LA DERNIERE PARTIE D’ASTRÉE

LE DEUXIESME LIVRE

Polemas, qui, durant la plus grande partie de la nuict, n’avoit cessé de resver sur le travail qu’il faisoit faire, et qui s’estoit flatté mille fois de l’esperance que par ce remede son amour et son ambition obtiendroient la fin qu’il s’estoit proposée, ne vid pas plustost le jour qu’il se leva pour aller voir si on avoit beaucoup avancé en son dessein. Il trouva qu’on avoit creusé pour le moins de la hauteur de quinze pieds, et que, comme on alloit peu à peu s’avancant contre le fossé, il avoit desja gaigné pres de six pas de terre. Cela le satisfit infiniment, de sorte qu’ayant commandé que ceux qui avoient travaillé se reposassent jusqu’à la prochaine nuict, il ordonna que d’autres fussent mis en leur place; mais à peine eut-on commencé d’obeyr à cette ordonnance, que le jour estant desja fort grand et le soleil ayant paru sur la montagne d’Isoure, Polemas de fortune jetta les yeux sur la maison de Meronte, s’imaginant tousjours que s’il avoit fait quelque diligence de son costé, il estoit impossible que dans peu de temps Galathée et la ville ne fussent à sa discretion. Mais comme les corps de ce perfide et de son fils estoient pendus sur les murailles et exposez à la veue de toute l’armée de Polemas, ce chevalier ne fut pas long-temps sans les recognoistre; d’abord il voulut dementir ses yeux et fit tout ce qu’il pust pour douter d’une chose qui ne luy estoit que trop assurée, mais quand apres s’estre frotté les yeux plus de cent fois, il vid ce que cela ne servoit qu’à luy rendre plus claires les marques de son malheur, ce fut alors qu’il vomit contre les dieux et contre Amasis toutes les imprecations et tous les blasphemes que la fureur peut inspirer à une ame [57/58] desesperée. Puis se remettant un peu: Pour le moins, disoit-il, s’il me restoit quelque moyen de m’en vanger, je ne trouverois pas mon desespoir si sensible, mais ma mauvaise fortune a voulu qu’Alexis et Astrée me sont eschappées, Silvie a eu le mesme sort et depuis que Semire me brassa cette trahison, je n’ay pu sçavoir s’il est mort ou s’il est encore en vie. Ah! traistre, continuoit-il, qui donnas la naissance à mes disgraces et à toutes les peines que je souffre maintenant, si jamais tu viens entre mes mains, les tyrans n’ont pas exercé des supplices semblables à ceux soubs la rigueur desquels je te feray miserablement mourir!

A ce mot il se taisoit pour un peu, puis enfin reprenant la parole: Mais, disoit-il, qu’a de commun la perfidie de Semire avec le malheur que je pleure maintenant? Ce traistre ne sçavoit pas mon intelligence avec Meronte, et si Peledonte ne nous a trahis, il faut qu’on ait usé de charmes pour la descouvrir. Cependant, adjoutoit-il, tournant les yeux contre les corps qu’il voyoit pendus sur les murailies, te voylà, Meronte, qui portes la peine de ma rebellion! Helas! que ta fidelité pour moy meritoit bien une recompense moins funeste! Mais, cher Meronte, en quelque lieu que ton ame vive maintenant, je veux qu’elle sçache que ma fin ne sera pas plus heureuse que la tienne, ou que je tireray une si remarquable vengeance de tes ennemis et des miens, qu’à jamais tes manes en demeureront assouvies!

Disant cela, sa douleur s’accrut en telle sorte qu’il fut contraint de se retirer, et ayant fait cesser le travail, à cause qu’il recognut bien que son dessein estoit descouvert, il fut quelquefois en volonté de hazarder un dernier assault, et de se perdre à la teste de ses trouppes ou de forcer Marcilly. Mais Argonide et Listandre qui s’estoient desja rendus aupres de luy, sçachants bien qu’il n’estoit pas en estat d’executer cette resolution, furent d’advis qu’il s’en allast à Surieu où estoit le reste de ses machines de guerre, et qu’ayant fait venir la toute son armée il s’y fortifiast en attendant celle que le roy des Bourguignons luy devoit envoyer. Ils luy proposerent aussi que s’il apprehendoit que le secours de Gondebaut fust trop lent, il pouvoit, soubs quelque pretexte honorable, offrir des tresves à la Nymphe pour le temps qu’il trouveroit à propos.

Polemas, de qui l’ame estoit toute troublée, à cause de la suitte de tant de malheurs, receut le conseil de Listandre et d’Argonide, sans deliberer seulement en luy-mesme s’il estoit bon ou mauvais, si bien qu’ayant donné l’ordre de faire partir l’armée, il [58/59] envoya un herault à Amasis: il ne fut pas plustost à la porte de la ville qu’Adamas en fut adverty, et apres avoir fait abbattre le pontlevis, luy donna l’entrée et le conduisit dans le chasteau. Tous les chevaliers esoient [sic!] alors aupres d’Amasis, de sorte que ce herault, ravy de voir tant de personnes de merite, jugea bien que, quand il n’y auroit qu’eux à la defense de la place, elle ne pourroit estre forcée de longtemps. Toutesfois n’estant pas là pour juger de leurs forces, mais bien pour s’acquitter de sa commission, soudain qu’il vid Amasis, il mit un genouil en terre, puis s’estant levé par le commandement de la Nymphe, il parla de cette sorte: Polemas, mon maistre, ne voulant pas estre accusé d’avoir oublié une seule voye de douceur, pour avoir de vous le contentement qu’il merite, s’offre encore une fois de mettre bas les armes si vous luy remettez entre les mains la Nymphe Galathée qu’il desire espouser. Et parce qu’il sçait bien que, quelque volonté que vous eussiez de la luy accorder, vous avez des personnes aupres de vous, avec qui vous en voudriez deliberer, pour ce sujet il vous donne le terme d’une moitie de lune, durant laquelle, si vous y consentez, il y aura tresve entre ses trouppes et les vostres.

A ce mot, le herault ayant fait une profonde reverence, Amasis luy dit qu’il auroit sa responce dans une heure, durant laquelle elle en vouloit consulter avec Godomar, Adamas, Damon et Alcidon; ce qu’elle fit, et tous opinerent qu’elle pouvoit accepter cette tresve, voire mesme qu’elle le devoit, puisqu’il estoit impossible que dans ce temps-là, Sigismond, Rosileon ou Lindamor ne la secourussent. Sur cette resolution, elle revint où estoit le herault, et luy fit cette responce: Herault, tu diras à Polemas, ton maistre, et mon subjet, que pour encor je n’ay nulle creance que les armes qu’il a prises si mal à propos me fassent consentir à luy donner les contentements que sa temerité luy fait pretendre. Mais puis qu’il veut que je pense à ce que je dois faire, tu luy diras qu’il seroit bon qu’il pensast luy-mesme durant ce temps-là aux choses qui me pourroient mettre en estat d’oublier sa faute et de luy pardonner; qu’autrement je ne croy point que le terme de cette suspension d’armes serve, qu’à me le rendre plus hayssable, et à me faire trouver son offense plus irreparable et moins digne de ma pitié.

A ce mot Amasis se leva, et le herault sortit qu’Adamas conduisit jusqu’à la porte de la ville. Polemas qui en avoit attendu le [59/60] retour avec impatience, fut bien-aise de sçavoir que la Nymphe eust accepté la tresve, mais quand il ouyt dire qu’elle luy conseilloit de penser aux moyens qui le pouvoient rendre digne de sa grace, cela fit un extreme effort en son ame, s’imaginant que cette Princesse n’estoit point encore sans quelque bonne volonté pour luy. Toutesfois, comme il n’estoit pas en estat d’eviter son malheur, il rejetta toutes les bonnes pensées qu’un juste repentir luy alloit inspirant, et flattant sa presomption des grandes esperances qu’il avoit fondées sur le secours qu’il attendoit de Gondebaut, il creut qu’il y iroit extremement du sien s’il ne poursuivoit son entreprise, et s’il ne se mettoit en estat de faire grace luy-mesme, et non pas de la recevoir. En cette obstination il fit partir son armée, et s’en retouna à Surieu, resolu de remettre le siege le lendemain que la tresve auroit finy, s’assurant bien que dans quinze jours il auroit receu le contentement qui luy avoit esté promis par le roy des Bourguignons.

D’autre costé Adamas ne donnoit pas tant de temps à la conservation d’Amasis, qu’il ne luy en restast un peu pour songer à la santé de Celadon, si bien qu’avec l’ayde de ses secrets et des mires dont il se servit, le berger fut dans peu de jours en estat de sortir du lict, dequoy Astrée fut si contente que dans l’excez de sa joye on eust juge qu’en guerissant Alexis, on luy avoit rendu à elle-mesmes le seul bien qui luy pouvoit faire aymer la vie. La plus grande peine qu’eut le Druide, ce fut d’empescher qu’Amasis ne la vint visiter, se doubtant bien qu’il seroit difficile que Galathée ne fust de la partie; toutesfois ayant absolument resolu de ne souffrir point que Celadon fust veu de ces nymphes, il treuva tant d’excuses, qu’en fin il eschappa de ce peril.

Presque en mesme temps la reyne Argire acheva son voyage, et se rendit aupres de Policandre, qui sembloit n’attendre que sa presence pour rendre le dernier souspir. Aussi-tost qu’il la vid, il s’esmeut, car il avoit autant de cognoissance qu’il en eut jamais, et ne pouvant fermer le passage à quelques larmes que la pitié luy tira des yeux, il se tourna, bien qu’avec un peu d’effort, du costé de cette princesse. Et voyant qu’elle s’estoit desja jettée à genoux devant son lict, et qu’elle fondoit toute en larmes: En fin, dit-il, d’une voix entrecouppée, vous voicy de retour, madame, et je me resjouys dequoy les dieux m’ont accordé cette grace, afin que j’observe ce que je vous ay promis, et que vous [60/61] ayant pour tesmoing de ma mort, je reçoive la plus grande consolation que je pouvois esperer. Mais puisque le mal que je souffre ne permet pas que je m’en acquitte avecque l’esclat que j’eusse bien desiré, vous vous contenterez, madame, adjousta-t’il, de la volonté que j’en ay, et vous souviendrez que je ne suis pas moins vostre que si nostre mariage eust esté accompagné de plus grandes ceremonies.

A ce mot il s’arresta comme pour reprendre un peu de force, et tandis que la reyne se perdoit dans sa propre douleur, le roy reprit ainsi la parole: Or, continua-t’il, tournant le visage du costé où estoient les plus apparents de la Cour, qui en cette extremité s’estoient rendus aupres de sa personne, je declare devant les dieux et devant les hommes qu’Argire est femme de Policandre, et que je suis son legitime mary; que si quelqu’un est en peine d’apprendre les causes de ce mariage, qu’il sçache pour toute raison que c’est un arrest du Ciel et de mon devoir. Alors il tendit la main à la reyne, qui la prenant et la mouillant toute des pleurs qu’elle versoit: Seigneur, luy dit-elle, je reçoy du meilleur de mon cœur la grace que vous me faites, et proteste que je tiens cet honneur pour le plus grand advantage que les dieux me pouvoient procurer. Mais, adjousta-t’elle, s’il leur plaist, je ne vous perdray point, et ils m’ont trop favorisée en la guerison de Rosileon pour me laisser croire qu’ils me voulussent abandonner, maintenant que je leur demande la vostre.

Au nom de Rosileon on vid bien que le roy changea un peu de couleur, et de fait, jettant les yeux sur luy, la violence de son mal ne put empescher qu’il ne donnast quelques tesmoignages de joye. Rosileon qui mouroit de douleur, et de qui le visage portoit presque aussi peu de traits de vie que celuy de Policandre, s’avança alors, et se jettant à genoux fort proche de la reyne, il ouyt que le roy reprenoit la parole de cette sorte: La loy de mourir est tellement commune à tous les hommes, que vous ne devez nullement treuver estrange que je paye à la nature le tribut que tout le monde luy doibt. Si les roys ne mouroient point, voust auriez quelque raison de vous estonner que je fusse seul exclus de ce privilege, et que mon sceptre et ma couronne fussent moins puissants que les autres pour me defendre des coups de la mort; mais puisque jusqu’icy les monarques n’ont pas eu plus de droit de vivre que les plus simples bergers, et qu’on en void les infaillibles marques parmy leurs cendres et leurs monuments, ce vous [61/62] doit estre, ce me semble, un grand sujet de consolation de sçavoir pour le moins que, si je meurs, c’est pource que les dieux le veulent et qu’ils n’ont jamais fait d’homme qui comme moy n’ait esté sujet au trespas. Donc, chere Argire, si mon repos vous est en quelque consideration, et si vous avez encore quelque volonté de me plaire, arrestez, je vous supplie, ces larmes qui ne servent qu’à me troubler, et donnez-moy ce contentement que je sçache que vous recevez, comme venant de leur main, ce funeste coup qui separe nos corps, mais qui ne sçauroit empescher que nos ames ne demeurent eternellement unies dans la seconde vie que nous attendons. Je ne vous en demande point de preuve plus forte que celle que vous me donnerez, si vous consentez à ce que le Ciel ordonne, et voyez si je ne vous ayme pas autant que je fis jamais, puisque craignant qu’en ce dernier moment mon ame vous desobeysse, je vous demande la permission de mourir.

Policandre proferoit ces mots avec une voix si mourante qu’il sembloit que son ame deust sortir par sa bouche au mesme temps que la parole; et la Reyne que la douleur estouffoit, ne demeuroit pas moins interdite que Rosileon, de qui les sanglots faisoient assez cognoistre combien son cœur estoit affligé. Le faux Celiodante à qui Policandre avoit desja remis la couronne des Ambarres, des Boyens et des Lemovices, soubs condition qu’il espouseroit Cephise, estoit aussi dans une affliction si sensible, qu’il ne pouvoit se resjouyr du retour d’Argire, ny bien ressentir le contentement qu’en un autre temps la guerison de Rosileon luy eust rapporté. En fin le Roy se sentant affoiblir de moment en moment, et jugeant bien qu’il ne pouvoit plus resister à cette ennemie, que la nature craint, se faisant encore un peu de violence: Argire, dit-il avec un grand souspir, je vous conjure par tout ce que vous aymerez le mieux, et je croy que ce sera ma memoire, d’avoir soing de ceux que je laisse soubs vostre conduitte. Faites que l’exemple de vostre vertu leur fasse abhorrer le vice, et vous souvenant que les tresors ne sont pas moins perissables que nous, pensez que tout le bien ou le mal que nous devons avoir en l’autre vie depend absolument du merite de nos actions. Et vous Rosileon, dit-il, luy tendant sa foible main, ou plustost le vray Celiodante, pardonnez-moy le crime qu’une mescognoissance m’a presque fait commettre envers vous, ne m’accusez plus d’ingratitude, et permettent les dieux que Rosanire que je vous donne jouysse longuement des grandeurs dont vous luy ferez part, comme roy des [62/63] Santons et des Pictes; aymez pour l’amour de moy celuy qui a si longtemps usurpé vostre nom. Disant cela, il se retourna du costé du faux Celiodante, puis en continuant: Et vous, mon fils, luy dit-il, rendez-luy avec usure la bonne volonté qu’il aura pour vous; aymez la paix ou ne prenez les armes que pour des causes si justes que vous ayez tousjours les dieux de vostre party, et sur tout, vivez si bien avec Argire, qu’il ne luy reste jamais non plus qu’à moy aucun regret de vous avoir fait tel que vous estes; c’est là tout ce que je desire de vous, en attendant que les dieux me permettent de vous revoir. Adieu mon fils, adieu Argire, adieu Rosi…!

A ce demy mot un dernier souspir luy desroba l’ame et la voix, et son œil demeurant attaché sur Rosileon, on recognut bien qu’il avoit eu envie de le nommer, mais qu’à peine il avoit pu dire la moitié de son nom, dequoy la reyne s’estant apperceue, et ne trouvant plus qu’un marbre froid au lieu de ce Policandre, pour lequel autrefois elle avoit tant souspiré, peu s’en fallut qu’elle ne le suivist à la mesme heure. Toutes les considerations qu’elle s’estoit representées durant son voyage pour se consoler sur un semblable malheur, furent alors entierement oubliées, et ne s’en treuva pas une, quelle puissante qu’elle fust, qui ne cedast à son desespoir present. On eust jugé qu’elle avoit envie de noyer sa raison dans ses larmes, et qu’elle esperoit de retreuver l’ame de Policandre dans la racine des cheveux qu’elle s’arrachoit. Le faux Celiodante estoit presque hors de luy-mesme, et bien que la mort du roy luy vallust un empire, si est-ce qu’il montroit evidemment qu’il avoit plus perdu en sa personne qu’il n’avoit acquis de bien en son estat.

Cephise et Rosileon ne souffroient pas une moindre douleur, et tous les chevaliers qui se treuverent à cette deplorable fin firent voir un extreme ressentiment de la perte de leur prince; ils s’approcherent de la reyne pour luy jurer toute sorte de fidelité et à Celiodante aussi, mais elle se treuva si peu en etat d’ouyr ce qu’ils eussent pu luy dire, que si les dames qui se rencontrerent aupres d’elle ne l’eussent fait mettre au lict, peut-estre fust-elle tumbée dans quelque grande extremité. Ils se retirerent donc presque aussi affligez du mal de la reyne que de la perte du roy, mais comme dans la vicissitude des choses on ne void rien qui soit durable, la douleur d’Argire, de Celiodante et de Rosileon trouva enfin quelque soulagement; et leur raison estant eschappée du [63/64] naufrage qu’elle pouvoit faire dans la fureur de ces premiers mouvemens fit souvenir la Reyne du secours qu’elle avoit promis à la Nymphe, et Rosileon que sa maistresse estoit demeurée dans Marcilly, de sorte qu’apres avoir fait dresser un monument à Policandre, le plus superbe qu’il se put, et digne d’un prince si vaillant et si sage, toutes leurs pensées, se tournerent du costé de la Nymphe et ne se porterent plus à autre chose qu’à ce qui pouvoit regarder sa conservation.

Au bout de quelques jours les peuples ausquels Policandre commandoit, remirent le sceptre et la coronne à Celiodante, avec les mesmes ceremonies qu’ils avoient accoustumées en la proclamation de leurs roys, et Rosileon ayant depesché en diligence chez les Pictes, leva par la permission de la Reyne sa mere de dix à douze mille hommes, et puis ayans pris congé de Celiodante son frere, se mit en campagne. avec son armée, resolu de revoir Rosanire, et de s’opposer genereusement à la violence de ceux qui voudroient entreprendre contre Amasis.

SUITTE DE L’HISTOIRE

DE LIPANDAS, D’AMERINE, DE MELANDRE, ET DE LYDIAS

Durant toutes ces choses, les blessures de Lipandas guerirent, mais non pas sa passion, et bien que ce chevalier n’eust pas beaucoup pratiqué Melandre, il ne laissoit pas de cognoistre un peu son esprit et de sçavoir que c’estoit la fille du monde la plus genereuse. Cela fut cause que dés que la tresve fut faite, et que Polemas eut levé le siege, il en receut un si sensible desplaisir qu’à peine s’en pouvoit-il consoler. Il n’estoit pas marry qu’Amasis se fust mise en estat d’esperer, par l’assistance qui luy avoit este promise, la liberté qu’on luy vouloit ravir, mais quand il considera que cela luy ostoit les moyens de faire voir son courage et de vaincre l’ame de Melandre par les marques qu’il eust pu donner de sa valeur, peu s’en falut qu’il ne se desesperast. Toutesfois, ne trouvant point de remede à cet accident, il se resolut enfin d’attendre avec le plus de patience qu’il luy seroit possible, la fin de [64/65] cette suspension d’armes, et de faire apres cela des actions si glorieuses qu’elle pust tenir à quelque sorte d’honneur d’estre servie par un chevalier si plein de courage et d’affection.

Cependant il luy estoit permis de la voir, et par ce que dans cette liberté il ne perdoit pas un seul moment du temps qui luy laissoit la commodité de l’entretenir, il essaya mille fois de la rendre sensible à l’extreme passion qu’il avoit pour elle; mais il ne la put jamais toucher que de pitie, car elle parut tousjours si preoccupée de la volonté qu’elle avoit pour Lydias, qu’il eut esté difficile qu’il eust esperé quelque changement en son inclination. Souvent il luy representa par combien de loix il estoit obligé à mourir plustost que de cesser jamais de l’aymer, il luy parla du combat où il avoit esté vaincu, lors qu’elle s’exposa à la fureur de ses armes pour la liberté de Lydias, et luy faisant recognoistre que c’estoit une espece de miracle qu’elle fust sortie du camp avec l’avantage qu’elle en avoit emporté, il taschoit de luy persuader que les dieux l’avoient permis seulement pour luy donner un jour la gloire d’estre aussi bien surmonté par les charmes de ses yeux, qu’il l’avoit esté par les coups de son espée. Il luy dit encore l’obligation qu’il avoit à sa courtoisie depuis qu’elle l’avoit demandé à Ligdamon, et luy jura que lors qu’elle avoit pensé le mettre en liberté, elle l’avoit tellement rendu son esclave qu’il ne croyoit pas que rien au monde luy pust jamais estre agreable comme sa captivité. Enfin il luy redit tout ce que sa passion luy suggera, mais pour cela le cœur de Melandre n’en fut pas plus doux, car lors qu’il luy parloit de son amour, elle luy parloit de celle qu’elle conservoit pour Lydias, et si Lipandas luy demandoit quelque secours, elle luy representoit combien elle en estoit necessiteuse elle-mesme.

Ainsi quelques jours se passerent, durant lesquels le plus grand avantage que ce chevalier put obtenir, ce fut qu’elle consentit en fin de l’appeller son prisonnier; et cependant qu’il vivoit en quelque sorte consolé par le plaisir qu’il avoit de porter un titre qui luy sembloit si glorieux. Melandre s’affligeoit de plus en plus, car n’ayant pu apprendre aucunes nouvelles de Lydias, depuis qu’elle l’avoit veu attaché avec Alexis et Astrée, à la teste de l’armée de Polemas, elle alloit s’imaginant tout ce que la jalousie et le desespoir peuvent faire craindre de funeste. Quelquefois elle se figuroit qu’il se seroit sauvé avecque Amerine, et qu’au prejudice de la fidelité qu’il luy avoit jurée, il espouseroit cette belle fille [65/66] dans la premiere ville où ils arriveroient; puis considerant qu’il estoit presque impossible qu’il n’eust esté extremément blessé, à cause du grand combat qu’il avoit rendu, elle se persuadoit qu’il estoit mort. Dans la confusion de ces fascheuses pensées, elle estoit pour mourir elle-mesme, si le Ciel n’eust pris enfin quelque compassion de ses regrets, et n’eust permis qu’elle eust eu de ses nouvelles de cette sorte.

Amerine que Lydias avoit entretenue sous les fenestres de la chambre où Polemas retenoit Silvie en prison, n’eut pas plustost veu emmener son amant, qu’elle commenca de le suivre, et bien qu’elle protestast et jurast à tous momens qu’il n’estoit point Ligdamon, elle ne put empescher qu’il ne fust attaché comme les autres. Cent fois elle supplia ceux qui le traittoient si rudement de permettre que les mesmes fers luy fussent mis aux mains, mais voyant qu’elle ne pouvoit obtenir en grace ce qu’on ordonnoit à Lydias comme un supplice, elle fit dessein pourtant de ne l’abandonner jamais, et de prendre si bien son temps qu’elle pust mourir avecque luy. En cette resolution elle suivit l’armée de Polemas, et soudain que par la faveur de Semire elle vid Lydias hors des chaisnes, et en estat de se defendre, elle s’en alla droit à luy, et sans pouvoir se separer de sa personne, n’ayant pour combattre point d’autres armes que la voix, elle s’en servit à l’animer, et luy donna tant de courage et de force que Lydias en cet instant croyoit estre entierement invincible. En fin, ne pouvant resister au grand nombre de ceux qui tout d’un coup fondirent sur luy, il recula comme les autres jusques au fossé, où il combattit encore jusqu’à ce qu’affoibly par diverses blessures, et par une grande perte de sang, il fut contraint de se laisser aller en terre à moitie pasmé. Alors Amerine se jetta à genoux, et sans perdre le temps à faire des plaintes, se mit en devoir de le secourir, et fit si bien qu’ayant deschiré son collet et son mouchoir, elle arresta le sang qui couloit par les blessures qu’il avoit au bras.

Peu de temps apres, Polemas fut entierement repoussé, de sorte que lors que chacun r’entra dans la ville, Lydias se trouva avoir repris un peu de vigueur, il se leva donc à l’ayde d’Amerine, qui le prenant soubs, le bras et faisant des efforts pour le soustenir, l’emmena jusques dans l’enceinte des murailles. A peine y furent-ils arrivez que Lydias se sentant defaillir, tourna ses yeux languissants sur cette belle fille, et luy voulut dire le dernier [66/67] adieu; mais elle, à qui l’amour augmentoit la force, le sceut si bien conjurer et luy ayda si fort qu’il fit encore vingt-cinq ou trente pas dans la ville. Ce fut là qu’Amerine creut l’avoir perdu, car estant tombé en pasmoison, et elle n’ayant plus la force de le soustenir, elle fut contrainte de s’asseoir contre la plus proche maison sur un siege de pierre qu’elle rencontra fortuitement. Là ne trouvant plus de mouvement en Lydias, il luy fut impossible de retenir ses cris, dont la violence fut si grande qu’ils parvindrent aux oreilles du maistre de ce logis; et bien que toute la ville fust encore en allarme, il arriva toutesfois que luy qui n’estoit pas en estat de porter les armes, n’estoit point sorty de la maison, où il avoit tousjours demeuré en prieres en attendant le succez que les dieux donneroient aux armes d’Amasis.

Cet homme estoit mire de sa profession, riche en beaux secrets, mais si sage qu’il ne sortoit presque plus de sa chambre, et comme il estoit extremément charitable, il n’ouyt pas plustost les cris d’Amerine, que se doubtant presque du sujet qui les faisoit naistre, il commanda à quelques-uns de ses domestiques de prendre de la lumiere et d’aller voir ce que c’estoit. Mais à peine eurent-ils esté, dans la rue qu’on luy vint rapporter que celle qui faisoit ces regrets estoit une assez belle fille, et qu’elle pleuroit la perte de Ligdamon qu’elle tenoit tout sanglant entre ses bras. Au nom de Ligdamon, le bon vieillard changea de couleur, car il l’aymoit infiniment; toutesfois s’estant un peu remis: Peut-estre, dit-il, ce chevalier n’est pas encore mort, qu’on me l’aille querir, continua-t’il, devant que quelqu’un l’emporte en sa maison, car s’il luy reste quelque peu de vie, j’espere que mes remedes la luy prolongeront.

A ce commandement, presque tous ceux qui estoient dans le logis sortirent, et cependant qu’on appresta un lict pour le mettre, Lydias ayant donne quelques signes de vie, les domestiques firent tant qu’Amerine le leur remit, qui leur oyant crier en souspirant: Ah Ligdamon! ah Ligdamon! s’imagina que si ce nom avoit esté cause des blessures de Lydias, peut-estre pourroit-il bien estre cause de leur guerison. Elle resolut donc de ne le point nommer, afin de les laisser plus long-temps dans la tromperie où ils estoient, et de ne les divertir point de la volonté qu’ils avoient, de le secourir, si bien qu’estant entrée avecque luy, et ayant veu le soing que ce vieillard prenoit à le faire deshabiller pour le mettre au lict, et visiter ses playes, elle commença de bien esperer [67/68] de son assistance. Lydias se treuva n’estre pas blessé à mort, bien qu’il eust receu quatre coups assez grands: les deux estoient au bras gauche fort pres de l’espaule; les autres deux estoient, l’un, à la cuisse à quatre doigts du genouil, et le dernier, dans la main droitte, qui ne put jamais estre guery, sans qu’il en demeurast estropié d’un doigt. Soudain que le mire y eut mis le premier appareil, il s’en vint où estoit Amerine, et luy faisant le rapport des blessures de Lydias, luy donna une si grande assurance de le guerir bien-tost qu’elle en reprit un peu de couleur. Et bien qu’elle fust sans collet, et couverte de sang en divers endroits, elle parut pourtant si belle aux yeux du charitable vieillard qu’il luy fut impossible de ne soupçonner d’elle quelque chose d’estrange, puisqu’il sçavoit bien que Ligdamon n’estoit point marie. Cela fut cause qu’à la premier commodité qu’il en eut, il la supplia de luy dire d’où estoit procedée l’amour qu’elle tesmoignoit à Ligdamon. Amerine luy respondit qu’en l’estat où elle estoit, il ne luy estoit pas possible de contenter sa curiosité, outre que c’estoit une fortune qu’elle ne luy pouvoit conter sans rougir, mais que des que Ligdamon reprendroit un peu de santé, elle le prieroit de luy en dire les plus remarquables accidens. Cette responce conrirma le myre dans sa premiere opinion, et dans le desir d’en estre esclaircy; toutesfois ne la voulant pas importuner, il luy tesmoigna qu’il estoit content d’attendre que le chevalier fust en bon estat.

En effect dans peu de jours il commença de se mieux porter, parce que la fievre ne l’ayant point pris, et son plus grand mal n’estant provenu que de l’excessive perte de sang qu’il avoit faite, il ne fut pas difficile de le remettre; dequoy Amerine ne s’apperceut pas plustost qu’elle luy conta tout ce qui luy estoit arrive, et le conjura de continuer cette feinte jusqu’à ce qu’il fut entierement guery. Lydias fit donc le mieux qu’il put le personnage de Ligdamon, et lors que le bon vieillard voulut sçavoir qui estoit Amerine, il luy nomma librement son nom, et luy redit tout ce qu’elle-mesme luy avoit raconté des avantures de ce chevalier. Le mire en avoit ouy dire confusément quelque chose, si bien qu’apres en avoir appris l’entiere verité, il en demeura si satisfait, que par ce seul recit il creut estre trop bien recompensé du soing qu’il avoit pris à le guerir.

Un jour Amasiel, c’est ainsi que ce bon vieillard se nommoit, voulut sortir, afin d’assister à un sacrifice particulier, que la [68/69] Nymphe faisoit faire pour le retour de Lindamor, et ce qui luy en donna plus de liberté, ce fut que depuis deux jours Lydias commençoit de se promener par la chambre. S’imaginant donc qu’il n’y avoit plus de danger de s’en esloigner un peu, il se mit dans une chaire, et se fit porter par deux valets jusqu’au temple. Peu de temps apres Amasis y vint, suivie de ses nymphes et des dames qui estoient dans Marcilly, et avecque elles vint Godomar et les plus apparens chevaliers de la Cour, ce qui donna assez de curiosité au bon Amasiel pour considerer toute cette belle compagnie. Il ne fut pas long-temps sans y remarquer Ligdamon, et cette veue le surprit si fort, pensant à l’estat auquel il croyoit l’avoir laissé, que fendant la presse le mieux et le plus discrettement qu’il pust, il s’en alla droit à luy et à moitié en colere: Vous n’estes pas sage, Ligdamon, luy dit-il, de vous hazarder si tost, et souvenez-vous que si j’eusse pensé que vous eussiez deu sortir du logis, je n’en fusse point party. Ligdamon qui faisoit estat de l’amitié de ce mire, et qui croyoit devoir beaucoup de respect au grand aage de ce venerable vieillard, luy respondit avec une douceur nompareille, et luy jura qu’il ne sçavoit dequoy il luy parloit. – Je vous dis, reprit Amasiel, que par l’effort que vous faites à marcher et à vous si tenir si longtemps debout, la blessure que vous avez eue à la cuisse se pourroit bien r’ouvrir.

A ce mot, le chevalier se ressouvenant bien que parmy les dernieres blessures qu’il avoit receues, et pour lesquelles il n’avoit pas mesme tenu le lict, il n’en avoit point receu où il luy marquoit: Je n’ay jamais, luy repliqua-t’il, esté blessé à la cuisse, et si vous ne vous expliquez pas mieux, je seray long-temps sans vous entendre.

Ligdamon luy dit ce peu de mots assez froidement, et le mire se figurant qu’il desavouoit sa blessure, pour n’avouer pas l’obligation qu’il luy avoit d’en avoir esté guery, s’estonnant de treuver de l’ingratitude dans l’ame d’un chevalier, de la generosité duquel tout le monde faisoit tant d’estime: Seigneur, luy dit-il, le secours que je vous ay donné, devoit vous obliger à me faire un autre traittement, mais puis que vous ne croyez pas que je merite seulement d’en estre remercié, je n’en suis pas pour cela moins recompensé, car les dieux sçavent bien l’intention pour laquelle je l’ay fait.

A ce mot Amasiel se teut, tesmoignant toutefois en son action [69/70] un peu de mescontentement, et Ligdamor qui ne s’en pouvoit imaginer la cause: Amasiel, luy dit-il, si je ne voudrois de tout mon cœur vous servir, je veux que les mesmes dieux dont vous parlez me punissent, mais je les prends à tesmoins que je ne sçay ce que vous entendez par ces mots de blessure, d’obligation et de recompense. – Je pense, dit le vieillard, en l’interrompant, que vous vous imaginez que je resve, ou que vous me voudriez faire croire que je suis devenu fol. Oserez-vous nier que depuis unze jours vous n’ayez esté dans ma maison, et que je ne vous y aye pensé de quatre blessures, dont l’une est à la cuisse, l’autre à la main, et les autres deux aux bras?

En cet instant l’esprit de Ligdamon commença de voir clair dans le discours du mire, et se doubta bien que c’estoit de Lydias qu’il parloit; ostant donc ses gands, et luy montrant les mains nues: Vous voyez bien, bon pere, luy dit-il, que je n’ay nulle blessure dans la main. Alors le bon vieillard jettant l’œil sur l’endroit où estoit la playe de Lydias, et n’y remarquant aucune cicatrice, demeura dans une confusion extreme, et Ligdamon reprenant la parole: Mais, continua-t’il, ne croyez pas que cette charité que vous avez exercée ait esté employée en un moindre sujet; vous avez secouru un chevalier qui me ressemble, et à qui mon nom a failly de couster la vie, comme le sien a failly autrefois à me faire perir sous la fureur des lyons, ausquels je fus exposé, et souvenez-vous que le bon office que vous luy avez rendu sera recognu par moy comme si veritablement il avoit esté fait à ma personne. Mais, adjousta-t’il, vous ne trouverez pas mauvais qu’apres le sacrifice, je l’aille visiter en vostre maison; aussi bien y a-t’il quelque temps que j’estois en peine de sçavoir ce qu’il estoit devenu. Amasiel ouyt bien ce que Ligdamon avoit dit, mais il luy fut impossible d’y respondre, car l’estonnement où il estoit luy avoit presque osté la parole; tantost il portoit les yeux sur le visage de Ligdamon et les y tenoit attachez assez long-temps, puis tout à coup reprenant sa main, et la regardant de fort pres, il ne pouvoit s’imaginer qu’il n’y deust rencontrer la blessure que Lydias avoit receue. En fin le temps du sacrifice les ayant obligez à une particuliere attention, ils quitterent ce discours pour commencer leurs prieres.

Le sacrifice ne fut pas plustost achevé que Ligdamon prenant Amasiel par la main l’emmena dans son chariat, et de là en son logis où ils descendirent, mais Amerine qui avoit mis la teste à [70/71] la fenestre, ne vid pas si tost paroistre Ligdamon, qu’elle en courut donner la nouvelle à Lydias. Ce chevalier qui avoit une extreme envie de le voir, fut si content d’ouyr dire combien il estoit proche de ce bien, qu’il en prit une assez vive couleur, et cela fut cause que, dés que Ligdamon jetta les yeux sur luy, il luy sembla voir son visage dans la glace d’un miroir.

Ils furent quelque temps sans faire autre chose que s’entrecaresser, car Lydias qui sçavoit combien il estoit obligé à ce chevalier en la personne d’Amerine, ne pouvoit se lasser de l’embrasser et de le regarder comme celuy à qui il avoit l’obligation d’un bien qui luy estoit mille fois plus cher que sa fortune ny que sa vie. Toutesfois enfin s’estants mis sur le discours des choses qui les touchoient alors de plus pres, Ligdamon raconta ce que Lipandas avoit fait, quand pour satisfaire aux desirs de Melandre il s’estoit jetté en bas des murailles, seulement pour secourir Lydias. A ce nom de Melandre, Lydias et Amerine furent esgalement surpris, l’un par le secret ressentiment qu’il eut des obligations qu’il avoit à cette belle fille, et l’autre par une pointe de jalousie qui luy entra bien avant dans l’ame, dequoy Ligdamon s’estant apperceu: Je vous jure, continua-t’il, que vous n’aurez pas un petit combat à rendre, car l’amour que Melandre conserve encore pour Lydias est aussi violente qu’elle fut jamais; et quoy que Lipandas fasse pour l’en divertir, il luy est impossible d’y rien avancer. Alors Lydias: Je m’assure, respondit-il, que, lors que Melandre sçaura ce que je dois, et ce que j’ay promis à la belle Amerine, son esprit se remettra plus facilement, et ne trouvera pas estrange que, comme chevalier, j’observe ce à quoy je suis si solemnellement et si estroitement obligé. – Je croyrois, adjousta Amerine, que le meilleur pour nous seroit qu’elle ne sceust rien du tout, et que nous fissions en sorte de nous desrober de sa presence, sans nous mettre au hazard de ce qu’elle pourra entreprendre contre nous.

A cela Lydias ne respondit rien, et Ligdamon fut presque de cet advis, mais quelque volonté qu’ils eussent eue de l’executer, il n’eust pas esté en leur puissance, car les domestiques d’Amasiel qui parlerent de cet accident à plusieurs personnes, furent cause que ce mesme jour presque toute la ville en fut advertie. Melandre n’en eut pas plustost appris la nouvelle, qu’elle fit de grandes plaintes contre Ligdamon et dés qu’elle se put desrober de la vigilance de Lipandas qui ne la quittoit que le moins qu’il pou-[71/72]voit, elle s’en alla droit au logis du mire. Durant le chemin elle fut combattue de mille differentes pensées: tantost elle s’imaginoit le contentement qu’elle auroit de revoir celuy pour lequel elle avoit couru de si dangereuses fortunes, et tantost, pensant qu’Amerine estoit aupres de luy, elle changeoit d’humeur, et mouroit d’apprehension qu’il luy eust este perfide. Enfin apres une longue dispute, elle arriva dans la chambre de Lydias, et comme elle n’avoit point quitté l’habit de chevalier, elle fut jusqu’aupres de luy sans avoir esté recognue. Elle le trouva à genoux devant Amerine, qui assise sur un lict tenoit sur son giron la teste de son amant, dequoy Melandre fut si offensée que cedant tout à fait aux efforts de sa colere et de sa jalousie: Et bien perfide, dit-elle, tirant Lydias par la manche de son pourpoinct, sont-ce là les marques que tu me devois donner de ta recognoissance? En cet instant Lydias la recognut, et se leva pour la saluer, mais elle, le repoussant: Non, non, dit-elle, demeure hardiment prosterné devant cette belle fille, elle ne jouyra pas long-temps du sacrifice que tu luy fais, car j’ay asses de moyens pour me vanger de la trahison dont tu t’es rendu coulpable, et souviens-toy que si le Ciel m’en refuse la justice, j’ay assez de courage pour la chercher dans mon desespoir.

A ce mot regardant Amerine, puis Lydias d’un œil qui tesmoignoit assez le transport où elle estoit, elle sortit sans avoir donné le temps au chevalier de luy dire seulement une parole. A peine fut-elle hors de la porte qu’elle prit le chemin du chasteau, et sans deliberer davantage sur ce qu’elle avoit à faire, elle s’alla jetter aux pieds d’Amasis, et luy tint ce langage Madame, cette justice que vous avez exercée si heureusement, et que vostre bonté ne refusa jamais à personne, est maintenant implorée par moy, qui me plains de la perfidie d’un chevalier, et qui vous conjure de me permettre d’en tirer raison en vostre presence. Nostre combat n’aura pour le commencement autres armes que la voix, et si la cognoissance de sa faute le touche de quelque repentir, je proteste dés maintenant de luy faire grace. Au pis aller, Madame, nous vous ferons l’arbitre de nostre differend, et quand nos raisons auront esté ouyes, je ne feray nulle difficulté d’obeyr à ce que vous ordonnerez de nous. Alors Melandre se teut, et la Nymphe qui la prit pour un chevalier, et qui s’imagina que le meilleur estoit d’estouffer au plus tost cette querelle, et de luy donner le contentement qu’elle demandoit, consentit à tout ce qu’elle voulut. [72/73] Ainsi Lydias fut mandé par un herault et receut l’heure à laquelle il estoit obligé de comparoistre devant Amasis.

Amerine se doubta incontinent du dessein de Melandre, et fit cognoistre à Lydias la crainte qu’elle avoit de perdre son amitié, mais ce chevalier, la rassurant, promit cent fois de mourir plustost que de manquer jamais aux premiers sermens qu’il avoit faits à son advantage. Tout cela ne se fit point si secrettement que presque toute la Cour ne le sceust, de sorte que lors que Lydias fut conduit pour faire la reverence à la Nymphe, sa chambre estoit desja toute pleine de dames et de chevaliers. Lipandas et Ligdamon ne s’y treuverent pas alors, mais Amerine qui ne voulut point quitter Lydias, entra presque aussi tost que luy, et s’alla ranger parmy les filles.

Les herauts n’eurent pas plustost commandé le silence qu’Amasis fit signe au chevalier triste, et luy tesmoigna qu’elle estoit preste de l’ouyr, ce que Melandre ayant remarqué, elle alla baiser la robe à la Nymphe, puis s’estant remise en sa place, commença son discours en cette sorte.

Je sçay bien, Madame, que je devrois plustost rougir que parler, puis que l’habit dont je suis revestue, plus contraire à mon sexe qu’à mon humeur, m’accuse d’impudence devant l’une des plus vertueuses princesses de l’univers, mais puis que rien ne pouvoit mieux condamner Lydias, ny le convaincre d’ingratitude que les mesmes armes, et les mesmes vestements soubs lesquels je l’ay obligé de la vie, je vous supplie tres-humblement, Madame, de me pardonner si je ne les ay point quittez et si je m’en sers pour luy reprocher la plus grande perfidie dont chevalier ait jamais usé. Peut-estre, Madame, que les divers accidents qui ont accompagné ma vie sont aussi bien cognus de vous que de moy, car Clidaman qui avoit la gloire d’estre sorty de vous, en apprit autrefois la verité par ma propre bouche. Que si, ny luy, ny Lindamor ne vous en ont escrit les particularitez, j’ay bien sujet de pleurer la mort de l’un, et de plaindre l’absence de l’autre, puis que, sans que je fusse maintenant en peine de vous les raconter, vous sçauriez par eux ce que me doit Lydias, et combien j’ay de droit d’empescher qu’au prejudice de ses promesses, une autre ne me ravisse la part qu’il me donna jadis en son amitié.

A ce mot, interrompant son discours pour seicher les larmes qu’elle versa sur le souvenir de la mort de Clidaman, elle sembla donner temps à la Nymphe d’en faire de mesme, puis elle pour-[73/74]suivit ainsi: Ils vous eussent dit, madame, que lorsque Lydias fut contraint de trouver son salut en sa fuitte, et que les parents d’Aronte qu’il avoit tué sembloient luy vouloir deffendre de trouver une retraite assurée dans le monde, ma maison luy servit d’asile. Ce fut la que son honneur fut mieux à couvert que le mien, car n’ayant pu me guarentir des traits dont il entreprit de me blesser, je me vis enfin contrainte d’imiter la bonté de mon pere et de luy donner dans mon cœur la mesme place qu’il luy avoit accordée dans son logis. Ce volage ne fut pas long-temps sans se rendre maistre de l’un et de l’autre; mais comme on se lasse facilement de la possession des plus belles choses, peu s’en fallut que le mesme jour qui me fit cognoistre qu’il m’aymoit ne m’assurast aussi de sa trahison; en effect il me quitta bien-tost, et pour rendre sa faute plus enorme, ce perfide partit sans me dire adieu.

Je ne vous diray pas, madame, quels furent mes transports et mes ressentiments, j’aurois honte de le faire rougir de son crime et de mes folies, je diray seulement qu’en cet instant j’oubliay ce que j’estois, et que changeant d’habits et de nom, je me resolus de vaincre toutes les horreurs que la crainte imprime ordinairement dans l’ame d’une fille. Je sortis donc du sein de mes parents, et les dieux sçavent avec quelle violence je consentis à commettre ce manquement! Puis surmontant les difficultez d’un voyage, et toutes les injures de la saison, apres mille obstacles que la fortune me presenta, je me disposay à combattre Lipandas, m’imaginant qu’il n’importoit de quelle main je deusse mourir, pourveu que ce fust en la presence de mon perfide.

Que s’il te reste, ô Lydias, continua-t’elle, s’addressant à luy, quelque memoire du peril ou je m’exposay et de la grace que je te fis, advoue que cette jeune beauté qui sert aujourd’huy de matiere à ma jalousie, et à ton changement n’en eust jamais le courage, et qu’elle t’eust laissé perir à faute de te defendre. Ce n’est pas la toutesfois la plus grande obligation dont je t’aye chargé, et si tu ne veux pas que je te la nomme, de peur que ton crime ait trop de tesmoings, demandes-en secrettement des nouvelles aux chaisnes et aux fers qui m’attacherent les bras, lors que pour assouvir la hayne de celuy qui te detenoit, j’allay chercher dans ses cachots la mesme place que tu y soulois occuper! Demande aux viperes qu’une humidité relante y nourrit, si mes souspirs n’estoient pas tous de flame, et si je ne trouvois pas la [74/75] faute de ton depart beaucoup plus noire que les tenebres qui m’environnoient? Consulte les murailles où j’estois enfermée, et si n’es sourd à leur responce, comme tu es maintenant insensible à mon amour, tu apprendras quelle estoit la qualité de mes peines, et combien estoit plus grande la compassion que j’avois de ton peché que de ma misere.

Mais, madame, adjouta-t’elle, se tournant du costé d’Amasis, il faudroit pour bien dire ce que me doit Lydias, faire parler toutes les actions de ma vie, car j’ay cent fois juré que je n’avois creu vivre que depuis que j’avois eu de la bonne volonté pour luy; ou bien le faire parler luy-mesme, car il est impossible, s’il a quelque souvenir de mes faveurs, et de ses serments, qu’il ne confesse publiquement que mon inclination me l’a acquis, et que sa foy me le doit conserver. Toutesfois, madame, si (comme je le croy) son silence vous fait cognoistre combien peu de raisons il a pour appuyer son inconstance, je vous supplie avec humilité de declarer qu’il m’appartient legitimement, et que s’il y a de la gloire à le posseder, elle ne me peut estre disputée, puis que c’est à moy seulement qu’il est redevable de la douceur que goustent les hommes dans l’usage de la vie et de la liberté.

Tel fut le discours de Melandre, qui fut suivy d’un murmure universel. Les uns admirerent son courage, les autres la grandeur de son amour, mais tous condamnerent en leur ame l’humeur de Lydias, ne pensans pas qu’il se pust jamais laver du crime, dont il sembloit que son ingratitude l’eust noircy. Toutesfois ce bruit ayant un peu cessé, Lydias alla baiser la robe de la Nymphe, et s’estant remis en sa place, se disposa de parler, mais Amerine, en qui le discours de Melandre avoit fait naistre une nouvelle crainte de perdre Lydias, ayant un peu fendu la presse, s’avanca, et apres avoir eu la permission de parler, elle profera ces paroles:

Il est bien juste, madame, que je previenne Lydias, et que devant qu’on prononce l’arrest, d’où depend ma vie, j’aye le temps de montrer combien plus legitimement qu’à Melandre on me doit accorder la possession de ce chevalier. Je ne diray pas que cette belle fille n’ait fait des miracles pour luy, c’est un effect qui a paru dans ses armes, et qu’on doit encore attendre de son extréme beauté, mais je diray bien que ses actions ont esté peu de chose en comparaison des miennes, et que si je la surmontois aussi bien en merite que je l’ay surpassé en amour, je me tiendrois trop assurée du bien que je dispute maintenant. Le seul avantage [75/76] dont elle se peut vanter, c’est qu’elle n’a pas esté deceue comme moy, et que les dernieres preuves de son amour ont esté données à Lydias, au lieu que les miennes ont esté rendues à Ligdamon. Mais pourquoy faudra-t’il que cette tromperie me nuise, si parmy tout cela mon affection n’a pas laissé de faire des merveilles, et de rendre toutes les marques qu’on peut desirer d’une inviolable foy?

Vous sçavez bien, courageuse Melandre, que je suis la premiere à qui ce chevalier a fait un sacrifice de sa liberté, de sorte que lors qu’il sembla remettre son cœur entre vos mains, il abusa de vostre innocence, puisque jamais il ne l’a retiré des miennes. Vous me direz que ses serments estoient trop grands pour n’estre pas veritables, mais pourquoy l’eussent-ils esté davantage que ceux par lesquels il m’a juré cent fois que pour moy son amitie seroit inviolable? Je confesse qu’il vous doibt la vie, mais qu’il se mette en la place de Ligdamon, et qu’il die apres que je l’auray delivré de la cage des lyons, s’il ne m’en est pas redevable aussi? Encore diray-je que j’ay bien plus fait que vous, car au lieu que vous n’avez veu la mort qu’avec esperance de la vaincre, je la regarday comme inevitable lorsque j’avallay ce breuvage, par lequel Ligdamon avoit fait dessein de s’empoisonner, si bien que pouvant dire en quelque sorte que je suis morte pour luy, j’ay la gloire d’avoir plus osé que vous, qui n’avez rien tenté de plus remarquable que le hazard d’un combat particulier.

Mais, grande Nymphe, continua-t’elle, se tournant vers Amasis, si, comme on le dit, les premieres inclinations sont les plus fortes, quel droit a cette belle fille de pretendre Lydias, puis qu’il est à moy depuis si long-temps, et qu’encore aujourd’huy sa passion montre de cherir son premier servage? Si Lydias a deux cœurs, je consents qu’elle en ait l’un, et qu’elle y escrive les loix qu’elle voudra qu’il observe, mais puisqu’il n’en a qu’un, sur lequel encore ses promesses m’ont donné un empire absolu, ne doit-elle pas desister de son entreprise, et cesser de poursuivre une chose que mon amour ne luy sçauroit ceder?

Amerine tint encore quelques propos pour montrer la justice de sa cause, mais Amasis qui vid bien que Melandre voudroit repliquer, ordonna que la decision de ce differend dependroit purement de la volonté de Lydias; qu’à cet effect il auroit toute la nuict pour peser les raisons de l’une et de l’autre, et que cependant il ne leur seroit permis de le voir qu’apres qu’il en auroit [76/77] donné le dernier jugement. Ainsi tout le monde se retira, et Melandre qui, apres avoir fait cognoistre son sexe, mouroit de honte de paroistre sous l’habit de chevalier, receut les offres de Galathée, et s’estant parée de ses habillemens, resolut de ne sortir point du chasteau que pour espouser Lydias ou pour sortir du monde.

Lydias cependant s’en retourna au logis du bon Amasiel, et Adamas prit soing d’Amerine, mais quelque bonne chere qu’il luy fist, il ne sceut jamais soulager l’ennuy qui paroissoit en ses actions et sur son visage. Il s’offrit mille fois de la servir en toutes sortes d’occasions, mais elle luy jura autant de fois que le seul bon office par lequel on la pouvoit obliger estoit celuy qui la mettroit sous la puissance de Lydias; à cela le Druide s’offrit encore, et cela donna assez de hardiesse à cette belle fille pour luy dire: Je vous conjure donc, mon pere, par la chose du monde qui vous est la plus chere, de me donner ce contentement que je puisse entretenir Melandre en particulier, c’est la derniere consolation que je demande, et quelque malheur qui me puisse arriver, je jure qu’apres cela je le treuveray moins insupportable.

Adamas jugeant bien que cela se pourroit facilement et qu’il n’y avoit rien d’injuste en ce desir, partit dés l’heure mesme, et en alla faire la proposition à Melandre. Cette genereuse fille consentit à tout ce qu’il voulut, et s’offrit de l’aller treuver en sa maison, mais le Druide, ne sçachant pas si Amerine l’auroit agreable, jugea qu’il seroit meilleur qu’elle l’attendist dans sa chambre, et se chargea de l’y amener, ce qu’il fit, de sorte qu’apres avoir tiré parole d’elles, qu’il ne se passeroit rien en leur entretien qui luy pust estre imputé a crime pour en avoir esté le mediateur, il sortit et les laissa seules.

A peine fut-il hors de la porte, qu’Amerine la ferma, et s’estant approchée de Melandre, elle luy tint ce langage: Ne vous estonnez pas, genereuse Melandre, si je doubte du jugement de Lydias, vostre merite en est cause, et je sçay bien que sans estre dans l’aveuglement, il ne sçauroit preferer ma beauté à la vostre. Vous avez des qualitez si eminentes pardessus ce que je vaux, que je suis contrainte de venir rechercher de vostre pitié ce que mon merite ne sçauroit jamais obtenir. Je sçay bien que je vous demande beaucoup quand je demande ce chevalier, mais pensez aussi que si vous me l’accordez, vous rendrez extremes et vostre gloire et mon obligation. Il n’est pas, belle Melandre, que vous ne recognois-[77/78]siez bien que cette recompense est deue à mes peines, et que ce que j’ay souffert depuis quelques années ne merite pas un moindre prix; que si vous m’alleguez que vous avez le mesme titre pour le pretendre, et que vous n’avez pas moins enduré que moy, considerez, je vous supplie, que vostre courage qui est porté naturellement aux grandes choses n’a jamais eu tant de difficulté à les entreprendre que le mien qui n’a rien pardessus l’inclination d’une simple fille et qui n’eut jamais rien osé si l’Amour n’y eut fait une particuliere violence. Et puis, discrette Melandre, vous avez icy des personnes, de qui la possession ne vous sera pas moins glorieuse que celle de Lydias, et qui vous offrent une fortune assez advantageuse, au lieu que si je perds ce que j’attends de l’inclination de ce chevalier, je demeure seule, loing de tous secours humain comme je suis absente de ma patrie, et peut-estre abandonnée à la mercy de quelque voleur qui triomphera de moy, faute d’avoir quelqu’un qui prenne quelque soing de me deffendre. Je vous conjure donc, par Lydias mesme, de ne refuser pas à ma douleur le soulagement que je vous demande, et souvenez-vous que si vous avez assez de pitié pour me ceder ce bien d’où depend ma joye et ma felicité, je n’auray jamais assez d’ingratitude pour refuser de perdre pour vous la mesme vie que vous m’aurez conservée.

Amerine accompagna ces paroles d’une action si douce et si obligeante, que Melandre en fut esmeue, et n’eust esté que l’amour se trouva plus fort en elle que la compassion, elle eust à l’instant mesme donné à cette belle fille le contentement qu’elle luy demandoit, et qu’elle sembloit meriter. Toutefois son propre interest luy estant plus considerable que celuy d’Amerine, elle demeura quelque temps à penser à ce qu’elle devoit respondre, puis tout à coup elle luy dit: Les dieux me soient tesmoins, belle Amerine, si je n’ay un regret extreme de ne pouvoir vous rendre contente sur la demande que vous me faites maintenant; mais par pitié, mettez-vous en ma place, et dites-moy quelle vous seriez, si je vous faisois la mesme supplication? N’est-il pas vray que, comme vous aymez Lydias plus que vostre vie, vous mourriez plustost que le souffrir qu’une autre le possedast? Ce n’est pas, si je m’obstine à le desirer, que je ne sois comme assurée du malheur qui m’en doit arriver, car il est aussi certain que son jugement vous sera avantageux, qu’il est vray que je vous cede en toutes les qualitez où vous avez creu que j’avois de l’avantage par dessus [78/79] vous, mais je veux pour le moins pouvoir condamner sa foy violée, et avoir sur qui me vanger de la trahison qu’il aura faite à ma fidelité. C’est donc mon dessein, sage Amerine, d’attendre le jugement qu’il en prononcera. Que si vous croyez que ce soit un defaut d’affection qui me porte à ne vous accorder pas le bien dont vous estes si desireuse, commandez-moy d’entreprendre les choses les plus impossibles, voire mesme de mourir pour vostre contentement, je proteste qu’il n’est rien que je ne fasse pour yous obliger, pourveu que l’amour que j’ay pour Lydias n’y soit point offensée.

Ce fut là tout ce que Melandre respondit, dequoy Amerine demeura si outrée qu’il luy fut impossible d’estre aupres d’elle plus longuement, elle sortit donc apres luy avoir dit adieu, mais ce fut avecque tant de froideur qu’il estoit aisé de juger qu’elle en estoit mal satisfaite. De fortune en sortant, elle rencontra Adamas qui la venoit querir, ainsi elle s’en alla chez luy, et le supplia de permettre qu’elle se mist au lict sans souper, et sans estre veue de personne; le Druide fit quelque difficulté d’y consentir, toutefois ne la voulant pas importuner, il fut contraint de la laisser vivre comme elle voulut. De toute la nuict elle ne ferma les yeux, et bien que les derniers tesmoignages qu’elle avoit receus de l’amour de Lydias luy fussent un sujet d’assurance et de consolation, elle ne laissoit pas de craindre et de s’affliger autant de fois qu’elle pensoit aux promesses qu’autrefois il avoit faites à Melandre. Ce souvenir luy desroboit quelquefois des larmes, puis la portant dans un transport plus dangereux il luy faisoit faire mille resolutions funestes. La derniere sur laquelle son esprit s’arresta fut de ne permettre point que sarivale triomphast de Lydias; de sorte que pour destourner ce coup, elle fit dessein de s’armer d’un poignard qu’elle pourroit cacher sous sa robe, et en cas que l’arrest qui devoit estre prononcé fust à l’avantage de Melandre, elle jura de la tuer, puis Lydias, et enfin de se sacrifier elle-mesme sur le corps de son chevalier.

Lydias de son costé ne goustoit guiere mieux le repos. Toutes les obligations qu’il avoit à Melandre se presentoient à son souvenir, et luy en faisoient naistre dans l’ame un si vif ressentiment, qu’il croyoit que sans estre coupable d’une extreme ingratitude il ne pouvoit luy refuser ce qu’elle tesmoignoit de desirer si ardemment. D’autre costé les voeux qu’il avoit offerts à la belle [79/80] Amerine le touchoient si puissamment, que son esprit combattu de l’esgalité qu’il rencontroit dans les faveurs et dans le merite de l’une et de l’autre, ne sçavoit presque de quel party se ranger. Lipandas aussi receut une telle alarme quand il sceut ce qui s’estoit passé chez Amasis, qu’il ne laissa plus Ligdamon en paix, et le força de l’accompagner jusqu’au chasteau, où il dit à Melandre tant de choses de sa passion que s’il ne la toucha d’amour, ce fut au moins de pitié.

A peine l’heure fut arrivée à laquelle ils se devoient trouver le lendemain devant Amasis, que toute la Cour s’y rendit et nos amants aussi, mais avecque des resolutions et des pensées bien differentes: Lydias cherchoit un moyen pour obliger Amerine sans offenser Melandre, Amerine mouroit de peur que Lydias eust changé une seconde fois, et se disposoit d’executer le funeste dessein qu’elle avoit fait, mais Melandre plus assurée de ce qu’elle avoit à faire que tous les autres, devant que Lydias eut eu commandement de parler, s’alla jetter aux pieds d’Amasis et luy tint ce langage:

Il est croyable, madame, qu’on s’estonnera de voir qu’apres une poursuitte si violente je me deporte de l’esperance d’un bien, à la veille peut-estre d’en jouyr, mais si l’on veut prendre la peine de considerer les raisons qui m’y font consentir, on aura sans doute plus de sujet de m’en donner de la gloire que de me condamner. Premierement, madame, j’ay creu que je ne pouvois posseder Lydias sans perdre Amerine, de qui l’affection merite d’estre conservée plus cherement, au lieu que luy cedant de ma volonté un avantage que peut-estre aussi bien eust-elle obtenu en despit de moy, je me la rends si obligée, que je doibs croire que son amitié pour moy ne souffrira jamais de limites ny de changement. Et puis, madame, quand Lydias eust donne son jugement en ma faveur, n’est-il pas vray qu’il eust failly contre ce qu’il doit aux premiers sermens dont il captiva les volontez de cette belle fille? Que s’il l’eust prononcé en la sienne, comment se fut-il jamais garenty de la juste hayne que j’eusse conceue contre la tromperie dont il a tant de fois abusé mon innocence et mon amour? Il falloit donc, madame, qu’Amerine ou Melandre quittast de son propre mouvement l’interest de cette affection; or, puis que les dieux m’en ont inspiré le desir et m’en donnent maintenant le courage, je pense que c’est selon l’inclination de Lydias que je ne veux jamais avoir sujet de hayr, au [80/81] contraire que je veux tousjours aymer comme mon frere. Je vous supplie donc, madame, de permettre qu’ils recoivent le contentement que la fortune leur a envie depuis quelques années, et que je leur desire aujourd’huy: heureuse trois fois de leur avoir procuré ce bien, si pour moy l’affection de Lydias demeure inviolable et si la belle Amerine recompense le bien que je luy rends d’un eternel souvenir.

A ce mot Melandre se teut, et se leva apres avoir baisé la main à la Nymphe. Toute la compagnie demeura comme dans un ravissement de luy avoir ouy tenir ce langage, mais sur tous Lydias et Amerine en furent d’autant plus estonnez qu’ils l’esperoient moins; se voyans donc dans le comble de la felicité qu’ils pouvoient attendre, ils allerent faire la reverence à Amasis, et apres luy avoir demander congé de remercier Melandre, ils luy donnerent toutes sortes de preuves de recognoissance et d’affection. Cela fait, Amasis se voulut lever, mais elle en fut empeschée par Ligdamon, qui tenant Lipandas par la main et le presentant à la Nymphe, la conjura d’achever ce qui restoit pour le contentement de ce chevalier. Aussi-tost Lipandas se jetta à ses genoux, et apres luy avoir fait un recit de son amour et de ses avantures, la supplia de disposer la volonté de Melandre à le recevoir en la place qu’elle voulojt que Lydias occupast. Amasis treuva tant de justice en son desir qu’elle en fit la proposition à Melandre, et cette belle fille, apres plusieurs honnestes refus, se souvenant en fin de ce qu’il avoit fait pour elle en plusieurs occasions, et principalement lors que; pour secourir Lydias, il se jetta en bas des murailles de Marcilly, elle obeyt au commandement de la Nymphe et aux prieres de Ligdamon. Ainsi ces quatre amants cueillirent en un mesme jour le fruict de toutes les peines qu’Amour et la fortune avoient pris plaisir de leur faire souffrir.

Ces deux mariages s’acheverent devantque la tresve fut finie, et cependant Lindamor n’avoit pas perdu le temps, il avoit fait avancer ses troupes, et parce qu’il avoit esté rencontré par Philiandre, de qui il avoit appris l’estat des affaires d’Amasis, et quelle estoit la volonté de Gondebaut contre tout ce qui la touchoit, il fit dessein de ne passer point dans Lyon. Pour cet effect, il alla traverser le Rhosne environ a demy lieue de la, et le lendemain se rendit dans Vienne. D’autre costé Gondebaut à qui il tardoit de se vanger de l’affront qu’il croyoit avoir receu d’Amasis, et qui se voyoit pressé par Ligonias, qui luy representoit à tous [81/82] moments les desordres qui arriveroient, en cas que Polemas ne fust point secouru dans le temps qu’on luy avoit promis, acheva de donner ses commissions, et employa tant de personnes, qu’avecque ceux qu’il avoit desja pour la seureté de la ville et de sa personne, il fit trente-deux mille hommes, tant hanequiniers que piquenaires et autres solduriers, et les ayant fiez à la conduitte de Ligonias, avec commandement à tous les chefs d’obeyr à Polemas, il leur donna congé et luy escrivit cette lettre.

LETTRE DE GONDEBAUT

A POLEMAS

J’envoye trente-deux mille hommes à Polemas, non pas que j’y sois poussé de l’ambition de voir croistre les bornes de mon empire, ouy bien du desir que j’ay de luy donner les moyens de porter sa gloire au plus haut poinct qu’il la puisse desirer. J’ay choisi parmy mes solduriers ceux qui sçavent le mieux obeyr, afin qu’ils ne manquent pas à faire des merveilles, estans sous la conduitte d’un homme qui sçait parfaittement bien commander. Mais quelques grandes que puissent estre les victoires qu’ils remporteront, elles seront tousjours moindres que l’esperance que j’ay fondée sur vostre courage, dont la grandeur se pourroit assurer de la conqueste du monde, s’il vouloit prendre la peine de s’y employer. Combattez donc promptement, brave Polemas, ou plustost surmontez, car je sçay que desormais en vous combattre et vaincre ne sera qu’une mesme chose.

Durant que les affaires alloient ainsi, Sigismond passoit fort mal son temps: Gondebaut l’avoit fait enfermer dans une tour, afin de s’assurer mieux de sa personne, s’estant bien douté que tant qu’il auroit esté libre, il n’auroit pas souffert qu’on eust fait quelque dessein contre Amasis, Godomar, ou Dorinde, sans y mesler son interest. Ainsi ce jeune prince trouvoit sa detention insupportable, d’autant mieux qu’ayant le jugement tres-bon, et sçachant le depart de cette année, il prevoyoit bien les perils où son frere se trouveroit; de sorte que le desplaisir qu’il ressentoit de ne le pouvoir secourir estoit si extreme que tous ceux qui le gardoient pouvoient lire sur son visage les marques d’une violente douleur. [82/83] Enfin le Ciel qui le reservoit à quelque chose de plus glorieux que de languir dans les ennuys d’une prison permit qu’il en eschappast de cette sorte. Parmy ceux que Gondebaut tenoit aupres de luy, de peur qu’il se sauvast, il y avoit deux germains d’Ardilan qui portoient aussi le mesme nom, dont l’un trouvant plus de faveur aupres du Roy, avoit seul obtenu les biens de son parent deffunct, de quoy l’autre se sentant extremément picqué, et n’osant toutefois murmurer de l’injustice qui luy avoit esté faite, il resolut de s’en vanger en faveur de Sigismond, et de luy faciliter les moyens de se delivrer de la tyrannie de son pere. Il luy en ouvrit donc le discours le lendemain que l’armée se fut mise en campagne, et apres que Sigismond se fut bien assuré de sa fidelité: Puis que tu m’offres ton secours, luy dit-il, et que ta bonne volonté a prevenu mes prieres, je te jure par ce qui m’est plus sainct, et par l’ame de Gondebaut que j’ay honte de nommer mon pere, que si tu m’aydes à sortir d’icy, je te mettray en estat de n’envier la fortune de personne qui vive dans ce royaume, mais prends garde à ne me tromper point, car outre qu’il n’en arriveroit rien à l’avantage de ceux qui me hayssent, encore est-il vray que tu t’y perdrois infailliblement.

A ce mot le prince se mit à se pourmener par la chambre, et le jeune Ardilan qui craignoit qu’on le pust ouyr de la porte, s’approcha de luy, et luy respondit assez bas: Il ne faut point, seigneur, que vous doubtiez ny de mon affection, ny de ma fidelité, je conduiray ce dessein avecque tant de prudence qu’il sera bien aysé de le faire reussir. Disant cela, l’heure qu’Ardilan avoit à demeurer aupres de luy expira, et il quitta la place à un autre qui vint pour le mesme effect; il ne fut pas plustost sorty que pour ne perdre point de temps, il alla acheter une petite barque de celles qui servent à traverser l’Arar, et ayant fait provision de deux habits de pescheurs, de quelques filets et d’une corde aussi haute qu’il la falloit pour descendre de la tour où Sigismond estoit detenu, il laissa la barque et les nasses au port, et enferma les habits et la corde dans un chevet dont il avoit osté la plume, puis sur l’entrée de la nuict, il le porta luy-mesme jusqu’en la chambre du Prince, où il devoit coucher ce soir là avec un de ses camarades. Sigismond ne fut pas plustost dans le lict qu’il fit semblant de dormir, et Ardilan quavoit aussi porté des dez et une bouteille, fit si bien qu’il amusa son compagnon jusqu’au matin, qu’apres avoir bu d’autant, il fut contraint de fier la garde du [83/84] Prince à la vigilance d’Ardilan. Dés qu’Ardilan jugea que son camarade estoit dans un assoupissement assez grand pour ne s’esveiller de deux ou trois heures, il tira ses habits du sac, et s’en mettant un dessus, puis suppliant Sigismond de vestir l’autre, il attacha la corde à la fenestre, et descendirent ainsi l’un apres l’autre sans faire que fort peu de bruit. Aussi-tost qu’ils furent en bas, Ardilan le mena dans sa petite barque, et jettant les filets dans l’eau, avec plus d’apprehension d’estre pris qu’ils n’avoient d’envie de prendre, ils arriverent aux chaisnes justement comme l’aurore commencoit de paroistre; ils n’y furent pas long-temps sans qu’on les ouvrit, de sorte qu’ayant ramé plus fort que de coustume, ils entrerent bien tost dans le Rhosne, dont l’impetuosité les porta dans Vienne en moins de trois heures.

Quand le compagnon d’Ardilan s’esveilla, et qu’il ne vid plus son camarade, il courut droit au lict du Prince, et ne l’y trouvant non plus, s’en alla jusqu’à la fenestre, ou rencontrant la corde attachée, il jugea d’abord que c’estoit par là qu’ils s’estoient sauvez, et disputa s’il se sauveroit aussi. Enfin se representant que s’il estoit pris, il seroit puny comme leur complice, il ayma mieux faire ce que luy conseilla son innocence que se mettre au hazard d’estre entierement creu coupable. Il se mit donc à crier le plus haut qu’il put, et, se deschirant le visage, fit voir aux premiers qui arriverent les marques de la fuitte de Sigismond. Gondebaut ne fut pas long-temps sans en estre adverty, et s’estant porté luy-mesme sur le lieu, il vid les habits du Prince qui estoient sur le lieu pesle-mesle avecque ceux d’Ardilan. Toutefois cela ne faisant rien à la defense de celuy qui estoit resté, il jura qu’il le feroit pendre, mais quand il vid la corde, et qu’il considera qu’il luy estoit aussi facile qu’aux autres de se sauver s’il eust esté coupable, il commença de tourner toute sa colere contre le jeune Ardilan. Et de fait il fit publier par la ville que si quelqu’un le luy pouvoit amener ou mort ou en vie, il luy donneroit une pension pour le reste de ses jours. Mais tout le soing qu’il employa pour en apprendre des nouvelles fut extremement inutile, car ils estoient desja dans Vienne, et il se rencontra heureusement que c’estoit le lendemain que Lindamor y fut arrivé. L’entrée qu’ils firent dans la ville fut bien plaisante, car ayants laissé au port leur petite barque, ils allerent au premier logis qu’ils virent ouvert, et y demanderent quelque chose à manger; on leur servit de si mauvaises viandes, les croyant estre veritablement [84/85] pescheurs, que si ce n’eust esté que le Prince estoit accoustumé dés sa jeunesse à souffrir les incommoditez, il est certain qu’il eust eu horreur de les regarder seulement; mais Ardilan qui n’avoit presque cessé de ramer et qui avoit veillé tout le long de la nuict mangea, mais avec un appetit si desordonné qu’à son exemple il fut impossible à Sigismond de s’empescher de gouster des choses qu’on leur avoit mises devant. Durant le repas, le Prince fut soigneux d’apprendre de l’hoste de quelles nouvelles on s’entretenoit par la ville, et de peur qu’il trouvast estrange qu’estant d’une si basse naissance, comme le tesmoignoit son habit, il eust pourtant quelque curiosité des affaires du monde, il se mit à dire luy-mesme que ce qui l’avoit fait partir de Lyon pour venir vendre son poisson dans Vienne, c’estoit que l’on saisissoit de la part de Gondebaut toutes les provisions qu’on trouvoit, afin d’entretenir les hommes qu’il avoit assemblez pour la guerre du Forests, mais que ne les payant point, il s’estoit sauvé avec sa petite barque, pour essayer de faire de l’argent du peu qu’il pouvoit avoir pris. L’hoste luy dit qu’il estoit arrivé à la bonne heure, puis que depuis un jour il estoit venu un certain seigneur nommé Lindamor, de la valeur duquel tout le monde contoit des merveilles, qui avoit avecque luy quatre ou cinq cens hommes tous nobles et pres de quatre mille solduriers. – J’ay dit Sigismond en l’interrompant, trois ou quatre poissons, dont la grosseur est presque monstrueuse, et j’oserois croire qu’il les achetteroit volontiers, si j’avois le moyen de le luy faire sçavoir. – Pauvre homme! respondit l’hoste, croy-tu que cette sorte de gens aille au marché comme nous? Sçache qu’ils ont des hommes qui prennent ce soing-la et que peut-estre ton poisson sera achetté sans que tu voyes ce chevalier et sans qu’il sçache que ce soit toy qui l’ait vendu. – Patience, repliqua Sigismond en sousriant, pourveu que j’aye de l’argent il ne m’importe, et je croy qu’il sera aussi bon, venant de la main du valet que du maistre. – Et bien, reprit l’hoste, si tu veux je te meneray jusqu’où il est logé, afin que tu ayes la commodité de parler à quelqu’un de ses domestiques, aussi bien ay-je grande envie de voir son visage, car je te jure qu’à ouyr de quelle façon on en parle, on auroit de la peine à croire qu’il fust fait comme les autres hommes.

Sigismond ne put s’empescher de rire de la pensée de son hoste, et se remettant en memoire tout ce qu’autrefois il avoit ouy raconter à l’avantage de Lindamor, il jugea bien que son retour d’aupres [85/86] de Childeric n’estoit que pour assister Amasis contre les mauvais desseins de Polemas. Croyant donc que son meilleur estoit de se joindre à luy, il partit avec Ardilan, et l’hoste les conduisit jusqu’où Lindamor estoit logé. Aussi-tost qu’ils furent entrez, chacun prit party de son costé, et le Prince demanda qu’on le fist parler à Lindamor; mais comme il vid qu’on luy en faisoit quelque difficulté, il adjousta que c’estoit pour des affaires importantes, et pour luy donner des advertissements dont il luy sçauroit gré. Celuy à qui il s’estoit addressé lisant quelques traicts sur le visage de Sigismond qui n’estoient pas si grossiers que l’estoffe dont il estoit couvert, et se souvenant de quelle façon Philiandre s’estoit sauvé en sortant de Marcilly, s’imagina que c’estoit peut-estre quelqu’un qui venoit encore de la part de la Nymphe, si bien que sans y apporter plus de ceremonie, il les mena par un degré desrobé dans une chambre assez proche de celle de Lindamor. L’ayant donc laissé là avec Ardilan, qui ne sçavoit à quoy se devoit terminer cette visite, il alla dire à Lindamor qu’il estoit arrivé deux hommes vestus en pescheurs, dont l’un avoit assuré qu’il avoit à luy communiquer quelque chose de tres-grande consequence. Lindamor alors feignant d’entrer dans son cabinet pour voire quelques depesches, se desroba de la compagnie et s’en vint où Sigismond estoit. Dés que le Prince le vid, il en ayma la façon et le visage, car il est vray que ce chevalier avoit des charmes en sa bonne mine, dont on ne se pouvoit deffendre, et le saluant avec une action qui dementoit mieux sa naissance que son habit: Seigneur, luy dit-il, je viens vous advertir d’un accident qui est arrivé dans Lyon, et duquel nous avons esté tesmoins, voire mesme en quelque façon complices. Cest que le prince Sigismond a rompu la prison ou son pere le detenoit, et nous l’avons amené dans nostre petite barque sans autre compagnie que celle d’un homme qui s’est sauvé avecque luy.

A peine Lindamor luy put permettre d’achever ces dernieres paroles, car se frappant des mains l’une contre l’autre, et levant les yeux au Ciel: Soyez-vous louez, dit-il, grands dieux, dequoy vous n’avez pu souffrir plus long-temps une si grande injustice! Disant cela, peu s’en fallut qu’il ne versast des larmes de joye, dequoy le Prince fut si content qu’il fut sur le poinct de se descouvrir à l’heure mesme. Toutesfois luy voulant un peu faire acheter ce bien: Or, seigneur, continua-t’il, nous avons ouy durant le chemin qu’il a fort souvent nommé vostre nom, sans sçavoir [86/87] toutesfois, comme je pense que vous fussiez si proche de luy; de sorte qu’à nostre arrivée, ayant appris vostre retour et vostre logis, nous avons creu vous faire plaisir de vous donner cet advertissement afin que vous vous en prevaliez, soit qu’il vous ayme, ou qu’il soit vostre ennemy. – Je te rends graces, cher amy, respondit Lindamor, et devant que tu me quittes, je te recompenseray assez bien pour te faire juger du plaisir que je recois de la nouvelle que tu m’apportes. Mais, je te prie, dy-moy où il s’est logé, afin que je me haste de luy aller baiser les mains. – Seigneur, repliqua le prince, pliant les espaules, il a mis pied à terre de l’autre costé du Rhosne, et je crains qu’il soit desja monté à cheval pour aller, si je ne me trompe, trouver son frere dans Marcilly, pour le moins nous l’en avons ouy parler de la sorte. – Ah dieux! s’escria Lindamor, donnant du pied contre terre, et quel malheur sera le mien, si je ne le sers, et si je ne l’accompagne en une si glorieuse entreprise?

A ce mot, avec une haste extreme, il commanda qu’on luy amenast des chevaux, et fit dessein de le suivre à l’instant mesme. Toutesfois, voulant donner quelque satisfaction à ceux qui luy avoient donné cet advis, il commanda qu’on leur baillast force argent, et puis les ayant remerciez, leur donna congé de se retirer; mais Sigismond qui mouroit de plaisir de le voir dans la peine et l’impatience où il estoit: Seigneur, reprit-il, si vous nous le commandez, nous aurons l’honneur de vous accompagner en vostre voyage, et peut-estre pourrons-nous bien estre cause que vous le rencontrerez plus tost. Lindamor qui avoit l’esprit empesché à autre chose qu’à penser à ce qu’il disoit, fut un peu de temps sans respondre, puis tout à coup: Il faudroit trop de temps, dit-il, pour vous choisir des bottes, outre que vous ne sçavez pas la difference qu’il y a de picquer un cheval, à faire aller un batteau. A ce mot il voulut sortir, et Sigismond ne pouvant plus se retenir: Il ne faut, dit-il en l’arrestant, ny batteau, ny chevaux, ny bottes pour aller rencontrer ce que vous desirez, puis que vous avez Sigismond si proche de vous. Disant cela, il l’embrassa, dequoy Lindamor fut si surpris que peu s’en fallut qu’il ne tombast de sa hauteur; ses yeux s’estant desveloppez du nuage qui les avoit couverts sous la tromperie de cet habit permirent qu’il leust sur le visage de Sigismond une majesté qui luy estoit auparavant incognue. Toutesfois, pour ne perseverer pas dans son erreur, il mit un genouil en terre, et quelque priere que le Prince luy fist [87/88] de se relever, il ne le voulut jamais qu’il n’eust obtenu le pardon qu’il luy demanda, rejettant neantmoins la faute de sa mescognoissance sur luy-mesme qui avoit pris plaisir à le decevoir. Leurs premiers compliments achevez, le Prince fut d’advis de se mettre au lict pour le reste du jour, durant lequel on luy feroit des habits, et Lindamor qui luy ceda sa chambre feignit d’avoir pris un grand mal de teste, afin de demeurer libre de toutes visites; et d’avoir plus de commodité de conferer avecque luy des affaires de la Nymphe. Ainsi le Prince ne fut pas plustost couché qu’il pria Lindamor de se mettre au lit avecque luy, et puis luy parla en ces termes: Ce portraict, dit-il, ouvrant une petite boette de pierreries qu’il portoit pendue au col, vous apprendra que Dorinde est en partie cause de tous les desordres qui brouillent Gondebaut, et le meslent dans les affaires de Polemas. Cette fille, dont vous voyez l’image, et de qui les perfections sont si grandes qu’il n’est peintre au monde qui ne perde l’esperance de les pouvoir parfaitement imiter, a rendu l’esprit de mon pere si sensible aux charmes qu’elle possede, qu’il en est tombé dans des extravagances vrayment indignes d’un homme de sa qualité. Or dés que la naissance de cette affection me fut cognue, j’eus tant de peur qu’il se remariast, que je fis dessein d’y apporter toutes sortes d’obstacles. Celuy qui me vint premierement dans la fantaisie fut de feindre d’avoir de l’amour pour elle, mais voyez combien il est dangereux de se jouer à son maistre, j’en devins peu apres si perdu d’amour, que je ne pense pas qu’une passion ait jamais esté plus violente que la mienne. Le premier dessein que j’avois fait de ruiner toutes les pretentions de mon pere reussit pourtant, car fust que cette fille jugeast que mon aage estant plus conforme au sien, il se trouveroit plus de sympathie en nos humeurs, ou veritablement qu’elle s’imaginast que l’intention du Roy n’estoit pas si sainte qu’il la luy representoit, tant y a que je la gaignay entierement, et qu’apres la mort de son pere je fis en sorte qu’elle s’en alla dans le Forests où je croyois la suivre. Mais il m’arriva tant d’empeschemens que je ne pus faire autre chose qu’y envoyer mon frere, qui apres diverses rencontres la fit conduire dans Marcilly où ils sont encore. Or les persuasions de Polemas, qui promet de tenir cet Estat purement de la main du Roy, et le desir qu’a Gondebaut de se vanger d’Amasis qui les a receus en sa protection ont fait qu’il a declaré la guerre à cette princesse, et que depuis hyer il est [88/89] party plus de trente mille hommes qu’il envoye sous la charge de Polemas; mais de peur que je m’engageasse dans cette querelle, comme estant commencée en partie pour mon sujet, le Roy me fit enfermer dans une tour, de laquelle m’estant sauvé par l’assistance de ce jeune homme que vous avez veu desguise comme moy, je suis enfin arrivé aupres de vous assez à temps pour faire quelque belle action à l’avantage d’Amasis et de Dorinde.

Lindamor tesmoigna une joye nompareille de tout le discours que Sigismond luy avoit fait, et luy ayant juré qu’il ne pouvoit mieux employer ses armes qu’à la defence de cette princesse, il le conjura de haster cette faveur le plus qu’il luy seroit possible: C’est pour cela, respondit le Prince, que je suis d’avis que nous executions une chose que j’ay imaginée, c’est qu’il faut que nous fassions partir promptement quatre hommes des vostres et de ceux qui seront les moins cognus, afin que deux s’en aillent dire à Lyon comme c’est que je suis arrivé dans Vienne, et que les autres se glissent insensiblement dans l’armée que Gondebaut envoye à Polemas, car voicy ce qui en reussira. J’ay quantité d’amis dans Lyon, qui ne se soucieront point de desplaire au Roy, pourveu qu’ils suivent ma fortune, et je puis dire en verité que presque toute la noblesse est à moy; or il est certain que dans la peine où ils sont de sçavoir ce que je suis devenu, ils n’en apprendront pas plustost les nouvelles, qu’ils se mettront tous en estat de me servir, et de me suivre. Pour ce qui regarde ceux qui sont dans l’armée que mon pere a fait partir, il est impossible qu’il ne s’en trouve quelqu’un qui aura de l’interest pour moy, celuy-là en desbauchera un autre, et cet autre un autre; ainsi je m’imagine que plusieurs quitteront pour se rendre aupres de moy, et que cette armée s’affoiblira de beaucoup par la perte de ceux qui l’abandonneront.

Lindamor treuva ce dessein tres-bon, et fit partir à l’heure-mesme quatre de ceux en qui il se fioit le plus, et leur ayant donné toutes les instructions necessaires, il se remit aupres de Sigismond, et luy parla de cette sorte: Je croy veritablement, seigneur, que les dieux ont juré en faveur d’Amasis et qu’ils ont resolu de la delivrer bien-tost de toutes sortes d’oppressions, puisqu’ils y travaillent avecque tant de soing, et qu’ils y procedent par des voyes qui semblent estre du tout miraculeuses. Car il est vray que dans le discours que vous m’avez fait l’honneur de me tenir, je ne remarque pas un evenement qui ne soit extraordinaire, tes-[89/90]moing cette fuitte de Dorinde, ce voyage du prince Godomar, et cet interest que vous avez pour luy et pour elle, qui semble estre ne seulement à l’avantage de cette princesse affligée. Philiandre m’a parlé encore d’une certaine reyne estrangere qu’il nomme Argire, et qui vint il n’y a pas long-temps pour faire guerir un chevalier nomme Rosileon. Il m’a dit qu’elle avoit laissé pres d’Amasis une tres-belle fille, avec promesse de la renvoyer querir par une armée assez forte pour resister à la puissance de tous ses ennemis. Pour moy qui ay tousjours creu ne pouvoir mourir plus glorieusement qu’en me perdant pour celle à qui je doibs et les biens et la vie, j’estois resolu de faire un si grand effort avec les solduriers que j’ay ramenez, que je pusse entrer dans la vilie, et apres cela m’ayder à la defendre jusqu’à l’extremité. – Vostre resolution estoit tres-louable, dit Sigismond, et je m’assure que vous en fussiez venu à bout, car elle n’estoit pas plus dangereuse que tant d’autres, que vostre valeur vous a fait glorieusement executer; mais il faut que vous sçachiez qu’en l’estat où la ville est maintenant, elle n’a nul besoin que ny vous ny moy y soyons. Mon frere m’escrivit sur le commencement de leur siege qu’il y avoit tant de chevaliers dedans, et je pense que Philiandre vous l’aura dit aussi, que, bien qu’ils manquassent de toute sorte d’assistance, on ne les sçauroit prendre de deux lunes. Or je regarde que, puisqu’ils ont dequoy se defendre, il vaut beaucoup mieux que nous fassions un corps avec lequel nous puissions tenir la campagne, en attendant que nous prenions nostre temps pour donner bataille, ou pour entrer dans la ville, selon que nous le treuverons plus à propos.

Cet advis fut treuvé si bon par Lindamor qu’il se resolut de le suivre; la seule difficulté qu’il y remarqua, ce fut qu’il eut peur que l’armée de Gondebaut arrivant aupres de Polemas, devant que le gros qu’ils vouloient faire fust prest, ne donnast quelque assaut si violent qu’on ne le pust soustenir. Cela fut cause qu’il proposa au Prince s’il ne treuveroit pas bon qu’avec ce qu’il avoit d’hommes, il gaignast un peu les devants, afin que cela pust amuser les ennemis, et que cependant il demeureroit dans Vienne pour recevoir ceux qui se jetteroient de son party. Le prince luy respondit que cela estoit entierement necessaire, et sur cette resolution ils passerent le reste de la journée que Lindamor employa à donner les ordres pour partir, comme il fit le lendemain, avec toutes ses trouppes. [90/91] Le mesme jour, ceux que Lindamor avoit envoyez à Lyon y arriverent, qui n’eurent pas plustost dit à cinq ou six personnes que Sigismond estoit dans Vienne, que, devant qu’il fust du tout nuict, toute la ville le sceut. Gondebaut en faillit à crever de despit; et c’est sans doubte que s’il luy fust resté quelques forces, il les eust employées à l’y aller assieger, car son humeur qui estoit assez barbare le portoit fort promptement à des resolutions extremes. Mais en eschange, la pluspart de la noblesse, et presque tous les jeunes hommes en receurent tant de contentement qu’ils passerent le reste de la nuict sans faire autre chose que se preparer pour l’aller treuver le lendemain. Le Roy à qui la colere avoit presque troublé le jugement, et qui ne se doubta pas du mal qui luy en pouvoit arriver, permit qu’on ouvrist les portes de la ville, car elles avoient esté fermées depuis le moment qu’il avoit appris la fuitte de Sigismond, si bien que de divers costez il sortit pres de cinq mille hommes, qui le mesme jour se rendirent aupres du Prince. Le lendemain il partit et s’en alla joindre Lindamor, qui avoit pris son rendez-vous à Boen.

Cependant l’armée de Gondebaut s’estoit fort avancée, et peu s’en falloit qu’elle ne vid desja les murailles de Marcilly. Polemas qui mouroit de contentement et qui, flatté de ce glorieux titre de general d’une si puissante armée, se promettoit la conqueste de Galathée, s’avanca d’une demy journée pour aller à la rencontre de ce secours. Il receut la lettre de Gondebaut qu’il baisa deux ou trois fois, et ayant pris te serment de fidelité que les chefs firent entre ses mains, il jura que le plus grand interest qu’il avoit en cette guerre n’estoit que pour la gloire de Gondebaut. En suitte de cela il fit une harangue, dans laquelle il n’oublia rien de ce qui les pouvoit obliger à combattre vaillamment, de sorte qu’il acquit tant de pouvoir et de credit aupres d’eux qu’il ne s’en treuva pas un qui ne se montrast bien aise d’estre sous son commandement. En fin voulant sçavoir de combien d’hommes cette armée estoit composée, il fut fort estonné quand au lieu de trente deux mille que le Roy luy marquoit, il n’en treuva que vingt-cinq ou vingt-six, le reste s’estant desbandé depuis la nouvelle qu’on avoit eue des desseins de Sigismond. Si cela incommoda Polemas, il servit extremement au Prince, qui dans moins de trois jours se trouva fort de seize à dix sept mille hommes, compris ceux que Lindamor avoit ramenez d’aupres de Childeric.

Rosileon de son costé n’avoit pas fait peu de diligence, car [91/92] l’amour qu’il avoit pour Rosanire, luy laissoit si peu de repos, qu’il n’avoit rien de plus present en la pensée que de faire quelque action qui ne dementist point les premieres marques qu’il avoit données de son courage; cela fut cause qu’il se hasta si fort qu’il ne s’en fallut que d’une journée qu’il n’arrivast pres de Marcilly, aussi tost que les trouppes du roy des Bourguignons.

La tresve devoit finir le lendemain, de sorte que le retardement de Rosileon, le peu de nouvelies qu’on avoit du retour de Lindamor, et l’arrivée du secours que Polemas avoit receu, mirent Amasis dans une tres-grande peine; elle n’avoit point sceu le succez du voyage de Fleurial ny de Philiandre, et ne se pouvant figurer que le mal qu’elle souffroit fust si proche de son remede, elle ne cessoit de s’affliger, comme si desja elle eust esté accablée de tous les malheurs qui la menaçoient. Adamas la surprit dans cette douleur, et bien qu’en son ame il la treuvast tres-juste, pour le peu d’esperance qu’il avoit qu’elle en deust jamais guerir, si est-ce qu’ayant une ferme creance que les dieux ne l’abandonneroient point en la justice de la cause, il la condamna comme estant hors de saison, ce que la princesse ne pouvant gouster: Ah! dit-elle, Adamas, c’est manquer d’esprit ou de ressentiment que de n’apprehender point les funestes accidens qui sont sur le poinct de me perdre! Tout contribue à me desesperer, les estrangers me trompent, mes voisins m’assaillent et mes propres subjects me trahissent.

A ce mot elle porta son mouchoir à ses yeux, qui faisans un effort contre la grandeur de son courage, laisserent eschapper quelques larmes; dequoy le Druide s’estant apperceu, et luy voulant donner quelque consolation: Madame, luy dit-il, je ne doubte point que vous n’ayez du sujet de craindre, mais pardonnez-moy si j’ose dire que vous n’en avez point de vous desesperer; une ame bien née comme la vostre ne peut commettre ce manquement, qui n’est pas mieux une marque de la bassesse d’un esprit qu’un tesmoignage de mesfiance envers les dieux. Par la grace de Tautates, nos affaires ne sont point encore dans une telle extremité qu’il n’en faille attendre que la ruine; et quand il seroit bien infaillible que nous devrions perir, ce vous sera, ce me semble, un grand soulagement de cognoistre que si les dieux l’ont permis, ce n’aura jamais esté pour vous punir d’aucun crime que vous ayez commis contre ce que vous leur devez. Je sçay bien, Madame, que les Estats ont quelquefois leurs revolutions [92/93] et leurs changemens; mais je sçay bien aussi que cela ne leur arrive pas facilement; sans qu’un sujet bien legitime ait attiré sur eux la colere du ciel; or, madame, c’est ce qui ne se rencontre point en vous, de qui la pieté s’est tousjours rendue si recommandable qu’il n’est personne qui n’avoue qu’elle a esclatté dans toutes vos actions.

– La plus religieuse de mes actions, respondit la Princesse, doit avoir esté pire qu’un crime, puis que j’en souffre le chastiment. – Ce n’est pas, reprit le Druide, une bonne consequence, non plus que si l’on disoit que vous n’avez jamais fait de bien, puis que les dieux ne vous recompensent point. Il faut, madame, que vous sçachiez que l’œil des hommes n’est pas assez fort pour lire dans leurs secrets et que nostre pensée mesme n’y pouvant penetrer, il est bien difficile d’apprendre les causes du bien ou du mal qu’ils nous envoyent. Quelquefois ils permettent que les bons soient accablez de calamitez et de miseres, cependant que le coupable rit dans la bonne fortune et dans la prosperité; mais cela, d’autant que ne jugeans pas que les contentemens qu’on peut gouster en ce monde soient une assez digne recompense pour ceux qui vivent dans leur crainte ils reservent le prix qu’ils veulent donner à leur merite, pour la seconde vie dont nous devons jouyr. – Mais, Adamas, repliqua la Nymphe, quoy que c’en soit, il faudra que ce traistre Polemas triomphe de ma fille, et que je voye mon estat soubs la puissance d’un perfide, qui n’eut jamais de plus grande gloire que celle de m’obeyr? – Si les dieux, respondit Adamas, en avoient ordonné de la sorte, toute la puissance humaine ne seroit pas capable de l’empescher, et la plus douce voye seroit de le souffrir sans murmurer. – Je sçay bien, repliqua la Nymphe, que si Galathée a autant de courage que moy, nous ne manquerons pas de remedes pour ne point tumber entre ses mains. – Le plus facile de tous, repliqua le Druide, est de recourir aux dieux, qui sont trop justes pour vous refuser le secours qui vous est necessaire. – Les dieux, reprit Amasis, ont esté si justes qu’ils m’ont laissé le pouvoir de mourir quand il me plaira.

A ce mot, outrée de douleur, elle laissa le Druide dans la chambre et s’enferma dans son cabinet. Adamas qui eut peur que la Nymphe fist en ce moment quelque resolution dangereuse, s’en alla treuver Godomar, qui avoit aupres de luy Damon, Alcidon, Lipandas, Ligdamon, Lydias et quelques autres chevaliers, et l’ayant sup-[93/94]plié d’aller voir Amasis, il luy raconta l’estat où elle estoit et tout le discours qu’ils avoient eu ensemble. L’ayant en suitte de cela instruit de quelques particularitez, il l’accompagna jusqu’à la porte du cabinet, et puis se retira pour aller donner dans la ville les ordres necessaires à sa conservation.

Amasis s’estoit desja jettée sur un lict de repos, qui certes perdit bien alors son nom, et là, joignant au desplaisir de voir ses affaires en si mauvais estat, la perte de Clidaman son fils, sur lequel elle avoit posé le fondement de ses plus douces esperances, elle tumba dans une si grande fascherie que peu s’en fallut qu’elle ne se sacrifiast à la violence de son desespoir. Elle fit mille desseins dans son ame, dont le plus avantageux estoit de mourir, et bien qu’elle sceut assurément que les plaintes ny les pleurs ne pouvoient apporter aucun remede à l’ennuy qui la pressoit, elle ne laissoit pas de pleurer et de se plaindre, pour montrer seulement qu’elle estoit capable de donner à la douleur tout ce qu’elle demande aux ames les plus affligées: Falloit-il, cher Clidaman, disoit-elle, que ta mort fust cause de la mienne, et que de la perte de ta presence dependit celle de mon Estat? La seurté de ces provinces n’estoit-elle appuyée que sur ta vie, et les dieux avoient-ils ordonné que le salut de mes peuples releveroit immediatement du tien? Helas! adjoustoit-elle, avec un profond souspir, helas! que j’ay bien raison d’avoir cette pensée, puisque, devant que tu vinsses au monde, ils avoient subsisté avecque tant de gloire, qu’il n’estoit pas possible d’en craindre le changement, s’il ne leur eust esté fatal de perir avecque toy. Ah! Clidaman!…

A ce mot elle voulut continuer, mais oyant heurter à la porte, elle s’arresta, et dés qu’on l’eut advertie que c’estoit Godomar, elle cacha dans son mouchoir les pleurs qu’elle avoit alors sur son visage.

Ce jeune prince en la valeur duquel elle avoit fondé presque toute son esperance, luy dit tant de choses, et les chevaliers qui l’accompagnoient promirent à la Nymphe tant de service et d’affection que cela la remit un peu, si bien que les ayant priez de s’asseoir, elle leur dit: Quelque grand que soit le courage d’une femme, il est bien difficile qu’il resiste aux assauts que la fortune luy donne, particulierement quand elle menace de joindre à la perte de la vie celle de la reputation. Jusques icy j’avois, ce me semble, supporté avec quelque sorte de patience les malheurs [94/95] dont j’ay esté attaquée, mais depuis que le secours que Polemas a receu m’a fait perdre l’esperance de le punir de sa rebellion, et que j’ay creu que ma fille et moy devions estre immolées à son impudence, j’avoue que ma raison a quitté les armes, et certes je ne suis pas blasmable de n’avoir esté susceptible de ce desespoir, à moins que de voir armez contre moy trente-cinq ou quarante mille hommes. – Tout ce nombre de combattans, respondit Godomar, peut estre mis en poudre par un seul coup de la colere du Ciel; ce n’est pas tousjours la quantité de solduriers qui remporte les victoires, le courage et le droict sont les vrais fondemens sur lesquels s’appuye le gain des combats et des batailles. Et c’est ce qui me fait croire qu’ayant autant de droict de vous defendre qu’ils tesmoignent d’injustice en vous attaquant, et le courage de ceux qui vous servent estant plus genereux, sans comparaison, que celuy qui pousse cet ennemy à vous persecuter, il est impossible que son effort ne demeure vain, et que l’esclat de toute cette puissance ne meure devant nos armes, comme on void disparoistre la clairté d’une petite estoille à l’arrivée du soleil. Et les autres adjousterent à cela quelques autres discours, et luy donnerent tant d’esperance que son visage reprit les couleurs que l’apprehension luy avoit desrobées. Apres cela ils se retirerent et ne furent pas plustost sortis qu’ils allerent faire le tour des murailles pour voir la contenance des ennemis.

Depuis deux jours Celadon assez bien remis de ses blessures, avoit commencé de sortir de la chambre, et ce jour particulierement, il estoit allé visiter Clindor et ses hostes, pour leur rendre une partie du devoir auquel leurs visites l’avoient obligé. Cela fut cause qu’Adamas y alla, qui les ayant treuvez dans le jardin, caressa premierement Clindor, puis prenant Alexis par la main, qui s’entretenoit avec Astrée, il dit à cette belle bergere: Vous voulez bien, ma belle fille, que je vous oste pour un peu cette compagnie que vous faites paroistre d’avoir si chere, bien qu’elle ne le merite pas? – L’authorité, respondit Astrée, que vous avez sur elle et sur moy vous dispensoit d’en demander mon consentement; toutesfois, puisque vous voulez que je le donne, je vous dis, mon pere, que je le veux, pourveu que vous me la rendiez bien-tost, car en verité, je ne sçaurois vivre contente en autre compagnie que la sienne. Le Druide sousriant de son innocence, et admirant combien veritablement elle estoit trompée: Je la garderay si peu, luy dit-il, que vous ne m’accuserez pas [95/96] d’avoir failly contre le desir que j’ay de procurer vostre contentement.

Disant cela, il conduisit Alexis dans une allée, où personne ne les pouvoit ouyr, et Astrée s’estant retirée dans un pavillon, avecque les autres bergers et bergeres, il commença de parler à luy en cette sorte: Qu’avez-vous resolu, Celadon? Voulez-vous languir eternellement dans la peyne ou vous estes, et soubs l’habit que vous portez? Ne pensez-vous point que voicy la deuxiesme lune que vous estes aupres d’Astrée, et qu’abusant de sa credulité vous pratiquez une feinte qui ne sçauroit durer plus longuement? Considerez enfin que vous estes homme et qu’il est impossible que quelque desguisement qui vous fasse paroistre fille, le temps ne demente quelque jour vostre coiffure et vostre habillement. Que si cela advenoit, ce que le ciel ne vueille pas, quel prejudice n’apporteriez-vous point à ma reputation, et quel advantage ne donneriez-vous pas à mes ennemis qui parleroient de cette action comme d’un scandale, et qui la rendroient si mauvaise dans l’opinion des hommes que peut-estre on ne me regarderoit plus que comme un trompeur qui se seroit servy de cet artifice pour faire triompher Celadon de l’honneur et de la pudicité d’Astrée? – Mon pere, respondit le berger, toutes les actions de vostre vie servent de preuve irreprochable que vous ne pouvez jamais faillir ny contre le Ciel ny contre les hommes; et la vertu d’Astrée a trop d’esclat pour estre jamais obscurcie par les nuages d’un mauvais soupçon seulement; de sorte que s’il n’y a que cette crainte qui vous mette en peine de me voir en l’estat ou je suis, vous pouvez bien permettre que je continue de vivre aupres d’Astrée sous le personnage d’Alexis, puisque vous ne sçauriez empescher que je n’y meure sous celuy de Celadon. Adamas alors pliant les espaules, et se reculant d’un pas, puis tout à coup reprenant le berger par la main, et commencant à se promener: Encore faut-il que je vous die, reprit-il, que cette resverie estoit pardonnable, le premier jour que je vous fis vestir cet habit; mais aujourd’huy que par mille discours qu’elle a faits à l’avantage de Celadon, vous pouvez assurément juger qu’elle vous ayme, il me semble, adjousta-t’il froidement, que sans estre ennemy de vous-mesmes, et sans estre blasmable d’un peu d’extravagance, vous ne pouvez douter qu’elle ne soit bien plus contente de vous voir estre un veritable Celadon qu’une mensongere Alexis. – Je ne doubte pas, mon pere, repliqua le berger, que [96/97] ce ne soit une tres-grande folie de faire ce que je fay, d’autant mieux que dés le moment qu’Astrée ne desira plus que je la visse, je devois, si j’eusse esté sage, ou mourir ou m’arracher les yeux. Mais vos conseils qui ont esté depuis plus puissants que mon devoir, et qui m’ont fait resoudre à me presenter devant elle soubs le nom de vostre fille, sont cause que vous m’accusez maintenant de resverie et que vous appellez une extravagance en moy, ce que je nomme en vous un office de charité. – Mon dessein, dit le Druide, estoit alors de vous faire espouser Astrée, et non pas cet habit, et je creus que puis que vous n’attendiez d’elle qu’un commandement, pour luy rendre celuy de qui la perte luy a fait verser tant de larmes, vous cognoistriez dans peu de temps qu’elle en auroit la volonté et que cette volonté seroit assez forte pour vous servir de commandement. – Ah! mon pere, respondit Celadon, elle me bannit avec des paroles trop expresses pour n’estre pas necessaire qu’elle en employe d’efficaces à me rappeller, si c’estoit qu’elle m’eust dit seulement: Va, berger, et que je ne te voye plus que je ne t’aye fait paroistre que je le desire, je confesse que maintenant que j’ay recognu ce desir en elle, j’aurois un extreme tort si je ne me laissois voir. Mais puis qu’elle me dit: Va, perfide (ô Ciel, que ce souvenir m’a cousté de regrets!) va, et ne te presente jamais devant moy que je ne te le commande, jugez-vous, mon pere, que sans luy desobeir je luy puisse faire voir Celadon, n’ayant point encore receu d’elle cet agreable commandement? – Encore faut-il, continua le Druide, que cette facon de vivre finisse quelque jour, et puis que cet effect est inevitable, pourquoy vous plaisez-vous à le differer? – Cet effect, repliqua Celadon, depend d’elle et non pas de moy, et jusqu’à ce qu’elle ait fait ce commandement, je ne suis pas blasmable si je me cache à ses yeux, car enfin, quelques mescontentements que j’en attende, et quelque desespoir où je doive tomber, je trouveray tousjours ces malheurs bien moindres que le crime de luy avoir desobey. – Mais, adjousta Adamas, à qui voulez-vous qu’elle fasse ce tant necessaire commandement, si elle ne croit plus au monde celuy qui le peut executer? – Cela, respondit le berger, est un secret que les dieux se reservent; pour moy qui suis resolu de mourir plustost mille fois que de faire la moindre faute contre ce que doit un homme qui ayme parfaitement, j’attendrai, sans me mettre en peine de penetrer dans ce mystere, tout ce qu’ils ordonneront de moy. – Mon fils, dit le Druide, il ne faut pas que vous [97/98] vous estonniez si je m’obstine à desirer que vous possediez Astrée, puis que mon contentement est inseparable du vostre, et que les dieux m’ont promis une vieillesse contente, en cas que je sois cause que vous receviez ce bien. Or vous sçavez l’estat où sont nos affaires, et puis que vous avez le jugement sain et net pour bien peser toutes choses, je seray bien aise que vous consideriez qu’estant à la veille de me perdre et de me sacrifier pour le repos de cet Estat, je ne puis rechercher la felicité que les dieux me promettent, ny vous donner à vostre bergere en autre temps que cettuy-cy. Si les choses eussent pris un autre tour et que les trahisons de Polema [sic!] n’eussent point mis ces provinces dans le panchant de leur ruine, j’aurois la mesme patience que vous avez, mais puis que tout s’en va desesperé, et que par la faveur que l’injustice de Polemas a trouvée aupres du roy des Bourguignons, nous sommes prests de tomber pour ne nous relever jamais, je vous prie, mon fils, par Astrée mesme, qui peut tout sur vostre esprit, de ne vous opposer plus au desir que j’ay de vous voir unis ensemble. Celadon escouta le discours du Druide fort attentivement, mais quand il eut ouy ce qu’il avoit raconté du pitoyable estat où les affaires d’Amasis estoient reduites: Quelque haste, luy repliqua-t’il, et quelque diligence qu’on apportast à me faire jouyr du bien que vous me procurez, c’est sans doute, mon pere, qu’il n’arriveroit jamais si-tost qu’il ne fust prevenu des disgraces dont cette ville est menacée; de sorte qu’il vaut beaucoup mieux ne commencer point à me rendre heureux que l’entreprendre, et n’avoir pas le temps de me donner un contentement parfait. Mon interest n’est pas si fort separé de celuy du public que je ne doive tascher comme les autres à delivrer Amasis des oppressions qu’elle souffre, et je sçay bien, si vous me le permettez, que je n’y seray pas entierement inutile, et qu’il s’en trouvera peu qui cherchent avecque plus de hardiesse que moy la gloire de mourir honorablement. C’est pourquoy, mon pere, je vous supplie, autant que je le puis, et vous conjure, par tous les soings que vous avez desja employez à m’empescher de mourir, de penser à quelque invention par laquelle je puisse combattre comme Celadon, sans toutesfois qu’Astrée s’en appercoive. Adamas loua dans son ame le courage du berger, et fut bien aise de voir en luy cette marque de la generosité de ses ancestres; toutesfois trouvant de la difficulté en ce dessein, et voulant encore [98/99] esprouver un peu son courage, il luy representa que la chose estoit comme impossible et qu’il ne falloit point qu’il y pensast, dequoy Celadon fut si touché que ne pouvant cacher le mescontentement qu’il eut de cette responce, il en changea de couleur. Cela fut cause que pour le remettre Adamas luy dit: Ce que vous desirez, Celadon, n’est pas si peu juste que je ne vous l’accorde volontiers, je suis en peine seulement de sçavoir de quelle façon nous devons mesnager cette affaire, car pour dire la verité, je crains bien que l’amour qu’Astrée a pour vous luy ouvre les yeux à nos actions, et les luy rende plus clairs qu’ils ne l’ont encore esté.

A ce mot, il se mit à songer un peu, et puis en continuant: Toutesfois, dit-il, je viens de penser à un moyen qui peut-estre pourroit bien reussir. Il faut que vous sçachiez, Celadon, que comme c’est l’ordinaire des hommes de recourir aux dieux dans les afflictions plus ardemment que dans la prosperité, on void souvent que dans les affaires plus desesperées ils implorent les prieres et les voeux des personnes qu’on croit avoir plus de puissance pour les toucher. Or c’est sans doute que celles qui vivent hors du monde, ont aupres d’eux un acces plus libre que celles qui ne vivent que pour la terre, et qui, par maniere de dire, ne regardent jamais le Ciel que pour apprendre quel temps il fera. Je suis donc d’avis de feindre qu’Amasis m’a commandé de vous employer à faire des voeux selon la coustume des filles dont vous portez l’habit; et pour ce que, durant ce temps-là, il ne faut pas que leurs yeux soient profanez par l’object de nulle creature, nous ferons semblant de vou enfermer chez moy, et puis vous couvrant le visage et le reste du corps de quelques legeres armures, telles que les portent Godomar, Damon, Alcidon et les autres, vous pourrez faire ce que vostre courage vous inspirera, sans toutefois rien hazarder temerairement.

Celadon plus ayse de cet expedient qu’il ne l’avoit jamais esté de chose du monde, baisa la main d’Adamas, et apres l’avoir remercié du soing qu’il avoit de luy, le Druide le ramena aupres d’Astrée et luy recommanda de la laisser desormais chez Clindor, pour peu que le bon vieillard en tesmoignast d’envie. Apres cela il s’en retourna chez la Nymphe, non pas sans que tous ces bergers luy eussent juré mille fois qu’ils n’espargneroient jamais une seule goutte de leur sang pour tout ce qui regarderoit son service. Clindor et les autres le furent accompagner hors du jardin. [99/100] Astrée seule demeura avec Alexis, car l’extreme envie qu’elle avoit d’apprendre le sujet dont Adamas l’avoit entretenue fut cause qu’elle ne put attendre plus longtemps de luy en demander des nouvelles. Se voyant donc avec elle sans autres tesmoins que les fleurs et les fontaines dont ce jardin estoit embelly: Ne trouverez-vous point mauvais, ma chere maistresse, luy dit-elle, que je sois un peu curieuse et que je vous demande de quels discours Adamas vous a si longuement entretenue? – Nullement, mon serviteur, respondit Alexis, le soing que vous avez de sçavoir mes affaires me fait croire que vous y prenez quelque interest, et c’est une grande marque de l’amitié que vous me portez de vous montrer sensible à ce qui me touche. – Je serois bien, reprit Astrée, la plus ingratte, et la plus coupable fille du monde si je n’en usois ainsi, puis que vostre merite obtiendroit cela sur l’esprit mesme des plus barbares; mais, ma belle maistresse, ne me tenez plus en peine, et dittes-moy, je vous supplie, quel a esté le sujet de vostre entretien? – Je vous le diray en peu de mots, repliqua la feinte druide. Tout le discours qu’il m’a tenu n’a esté d’autre chose que des miseres de cet Estat et des afflictions dont l’ame d’Amasis est remplie; en suitte de cela, il a pensé aux derniers remedes qu’on y pourroit apporter, et n’en trouvant point de plus utile que celuy qui doit venir de la main des dieux, il m’a dit qu’il estoit entierement necessaire que je fisse des voeux à cet effect et que je les suppliasse de nous delivrer de tant de calamitez dont nous sommes menacées. – Je ne doute pas, dit Astrée, que vous ne l’ayez promis? – Je l’ay promis aussi, respondit Alexis, mais, mon serviteur, il faut que vous sçachiez qu’il y a bien des affaires en l’accomplissement de cette promesse. – Et qu’y peut-il avoir de si particulier? reprit la bergere. Il me semble que vous n’aurez pas beaucoup de difficulté à porter vos pensées dans le Ciel où elles sont desja fort accoustumées, et afin qu’elles n’y aillent point sans compagnie, je joindray mes prieres aux vostres et feray des voeux avecque vous. – Je me doutois bien, dit Alexis en sousriant, que vous ignoriez nostre façon de prier, et que vous vous imaginiez cette action aussi facile que d’obtenir de moy un baiser ou quelque autre petite faveur. Mais, mon serviteur, apprenez que les dieux ne veulent pas estre servis en courant, et que pour faire qu’ils se communiquent à nous il faut une grande preparation de nostre costé et une grande disposition à recevoir leurs graces; autre-[100/101]ment, au lieu de s’approcher de nostre cœur, ils s’en esloignent et le laissent dans les tenebres au lieu de l’esclaircir par leurs lumieres. – Et que faut-il, adjouta Astrée, pour l’acquerir, cette disposition que vous dites estre si necessaire? – Si j’avois, respondit Alexis à vous deduire particulierement tout ce qu’il faut faire pour cela, le discours en seroit un peu bien long; mais tant y a qu’il faut absolument que pour huict ou dix jours je me separe de toute sorte de compagnies et presque de moy mesme, et que je ne souffre pas que mes yeux soient divertis par la consideration d’aucun object qui soit prophane. – Quoy! dit la bergere un peu surprise, et comment pourra subsister Astrée quand elle ne sera plus aupres d’Alexis? – Je ne sçay, dit la feinte druide, mais il est tres vray qu’Alexis ne sera plus dés qu’elle aura perdu la presence d’Astrée.

La bergere qui ne comprenoit pas ce que Celadon vouloit dire: Helas, adjousta-t’elle, Alexis ne sera vrayment plus en terre, car elle vivra dans le Ciel par la douceur de ses ravissements, cependant qu’absente d’elle, et loing de toute consolation, je mourray mille fois le jour dans les ennuys et l’inquietude. Mais, ma maistresse, disoit-elle en se reprenant, ne seroit-il point possible que je ne fusse pas comprise dans le nombre de ces objects que vous appelez prophanes, et que, n’estant qu’une fille, je ne troublasse point le repos de vostre solitude? A ce mot Astrée versa quelques larmes que le berger s’efforca d’arrester avec sa bouche, de peur qu’elles tombassent jusques dans son sein, mais apres s’estre un peu amusé à cet agreable office: Je vous jure, mon serviteur, luy dit-il, que le temps de cette absence ne vous sçauroit estre si funeste qu’a moy, et toutesfois, quand je pense que je ne me separe de vous que pour rendre à la Nymphe un service extremément important, cela me sert d’une espece de soulagement et m’oblige à vous conjurer par toutes les marques d’amour qu’autrefois Celadon vous a données, de ne vous opposer plus au desir que j’ay de m’employer pour le salut de cette princesse et pour la conservation du Forests. – Mais, dit Astrée, si durant le temps que je ne vous verray point, Polemas se rend maistre de la ville, et s’il nous veut exposer à la barbarie de ses solduriers, ne me permettez-vous pas, ma maistresse, de n’ouvrir l’estomac devant que ces perfides se donnent la vanité d’avoir triomphé de moy? Celadon touche de ces dernieres paroles, et craignant en effect [101/102] que ce malheur arrivast: Je n’y consents pas seulernent, mon serviteur, luy respondit-il, mais je vous l’ordonne, comme une victime que vous devez sacrifier à la conservation de vostre honneur, et ne souffrez pas que rien du monde vous en empesche, car vous devez estre assurée que j’en auray fait de mesme, et que dés le moment qu’on entreprendra quelque chose sur vous, si je n’y suis pour vous defendre, je ne seray point au monde. – Pour le moins, adjousta Astrée nous n’aurons point en l’autre vie d’obstacle qui s’oppose à nostre contentement, et je m’assure, ma belle maistresse, que la presence de Celadon ne sera pas le moindre plaisir que vous y recevrez. – J’espere, dit le berger, que nous nous aymerons si fort, que je ne le quitteray jamais et qu’il ne sera pas marry que je me rende un tesmoing eternel de vos caresses. Cependant, adjousta-t’il, recevez, mon serviteur, cet adieu que je vous dis, et promettez-moy que vous m’aymerez tousjours avec la mesme passion que vous m’avez tesmoignée. – Je le promets, respondit Astrée se jettant à son col, et la serrant le plus estroittement qu’elle pust, et si jamais je manque à ce devoir, je veux que le Ciel me punisse. A ce mot elles s’approcherent de Clindor, de Silvandre, de Diane et des autres qui en ce moment rentrerent dans le jardin, et tous ensemble s’estans allez mettre soubs le pavillon le plus proche, le bon vieillard leur fit apporter quantité de fruicts, dont ils mangerent chacun selon son appetit.

Cependant que ces bergers et bergeres vivoient de cette sorte dans la maison de Clindor, et qu’ils n’avoient parmy leur bonne intelligence autres troubles que ceux qui estoient alors communs à tout l’Estat, Rosanire et Galathée ne se quittoient presque jamais, et certes elles sceurent si bien unir leurs volontez par les liens de l’amitié qu’elles contracterent qu’il eust esté difficile de rencontrer deux personnes dont l’affection eust été plus inviolable. Ce jour-là elles allerent passer l’apresdinée dans la chambre de Rosanire, pource qu’Amasis avoit desiré qu’on la laissast seule; et d’autant que les desplaisirs de la Nymphe estoient extremement sensibles à cette princesse estrangere, aussi-tost qu’elles furent dans la chambre, elles s’assirent sur un lict, et Rosanire embrassant Galathée:

Plust aux dieux, luy dit-elle la larme à l’œil, qu’il fust en ma puissance de vous rendre le contentement que vous avez perdu. Je vous jure, belle Nymphe, que je n’y espargnerois pas mesmes [102/103] la vie. – C’est trop, madame, respondit Galathée, que d’en avoir seulement la volonté. – Je le dis, adjousta Rosanire, du plus pur de ma pensée, et croyez, si vous m’aymez, que je ne sçaurois vous rendre de service si grand que je ne le creusse encore moindre que vostre merite.

Apres que Galathée luy eut rendu graces de cette bonne volonté: Si le Ciel et Polemas, continua-t’elle, n’avoient pas pour moy plus de hayne que vous en tesmoignez, Amasis ne se verroit pas reduitte dans les extremitez qui l’affligent et qui me desesperent, d’autant mieux que je me considere comme la seule cause de tous ces desordres. – Si le Ciel, respondit Rosanire, exauçoit mes prieres, et si Polemas estoit capable de raison, un moment verroit finir toutes vos miseres, mais ce qui me fasche, c’est qu’aujour-d’huy l’un est sourd et l’autre imprudent. – Ah! madame, reprit Galathée; que ce fut un bien funeste moment celuy qui me fit paroistre agreable aux yeux de ce perfide, puisque si jamais il n’eust eu de l’amour pour moy, ou si j’eusse defendu à sa vanité de me pretendre, c’est sans doubte que j’eusse estouffé tous nos malheurs à leur naissance et que nos douleurs fussent mortes avec l’espoir dont il a depuis nourry sa presomption. – Il n’estoit pas en vostre puissance, repliqua Rosanire, d’empescher que vous ne parussiez à ses yeux une tres-belle fille, puis que vous l’estes parfaittement, mais vous pouviez bien le tenir si bas qu’il n’eust jamais osé vous faire voir les effects de son outrecuidance; et certes j’ay de la peine à comprendre quel est l’interest qu’il a pour vous, car s’il vous aime, comment a-t’il la hardiesse de vous desplaire? et s’il ne vous ayme pas, qui le fait obstiner à vous vaincre? – Madame, dit la Nymphe, assurez-vous que c’est le plus traistre et le plus dangereux esprit qui soit au monde; il ne m’ayme que par consideration, et si l’Estat dont Amasis tient le sceptre pouvoit estre mis soubs d’autres mains que les miennes, je pense qu’il ne me regarderoit pas seulement. Il faut que vous sçachiez que son ambition est au plus haut poinct où puisse jamais aller celle d’un homme, et qu’outre cela il est d’un naturel si jaloux et si envieux que le contentement d’autruy luy donne la fievre. Madame, que n’a-t’il point fait contre Damon? Je vous jure qu’il a tasché par diverses fois de l’assassiner, et qu’il a supporté avec tant d’impatience les honneurs que ma mere a rendus à son merite, que je ne pense pas que ce ne soit l’un des plus grands sujects de son mescontentement. Il a autrefois eu des prises contre [103/104] Lindamor, qui est un tres-accomply chevalier, et quand il a veu que ses armes estoient contraintes de ceder à la valeur de son ennemy, il n’est artifice ny trahison qu’il n’ait inventée pour le perdre. En fin ayant veu que toutes ses malices ne reussissoient qu’à sa honte et à sa confusion, il a ouvertement pris les armes et s’est prevalu de la mort de mon frere et de l’absence de nos meilleurs chevaliers, pour achever de nous destruire, sous pretexte de me vouloir espouser.

Galathée alloit de cette sorte condamnant Polemas, dont le dessein estoit vrayment injuste, quand Rosanire, pour estre un peu mieux informée des succez de sa vie, la conjura de luy dire quelque chose de ces deux rivaux, à quoy la Nymphe satisfit assez librement et luy raconta les plus grands effets de la trahison de Polemas. Elle luy parla de la tromperie de Climante, des mauvais bruits qu’il avoit semez contre Lindamor, du combat où ce chevalier l’avoit vaincu, et en fin des plus remarquables accidens qui estoient arrivez en la suitte de cette affection. Ce que Rosanire ayant escouté avec admiration: Il faut advouer, dit-elle, que s’il vient à bout de son dessein, ce ne sera pas sans qu’il luy ait cousté du sang et de la peine. – Il n’est point de prix, respondit la Nymphe, dont cet infame me puisse achetter, et si je savois assurément de ne mourir point dans les ennuis que me causera ce siege, je croy que dés maintenant je deviendrois mon homicide. – Nous verrons dans peu de jours, adjouta la jeune Princesse, quel est le bien ou le mal que nous devons attendre, et le temps gouvernera nostre main et nos pensées. Pour moy, j’advoue que si Rosileon manque à vous secourir, je seray bien aise de cesser de vivre, pour punir sa negligence par les supplices que luy causera ma mort. Disant cela, elles s’embrasserent de nouveau, et Galathée, sans cesser de baiser le visage de Rosanire: Faudroit-il, continua-t’elle, que je fusse cause de ce malheur? – Ce ne seroit plus vous, repliqua la jeune Princesse, ce seroit son peu de soing, ou peut-estre son infidelité. Avec semblables discours elles s’alloient entretenant sur le sujet d’une douleur qui leur estoit assez commune.

Silvandre en mesme temps estoit aupres de Diane, et de bonne fortune il avoit trouvé le moyen de parler à elle, non pas hors de la presence des autres bergers et bergeres, mais pour le moins sans qu’il en pust estre ouy, et pour ce qu’il ne vouloit pas demeurer inutile cependant que les autres travailleroient à la defence de [104/105] Marcilly, il supplia Diane de luy permettre de chercher comme eux l’honneur dans le peril: Non pas, ma maistresse, dit-il, que j’aye besoin de vostre permission pour y porter mon courage, mais c’est qu’infailliblement tout ce que j’entreprendray me reussira, quand je le feray par le consentement de Diane. La bergere qui l’aymoit infiniment et qui n’avoit plus assez d’artifice pour cacher sa passion, demeura un peu surprise de cette demande, et la crainte de le perdre la fit un peu paslir, mais en fin craignant qu’on y prist garde, elle se remit au mieux qu’elle put et luy respondit en ces termes: Qu’est-il besoin, mon serviteur, que vous me demandiez congé de faire une chose où vostre humeur est desja si portée, qu’il n’est rien au monde qui fust capable de vous en divertir? Si c’est que vous esperiez que cela donne quelque bon-heur à vos armes, ne voyez-vous point qu’il est impossible que je vous donne ce que je n’ay pas, et qu’estant la plus miserable fille qui vive, je ne sçaurois vous faire part que de mon infortune? – Il n’importe, repliqua le berger, quelque succez que puissent avoir mes armes, il me sera tousjours extremement heureux, si les employant pour secourir Amasis, je m’en sers pour plaire à Diane, et c’est pour cela que je vous conjure de me tesmoigner que vous agreez la resolution que j’en ay faite, afin que, s’il faut que je meure, ce soit au moins avec cette satisfaction de ne vous avoir point despleu. – Je voudrois bien, repliqua Diane, que vous ne fussiez pas obligé à suivre cette fortune, car vostre conservation m’est plus chere, peut-estre, que vous ne croyez, mais puisque ce malheur m’est inevitable, je ne veux pas m’opposer aux arrests de nostre destin. Il est vray que si le pouvoir que vous m’avez donné sur vos volontez me laisse encore assez de credit pour n’estre pas refusée de ce que je vous demanderay, je veux que vous me promettiez inviolablement que vous ne hazarderez rien mal à propos, et que dans les plus grands perils vous vous souviendrez qu’il ne peut arriver de si petit malheur à Silvandre, que Diane ne le trouve tres-grand. – Les actions, dit le berger, qui condamnent de temerité, ne sont pas celles que je croy plus dignes du courage d’un homme, c’est pour cela que vous pouvez croire que je mesnageray ce que je doibs conserver, et que je n’exposeray point ma vie si mal à propos, que si je la pers, elle ne me rapporte au moins de l’honneur, et à la Nymphe de l’utilité. Mais, ma maistresse, dit-il en continuant, puisqu’il faut que Paris vous possede et que yous n’avez pas assez de reso-[105/106]lution pour vous en defendre, pouvois-je desirer de mourir plus glorieusement que dans ces combats, ny en une saison plus advantageuse pour moy que cette-cy, ou vous tesmoignez pour le moins que vous avez quelque pitié de mon infortune. – Mon berger, respondit Diane, vous avez raison de dire que je n’ay pas assez de resolution pour me defendre d’espouser Paris, puisque les dieux sont du party de Bellinde, et qu’ils ont ordonné que je tumbe soubs la puissance de ce nouveau berger; mais croyez-moy que, quelque sujet que vous ayez de rechercher la mort, elle ne vous sçauroit arriver sans qu’elle me soit extremement sensible et peut-estre insupportable. C’est pourquoy je vous dis encore un coup que, si vous aymez mon contentement et mon repos, vous aymerez vostre conservation.

Disant cela, Silvandre luy voulut baiser la main, mais elle qui prit garde qu’on avoit les yeux sur luy, l’arresta et luy pressa la sienne, ce qui fut la plus grande faveur qu’il en eut jamais. Et parce qu’elle eut peur que si elle poursuivoit ce discours, ses yeux ne fussent moins secrets que sa langue, elle commença de prester l’oreille à ce que les autres disoient, et alors elle ouyt qu’Hylas parloit à Tircis de cette sorte: Je ne sçay pas, Tircis, quel sera l’object que se proposera ton courage, ny pour qui tu combatras, puisque depuis la perte de cette chere Cleon qui vit encore dans ta bonne memoire, toutes choses t’ont esté indifferentes? – Il me semble, respondit froidement Tircis, que tu me fais cette demande assez mal à propos, et que tu fais un mauvais jugement de moy, quand tu penses que pour combattre j’aye besoin de me proposer quelque interest particulier, comme si je ne sçavois pas que toutes les actions qui ont un tel object, comme pour estre estimé vaillant, pour devenir riche, et ainsi du reste, ne sont que de fausses images d’une veritable valeur. C’est assez que je sçache ce que je doibs pour bien servir Amasis, sans que je me propose d’autre recompense que la satisfaction de l’avoir fait, puisqu’aussi bien la vertu n’a point d’autre prix que soy-mesme. – Que tu es sçavant! adjousta Hylas; mais encore treuveras-tu que j’ay eu suject de doubter de ton courage, depuis que j’ay sceu que Laonice t’avoit fait peur. – Si j’ay redoute les malices de cette fille, repliqua Tircis, ce n’a pas esté par aucun deffaut de cœur, mais plustost par une horreur que j’avois conceue de sa meschanceté, et si je ne me trompe, adjousta-t’il, regardant Hylas et puis Silvandre, tu devrois mettre une grande difference entre cette crainte qui [106/107] s’oppose immediatement au courage et cette apprehension qui nous fait craindre d’abord d’une personne seulement pour la cognoissance de quelque deffaut que nous sçachons en elle. – Je voy bien, reprit Hylas, que tes yeux demandent le secours de Silvandre, mais l’heure nous dispense de nous en entretenir plus longuement; souviens-toy seulement, je te prie, que si j’en avois le loisir, je te ferois cognoistre que cette bergere n’est pas si coupable que tu te la figures. A ce mot il se leva, pource que Clindor avoit desja commencé à sortir du pavillon, et Tircis n’eut le temps de luy respondre autre chose, sinon qu’il croyoit que toute l’eloquence du monde n’estoit pas capable de luy persuader qu’elle ne fust indigne, non pas seulement de son amitié, mais de celle du moindre berger de la terre.

Voylà quel jugement Tircis faisoit de l’amour et de la beauté de Laonice, qui n’estant pas si esloignée qu’il croyoit, passoit les jours et les nuicts dans la solitude, sans avoir d’autre entretien que l’ingratitude de ce berger. Ce jour-là elle estoit venue jusques sur un rocher, qui estant assez esleve, commande à toute la plaine du Forests; et d’autant que de là elle pouvoit distinguer jusqu’aux plus petits arbres, elle remarqua bien-tost cette armée d’où Polemas attendoit l’establissement de sa fortune. Au commencement elle en eut peur, mais enfin s’imaginant qu’il estoit presque impossible qu’on luy fist aucun dommage dans cette estroitte solitude, où les dieux et Tircis l’avoient confinée, elle commença de craindre pour son berger seulement, et bien qu’elle fust assurée qu’il ne l’aymoit point, et qu’au moment qu’elle s’en estoit separée, elle avoit receu de tres-grands tesmoignages de sa hayne, elle ne laissoit pas de desirer sa conservation et d’apprehender que parmy ces desordres il luy arrivast quelque malheur. Ces considerations luy faisoient respandre des larmes, que le rocher accompagnoit, des siennes, apres lesquelles ses souspirs se mesloient à ses regrets, et cela dura jusqu’à la nuict qui, la conviant à se retirer, luy laissa pourtant assez de clairté pour retrouver le chemin de son antre. Et pour ce qu’il estoit esloigné de ce rocher de deux ou trois cents pas, elle s’amusa en y allant à faire cette chanson.

CHANSON

Tircis, cet ingrat que je sers,

Par un arrest inevitable [107/108]

M’a reduitte dans ces deserts,

Dont l’horreur m’est insupportable:

0 Ciel! je vay mourir si mon bannissement

Dure plus longuement.

Cruel, c’est icy que les ours

Insensibles comme ton ame

Veillent pour achever les jours

D’une fille qui te reclame,

Et qui s’en va mourir, si son bannissement

Dure plus longuement.

Icy je combats des serpents,

Puis je regarde un vieil satyre

Qui rid des pleurs que je respands,

Et fait des sauts quand je souspire:

0 Ciel! je vay mourir si mon bannissement

Dure plus longuement.

Dieux, si la pitié de mes maux

A quelque charme qui vous touche,

Ostez-moy tous ces animaux,

Tircis est bien assez farouche,

Aussi bien je mourray si mon bannissement

Dure plus longuement.

Laonice acheva sa charison presque aussitost que son chemin,

et se mettant dans son antre, que les zephirs avoient

appris à visiter depuis qu’elle y avoit souspire ses

peines, elle y recommença ses premiers exer-

cices, qui n’estoient autre chose que de

prier les dieux, et de faire mille

regrets qu’elle donnoit à toutes

les pensées qui luy parloient

de l’ingratitude de Tircis.

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