LA DERNIERE PARTIE D’ASTRÉE

LE QUATRIESME LIVRE

Aussi-tost que le jour parut, Ligonias partit, et Astrée s’esveilla; cette belle fille avoit encore couché ce soir-là dans la maison d’Adamas, par ce que, sans se faire une extreme violence, elle ne pouvoit perdre pour un seul moment la presence de sa chere Alexis; et bien que dans le logis du Druide elle eust tousjours eu sa chambre separée de celle de Celadon, ce luy estoit toutefois une consolation nompareille de s’imaginer qu’elle n’en estoit pas beaucoup esloignée, et qu’autre dieu que celuy du sommeil n’estoit capable de luy ravir son entretien. A peine eut-elle commencé d’ouvrir les yeux que se trouvant dans une extreme impatience de voir sa maitresse, elle s’habilla le plus promptement qu’elle put, et s’en alla d’abord en la chambre de Celadon, où elle entra sans faire que fort peu de bruit. Le berger qui ne dormoit pas prit garde à la discretion d’Astrée, et voyant qu’elle marchoit à petits pas, et fort lentement, il fit dessein de feindre de reposer, pour apprendre mieux quels seroient les mouvements de son ame. Il vid donc que sa bergere se vint jetter à genoux devant son lict et qu’elle le baisa deux ou trois fois; mais feignant que pour cela son sommeil n’en estoit pas moins profond, il ouyt qu’elle souspira assez hault et qu’elle dit: Helas! pourquoy ne m’est-il permis de donner ces baisers à celuy dont tu me representes l’image? Quoy, pour estre plus chauds et plus humides, en seroient-ils moins innocents?

A ce mot, elle se taisoit, puis reprenant la parole: Contentons-nous, adjoutoit-elle, avec un grand souspir, du peu de bien que le Ciel nous accorde, et puis qu’il nous est defendu de baiser Celadon [149/150] soubs ce visage, adorons au moins ce visage en memoire de Celadon. Disant cela, elle le baisa encore une fois, mais elle demeura si long-temps attachée sur ses levres que le berger se laissant transporter à l’excez de ce plaisir, ne put s’empescher de souspirer et d’ouvrir les yeux, dequoy Astrée s’estant apperceue : Pardonnez-moy, luy dit-elle, ma belle maistresse, si j’ay esté si indiscrette que de vous esveiller. Celadon alors, pour feindre mieux qu’il eut dormy: Je suis bien-aise, mon serviteur, luy dit-il, que vous ayez pris la peine de me visiter, mais dites-moy, continua-t’il, y a-t’il long-temps que vous estes entrée? – Fort peu, respondit Astrée, je meure si j’ay presque eu le loisir de vous baiser deux fois. – Et bien, reprit Celadon, Amour l’a permis de cette sorte, car il sçait bien que vos faveurs me plaisent si fort que je seray tousjours plus contente de les obtenir soubs la figure de la verité que du songe. Mais mon serviteur, adjousta Alexis, faisant asseoir Astrée sur son lict, qui vous peut avoir rendue si diligente, je cognois à mes yeux qu’il n’est encore guiere tard? – Ma maistresse, repliqua Astrée, je n’ay point eu d’autre resveille-matin que mes pensées, qui me donnent de si grandes inquietudes que je ne pense pas, si vous n’y remediez, qu’elles ne me fassent perdre le jugement. – Bon Dieu! dit Alexis en souspirant, pourquoy me demandez-vous des remedes, si c’est moy qui les attends de vous? – De moy? – A faire, reprit Celadon, que nous soyons eternellement inseparables. – Helas! respondit Astrée, si j’ay d’autre desir que celuy-là, je veux bien que le Ciel me haysse; mais, ma maitresse, il me semble que cela depend plustost de vous que de moy. – Nullement, adjousta Celadon, c’est vous seule de qui le contentement est necessaire pour l’accomplissement de ce desir. – J’y consens donc dés maintenant, dit Astrée, et supplie le Ciel qu’il ne mette point d’obstacle à la volonté que j’en ay. – Cela est fort bien, reprit le berger, il ne reste plus qu’une chose, sans laquelle cet avantage ne nous peut estre accordé. – Ah Dieu! adjousta Astrée, hastez-vous de me la dire, je jure qu’il faudra qu’elle soit impossible si je ne la fais pour obtenir ce contentement. – Il ne faut autre chose, repliqua la feinte druide, sinon que vous me commandiez que….

A ce mot une rougeur luy monta au visage, et la parole luy manquant, il fut aisé à la bergere de juger qu’il luy estoit survenu quelque accident. Dequoy estant extremément en peine: Ma [150/151] maistresse, luy dit-elle, je cognois que vous vous treuvez mal, peut-estre avez-vous besoin de prendre quelque chose? – Je n’ay besoin, respondit Alexis, un peu esmeue, que de prendre courage. Disant cela, Adamas entra, ce qui fut un extreme contentement à Celadon, qui voyoit bien que sans l’arrivée du druide, il luy eus testé impossible de sortir de ce discours, sans avoir declaré une partie de son crime. La joye donc qu’il en eut parut incontinent sur son visage, et Astrée qui le remarqua: Mon pere, dit-elle à Adamas, vous estre bien le meilleur mire qui fust jamais, puisque vostre seule presence a le pouvoir de guerir les malades. Ces paroles mirent le Druide un peu en peine, et s’estant approché de Celadon pour en apprendre la verité, ce berger luy dit assez bas le peril d’où son arrivée l’avoit retiré, mais Adamas s’imaginant que la commodité du lieu et la disposition des personnes le convioient à retirer Astrée de l’erreur où elle avoit esté comme ensevelie durant pres de deux lunes, se resolut de faire ce que Celadon n’avoit osé, et pour executer ce dessein, sans que le berger mesme y pust apporter de l’empeschement, il ne luy en parla point, mais ayant fait remettre Astrée en la place où elle estoit, et s’estans assis au devant du lict, il leur tint ce langage: Il y a quelque apparence, Astrée, que vous devez croire que je vous ayme, puisque vous avez un tresbon jugement, et qu’il n’est pas possible que vous n’ayez remarqué dans mes actions quelque bonne volonté, plus particuliere pour vous que pour quantité d’autres personnes que je suis obligé d’estimer. C’est donc pour cela que m’assure que vous prendrez mes conseils en tres-bonne part, et que ne pouvant douter que je n’aye autant de soing de vostre repos que du mien propre, vous ferez vostre profit de tout ce que je vous diray. Or il faut que vous sçachiez, Astrée, que cette druide que vous voyez maintenant et qui porte la qualité de vostre maistresse, bien que sa plus grande gloire soit de vous obeyr, quelques traits qu’elle ait dans les yeux, elle n’est autre que ce….

Alors il alloit adjouster: Celadon, quand il prit gardé que Diane et Phillis entrerent, qui estans partie de chez Clindor pour venir voir Astrée, se douterent bien qu’elle seroit dans la chambre d’Alexis, puisqu’elles ne l’avoient pas treuvée où elle avoit accoustumé de coucher. Soudain qu’Adamas les apperceut, il prit la main d’Astrée, et la luy pressant un peu, il luy dit assez bas: Ce que j’avois à vous communiquer, ma belle fille, n’avoit pas besoin [151/152] de tant de tesmoings, une autre fois vous le sçaurez mieux, et cependant ayez le soing d’entretenir vos compagnes, durant le temps que j’advertiray Alexis de tout ce qu’il faut qu’elle fasse pour vous emmener avecque elle chez les Carnutes, où vous avez tant d’envie de la suivre.

Astrée alors s’en alla au devant de ces deux belles filles, qui s’estoient desja un peu avancées; et dés qu’elles eurent donné le bon jour à Adamas et à la feinte druide, elles s’assirent en l’un des coings de la chambre, où Astrée, sans relever beaucoup la voix, et laissant voir sur son visage des marques d’un extraordinaire contentement, se mit à parler en ces termes: Il est bien vray, mes compagnes, ce qu’on dit en commun proverbe, que le bon-heur, non plus que le malheur, ne va jamais sans estre accompagné. Il n’y a pas deux jours que j’estois comme accablée de toutes sortes de miseres, et voicy que depuis la delivrance d’Amasis et la nostre, chasque moment m’apporte quelque nouveau suject de plaisir. – Vous n’avez que faire, respondit Diane, de nous parler de vostre contentement, il est assez bien peint sur, vostre visage, pour faire que nous n’en doutions pas. – Je vous jure, reprit Astrée, qu’il y est encore moindre que dans mon cœur. – Mais, ma sœur, luy demanda Phillis, d’où peut proceder cette si grande joye? – De l’esperance, respondit-elle, qu’Adamas m’a donnée qu’Alexis m’emmenera bien-tost. – En verité, ma compagne, adjousta Diane, vous estes cruelle quand vous nous menacez de cet esloignement, et je m’estonne dequoy vous pouvez recevoir du plaisir d’une chose qui nous fera peut-estre mourir de douleur. – Je croy bien, dit Astrée, que vous recevrez de ma perte ne sera pas si grand que Silvandre et Lycidas ne vous en consolent bien dans peu de jours. – N’en faites pas la fine, dit Phillis. Si j’estois obligée à choisir de vivre tousjours avecque Lycidas ou avecque vous, il n’y a point de doute que je prefererois la compagnie de mon berger à la vostre, et pour n’estre pas de mon opinion; mais s’il m’estoit possible d’avoir l’une et l’autre, je n’aurois plus rien à desirer. – Vous voulez dire, respondit Astrée, que vostre contentement seroit parfait, comme l’eust esté le mien, si le Ciel m’eust permis de jouyr en mesme temps de Celadon et de vous ; mais puisque par la mort de ce berger les dieux ont voulu m’interdire cette fecilité, il faut que vous ayez aussi vostre part de l’infortune, [152/153] et que vous souffriez la perte d’une sœur, comme j’ay supporté celle d’un amant. – Vostre perte, adjousta Diane, me seroit plus sensible que celle de tous les hommes ensemble, et bien que j’honore grandement Silvandre, je diray bien sans mentir…. – Tout beau, dit Astrée en l’interrompant, et luy mettant la main sur la bouche, vous devez aymer ce berger pardessus toutes choses, et quand vous rendrez vostre affection esgale à la sienne, vous ne ferez que ce que vous devez à son merite. – N’en parlons donc plus, repliqua Phillis, et contentez-vous, ma chere sœur, que j’espere que vous ne nous abandonnerez point et qu’il ne faut qu’un moment pour arrester le cours de tous les desseins que vous en avez faits.

Avec semblables paroles, Astrée preparoit le plus doucement qu’il luy estoit possible l’esprit de ces belles filles, à ne treuver pas si funeste leur separation qu’elle croyoit inevitable, cependant que de son costé Adamas preparoit l’ame de Celadon à ne s’opposer plus au desir qu’il avoit de le faire cognoistre à sa bergere; et pource que ce pauvre amant avoit bien remarqué de quelle façon ils avoient esté interrompus: Il faut bien, mon pere, luy dit-il, qu’il y ait quelque fatalité qui s’oppose au dessein que vous en avez, puisque sans l’arrivée de Diane et de Phillis, nous sçaurions maintenant ce que je doibs esperer de la feinte que nous avons pratiquée. – Il est vray, dit le Druide, que dans les plus petites choses, les dieux nous font quelquefois aussi bien lire leur volonté que dans les plus grandes, et je veux bien croire comme vous qu’il y a quelque suject pour lequel ils ne veulent pas que ce soit icy qu’Astrée ait premierement l’honneur de revoir son berger. C’est pourquoy je veux prendre tantost congé d’Amasis, puisqu’aussi bien n’a-t’elle plus à faire de mon service, et j’emmeneray tous les bergers et toutes les bergeres chez moy, où nous aviserons de prendre le temps le plus favorable qu’il se pourra pour vous rendre avec usure tous les biens que vous avez perdus hors de la possession d’Astrée.

Celadon alors demeura quelque temps sans respondre; et Adamas s’estant enquis pourquoy il ne disoit mot: Mon pere, luy respondit-il, avec un grand souspir, s’il est vray que nous ayons quelque secrette prevoyance des choses qui nous doivent avenir, je presage qu’il m’arrivera des accidents bien funestes de la cognoissance que cette bergere aura de moy. – Vous avez eu si souvent cette crainte, reprit le Druide, qu’en fin elle s’est changée en assu-[153/154]rance, et vostre esprit qui n’est ingenieux qu’à vous affliger vous la represente comme infaillible; mais souvenez-vous que j’ay un sentiment bien contraire au vostre et que j’oserois vous promettre deslors tous les contentemens que vous vous sçauriez imaginer. – Ce n’est pas, adjousta Celadon, que quelque bien ou quelque mal qui m’arrive, je ne vous aye tousjours une tres-grande obligation du soing que vous avez eu de me rendre content; et je meure si je ne souhaitte de l’estre, autant pour le plaisir que vous en recevriez que pour l’avantage qui m’en arriveroit; disposez donc de moy, en la sorte qu’il vous plaira, et si je desobeys au moindre de vos commandements, je veux estre appellé le plus ingrat berger qui fut jamais.

Adamas tres-satisfait de la responce de Celadon: Mon fils, luy dit-il, puisque vous avez resolu de vous fier à ma diligence et de vous sousmettre à mes volontez, souvenez-vous que si vous ne possedez vostre maistresse, la faute n’en sera jamais à moy. Disant cela, il baisa le berger au front, et s’estant levé, il dit adieu à ces belles filles, et puis s’en alla au lever d’Amasis.

Il ne fut pas plustost hors de la chambre qu’Astrée, qui estoit dans une impatience nompareille de sçavoir ce que le Druide avoit eu dessein de luy dire, s’en alla jetter sur le lict d’Alexis et la conjura de l’en esclaicir. Mais Celadon, au lieu de luy dire la verité, luy fit accroire tant d’autres choses qu’elle n’en put rien apprendre du tout. Diane et Phillis s’approcherent aussi de son lict, et presque en mesme temps Leonide entra, qui se doutant bien que Celadon n’oseroit s’habiller devant elles, les mena dans une autre chambre jusqu’à ce qu’il fut hors du lict.

Adamas estoit desja arrivé chez la Nymphe, et par ce qu’il luy vouloit demander la permission de s’en retourner, aussi-tost qu’il put parler à elle, il luy sceut si bien representer la necessité qu’il avoit de revoir sa maison, qu’elle le luy accorda, à condition qu’il reviendroit dans peu de jours. Le Druide l’ayant promis, luy baisa la main, puis, sans aller prendre congé de Galathée, de peur qu’elle voulust voir Alexis ou qu’elle luy demandast des nouvelles de Celadon, s’en alla chez Clindor, où Astrée, Alexis, Phillis et Diane estoient desja, et avec elles tous les autres bergers et bergeres. Leur ayant donc proposé le dessein qu’il avoit fait de les emmener, il les trouva dans une si grande impatience de revoir leurs trouppeaux qu’ils furent tous bien aises de partir au mesme instant. Clindor seul, n’estoit pas de ces amis qui se lassent [154/155] d’une visite de trois journées, tesmoignoit un extreme desplaisir de perdre une si bonne compagnie. Toutefois, ne voyant point de remede à ce malheur, il tira Lycidas à part, et apres l’avoir prié d’aymer Leontidas son fils, comme autrefois ils s’estoient aymez, Alcippe et luy, il luy fit promettre plus de cent fois qu’il le viendroit revoir, et qu’il ameneroit encore une fois dans sa maison les mesmes personnes qui en alloient partir. Apres cela il embrassa Phocion, et bien qu’il eut de la peine à marcher, pour le grand aage qu’il avoit, il ne voulut jamais luy dire adieu dans sa maison ny aux autres bergers et bergeres, mais les ayant accompagnez jusques hors de la ville, il receut là les remerciements qu’ils luy firent, et apres avoir les suivis de l’œil, aussi loing que, sa veue se put estendre, il se retira avecque Leontidas qui l’ayda à marcher jusqu’à ce qu’il fut en son logis.

Toute cette grande trouppe, à laquelle s’estoient joints les freres de Circéne, de Palinice et de Florice, ne fut pas long-temps sans arriver chez Adamas, qui s’estant disposé à les bien recevoir, les mena d’abord dans une fort belle sale, où ils trouverent la collation dressée, puis les ayant conduits dans sa gallerie, aux uns il expliqua des tableaux, aux autres il fit admirer l’excellence des peintures, les divertissant ainsi le plus agreablement qu’il put, en attendant qu’ils se voulussent asseoir.

D’autre costé Amasis faisoit tout ce qui luy estoit possible pour bien traitter les princes, dont le secours luy avoit esté si utile. Et bien que le siege qu’elle avoit soustenu la pust excuser de beaucoup de manquements, elle fut pourtant si soigneuse de les bien recevoir qu’ils avouerent que la somptuosité de ses banquets ne cedoit en rien à la depense des plus grands monarques. Ce jour-là, aussi-tost apres le repas, elle leur representa la crainte qu’elle avoit que Gondebaut s’armast de nouveau contre elle, et que luy ayant declaré la guerre si ouvertement, il n’y avoit pas de l’apparence qu’il l’en deust tenir quitte à si bon marché. Mais Sigismond, Rosileon et Godomar luy promirent si souvent de ne l’abandonner jamais qu’elle ne fust dans une paisible jouyssance du bien qu’elle avoit commencé de gouster, que cela la mit du tout en repos. Les ayant donc remerciez encore une fois de la bonne volonté qu’ils luy tesmoignoient, elle les conjura de vivre desormais sans contrainte et d’user absolument de tout ce qui seroit en son pouvoir. Apres cela elle entra dans son cabinet où cette heure l’appelloit pour ses affaires domestiques, et les princes s’estans approchez [155/156] des nymphes et des dames qui estoient dans la chambre avec la pluspart des chevaliers, Sigismond tira un peu Dorinde à part et luy tint ce discours: Quelque sujet que vous eussiez, belle Dorinde, de croire que les hommes sont inconstants, je m’assure que ce que je fay pour vous obliger seroit capable de vous faire changer d’opinion, ou de vous faire avouer pour le moins que ma fidelité ne me separe pas moins du commun que ma naissance. – Seigneur, luy respondit Dorinde, je ne douteray jamais que vous n’ayez fait pour moy beaucoup plus que je ne merite, mais qu’il soit vray pour cela que vous avez plus de fidelité que le reste des hommes, pardonnez-moy si je ne l’avoue pas entierement, puis qu’on dit ordinairement que la fin coronne l’œuvre, et que je ne sçay pas si vous serez aussi constant à l’advenir que vous l’avez esté jusqu’icy. – Cette mesfiance, adjouta le Prince, n’est pas une petite marque de vostre peu d’amitié. – Elle est un tesmoignage, repliqua Dorinde, de la cognoissance que j’ay de mes deffauts, qui sont bien plus propres à faire mourir une affection qu’à la conserver. – Le seul defaut dont je vous accuse, continua Sigismond, est de ne m’aymer pas assez; encore est-il en quelque sorte excusable, puis qu’il est bien difficile qu’il se trouve parmy les mortels un homme qui soit digne de vous posseder. – Ces flatteries, respondit Dorinde, tiennent de l’artifice et de la dissimulation, et ne sont pas le moindre crime que puisse commettre un homme qui fait profession de bien aymer. Que si vous avez resolu de ne me tenir point d’autre langage, je ne diray plus que vous puissiez devenir infidelle, mais je croiray que vous l’estes desja. – Quelque croyance que vous puissiez avoir de moy, dit froidement Sigismond, cela n’empeschera pas que je ne vous estime plus que toutes les filles du monde; toutefois si vous croyez que les preuves que je vous en donne ne partent pas d’un cœur assez franc, faites-moy des loix, et dites-moy comme vous voulez que je vive, je proteste que je les observeray inviolablement. – Ce n’est pas à moy à vous faire des loix, repliqua Dorinde, et puis que le rang que vous tenez ne permet que vous les receviez que des dieux, si vous m’aymez, il me semble que c’est à l’Amour à vous les prescrire. – C’est bien aussi l’Amour, respondit le Prince, qui me commande de croire que toutes les beautez du monde sont moindres que la vostre et qu’il n’en est point, de qui le merite ne se trouve petit, si on le compare à vos perfections. – Amour, reprit Dorinde en sousriant, est donc comme ces lunettes qui [156/157] trompent la veue, et qui font paroistre les objects où elle se porte beaucoup plus grands qu’ils ne sont? – Nullement, dit encore le Prince, je vous considere telle que vous estes, et je meure si je ne croy que l’Envie mesme seroit bien empeschée à trouver en vous quelque chose qu’elle pust condamner. – En cela je cognoistrois, respondit Dorinde, que la complaisance seroit un vice bien commun et bien inevitable, puis qu’elle seroit entrée dans l’esprit mesme de ce monstre. Mais, Seigneur, continua-t’elle, ne parlons plus de ma beauté, car cela ne fait que me mettre en colere, dequoy je ne la possede pas au degré où je voudrois qu’elle fust pour vous estre plus agreable; disons seulement que telle que je suis, j’ay une parfaite inclination à vous honorer. – Disons seulement, reprit Sigismond en l’interrompant, que je suis le plus heureux de tous les hommes et que l’amour que je vous porte, jointe à l’assurance que vous me donnez de vostre amitié, m’est un bien plus cher mille fois que le sceptre de Gondebaut et l’affection que vous me portez; car l’un n’entrera pas plustost dans vos mains que l’autre sortira de vostre cœur. – Mes serments, respondit le Prince, devroient, ce me sembla, avoir osté de vostre esprit tous ces funestes soupçons qui m’affligent, et croyez- moy, belle Dorinde, que les effects de ma fidelité seroient assez puissants pour vous obliger à ne douter jamais de ma foy, si vostre ame avoit seulement daigné prendre la peine d’en conserver le souvenir; mais c’est un malheur pour moy que vous ne jugez pas bien de mon humeur et que vous vous persuadez que le nom de roy sera capable de me faire perdre celuy d’amant. Non non, chere Dorinde, la discretion que vous avez veu paroistre dans toutes mes actions vous qui vous puisse offenser et que n’ayant point de passion qui ne soit legitime, je la conserveray aussi pure et aussi sainte dans la jouyssance d’un empire que dans l’esperance que j’en ay maintenant. Je voudrois bien estre plus libre que je ne suis, pour vous en pouvoir donner une plus forte assurance, d’un pere courroucé, jugez si je puis faire autre chose à cette heure que promettre de vous espouser dés le moment que j’en auray la liberté?

Dorinde, flattée de ce tiltre de reyne des Bourguignons, et s’ima-[157/158]ginant que ce Prince pouvoit mettre sa fortune au mesme poinct où elle avoit porté son ambition, se rendit entierement à ces dernieres promesses, et laissant voir sur son visage une petite honte meslée d’une joye incomparable, elle luy respondit ainsi: Seigneur, la bonne volonté que j’ay pour vous ne doit point sa naissance aux grandes esperances que vous me donnez, car je puis dire sans mentir que j’ayme beaucoup mieux vostre personne que vos coronnes, et vos mérites que vostre qualité; toutefois, puis qu’il vous plaist de m’assurer que vostre amour est assez grande pour vous obliger à me faire part de la gloire où vostre naissance vous appelle, je veux bien accepter l’offre que vous m’en faites, et vous promettre de ne disposer jamais de moy que selon les commandements que j’en recevray de vous. Et pour marque de cela, dit-elle, tirant d’une petite boette la bague que Sigismond luy avoit donnée, et la rompant en deux, voicy qui sera le symbole de notre union. Le temps auquel les pièces de cette bague demeureront separées marquera celuy de nostre absence; et quand vous serez en estat d’accomplir ce que vous m’ avez promis, leur assemblage sera le nostre aussi.

Alors Sigismond, prenant une moitié de la bague, et la baisant par diverses fois: Je jure, dit-il, que je ne croiray jamais que Dorinde m’ait manqué de foy lors qu’elle m’aura renvoyé, comme par mespris, l’autre moitié qui luy reste, et veux bien qu’elle croye le mesme de moy. Disant cela, le prince luy prit la main, et la portant contre son cœur: Vivez assurée, luy dit-il, belle Dorinde, que ce cceur sur lequel j’appuye vostre main, est beaucoup plus à vous qu’à moy-mesme et-qu’il aymera mieux mourir que manquer d’un seul poinct à tout ce que je vous ay promis. Dorinde le regardant sans luy respondre, et les yeux de Sigismond s’estans rencontrez avec les siens, ils s’ayderent de leurs traits, pour se jurer encore une fois que leur foy seroit inviolable, et ce langage, bien que muet, ne fut pas moins puissant pour exprimer leur passion que le long discours qu’ils avoient eu ensemble. Enfin, de crainte de se perdre dans ce ravissement, Dorinde fut la premiere qui baissa la veue, et rougissant un peu dequoy elle avoit esté si long-temps sans parler à personne qu’à Sigismond, elle le supplia de s’approcher du reste de la compagnie.

Lindamor cependant n’avoit pas mal employé le temps, car dés qu’il vit que Rosileon s’estoit approché de Rosanire, et que Sigismond entretenoit Dorinde, il s’alla mettre aupres de Galathée [158/159] et luy sceut si bien representer ce qu’elle devoit à ses travaux passez qu’il obtint la permission de la rechercher ouvertement. Et bien qu’il crust que la volonté d’Amasis seroit en sa faveur, il jugea pourtant qu’il ne devoit pas la consulter, sans avoir communiqué son dessein au Druide, qui, outre le pouvoir que sa vertu luy avoit acquis sur l’esprit de la Nymphe, avoit encore une particuliere inclination pour luy. Il proposa donc à Galathée le desir qu’il avoit de se declarer à Adamas, et cette nymphe l’ayant treuvé tres-juste, Lindamor le fit chercher dans le chasteau; mais comme on luy eut rapporté qu’il estoit party de Marcilly: Vous verrez, dit Galathée, qu’il aura voulu ramener dans leurs hameaux les bergers que Clindor avoit dans sa maison; et certes je suis bien marrie qu’il ne m’en ait rien dit, mais je veux prier Ligdamon qu’il aille jusques là et qu’il le sollicite de revenir le plustost qu’il luy sera possible. A ce mot Galathée ayant fait signe à Ligdamon, qui s’entretenoit alors avec Silvie, ce chevalier s’approcha d’elle, et n’eut pas plustost receu le commandement de partir, qu’il alla monter à cheval.

Amasis presque en mesme temps sortit de son cabinet, et pource qu’elle n’estoit point sortie de Marcilly, il y avoit desja quelque temps, elle fut bien aise d’aller un peu prendre l’air de la campagne, pour, marque de la liberté dont elle jouyssoit alors. Elle fit donc atteller ses chariots, et s’estant mise dans l’un, avecque les trois princes, Lindamor, Rosanire, Galathée et Dorinde, le premier lieu qu’elle visita fut celuy où Polemas avoit mis son camp; de là, elle passa dans la plaine, où le sang de ce rebelle paroissoit encore, et se ressouvenant des frayeurs qu’elle avoit eues, elle leur racontoit en quel trouble estoit son esprit cependant qu’ils combattoient. En fin, apres un grand tour qu’ils firent encore, elle les ramena dans le chasteau, où elle ne pouvoit se lasser de leur faire des caresses, tant elle se cognoissoit obligée au soing qu’ils avoient eu de la délivrer de l’insolence de son ennemy.

Ligdamon cependant arriva chez Adamas, et le treuva dans sa gallerie, où il se promenoit en la compagnie des bergers et des belles bergeres de Lignon. D’abord que le Druide l’apperceut, il fut un peu surpris, et eut peur qu’il fust survenu dans Marcilly quelque nouveau desordre; toutefois luy ayant demandé la cause de sa venue, il fut tout resjouy quand il sceut que ce n’estoit que pour l’obliger à. revoir Galathée le plustost qu’il pourroit. [159/160] Il fit donc dessein de partir le lendemain de bon matin, pour se treuver au lever de la Nymphe, et ayant conjuré Ligdamon de vouloir estre son hoste jusqu’alors, il le prit par la main et le mena où estoit le reste de la compagnie. Ils n’y furent pas plustost qu’ils virent que Circéne, Pàlinice et Florice estoient autour de Phillis, à qui Circéne parloit de cette sorte: Mais, belle bergere, ou plustost veritable interprete des dieux, puisque le Ciel vous a choisie pour nous donner le repos que nous luy demandons depuis si long-temps, pourquoy nous voulez-vous differer le secours que nous attendons de vous? Ne craignez-vous point que ce mesme dieu, qui vous a donné la cognoissance de son oracle vous accuse de nonchalance, et vous punisse de maux que nous avons soufferts, depuis que vous avez pu nous guerir?

Alors ils ouyrent que Phillis en sousriant luy fit cette response: Belle bergere, si je refuse jamais de donner à vos peines le soulagement qui dependra de moy, je veux bien estre punie comme coupable d’un tres-grand peché; mais considerez, je vous supplie, que vostre repos ne depend pas entierement de moy, et que deux personnes y sont encore necessaires, que je ne croy pas qu’on puisse rencontrer facilement. Toutefois, adjousta-t’elle, les priant de se lever, je vous promets de m’y employer quand il en sera temps, et quand les dieux nous feront cognoistre qu’ils veulent donner une dernière fin à vos desplaisirs.

A ce mot, elle les embrassa toutes trois, et Adamas ne pouvant rien deviner en tout cela, pria Phillis de luy dire pourquoy ces belles filles luy faisoient cette requeste. La bergere alors: Mon pere, luy respondit-elle, puisque vous- sçavez combien les arrests des dieux sont inévitables, vous ne vous estonnerez pas du recit que je vous feray. Ces trois bergères ont eu il y a desja quelque temps un oracle qui leur a commandé de venir chercher en Forests le soulagement qu’elles désirent aux maux qu’Amour leur fait souffrir. Et afin que vous sçachiez de qui c’est qu’elles le doivent attendre, je vous rediray l’oracle de mesme qu’il leur a esté rendu. Il est tel.

ORACLE

Le mal de toutes trois en Forests guerira,

Le mort qui sera vif un medecin sera,

[160/161] L’autre à qui l’on rendra, quoy qu’elle le rejette,

Le bien que de son gré perdre elle aura voulu,

Mais qui, sans que de vous l’ouverture en soit faite,

L’Oracle vous dira tenez pour resolu

Ce qu’elle ordonnera, car c’est mon interprette.

Or, mon pere, continua Phillis, je ne sçay si c’est par inspiration, ou comment, tant y a qu’ayant sceu cet oracle, il y a une lune ou environ que je le leur recitày, et les suppliay en mesme temps de me raconter quelque chose de leur vie. Mais une particuliere consideration m’ayant empesché de leur donner toute l’audience, dont elle avoient besoin, je les suppliay de remettre, cet entretien à une autrefois, ce qu’elles ont fait, et n’ayant point treuvé de commodité plus favorable que cette-cy, elles me prioient maintenant de les escouter.

Adamas fut extrémement estonné du discours de Phillis, ne sçachant pas de quelle façon elle avoit appris ce qu’elle venoit de luy dire; toutefois attribuant cela à un particulier miracle, il s’adressaà Circéne et luy dit: Je cognois bien, ma belle fille, que c’est aujourd’huy que vous recevrez le contentement pour lequel vous avez eu desja tant d’impatience; car ayant trouvé celle qui doit juger de vos differends, je ne voy plus de difficulté ai reste. Premierement, vous pouvez sans sortir d’icy rencontrer deux autres personnes qui doivent estre les arbitres de vostre sort, et c’est sans doute que, pair ce mort qui sera vif, les dieux ont voulu parler de…

A ce mot il voulut nommer Alexis, comme celle qui vivoit apres la perte de Celadon; mais voyant que cela ne se pouvoit sans descouvrir les secrets du berger, il s’arresta, et comme il avoit l’esprit fort present, il nomma incontinent Ligdamon: Car, dit-il en continuant, il n’est personne qui ne sçache que nous l’avons pleuré comme mort, et que luy-mesme a parfaittement creu mourir en prenant l’endormie qu’on luy donna au lieu de poison. Cette autre à qui l’on rendra malgré elle le bien qu’elle aura voulu perdre est Celidée, à qui Damon, quelque resistance qu’elle en ait faite, veut rendre la beauté qu’elle-mesme s’est ravie par les couppures de son diamant.

A ce mot, Palinice transportée de joye: Mon pere, dit-elle, prenant la main du Druide et la baisant, que nousdevons bien marquer ce jour pour le plus heureux de nostre vie, et qu’il est [161/162] bien vray que l’obligation que nous vous avons est extreme, puis que par vostre moyen nous voyons claires devant nous les mesmes choses que nous trouvions plus obscures que les tenebres! Il ne reste plus qu’à voir à qui de nous trois le sort ordonnera de raconter les dimcultez où nous sommes; car nous ne doutons plus que ce ne soit icy le lieu destiné pour le repos de nos futures années. Adamas qui estoit bien-aise de divertir Ligdamon, et de luy faire passer le temps durant ce qu’il leur restoit de jour: Cela sera bien facile, dit-il, nous n’avons qu’à mettre vos noms dans un chappeau, et le premier que Phillis tirera sera le nom de celle à qui les dieux ordonneront de parler. Circéne, Palinice et Florice y ayans consenty, le Druide escrivit leurs noms dans trois petits billets, et les ayant pliez et mis dans un chappeau, Phillis à qui il les presenta tira le nom de Florice, qui tesmoignant qu’elle eust esté bien aise qu’une autre eust eu cette commission, ne laissa pas toutefois d’obeyr; de sorte qu’apres qu’Adamas eut prié toute la compagnie de s’asseoir, elle regarda doucement Phillis, et puis commença son discours en cette sorte.

SUITTE DE L’HISTOIRE

DE CIRCÉNE, DE PALINICE ET DE FLORICE

Je voudrois bien, belle et discrette Phillis, pouvoir demesler sans desordre le discours qu’il faut que je fasse, pour ne paroistre pas desobeissante envers les dieux, et peu courtoise envers vous, mais n’ayant pas l’esprit assez bon pour cela, je vous supplie de suppleer par la force de vostre jugement aux deffauts du mien, et de me pardonner si je vous fay un récit un peu embrouillé, puis qu’il est vray que nous-mesmes à qui l’affaire touche avons eu toutes les peines du monde à nous empescher de nous perdre dans cette confusion. Les accidents qui sont survenus parmy nous meriteroient des journées entières s’il falloit que je les redise par le menu; mais sçachant qu’Hylas a fait beaucoup de sejour en ce pays, et qu’estant ennemy du secret et du silence, il vous aura parlé quelquefois de nos affaires, je me tairay de beaucoup de choses qui seraient superflues, et ne vous diray que les principaux effets, afin que par eux vous jugiez plus parfaittement des mouvements de nostre ame et que vous ordonniez qui de ces chevaliers doit posséder nostre affection.

[162/163] Sçachez donc, nostre juge, que Circéne, Palinice et moy avons chacune deux freres, et puis qu’il faut tout dire, deux serviteurs, s’il est vray pour le moins qu’on doive adjouter quelque foy aux serments et aux paroles des hommes. Mais afin que cela vous apparoisse plus clairement, je seray bien-aise de vous en dresser une petite figure. Disant cela, elle prit la plume, dont Adamas avoit escrit leurs noms, et marqua cecy sur du papier.

Freres

SILEINE

LUCINDOR

 

CLORIAN

CERINTE

 

ALCANDRE

AMILCAR

 

de

CIRCÉNE

 

de

PALINICE

 

de

FLORICE

Serviteurs

CLORIAN

ALCANDRE

 

SILEINE

AMILCAR

 

LUCINDOR

CERINTE

Apres, elle poursuivit de cette sorte: Or, dans ce desordre, nostre interest est si meslé, que Circéne ne peut rendre aupres de moy, de bons offices à Lucindor, sans desobliger Cerinte, qui est frere de Palinice, et sans craindre que pour se vanger il la ruinast aupres de Clorian. Palinice ne sauroit parler à Circéne à l’avantage de Clorian, sans me fascher en la personne d’Alcandre, et sans m’obliger à luy ravir Amilcar, et je ne sçaurois ayder aux passions d’Alcandre et d’Amilcar, sans troubler le repos de Circéne et de Palinice, qui auroient droit de m’oster, l’une Lucindor, et l’autre Cerinte. Cela nous a fait vivre durant quelque temps, parmy des contraintes et des tyrannies insupportables; et par ce que nous jugeasmes bien que cette confusion seroit enfin capable de nous separer d’amitié, nous recourusmes tous ensemble à l’oracle, qui respondit premièrement cecy.

ORACLE

Les six demeureront sans partir de ce lieu,

Que le devoir ou l’honneur ne l’ordonne,

Et -pour les autres trois, l’oracle de ce dieu

Ne respondra qu’à leur seule personne. [163/164]

Cette responce nous fit juger que l’oracle reservoit encore quelque chose pour nous, et cela fut cause que l’ayant consulté en particulier, nous apprismes celuy que les dieux vous ont communiqué aussi bien qu’à nous: Voyla donc le principal sujet de nostre voyage, et ce qui nous a conduites en ce pays. Mais puis qu’il ne reste qn’à vous deduire ce qui vous peut faire cognoistre en quel poinct est nostre inclination pour ces chevaliers que vous voyez maintenant avecque nous.

Je commenceray par Circéne, et vous diray que, devant qu’Alcandre mon frère eust jamais jette les yeux sur elle, Clorian s’estois mis si avant dans ses bonnes graces, par l’entremise de Palinice, qu’il estoit croyable que jamais cette amitié ne pourroit estre rompue. Qu’Alcandre me pardonne, si l’affection que je luy porte n’est pas assez forte pour me faire mentir, je me sens forcée par une puissance plus grande de dire la verité, et d’avouer que cette belle fille a toutes sortes d’obligations à Clorian. C’est luy qui l’a servie le premier et qui a recognu en elle la grace de ces traits qui font aymer; son affection n’est pas née en luy, pour aucun interest particulier, mais seulement pour avoir remarqué dans ses plus tendres années quelque apparence de ces charmes, qui la font admirer maintenant. Il a eu tant de soing de sa jeunesse que, quelque ingratitude qui fust en elle, il faudroit pour le moins qu’elle confessast qu’elle doibt à sa conversation une grande partie de la gentillesse qu’elle a. Et certes j’ay de la peine à m’empescher de rire, quand je me souviens des reparties qu’elle luy faisoit au commencement qu’il l’ayma. Il faut que vous sçachiez qu’elle n’avoit pas encore atteint la septiesme de ses années qu’il en faisoit le passionné, et luy parloit de son amour avec autant d’ardeur que si elle eust eu un demy siecle. Un jour il la treuva fort proche du feu, et dés qu’il l’eut mise sur ses genoux: Je m’estonne, luy dit-il, comme il est possible que ma petite maistresse ait besoin de se chauffer, puisqu’elle est capable de faire brusler tout le monde? – Mon serviteur, luy respondit-elle assez doucement, il ne faut pas croire que je puisse brusler, quelque chose, car si j’en avois la puissance, je bruslerois le temps, afin qu’il ne fust jamais plus si froid. – Le feu que je ressens, reprit Clorian, et que vos yeux ont allumé dans mon ame, ne me permet pas d’en doubter, mais je vous jure que quelque grand qu’il soit, j’aymerois mieux mourir que l’esteindre. – Vous bruslez donc? dit Circéne en l’interrompant. – Ouy, repliqua Clorian, mais de la plus douce [164/165] flame dont un cœur puisse estre embrasé. – Et d’où vient, adjousta Circéne, que je rie sens rien, car si l’on ne jette dans le feu qu’un os, une plume ou un peu de linge, cela se fait sentir par toute la maison? – C’est, respondit Clorian, qui avoit de la peine à s’em-pescher de rire, que pour encore vous estes insensible, mais cela n’empesche pas que mon feu ne s’augmente de jour en jour; et peut-estre deviendra-t’il si grand que devant que vous y puissiez remedier, il m’aura réduit en cendre. – Il vaut donc bien mieux, dit-elle, y apporter quelque remede de bonne heure.

Disant cela, elle voulut se jetter en terre, mais Clorian qui la tenoit embrassée: Et quel remede, luy demanda-t’il, en la retenant, y voudriez-vous apporter? – Je m’imagine, luy dit-elle, que si on versoit dessus vous deux ou trois esguieres pleines d’eau, cela vous feroit du bien, car j’ay pris garde qu’on en fait de mesme sur le bois quand il est trop allumé. – Ah! ma belle fille! adjousta Clorian, que le feu dont je parle est bien different de celuy que vous vous imaginez, puisque tant s’en faut que l’eau fust capable d’esteindre le feu d’un homme amoureux, qu’il est vray que sa violence se nourrit dans l’humidité de ses larmes.

Une autrefois qu’il estoit allé aux champs, où ses affaires l’avoient appelle, j’allay visiter Circéne et me jouer avecque elle à faire des poupées, bien que desja mon aage commençast à me defendre ces petits jeux d’enfant. Je la rencontray d’abord, un peu affligée de l’absence de son amant, car encore qu’elle fust incapable de cognoistre ce que c’estoit que l’Amour; elle ne laissoit pas de ressentir pour le moins quelques traits d’une amitié qui n’estoit pas commune, et luy ayant demandé depuis quel temps il estoit party d’aupres d’elle: Je vous jure, me respondit-elle, que je ne l’ay pas compté. – Comment, adjoustay-je, et j’ay ouy dire que, lors qu’on ayme bien une personne, on ne compte pas seulement les jours de son absence, mais les minutes et les moments? – C’est, me dit-elle froidement, une preuve d’affection qu’il ne doit pas attendre de moy, car comment voudriez-vous que je tinsse le compte de tant de choses, que je ne sçay pas encore compter l’horloge quand il sonne?

Voyla, belle et sage bergere, quels estoient à peu pres leurs discours et leurs entretiens, durant l’innocence de cet aage, dont j’estois bien souvent tesmoing, car nos maisons estans voisines, je voyois Circéne presque tous les jours, et Clorian luy-mesme qui me cognoissoit plus capable de raison, prenoit plaisir à me redire [165/166] ses plus plaisantes responces. Toutefois ce chevalier se lassant enfin de servir une enfant, et voyant bien qu’il falloit pour le moins cinq ou six années devant qu’elle pust bien recognoistre ce qu’elle devoit à son amour, il se resolut de les employer à la guerre. Sur ce dessein il partit, et je pense que je pourray me souvenir d’une chanson qu’il fit en ce mesme temps. Les vers en sont tels.

STANCE

Toy pour qui je fay des autels,

Jeune beauté, que les mortels

Considerent comme un miracle,

Pardonne à mon esloignement,

Et ne t’offense pas, s’il faut que cet obstacle

Trouble mon esperance, et ton contentement.

J’ose espérer dans mes malheurs

Que le Ciel touché de nos pleurs

Aura pitié de mon supplice,

Et qu’enfin le Temps et l’Amour,

Pour ne se rendre pas autheurs d’une, injustice,

M’accorderont bien-tost la mort ou mon retour.

Cependant, permettent les dieux

Que les traits qui sont dans tes yeux

Mettent toutie monde en servage.

Mes rivaux me plairont alors,

Pourveu que tes désirs soient à mon avantage

Et que ton amour croisse aussi bien que ton corps.

Durant le temps que Clorian demeura esloigné, il acquit une tres-grande, reputation, et Circéne devint si parfaitte qu’à son retour il se rangea tout à fait dans l’esclavage, et commença de treuver quelque raison en la perte de sa propre raison. Elle estoit alors entierement hors de l’enfance, et bien qu’elle se souvint du nom de Clorian, elle ne tesmoigna jamais avoir aucune memoire des libertez qu’elle luy avoit données. Elle le receut pourtant assez bien et comme elle a l’esprit extremement doux, toutes ses [166/167] actions et ses paroles confirmerent ce chevalier dans la croyance qu’il en estoit aymé. Le voyla donc amoureux parfaittement, et si Hylas vouloit prendre la peine de raconter ce qui se passa dans la suitte de cette affection, depuis le retour de Clorian, il en pourroit dire encore plus de particularitez que moy, car je sçay que ce chevalier se servit de luy, aux enseignes qu’il en fut trompé, et qu’Hylas, apres s’estre chargé de le mettre bien aupres de Circéne, commença de parler pour soy-mesme et d’oublier ses promesses, aussi bien que l’interest de son amy. – Il y a long-temps, dit Hylas, que j’ay dit à quantité de ces bergeres toutes les follies que je fis alors, dont la plus grande fut de vous aymer les unes et les autres un peu trop longuement. C’est pourquoy je ne pense pas qu’il soit besoin que vous leur en parliez encore, puisqu’elles ont la memoire assez bonne pour se souvenir de tout ce qui pourroit servir à l’intelligence de vostre discours.

– Je n’en parleray donc point, reprit Florice, pour ne les ennuyer pas dans la longueur d’une si fascheuse narration; je diray seulement que vous ne fustes pas long-temps son rival, et que vous le laissastes bien-tost paisible en la recherche de cette beauté. Mais, nostre juge, voyez comme le Ciel dispose de nous; Clorian n’eut pas plustost perdu l’apprehension que luy causoit la poursuitte d’Hylas, qu’il tumba, comme on dit, de fievre en chaud mal, car Alcandre mon frere, estant de retour des pays où mon pere l’avoit envoyé pour apprendre ses exercices, ne vid pas plustost Circéne qu’il l’ayma, et sa passion le rendit si assidu aupres de cette belle fille que peu à peu Clorian devint jaloux avec raison. Au commencement il n’en ressentoit pas trop de douleur, car il s’imaginoit que l’authorité de Palinice en arresteroit le cours, mais enfin, voyant que ny les remonstrances de sa sœur, ny sa vigilance, car il ne l’abandonnoit presque jamais, n’estoient pas assez fortes pour luy faire hayr Alcandre, qu’au contraire elle se lassoit de souffrir leur tyrannie, il se laissa tellement transporter à sa jalousie qu’il en perdit entierement le repos. De vous dire les marques qu’il en donna, ny ce que fit Alcandre pour rendre Circéne sensible à son affection, cela ne servirait à rien ; il suffit que vous sçachiez que dans peu de temps il se mit si bien auprès d’elle qu’il se pouvoit vanter d’y estre comme Clorian. Toutefois Circéne ne pouvant se resoudre à desobliger Palinice, à qui elle avoit de l’obligation, à cause qu’elle avoit espousé son oncle, et ne pouvant aussi hayr Clorian, bien que son humeur [167/168] jalouse luy despleut autant qu’elle aymoit la discretion d’Alcandre, elle rendit ses volontez si esgales et pour l’un et pour l’autre qu’elle a esté depuis en estât de recevoir sans regret celuy que les dieux luy doivent donner par vostre commandement.

Pour ce qui regarde les affaires de Palinice, il me sera fort aisé de vous en redire la plus grande partie, d’autant qu’elle et moy avons esté de tout temps fort bonnes amies, et qu’ayants toutes deux un peu plus d’aage que Circéne, nous contractasmes dés le commencement une confidence plus estroitte que celle que nous avions avec cette belle fille. Cela fut cause que dés que Sileine en devint amoureux, je le sceus presque plustost que la sœur mesme de ce chevalier, car Palinice n’en eut pas plustost quelque legere cognoissance qu’elle me le communiqua, et me pria de luy en dire mon sentiment. Quant à moy, j’avoue la verité, je ne la dissuaday point de ce party, au contraire me semblant que Sileine estoit tres-aymable, et voyant l’estime que chacun faisoit de luy, je creus qu’il y avoit de la gloire pour elle d’estre aymée par un homme que tout le monde cherissoit.

Je treuvay l’humeur de Palinice assez disposée à gouster mon opinion, fut qu’elle eust desja quelque inclination à l’aymer, ou que veritablement elle deferast cela au bon jugement que j’en faisois. Tant y a que dés l’heure mesme que je luy eus conseillé de recevoir l’affection de Sileine, elle me tint ce discours: Ce n’est pas sans raison, ma confidente (car c’est ainsy que nous avions accoustumé de nous nommer), que je vous ay demandé vostre advis touchant la façon dont je me dois gouverner aupres de luy, car il faut que vous sçachiez que le lendemain qu’il eut dansé ce bal, où il representoit un Narcisse amoureux de soy-mesme, m’ayant rencontré chez la reyne, mere de Sigismond, il s’approcha de moy et commença de m’entretenir de discours assez indifferents; mais aussi-tost que je vins à parler du sujet de son bal,, et que je luy eus dit qu’il avoit si bien dansé qu’il avoit ravy tout le monde: Ah Dieu! me dit-il, belle Palinice, ne m’en faites plus souvenir, j’ay tant de honte d’une faute que je commis que si l’on m’ostoit l’espérance de la reparer, je croy que je perdrois la volonté de vivre. Moy qui n’entendois nullement ce qu’il vouloit dire; je luy. respondds que je n’avois point remarqué qu’il eust failly, qu’au contraire j’avois pris garde que chacun avoit admiré son addresse et sa disposition. – Si les autres, reprit-il assez froidement, ont manqué en cette cognoissance, je n’ay pas fait comme [168/169] eux, car je sçay bien que je fis une tres-grande faute, en ce qu’au lieu de feindre d’estre amoureux de moy, je devois representer combien veritablement je suis amoureux de vous.

Dieu sçait si je fus surprise de l’ouyr parler de la sorte: Je vous jure, ma confidente, que c’estoit le discours que j’en attendois le moins. Toutefois ne pouvant faire autre chose, je rougis et luy respondis un peu en colere : Quand vous eussiez changé l’object de vostre amour, vous n’eussiez pas pourtant changé vostre destinée, puis que vostre mort eust tousjours esté inevitable, et que vous eussiez eu autant de suject de desesperer d’obtenir quelque chose de moy, que de cette image que vous feigniez d’adorer dans la glace de vostre miroir. Disant cela, je m’esloignay un peu de luy, m’imaginant bien qu’il n’en fust pas demeuré en si beau chemin. Et en cet instant, à cause que mes compagnes s’avancerent, il charigea tout à fait de propos, mettant donc les mains dans ses pochettes, il en tira quelques confitures qu’il leur presenta, de celles qu’il avoit eues en la collation qu’on leur fit après qu’ils curent dansé. Chacune d’elles en prit, et moy, pour ne tesmoigner pas que j’eusse du sujet de me plaindre de luy, je receus une orange confitte qu’il me donna; mais soudain que je l’eus dans les mains, je commençay à la jetter en l’air, et à m’en jouer comme d’une petite boule. Luy qui mouroit de peur qu’elle tumbast, s’approcha de moy, et me dit assez haut: Vous tenez bien peu de compte, belle Palinice, du présent que je vous ay fait. Moy qui compris à peu pres sa pensée, et qui cognus bien qu’il disoit cela en suitte de l’affection qu’il m’avoit tesmoignée: Ce n’est pas, luy respondis-je, que je ne le treuve beau, mais il est bien leger, et c’est ce qui est cause que j’en passe mon temps de la façon. – Prenez garde, adjousta-t’il, qu’il ne tumbe au pouvoir de quelqu’une de vos compagnes, car il est croyable qu’elle en feroit mieux son profit que vous. – Mes compagnes, luy repliquay-je, ne manquent pas de semblables choses, et je ne croy pas qu’il y en ait une seule qui ne sçache bien qu’il n’est point de viande, dont on se saoule si tost, ny si facilement. Alors baissant un peu l’œil et la voix: Quand ce ne seroit, me dit-il, que pour montrer que je ne vous suis pas entierement ennemy, je vous conjure de la manger, et de croire qu’elle ne peut estre empoisonnée, si depuis que je l’ay portée, Amour ne l’a remplie du, mesme venin dont il m’a desja remply le cœur.

A ce mot il se retira, et il faut que j’avoue que je me doutay [169/170] de sa malice, mais n’estant plus en estât d’y remedier, je me resolus pour le moins d’empescher que personne ne me desrobast cette orange, de peur que si quelqu’un eust descouvert l’artifice de Sileine, on n’eust jugé que j’eusse consenty à cette invention. La reyne se retira presque en mesme temps, et dés que je me vis seule dans la chambre, je commençay à disputer en mon ame si je la devois ouvrir ou si je la devois jetter dans le feu, mais la curiosité l’ayant emporté pardessus toute autre consideration, je la rompis en deux, et vis qu’il y avoit un petit papier enfermé dedans, et quelques petites dragées musquées, avec lesquelles il avoit bouché une petite ouverture qui estait à l’orange. Je pris incontinent ce billet, et l’ayant ouvert, je vis qu’il disoit ainsi.

BILLET DE SILEINE

A PALINICE

Pardonnez-moy, bette Palinice, si je me suis servy de cette invention pour decevoir vostre cruauté, et ne faites pas un mauvais jugement de mon amour, bien que le premier tesmoignage que je vous en donne, soit une tromperie; si vostre pitié me fait grace, je beniray l’artifice dont ma passion m’a fait user, mais avecque serment de ne m’en servir jamais en ce qui regardera la volonté que je vous offre, et que vous ne sçauriez refuser, sans me rendre le plus malheureux de tous les hommes.

Je n’eus pas plustost leu ce papier que je fis dessein de vous le montrer et de ne tesmoigner pas à Sileine que je l’eusse veu, jusqu’à ce que vous m’eussiez conseillé de quelle façon j’en devois user. C’est pourquoy je vous en ay dit toute la verité, afin que vous m’ordonniez la mesme chose que vous voudriez pratiquer,  si le mesme accident vous estoit arrivé.

Voyla, nostre juge, quel fut le premier discours que Palinice me tint, par lequel je fus pleinement informée de la passion de Sileine, et de l’inclination qu’elle avoit à souffrir qu’il la recherchast; de sorte qu’ayant en quelque façon secondé son humeur, je fis si bien qu’après quelques petites difficultez, elle luy permit de la servir, sous condition qu’il seroit si discret que ses pensées mesmes ne pourroient jamais estre condamnées, ce que Sileine [170/171] promit avec que tant de serments, que je ne croy pas que la terre ne se fust ouverte pour l’engloutir, s’il eust esté parjure. Depuis ce temps-là, il continua sa recherche avecqué tant d’amour et d’assiduité, que Palinice eust eu le cœur mille fois plus dur que le marbre, si elle n’eust esté sensible aux preuves qu’il luy en donnoit. Il me souvient qu’un jour il la supplia de luy donner une faveur, et pource qu’elle luy demanda du temps pour y penser, elle vint le mesme jour chez moy, et me pria de luy dire s’il estoit juste qu’elle luy donnast quelques marques de la volonté qu’elle avoit pour luy? Je luy respondis que, puisqu’elle l’aymoit veritablement, et qu’elle cognoissoit sa discretion assez grande pbur s’y pouvoir assurer, il n’yavoit pas du mal à luy faire cognoistre qu’elle l’estimoit plus que nul autre, mais que je luy conseillois de l’espreuver en quelque occasion, et d’essayer si son amour estoit aussi veritable qu’il la depeignoit. Palinice donc resolue de me croire luy fit premierement un brassellet tissu de ses cheveux et meslé de quelques filets d’or, qui disposez en lettres, y marquoient ces mesmes mots

MIEUX LE CŒUR QUE LE BRAS;

puis l’ayant couvert d’une petite chaisne d’or, qui faisoit des las d’amour entre les mots, comme si ce n’eust esté que pour les separer, elle fit mettre aux deux bouts deux petits chattons de pierreries pour servir de fermoirs. Ayant ainsi achevé cet agreable ouvrage, la premiere fois que Sileine la vid, et qu’il la conjura de ne luy differer plus le bien qu’elle luy avoit permis d’esperer: Je veux bien, luy dit-elle, vous donner un tesmoignage de mon amitié, mais je veux en eschange que vous m’en donniez un de vostre obeyssance. Sileine qui pour obtenir ce contentement eust promis l’impossible, jura tout ce qu’elle voulut, et alors Palinice: Tout ce que je veux de vous, luy dit-elle, consiste en deux points, le premier est que je vous ordonne de ne vous mocquer point du present que je vous feray, bien qu’il soit indigne de vostre merite; l’autre est qu’apres que je vous en auray attaché le bras, je veux que vous me juriez que vous ne verrez de trois jours ce que c’est. – Pour ce qui regarde le premier de vos commandemens, respondit Sileine, il ne me sera pas difficile, madame, d’y obeyr, car il n’est rien qui vienne de vous qui ne soit plus digne d’admiration que de mocquerie; mais pour le second, pardonnez-moy, si je [171/172] ne promets pas de pouvoir obtenir cela sur moy, puisque j’ay tant d’envie de voir ce qui me doit estre une preuve de vostre affection, que j’oserois jurer qu’il me seroit plus facile de m’empescher de voir le jour, qu’une faveur qui me sera si chere. – Et bien! reprit Palinice, promettez-moy pour le moins que vous ne la verrez que vous ne soyez retiré chez vous,- Je le veux bien, repliqua Sileine, puisque vous le desirez.

A ce mot Palinice luy ayant mis son chapeau devant les yeux, qu’elle luy faisoit tenir à luy-mesme, avecque defense de l’en oster, elle troussa une des manches de son pourpoint et puis l’ab-batit, apres avoir attaché sur la chemise le brasselet dont je vous ay parlé. Soudain que Sileine eut la permission de retirer son chappeau, il mit un genouil en terre, et prenant la main de Palinice: Belle main, dit-il en la baisant, qui daignes aujourd’huy me mettre au nombre des esclaves de Palinice, je jure par toy-mesme que je ne rompray jamais les marques de ma captivité, et qu’il ne sera jamais de consideration assez forte pour faire que je brise mes fers. Et à ce mot, sans attendre que Palinice luy dit seulement une parole, il courut hors de la chambre et sortit du logis de cette belle fille pour s’aller enfermer dans le sien. Dés qu’il y fut entré, il s’en alla dans sa chambre où il voulut estre seul, et comme s’il eust encore eu peur que le tresor qu’il portoit ne fut pas assez assuré sous la foy d’une serrure, il entra dans son cabinet, duquel ayant aussi fermé la porte, et puis haussant la manche de son pourpoinct il porta en mesme temps les yeux et la bouche sur l’endroit où il sentoit que son bras estoit pressé. Mais Dieu sçait quel fut son estonnement, quand il remarqua, que c’estoient des cheveux de Palinice, et quand il vid l’artifice dont elle avoit enrichy ce brasselet! Il m’a depuis juré qu’il en fut d’autant plus surpris qu’il avoit creu que c’estoit seulement un des nœuds dont elle avoit accoustumé de se coiffer; il demeura donc fort long-temps à le considerer, sans oser seulement dire une parole, de peur d’interrompre son ravissement, puis tout à coup le portant à la bouche, et baisant l’un apres l’autre tous les caracteres qu’il y avoit marquez: Ouy, dit-il, belle Palinice, il est raisonnable que cette faveur m’occupe mieux le cur que le bras, puis que je ne vis que par elle et que c’est dans mon cœur qu’est, le principal siege de ma vie.

A ce mot il se teut, puis mouillant de mille baisers cette faveur qu’il trouvoit si belle: Pardonnez-moy, grands dieux, adjousta-[172/173]t’il, si je l’adore et si je ne la regarde que comme le plus parfait ouvrage qui soit jamais sorty des mains d’une Divinité. Belle Phillis, il seroit superflu de vous redire icy tous les discours que sa passion luy fit tenir dans cet agreable transport, c’est assez que vous sçachiez qu’il y fut durant pres de deux heures et que peut-estre se fust-il oublié dans ce cabinet s’il n’eust esté contraint de parler à Lucindor, qui le vint convier de la part de Sigismond à une course de bague qui se devoit faire dans deux ou trois jours par le commandement de la reyne. Je ne fus pas long-temps sans apprendre de Palinice mesme que Sileine avoit eu ce brasselet; cela fut cause que je luy dis qu’elle avoit desja beaucoup donné aux requestes de ce jeune chevalier, et que j’estois désormais d’avis qu’elle essayast par quelque artifice, s’il avoit veritablement de l’amour pour elle. Palinice m’assura qu’elle le feroit, et que devant que huict jours fussent passez, elle m’en diroit de plus particulieres nouvelles, ce qu’elle fit. Mais, nostre juge, il faut que je vous die de quelle façon elle y proceda, afin que vous cognoissiez que de tout temps elle a eu l’esprit tres-bon. Je vous ay desja dit que deux ou trois jours apres que Sileine eut eu le brasselet, la Reyne devoit donner une bague, qu’elle vouloit que Sigismond courust, et avecque luy tous les chevaliers de sa cour; et pour ce que Sileine estoit l’un, des plus adroits, il y fut convié par Lucindor de la part de ce jeune prince. Le lendemain donc il en alla advertir Palinice, et elle qui fut bien aise d’avoir trouvé cette occasion pour executer un dessein qu’elle avoit desja fait, dés l’heure mesme que Sileine luy, en eut ouvert le discours et qu’il luy eut dit qu’il ne croyoit pas que personne luy pust disputer cette bague, puis qu’il la courroit pour l’amour d’elle. – Ce sera vous, luy respondit Palinice, qui ne la disputerez contre personne, car vous ne la courrez point du tout. – Pardonnez-moy, madame, dit le chevalier, Sigismond me l’a envoyé commander par Lucindor. – Et moy, repliqua Palinice, je vous le deffends. – Vous estes trop juste, reprit Sileine, et trop amie de ma reputation pour me defendre d’observer ce que j’ay promis. – Ah Sileine! adjousta Palinice, que voyla bien une marque du peu de pouvoir que j’ay sur vous! – Nullement, repliqua le chevalier, si vostre service m’appelloit ailleurs, ou que je sceusse que c’est tout de bon que vous me commandez de ne courre point, je proteste que je m’en excuserais et que j’aymerois mieux desplaire à Sigismond qu’à vous. – Si cela est, dit Palinice, desen-[173/174]gagez-vous de vostre promesse, car si vous m’aymez, vous ne courrez point, et pour des causes que je vous diray ce mesme jour-là, si vous estes aupres de moy, cependant que les autres seront sur la carriere.

Sileine la pressa un peu, pour sçavoir les raisons qui l’obligeoient à luy faire cette defence, mais Palinice ne les sçachant pas elle-mesme, il fut luy impossible d’en rien apprendre du tout. Ce soir là mesme il s’en alla dans la chambre de Sigismond, et comme il ne pensoit à autre chose qu’au commandement que sa maistresse luy avoit fait, il prit si bien son temps que courant au tour d’une table avec quelques autres chevaliers pour se defendre du jeune prince qui les poursuivoit avec de l’eau dont il avoit envie de les mouiller, il fit semblant que le pied luy estoit tourné, et tomba tout de son long contre terre. Au commencement on creut qu’il ne s’estoit pas blessé, et Sigismond luy-mesme s’en mit à rire le plus haut qu’il put, mais quand on vid qu’il se relevoit avecque peine, et qu’il se plaignoit, chacun s’approcha pour sçavoir quel estoit son mal. Il dit donc qu’il s’estoit démis le pied, et le jeune Prince qui le crut, luy fit promptement donner un chariot et des hommes pour le conduire jusqu’en son logis, puis luy envoyant ses mires, leur commanda de ne rien espargner pour sa guerison. Mais Sileine qui ne vouloit pas estre visité, de peur qu’on fist un rapport de son mal contraire à son intention, leur fit acroire qu’il avoit fait venir un chirurgien, sur l’experience duquel il avoit desja fié sa blessure.

Le bruit de cette cheute et du malheur qu’on croyoit estre arrivé à Sileine s’espandit bien-tost par la ville, et Palinice ne fut pas la derniere qui le sceut. Feignant toutefois d’en ignorer la cause, elle pria Cerinte de l’aller voir, mais Sileine ayant sceu qu’elle avoit pris ce soing-là: Je vous conjure, dit-il à Cerinte, d’assurer Palinice que depuis qu’elle a eu pitié de mon mal, je n’en ay plus ressenty la violence, et que, hors le desplaisir que j’ay de ne pouvoir accompagner Sigismond en la course de bague qu’il doit faire, il n’est rien maintenant qui m’afflige. Ce que Cerinte. ayant rapporté à sa sœur, elle entendit incontinent ce qu’il vouloit dire, tant les personnes qui ayment bien ont de facilité à expliquer les actions et les paroles qui les touchent un peu.

Voyla donc le jour destiné aux courses arrivé, et Sileine hors du lict. Il prit pourtant un baston, comme s’il en eust eu besoin pour se soustenir, et s’estant rendu au logis de Palinice, l’accompagna [174/175] jusques chez une de ses amies, où elle avoit esté priée, pour ce que les fenestres de sa maison regardoient sur la carriere. Ils n’y furent pas long-temps sans que Sigismond arrivast, et avecque luy quantité de chevaliers, qui après une longue dispute cederent enfin le prix à l’addresse du jeune Prince; qui l’emporta au grand contentement de toute la Cour.

Durant qu’ils coururent, Palinice et Sileine ne firent que parler, et s’il est vray ce qu’elle m’en a dit depuis, leur discours fut à peu pres tel que je vous le vay dire. Ils estoient appuyez tous deux sur une mesme fenestre, et Sileine regardant sa maistresse, comme s’il eust esté ravy de la voir si belle: Que vous m’avez obligé, luy dit-il, de me défendre de paroistre parmy ces chevaliers pour me donner une place si pres de vous. – Tel, respondit assez froidement Palinice, est bien souvent proche du corps, qui est bien loing du cœur. – Ce malheur, adjousta Sileine, est inevitable à tous ceux qui ont aussi peu de merite que moy. – N’en faites pas le fin, repliqua Palinice, je confesse bien que vous avez d’assez bonnes qualitez pour faire qu’on vous estime, mais d’en avoir pour obliger toutes les filles qui vous voyent à courre les rues et à faire des extravagances pour l’amour de vous, c’est ce que je ne sçaurois me persuader facilement. – Je vous jure, reprit Sileine sousriant un peu, que comme je n’en ay pas la puis sance, je n’en ay pas aussi la presomption, et si j’avois à souhaitter d’estre parfaitement aymé de quelqu’un, non pas jusqu’au poinct de commettre les folies que vous dites, je proteste que je desirerois que ce fust de vous, que j’adore, et pour qui seule la vie me plaist. – Vous seriez bien-tost lassé de ce desir, respondit Palinice, puis que vous ne sçauriez rien gaigner aupres de moy, qui ay fait une resolution inviolable de tenir tous les hommes pour indifferents. – Ah Dieux! dit Sileine en l’interrompant, qu’est-ce que vous dites? madame, ne pensez-vous point aux serments que vous avez faits en ma faveur? – Je me souviens, repliqua Palinice, de tout ce que je vous ay promis, et si vous en avez aussi bonne mémoire que moy, vous trouverez qu’encore que j’aye juré de vous aymer, je n’ay pas pour cela protesté de hayr tout le reste des hommes, puis qu’au contraire je les veux tous cherir esgalement, sans qu’il y’en ait un seul qui ait aupres de moy plus de crédit ny d’authorité que l’autre. – Chacun, reprit Sileine, aura donc droit de pretendre de vous les mesmes faveurs que j’en ay obtenues? Et comment voulez-vous que je les estime, [175/176] si vostre facilité les rend comme cela communes à tout le monde? Alors il se teut pour ouyr ce que Palinice luy respondroit, mais voyant qu’elle s’amusoit ailleurs: Ah cruelle! continua-t’il, que vous avez de dangereuses armes! Mauvaise! est-il possible que vous ayez en si peu de temps changé d’inclination, et que vous ayez fait dessein de ne recompenser point autrement l’obeissance que je vous ay tesmoignée? – Je pense, dit Palinice assez bas et se tournant tout à fait de son costé, que vous croyez avoir beaucoup fait pour moy en cette occasion, et que vous vous persuadez que je vous en dois beaucoup de retour pour vous estre privé seulement aujourd’huy du plaisir que vous eussiez pris en ces courses. Mais, Sileine, puis que vous avez si bonne opinion de vous, et que pour si peu de chose vous avez la hardiesse d’aspirer à de grandes recompenses, cherchez de bonne heure qui vous les veuille donner, car pour moy; je m’en démets entierement, et vous jure que je seray bien ayse que vous ne m’importuniez plus.

Sileine estonné de la voir dans cette colere, et ne sçachant en façon du monde quel en pouvoit estre le sujet: Belle Palinice, luy respondit-il, si c’est mon amour qui vous importune, pardonnez-moy si je vous dis que j’ay trop de fidélité pour vous laisser jamais pretendre de pouvoir guerir de cet ennuy; mais si c’est ma presence qui vous fasche, vous ne languirez pas longuement dans ce desplaisir, car dés maintenant je proteste de ne me presenter jamais devant vous que je ne’sois bien assuré que vous le desirez. Disant cela, il partit d’aupres d’elle, et voulut sortir de la chambre, mais Palinice qui le suivoit de l’œil, l’appella comme il commençoit d’ouvrir la porte. Aussi-tost que Sileine s’ouyt nommer, il revint et s’estant approché de Palinice, elle luy dit avec un visage qui tesmoignoit un mespris extreme: Puis que vous vous retirez, Sileine, il n’est pas raisonnable que vous gardiez aupres de vous une compagnie qui vous pourroit nuire dans vos solitudes. Rendez-moy, adjousta-t’elle, mon brasselet, car je le veux r’avoir. – Je voudrois bien, respondit froidement Sileine, qu’il me fust possible de vous donner ce contentement, mais ayant juré de ne m’en desfaire jamais qu’avec la vie, il faut, si vous me commandez de vous le rendre, que vous me permettiez de mourir. – Mourez ou vivez, dit Palinice, cela m’est indifferent, pourvou que j’obtienne ce que je demande et que vous me rendiez mes cheveux. – Belle parjure, repliqua le jeune, chevalier, sera-t’il possible que vostre rigueur me tue, sans que j’en sçache le sujet? Me traitterez-vous [176/177] avecque plus de tyrannie qu’on ne fait les coupables que l’on ne condamne jamais à la mort sans les avoir pour le moins convaincus de quelque crime? – N’accusez, respondit Palinice, du traittement que vous recevez, autre chose que vostre peu de merite; et si vous ne voulez me desplaire mortellement, hastez-vous de me redonner le brasselet que vous avez de moy. – Mais, reprit Sileine, vous me l’avez donné sans condition. – Pource, repliqua Palinice, que je le voulois r’avoir sans condition. – Et si je n’ay rien fait, adjousta Sileine, qui me rende indigne de le posseder, n’est-ce pas une injustice de me le ravir? – Tant s’en faut, dit Palinice, c’est un trait de justice de prendre son bien où on le trouve. – Je crains, reprit Sileine, que vous ayez de la peine à le desfaire, car il est attaché de mille nœuds. – C’est trop disputé, respondit Palinice, fronçant un peu le sourcil, j’ay des cizeaux qui coupent en perfection et qui me serviront à cet office, si vous me tendez vostre bras. – Et bien perfide! dit alors Sileine, tout transporté, et luy donnant son bras, saoulez vostre fureur, et achevez d’executer le dessein que vous avez fait de me perdre; je ne veux pas vous donner cet avantage de me reprocher un jour que je me sois opposé à une seule de vos volontez.

A ce mot Palinice acheva de coupper le ruban qui estoit attaché au bout des deux chattons; et payant mis dans sa pochette: Allez maintenant, luy dit-elle, où vous voudrez, vous m’aurez l’obligation d’avoir desfait vos chaisnes, et de vous avoir mis en liberté. Disant cela, elle se remit srur la fenestre, sans l’avoir seulement regardé, et le pauvre Sileine putré de douleur se retira, mais entierement guery de son pied, car le transport où il estoit luy fit oublier de reprendre son baston, et de contrefaire le boiteux, comme il avoit fait depuis qu’il estoit sorty du lict. – En verité, dit Hylas, qui perdoit patience, et qui se lassoit d’estre si longtemps sans parler, voyla l’humeur du monde la plus contraire à la mienne! Comment, j’aurois souffert sans ressentiment qu’elle m’eust appelle, importun, et qu’elle m’eust accusé d’avoir trop peu de mérite pour elle ? Je meure si’je ne luy aurois donné, non pas seulement le brasselet, mais le pourpoint et la chemise pour me delivrer de la tyrannie d’un esprit si bisarre que celuy-là.- Sileine.ne fit pas cela, reprit Florice, mais enragé dequoy il avoit esté si mal traitté de cette belle fille, il resolut de ne vivre plus où elle seroit, et commença de se disposer à faire un voyage, dans lequel il pust treuver quelque remede à sa douleur. [177/178] Soudain que les courses furent achevées, Palinice vint me rendre compte de tout ce qu’elle avoit fait, et pource que je recognus bien sur son visage et aux discours qu’elle me tint, qu’elle avoit quelque regret de l’avoir mis si fort en peine, je treuvay bon qu’elle y remediast. Nous allasmes donc voir Circéne, où nous jugeasmes bien que nous le treuverions, et bien que cette belle fille soit sa sœur, elle ne sçavoit pas pourtant ses secrets, et Palinice mesme ne luy en avoit rien declaré, pôurce que la cognoissant extremement jeune, elle n’avoit pas osé se fier en elle. Quand nous n’eussions rien sceu de ce qui estoit arrivé à son frere, nous n’eussions pas laissé de juger qu’il y avoit quelque desordre dans leur maison, tar l’inquiétude où estoit Circéne, et les larmes qui luy eschappoient quelquefois nous en donnoient assez de cognoissance. Toutefois feignants d’ignorer sa douleur, nous la suppliasmes par toute l’amitié qu’elle nous portoit de ne nous cacher pas son desplaisir, et elle, qui ne vouloit pas nous refuser, nous dit librement que depuis une heure ou deux, elle avoit veu son frrre si affligé qu’elle craignoit qu’il eust receu quelque grand mescontentement, et peut-estre quelque offense dont il eust envie de se ressentir: Car, disoit-elle, il m’a demandé quelque argent que je luy gardois, il fait enfermer et empaqueter toutes ses hardes, il a commandé qu’on tinst ses chevaux prests, et je le voy dans un tel transport que cela me met l’esprit en desordre. – Je voudrois, dit Palinice, qu’il fust icy, car il ne me cacheroit pas le sujet qu’il a d’estre en colrre- Helas, reprit Circéne innocemment, n’ayez pas cette opinion, je croy qu’il m’ayme assez et que j’ay autant de pouvoir aupres, de luy que personne du monde, mais quelque supplication que je luy en aye faite, il ne m’en a jamais voulu dire un seul mot. Disant cela, elles prirent garde que Sileine estoit entré, et que sans voir qui estoit dans la chambre, il s’estoit desja fort avancé. Palinice donc, jugeant bien que Circéne ne luy avoit rien dit du desespoir de son frère qui ne fust vray, fit semblant d’avoir quelque chose à faire hors de la chambre, et s’alla mettre sur la porte de la sale, par où il falloit de necessité que Sileine passast ou qu’il ne sortist point. Sileine sans prendre garde à moy, tant il estoit troublé, prit son manteau et son espée, mais lors que pensant sortir, il vid Palinice sur le sueil de la porte, son estonnement fut nompareil. Elle qui l’attendoit au passage, se mit les mains sur les costez, pour occuper mieux toute l’ouverture de la porte, et [178/179] dés qu’elle ouyt qu’il s’approchoit: Qui est là, dit-elle, se tournant un peu. Sileine alors, sans lever seulement les yeux: C’est moy, luy respondit-il, qui veux sortir. – D’où? luy demanda Palinice, est-ce de mon cœur, ou de cette maison? – Du monde mesme, s’il m’estoit permis, repliqua Sileine, puisque vostre cruauté s’est lassée de m’y laisser vivre.

A ce mot, faisant un effort, comme ayant envie de passer en despit d’elle, Palinice le prit par le bras: Et depuis quand, luy dit-elle, avez-vous oublié les loix de la bien-seance, pour tenir si mauvaise compagnie à celles qui prennent la peine de vous visiter? – Vous aymez trop vostre repos et  vostre contentement, respondit Sileine, pour vous contraindre jusques là que de visiter un importun et un homme qui a si peu de merite que moy. Palinice qui cognut bien ce qu’il vouloit dire: Que vous me soyez, luy dit-elle; ou agreable, ou importun, c’est dequoy pour ce coup, je ne vous parleray pas, mais quoy que c’en soit, je veux que vous demeuriez, et si j’ay encore quelque pouvoir sur vous, je vous le commande.

Belle Phillis, à quoy me serviroit de vous traisner ce discours en longueur? Tant y a que Palinice fit si bien que sans sortir de là, elle remit parfaittement l’esprit de Sileine et qu’en presence de sa sœur, qui depuis eut sa part de leurs secrets, elle luy jura que tant qu’il auroit pour elle la mesme discretion et la mesme fidelité, jamais elle ne le changerait. Or nostre juge, je ne sçay si c’est que les hommes se lassent dans la prosperité, mais il est presque infaillible que s’ils sont inconstans, c’est plustost pour estre trop aymez que pour ne l’estre pas assez. Pour le moins, Sileine nous l’apprit par son changement, car sans avoir d’excuse legitime, ny de pretexte qui vallust, au plus fort de l’affection, que ma compagne avoit pour luy, il tourna les yeux sur Dorise et rendit Palinice si offensée de sa trahison qu’elle consentit, pour se vanger, que Rossiliandre la recherchast. Toutefois, quelque avancé que fust son mariage avecque luy, elle crut enfin que si son perfide Sileine r’entroit en son devoir, elle ne manqueroit pas ’d’inventions pour le rompre. Elle se hazarda donc de luy escrire, mais luy, au lieu de la nourrir de quelque esperance, luy fit cette response. [179/180]

LETTRE DE SILEINE

A PALINICE

Vous croyez que la lettre que vous m’avez escritte est un tesmoignage de vostre amour, mais je la prends pour une assurance de vostre infidelité. Je m’imagine que vous avez imité ces personnes qui veulent mourir et qui ne recourent jamais aux remedes, que leurs maux ne soient hors de toute espérance de guerison. Mariez-vous hardiment, Palinice, puisque le Ciel et vous avez conjuré ma ruine, et ne pensez pas que j’y puisse désormais apporter quelque obstacle, puisqu’il n’appartient pas aux hommes d’aller contre les ordonnances des dieux. Je confesse que celuy que vous aymez va jouyr des plus riches tresors qui soient aujourd’huy sur la terre, mais comme je n’en seray point jaloux, aussi n’auray-je point d’envie de les achetter au prix de ma liberté, puisque mesme vostre inconstance m’a desja donné tant de hayne pour les femmes que, si elles en avaient autant pour nous, je croy que le siecle où nous vivons serait le dernier aage de la nature.

Cette lettre mit Palinice en si mauvaise humeur contre luy que pour luy oster tout à fait l’esperance de pouvoir jamais pretendre quelque chose en elle, elle se donna à Rossiliandre, qui, l’ayant espousée, l’emmena dans les plus reculez Sebusiens. Sileine recognut bien sa faute, mais ce fut un peu trop tard, et tout ce qu’il obtint jamais de Palinice, ce fut quelques lettres par lesquelles elle l’assuroit qu’elle l’estimoit autant que la condition où elle estoit le luy pouvoit permettre. En fin Rossiliandre estant mort, Palinice revint à Lyon, et les amours de Sileine et d’elle recommencerent aussi fortes qu’elles l’avoient jamais esté; toutesfois avecque moins de repos pour luy, car Amilcar, mon frere, qui revint presque en mesme temps, devint son rival et se rendit si fort amoureux de Palinice qu’apres mille actions qu’il fit pour le luy tesmoigner, elle.ne se put desdire de luy en vouloir un peu de bien. J’avoue qu’au commencement je l’en voulus divertir, mais en fin voyant que sa blessure n’estoit pas de celles qu’on peut guerir, je quittay le party de Sileine pour prendre celuy d’Amilcar, et quelques instances que Circéne fist pour son frere, je sceus si bien faire cognoistre à Palinice que le premier changement de Sileine le rendoit indigne d’en estre jamais aymé, que si je ne la [180/181] pus vaincre tout à fait, je luy fis confesser pour le moins qu’ils avoient autant de pouvoir sur sa volonté l’un que l’autre, et qu’elle se donneroit à celuy que les dieux luy ordonneroient par leur oracle.

Or, sage bergere, il ne reste plus qu’à vous faire cognoistre mes jeunesses, et à vous entretenir de mes follies passées, dont je voudrois bien qu’une autre vous pust faire le discours, mais puisque c’est à moy que le sort l’a ordonné, je vous les raconteray sans artifice, et vous supplieray seulement de m’excuser, si je n’ay pas assez de grace à les dire, pour empescher que vous n’en treuviez le recit importun.

Sçachez donc, nostre juge, que de ces deux chevaliers, à sçavoir Lucindor frere de Circéne; et Cerinte frère de Palinice, Lucindor fut le premier qui me parla d’amour. Je laisse à Silvandre le soing de chercher la cause de cette affection, car pour moy j’avoue franchement que je ne suis pas assez sçavante pour esperer de la pouvoir jamais cognoistre. Tant y a que voicy comme elle naquit: Lucindor un jour se treuva dans une tresbonne compagnie, où l’on vint à parler de moy, et à regretter en mesme temps la mort d’un jeune chevalier qu’ils disoient m’avoir servie, et qui depuis cinq ou six lunes avoit esté assassiné par un homme qu’il aymoit. Ce chevalier s’appelloit Meliseor, homme de tresbon esprit, et qui, bien qu’il fut extrémement jeune, estoit en estime d’estre l’un des plus sçavans de toute la Gaule Lyonnoise. Or apres quantité de souspirs qu’on eut donnez au souvenir de sa perte, on assura Lucindor qu’outre ce qu’ils avoient de semblable pour les qualitez de l’esprit, encore estoient-ils fort peu dissemblables de corps, puis qu’on voyoit paroistre sur son visage presque tous les traits que Meliseor avoit autrefois portez; dequoy Lucindor se sentant comme flatté, et se resjouyssant en luy-mesme d’avoir quelque chose qui approchast des perfections de ce pauvre chevalier, il resolut de me voir, et d’essayer s’il pourroit avoir pour moy la mesme inclination qu’on avoit remarquée en Meliseor.

Mais voyez que c’est que cette sympathie, ou plustost cette fatalité! Lucindor conduit par Circéne en une compagnie où j’estois, ne jetta pas plustost l’œil sur moy qu’il en fut ravy, et que se laissant surprendre à cette apparence de beauté qu’il vid esclatter sur mon visage, il me fit un secret sacrifice de sa liberté. Pour moy, je confesse que sa bonne mine me charma et qu’à peine fut-il entré que faisant un dessein sur luy, je commençay à chercher [181/182] dans mes regards des armes pour le desfaire; mais je ne fus pas long-temps sans cognoistre que la place que je voulois attaquer s’estoit rendue, car Lucindor, apres quelques petits jeux que nous fismes, s’estant approché de moy: Il faut, me dit-elle, belle Florice, que vous riyez de la rencontre qui m’est arrivée, et que vous pouvez rendre agreable ou funeste pour moy, selon qu’elle vous touchera. Je ne luy respondis que par un petit sousris, qui luy tesmoigna que son abord ne m’avoit pas despieu, et cela luy donna la hardiesse de poursuivre, et de me raconter ce qu’on luy avoit dit de sa ressemblance avecque Meliseor. Puis en continuant: Or, adjousta-t’il, je recognois bien qu’il y a de l’apparence au discours que l’on m’en a fait, puis qu’on m’a juré qu’il vous avoit aymée, et que dés le mordent que j’ay eu l’honneur de vous voir, je n’ay pu me défendre des charmes dont vous l’aviez vaincu. – Vous ne devez non plus adjouter de foy, luy respondis-je assez froidement, aux paroles de ceux qui vous ont dit que Meliseor avoit eu de l’amour pour moy, que j’en adjoute aux vostres, quand vous me voulez persuader que vous m’aymez; il est vray que j’ay cognu ce chevalier, et que je n’ay pas moins estimé son merite que j’ay regretté sa fin, mais je suis si peu d’humeur à souffrir la recherche des hommes que quand il eust eu ce desir, je sçay bien qu’il n’eust jamais esté si temeraire que de m’en parler.

Disant cela, je jettay les yeux sur Lucindor, et vis bien qu’il changea de couleur, car la froideur de ma responce l’estonna jusqu’à luy faire perdre la parole. Mais enfin, ayant un peu repris de courage: S’il a eu de la passion pour vous, me dit-il, je n’oserois croire qu’il ne vous l’ait tesmoignée, et bien qu’en cela vous l’eussiez accusé d’avoir failly, je vous jure, belle Florice, que je defère tant à son bon esprit que, quelque supplice que j’en doive attendre, je n’auray point de regret de commettre un semblable crime.

Mon juge, je ne vous rediray point icy tout ce que je luy respondis, ny toutes les raisons qu’il m’allégua pour me faire consentir à recevoir son service, tant y a que je donnay cela à son importunité, et que luy ayant permis de m’escrire ses passions, je fus fort long-temps que je recevois presquee tous les jours de ses lettres qu’il me donnoit luy-mesme, faute d’avoir une seule personne à qui j’osasse fier l’interest qu’e j’avois pour luy. Fort peu de temps apres, Cerinte se declara; et par ce qu’il eut peur que je fusse. [182/183] engagée d’amitié aupres de Lucindor, il ne s’en descouvrit pas d’abord à moy, mais il sceut si bien mesnager l’humeur de mon pere que le bon homme jugeant que ce party m’estoit sortable, me commanda de l’aymer. Cela ne me mit pas dans une petite peine, d’autant mieux que Lucindor un peu jaloux de son naturel me fit bien-tost cognoistre qu’il supportoit ce rival avecque impatience. Toutefois je me gouvernay si bien aupres de l’un et aupres de l’autre, qu’ils partirent fort peu souvent d’aupres de moy, sans avoir quelque particulier sujet de satisfaction.

J’avois pourtant une inclination plus forte pour Lucindor, que pour Cerinte, et la plus grande marque qu’il en eut jamais, ce fut un soir que nous estions autour de la table à faire divers jeux. Mon pere nous donna un livre, dans lequel on tire au sort toutes choses, soit pour la guerre, soit pour la fortune, soit pour l’amour, pour le mariage, et ainsi du reste. Cerinte fut le premier qui jetta le dez, pour sçavoir s’il obtiendroit sa maistresse, et rencontra un poinct si favorable qu’il en eut toute sorte de contentement. Lucindor au contraire fut si malheureux qu’il rencontra le plus mauvais poinct, dequoy le voyant un peu esmeu: Jettez le dez encore un coup, luy dis-je, car pour estre assuré de la verité que l’on cherche, il faut tirer plus d’une fois. A quoy Lucindor ayant consenty, il poussa le dez pour la deuxiesme fois, mais ayant rencontré le mesme poinct, il le prit avec une furie nompareille et jura qu’il le mangeroit, si pour la troisiesme fois il avoit le mesme sort. Mais il eut beau se despiter contre la fortune, son destin ne se changea pas pourtant, car ayant poussé le dez bien avant sur la table, il ne fut pas plus heureux qu’auparavant.

Je meure si je n’en fus un peu estonnée, et si, quelque creance que j’eusse qu’il ne falloit point adjouter de foy à ces rencontres, je ne soupçonnay que nostre affection auroit quelque sinistre évenement. Toutefois estant demeurée dans cet estonnement un peu moins interdite que luy, je me saisis du dez, mais Lucindor venant à se souvenir du serment qu’il avoit fait, porta ses mains sur les miennes pour me l’arracher; toutefois, voyant que je m’obstinois à le garder, il me pria de le luy rendre, mais je luy dis assez bas: Je craindrois, Lucindor, que vous le traitassiez mal, si Je le sousmettois à vostre mercy. – Je le traitterois, me dit-il, comme un ennemy qui m’a osté l’esperance d’avoir jamais nulle sorte de contentement, s’il est vray pour le moins que vous ne [183/184] fassiez pas mes destinées plus heureuses que je les ay rencontrées dans ce livre. – Vostre bon-heur, respondis-je, despend de vostre merite, et non pas du hazard, c’est pourquoy, si vous avez quelque

bonne opinion de vous-mesme, je vous conseille d’esperer. – Il faut que vous me le commandiez absolument, me repliqua-t’il, si vous voulez que je vive. Moy qui ne voulois pas qu’il se perdist dans le transport où je le voyois, et qui craignois que dans cette fureur il donnast quelque cognoissance de ce que je voulois qu’il cachast à tout autre qu’à moy: Et bien, luy dis-je fort bas, je vous le commande. A ce mot, je me levay, et jettant le dez sur la table, nous continuasmes de jouer, jusqu’à ce que mon pere se voulut retirer.

Nous estions alors sur la fin de l’hyver, et par malheur une de mes tantes qui demeuroit aux champs, à une petite lieue de Lyon, tomba malade et envoya prier mon pe re de permettre que je l’allasse servir. Je partis donc, mais estant bien assurée que Lucindor et Cerinte ne manqueroient pas de m’y venir visiter, la crainte que j’eus que se rencontrants en chemin, la jalousie leur fist faire quelque chose mal à propos fut cause que je leur defendis à tous deux, sur peine de ma disgrace, de sortir de Lyon. Cerinte n’y manqua jamais, et j’avoue que son obeissance me plut, mais Lucindor, apres avoir supporté cette absence avec tous les regrets que peut avoir un homme qui ayme bien, s’imaginant que, quelque crime qu’il pust commettre envers moy, je l’aymois assez pour le luy pardonner, resolut de trouver un moyen pour me voir, et en attendant il m’envoya ces vers.

SONNET

Enfin ce long hyver a calmé ses orages,

Les zephirs du prin-temps annoncent le retour,

Les bergers amoureux dansent soubs les ombrages

Au chant de mille oyseaux qui se parlent d’amour.

Le froid et la pasleur ont quitté nos visages,

Et mesme les poissons dans l’humide sejour

Admirent les œillets, qui dessus nos rivages

Naissent quand le soleil y fait naisire le jour. [184/185]

Ainsi je vois qu’en l’air, sur la terre, et dans l’onde,

Les oyseaux, les poissons et le reste du monde

Tirent quelque plaisir d’un si doux changement:

Moy seul infortuné, je meurs loin g de Florice.

Rendez-la moy, grands dieux! Est-ce un trait de justice

Que ma seule douleur dure eternellement?

Bien-tost apres, la fortune favorisa son dessein, car ma tante ayant envoyé un jeune homme à mon pere, pour luy faire sçavoir qu’elle commençoit à recouvrer sa santé, Lucindor parla à luy, et le sceut si bien flatter, que, soubs pretexte d’avoir à me dire quelque chose de grande importance, ce jeune homme luy promit de l’introduire dans ma chambre, lors que je serois preste à m’aller mettre au lict. Il prit donc jour au lendemain, de sorte que dés que ce jeune homme fut de retour et qu’il nous eut rapporté quelle estoit la joye de mon pere pour la guerison de sa sœur, il commença de penser à la promesse faite à Lucindor. Ce chevalier cependant, qui n’oublia pas l’assignation qu’il avoit prise, partit le lendemain sur les huict ou neuf heures du soir.

Mais devant que je vous die de quelle façon je le receus, il est raisonnable que vous ayez le plaisir de sçavoir ce qui luy arriva. Premierement il estoit sorty de Lyon sans que personne y eut pris garde, et par ce que les portes de la ville ferment tousjours d’assez bonne heure, il demeura dans le faulx bourg jusqu’à ce qu’il fut temps de partir. L’air estoit fort disposé à la pluye, de sorte qu’il n’eut pas plustost commencé de se mettre en chemin, que les nues s’ouvrirent, et verserent une si grande quantité d’eau que, bien qu’il eust un bon manteau, il fut pourtant mouillé comme s’il se fut jette dans la riviere. La lune ne rendoit aucune clairté, pource que les brouillards la couvroient entierement, et ainsi attaqué de la pluye et des tenebres, il poursuivit son voyage, consolé toutefois parmy ces incommoditez de l’esperance qu’il avoit de demeurer paisible deux ou trois heures aupres de moy. Il n’eut pas fait environ la troisiesme partie d’une lieue que s’estant un peu esloigné du chemin, et galoppant à travers les buissons et les arbres, il donna un si grand coup de la teste contre, quelque chose que son chappeau tumba. Au mesme instant il sentit couler tout le long de soy un homme qui, comme il luy sembla, avoit envie de le traisner en terre. D’abord il creut que [185/186] c’estoient des voleurs qui l’attendoient à ce passage et cela fut cause que poussant son cheval à toute bride, il courut environ quarante ou cinquante pas, et puis mettant la main à l’espée, s’arresta tout court, resolu de se bien defendre si quelqu’un le poursuivoit. Il fut un peu de temps en cette posture, souffrant tousjours la pluye qui sembloit devenir plus forte qu’elle n’avoit encore esté, et prestant l’oreille pour essayer d’entendre quelque chose puisqu’il ne pouvoit rien voir, il luy sembla d’ouyr rire presque au mesme endroit où on l’avoit heurté. Ne sçachant donc à qui se prendre de l’accident qui luy estoit arrivé, et jugeant bien qu’il n’estoit pas possible qu’il treuvast son chappeau au milieu de ces tenebres, il mit son manteau sur sa teste et s’en vint en cet equipage jusqu’à la maison de ma tante, à la porte de laquelle il rencontra ce jeune homme qui luy avoit promis de le faire entrer.

Lucindor estoit si mouillé que ses habits faisoient l’eau de tous costez, toutefois s’estant fait montrer ma chambre, il y entra sur le point que je commençois à me deshabiller. Aussi-tost il se vint jetter à mes pieds, et me prit une main qu’il baisa, sans que j’y fisse nulle resistance, car je fus si surprise de son arrivée que j’en faillis à esvanouyr. Toutefois m’estant imaginée que peut-estre quelque loy bien forte l’avoit porté à me desobeyr, je luy demanday, toute tremblante, si mon pere se portoit bien. Il me respondit qu’ouy: Et qu’est-ce donc, luy dis-je, qui vous a donné la hardiesse de partir de Lyon et de mespriser ma defense? – Mon amour, me repliqua-t’il, qui m’alloit oster le moyen de vivre, s’il ne m’eust donné la commodité de vous voir. – Comment, adjoustay-je, c’est donc un si foible suject qui vous a porté à me desplaire? – Madame, respondit-il, le treuvez-vous de si petite importance, puisqu’il y alloit de la vie de l’homme du monde qui a le plus d’amour pour vous? – Et bien! Lucindor, repris-je, toute esmeue, et tesmoignant une colère extreme, puisque vous aymez si fort vostre vie, et que je dois avoir seing de ma reputation, ne demeurez pas davantage en ce lieu, où l’un et l’autre ne peuvent estre en seureté. Il voulut alors me dire quelque chose, mais l’interrompant: Allez, luy dis-je, et hastez-vous, sur peine de me voir faire des choses qui vous rapporteroient un mescontentement eternel. Disant cela, je courus dans ma garderobe, où je m’enfermay, resolue de n’en point sortir, tant qu’il seroit dans ma chambre. Mais Lucindor estant, demeuré au commencement immobile se leva enfin, enragé du mauvais accueil que je luy avois fait, et la fureur [186/187] ayant peint sur son visage tous les traits d’un desesperé, il sortit et remonta à cheval, sans vouloir seulement prendre un chappeau, que ce jeune homme luy offrit. Aussi-tost qu’il fut sorty, je voulus sçavoir de quel artifice il s’estoit servy pour me surprendre, et ce jeune homme m’ayant confessé qu’il estoit entré par son moyen, et que Lucindor luy avoit protesté qu’il me feroit un tres-agreable service, je ne sçay ce que je ne luy dis point, je le menaçay au commencement de le faire chasser, mais il me fit tant de pitié, quand je vis que fondant en larmes il m’en demanda pardon, que je n’eus jamais assez de puissance sur moy pour me resoudre à le faire punir.

Lucindor cependant s’en retournoit chargé de tous les desplaisirs qui peuvent affliger un homme qui se void mal traitté, et comme si le temps en eust eu plus de compassion que moy, les brouillards se dissiperent et la lune qui s’approchoit alors de son plain, parut si belle qu’elle fit naistre un nouveau jour malgré les tenebres où son esprit estoit enveloppé. Cela fut cause qu’ayant fait environ trois quarts de lieue, il apperceut sur sa main gauche une roue eslevée de terre, environ de huict ou neuf pieds, et à trois ou quatre pas de là un corps estendu sur la terre; il se doubta bien que c’estoit celuy de quelque criminel, mais il ne pouvoit juger pourquoy ce cadavre qui devoit estre sur la roue estoit toutefois dessoubs. En fin ayant un peu resvé, il vint à se souvenir de ce qui luy estoit arrivé environ à ce mesme endroit, et s’imaginant que peut-estre passant au dessoubs de cette roue, il avoit heurté le corps, et l’avoit traisné apres soy, il commença de croire que c’estoient là les voleurs qu’il avoit soupçonnez, et ce qui acheva de le confirmer en cette creance, ce fut que s’en estant un peu approché, il vid son chappeau qu’il releva, et puis se mit à continuer son chemin. La seule chose qui le tenoit encore en peine, c’estoit qu’il luy avoit semblé d’ouyr rire quelqu’un, mais tout à coup oyant le cry des chouettes et des chats huants, qui devoroient ce pauvre cadavre, il cognut bien que c’estoient là ses rieurs, et que la peur luy avoit en quelque sorte offusqué le jugement.

Lucindor m’a confessé depuis qu’il eust ry de cette avanture, si l’estat où il estoit luy eust permis de recevoir d’autres pensées, que celles qui portoient l’image du desespoir, mais s’il est vray ce qu’il m’en a raconté, il avoit alors un si grand desplaisir en l’ame, que rien au monde n’eut esté capable de le resjouyr. [187/188] S’estant donc remis à resver sur le mauvais traittement que je luy avois fait, il recommença ses plaintes et dit tant de choses contre moy que son chemin finit plustost que ses regrets. Toutefois la nuict n’estant pas achevée, il se fit ouvrir le mesme logis d’où il estoit party, et s’y arresta jusqu’à ce que les portes de la ville furent ouvertes. Apres cela, il se retira dans sa maison, mais à peine y fut-il entré qu’une grande fievre le saisit, mais avecque une telle violence que dans le troisiesme jour, car elle estoit continue, on desespera de sa guerison.

Desja ma tante estoit parfaittement guérie, et mon pere m’ayant rappellée, je ne fus pas plustost de retour que j’appris que Lucindor estoit prest à mourir. J’avoue que j’estois grandement en colere contre luy, mais à cette fascheuse nouvelle, comme si j’eusse perdu la memoire de sa faute, je fus si troublée que mon pere mesme, par les changements de mon visage, s’apperceut de ma douleur. Et certes j’avois quelque raison d’estre faschée de son mal, car lors que je venois à penser que s’il ne m’eust point aymée, il ne se fust pas desrobé durant la nuict pour venir où j’estois, et que, par consequent, il n’eust pas souffert le vent, la pluye et les autres incommoditez qui accompagnent ordinairement la fin de cette fascheuse saison, tout cela me donnoit tant de pitié pour luy que j’eusse voulu, s’il m’eust esté possible, avoir la plus grande partie de son mal, pour nie punir dequoy j’en avois esté la principale cause. Tous les mires de Gondebaut furent employez à le secourir, mais à ce qu’il dit, j’eus bien de meilleurs secrets pour sa guerison, car il est certain que dés qu’il sceut que je luy pardonnois sa desobeyssance, il commença de se porter mieux; et de fait, douze ou quinze jours apres mon retour, il sortit du lict.

Cerinte cependant avoit entierement gagné l’inclination de mon pere, et toutefois ne voulant pas espouser une ennemie, il faisoit tout ce qui luy estoit possible pour me vaincre; mais enfin cognoissant que Lucindor avoit plus de part en mes faveurs, et que je le voyois plus favorablement que luy, il en entra presque en fureur. Deslors il fit dessein de me tesmoigner au plustost le ressentiment qu’il en avoit, et voicy comme il y proceda. Un soir que Lucindor et luy estoient venus tenir compagnie à mon pere, apres quelques discours communs; je priay Cerinte de chanter; alors ayant pris mon luth: La musique, me dit-il, est fort ingratte à la douleur; toutefois, adjousta-t’il, puis que vous me le commandez, je vous diray un air fort nouveau, et sur lequel un de mes meilleurs amis [188/189] a fait des paroles que personne que moy n’a encore ouyes. Disant cela, il’s’assit contre la table, et y appuyant le luth, il jetta les yeux sur moy, et puis chanta ces vers.

CHANSON

Cette ingratte beauté, quelque mal que je sente,

N’a jamais pris le soing de guerir mon ennuy,

Elle ayme mon rival et veut que je consente

Que si je meurs pour elle, elle vive pour luy.

Il est vray, ce voleur, ce tyran la possede,

Et lors qu’un desespoir afflige ma raison,

Je voy que le cruel jouyt de mon remede,

Et triomphe des yeux, où je suis en prison.

Mais, dieux! si cet affront blesse vostre justice,

Vangez-vous, il est temps de finir ma douleur,

Et de permettre enfin que ce couple perisse,

Elle par mes desdains, et luy par ma valeur.

A ce mot il posa le luth sur la table, et cessa de chanter. Je rougis à la verité, mais Lucindor au contraire paslit, et je pris bien garde qu’il avoit envie de tirer quelque esclaircissement de ces paroles. Toutefois, se voyant en un lieu où le respect l’en empeschoit, il se contenta de luy dire: Je trouve, Cerinte, que cette chanson est parfaittement belle, et il est croyable que si celuy qui l’a composée la chante devant quelqu’un qui y prenne de l’interest, ils auront des affaires à demesler ensemble. – Peut-estre, respondit Cerinte, n’a-t’elle esté faite que pour cela. Alors ils se regarderent, mais avec une froideur qui desilla si parfaittement les yeux de mon pere, qu’il sortit de l’aveuglement où mes artifices l’avoient si long-temps retenu. Il cognut donc le sujet de leur querelle, et deslors faisant dessein d’en arrester le cours, il les prit par la main, et les ayant menez dans son cabinet, leur dit tant de choses qu’enfin il les fit amis. Et par ce qu’il jugea bien que pour faire mourir en eux l’effect de leur mauvaise volonté, il en falloit esteindre la cause, il leur jura qu’il m’avoit donnée à Teombre, et que je recevois ce party fort agreablement. Lucindor [189/190] en faillit à crever de despit, et repassant par la chambre où j’estois, il se retira sans se souvenir seulement de me donner le bonsoir. Mais soudain qu’il fut arrivé en son logis, il fit ces vers que je receus le lendemain.

SONNET

Vous, que mon desespoir accuse justement,

Beaux yeux à mon dommage aussi douxqu’infidelles,

Vous avez donc rendu vos flames criminelles,

Par l’énorme peché de vostre changement!

Amour! il est donc vray que si legerement

Leurs faveurs que ma foy devoit rendre eternelles,

Ont cedé le triomphe à des ardeurs nouvelles,

Et que leur trahison l’a fait impunément!

Ah! d’un amant trompé, triste et cruel exemple!

Qu’on ne me parle plus, ny de ciel ny de temple,

J’abandonne les dieux, je quitte leurs autels.

Je blaspheme desja sans crainte de supplice,

Aussi-bien voudroient-ils condamner les mortels,

Si ma déesse mesme a fait une injustice?

Ces vers me firent parfaitement cognoistfe son transport, mais ils ne me donnerent pas pour cela les moyens d’y remedier, car en effect mon pere me remit à Teombre, et ce chevalier m’ayant espousée, m’emmena chez luy au bout de sept ou huiet jours. L’affection pourtant de Lucindor et de Cerinte ne mourut pas dans mon esloignement, au contraire il sembla que mon absence fut sa nourriture et ce qui me le fit cognoistre, ce fut que Teombre estant mort, ils recommencèrent leurs poursuittes; et comme si le Ciel leur eust voulu oster toutes sortes d’obstacles, je perdis mon pere fort peu de temps après mon mary. Toutefois ne pouvant alors me résoudre à faire beaucoup plus d’estat de l’un que de l’autre, je consentis facilement à la resolution que nous prismes tous ensemble, qui estoit de consulter l’oracle d’Amour et de sa Mere dans le temple de Venus, duquel vous avez sceu les responces, [190/191] nostre juge, aussi bien que le recit de nostre vie, dont le repos depend desormais de vostre ordonnance.

A ce mot Florice se teut, et Phillis s’estant levée, prit Ligdamon et Celidée par la main, et ayant demandé à Florice s’il n’y avoit point de danger qu’Adamas et Alexis fussent appeliez à ce conseil, elle luy respondit qu’il n’y avoit point de particuliere defense pour cela. De sorte que le Druide et Celadon s’estant joints à Phillis, Celidée et Ligdamon, ils se separerent un peu de la trouppe, et apres avoir dit chacurt son opinion à Phillis, elle les vint retrouver, et s’estant assise, profera tout haut ces paroles.

Puis que les dieux ont voulu que vos differends me fussent exposez, et qu’ils ont ordonné que mon jugement vous serait une loy inviolable, apres l’advis de ceux qui ont assisté à cette deliberation, j’ay jugé qu’ayants toutes trois une obligation presque esgale à ceux qui ont eu la gloire, de vous servir, il faut-de necessité que les dieux fassent particulierement cognoistre qui de ces chevaliers vous a esté destiné pour mary. J’ordonne donc que le sort en fera la decision, et que chacune de vous, ayant les yeux bouchez, aussi bien que les deux amants de qui elle aura esté maistresse, se fera elle-mesme sa destinée et qu’elle espousera celuy qui luy tombera le premier entre les mains, sans qu’il soit permis à ceux que le malheur aura esloignez de cette possession, de murmurer ny contre moy, ni contre le Ciel, dont la volonté est telle que je la vous expose.

En cet instant Phillis se leva, et ayant pris des mouchoirs, boucha premierement les yeux à Circéne, puis à Clorian et à Alcandre, et les ayant menez en l’un des coings de la gallerie, elle donna deux petites clefs à Clorian, et deux à Alcandre, afin que faisants un peu de bruit, Circéne sceust où les chercher. Apres cela leur ayant fait faire plusieurs tours et leur ayant donné le signal, qui leur permettoit de commencer leur recherche, Circéne partit au son des clefs et s’en alla aveuglément où la conduisit son Genie: le premier qu’elle rencontra fut Alcandre, qui se voyant plus heureux que son rival, embrassa Circéne si estroittement qu’il eust esté bien difficile qu’elle luy eust eschappé.

Apres cela, Phillis prit les mouchoirs, et les ayant mis à Palinice, à Sileine et à Amilcar, elle observa les mesmes ceremonies qu’elle avoit pratiquées pour Circéne, jusqu’à ce qu’en fin elle demeura en la puissance de Sileine.

Florice les suivit incontinent, et comme il, luy restoit encore quelque inclination pour Lucindor, les dieux favoriserent ses [191/192] desirs, et firent qu’elle le rencontra plustost que Cerinte, dequoy elle parut si satisfaite, qu’ils demeurerent quelque temps à s’embrasser, sans dire seulement une parole.

Cependant Cerinte cherchoit tousjours, et Hylas ayant osté doucement les clefs à Lucindor, fit du bruit, comme si Florice l’eust encore cherché; enfin se lassant de le voir dans cette vaine et inutile recherche, il s’alla jetter entre ses bras et l’embrassa. Cerinte qui creut au commencement que c’estoit Florice: En fin vous estes mienne, dit-il, belle Florice? – Ouy, respondit Hylas, s’il plaist à Lucindor de vous la donner. Cerinte alors s’estant desbouché, et voyant la tromperie d’Hylas: Cruel, luy dit-il, n’estoit-ce pas assez que je me visse privé de Florice, sans me, voir encore mocqué de toy? – Pourquoy mocqué, repliqua Hylas, je veux, Cerinte, que tu sçaches que tu m’as une obligation nom-pareille et qu’en ce moment que tu m’as pris, je t’ay fait beaucoup plus riche que tu ne penses. – O dieux! reprit Cerinte, est-il possible, Hylas, que tu ayes la hardiesse de continuer encore à me desobliger par tes railleries? – Je te jure, dit Hylas,que je le dis sans raillerie, et qu’ainsi ne soit, escoute si je ments: N’est-il pas vray que l’amant se transforme en la chose aymée, puisque comme le publie Silvandre, l’ame vist mieux où elle ayme qu’où elle anime? Que si cela est, pense un peu en combien de beautez je suis transformé, et tu verras que m’estant donné à toy, je ne t’ay

pas fait un moindre present que de cent belles filles que j’ay

aymées, en eschange d’une seule, que le hazard a plustost,

donnée à Lucindor qu’à toy. Chacun se mit à rire

de la plaisante pensée d’Hylas. Cerinte seule-

ment, Clorian et Amilcar parurent un peu

mescontents, et resolurent de partir le

lendemain pour aller, retreuver Si-

gismond, ce qu’ils firent, car

Adamas, qui partit aussi

avec Ligdamon, leur

fit compagnie

jusques à

Marcilly.

[BILD]

LIVRE V

[Adamas suivi de Bellinde pénètre dans le temple.]

[BILD]

LIVRE V

[Adamas et Bellinde.]