LA QUATRIESME PARTIE D’ASTRÉE

LE TROISIESME LIVRE

Phillis alors, qui se vid seule avec Silvandre, esmeue à pitié du mal qu’elle luy avoit fait, qui veritablement avoit esté plus grand qu’elle n’avoit pensé: Berger, luy dit-elle, puis que le Ciel prend le soing de vostre conduitte, j’espere vous voir bien-tost aussi content que vous l’avez jamais esté. Mais dittes-moy, je vous supplie, et dittes-le moy franchement, et avec assurance que vous parlez à une de vos meilleures amies, et qui sçaura bien taire tout ce qui vous pourra importer. Est-il vray, Silvandre, que vous aymez Madonte? Car ce n’est pas un crime irremissible d’aymer une belle fille comme elle est, n’y ayant personne de nous qui sçache que la gageure qui estoit entre nous a donné commencement à l’affection que vous avez portée à Diane, chose qui ne pouvoit point davantage vous obliger, qu’à la continuer autant que dureroit la cause de sa naissance.

Cependant que Phillis tenoit ces propos à Silvandre, Diane, encore qu’elle s’en fust allée devant que le berger revinst de con esvanouissement, l’avoit bien veu relever, parce que de temps en temps elle alloit tournant la teste vers luy pour voir ce qu’il deviendroit. Et quand elle cognut qu’il n’estoit pas mort comme elle avoit eu opinion, il luy fut impossible, quoy qu’en colere contre luy, de n’en ressentir un aussi grand contentement, que l’apprehension de sa perte luy avoit donné de douleur, la jalousie et le dépit ayans bien eu le pouvoir de luy faire ressentir l’offence qu’elle pensoit avoir receue, mais non pas d’effacer l’amitié que veritablement elle portoit à ce berger. Et en cette occasion elle en rendit une preuve bien assurée, puis que voyant partir Astrée, et peu apres Alexis, elle prit une plus grande curiosité qu’elle [99/100] n’avoit jamais eue, d’ouyr, sans toutesfois estre apperceue, les discours que Phillis et luy tiendroient ensemble, s’assurant qu’ils ne seroient point d’autre chose que de ce qui la touchoit. Et en ce dessein, s’estant enfoncée promptement dans le bois, elle revint auprés du lieu où ils estoient, mais si doucement qu’elle ne fut apperceue de personne, et y arriva assez à temps pour entr’ouyr la demande que la bergere luy avoit faite, et pour entendre que le berger luy respondit ainsi:

Phillis, si les dieux ont jamais puny quelque parjure, je les supplie de faire paroistre la rigueur de leur colere sur moy, en cas que je ne vous die la verité de ce que vous me demandez. Je veux que nos druides non seulement me defendent d’assister aux communs sacrifices, et qu’ils refusent de me faire justice quand je la leur demanderay, mais je veux que tous les hommes me bannissent de leur compagnie, qu’ils me mettent hors de leur communion, et que le feu et l’eau me soient interdits, si j’ay jamais aymé que Diane. Je sçay bien que ce mot est trop temeraire pour moy, et que la declaration que je vous en fais est outrecuidée, veu le merite de cette bergere et le peu que je vaux; mais, discrette Phillis, puis que je vois la pitoyable compassion que vous avez de mon malheur, et la bonne volonté que vous portez à la belle Diane, je penserois faire une offence qui ne me devroit jamais estre pardonnée, si me damandant la verité je la vous déguisois, m’assurant qu’en cecy vostre discretion sera telle que je l’ay tousjours recogneue en toute autre chose.

Phillis luy respondit: Vous avez raison, Silvandre, de vous fier en moy, et mesme de ce qui concerne cette belle et sage bergere, puis que l’amitié que je luy porte ne cede point à l’amour que vous avez pour elle, et que recognoissant ses merites et vostre jugement, je veux croire ce que vous me dites de vostre affection envers elle. Mais, berger, encore faut-il que vous m’esclaircissiez, et me disiez les raisons pour lesquelles vous avez traitté avec Madonte comme vous avez fait. Vous sçavez, Silvandre, car vous n’ignorez que ce qu’il vous plaist, que l’Amour est comme un petit enfant, qui s’offense de peu de chose, qui se despite et qui devient jaloux aysément. Comment n’avez-vous pensé que les soings extraordinaires que vous avez fait paroistre d’avoir de tout ce qui touchoit à Madonte, les pleurs que vous avez respandus à son départ, et les pressantes supplications avec lesquelles vous l’avez conjurée de vous permettre de l’accompagner jusques [100/101] en Aquitaine, et mesme d’estre allé le plus avant que vous avez pu avec elle; comment n’avez-vous pensé, dis-je, que toutes ces choses venants à la cognoissance de Diane, ne la deussent rendre grandement offensée contre vous? Ne deviez-vous pas considerer que, tout ainsi que Madonte ne vous a voulu permettre de la suivre plus outre, pour ne faire desplaisir à Tersandre qu’elle ayme, de mesme vous n’en deviez point avoir fait la demande, pour ne point donner de jalousie à Diane que vous aymez? Et pouviez-vous esperer à vostre retour un moins mauvais visage d’elle, que celuy que vous en recevez maintenant? Je trouve, quant à moy, qu’elle vous oblige en vous traittant de cette sorte, puis que, si elle avoit fait autrement, vous auriez occasion de croire que vous estes aupres d’elle en une indifference, qui est un tres-certain tesmoignage de fort peu de bonne volonté.

Cependant que Phillis parloit de cette sorte, Diane qui n’en perdoit pas un seul mot, approuvoit tellement ce qu’elle disoit, que si quelqu’un l’eust apperceue, il eust eu aysément cognoissance du mal qui la pressoit  parce que quand Phillis touchoit les poincts qui la pressoient le plus, elle faisoit des actions de la teste, des mains, et du reste du corps, qui monstroient bien ce qu’elle vouloit cacher. Mais lors que Silvandre reprit la parole, elle demeura immobile, les yeux tendus sur luy, la main advancée, et la bouche entr’ouverte, comme si elle l’eust voulu convaincre de mensonge à la premiere excuse qu’il apporteroit. Elle ouyt donc qu’il parloit ainsi: Discrette et sage bergere, pleust à Dieu que le peu de vie qui me reste, me donnast les moyens de m’acquitter de cette extreme obligation! afin que vous pussiez recognoistre combien me lie la compassion que vous avez de moy, comme du plus affligé et innocent berger de l’univers. Mais en ce que le Ciel me déniera pour mon impuissance, il le suppléera sans doute par sa bonté, pour monstrer qu’il ne laisse jamais sans recompense une œuvre si juste et si louable. Vous m’accusez, bergere, d’une faute de laquelle je me sens si peu coulpable, que je suis contraint de vous supplier par la chose du monde que vous avez la plus chere, de me dire plus clairement ce que vous venez de me reprocher, afin que je vous puisse répondre avec la verité que je dois.

Diane qui l’escoutoit: Voyez le cauteleux! disoit-elle en elle-mesme, et sans oser seulement prononcer la parole de peur d’estre ouye, il ne sçait que respondre, et il veut le luy faire redire pour [101/102] avoir le loisir d’inventer quelque mauvaise excuse. Elle ouyt alors que Phillis reprenoit: Avouez librement, Silvandre, que vous avez esté trompé, et que vous ne pensiez pas qu’il y eust personne en la compagnie, qui deust remarquer vos actions, ou qui, les ayant remarquées, les vinst redire à Diane. Aussi crois-je bien que celle par qui elle les a sceues, ne pensoit pas mal faire, car elle parloit trop naifvement. – Mais encore, reprit Silvandre, que dit-elle? – Elle dit, adjousta Phillis, que vous-mesme vous estiez fait le mal, duquel depuis vous estiez pu guerir, car ayant rencontré Madonte, vous l’ aviez advertie de la venue de quelque estranger, qui la cherchoit avec un mauvais dessein. – Il est vray, respondit le berger, je l’ay fait, mais pensant y estre obligé par les loix de la preud’hommie. – Les loix de la preud’hommie, repliqua Phillis, ne vous ordonnoient pas de l’accompagner jusques en Aquitaine, ny moins, lors qu’elle ne l’a pas voulu, de vous mettre à ses genoux, les luy embrasser, et avec des torrents de larmes luy noyer les mains pour la presser, et en fin, forcer par les plus extraordinaires conjurations que vous avez pu imaginer, de vous permettre pour le moins de la suivre une partie du jour  luy disant, apres qu’elle y a esté contrainte par vos pleurs, qu’elle vous pouvoit bien permettre le contentement d’estre un peu de temps auprés d’elle, au lieu de l’eternel desplaisir que son esloignement vous laisseroit. Mais, et voicy ce que je trouve de meilleur, lors qu’elle vous a respondu en sousriant, que si son absence vous donnoit de l’ennuy, la presence de Diane vous consoleroit… Diane, avez-vous respondu, merite beaucoup mieux que mon service, aussi ne luy en ay-je jamais rendu que par gageure. Et pleust à Dieu qu’elle eust à faire le voyage pour vous, et vous à demeurer icy pour elle. Vous semble-t’il, berger, que les loix de la preud’hommie vous pussent commander de tenir ces discours à Madonte, et de parler avec un tel mépris de Diane? Et trouvez-vous estrange qu’en estant advertie, elle s’en soit offensée, et en mesme temps se soit resolue à vous oster toute sorte d’occasion de la pouvoir plus traitter tant indignement?

– O Dieu! s’escria Silvandre alors, ô Diane! Et quelle trahison est celle que vous me racontez? – Trahison? dit Phillis, et pouvez-vous nier, s’il y en a, que ce ne soit de vostre costé qu’elle vienne? – Comment? reprit incontinent le berger, que j’aye fait ny dit ce que vous me reprochez? J’aimerois mieux [102/103] que ma houlette m’eust esté msie au travers du cœur, que si une telle pensée y avoit jamais eu place. – Et me nierez-vous, repliqua Phillis, que vous n’ayez accompagné cette Madonte, tant avant qu’elle vous l’a voulu permettre? – J’advoueray, respondit Silvandre, qu’il est vray que je l’ay accompagné, mais pour des raisons, que si j’eusse fait autrement, j’eusse esté blasmé par tous ceux qui les eussent entendues: et afin que vous en sçachiez la verité, ayez agreable que je la vous raconte briefvement.

Diane, qui à chaque reproche que Phillis faisoit au berger, eust bien voulu, ei elle eust osé, y en adjouster d’autres pour le convaincre entierement, oyant que Silvandre se preparoit de parler: Je m’assure, disoit-elle en elle-mesme, que si, en tout son discours, on le peust reprendre d’un mot de verité, ce sera bien contre son dessein, mais voyez avec quel visage il va mentir.Et lors Silvandre parla ainsi: Il y a long-temps, bergere, que Paris dit que cet estranger estoit venu en cette contrée avec un mauvais dessein contre Madonte, et que le voyant en peine de l’en advertir, je me chargeay de le luy faire sçavoir. – Il ne dit pas, reprenoit Diane, avec quelle promptitude il s’offrit à le faire, de peur que quelqu’autre le previnst en ce charitable office.

Cependant Silvandre continuoit: Or hyer au matin je la rencontray avec Tersandre, et me semblant que je serois blasmé de tout le mal qui en pourroit arriver, si je ne l’en advertissois, je le luy dis, ainsi que je m’en estois chargé. Et en mesme temps la voyant fondre toute en pleurs, j’avoue que je fus touché de compassion,… – Mais plustost de passion, disoit en elle-mesme Diane. – Et que pour l’assurer, continua Silvandre, contre l’outrage de cette personne incognue, je luy offris de l’accompagner avec telle quantité de mes amis qu’elle voudroit. – Il est peut-estre son ambacte, ou sonsoldurier, disoit Diane, qu’il faille que ce soit luy qui la deffende contre ses ennemis! – Ce que j’ay fait, adjousta Silvandre, mais seulement jusques par de là l’endroit où Pàris avoit trouvé cet estranger… – Par ce, disoit Diane, qu’elle ne luy a voulu permettre de passer plus avant, et dequoy vous luy voyez encore la tristesse peinte sur le visage. – Mais en cela, continua Silvandre, pouvois-je faire moins sans faillir à mon devoir? Que si j’ay fait autre chose que ce que je dis, je veux, bergere, que la seconde vie que j’attends me soit desniée pour chastiment de ma faute. – Mais, repliqua Phillis, n’est-il pas vray, que si elle eust voulu l’eussiez suivie jusques en [103/104] Aquitaine? – Si j’eusse creu, respondit Silvandre, qu’elle eust eu affaire de moy, j’avoue que je l’eusse accompagnée plus outre, me semblant que chacun est tenu de defendre les affligez. – D’icy à quelque temps, disoit Diane, ce berger deviendra l’Hercule Gaulois, et nous le verrons aller la massue sur le col de province en province, pour combattre les monstres! – Mais, continuoit-il, que je l’en aye, je ne dis pas pressée, mais priée seulement, c’est une chose si fausse,… – que, disoit Diane, Silvandre ne l’est pas davantage. – Que je m’estonne, adjoustoit le berger, qu’il y ait eu quelqu’un assez effronté pour l’inventer, et pour l’oser dire. – Et toutesfois, reprit Phillis, si elle eust voulu de bon cœur, vous l’eussiez bien accompagnée davantage. – Elle ne m’en fit jamais refus, dit Silvandre, il est vray que je luy offris de la conduire en assurance jusques hors du Forests. – Amasis, disoit Diane, l’a peut-estre commis pour la seureté des chemins! – Mais est-il possible, repliqua Phillis, que vous n’ayez point pleuré, que vous ne vous soyez point mis à genoux, que vous ne luy ayez point embrassé les jambes, ny parlé de Diane, ny du regret que vous aviez de son départ? – C’est à ce coup, disoit Diane, qu’il se prepare à bien mentir! – Bergere, respondit Silvandre, si de toutes ces choses il en est arrivé une seule, ô Ciel! faites paroistre vostre justice sur moy! O terre, engloutissez-moy! Et vous, Hesus, ne souffrez point que je vive parmy les hommes! Je vous jure, Phillis, par les dieux boccagers qui nous escoutent, et par tous les demons qui habitent en ce lieu, que tout ce que vous m’avez dit est faux, et inventé par quelque personne qui veut ma mort, ou qui a dessein sur Diane. – N’a-t’il pas bien rencontré? Disoit Diane, car Laonice a bien quelque pretention sur moy ou sur sa vie. – Berger, reprit Phillis, lorsque vous sçaurez qui c’est, vous perdrez asseurement cette opinion. Mais ne confesserez-vous pas que, pour le moins, vous avez failly d’estre party, et d’avoir accompagné cette bergere, sans en demander congé à vostre maistresse. – Ah! ma sœur, disoit Diane, ne me donnez point ce nom, je vous supplie, je ne veux ce berger, ny pour serviteur, ny pour maistre. – Puis que vous sçavez, continua Phillis, qu’une personne qui ayme bien,… – C’est le mestier, disoit Diane, auquel il ne se mesle pas. – ne doit jamais, adjousta Phillis, disposer de soy-mesme, sans le congé de celle à qui il s’est donné, pourquoy vous en estes-vous allé sans nous en rien dire? - Il est au bout de ses excuses, disoit Diane, à ce coup il ne sçait que [104/105] respondre. – Pour certain, dit Silvandre, si mon voyage eust esté digne d’estre appellé voyage, j’eusse fait ce que vous dites  mais n’ayant à faire que deux ou trois mille pas, je creus qu’elle et vous, vous fussiez mocquées de moy, outre que Madonte partit si promptement, qu’il m’eust esté impossible de le pouvoir faire, si je n’eusse voulu manquer à cet office. – Ne voyez-vous pas, disoit Diane, comme plustost que de manquer à sa Madonte, il a mieux aymé faillir au respect qu’il nous devoit?

– Mais en fin, continua Silvandre, est-il possible que le bel esprit de ma maistresse… – raye ce mot, disoit Diane, si ce n’est que tu vueilles parler de Madonte. – est-il possible, dis-je, reprenoit le triste Silvandre, que ce jugement de Diane, qui n’est jamais deceu… – sinon en toy, adjoustoit Diane – Et que vous aussi, continuoit le berger, vous vous soyez laissé abuser si aysément par une fausseté, qui est si descouverte? Dites-moy, bergere, s’il estoit vray que ja fusse amoureux de cette Madonte, et que j’eusse pris avec tant d’affection la charge que Pâris me donna d’advertir, et Tersandre, et elle, de la venue de cet estranger, est-il croyable que cette amour violente m’eust permis de demeurer si long temps à m’en acquiter? Et toutesfois, s’il plaist à Diane de s’en souvenir, je receus cette commission le jour que nous allasmes chez Adamas: or voyez combien nous y demeurasmes, et combien il y a que nous en sommes revenus, car ce fut seulement hier que je les en advertis. Et croyez-moy, bergere, que ceux que l’amour possede ne sont pas si paresseux à rendre de semblables services, ou pour mieux dire, ne les mettent pas en oubly, comme j’avois fait, car je vous jure, que, seulement quand je la vy, je m’en ressouvins, et je pense qu’autrement je n’en eusse jamais eu memoire.

Mais ne vous plaist-il pas de considerer que, si en effect je mourois d’amour pour cette fille, comme tesmoignent les discours qu’on vous a faicts de moy, il n’y auroit rien qui me pust empescher de la suivre par tout où elle iroit, car en fin, par quelle consideration pourrois-je estre retenu en cette contrée? puis que, si ce n’estoit l’amour de mes parens, ny les commoditez de mon bien ne m’y peuvent pas arrester, puis que ceux-là me sont incogneus, et que je n’ay rien davantage icy ce que mon industrie me peut donner par tout ailleurs où je voudray me [105/106] tenir. Si donc je ne parts point de cette contrée pour suivre cette Madonte, pourquoy, ma maistresse et vous, ne prenez-vous asseurance du contraire de ce que l’on vous a voulu faire entendre? Mais Phillis, n’est-il pas vray que, devant nostre gageure, vous ne m’avez jamais veu aymer? Je m’asseure que vous l’avouerez, puis que ce fut sur cela que je fus condamné de servir Diane. Que s’il est ainsi, il faut confesser que mon naturel je ne suis guere sujet à cette passion  mais comment ne le serois-je plus qu’Hylas mesme, si le peu de pratique que j’ay de cette fille m’avoit ravy le cœur, et mesme estant entre les mains de Diane?

Je ne scay quel vous m’avez jugé depuis que j’ay eu l’honneur de vivre parmy vous, et toutesfois je pense que vous ne m’avez jamais estimé sans jugement  mais, en cette action de laquelle je suis accusé, le deffaut de l’un et de l’autre y est tel que je ne sçay si le pauvre Adraste en pourroit avoir un plus grand. Seroit-ce pas un deffaut d’esprit, de choisir Madonte pour laisser Diane? Diane, la plus belle, la plus sage, et la plus accomplie fille qui soit en l’univers, et Madonte, qui n’a rien qui merite d’estre estimé, si ce n’est en ce qu’elle peut avoir quelque chose qui ressemble à Diane, quoy que moins parfaitement: vous sçavez, bergere, que ces paroles ne peuvent estre si advantageuse pour ma maistresse, que la verité ne le soit encore beaucoup plus. Et ne faudroit-il pas estre encore plus privé de jugement que les plus insensez, si, sçachant que Madonte ayme un chevalier qu’elle va cherchant, je pretendois l’en pouvoir divertir? cette amour ayant esté si forte et si violente qu’elle luy a clos les yeux, et luy a empesché de voir la perte qu’en cette recherche elle faisoit de son honneur, et de sa reputation. Ces considerations sont telles, que, quand je les remets devant mes yeux, je ne sçay que penser, ny que dire de l’opinion que vous avez conceue de moy, sinon que le Ciel qui m’a, dés ma naissance, condamné à tant de malheurs, veut que mon destin soit infaillible, et que la fin de ma vie ne soit point autre que son commencement.

Le berger tint encore plusieurs autres semblables discours, que Diane et Phillis escoutoient avec beaucoup d’attention, car encore que Diane eust l’esprit grandement preoccupé, si est-ce que, n’ayant pas perdu l’usage de la raison, ces dernieres considerations luy toucherent en quelque sorte le cœur, luy semblant que ce qu’il disoit n’estoit pas du tout sans apparence de verité, outre que les louanges qui sont dites sans pouvoir estre soupçon-[106/107]nées de flatterie, acquierent tousjours quelque grace envers ceux à l’advantage desquels elles sont dites. De sorte que cette discrette bergere, tant par les raisons de Silvandre que par ce qu’il avoit dit d’elle, commença de s’adoucir un peu, et mesmes lors qu’elle se representoit l’estat auquel elle l’avoit veu quelque temps auparavant. Toutesfois son courage glorieux ne luy permit pas de condamner entierement la fausse opinion qu’elle avoit eue, mais seulement de mettre en doute lequel de Laonice ou de Silvandre avoit dit vray; et luy semblant d’en avoir assez appris pour ce coup, outre qu’elle eut crainte d’estre apperceue, ou par le berger, ou par sa compagne, elle se retira le plus doucement qu’elle pust, et s’en alla chercher Silvandre et Alexis.

Presque en mesme temps, Phillis ayant opinion que ce berger estoit assez bien remis, et que de demeurer davantage prés de luy ne luy pouvoit apporter nul plus grand profit pour ce coup: Or bien! luy dit-elle, berger, je suis tres-aise d’avoir appris les choses que vous m’avez dites. Consolez-vous, et croyez que vos discours ne vous seront point inutiles  car il est vray que, quand je fay reflection sur vos raisons, je recognois que c’est à tort qu’on vous a accusé, et je vous promets que je n’en seray point muette auprés de Diane, et j’espere que bien-tost vous en sentirez quelque effect. Aydez-vous-y de vostre costé, et continuez d’aymer cette bergere, qui veritablement ne peut estre outrepassée de personne en beauté et en merite, ny esgallée que de fort peu.

A ce mot Phillis s’en alla, sans attendre les remerciements que ce berger luy fit pour ses favorables promesses, ny les protestations de l’inviolable et perpetuel amour qu’il conserveroit tousjours pour Diane, quelque traictement qu’il en pust avoir. Mais quand il se trouva seul, et qu’il n’eut plus personne qui le divertist, ce fut bien alors que ses desplaisirs luy revindrent devant les yeux. Et quoy que les asseurances qu’il avoit receues de la druide qui luy estoit incogneue, et que les promesses de Phillis luy donnassent quelque sorte d’esperance, si est-ce que la cognoissance qu’il avoit du malheur auquel il fut sousmis dés le berceau, luy ostoit presque tout espoir de salut. Et ce dernier coup l’avoit surpris si inopinément, que les armes de la prudence et de la raison, avec lesquelles il s’estoit tousjours deffendu, luy furent presque entierement inutiles.

Pressé donc d’une extreme douleur, il tourna ses pas lentement du costé de la riviere de Lignon, où il s’assit sur le rivage, et en [107/108] fin se laissant aller en terre, il n’y eut une seule parole du cruel message, que Phillis luy avoit fait de la part de Diane, que la solitude ne luy remist en memoire. Et comme c’est la coustume de celuy qui se laisse emporter à la douleur, de se plaire à represénter les causes de ses ennuis, plus grandes et plus desesperées encore qu’elles ne sont, ce desolé berger en faisoit de mesme, trouvant quelque espece de consolation à ne point vouloir de consolation.

Apres avoir quelque temps envenimé son mal par ses fascheuses pensées, en fin il souspira tels vers.

STANCES

Pour son mal les pleurs sont trop peu de chose.

I

Pourquoy pleurer ce desastre ennuyeux,

Si tous les pleurs qu’ensemble tous les yeux

Peuvent jetter ne sçauroient y suffire?

Ceux qui verront quelles sont nos douleurs

S’estonneront que pour un tel martyre

Nous recourions à l’ayde de nos pleurs.

II

S’il est permis quelquefois de pleurer,

C’est quand on peut sa douleur mesurer,

Ou que les pleurs esgallent nostre peine;

Mais quand le mal parvient jusqu’à ce poinct

Qu’il est plus grand que toute plainte humaine,

A quoy les pleurs qui ne soulagent point?

III

Que desormais les pleurs soient loing de nous!

De ce malheur trop mortels sont les coups

Pour se guerir d’un si foible remede;

Mais perdons-nous d’un genereux transport

Puis qu’en effect le mal qui nous possede

Ne peut finir, si ce n’est par la mort.

[108/109] Ce triste berger eust bien continué davantage ces plaintes, n’eust esté que Florice, Circene, et Palinice, avec l’Estrangere, leur compagne de fortune, se retirans en leur cabane, parce qu’il estoit l’heure de disner, l’ouyrent d’assez loing. Et quoy que le desplaisir avec lequel il souspiroit ces vers, luy changeast beaucoup la voix, si est-ce que Circene le recognut insontinant. Et parce que l’Estrangere, apres leur avoir dit les nouvelles de ceux qui estoient de leur cognoissance le long des rives de l’Arar, se monstroit curieuse de sçavoir en quoy elles employoient plus doucement la journée, Circene luy dit: Vous demandez, ma compagne, en quoy nous passons le temps? Avez-vous ouy un berger qui a chanté presque tout à cette heure? Je ne croy pas qu’il soit possible de s’ennuyer en sa compagnie, et je m’asseure que, quand vous aurez parlé à luy, vous en direz autant que moy. – Et dites-moy, respondit-elle, je vous supplie, comment pouvez-vous croire que, si c’est un homme, Dorinde s’y puisse plaire? Dorinde qui proteste que si elle-mesme estoit homme, elle se voudroit mal. – Je veux croire, repliqua Circene, et j’en feray gageure avec vous, que, quand vous aurez veu Silvandre, si vous continuez de vouloir mal à tous les hommes, vous direz pour le moins que ce berger n’est point homme. – Et que seroit-il donc? adjousta-t’elle. – Quelque chose de plus, reprit Circene, et l’essay ne vous en coustera que le temps que vous y employerez. – Il faut bien veritablement, dit Dorinde, s’il arrache cette confession de ma bouche, qu’il soit plus qu’homme. Et si toutesfois je ne me puis imaginer que, si un Dieu, et cela soit dit sans blaspheme, prenoit la figure d’un homme, il ne devinst traistre et ingrat, ny que je me puisse empescher de le hayr. – Vous avez bien mauvaise opinion des hommes, adjousta Florice. – Pire encore, repliqua Dorinde, que je ne vous sçaurois dire, ne croyant pas qu’il y en ait jamais eu un seul qui ait sceu aymer. – Vous perdez cette opinion, dit Palinice, quand vous verrez Silvandre auprés de Diane. – Je ne sçay, respondit Dorinde, ce que je feray, mais si fais bien, que jusques icy je n’ay veu femme qui l’ait creu autrement, qui n’ait esté trompée, ou par elle-mesme ou par autruy. – Quand vous entendrez, repliqua Florice, que les uns se sont noyez, les autres se sont bannis, les autres se sont tuez pour trop de passion, vous serez bien de dure creance si vous n’avouez que veritablement les hommes en ce pays sçaven aymer. – Ces resolutions desquelles vous parlez, dit-elle, son [109/110] veritablement grandes, mais le dépit les peut bien aussi-tost produire que l’amour. Et qui sçait, si ceux qui s’y sont laissé emporter n’ont point esté pressez de cette autre passion? Car, croyez-moy, mes filles, les hommes sont d’un si mauvais naturel qu’il faut prendre à rebours tout ce qu’ils font: ce sont de ces bestes qui nef ont jamais bien, que quand elles pensent faire mal. Ces bergeres, disputant de cette sorte, arriverent où estoit Silvandre, qu’elles trouverent tellement enfoncé en ses fascheuses pensées que, quelque bruit qu’elles eussent fait en marchant, il ne les avoit point ouyes. Il estoit estendu de son long, la teste appuyée sur la main, et ses yeux contre terre laissoient couler le long du visage deux sources de larmes qui luy mouilloient toute la main.

Dorinde, apres l’avoir quelque temps consideré en cest etat: Ce berger, dit-elle d’une voix assez basse, n’a-t’il point encore trompé pas une de celles qui se sont fiées en luy? – Pourquoy le demandez-vous? respondit Palinice. – Parce, reprit Dorinde, que, s’il n’en a point deceu, il pleure pour le desplaisir qu’il en a, et s’il l’a fait, il pleure pour n’en avoir pas assez abusé. – Ce berger, dit Circene, n’est point en cette reputation  au contraire, il est tenu pour fort homme de bien. – C’est bien par le moyen de cette reputation, respondit Dorinde, qu’ils nous trompent. Mais, cheres amies, sçavez-vous quel remede il y a? N’avez-vous jamais pris garde que le mirouer represente tout à gauche ce qui est du costé droit? Usez de la mesme prudence avec eux, et prenez tout à rebours ce qu’ils vous diront, ou ce que vous leur verrez faire. Et quant aux larmes de ce berger, asseurez-vous, mes compagnes, que ce sont des larmes de crocodil: il veut, le feint et ruzé qu’il est, en tromper quelqu’une, que jusques icy il aura trouvée de difficile creance. – Mais, adjousta Palinice, quelle apparence y-a-t’il de croire qu’il puisse pleurer, si l’ennuy ne le luy fait faire, ou que, le pouvant, il se veuille travailler de la sorte pour n’en retirer aucun advantage? – Desabusez-vous en cela, repliqua Dorinde. La nature pour nostre malheur leur a donné cette puissance de pouvoir rire et pleurer comme il leur plaist, pourveu que ce soit pour abuser une femme qui se fie en eux. Et ils sont d’un naturel si depravé, qu’ils font comme les chasseurs: ils prennent un extreme plaisir à se donner beaucoup de peine, pour en faire souffrir un peu à quelque peu fine fille, qui s’enfuyra d’eux. [110/111]

L’affection avec laquelle Dorinde avoit parlé luy fit relever la voix sans y penser  de sorte que Silvandre l’ouyt, et tournant les yeux vers elles, eut honte qu’elles l’eussent surpris en cet estat, parce que sa discretion estoit telle, qu’il eust plustost esleu de mourir, que de leur donner une asseurée cognoissance de la veritable affection qu’il portoit à Diane. Pour leur oster donc l’opinion que ses larmes leur pouvoient avoir fait concevoir, il s’efforça de leur montrer un visage plus content que n’estoit pas son cœur. Et s’essuyant les yeux le mieux qu’il pust, en feignant de faire quelque autre chose: Combien vous suis-je obligé, leur dit-il, belles bergeres, d’avoir interrompu les fascheuses pensées qui m’affligent, puisque, ne pouvant remedier au mal qu’elles me representoient, c’est bien en vain qu’elles me tourmentent! – Il n’y a une seule de nous, respondit Florice, qui ne soit bien aise de pouvoir soulager les desplaisiers de Silvandre, et qui n’estime toute cette journée pour bien employée, puis que nous avons ce matin rendu un bon office à une si gentil berger. – Et cela d’autant plus, adjousta Circéne, qu’à l’abord nous avons eu crainte d’avoir fait le contraire. – Et comment, respondit le berger, de si belles et si aymables bergeres peuvent-elles penser que leur presence n’apportent par-tout du bon heur et du contentement? – L’estat auquel nous vous avons trouvé, reprit Palinice, nous a mis en cette doute  car il y a apparence que toute chose ennuye, quand nous nous ennuyons nous-mesmes.

Silvandre alors jugea bien qu’elles avoient apperceu les larmes qu’il leur vouloit celer  et pour leur oster l’opinion qu’elles procedassent d’amour: Il est bien mal-aisé, leur dit-il, sages bergeres, d’avoir les yeux secs, quand de si cruelles pensées nous reviennent en l’ame  car ne cognoistre ny pere, ny mere, ny mesme la terre où l’on a respiré le premier air, n’avoir aucun bien de fortune que celuy de la vie et de la santé, et le fondement de toutes mes esperances n’estre posé qu’en mon industrie, ne jugez-vous point que ce soient des pensées assez puissantes pour tirer des larmes du cœlig;ur de celuy qui se trouve en un estat si miserable? – Je disois bien, reprit incontinant Dorinde, que ce n’estoient pas des larmes d’amour, quoy que mes compagnes me voulussent asseurer le contraire.

Silvandre alors tournant les yeux vers elle, et ne la cognoissant pas, mais la voyant fort-belle, et encore plus agreable: Et quoy, belle estrangere, luy dit-il, sçavez-vous bien discerner les larmes [111/112] d’amour d’avec les autres? – Il faudroit, respondit Dorinde, devant que me faire cette demande, me dire, ô Silvandre, s’il y a des larmes d’amour? – Mais au contraire, reprit le berger, s’il y en a point d’autre que d’amour? – Vous croyez donc, adjousta Dorinde, qu’on ne pleure jamais que d’amour? – Je ne le croy pas seulement, dit-il, mais je m’asseure que vous-mesme l’avouerez lors que je vous l’auray fait entendre. – Cela, dit-elle, ne feray-je jamais et pour le moins suis-je tres-asseurée, si l’on ne pleure que d’amour, que Dorinde ne pleurera jamais. – Vostre beauté et vostre aage, respondit le berger, ne vous exempteront pas fort aisément de ce tribut, si ce n’est qu’Amour se contente de faire seulement pleurer ceux qui vous aymeront. – S’il faut, repliqua-t’elle, que quelqu’un pleure, j’ayme bien mieux que le sort tombe sur quelque autre que sur moy. Et toutesfois, pour revenir à ce que nous disions, soyez certain, Silvandre, que si l’on ne pleure que d’amour, jamais homme ne pleurera; car jamais homme n’a sceu ny ne sçaura aymer. – Cette opinion, reprit incontinent Silvandre, est bien pire que la premiere; et pour ne vous y laisser long-temps, si vous me le permettez, ce sera la premiere dont je vous esclairciray. – J’ay peur, respondit Dorinde, que vous ne travailliez en vain, parce que j’ay une grande experience de ce que je dis, contre laquelle il n’y a gueres de raisons, pour bien desguisées qu’elles soient, qui puissent faire grand effet en moy. – Peut-estre, adjousta Silvandre, quand nous vous aurons payée de raison, et que nous aurons satisfait à vos experiences, vous sortirez de l’erreur où vous estes.

Et d’autant que preoccupée de cette opinion, elle vouloit changer de discours, ses compagnes la forcerent presque d’ouyr ce que Silvandre luy vouloit dire. Et lors le berger reprit ainsi la parole:

Ceux qui m’ont enseigné dans les escoles des Massiliens, entre les autres preceptes qu’ils m’ont donnez, l’un des premiers a esté de ne disputer jamais contre ceux qui nient les principes. Dites moy donc, belle Bergere, si vous croyez qu’en l’univers il y ait quelque chose qui se nomme amour? – Je pense, dit-elle, qu’il y a une passion qui se nomme comme vous dites, de laquelle toutefois les hommes ne sont point capables. – Nous rechercherons, respondit froidement Silvandre, la verité de cecy; mais maintenant je me contente que vous m’avez avoué qu’il y a une passion qui s’appelle amour. Or, dites-moy, je vous supplie, [112/113] que pensez vous que ce soit que cet amour? – C’est, respondit-elle, un certain desir de posseder la chose qu’on juge bonne ou belle. – Il n’y a point de druide en toutes les Gaules, reprit Silvandre, qui eust pu respondre mieux que cette belle bergere. Mais, continua-t’il, se tournant vers elle, n’est-il pas vray qu’il y a en l’univers des animaux qui sont raisonnables, et d’autres qui ne le sont pas? – Je l’ay ouy dire ainsi, reprit Dorinde. – Et en quel de ces deux rangs, repliqua Silvandre, voulez-vous mettre les hommes? – Vous me mettez bien en peine, dit-elle en sousriant, car quelquefois on ne peut nier qu’ils ne soient raisonnables en quelque chose, mais d’autrefois aussi, et le plus souvent, ils sont sans raison. – Et toutesfois, adjousta Silvandre, n’est-il pas vray que tousjours les hommes recherchent leurs plaisirs et leurs contentements? – De cela, respondit Dorinde, il ne fait point douter, n’y en ayant un seul qui ne delaissast le meilleur de ses amis, plustost que le moindre de ses plaisirs. – Il me suffit, reprit alors Silvandre, que vous m’ayez avoué qu’il y ait un amour, que l’amour soit un desir de ce qui est jugé bon ou beau , et que les hommes se laissent entierement emporter à leurs desirs, d’autant qu’il me sera maintenant bien aysé de vous preuver que, non seulement les hommes ayment, mais qu’ils ayment mieux encore que les femmes. – Si ce que je vous ay avoué dit incontinant Dorinde, vous faisoit preuver ce que vous dites, dés à cette heure je m’en desdis, aymant mieux que cela me soit reproché, que si l’on en pouvoit tirer une consequence si fausse.

Toutes ses compagnes si mirent à rire de cette responce, et prierent Silvandre de continuer, ce qu’il fit de cette sorte:

Il ne faut pas, belle bergere, beaucoup de paroles pour maintenant resoudre vostre doute, mais de necessité conclure que, puis que les hommes se portent avec tant de violence au desir de leur contentement, et la volonté n’ayant jamais que le bon pour son object, ou pour le moins, ce qui est estimé tel, il s’ensuit que, puis que l’amour n’est autre chose que ce desir, ainsi que vous mesme l’avez dit, celuy-là ayme plus qui a plus ces objects de bonté devant les yeux, et la femme estant beaucoup plus belle et meilleure que l’homme, qui pourra nier que l’homme, n’ayme mieux que la femme, qui n’a pas un sujet si digne pour employer ses desirs.- Ah! s’escria Dorinde, j’avoue tout jusqu’à la conclusion que vous en tirez. – vous ne le pouvez, repliqua [113/114] Silvandre, sans oster l’avantage que les femmes ont par dessus les hommes et c’est pourquoy il vaut mieux que vous confessiez qu’il n’y a rien en l’univers qui ayme tant que l’homme. Que si quelquefois il vous arrive de juger que ce soit le contraire, ce n’est pas que la verité soit telle, mais, comme un baston, pour droit qu’il soit estant mis dans l’eau, semble estre tortu, et tout ce que nous voyons par un verre nous semble estre de la mesme couleur de ce verre, parce que les milieus par lesquels la veue se fait, representent faux à l’œil, de mesme advient-il que les actions d’un amant sont veues et jugées autres qu’elles ne sont pas, et cela pour de deffaut des milieus par lesquels on les void. Mais en effect tout homme ayme, et cette proposition est si vraye, qu’on peut dire avec assurance, que tout ce qui n’ayme point n’est point homme. – Et moy je dis, repliqua Dorinde, que si celuy qui n’ayme point n’est point homme, jamais homme ne fut homme car jamais homme n’a sceu aymer.

Quoy que Silvandre fut en estat de ne se plaire guere en semblables discours, si est-ce qu’il ne se put empescher se sousrire quand Dorinde luy fit cette responce. Et lors qu’il vouloit reprendre la parole pour luy rapporter d’autres plus fortes raisons, il en fut empesché par la survenue d’une grande trouppe de bergers et de bergeres, qui tous ensemble se retiroient en leurs cabanes, tant pour disner que pour passer à l’ombre quelques heures de grand chaud. Cela fut cause qu’il supplia ces belles estrangeres de luy permettre pour cette heure de se retirer, puis qu’aussi bien cette grande trouppe interromproit leurs discours.

Elles qui estoient bien ayses de l’ouyr, mais aussi qui desiroient de se reposer un peu, et mesme Dorinde, le convierent de venir en leur cabane, mais il s’en excusa le mieux qu’il put, avec promesse que, quand elles voudroient, il s’expliqueroit mieux sur ce sujet qu’il n’avoit sceu faire à ce coup, pour n’en avoir pas eu le loisir. Et a ce mot les laissant, Dorinde, apres l’avoir consideré quelque temps: J’avoue, dit-elle, que si tous les hommes de cette contrée sont faits comme Silvandre, quand je parleray en general des hommes, j’en mettray tousjours dehors ceux qui vivent le long des rives de Lignon.

Cependant cette grande trouppe s’approchoit, avec laquelle ces quatre estrangeres ne voulans point s’engager, elles se retirerent au petit pas en leur cabane. Et de mesme, Silvandre, desirant fuir toute compagnie, ne fut pas si tost hors de leur veue, [114/115] qu’il se mit dans le premier buisson qu’il rencontra, pour envenimer ses playes par ses nouvelles pensées. Mais ce bon demon qui avoit le soucy de sa conduitte, ne le voulant point laisser seul, conduisit les pas de toute cette trouppe qu’il avoit voulu esviter en ce mesme lieu, si à propos que, quand il voulut recommencer ses plaintes, il en fut empesché par la survenue de tant de gens, dont plusieurs l’ayans recognu, firent arrester les autres pour luy demander s’il ne sçavoit point où estoit le grand druide, ou celuy qui jugeoit en son absence. – Le grand druide Adamas, respondit Silvandre, est peut-estre en sa maison qui est assez loin d’icy, de l’autre costé de la riviere de Lignon, sur une petite colline que l’on void à main droite en allant à la grande ville de Marcilly. Mais le druide Cloridamante, qui est l’autre que vous cherchez, est assez prés d’icy, demeurant dans ce vieil palais, qui du nom de alors le supplia de les vouloir conduire vers ce Cloridamante, afin qu’ils pussent avoir plus promptement justice d’un tort qui avoit esté fait à toutes les bergeres de Lignon en la personne de celle qu’ils luy menoient. Silvandre, les oyant parler de cette sorte, et jettant les yeux sur la bergere qui avoit esté outragée, esmeu de sa belle presence, et de la modestie qui estoit en elle, comme aussi de l’offence generale, pensa estre obligé de les y conduire, quoy qu’il eust bien voulu demeurer seul pour plaindre sa misere et son desastre. Cela fut cause que sortant de ce buisson, il se mit devant pour leur enseigner le chemin, ayant opinion que s’il faisoit autrement, les dieux le luy pourroient imputer à offence, puis qu’ils les avoient addressez à luy.

Tant que le chemin dura, cette trouppe observa tousjours un perpetuel silence, qui ne fut pas un petit contentement à Silvandre avoit conduits, mais plusieurs autres qui les avoient suivis, et qui, poussez de curiosité, furent bien aises de sçavoir l’occasion de leur venue.

A peine Cloridamante fut entré dans la salle, et assis dans son tribunal, qu’un vieil pasteur tenant sa femme par la main, presque [115/116] de mesme aage, parla à luy de cette sorte: Tres-juste et tres-sage pere, vous voyez devant, vostre tribunal un pere et une mere tres-offencez par un attentat inouy dans ces contrées, et commis contre eux et contre leur fille unique. Et duquel ils vous viennent demander justice en vous conduisant les offencez, les coulpables et les tesmoings; afin que les ayant entendus, vous veuilliez, suivant vostre coustume, maintenir le droit et l’equité, en chastiant les meschants selon leurs demerites.

Le druide alors, avec une gravité telle que demandoit le personnage de juge, les asseura de tenir pour tous une balance si juste que l’offence seroit chastiée, et le bon droit conservé à chacun. Et afin, continua-t’il, que nous puissions donner un jugement plus sain et plus equitable, eslisez d’entre-vous celuy qui n’est point interessé en cette affaire, afin qu’il nous fasse entendre le sujet de vostre differend, sans advantager l’une ny l’autre des parties, et apres, vous alleguerez chacun vos raisons, tant pour accuser celuy qui a commis l’offence, que pour l’en descharger.

Alors, le vieil pasteur se tournant vers ceux qui estoient venus avec luy, comme pour demander qui seroit celuy qui, sans estre interessé pourroit sçavoir les particularitez de ce differend, toute la trouppe jetta l’œil sur une bergere qui estoit venus avec eux. Et parce qu’il sembloit qu’il y eut quelque doute, à cause qu’estant fille, peut-estre le druide pourroit faire difficulté de la croire. Non, non, dit Cloridamante, la verité est aussi bonne en la bouche de cette fille, qu’en celle de tout autre, pourveu que les parties avouent ce qu’elle dira. C’est pourquoy, si vous jugez tous qu’elle puisse estre bien informée de ce que nous demandons, Nous ordonnons que ce soit elle qui nous le fasse entendre; et tant s’en faut que nous rejettions le rapport qu’elle nous en fera, que nous l’estimerons d’autant plus veritable que l’innocence de son aage et de son sexe nous servira d’un tesmoing presque irreprochable.

Par le commandement donc du druide, et par l’élection de tous, cette fille parla de cette sorte.

HISTOIRE DE SILVANIRE

Puis qu’il vous plaist, mon pere, que ce soit moy qui vous fasse entendre le sujet qui nous conduit devant vous, je le feray [116/117] avec toute la verité que vous le sçauriez desirer. Et quoy que vous ayez demandé une personne pour vous le raconter qui ne fust point interessée, et que veritablement je ne me puis pas dire telle entierement, car je suis amie des personnes qui sont les plus offencées et qu’outre cela je prends part à l’injure faite à toutes les bergeres de cette contrée, si est-ce que mon humeur, pour quelque interest que j’aye eu, n’a jamais esté de mentir, et moins en cette occasion, où il y va de la vie et de l’honneur de ceux desquels il faut que je parle. Mais je diray bien que de toute cette trouppe, il n’y avoit ny berger ny bergere qui pust mieux en redire toutes les particularitez que moy, qui dés mon enfance ay esté nourrie avec cette belle Silvaniere, dit-elle monstrant une jeune bergere qui estoit entre un vieil pasteur et une bergere assez àgée. Et par ce moyen j’ay veu le commencement et le progrez de toute l’amour, qui est cause que nous sommes devant vous   de sorte que pour en sçavoir les moindres petites circonstances, nul autre que moy ne le pouvoit faire.

Apres donc la protestation d’estre veritable, je vous diray, mon pere, qu’assez prés d’icy, contre-mont la delectable riviere de Lignon, au pied de cette grande montagne qui s’appelle Montlune, est posé le hameau où nous avons tous nos petites cabanes. Dés long-temps parmy nous, ceux desquels est sorty ce venerable pasteur qui se nomme Menandre, dit-elle en le montrant du doigt, ont tenu l’un des premiers rangs, soit pour la quantité des pasturages, soit pour la preud’hommie qui a tousjours esté recognueue parmy eux, ce sage pasteur s’estant joint en mariage il y a longtemps avec Lerice, qui est cette sage et discrette bergere que vous voyez auprés de luy. Ils n’ont jamais eu pour témoignage de leur amour reciproque que cette belle et jeune bergere, que je vous ay desja nommée, et qu’ils tiennent tous deux par la main. Dés qu’il pleut aux dieux de la leur donner, ils employerent tout leur soing, et toute leur diligence à l’eslever en toutes les vertues qu’ils penserent la pouvoir faire plus estimer et il sembla que la nature, à l’envy du pere et de la mere, cependant qu’ils essayoient de luy rendre l’esprit beau, luy voulut embellir le corps de toutes les graces qu’elle avoit accoustumé de donner à diverses personnes. Si elle n’estoit point devant vos yeux, j’en dirois davantage tant y a que ,dés les premieres années de son aage, elle devint telle qu’elle attiroit les yeux de chacun sur elle, et les ravissoit d’admiration.

[117/118] L’un des plus proches voisins de Menandre, et peut-estre aussi l’un de ses meilleurs amis, fut ce venerable vieillard que vous voyez de cet autre costé, qui se nomme Arion, pasteur, à la verité sans reproche, et de qui les ancestres ont gouverné longuement avec toute sorte d’integrité les petites affaires de nostre hameau. Mais il faut confesser, et je m’assure qu’il ne sera pas marry que je le die, que son pere a esté plus curieux de luy laisser beaucoup de biens de fortune, de sorte, qu’encore qu’il soit assez riche, il y a peut-este quelques uns de ses voisins qui le sont davantage.

Or Arion avoit eu, deux ou trois ans auparavant que Silvanire nasquit, ce jeune berger que vous voyez auprés de luy, et qui se nomme Aglante, qu’il instruisit en tous les honnestes exercices qui le pouvoient rendre recommandable. L’amitié, et la bonne intelligences des peres, la proximité de leurs demeures, la beauté et la gentillesse de Silvanire, et l’inclination, ou plustost le destin d’Aglante purent tant sur le jeune esprit de ce berger, qu’il luy fut impossible de la voir longuement sans se donner entierement à elle, mais cela avec un dessein tant innocent et sans malice, qu’il n’y avoit personne qui ne le recognust bien. Silvanire, de son costé, se voyant servie avec tant de sousmission, ne sçachant encore que c’estoit qu’amour, recevoit avec une sincerité d’enfant la bonne volonté de ce berger sans que son pere ny sa mere fissent jamais semblant de le desapprouver. Au contraire, lors qu’Aglante eust atteint l’aage de douze à treize ans, et Silvanire de neuf ou dix, s’ils estoient aux champs avec leurs troupeaux, c’estoit ordinairement de compagnie, s’ils jouoient, c’estoit ensemble, et mal-aisément les voyoit-on l’un sans l’autre. Et lors qu’ils retournoient au logis, Menandre et Lerice faisoient tant de caresses au petit Aglante, car il accompagnoit tousjours Silvanire chez elle, qu’il demeuroit plus souvent en leur maison qu’en celle de son pere.

C’estoit une chose qui ravissoit tous ceux qui observoient leurs actions, que de voir les extremes soings qu’en cette enfance ce berger avoit de servir cette bergere, et de considerer la modestie avec laquelle elle les recevoit. Si quelquefois quelque brebis de son troupeau s’esgaroit, il n’avoit aucun repos qu’il ne l’eust trouvée et ramenée à Silvanire si d’autrefois elle s’arrestoit dans le lict plus que de coustume, il estoit soigneux d’apprendre des nouvelles de sa santé, de conduire ses brebis avec les siennes [118/119] au pasturage, et de les conserver aussi curieusement que s’il en eust eu la charge, et lors qu’elle venoit le trouver, il luy rendoit compte, non seulement de tout ce qu’il avoit fait, mais de toutes ses plus petites pensées, la conjurant d’avoir soing de sa santé, et de luy remettre en assurance la garde de son troupeau.

Un jour qu’il luy avoit rendu une brebis égarée: Mais, luy dit-elle, Aglante, comment m’acquiteray-je de la peine que vous prenez pour moy? – En me permettant que je vous serve, respondit le berger. – Ce payement, reprit-elle, est bien aisé à faire, mais je crains que ce soit une assez mauvaise monnoye pour satisfaire à une si grande debte. – J’estime tant, adjousta Aglante, la permission que je vous demande, que, si vous me l’accordez, ay rendus, mais pour tous ceux que je pourray jamais vous rendre. – Mais pourquoy, continua-t’elle estimez-vous tant cette permission? – Parce, dit-il, que mon plus grand contentement, c’est d’estre toute ma vie vostre serviteur. – Si voy-je bien, repliqua-t’elle, que les serviteurs que mon pere tient, outre la permission de le servir, demandent encores d’autres gages. – Ceux-là, respondit-il, belle Silvanire, ne sont pas des serviteurs, mais des valets. – Et quelle difference, dit-elle, y mettez-vous? – Les valets, repliqua Aglante sont mercenaires, et servent pour de l’argent; mais les serviteurs, d’autant que tout ce qu’ils font est par affection et par amour, le plus souvent s’appellent amants, et se contentent de voir que leurs services sont agréables à ceux à qui ils les veulent rendre. – je m’estonne donc, respond cette enfant, pourquoy mon pere ne tient plustost quantité de ces amans à son service, que des valets.

Aglante ne se peut empescher de rire de cette naifveté, et quoy que son aage par raison ne le deust rendre guere plus sçavant en cela que Silvanire, si est-ce que la liberté avec laquelle on parle plus ordinairement de ces choses devant les garçons que devant les filles, luy avoit ouvert l’esprit, et luy en avoit donné beaucoup plus de cognoissance qu’elle n’en avoit pas.

Il luy respondit donc en sousriant: Il y a une grande difference entre les valets et les amants, non seulement en ce que je vous ay dit, mais encore en ce que des volets on en peut tenir tant que l’on veut, mais des amants, il n’en faut jamais avoir qu’un, et de plus, il n’y a que les filles qui en puissent avoir. – De sorte, reprit-elle, que, puisque vous estes mon amant, je n’en dois point [119/120] avoir d’autre? – C’est la verité, adjousta-t’il, que sans me faire tort vous ne le pouvez. – Je n’ay garde, dit-elle avec une innocence incroyable, de vous offencer jamais par ma volonté. Mais s’il advenoit à quelqu’autre de rencontrer un de ces amans qui fust mal-fait, et desagreable ne pourroit-elle jamais avoir que celuy-là? – Ma belle fille, respondit Aglante, il faut que vous sçachiez que les bergeres ne sont pas contraintes de prendre tous les amans qui se presentent à elles. Elles ont la liberté de les choisir, mais quand une fois elles en ont fait l’élection, elles ne peuvent les quitter sans donner quelque preuve, ou d’inconstance, ou de peu de jugement et l’une ou l’autre de ces reproches est honteuse à une discrette et sage fille. – De sorte, reprit-elle, que quand on me presentera quelqu’un de ces amants, je le puis refuser, en disant que j’en ay desjà un?

Je vous raconte, mon pere, ces petites particularitez pour vous monstrer depuis quel aage et Silvanire et Aglante comencerent de s’aymer; car depuis ce temps-là ils continuerent à cultiver cette plante de telle sorte que celuy qui eust fait dessein de la coupper, eust esté sans doute punissable devant la throsne d’Amour.

Mais lors que Silvanire, avec l’aage, vint à recognoistre la verité des doutes qu’elle avoit faits au berger Aglante, elle aprit qu’un sage fille doit obeyr à ceux à qui elle doit sa naissance, et ne disposer de sa volonté qu’ainsi qu’il leur plaist d’en ordonner. Et parce que cette cognoissance vint jetté de trop profondes racines dans son ame, pour en pouvoir estre arrachées sans de trop grands ressentimens de douleur, elle se resolut, ne pouvant mieux faire, de feindre pour le moins avec prudence d’estre libre en sa captivité. Et quoy que cette dissimulation fust bien difficile, si eust elle un si entier pouvoir sur ses actions, que jamais personne, pour clairvoyant qu’il ait esté, n’y a pu recognoistre chose quelconque.

Aglante mesme a vescu depuis quatre ans en une telle incertitude de sa bonne volonté, qu’il ne peut dire en avoir jamais receu d’autres tesmoignages, que ceux qui luy peuvent faire juger qu’elle le tient dans la commune indifference de laquelle elle use avec tous, sagesse incroyable en une fille de son aage, ou pour le moins sans pareille!

En ce temps je vins à pratiquer cette belle et sage fille, et j’avoue que sa vertu et sa discretion, et mesme encore sa beauté [120/121] me rendirent presque amoureuse d’elle, et il sembla que pour mon entier bon-heur l’affection que j’eus de l’aymer et de la servir rencontra en elle une reciproque volonté à me vouloir du bien. Et je croy que je vins sur le poinct qu’elle s’estoit resolue de se retirer en apparence de la bonne volonté qu’elle avoit, comme enfant, tesmoignée à ce berger, de sorte qu’elle fut peut-estre bien aise par ce divertissement, de s’esloigner de luy.

Si la froideur dont elle commença d’user avec Aglange fut ennuyeuse au berger, celuy le pourra dire qui aura espreuvé un semblable changement. Tant y a, qu’apres avoir remply de ses plaintes tous les lieux plus solitaires de nos bois, et de nos antres, en fin un jour il fut rencontré par un vieil pasteur, lors que dans un valon bien escarté, et croyant n’estre ouy de personne, il s’alloit plaignant de cette sorte.

SONNET

Il ne se peut retirer de son amour.

Mais faut-il, pour l’aymer, que je sois si peu sage

Que d’achever ma vie au milieu du mépris?

Et faut-il qu’un desdain soit à la fin le prix

Que je dois en l’aymant promette à mon courage?

Faut il-que sans espoir je languisse en servage?

Et ne devrois-je pas desormais estre appris

Qu’aymant cette beauté dont Amour me tient pris,

L’aymer et l’adorer en est tout l’advantage?

Que si je le cognois, puis-je pas retenir

De ce que nous estions le sage souvenir,

Et sortir quelquefois de ce honteux martyre?

Ah! si nous l’esperons, cet espoir nous deçoit!

Je l’ayme tellement que, quoy qu’elle desire,

Quand ce seroit ma mort, je veux que cela soit.

A ces vers, il adjousta incontinent apres des paroles, qui donnerent cognoissance à ce vieil et experimenté berger, du mal d’Aglante. Et parce que de longue main il estoit amy de son pere, [121/122] apres l’avoir escouté quelque temps sans estre veu, en fin s’approchant de luy, il le reprit grandement de la faute qu’il faisoit, et luy remonstra que ce n’estoit point en ces vaines pensées qu’il devoit employer son aage, mais plustost à soulager les vieilles années de son pere, en prenant le soing de ses trouppeaux et de sa famille, que les dieux le chastieroient, s’il trompoit ainsi les esperances que chacun avoit conceues de luy, et qu’il se souvinst que cet ennemy qui le tenoit en servitude, se surmontoit en fuyant, que l’oisiveté en estoit la mere et la nourrice, que le mespris et la necessité estoient ses compagnons, et que le repentir le talonnoit de si prés qu’à peine entroient-ils dans un cœur l’un sans l’autre.

Mais le jeune berger, abusé d’une passion qui luy sembloit trop aymable: Mon pere, luy respondit-il, j’avoue que si ceux qui ayment un sujet qui ne le merite pas, peuvent estre blasmez et reprimandez, je croy que ceux qui n’ayment point ce qui est aymable, manquent de jugement ou de cognoissance et pur moy je cheris de sorte mon affection que, lors que je la laisseray, je veux bien que la vie me delaisse. Qu’Arion, au lieu de se douloir du peu de service que je luy rends, me pleigne s’il luy laist, et m’aide à supporter mon tourment, ou à me l’alleger, s’il est en son pouvoir et veu l’amitié paternelle que j’ay tousjours recogneue en luy, je veux esperer qu’il le fera, se souvenant qu’il a passé autresfois sans doute par les mesmes difficultez où je me trouve. Et vous, mon pere, qui me monstrez tant de bonne volonté, je vous conjure de m’y aider de tout vostre pouvoir.

– Aglante, respondit le bon vieillard, il est vray que je vous ayme, et que n’ignorant pas combien il est difficile à un jeune cœlig;ur de se despouiller de la passion que vous ressentez, je desirerois vous en voir deschargé, pour les maux qui vous en peuvent advenir, et que je prevois presque inevitables. Mais puis que cela ne peut estre, croyez-moy au conseil que je vous veux donner: celle que vous recherchez merite-t’elle d’estre vostre femme? Je sçay bien que vostre passsion vous fera dire des merveilles de ses merites, mais laissant pour ce coup le personnage d’amant, si vous pouvez, respondez-moy en homme judicieux, ou bien si vous avez quelquesfois recognu que j’aymasse Arion, et le bien de vostre maison , descouvrez-moy qui elle est   afin que sainement j’en puisse juger, et vous donner un conseil qui ne vous sera point inutile.

[122/123] Aglante qui sçavoit combien ce vieil pasteur l’avoit tousjours chery, ne fit point de difficulté de luy nommer Silvanire. Oyant ce nom le bon vieillard luy rspondit: J’avoue, Aglante, que si vous faites une faute en aymant, vous estes pardonnable, et que vostre faute est tres-belle. Je veux encore sçavoir de vous si jamais vous avez donné cognoissance à cette belle fille de l’aymer. – Toute ma vie, respondit-il, je n’ay fait autre chose que la servir, et mon malheur est d’autant plus grand que, lors qu’elle n’estoit pas en aage de cognoistre l’amour, elle m’a fait paroistre de m’aymer   mais depuis qu’elle a pu sçavoir quelles estoient ses forces, elle m’a tant donné de coignoissance de ne les point ressentir, que je seris le plus ignorant qui vive, si je ne jugeois qu’elle est insensible. – Peut-estre, dit le prudent vieillard, elle veut esprouver vostre constance? – Pour un essay, respondit Aglante, le terme de quatre ans est trop long. – N’en ayme-t’elle point quelqu’autre? adjousta le pasteur. – mais, reprit Aglante, il faut demander si elle daigne tourner les yeux sur elle-mesme.- Luy avez-vous jamais donné sujet, continua-t’il, de changer la bonne volonté qu’elle vous faisoit paroistre? – Non point que je sçache, respondit Aglante, sinon en la trop aymant.

Or je veux, reprit le vieillard, qu’à ce coup vous me croyiez, et je m’assure que vous ne vous en repentirez point. Ou cette file vous ayme, mais elle le veut dissimuler, ou suivant l’humeur de la plupart de son sexe, elle se veut retirer de vous pour se donner à quelqu’autre. – Je vous assure, replique Argante, qu’on ne la doit point accuser du dernier, car elle traitte envers tout autre comme envers moy. – Tant mieux, continua le pasteur, car si elle s’estoit engagée à quelque autre affection, vous auriez bien plus de difficulté en vostre entreprise. Elle dissimule donc, ou pour vous donner plus d’affection, sçachant bien que les choses les plus difficiles dont les plus desirées. – En cela, interrompit Aglante, mon pere vous vous trompez, car elle ne sçauroit vouloir en moy une affection plus grande que celle qu’elle sçait bien que je luy porte. – C’est donc, reprit le bon vieillard, que son pere le luy a commandé de cette sorte, et qu’estant sage et vertueuse, elle ne veut point desobeyr. Mais, soit cette raison, ou quelqu’autre qui nous soit cachée, tant y a, que je vous conseille de faire semblant d’aymer quelqu’autre   car par là vous cognoistrez quel est son dessein, et si elle feint, croyez-moy qu’elle sera bien fine, si elle n’en donne cognoissance. Et pour dire la verité, quelquesfois [123/124] les filles s’ennuyent d’estre trop aymées, comme vous voyez qu’il n’y a personne qui n’ayme la lumiere, mais quelquesfois trop de clairté esblouit, et nous sommes bien souvent contraints de nous mettre la main sur les sourcils pour nous faire ombre aux yeux. – je croy, dit Aglante, que cette pourroit estre bonne à qui la pourroit pratiquer, mais j’avoue qu’à moy elle seroit du tout impossible, je mourrois de honte qu’on me creust avec si peu de jugement, ny que Silvanire peust jamais en quelque sorte douter de ma fidelité.

Le vieillard alors en sousriant   O jeune homme! s’escria-t’il, que tu es novice au mestier que tu veux faire! La honte ou la gloire de celuy qui entreprend quelque chose, c’est d’y parvenir ou de n’y parvenir pas   et n’est-il pas vray que, pourveu que l’amant se fasse aymer, c’est tout ce qu’il desire. – Quant à moy, respondit Aglante, mon dessein c’est d’aymer…. – Et, interrompit le vieillard, d’estre aymé. – D’estre aymé reprit Aglante, c’est par-dessus toutes mes esperances. – Or escoute, berger, adjousta le pasteur, si tu ne peux faire semblant d’en aymer une autre, souffre pour le moins qu’on le die. Car il faut que tu sçaches que ces jeunes filles, quoy qu’elles monstrent le contraire ne sont pas tousjours portées d’affection, quand elles font bon visage à ceux qui les recherchent   mais c’est la plus souvent par vanité, afin que l’on die que leur beauté leur acquiert quantité de serviteurs, et d’autresfois par envie qu’elles ont contre leurs compagnes. Mais quoy que c’en soit, il est tousjours tres-utile à celuy qui ayme, de les mettre en ces doutes. Et si tu ne te sens pas assez hardy pour entreprendre ce dessein, laisse m’en la peine, et tu verras que par force je te feray du bien. Il suffit, pour ta descharge, que quand il sera temps tu luy puisses faire cognoistre la vraye et sincere affection que tu luy portes, et que tu n’as contribué en cette ruse autre chose que la souffrance.

Ce prudent et sage vieillard fit incontinant courre le bruit tel qu’il voulut de ce changement, que chacun creut sans beaucoup de difficulté, pour la froideur dont Silvanire usoit envers Aglante. Mais quoy que pour sa maistresse on nommast Siline, belle et honneste bergere, fille de ce vieux pasteur, et qu’on assurast que le mariage se feroit bien tost, Silvaniere ne le put jamais croire. Il est vray qu’elle ne laissa pas d’en ressentir quelque peine, mais non pas que jamais cela fust cause qu’elle changeast de façon envers Aglante, d’autant que Menandre son pere avoit fait dessein [124/125] de la marier avec Theante, l’un des plus riches et sages bergers de nostre hameau. Et encore qu’elle ne cognust presque pas celuy qu’on luy vouloit donner pour mary, elle vouloit entierement suivre la volonté de Menandre.

Un jour pourtant je la surpris qui, ne pensant estre ouye de personne, chantoit tels vers.

STANCES

Qu’il ne peut changer, quoy qu’il feigne le contraire.

I

Il a menty, le parjure,

Quand il dit qu’il a changé  

Car je ne suis que trop seure

Qu’il ne s’en peut aller sans avoir mon congé.

II

Il dit, sçachant le contraire,

Qu’il est sorty de mes nœlig;uds,

Mais il ne le sçauroit fair  

Jamais on ne les rompt, sinon quand je le vuex.

III

Aussi celle qu’on estime

Avoir ouvert sa prison

Le rendroit atteint du crime

De beaucoup d’inconstance, et de peu de raison.

IV

Qui pourrait croire sans blasme

Que celle qu’il teint d’aymer,

Pust allumer quelque flame

Dans un cœur que mes yeux n’auroient sceu consumer? [125/126]

V

Jamais ame qui fut prise

Comme luy dans mes liens.

Ne pust ravoir sa franchise,

Fatale en est l’estrainte, et les nœuds Gordiens.

Silvanire fut un peu estonnée de se voir surprise en disant ces vers, mais pour faire semblant que ce n’estoit point chose qui la touchast, et que c’estoient des vers qu’elle avait ouy chanter à quelque autre, elle continua d’en dire plusieurs sur d’autres sujets. Mais quelque artifice qu’elle y mist, si ne laissay-je de soupçonner qu’elle ressentoit le bruit qui couroit du prochain mariage d’Aglante. Et de fortune, comme si le berger fut venu exprés en ce lieur pour maintenir son innocence, nous le vismes venir de loing portant une brebis sur son col. Aussi-tost qu’elle l’apperceust, elle recognut la brebis, et se tournant vers moy en sousriant: Voicy, dit-elle, le nouveau marié, qui n’a pas encore beacoup de soing de sa future espouse, car la brebis que vous luy voyez, c’est celle qu j’ay perdue ce matin. – Il sera bien malaisé luy respondis-je, que tousjours il ne conserve la memoire de Silvanire. Mais, continuay-je, que croyez-vous de ce mariage? – Il est icy, me dit-elle froidement, c’est à luy à qui il faut faire cette demande. – Mais repris-je, quel jugement en faites-vous? – Je croy, dit-elle, qu’il n’a encore point pensé à cela, et qu’il est assez jeune pour n’y penser encore de long-temps.

Lors que je voulois repliquer, Aglante arriva, qui, presentant sa brebis à Silvanire, luy raconta en quel lieu il l’avoit trouvée, et comme elle l’avoit recongu, et les caresses qu’elle luy avoit faites, la bergere la receut avec assez bon visage, mais toutesfois avec une modestie qui se pouvoit appeler froideur, en une autre qu’en Silvanire. Et parce que je vis qu’Aglante en demeuroit un peu estonné, quoy qu’il eust assez accoustumé de la voir telle, afin de luy faire entendre en quelque sorte pourquoy ma compagne en usoit ainsy, je luy dis: Et quoy? Aglante, avez-vous encore et la volonté et la permission de servir quelqu’autre que Siline? – Siline? reprit-il comme tout estonné, et pourquoy pourroit-elle pretendre plustost du service de moy, que quelque autre bergere? – Parce, luy respondis-je, que vous la devez espouser [126/127] bien-tost, et pensez-vous estre si secret, que nous ne le sçachions pas? – Fossinde, Fossinde me dit-il, (car telle est mon nom), assurez-vous que ma femme n’est point encore née.

Silvanire alors ne se put empescher de sousrire, et de luy demander pourquoy. – Parce, adjousta-t’il, que celle que je voudrois, mon peu de merite me la refuse, et celle peut-estre que je pourrois avoir, mon cœur ne la veut pas. – Pour le moins, luy dis-je, afin que, quand elle sera née nous la puissions recognoistre, dittes-nous comme vous voulez qu’elle soit faite. – Si Silvanire me le commande, respondit-il, je le diray. – je seray bien-aise, dit Silvanire, que vous contentiez la curiosité de ma compagne. – Sçachez donc, Fossinde, reprit-il en s’adressant à moy, que, pour Silvanire, et assurez-vous que la moindre petite difference qui s’y trouvera, je ne la voudray pas, quand il y iroit de ma vie – Et toutesfois, Aglante, luy dis-je, Siline est bien honeste fille, mais elle ne luy ressemble pas. – je l’avoue, reprit-il, qu’elle est honeste fille et qu’elle ne luy ressemble pas, mais aussi n’a-t’elle rien de commun avec celle que je veux. – Comment, m’escriay-je, vous n’espouserez pas Siline? – Vous vous mocquez d’Aglante, me dit-il alors froidement. Siline merite quelque chose que vaille plus que moy   mais si Siline estoit Galathée, la refuseriez-vous? – Encore reprit-il, qu’elle ressemblast à Silvanire, estant toutesfois Galathée, je proteste par le Guy de l’an neuf, que je n’en voudrois point.

Cependant que nous parlions ainsi, ma compagne faisoit semblant de caresser sa brebis retrouvée, et toutes fois je pris bien garde qu’elle nous escoutoit attentivement qui me fit depuis remarquer de plus prés toutes ses actions: et quelques jours apres je vins en cognoissance qu’encore qu’elle ne luy en fist rien paroistre, elle l’aimoit toutesfois, comme veritablement l’y obligeoit l’honneste et vertueuse recherche que ce berger luy faisoit, et j’admiray la sagesse de cette jeune fille, que en un aage si tendre, eust une si absolue puissance sur sa propre volonté.

En ce temps Tirinte revint dans nostre hameau, et c’est ce berger qui vous est presenté comme coulpable, et duquel, sage Cloridamante, toute cette trouppe vous demande justice. Je dis qu’il revint en nostre hameau, parce qu’encore qu’il en soit ori-[127/128]ginaire, si avoit-il esté nourry et eslevé sur les rives Furan, et il y peut avoir quinze ou seize lunes que son pere le rappella, et comme vous sçaurez, assez malheureusement.

Soudain que ce berger fut parmy nous, il n’apperceut pas plustost Silvanire qu’il en devint amoureux, mais tellement passionné, que plusieurs eurent opinion qu’il estoit en danger d’imiter Adraste en la perte qu’il a faite. Silvanire d’autre costé, de qui la resolution estoit d’obeyr à son pere, et qui n’avoit d’inclination que pour aymer Aglante, sans toutesfois en donner aucune cognoissance, s’alloit démeslant des recherches de Tirinte avec le plus de discretion qu’il luy estoit possible. Et quoy qu’elle vesquit avec une tres-grande indifference, et avec luy, et avec Aglante, et tous les autres bergers qui la recherchoient, desquels le nombre n’estoit pas petit, si est-ce que de jour à autre sa passion alloit augmentant,de sorte qu’elle parvint jusques à ce poinct qu’il se resolut, ne pouvant vivre aux bonnes graces de Silvanire, de ne plus vivre du tout.

Ce berger, ô sage druide, que vous voyez auprés de luy, et qui se nomme Alciron, avoit tousjours grandement aymé Tirinte, fust pur quelque parentage qui est entr’eux, ou, come je croy, plustost pour cette inclination aveugle qui a tant de force à nous faire aymer ou hayr ce qui se presente devant nos yeux. Et parce qu’il voyoit son amy se travailler inutilement à la recherchre de cette belle et sage fille, toutes les fois que l’occasion s’estoit prsentée de l’en divertir, il avoit essayé de le faire par toutes les meilleures raisons qu’il avoit pu inventer. A ce coup, le voyant porté à un tel desespoir, et cognoissant bienqu’il n’y avoit plus d’esperance de guerison pour luy, il se resolut à l’une des plus hardies meschancetez qui puisse estre imaginée.

Tirinte ce jour-là avoit conduit son trouppeau presque sur les sommets de Mont-lune tant pour s’esloigner de le veue de chacun, puis qu’il ne pouvoit obtenir un favorable regard des yeux qu’il desiroit, que pour faire éviter à ses brebis la trop aspre chaleur de l’esté. Peut-estre ce dernier dessein y avoit fait aller aussi Alciron un peu auparavant, et de fortune Tirinte, sans l’apercevoir, apres s’estre assis entre quelques sapins demeura quelque temps immobile, et les yeux arrestez sur quelques rochers qui estoient devant luy, en fin faisant un grand souspir, et les bras croisez sur l’estomac, Alciron ouyt qu’il profera tels vers [128/129]

SONNET

Rochers, qui des saisons le pourvoir surmontes

Et des siàcles plus longs ne sentez point l’outrage,

Qui pouvez avoir veu durant un si long aage

De nature et de l’art les plus rares beautez.

Glaçons, par tant d’hyvers l’un sur l’autre adjoustez

Sans que l’onde s’y puisse entr’ourvrir un passage,

Et de qui la froideur jamais ne se soulage

Ny des soleils plus longs, ny des plus chauds estez:

Sources, de qui les eaux s’escoulent vagabondes,

Et par qui sans jamais voir amoindrir leurs ondes,

Les fleuves les plus grands sont rendus glorieux

Vistes-vous onc, rochers, rien plus beau qu ma dame?

Glaçons, égalez-vous vos troideurs à son ame?

Et vous, sources, vos eaux aux larmes de mes yeux?

Tirinte ne demeura pas longuement muet apres avoir achevé ces vers, mais, comme s’il eust voulu noyer sa flamme par un fleuve de pleurs, deux ruisseuax commencerent à luy sortir des yeux et à luy mouiller et le visage et le sein. Et puis, redoublant plusieurs souspirs l’un sur l’autre: O Tirinte, s’escria-t’il, combien veux-tu que dure encore cette miserable vie? N’es-tu point las de jetter tant de larmes, et tant de souspirs inutilement? N’as-tu point encore recognu que tes peines te sont inutiles et infructueuses, et que l’esperance mesme que jamais Amour ne refusa à personne qui ait aymé ne s’oseroit approcher de toy? Est-il possible, qu’avec la perte de ta liberté tu ayes aussi perdu l’usage de la raison? Que si elle t’est demeurée, quand est-ce que tu t’en veux servir, si maintenant elle te demeure inutile? Penses-tu que quelque service puisse obliger cette bergere, que quelques larmes la puissent amolir, que quelque peine la puisse esmouvoir ny ue quelque affection ou fidelle opiniastreté la puisse gagner? O Tirinte! que tu es deceu, si tu es encore en cette erreur! Elle est insensible aux services et aux larmes, et aveugle à toutes les peines et à toutes les assions que nous souffrons [129/130].