – O mon amy, dit Leonide en souspirant, si tu sçavois en quel estat nous sommes, et la fortune que je viens de courre pour luy, tu verrois que je suis la meilleure amie qui fut jamais. Mais, à propos de Lindamor, aurois-tu le courage de l’aller trouver, s’il estoit necessaire ? – Si j’en aurois le courage ? respondit-il, et qui me l’auroist osté depuis le peu de temps que j’y ay esté ? Ouy, j’ay le courage d’y aller, quand il faudroit que pour le trouver j’allasse jusqu’au bout de la terre. – Puis qu’il est ainsi, prepare-toy, dit-elle, car peut-estre partiras-tu plus tost que tu ne penses pas. – Ce ne sera, dit-il, pour le moins jamais si tost que je le desire, car sçavez-vous combien j’ayme Lindamor ? – Autant que moy ? dit Leonide en sousriant. – Oh ! s’escria-t’il bien plus. – Autant que Galathée ? adjouta Leonide. Et parce qu’il ne respondit point: Tu es muet, dit-elle, que responds-tu ? – Je ne responds rien, repliqua-t’il, parce que j’allois mesurant l’amitié que je leur porte; et je trouve qu’il s’en feroit une charge bien juste, ne pouvant dire sur ma foy de quel costé elle pancheroit davantage. [727/728]
Elle l’eust entretenu plus longuement, n’eust esté qu’elle ouyt ouvrir la porte du chasteau qui descendoit dans le jardin. Et voyant qu’on baissoit le pont, elle s’y en alla et passa jusques à l’antichambre de la Nymphe, sans rencontrer personne qui la cogneust. Mais l’huissier, la voyant si mal vestue, ne voulut la laisser entrer, pensant que c’estoit quelque villageoise effrontée, ou qui ne sçavoit ce qu’elle faisoit. Mais Leonide luy ayant dit: Et quoy, mon amy, ne cognoissez-vous les personnes qu’à l’habit ? Estes-vous peut-estre du naturel du lyon qui en fait de mesme ? Il la recognut, et ne se pouvant empescher de rire de la voir en cet equipage, la supplia de pardonner sa mescognoissance, l’assurant bien qu’il ne seroit pas le seul qui tomberoit en cette mesme faute.
Elle passa outre, et s’en alla dans la chambre de Galathée, qui ne faisoit que de s’esveiller. Toutes celles qui la virent entrer la mescognurent, et la voyans aller au chevet du lict de la Nymphe, y accoururent pour l’empescher; mais elle, les repoussant à toute force, y alla, et d’abord prit la main de Galathée, qui l’avoit sortie du lict pour ouvrir le rideau, et voir quel estoit le bruit qu’elle oyoit. La Nymphe, qui se sentit baiser la main, et qui n’entrevoyoit que ces meschans haillons, ne sçavoit qu’en juger, et demanda qui estoit cette pauvre femme et pourquoy on l’avoit laissé entrer sans l’en advertir. Madame, dit Leonide, ne me chassez point de vostre chambre, je vous supplie, vous assurant que la peine que j’ay prise pour y venir, merite bien que vous m’y laissiez demeurer. – O dieux ! s’escria la Nymphe, c’est Leonide ! Et lors se relevant sur le lict, et la regardant au visage, elle la baisa et l’embrassa avec une affection et un contentement extreme, et sans se pouvoir lasser de la tenir entre ses bras: O ma mie, luy disoit-elle, que de joye ta veue me rapporte, et que j’ay jetté de pleurs pour toy depuis deux jours ! Et en la regardant au visage, elle la rebaisoit et la pressoit entre ses bras, de sorte qu’elle ne luy donnoit pas le loisir presque de respirer.
Les nymphes compagnes de Leonide qui en furent adverties, accoururent à moitié vestues, afin de se resjouyr de la revoir, apres l’avoir si chaudement pleurée. Et lors que Galathée luy vouloit demander comme elle estoit eschappée, et où elle avoit laissé Silvie, la Nymphe Amasis, qui en avoit esté advertie, l’envoya querir, avec une impatience incroyable; parce qu’Adamas, qui estoit aupres d’elle, mouroit d’envie de la voir. Et Amasis, [728/729] qui estoit bien aise de luy donner en sa presence ce contentement, la pressa de telle sorte, qu’elle fut contrainte d’aller vers elle avec ces meschans habits.
Encore que la Nymphe et le Druide eussent bien en teste assez de chose pour leur oster la volonté de rire, si ne s’en purent-ils empescher, quand ils la virent si bien parée. Et lors qu’elle baisa les mains à la Nymphe, et qu’elle voulut qu’elle saluast son oncle: Madame, dit Leonide, je mourois d’envie de vous voir, il y a fort peu de temps, mais maintenant je meurs de honte que vous me voyiez en l’estat où je suis. – Non non, dit Amasis, je suis tres-aise de vous voir en quelque habit que vous soyez. Mais ditesnous, comment avez-vous fait à vous eschaper des mains de ces meschans, et où avez-vous laissé Silvie ?
Leonide alors, avec un grand souspir, commençoit de luy dire ce qu’elle vouloit sçavoir, lors que Galathée, à moitié vestue, entra dans la chambre de sa mere, pleine d’impatience d’entendre la fortune de Leonide et de Silvie. De sorte qu’ayant donné le bon jour à la Nymphe, et Leonide ayant repris la parole, luy raconta bien au long tout ce qui luy estoit advenu, representant les accidents avec tant de naifveté, que quelquefois ces nymphes trembloyent pour elle des dangers qu’elle avoit courus, admirans en tout et sa prudence, et son courage; et, au contraire, blasmans le peu de hardiesse et de resolution de Silvie, qu’Adamas alloit excusant pour sa jeunesse. Et puis, continuoit-il, il est certain qu’elle ne couroit pas la fortune de Leonide, d’autant que sçachant celle-cy estre ma niepce, il ne falloit pas quelle attendist que toute sorte de mauvais traitement par despit de moy. Mais Silvie ? quel sujet peuvent-ils prendre pour la mal traiter ? seroit-il possible que la felonnie leur ostat la consideration que tout chevalier doit avoir d’honorer et de servir les dames ? Non non, madame, je m’assure, qu’ils la vous renvoyront, et que si ce n’eust esté pour Leonide, ils n’eussent jamais envoyé aprés. Et de fait, vous voyez qu’ayant Silvie entre leurs mains; ils ont opiniastré de suivre celle-cy jusques aux murailles de cette ville. A ce mot, Leonide faisant une grande reverence à la Nymphe, demanda congé d’aller changer ses beaux habits, et en mesme temps aussi Galathée se retira pour finir de s’habiller.
Le bruit incontinent s’espandit par tout le chasteau, que Leonide s’estoit eschappée des mains de Polemas, et que Silvie y estoit demeurée. Et comme les nouvelles acquierent force en allant, celle-cy en fit de mesme, de telle façon que, devant qu’elle fust dans la ville, on racontoit desjà mille indignitez faites à cette sage fille. Ce qui venant aux oreilles de Ligdamon, le surprit de sorte, qu’à moitié hors de luy-mesme, il s’en courut vers Leonide, la supplia, et la conjura de luy en dire la verité par toutes les plus pressantes adjurations qu’il put inventer. Elle qui cognoissoit bien de quelle affection Silvie estoit aymée de ce chevalier, amoindrit le peril le plus qu’il luy fut possible, et luy dit qu’il estoit vray qu’elle avoit mieux aymé demeurer entre les mains de Polemas, que de se mettre à la fuitte, mais qu’il ne falloit point douter qu’elle n’eust esté plus sage qu’elle, parce que sans doute Polemas la renvoyeroit ce soir-là ou le lendemain, et que s’il y avoit quelque chose qui la retardast, ce n’estoit que l’essieu du chariot qui estoit rompu, et que quand elles avoient parlé à Polemas, elles n’en avoient receu que toute sorte de courtoisie.
Ces paroles remirent un peu l’esprit de Ligdamon, qui avoit desjà fait mille desseins sur la vie de Polemas, et qui ne se put empescher d’en dire quelque chose à ceux qui ouyrent ce que Leonide luy disoit, ce qui fut cause que le confident de Polemas incontinent l’en advertit, afin qu’il se prist garde de Ligdamon.
Cependant les archers, qui avoient pris Silvie, la remettans dans le chariot, la ramenerent à Polemas, qui n’y voyant point Leonide, fut grandement fasché, parce qu’il estoit desjà beaucoup plus animé contre elle, à cause d’Adamas son oncle. Et pource, outre ceux qui estoient desjà à sa queste, il y en renvoya encore quantité, promettant de grandes recompenses à qui la luy feroit avoir; et ce furent ces derniers qui faillirent de la prendre à Escoutay, et qui depuis furent jusques aupres des murailles de Marcilly. Mais, parce qu’elle avoit tousjours passé par des chemins où les chevaux ne pouvoient aller, elle ne fut point rencontrée. Ils s’en retournerent donc sur le soir si las que leurs chevaux ne pouvoient presque mettre un pied devant l’autre. Mais quand Polemas sceut qu’elle s’estoit sauvée, sa colere fut extréme, et faisant enfermer Silvie, la fit menacer de bien-tost la faire servir d’exemple aux autres ses semblables qui se meslent de faire les trahisons. La pauvre Silvie qui n’avait pas accoustumé ces traittemens ny ces menaces, fut fort estonnée; toutesfois, sçachant bien de n’avoir point fait de mal, elle se remit sous la protection de Dieu, duquel elle esperoit une ayde asseurée.
Et toutesfois le desplaisir que Polemas ressentoit de la mort [730/731] de Climante luy estoit si sensible, qu’il s’en fallut de peu qu’il ne se laissast emporter à quelque barbare dessein contre elle. Mais Argonide, l’un des quatre chevaliers ausquels il avoit plus de confiance, retint l’effect de sa furie, en luy disant que la vengeance seroit petite qu’il pourroit prendre sur une fille, et que toutesfois elle le rendroit grandement odieux à tous ceux qui en entendroient parler. – Et comment donc, reprit incontinent Polemas, la mort de nos amis demeurera sans vengeance ? – Bien-tost, respondit Argonide, vous la ferez telle qu’il vous plaira, car j’espere que ce soir vous aurez assez de gens pour prendre de force Marcilly; et lors il ne tiendra qu’à vous que ce meschant Adamas ne soit payé selon ses merites. – Je serois content, adjousta Polemas, si ce traistre me pouvoit tomber entre les mains, ou quelqu’un qui luy appartinst. – O seigneur ! s’escria Peledonte, si cela est, je vous vay rendre content. Vous sçavez qu’il a un fils et une fille. Le fils n’est point depuis quelques jour en ces contrées, s’en estant allé du costé des Allobroges. Il doit revenir bien-tost, à ce que l’on m’a dit, mais, attendant son retour, il faut envoyer sur les rives de Lignon, où sa fille qui est druide demeure avec certains bergers, depuis son retour des Carnutes. J’ay un soldurier qui sçait fort bien l’endroit, et qui m’en parloit hyer au soir sur le discours de Leonide qui s’est sauvée; car la perte de celle-cy touchera bien plus vivement le coeur de ce meschant vieillard, parce qu’elle est sa fille, que non pas celle de Leonide, qui n’est que sa niepce. – O mon cher amy, s’escria-Polemas, en luy jettant les bras au col, ô mon cher amy, que je t’aurois d’obligation si tu me pouvois mettre cette fille entre les mains, et qu’en attendant une plus solide vengeance, celle que je prendrois d’elle me seroit agreable ! – Seigneur, respondit Peledonte, n’en faites point de semblant, et reposez-vous sur moy, que demain à ces heures elle sera entre vos mains.
Et à l’heure mesme se retirant en son logis, il fit venir celuy qui luy en avoit parlé, et luy donnant cinquante archers, luy commanda de se saisir d’Alexis et de la luy amener, sans toutesfois luy faire aucun mal s’il estoit possible. Le soldurier partit avec cette trouppe environ une heure devant le jour, et prit le chemin du hameau d’Astrée.
Alerante cependant, ayant dit la response à Polemas que la Nymphe luy avoit faite, avoit volonté de s’en aller, mais il le pria de vouloir retarder encore pour deux jours seulement, afin qu’il [731/732] pust rapporter au roy les nouvelles asseurées de la prise de Marcilly, et comme il sçavoit chastier ceux qui ne rendoient pas à un si grand roy l’obeyssance qui luy est deue; car il s’asseuroit de l’emporter du premier effort. Alerante, qui voyoit arriver de tous costez tant de gens de guerre, et qui avoit veu les grands preparatifs des machines, et de toute autre chose necessaire pour cette prise, pensa que deux jours seroient bien-tost escoulez, et cependant depescha au roy Gondebaut pour luy faire entendre le sujet de son sejour.
Dés le soir Polemas commanda que toute son armée s’acheminast, aussi-tost qu’il seroit jour, du costé de Marcilly, sans vouloir perdre le temps d’en faire la reveue, afin de donner moins de loisir et plus d’effroy à ses ennemis, s’assurant sur le rapport qu’Argonide luy fit de dix-huict mille hommes de pied, tant picquiers, qu’arbalestriers, gens de trait, et tireurs de fronde; et Peledonte, de dix-huict mille chevaux, tant hommes armez, qu’archers, solduriers, et ambactes; de sorte que, dés les deux heures devant le jour, d’autant qu’il faisoit belle lune, chacun se mit en chemin selon l’ordre qui luy avoit esté donné.
Lysandre, d’autre costé, qui de longue main avoit tenu prestes les machines de guerre, fit partir avec quelques gardes les chariots qui portoieut celles qui estoient necessaires pour cet effort, remettant de faire venir les autres qui servent à un long siege.
Il fit donc en premier lieu partir les eschelles, desquelles il y en avoit de diverses sortes. Les unes estoient de cuir cousu, et les coustures engraissées de suif, et autres choses grasses; et, quand on les vouloit eslever, on les enfloit comme on fait les ballons, et ainsi d’elles-mesmes se haussoient à la hauteur du mur, auquel avec des crochets elles se prenoient aux creneaux, et se tenoient tendues par en bas, avec des pieux plantez en terre, de sorte, qu’encore que quelque coup de fleche les vint à desenfler, elles ne laissoient de servir comme eschelles de corde. D’autres estoient d’estouppes filées et cordonnées, desquelles ils faisoient une forme de rezeul; au bout de celles-cy, il y avoit de grands crochets qui, à force de bras, estoient jettez sur les murailles, où elles se prenoient comme les premieres. D’autres encore, qu’ils nommoient grues, et que les estrangers appelloient talonnes, qui estoient faites d’une grande poutre toute droite et bien plantée, et au plus haut, une autre mise en travers, et beaucoup plus longue, qui, par le milieu, se balançoit si justement sur le bout de celle qui estoit debout, que [732/733] quand on baissoit l’un des costez, l’autre se haussoit. Et à celuy qui s’eslevoit, l’on attachoit à de fortes chaisnes une espece de cages ou panniers faits de clayes, ou de tables legeres, et assez spacieuses pour tenir cinq ou six hommes, si bien qu’en un moment ces gens estoient eslevez à la hauteur du mur, sur lequel apres ils sautoient, lors qu’ils en trouvoyent la commodité.
Il y en avoit encore d’une autre sorte, nommées sambuques: cette machine estoit mise sur des roues, et pouvoit avoir de large quatre ou cinq pieds; et pour deffendre ceux qui montoient, elle estoit armée des deux costez de tables, et au-dessus il y avoit un petit plain, couvert aussi de mesme de trois costez. Or ces eschelles s’eslevoient contre la muraille sans toutesfois la toucher, de peur que ceux qui estoient à la defence s’en pussent saisir; mais quand ils vouloient, ils abbatoient un pont, au bout duquel il y avoit une petite guerite garnie de claye, capable de tenir sept ou huict personnes qui, voulans entrer dans la ville, abbatoient la claye qui estoit de ce costé-là, et ainsi donnoient lieu à ceux qui les suivoient, de telle sorte que jamais elle ne demeuroit vuide.
Outre ces eschelles, il y avoit une quantité grande de clayes, faites les unes d’ozier, et les autres de plus gros bois, quelques-unes toutesfois faites plus soigneusement que les autres; car celles qui ne servoient qu’à remplir le fossé estoient entrelassées plus larges que celles qui devoient couvrir les solduriers, car celles-cy estoient pour le moins de huict pieds de hauteur, et de sept de large, avec des paux bien pointus par en bas, pour estre plantez en terre, et, le plus souvent, elles estoient couvertes de peaux fraischement escorchées pour resister au feu et aux fleches.
Il y avoit aussi des plutées, qu’ils nommoient taudis, et qui proprement sont des mantelets sur des roues. Et de ceux-là il y en avoit de diverses sortes, comme des vignes, à cause de la ressemblance qu’ils avoient aux entrelassures de la vigne, des spalions faits en forme de pavillons, et que les Gaulois nommoient espauliers, d’autant qu’ils leur faisoient espaule; et avec ces machines, ils s’approchaient de la muraille, la sappoient et.la renversoient. Il y avoit aussi des chats, et des chat-chastels, que quelques-uns nommoient causias; il yavoit aussi des taupes, des rats, et des renardeaux, toutes machines avec lesquelles ils approchoient la muraille à couvert, et qui avoient pris leurs noms de la ressemblance qu’ils avoient à ces animaux. Mais, entre tous, il y avoit une sorte de tortue, qui estoit admirable, parce qu’elle estoit de [733/734] quarante-cinq pieds de long ou environ, et de vingt-cinq de large, et de douze de hauteur. Elle estoit poussée sur de gros rouleaux, et quand on vouloit remplir le fossé, on la jettoit dedans, et en alloit-on mettant d’autres par dessus, jusques à ce qu’on eust esgalé la contrescarpe du fossé. Il falloit qu’elles fussent grandement fortes, car c’estoit sur celles-là qu’apres on passoit les autres petites machines pour approcher la muraille.
Or de toutes ces choses, il y en avoit quantité de chacune, parce qu’estant sujettes à estre bruslées, il estoit necessaire d’en avoir beaucoup, et en effet ce charriage estoit si grand qu’il remplissoit presque le chemin de Surieu jusques aux jardins de Montbrison.
Cependant Polemas disposoit en quelle sorte il vouloit que cet effort se fist, escrivant à chacun dans de petits billets en quel ordre ils devoient donner, et ce qu’ils avoient à faire. Et soudain que le jour parut, montant à cheval avec ses propres ambactes et solduriers, il alla gaigner la teste de l’armée, afin de donner à chacun le commandement qu’il avoit desseigné.
Et parce qu’il avoit esté impossible que tant de gens fussent arrivez de tant de costez, sans qu’Adamas en fust adverty, dés le soir il en donna advis à la Nymphe, et au prince Godomar qui incontinent donna ordre à Alcidon de faire battre les chemins toute la nuict par quelque troupe de gens à cheval, et à Damon, d’avoir l’oeil aux gardes des murailles et des portes, et que les places et les lieux necessaires fussent bien garnis. Et de fortune, lors que les portes se fermoient, Leontidas arriva de Lyon, avec un extreme contentement de Godomar, lors qu’il le sceut; car il desiroit passionnément sçavoir des nouvelles du prince son frere. Il alla donc incontinent trouver la Nymphe, se doutant bien que Leontidas s’y en iroit, où il trouva Rosanire et Dorinde dans son cabinet, la Nymphe ayant jugé plus à propos d’ouyr les nouvelles qu’il rapporteroit, en particulier qu’en general.
SUITTE DE L’ HISTOIRE DE DORINDE; ET DU PRINCE SIGISMOND
Soudain que Leontidas fut entré, et qu’il eut rendu l’honneur qu’il devoit à la Nymphe, à Godomar et à la princesse: Madame, dit-il, je vien d’un lieu où j’ay receu toute sorte d’honneur, et [734/735] toute sorte de discourtoisie; de l’honneur, du prince Sigismond, de la discourtoisie, du roy Gondebaut. Et afin que vous entendiez toute chose par ordre, sçachez, madame, que, suivant le commandement que j’avois receu du prince Godomar, j’entray dans Lyon, sans faire entendre de la part de qui j’y venois.
Aussi-tost qu’il fut nuict, je fis sçavoir au prince Sigismond le subject de mon voyage, et le suppliay que je puisse parler à luy. Ce prince, à la verité, est retenu dans son logis par le commandement de Gondebaut, mais non pas si estroittement, que ceux qui veulent parler à luy ne le fassent, sans qu’on s’enquiere quelles personnes ce sont, et que presque toutes les nuicts il ne sorte, et n’aille voir la princesse Clotilde.
Soudain qu’il sceut mon arrivée, il m’envoya l’un des siens, qui me conduisit par un degré secret dans son cabinet, où incontinent apres il arriva, et me receut avec un si bon visage, et avec tant de caresses, qu’il fit bien paroistre que ma veue luy estoit agreable. Et il faut que j’advoue que la premiere chose qu’il me manda, comme se portoit le prince son frere; mais la seconde, et sans s’arrester gueres à l’autre, fut des nouvelles de la belle Dorinde, me faisant sur ce poinct de si particulieres demandes, que je cogneus bien que sa bouche parloit de l’abondance de son coeur. Mais quelque temps apres, se reprenant: Seigneur chevalier, me dit-il, excusez ma passion; si je suis si curieux, car j’ayme cette fille plus que ma vie. Dorinde à ce mot rougit, et se mit la main sur les yeux. Non non, reprit Leontidas, ne rougissez point, belle dame, de ce que je dis, car veritablement il a plus d’amour pour vous, que les paroles ne sçauroient tesmoigner. Et puis continua: Le prince donc, s’estant excusé de cette sorte, me demanda, madame, comme vous vous portiez, et ensemble m’offrit de m’assister en tout ce qui seroit de vostre service, car, disoit-il, j’y suis obligé pour son merite, et plus estroitement,encore pour les faveurs qu’elle a faites à Dorinde, ainsi que j’ay sceu par l’un des archers de Clorante qui suivit le prince mon frere, feignant d’estre des siens jusques dans la ville de Marcilly, vid Dorinde, et l’honneur que la Nymphe luy faisoit, et incontinent, le plus viste qu’il put, le vint rapporter au roy qui, sur ces nouvelles, a depesché Alerante vers la Nymphe, avec la plus impertinente ambassade que jamais roy ait fait faire à une telle princesse.
Sur ce discours, je luy presentay vos lettres, madame, et celles du prince. Et parce qu’il n’en voyoit point de Dorinde, je le vis [735/736] un peu estonné et froid, qui me fit luy dire en sousriant, et lui presentant celle qu’elle luy escrivoit: Je gardois, seigneur, cellecy pour vous la presenter à loisir, m’asseurant qu’elle ne traitte point d’affaire d’Estat. Luy alors, la prenant et la recognoissant, il la baisa deux ou trois fois, et me dit: Tant s’en faut, celle-cy seule traitte du vray estat de mes affaires. Et l’ouvrant avec une curiosité extréme, il leut qu’elle estoit telle.
LETTRE DE DORINDE
AU PRINCE SIGISMOND
Aurez-vous agreable ce tesmoignage du souvenir que Dorinde a du prince Sigismond? Si je me remets devant les yeux d’avoir esté abandonnée seule à la mercy de toute sorte d’outrage, je croiray que non; si j’adjouste foy aux paroles du prince vostre frere, je croiray que si; mais si je me represente de quelle façon tous les hommes jusques icy m’ont traittée, ô que je perdray bien-tost cette creance
Que faut-il donc que nous fassions, ô Dorinde, pour ne démentir le jugement que nous avons fait de ce grand prince? Croybns qu’il n’est point trompeur, et qu’il nous ayme, et continuons de mesme à l’honnorer, aymer et servir, afin que, s’il manque envers nous, il n’ait point d’excuse, ny envers les dieux, ny envers les hommes.
C’est donc en cette resolution que je vous assure, seigneur, que je ne seray plus Dorinde, quand je ne seray plus à vous.
O Dorinde, dit-il incontinent, apres qu’il l’eut leue, ô Dorinde ! que vous avez raison de vous douloir de moy, et que j’en ay de me plaindre de la Fortune. Et sur ce mot, se tournant vers moy: Seigneur chevalier, me dit-il, avez-vous jamais rien aymé ? Et me voyant sous-rire, sans luy respondre: Si vous avez aymé, continua-t’il, je ne vous fait point d’excuse des transports de mon affection, mais si jusques icy vous avez esté exempt de cette passion, je vous conjure d’attendre à faire jugement de ce que vous voyez en moy, jusqu’à ce que vous deveniez amant; et alors je vous donne congé d’en dire tout ce qu’il vous plaira. Je cognus bien à ces paroles, que, sans traiter d’autres affaires avec luy, il falloit vuider celles de Dorinde; c’est pourquoy je luy respondis: Je ne suis pas, seigneur, si ignorant de cette passion, que je ne sçache [736/737] bien qu’il n’y en a point une plus grande, ny une plus juste: plus juste, d’autant qu’il n’y a rien de plus equitable que d’aymer ce qui est aymable, et plus grand, parce que la nature et la volonté nous y portent entierement. Et c’est pourquoy non seulement je me suis chargé de la lettre de la belle Dorinde, que je vous ay rendue, mais de plus, d’un present que le prince vostre frere vous envoye, et qui, je m’assure, ne vous sera point desagreable. Et lors, m’approchant de la porte, je me fis donner le portrait de Dorinde, que j’avois commandé à un des miens d’apporter.
Lors que je le luy despliay, c’est la verité, madame, qu’au. commencement, il demeura les yeux colez dessus, si ravy, qu’il sembloit qu’il ne se souvinst d’autre chose. En fin, revenant en luy-mesme, et considerant la peine que j’avois de tenir les bras haussez pour le luy faire voir, parce que nous estions seuls dans son cabinet, il entra en quelque consideration; et toutesfois, en faisant ses excuses, il ne pouvoit se lasser de la regarder et de la louer. Mais lors que, long-temps apres l’avoir contemplée, il jetta les yeux sur son habit de bergere: O, s’escria-t’il, que d’envie cette bergere donne aux autres bergeres die Lignon ! – Il est vray, interrompis-je, et c’est pourquoy, seigneur, je pense qu’elle y a demeuré si peu de temps, et qu’elle est venue parmy les nymphes d’Amasis, où, quoy que vestue en bergere, elle paroist comme une Diane parmy le choeur des autres nymphes.
Sur ce poinct il me commanda de luy raconter par le menu toute la fortune de Dorinde, et par quel bon demon elle avoit esté conduitte et conseillée de se retirer vers Amasis; pour à quoy satisfaire, je luy dis tout ce que j’en avois appris par sa bouche mesme, et par celle de Merindor et de Periandre. Et je pris garde que, quand je luy racontois les frayeurs qu’elle avoit eues prés du pont où Darinée l’avoit laissée, il souspira diverses fois, comme regrettant de n’avoir pas esté auprés d’elle. Mais quand il ouyt la cruauté avec laquelle Clorante l’avoit fait prendre, et en quel estat elle estoit quand Merindor, Periandre et Bellimarte y survindrent: Ah ! cruel pere, s’escria-t’il, est-il possible que tu ayes des yeux, et les ayant, que tu ayes pu voir Dorinde, et ordonner qu’il luy fust fait un si grand outrage ? En fin, quand il sceut la mort de Bellimarte: Cher amy, dit-il, ne plains point la vie que tu as perdue, et assure-toy que nous te portons tous envie de l’avoir sibien employée. Bref, madame, ce prince ressentoit de sorte tout [737/738] ce qui touchoit cette belle dame, que je crois assurément que jamais personne n’a sceu bien aymer que luy.
Mais pour abreger, ayant satisfait à sa curiosité de ce costé, au mieux qu’il me fut possible, il ouvrit les autres que je luy avois données. Et parce qu’elles n’estoient que de creance, je luy dis ce que vous m’aviez commandé de luy faire entendre, et particulierement le plaisir que vous receviez de voir Dorinde en lieu où vous la pouviez servir à sa consideration, ce que vous l’assuriez de faire, et de la tenir aussi chere que Galathée mesme. Je luy racontay tout ce que le prince son frere avoit fait, et quelle part il prenoit en tout ce qui le touchoit.
Bref, je n’oubliay, ce me semble, chose qui m’eust esté commandée, ausquelles il respondit avec des remerciemens infinis et tels que je cognoissois, presque à chacune de ses paroles, la grande obligation où vous l’aviez mis en la personne de Dorinde. Mais quand je luy fis entendre le dessein du roy Gondebaut à rendre seigneur de cet Estat Polemas, et mesmes les lettres qu’il en escrivoit par Clorante, dans lesquelles il luy donnoit advis de la mort du prince Clidaman, et le convioit à prendre les armes, luy offrant toute ayde et toute faveur: Je jure, dit-il alors, que mettant sous les pieds le respect que le fils doit à son pere, tant que je vivray, je ne souffriray point que cet outrage soit fait à une telle princesse. Jusques-là je me comporteray avec douceur, mais s’il arme, j’osteray le voile à mes actions, et me declareray pour la Nymphe avec tous mes amis et confederez, car le tiltre de chevalier que nous portons, nous oblige à cette defence, outre les particuliers interests que j’y ay. Et en suitte de ce propos, il me dit les intelligences qu’il avoit avec les ducs et les comtes de la haute et basse Bourgogne, (c’est ainsi qu’il nomme toutes ces provinces qui sont d’un costé et d’autre de l’Arar), me monstra les grandes forces qu’il tireroit des Heduois et des Allobroges, et bref m’assura qu’il traineroit tousjours apres luy les deux tiers des gens de guerre qui estoient dans le royaume de son pere, et que, du reste, ce qui ne le suivroit point ne prendroit pas pour le moins les armes contre luy.
Apres, je luy fis entendre les lettres que, pour couverture de mon voyage, vous m’aviez donnez adressantes au roy, et luy fis entendre la charge que j’avois, de me resjouir en vostre nom de la venue du prince Godomar en ce lieu, où vous taschiez de luy faire toute sorte de service pour son merite et pour le respect du roy, [738/739] sans faire semblant de sçavoir nul mal entendu qui fust entr’eux; dont au commencement il se mit à rire, et me dit que l’excuse estoit bonne, mais que Gondebaut ne la recevroit pas pour telle, et que, pour cette occasion, il estoit d’advis que je recachetasse la lettre que vous luy escriviez, et que je fisse semblant de n’avoir encore point parlé à luy, mais que j’en demandasse l’audience: Je m’asseure, disoit-il, qu’il ne la vous permettra point, et qu’au contraire il mettra garde en vostre logis, comme au mien, afin que vous ne me puissiez voir, si bien que, pour certain, il vous contraindra de partir sans parler à moy. Mais pour le prevenir, ayez icy un peu de patience, et dés à cette heure, je vous vay donner responce.
Et incontinent mettant la main à la plume, il me la donna, et puis me chargea de vous dire que l’obligation en laquelle et vous et le prince son frere l’aviez mis, luy estoit si sensible qu’il n’auroit jamais un entier contentement qu’il ne s’en fust en quelque sorte acquité; et que, cependant, je vous asseurasse qu’aussi-tost que Polemas se mettroit aux champs, il en feroit faire de mesme à ses amis, sans que ce fust en son nom, mais sous pretexte qu’ils voulaient assister le prince son frere. Que si le roy marchoit ou faisait marcher ses armées pour Polemas, alors il prendroit tout ouvertement les armes, et y viendroit en personne, estant resolu de mourir ou de vous defendre contre toutes les puissances de la terre. Et quant à Dorinde, obligez-moy de luy dire que je suis beaucoup plus à elle qu’elle-mesme, et que, si je ne me fais tort, elle en aura toutes les asseurances qu’elle peut desirer.
Or, madame, m’estant ainsi separé du prince, je me retiray en mon logis, avec une si bonne fortune, que ny allant ny revenant, je ne fus veu de personne. Mais, le lendemain, aussi-tost que j’eus fait entendre à Gondebaut que je le venois trouver de vostre part, il entra en une si grande passion, que, sortant hors des termes de toute façon de traitter avec les estrangers, il me fit commander que, sur peine de la vie, je sortisse dans une heure hors de la ville de Lyon, et en mesme temps fit remplir mon logis d’archers et de couteliers de ses gardes, tout ainsi que le prince Sigismond avoit desjà bien preveu. Je respondis à celuy qui me vint faire ce message de sa part, que j’appellois les dieux tutelaires du pays pour tesmoins du tort que le roy faisoit en violant le droit des gens, afin que, s’il en arrivoit quelque mal, celuy en qui estoit coulpable en receust seul le chastiment. Et voyant que le sujet principal de [739/740] mon voyage ne me pouvoit point faire opiniastrer davantage en ce lieu, puisque j’avois parlé au prince Sigismond, je montay à cheval et m’en suis venu en la plus grande diligence que j’ay peu pour me jetter en cette ville, le bruit estant espandu par toute la province que Polemas la vient assieger avec plus de trente mille hommes.
A ce mot, Leontidas se teut, et mettant à part les lettres du prince Sigismond, les presenta à la Nymphe, au prince Godomar et à Dorinde. Et parce que celle-cy ne desiroit pas tant de tesmoins en lisant sa lettre, elle se retira dans la chambre de Daphnide, cependant que, sur l’advis de Leontidas, on fut d’opinion d’envoyer vers Lindamor, pour luy faire entendre qu’il eust à se garder du roy Gondebaut, et à s’asseurer du prince Sigismond, comme aussi si, de fortune, son retour s’adressoit par les Pictes ou par les Boyens, il recueillist avec luy tous ceux que la reyne Argire et Rosileon luy donneroient. Et cherchant qui seroit propre à ce voyage, Galathée, se souvenant que Leonide luy avoit parlé depuis peu de Fleurial, elle le proposa comme celuy qui pouvoit aller par tout sans soupçon, et qui en avoit desjà fait autrefois le chemin. Et chacun l’ayant trouvé bon, sa despesche fut incontinent faite, et le soir mesme il partit, ayant esté bien instruit de tout ce qu’il avoit à faire, et sur tout qu’en revenant il cachast de sorte ses lettres que, si de fortune, il estoit pris par ceux de Polemas, elles ne fussent point trouvées.
Cependant Dorinde, retirée en un coing de la chambre de Daphnide, avec une bougie en la main, pleine de contentement pour les nouvelles que Leontidas luy avoit apportées, s’en alloit descachetant la lettre que Sigismond luy escrivoit, et ne pouvoit assez s’asseurer en son ame de la mauvaise opinion qu’elle avoit eue de luy, puis qu’elle avoit tant de tesmoignages de la continuation de sa bonne volonté par le rapport de tant de personnes. Et cette pensée l’occupoit de sorte que, ne pensant point à ce qu’elle faisoit, elle plioit quelquefois la lettre au lieu de la desployer. En fin, revenant en elle-mesme, elle l’ouvrit, et leut qu’elle estoit telle. [740/741]
LETTRE DU PRINCE SIGISMOND
A DORINDE
J’advoue, ma belle fille, que Dorinde a eu des ennuis et des desplaisirs, mais je nie bien, qu’ils ayent esté plus grands ny plus sensibles que les miens. Je ne veux point d’excuse, ny envers les dieux, ny envers les hommes, pour avoir manqué à l’affection que je vous aÿ promise: les dieux sçavent qu’elle est en mon ame toute pure et sans tache, et les hommes voyent que la tyrannique violence d’un pere, auquel je ne donne ce nom qu’à regret, m’a empesché de vous tenir compagnie. Peut-estre la doute que vous avez eue de moy vous pourroit bien mieux accuser d’une amour imparfaite, mais le Ciel ne vueille que j’aye cette pensée, car je suis tres-assuré que la grandeur de mon affection vous obligera tousjours à m’aymer.
Dorinde relut cette lettre diverses fois, et à chasque coup elle y remarquoit quelque nouveau. tesmoignage de l’amitié du prince Sigismond, ce qui la remplissoit de tant de contentement, qu’elle ne se pouvoit saouler de la lire. Et sans doute elle s’y fust amusée beaucoup plus longuement, si elle n’en eust esté divertie par Galathée qui venoit visiter Daphnide, pour luy raconter les nouvelles qu’elle avoit apprises par le retour de Leontidas, et aussi du soulevement et rebellion de Polemas, duquel on parloit alors tout ouvertement.
Mais cependant, Adamas qui avoit advertissement de tous costez des grandes troupes de Polemas, et de la diligence avec laquelle il se hastoit pour venir attaquer la Nymphe, sceut par ses espies que les machines de guerre sortoient de l’arcenal de Surieu, et que son armée commençoit à marcher, dequoy advertissant le prince, Alcidon et Damon, ils furent d’advis de faire sortir quelques gens de cheval, pour descouvrir et battre les chemins, et cependant d’ordonner les endroits à chacun où il avoit à combatre. Et d’autant qu’ils jugerent bien que d’abord il voudroit essayer de faire un effort, ils preparerent tout ce qui estoit necessaire pour le soustenir.
Mais Adamas qui ne se pouvoit imaginer que Polemas fust si outrecuidé de penser d’emporter cette place devant que d’y faire breche, si ce n’estoit sous l’esperance de quelque intelligence, le [741/742] leur fit entendre et en mesme temps proposa de changer tous les quartiers à ceux de la ville: Car, disoit-il, l’entreprise qu’il peut avoir, sera faite de longue main, et sur l’assurance que chacun defendra le quartier, qui de long-temps luy a esté donné en garde. Que si, sur la minuict, onles change, les traistres seront bien empeschez à seulement faire sçavoir à Polemas en quel endroit de la ville ils auront esté placez, et peut-estre, si nous y avons bien l’oeil, les recognoistrons-nous aussi-tost que luy. Chacun approuva ce conseil, et pour prevoir non seulement à cette fois, mais tant que le siege dureroit, à de semblables trahisons, il fut ordonné que, toutes les nuicts, les quartiers seroient changez de mesme. Et d’autant qu’on nese doutoit que de ceux de la ville, ils resolurent que les murailles et lesportes ne seroient gardées que par les trouppes estrangeres, et que ceux de la ville demeureroient en gros dans les places, pour secourir en cas de necessité les endroits qui en auroient besoin; ordre qui sauva à ce coup la ville, parce que Meronte, à qui la garde d’une porte avoit esté commise, avoit promis de la tenir ouverte quand Polemas feroit l’attaque generale.
Toute la nuict donc fut employée à changer les gardes d’un lieu en un autre, et environ une heure devant jour, les gens de cheval qu’Alcidon avoit envoyez du costé de l’ennemy, commencerent d’ouyr le bruit de l’armée, et de voir les feux de ceux qui conduisoient les machines, car la nuict estant fort obscure sur le matin, à cause d’une espaisse nuée qui couvroit la lune, ils avoient esté contraints d’allumer quelques pailles et quelques chanvres rompus, pour esclairer aux chariots. Alcandre qui avoit eu la charge de conduire ces gens de cheval, quoy qu’assuré de la venue de l’armée, ne voulut point s’en retourner sans en apporter de plus assurées nouvelles; et toutesfois, jugeant estre necessaire de le faire sçavoir au prince Godomar, il donna charge à son frere de s’en retourner avec sept ou huict chevaux, pour luy faire entendre ce qu’ils avoient veu et ouy. Et luy, continuant son chemin avec environ cinquante archers, s’alla mettre dans de vieilles mazures qui estoient assez pres du chemin, où à peine estoit-il bien logé et les sentinelles posées que la pointe du jour parut. Il avoit ordonné à sept ou huict des siens de se tenir sur le chemin, et en mesme temps qu’ils descouvriroient. les coureurs de l’armée, qu’ils fissent semblant de se retirer avec effroy du costé de la ville, pour leur donner sujet de les suivre en desordre. Et il advint que, sur la pointe du jour, les premiers commencerent de paroistre, qui, [742/743] descouvrans ceux qu’Alcandre avoit mis sur le chemin, ne manquerent de les presser. Et d’autant que c’estoit en lieu descouvert, et qu’ils ne voyoient en toute la campagne que ces sept ou huict personnes, ils les poursuivirent à toute bride, et avec assez de confusion, comme il estoit impossible autrement, pour l’extréme desir qu’ils avoient d’estre les premiers à se signaler. Environ cent chevaux passerent donc en ce desordre auprés du lieu où estoit Alcandre, qui incontinent sortant de son embusche, les chargea si furieusement que, trouvant leurs chevaux à moitié hors d’haleine, et eux surpris tant inesperément, ils ne rendirent pas beaucoup de combat, car en moins de rien ils furent desfaits, de sorte qu’à peine trois ou quatre des mieux montez se sauverent; tout le reste fut tué oupris. Il est vray que ce fut à Alcandre à se retirer promptement, car presque en mesme temps trois gros suivant ces coureurs, le pousserent jusques auprés de la porte, où il fut receu par Damon avec un extréme contentement. Mais ils n’eurent pas beaucoup de loisir de se caresser, car il fallut que chacun courust à la defence, d’autant que tout le gros de l’armée parut.
Alcidon vouloit sortir avec les gens de cheval qu’il avoit, mais le prince, à la supplication d’Adamas, ne voulut le luy permettre, d’autant que, n’estans pas bien asseurez du dedans, à cause des intelligences qu’ils craignoient, il n’y avoit pas apparence de sortir avec les gens de cheval qui estoient leur plus grande asseurance. Alcidon, pour ne point desobeyr, se contenta de se mettre aux lieux qui luy avoient esté assignez, pour soustenir l’effort qu’ils prevoyoient devoir estre grand. Pelodonte estoit desjà arrivé avec les gens de cheval, et, attendant que les gens de pied fussent venus, il avoit fait mettre pied à terre à quelques archers pour commencer les approches; mais ceux de la ville sortans par le commandement de Damon, et sous la conduite de Lucindor, les repousserent de sorte que, s’ils n’eussent esté soustenus de leurs gens de cheval, ils eussent esté aussi mal-traictez que les coureurs. En fin les trois corps de l’armée estant arrivez, ce fut à ceux de la ville de se mettre en defence.
Marcilly est situé de telle sorte que du costé de Mont-verdun et d’Isoure, il a la plaine, et de Cousans, les montagnes; Il est vray que le chasteau, qui est sur l’un des bouts de la ville, luy sert de rempart tres-assuré du costé de la montagne, estant de telle sorte eslevé que l’accez de ce costé-là est impossible, car, outre que le [743/744] rocher sur lequel il est assis est escarpé comme une tres-profonde muraille, encore un torrent qui passe entre la montagne et le chasteau, et qui luy sert de fossé, le rend du tout inaccessible. Les advenues de tous les autres endroits sont tres-belles: il est vray que les fossez y sont profonds, et les murailles bien flanquées de tours assez voisines.
D’abord que Polemas fut arrivé, d’autant qu’il ne luy estoit pas necessaire de recognoistre la place, y ayant long-temps qu’il sçavoit quelle elle estoit, on vid toute son infanterie faire comme une demy lune tout à l’entour de la ville, puis par derriere, une autre des gens de cheval qui, marchans au petit pas, vindrent joindre l’un des bouts, où commençoit le chasteau, et l’autre, où finissoit le precipice du torrent, s’approchant ainsi des murailles jusques à la portée du traict. Et lors, faisant tirer les frondes et les cranequiniers, c’est ainsi qu’ils nommoient les arbaletiers à cause des cranequins, qui estoit une sorte de bandage ainsi appellée, ils couvrirent les creneaux et les defences d’une nuée de pierres et de traicts.
Cependant, donnant passage aux machines, ils jetterent en divers endroits dans les fossez, car il n’y avoit point d’eau, ces grandes clayes, cousues à de grandes poutres, qu’ils nommoient du nom de tortue; et parce que le fossé estoit plus profond que la hauteur de ces machines, ils en roulerent d’autres par dessus, jusques à ce qu’elles furent à l’esgal de la douve du fossé. Et lors, apportant diverses eschelles, et les passant sur ces clayes, en borderent de tous costez, et tout en un temps, les murailles; mais ce qui fut admirable, toutes ces choses se firent avec une si grande promptitude, qu’à peine ceux qui estoient aux defences eurent-ils le loisir de se presenter aux creneaux, qu’ils virent les crochets des eschelles de cuir et de cordage agraffez sur les murailles, et en mesme temps les ennemis qui montoient. D’autre costé les colomnes ou grues eslevoient desjà leurs paniers pleins d’hommes, pour estre posez sur les murs, et les sambuques en divers lieux, qui venoient desjà à la hauteur de la muraille, commençoient d’abbattre leurs ponts; ce qui d’abord estonna ceux de dedans, parce qu’ils estoient attaquez tout à coup de tant de costez, que les uns ne pouvoient secourir les autres, ayant chacun assez à faire pour soy-mesme. Cependant Polemas alloit tout à l’entour, donnant courage aux siens, et. regardant si Meronte luy ouvriroit la porte, comme il luy avoit promis. [744/745]
Ceux de dedans en fin reprenans un peu leurs esprits, s’opposoient courageusement à ce furieux effort, renversans les uns avec des halebardes, d’autres à coups de masse; mais l’opiniastreté des assaillans estoit telle, que les uns n’estoient pas si-tost abbatus, que d’autres prenoient soudain leurs places. En fin ceux de dedans s’adviserent de se servir de grandes faux attachées à des manches assez longs, avec lesquelles ils couperent les cordages des tolonnes et des sambuques; et parce que c’estoient les machines qui les pressoient le plus, il sembla que cette invention leur fut un petit de relache.
Mais Polemas qui vouloit faire voir à Alerante la valeur de son armée, et quel estat son roy en devoit faire, faisant joindre d’autres clayes aux premieres, au lieu que les premieres machines ne tenoient de large que vingt-cinq pieds, il en fit joindre autres trois de front, de sorte qu’on abordoit la muraille, comme sur un pont large de cent pieds. Et en mesme temps, faisant partir mille six cens hommes portans des rondaches nommez pavois, il les fit ranger quarante de front et autant de hauteur, si bien qu’ils faisoient comme un bataillon carré. Ces gens avoient esté choisis dans toute l’armée pour les plus grands et les plus forts; les premiers avoient leurs rondaches devant eux, ceux des costez sur le dehors, et les autres sur leurs testes, de sorte que les faisans bien joindre ensemble et s’entrelassans les bras les uns dans les autres pour se fortifier, ils marchoient tous en un temps, et sembloient n’estre tous qu’un seul corps; ce qu’ils nommoient tortue pour la ressemblance que cette sorte de bataillon avoit avec cet animal. Or ces solduriers ainsi serrez et sans rompre leur ordre, paserent sur ces clayes et vindrent aborder la muraille, mais ils ne s’y furent pas plustost r’afermis, qu’une autre troupe, mais de mille hommes seulement, les suivit incontinent apres, qui, montans par-dessus les premiers et marchans sur leurs pavois, formerent une autre tortue, sur laquelle une troisiesme monta, de quatre cens hommes, formant leur troisiesme bataillon de vingt hommes, qui alors se trouvant presque à la hauteur du mur, ayans porté de petites eschelles, vindrent facilement aux mains avec ceux qui estoient à la defence, cependant que la couronne qui environnoit la ville ne cessoit de tirer pierres et fleches à ceux qui paroissoient sur les tours et aux creneaux.
Ce fut bien à cet effort que la ville faillit d’estre forcée, et n’eust esté que Baron y survint, il eust esté impossible qu’ils eussent [745/746] fait longue resistance. Mais à son abord il donna courage aux siens et frayeur aux ennemis par les grands coups qu’il donnoit, outre que faisant apporter quantité d’huyle bouillante, de bitume fondu, il leur en fit jetter dessus avec quantité de feux artificiels, ausquels ne pouvans resister, et ceux de dessous commençans à se lasser, on vid que quelques-uns, feignans d’estre blessez, commençoient à se retirer, dequoy s’appercevant le prince Godomar, qui estoit aussi accouru en ce lieu, il fit ouvrir une porte secrette, de laquelle faisant sortir deux cens solduriers sous la conduite de Ligdamon, et ceux-cy soustenus d’autant, leur fit mettre du feu artificiel aux clayes qui soustenoient ces tortues, et qui s’allumerent si promptement, que la plus grande partie de ceux qui estoient dessous en furent engloutis et perdus, et le reste s’enfuyt plustost qu’il ne se retira.
Ce fut bien en ce desordre que ceux que Godomar avoit jettez dans le fossé firent un grand carnage, car la peur estant entrée dans le cœur de tous ceux de Polemas, ils ne faisoient plus aucune defence, mais abandonnans les machines, et leurs armes mesmes, ils se mettoient en desroute, si bien que ceux de la ville eurent telle commodité qu’ils voulurent de brusler les clayes, les sambuques, les tolonnes et toutes les autres machines.
Polemas qui voyoit tuer et brusler les siens sans les pouvoir secourir, car alors le fossé estoit tout en feu, despitoit contre le Ciel, et contre la fortune qui avoit si mal favorisé le commencement de son entreprise, et il estoit tellement en colere d’avoir esté ainsi repoussé en la presence d’Alerante que, s’il n’eust esté si tard, sans doute il estoit homme pour faire essayer encore un second effort. Mais tous ceux de son conseil qui se trouverent pres de luy, furent d’advis de le remettre au lendemain, que le feu du fossé seroit esteint, et que les solduriers se seroient reposez; qu’à l’heure il estoit tard, et qu’il estoit necessaire de se loger et de se mettre en estat que ceux de dedans ne leur pussent nuire. L’armée donc, s’estant retirée de deux ou trois mille pas, se campa pour cette nuict sur le haut d’une coline, dont l’assiette advantageuse les tenoit assez assurez; et toutesfois ils ne laisserent de s’enfermer de paux, n’ayans pour lors le loisir de faire des fossez, outre que ne sentant point d’armée pres d’eux suffisante de les attaquer, ils se contenterent de ce peu de fortification pour une nuict.
Cependant ceux qui avoyent esté envoyez sur les rives de [746/747]Lignon, pour se saisir d’Alexis, furent conduits par celuy qui les guidoit dans un petit bocage proche de la maison d’Astrée, où se cachans, ils attendirent qu’il fust jour. O que si ces arbres eussent pu se plaindre, qu’ils eussent avec beaucoup de raison regretté le changement qu’ils voyoient ! car eux qui n’estoient autrefois que les douces cachettes de quelques honnestes larcins d’amour, et qui n’avoient accoustumé que d’ouyr les ardantes plaintes, les petites quereles, et les agreables paix des amants, ou leurs amoureuses entreprises, estoient maintenant une retraite de voleurs, et de ravisseurs inhumains.
De fortune, ce matin, Celadon s’estoit esveillé de bonne heure et, comme il avoit accoustumé de faire bien souvent, il avoit pris les habits d’Astrée, avec lesquels, apres l’avoir considerée quelque temps dans le lict avec Diane et Phillis, et voyant qu’elle dormoit d’un doux sommeil, ne la voulant point esveiller, s’en alla promener dans le petit bois de Coudres, qui estoit assez prés de la, pour entretenir ses ordinaires pensées. Ceux qui estoient cachez dans le prochain bocage le virent bien sortir, mais pensans que ce fust Astrée, à cause qu’il en avoit les habits, ils ne s’esmeurent point, et se tindrent cachez le mieux qu’ils purent, s’assurant bien qu’Alexis ne tarderoit pas de la suivre, en quoy ils ne furent pas trompez, car Astrée s’esveillant tout à coup, et voyant les fenestres ouvertes, et qu’Alexis n’estoit plus dans le lict ny dans la chambre: Mes compagnes, dit-elle en les esveillant, nous sommes trop paresseuses, Alexis est desja levée, et est allée se promener sans nous. Et à ce mot, se jettant à bas du lict, prit les habits de druide, desquels elle avoit tant accoustumé de se vestir, qu’elle ne les trouvoit plus estranges. Le desir qu’elle avoit d’estre bien tost avec la druide, la fit habiller en si grande diligence, qu’elle sortit de la chambre que ses compagnes n’estoient pas encore à moitié vestues; et s’assurant bien de trouver Alexis dans le bois de Coudres, car c’estoit le lieu où elle se plaisoit le mieux, elle s’y en alla au grand pas. Mais à peine mit-elle le pied hors du logis, que ceux qui l’attendoient la descouvrirent; et de peur qu’elle se remist à la maison, et qu’ils n’eussent de la peine à l’y trouver, ils la laisserent un peu esloigner, et puis tout à coup accoururent vers elle, l’environnant de tous costez, et deux ou trois sautans en terre la saisirent, et quelque resistance qu’elle sceut faire, la mirent devant un des leurs qui, la recevant en ses bras, l’emporta, bien qu’elle pleurast, et qu’elle criast au secours. [747/748] Grand fut l’estonnement, et tres-grande la desolation de cette fille, se voyant enlever de cette sorte, mais beaucoup plus grand fut l’estonnement, et plus grande encore fut la desolation de Celadon, estant accouru sur le lieu au bruit et au tumulte que les bergers qui s’estoient assemblez, faisoient pour tel accident. Mais parce que tous esperdus ils ne faisoient que crier et pleurer, sans s’esmouvoir à luy donner du secours, ny sçavoir à quoy se resoudre, il s’enquit de quel costé ces ravisseurs avoient passé, et ayant appris leur chemin, il se mit à courre apres, sans sçavoir luy-mesme ce qu’il vouloit faire, sinon mourir aupres d’Astrée. Il se mit donc sur le train de leurs chevaux, semblant plustost une furieuse baccante qu’une bergere de Lignon, criant, ou plustost hurlant apres ces ravisseurs, et demandant secours aux dieux, aux hommes, aux animaux, à la riviere de Lignon, aux arbres, aux rochers, et bref, à toutes les choses qu’il rencontroit ou qui luy venoient en la pensée. Mais ce fut en vain, car ces archers ayans ce qu’ils desiroient, s’en alloient au plus grand train de leurs chevaux, et pensans que Polemas seroit encore à Surieu, ils en prirent le chemin. Mais lors qu’ils en furent fort pres, ils sceurent qu’il estoit autour de Marcilly, ce qui leur fit reprendre le chemin qu’ils avoient laissé; et de fortune ils arriverent, lors que Polemas, ayant fait loger son armée, escoutoit Ligonias et Peledonte, qui luy faisoient entendre la grande perte d’hommes qu’il avoit faite en cet effort, le nombre des morts montant à plus de deux mille, et des blessez autant pour le moins. Et lors qu’il estoit en la plus grande violence de sa colere, ces archers luy presenterent Astrée, sous les habits d’Alexis. D’abord qu’on le luy dit-il en fit une grande resjouyssance, et la faisant conduire en sa presence, peu s’en fallut que d’abord il ne luy fist quelque outrage, tant il estoit transporté de courroux; mais elle, se tenant un peu loing, et avec beaucoup d’humilité, la honte d’offencer une fille l’en empescha, mesme en la presence d’Alerante, et des chevaliers qui estoient dans sa tente. L’ayant donc quelque temps regardée: Et bien ! luy dit-elle, fille du plus meschant pere qui fut jamais, à quelle occasion penses-tu que je t’aye fait conduire icy ? – Mal-aisément, respondit-elle, en relevant les yeux doucement contre luy, le pourrois-je sçavoir.
O grande puissance de la beauté ! Ce Polemas, qui brusloit tout de colere, qui ne respiroit que le sang et la mort de cette fille, n’est pas plustost touché d’un rayon de ses yeux que, comme la neige se fond au soleil, il sent amolir sa cruauté et adoucir sa [748/749] rage; et toutesfois, resistant un peu à ce premier coup: O fille miserable, reprit-il, pour estre née d’un pere indigne d’un tel enfant ! Demain je veux que ton corps serve de mantelet et d’espaulier à mon armée, car te faisant attacher à la pointe de diverses picques, je te veux opposer aux coups de ces meschans qui sont dans cette ville rebelle, et veux que ce soit toy qui ailles en cet estat, un flambeau dans la main, mettre le feu à leur porte. – Seigneur, respondit Astrée, si j’ay failly, que les dieux m’abandonnent; si je suis innocente, qu’ils me deffendent. Et à ce mot, les larmes luy vindrent aux yeux, qui toucherent de compassion non seulement Polemas, mais tous ceux qui la veirent. Toutes-fois, feignant le contraire: Si ces larmes, dit-il, peuvent amolir Adamas, en sorte qu’il vueille nous ouvrir les portes, elles te serviront de quelque chose, autrement, asseure-toy qu’elles te seront inutiles.
Astrée alors recognut bien qu’on l’avoit prise pour Alexis, et quoy qu’elle vid sa mort asseurée, si elle ne les desabusoit, si esleut-elle de mourir plustost que de se descouvrir, esperant que par ce moyen elle sauveroit la vie à Alexis, qui autrement seroit sans doute prise, et mise en sa place. Le desir donc de mourir pour elle luy fit dire: Je voudrois, seigneur, que mon pere ne vous eust point donné d’occasion de luy vouloir mal, mais de penser que la consideration de ma vie ou de ma mort luy fasse faire quelque chose contre son devoir, ou contre sa deliberation, c’est se tromper infiniment, car que luy peut-il importer que je meure ou que je vive ? Vous sçavez, seigneur, que nous qui sommes comme jettées hors du monde, ne servons d’ordinaire que d’empeschement à nos parens. – Nous verrons, respondit Polemas, ce qui en sera, mais s’il est ainsi, il peut dés à cette heure s’asseurer de n’avoir plus de fille. – La perte, reprit Astrée, de laquelle vous le menacez ne luy sera guere sensible.
A ce mot Polemas commanda quelle fust mise en seure garde jusqu’à ce que Silvie fust arrivée, et qu’apres, elles fussent liées ensemble, parce que le lendemain elles courroient une mesme fortune. Mais à peine avoit-il fait ce commandement, qu’on luy amena une bergere qui desiroit de parler à luy. Aussi-tost qu’Astrée la vid, elle recogneut que c’estoit Alexis, vestue de ses habits, O quel tressaut fut celuy qu’elle receut ! Car, sçachant bien que tout le mal qu’on luy vouloit faire n’estoit que d’autant qu’on la croyoit estre fille d’Adamas, elle eut peur que, si Alexis estoit recogneue, [749/750] ce ne fust sur elle que tout le mal vinst à tomber; et pour luy en donner quelque advis: O belle bergere ! luy dit-elle, quel destin te conduit en ce lieu, où on ne cherche que moy, comme fille d’Adamas ? – C’est, respondit Alexis, veritablement mon destin, mais le meilleur que j’eus jamais, ô Astrée, qui m’ameine en ce lieu pour desabuser ceux qui te prennent pour moy. – O Alexis ! s’escria Astrée, et quel est ton dessein de vouloir innocemment te sacrifier pour une autre ?
Alexis, sans luy respondre, et se tournant vers Polemas qui les oyoit, mais qui ne comprenoit pas ce qu’elles disoient: Seigneur, luy dit-elle, vous voyez que je suis toute en eau; c’est pour la haste que j’ay eue de vous oster de l’erreur où vous estes. – Et de quelle erreur, dit-il, ô bergere ! veux-tu parler ? – De celle, repliqua-t’elle, où vous peuvent avoir mis ceux qui vous ont amené cette bergere, dit-elle, luy monstrant Astrée, pour moy qui suis la fille d’Adamas. – Et quoy ? adjousta Polemas, est-ce toy qui es la fille de ce meschant homme ? – Seigneur, respondit-elle, si vous appellez Adamas meschant, je suis sans doute fille de celuy que vous nommez ainsi. – Seigneur, interrompit Astrée, ne la croyez pas, quelque maladie d’esprit la fait parler de cette sorte. Elle est Astrée, fille. d’Alcé et d’Hypolite, et moy, je suis fille du grand druide Adamas, et de fait, vous voyez quels habits elle porte, et de quels je suis revestue.
Et parce que ceux qui les oyoient disputer, et qui avoient commencé de lier les mains d’Astrée s’arrestoient, elle leur tendoit les siennes, et disoit: Non non, seigneur, liez moy seulement, car je vous assure que je suis la druide Alexis. Au contraire Alexis s’y opposoit: Seigneur, s’escrioit-elle, en esloignant les mains d’Astrée, et presentant les siennes aux liens, que ces habits ne vous deçoivent pas ce matin; comme nous avons desja fait plusieurs fois, nous les avons changez pour passe temps. Et considerez que cette fille est trop jeune, pour avoir demeuré si long-temps aux Carnutes comme j’ay fait; que s’il vous plaist de leur demander des particularitez des filles druides, quelle cognoissance elle y a, et quels sont les statuts de ces vierges, je m’assure que ses responces vous feront cognoistre qu’elle s’attribue une qualité qui ne luy est point deue.
Polemas, et tous ceux qui estoient autour d’elles, demeurerent ravis d’ouyr cette dispute, en laquelle celle qui vaincroit devoit estre exposée à la mort. Et apres les avoir quelque temps consi-[750/751]derées toutes deux, et avec combien d’opiniastreté elles soustenoient leur cause, Polemas, les interrompant; Hé ! pauvres filles, leur dit-il, et de quoy disputez-vous ? Pensez-vous qu’en ce lieu on donne quelque grande recompense à celle qui de vous deux est Alexis, fille d’Adamas ? Vous estes trompées. Icy l’avantage qu’elle doit attendre n’est qu’une mort tres-assurée, car demain elle sera attachée à la pointe de nos picques, et avec un flambeau en la main, j’ordonne qu’elle aille mettre le feu à la porte de la ville, où elle ne peut esperer moins que de mourir, soit par leurs mains, ou par les nostres, si ce n’est que l’affection paternelle puisse tant sur l’ame de ce meschant, qu’il ouvre les portes, et nous laisse entrer. – Seigneur, dit alors Alexis, j’ay sceu ce que vous me dites, et la compassion que j’ay eue de cette bergere innocente, m’a fait haster de venir, de peur qu’elle souffrist la peine qui m’est deue. – Et pourquoy, adjouta Polemas, penses-tu qu’elle te soit deue ? – Parce, adjouta-t’elle, qu’on dit que l’enfant doit porter l’iniquité du pere. Et n’est-il pas raisonnable, si cela est, qu’estant Alexis, je souffre pour Adamas qui est mon pere, et non pas Astrée, qui est cette innocente bergere ? – Seigneur, interrompit Astrée, ces raisons qu’Astrée a dites me font opiniastrer à vous dire qu’elle n’est pas bien en son bon sens, et que c’est moy qui suis celle que mes habits descouvrent. Je vois desja les dieux assez irritez contre cette contrée, je ne voudrois pas que cette bergere, estant exposée innocemment à la mort, fust cause d’appesantir d’avantage leurs mains sur le Forests. C’est moy qui dois payer pour mon pere, et non pas toy, Astrée, qui ne luy touches en rien.
Alexis alors l’interrompant: Ah ! belle bergere, luy dit-elle, quelle erreur te seduit, et quelle manie te possede ? – Pourquoy veux-tu sans raison finir si tost tes beaux jours ? Conserve, conserve toy pour le bon heur de celuy qui te possedera, et pour la gloire du Forests, et l’honneur des rives de Lignon, et laisse-moy payer ce que je dois à la nature, comme fille d’Adamas, sans me vouloir ravir le bon heur que par cette mort je pretends. Seigneur, continua-t’elle, se tournant vers Polemas, vous estes bien assuré que de nous deux il n’y en a qu’une qui soit fille d’Adamas. Or, je vous jure, par le guy de l’an neuf, et par l’œuf salutaire des serpens, que cette bergere que vous voyez devant vous n’est point Alexis, fille d’Adamas, et que c’est Astrée. Renvoyez-la donc, seigneur, sans luy faire mal, et me retenez pour m’exposer à toutes les morts qu’il vous plaira. Pourriez-vous vous imaginer, qu’atten-[751/752]dant une mort assurée demain, je voulusse aujourd’huy estre si parjure et meschante ?
Astrée qui vid que Polemas se laissoit aller aux persuasions d’Alexis: Ah ! seigneur, interrompit-elle, se jettant à ses genoux, que les persuasions de cette fille ne vous fassent point faillir. Sçachez, seigneur, que, depuis la perte qu’elle a faitte de son pere et de sa mere, et qu’elle se laissa choir dans Lignon où elle faillit de se noyer, elle a tousjours eu le jugement mal rassis, si bien que quelquefois elle se figure d’estre non seulement une druide, comme maintenant elle fait, mais un berger, voire quelquefois un chevalier, et jure et fait des sermens extremes à ceux qui ne la veulent pas croire. Ayez pitié d’elle, seigneur, je vous supplie, et la renvoyez à son oncle Phocion qui, sans doute, la cherche partout, de peur qu’elle se soit allé jetter dans quelque estang, ou dans Lignon, comme elle eust fait, il y a longtemps, sans l’extreme soing qu’il a eu de la garder.
Cette dispute eust bien duré plus longuement, si Polemas, ayant opinion que ce differend tournoit à sa confusion, ne l’eust interrompue: Or bien, leur dit-il, c’est assez, je vous vay mettre d’accord. Et alors s’addressant à Alexis: Estes-vous, luy dit-il, Alexis, fille d’Adamas, le plus meschant homme de tous les hommes ? – Chacun, respondit-elle, me tient pour fille d’Adamas le grand Druide. Et puis, se tournant vers Astrée: Et vous, continua Polemas, estes-vous fille de cet Adamas ? – Je la suis assurément, respondit-elle, et demandez-le à ces habits que je porte. – Puis donc, reprit-il, que vous estes toutes deux filles de ce meschant homme, j’ordonne que vous soyez toutes deux traittées comme telles. Et, à ce mot, ayant commandé qu’elles fussent attachées ensemble, il les fit mettre sous bonne garde jusqu’au matin,
non pas toutesfois sans suivre de l’œil Astrée jusques hors de
sa chambre, et dire que c’estoit dommage qu’une si
belle fille eust un si meschant et si detestable pere.
Mais l’ambition qui est un monstre qui ne
peut souffrir de compagnon, aussi-tost
que Polemas la perdit de veue, luy
en fit oublier en mesme temps
tous les merites.
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