LA DERNIERE PARTIE DE L’ASTRÉE

LIVRE PREMIER

Le bruit que firent certains bergers lors qu’Astrée fut enlevée, parvint bien-tost jusqu’aux oreilles de Diane et de Phillis, qui s’estans achevées d’habiller, coururent promptement hors de la maison, pour tascher d’apprendre le sujet de ce tumulte; mais à peine eurent-elles paru, qu’un de la trouppe s’avançant: Ah! dieux! ah! belles bergeres, s’escria-t’il tout esploré, Astrée vostre compagne vient de nous estre ravie le plus malheureusement du monde par trente ou quarante voleurs, et le pis a esté que nous nous sommes treuvez sans armes, et en si petit nombre qu’il nous à esté impossible de la defendre de la violence de ces meschants. Au commencement Diane et Phillis soupçonnerent qu’il n’y eust de l’artifice dans ce rapport, mais ayans consideré qu’il n’eust pas esté possible de feindre si bien une tromperie, et que non seulement le visage de ce berger, mais encore les yeux de tous ceux qui estoient avecque luy, parloient de cet accident, elles creurent que ce qu’il disoit pouvoit estre advenu, et demeurerent si surprises de cette fascheuse nouvelle, qu’elles furent long-temps sans faire autre chose que se regarder l’une et l’autre avec un estonnement incomparable. Enfin, quand ce premier ressentiment eut un peu relasché de sa violence, et qu’il leur eut laissé la liberté de pleurer et de se plaindre, ce fut alors qu’elles verserent des larmes, et qu’elles firent des regrets si extremes, que le plus barbare homme du monde en eust esté touché de compassion.

Elles estoient encore dans ce pitoyable exercice quand Silvandre arriva, qui ne se doutant nullement du sujet de leur affliction, [9/10] se mit d’abord en peine d’en apprendre la cause, et ne croyant pas que personne l’en pust mieux instruire que sa maistresse mesmes, il s’approcha d’elle avec un visage tout estonné, et luy parlant assez bas: Ne sçauray-je point, luy dit-il, dequoy ma belle maistresse est affligée? – Helas, luy respondit Diane, le regardant d’un œil, ou les larmes faisoient tenir à la pitié le mesme empire qu’Amour y souloit occuper, vous le sçaurez sans doute, et serez bien insensible, si vous ne prenez part en nostre douleur. – Pleust à Dieu, reprit le berger, que je fusse aussi assuré de ressentir tout seul le desplaisir où vous estes, que je suis certain. que je le partageray esgalement avecque vous, et je vous en donne desja un grand tesmoignage, continua-t’il, puis que sans avoir appris la cause de vostre mescontentement, je ne laisse pas d’en souffrir une douleur nonpareille. – Berger, luy dit alors Dorinde, je ne doute point que vous ne preniez part à mes interests, mais si vous estes en peine dequoy seulement je suis affligée, quel sera vostre ressentiment, quand vous sçaurez que Phillis et moy pleurons la perte d’Astrée que ces bergers ont veu enlever par des voleurs, il n’y a pas plus d’un quart d’heure? – Astrée, dit alors Silvandre, se reculant d’un pas, a esté enlevée par des voleurs? – Elle l’a esté, repliqua Diane, et comme son malheur est sans remede, je ne pense pas que nos regrets ayent jamais de fin.

A ce mot Diane recommença d’ouvrir la bouche aux sanglots, dequoy Silvandre fut si touché qu’en ce moment il fit dessein de mourir ou de secourir Astrée, et pour cet effect s’estant approché des bergers, en la presence desquels ce malheur estoit advenu: Ah! leur dit-il, quelle lascheté est la vostre d’avoir souffert cette injure! ne deviez-vous pas vous perdre avec Astrée et ne permettre jamais qu’on l’eust ravie tant que vous eussiez eu dans le corps une petite goutte de sang? – Sage berger, respondit l’un d’entre eux, ce coup a esté faict si promptement qu’il n’eust pas esté possible d’y apporter du remede, le nombre de ceux qui l’ont enlevée excedoit le nostre de plus d’une moitié, ils estoient à cheval et armez, et nous à pied et sans autre fer que celuy qui est attaché au bout de nos houlettes. – Et n’estoit-ce pas assez, reprit Silvandre, j’ay bien ouy dire que Filandre, pour secourir Diane, tua un barbare qui estoit entierement armé, sans que le pauvre berger eust pourtant d’autres armes que sa houlette? – Cela est vray, respondit le berger, et peut-estre eussions-nous [10/11] fait la mesme chose pour Astrée, mais ils ne l’ont pas eu plustost mise à cheval qu’ils ont commencé à galoper, et puis à courir de telle sorte que presque en un moment nous les avons perdus de veue. – Ah Dieux! s’escria Silvandre, que deviendra la pauvre Alexis quand elle apprendra ces malheureuses nouvelles? – Alexis, dit le berger, en a esté la premiere advertie, et sans penser à ce qu’elle faisoit nous l’avons veue comme transportée courir apres ces voleurs qu’elle appeloit les ravisseurs de son bien, mais je ne pense pas qu’il luy soit possible de les atteindre, car outre qu’ils avoient desja pris l’avantage, encore est-il vray qu’estans à cheval ils feront plus de chemin en deux heures qu’elle n’en sçauroit faire en tout le jour.

Diane et Phillis ayant ouy qu’Alexis s’estoit mise en ce hazard pour donner quelque secours à la bergere, redoublerent leurs regrets par l’apprehension du mal qui luy pouvoit arriver. Et cependant Silvandre haussant un peu la voix, afin qu’il pust estre entendu de tous les bergers qui estoient en cette compagnie: Et bien! leur dit-il, si l’on nous reproche que nous avons receu cet affront, il ne faut pas qu’on nous accuse de l’avoir souffert sans ressentiment. Pour moy, je suis resolu de me perdre ou d’en tirer quelque raison, et quand j’y devrois employer toutes les heures de ma vie, je fay vœu de ne rien espargner pour apprendre qui sont ces ravisseurs, et pour en tirer la vengeance qu’un tel crime merite.

A peine eut-il achevé ce peu de mots que tous ces bergers qui, parce qu’ils estoient yssus de genereux ancestres, avoient un courage beaucoup plus relevé que leur condition, crierent à haute voix qu’ils exposeroient hardiment leur vie pour cette querelle. Silvandre fut extremement satisfait d’ouïr leur resolution, et plus encore quand il vid que l’un d’eux s’avançant, le pria de la part de toute la troupe de vouloir estre leur chef, parce qu’outre qu’ils croyoient devoir cela à sa prudence, encore avoient-ils besoin d’apprendre de luy ce qu’ils avoient à faire en cette occasion. Au commencement Silvandre s’en defendit, mais en fin solicité par leurs prieres, il accepta cet honneur et receut la charge de leur commander. Aussi-tost il voulut partir pour suivre ceux qui avoient enlevé Astrée, s’assurant que tost ou tard il auroit des nouvelles de leur retraite, et s’estant approché de Diane et de Phillis: Belles bergeres, leur dit-il, montrant les bergers, voicy des courages resolus à reparer la honte qu’on leur pourroit imputer [11/12] touchant la perte de vostre compagne, nous allons suivre sa destinée et si le Ciel favorise nostre juste dessein, vous trouverez bien tost la fin de vos larmes dans le commencement de sa liberté.

Phillis fut toute estonnée de luy ouyr tenir ce langage, et ne pouvant assez admirer cette metamorphose, qui dans un moment avoit fait d’une trouppe de bergers une compagnie de gens de guerre, elle attendoit le jugement qu’en feroit sa compagne; mais ayant jetté les yeux sur son visage et l’ayant veu paslir, elle se douta bien que le discours de Silvandre l’avoit mise.en peine, et pour luy donner la commodité de luy dire son sentiment sur ce despart si precipité, sans faire semblant de rien, elle s’esloigna d’eux de quatre ou cinq pas, et alors Diane jugeant bien qu’elle ne pouvoit estre ouye de personne: Mais, Silvandre, luy dit-elle, qu’est-ce que vous entreprenez? – Mais, ma belle maistresse, dit le berger en l’interrompant, ne vous souvenez-vous plus que je suis vostre serviteur ? – Et bien mon serviteur, reprit Diane, dites-moy quel est vostre dessein ? Vous qui condamneriez la temerité en tout autre, n’aurez-vous point de peur de vous en rendre coupable? Considerez, Silvandre, le peril où vous vous allez exposer, ne sçachant ny quels ennemis vous avez à combattre, ny le nombre de ceux que vous voulez suivre, car encore qu’ils n’ayent esté que trente-cinq ou quarante à l’enlever, peut-estre sont-ils plus de cent engagez dans ce dessein, et que sçavons-nous s’ils ne sont point des plus apparents de toutes les provinces voisines? Il me semble, mon serviteur, que vous devez peser cecy avecque plus de loisir et donner quelque chose au desir que j’ay de ne vous voir jamais rien entreprendre mal à propos.

Silvandre qui avoit escouté Diane avec beaucoup de plaisir, mais pourtant avec un peu d’impatience: Ma belle maistresse, dit-il en fin, quand ma perte seroit infaillible, et que la resolution que j’ay faite ne devroit jamais avoir de favorable succez, j’auray tousjours beaucoup de gloire d’avoir employé ma vie pour tascher de vous redonner un contentement qui vous a. esté si mal-heureusement desrobé. Cest pourquoy, sans me mettre en peine si ce que je vay faire est bien ou mal à propos, je dois aveuglement y courir, parce que je sçay bien que si l’execution n’en est heureuse, l’entreprise pour le moins me sera tousjours extremement honorable,d’autant mieux qu’ellen’aura pointd’autre object que de vous rendre cette compagne, sans laquelle yous venez [12/13] de m’assurer qu’il est impossible que vous ayez jamais de contentement au monde. – Berger, dit alors Diane, vous me forcez insensiblement à vous faire une confession bien estrange; je vous avoue que j’ayme Astrée, et que si je dois perdre l’esperance de la revoir, ce me sera un desplaisir extreme, mais souvenez-vous, Silvandre, que je ne vous hay pas; et que si la volonté que j’ay pour vous estoit mesurée à celle que jJay pour ma compagne, peut-estre l’emporteriez vous pardessus elle. Disant cela, Diane rougit et le berger ravy de joie d’avoir ouy cette declaration de la bouche de sa maistresse, fut sur le poinct de se jetter à ses pieds; toutefois retenu par le presence de ceux qui pouvoient remarquer leurs actions, il ne put autre chose que luy dire: Ma belle maistresse, vous venez de me rendre le plus heureux amant qui fust jamais, et je l’aurois juré prosterné devant vous, si je n’eusse pas eu tant de tesmoins, mais croyez, belle Diane, qu’avec le mesme respect qu’on doibt aux divinitez, je proteste que je vivray de sorte aupres de vous que ma discretion et mon obeyssance vous contraindront à ne vous desdire jamais des paroles que vous avez proferées si fort à mon advantage. – Si cela est, reprit Diane, des maintenant je veux que vous m’en donniez un tesmoignage, et que vous obeyssiez au commandement que je vous fay de ne haster point vostre despart, et d’en deliberer premierement avecque ceux qui ont plus d’interest en cette querelle. Que Phocion fasse une guerre pour elle, je le pardonneray à son juste ressentiment, mais que Silvandre qui ne luy appartient en rien soit le premier qui la vueille delivrer du peril où elle est tumbée, c’est à quoy je ne consentiray pas facilement.

Le berger recognut bien aux paroles de Diane qu’elle avoit quelque sorte de raison, et qu’il n’y avoit pas beaucoup d’apparence d’entreprendre de suivre Astrée, sans l’avoir pour le moins communiqué à Phocion qui estoit son oncle; ils firent donc dessein de l’aller treuver chez luy, et à peine se furent-ils mis en chemin qu’ils furent rencontrez par tous les bergers et bergeres qui avoient accompagné Dorinde dans Marcilly, et qui n’en estoient de retour que depuis deux ou trois jours. Apres les premieres salutations, ils sceurent l’accident qui estoit arrivé à la bergere Astrée, et comme Alexis l’avoit suivie, dequoy ils tesmoignerent un extreme desplaisir, car cette belle fille avoit eu cette bonne fortune de n’avoir presque jamais esté veue sans avoir esté aymée,, tant à cause de sa beauté que de la [13/14] grande discretion que l’on remarquoit en elle. Mais Lycidas qui estoit parmy eux s’estant approché de Phillis: Je vous jure, luy dit-il assez bas, que je crains pour l’amour de vous que les dieux punissent Astrée des outrages qu’elle a faits autrefois à Celadon, car, continua-t’il, je vous prie de remarquer si jamais on a ouy dire que dans cette contrée il soit arrivé un pareil accident, et s’il n’est pas à presumer que cecy est une vengeance entierement premeditée? puis qu’il estoit aussi facile d’enlever Diane que vous, et vous qu’Astrée, et cependant on n’en a voulu qu’a elle, comme à la plus coupable qui fust sur les rives de Lignon? – Les dieux, respondit Phillis, pardonnerent aà ma compagne la mort de Celadon, lors que pour mettre son ame en repos, nous luy dressasmes toutes ensemble le vain tombeau dont ses manes avoient besoin, et croyez-moy qu’il y a quelqu’autre mystere caché sous l’action que ces voleurs ont faite.

Avec semblables discours ils arriverent chez Phocion qu’ils rencontrerent assez resveur. Il se promenoit le long d’une petite allée de meuriers qui estoit sur l’avenue de sa maison, et son estonnement ne fut pas petit quand il apperceut une si grande compagnie. D’abord il la receut le mieux qu’il luy fut possible, composant son visage en sorte qu’il ne tesmoignast pas l’ennuy dont son ame estoit atteinte, mais, quand, apres avoir salué Phillis et Diane il ne vid point Astrée, la premiere chose qu’il fit, ce fut d’en demander des nouvelles. Personne n’osa luy respondre, mais enfin Silvandre, se doutant bien qu’il estoit impossible qu’il ne sceust enfin le malheur qui luy estoit arrivé, et que le meilleur estoit de le luy apprendre de bonne heure, afin qu’on prist mieux le temps d’y remedier, le tirant à part, et ayant desja prié Thamire de l’assister en cet office, il luy raconta en peu de mots le desastre qui estoit survenu à cette belle fille. Phocion qui l’aymoit comme son ame receut cette nouvelle comme s’il eust ouy l’arrest de sa mort; mais Thamire et Silvandre luy dirent tant de choses pour le consoler qu’enfin il se remit un peu, et comme il avoit le jugement tres-bon, et une experience admirable, il recognut bien-tost qu’il valloit mieux employer le temps à la secourir qu’à la plaindre.

S’estans donc mis à penser aux moyens dont ils se pourroient servir pour cela, à peine eurent-ils commencé d’en proposer quelques uns qu’ils virent venir d’assez loing un berger qui marchoit à grand pas, et qui montroit à sa contenance d’avoir quelque commission bien pressée; cela fut cause qu’ils se teurent pour le [14/15] mieux considerer, et peu à peu, comme il venoit s’approchant ils virent qu’il s’en alla d’abord où estoit toute la compagnie, et qu’enfin Lycidas l’amenoit où ils estoient, ils jugerent par là qu’il avoit à parler à quelqu’un d’eux, mais ils en furent bien tost assurez, quand Lycidas eut fait cognoistre à Phocion que ce berger avoit quelque chose à luy dire. Aussi-tost le vieil pasteur s’approcha de luy et pour luy donner toute commodité de l’entretenir, il s’esloigna un peu de Silvandre et de Thamire, et puis luy demanda quel sujet l’avoit amené avec tant de diligence; à quoy le berger respondit en ces termes: Mon pere, car à cause de son aage presque tous l’appelloient ainsi, je viens de chez Adamas nostre grand Druide, mais ne l’ayant pas trouvé, j’ay creu que vous estiez le seul sur nos rivages à qui je devois premierement raconter ce que j’ay veu; d’autant mieux que s’il est necessaire de veiller à la conservation de nos hameaux, il n’est personne qui le puisse mieux que vous. Je vous diray donc que, gardant mon troupeau fort proche de Mont-verdun, j’ay veu toute la plaine de Marcilly couverte d’hommes armez, qui ont jetté quantité de traicts dans la ville, et l’ont presque environnée de tous costez; j’ay veu aussi que de la ville on a fait sortir des hommes qui s’estans rencontrez avec ceux de l’ennemy se sont battus assez longuement. Enfin n’ayant pas assez de patience pour voir à quoy tout cela se devoit terminer, j’ay jugé qu’il estoit necessaire que chacun prist garde à soy, et suis venu promptement vous en advertir, afin que par vostre prudence vous destourniez les malheurs qui pourroient tomber sur nous, ou sur nos troupeaux.

Phocion fut un peu surpris du rapport que ce berger luy fit, toutefois ayant ouy dire depuis quelques jours que Polemas levoit secrettement le plus d’hommes qu’il pouvoit, il se douta incontinent que pour faire esclatter sa rebellion, il avoit fait quelque effort contre Marcilly, mais n’en voulant pas dire son sentiment devant ce berger, il le congedia, apres l’avoir remercié du soing qu’il avoit eu, et luy promit qu’il employeroit toute.sa vigilance pour prevenir les desordres dont ils sembloient estre menacez. Le berger s’estant retiré, Phocion revint où estoient Thamire et Silvandre, et s’estant mis au milieu d’eux, il commença de se promener, et leur tint ce discours: Je ne demande plus quels sont les ravisseurs d’Astrée, ny en quel lieu elle est maintenant detenue, ce berger vient de m’assurer que Marcilly est assiegé, et personne ne pouvant s’estre porté à cette violence que Polemas, [15/16] je crois aussi que personne que luy n’est autheur de la meschante action qui a esté faite contre cette jeune bergere. Mais le mesme accident qui luy est arrivé nous menace si nous ne prenons garde à nous, et je croy qu’au lieu de penser à delivrer Astrée, car toutes nos forces ne seroient pas capables d’en venir à bout, nous ferions bien de la recommander à Tautates, et de chercher quelque retraitte pour nous mettre à couvert des courses de ce chevalier rebellé.

Tel fut le premier discours de Phocion, auquel Thamire respondit que le rapport de ce berger se conformoit parfaitement aux soupçons qu’on avoit conceus contre Polemas, et que desja il en avoit ouy murmurer quelque chose dans Marcilly, que pour cela il estoit d’advis qu’on recommandast toutes choses à Hesus, le Dieu fort, et qu’on se jettast dans quelque maison forte ou dans quelque chasteau voysin pour se garantir des entreprises qu’il pourroit faire sur leurs personnes. Silvandre alors prenant la parole: Si nous avons à nous retirer en quelque lieu, dit-il, ce ne doit estre que dans Marcilly, ou nous servirons Amasis, et employerons nos courages pour la defendre des injures de ses ennemis. – Pour moy, dit Phocion, je tiens que c’est la plus glorieuse resolution que nous puissions faire, et je sçay bien que si Astrée est entre les mains de Polemas, je le feray sommer de me la rendre, ou de combattre contre moy; je ne pense pas que pour avoir discontinué l’exercice des armes, j’en aye entierement oublié l’usage, t bien que la suitte des années ait un peu diminué de mes premieres forces, il me reste assez de courage pour suppleer à ce deffaut.

Thamire et Silvandre admirerent la generosité de Phocion, et Thamire,apres avoir un peu resvé sur la proposition qu’ils avoient faite de se jetter dans Marcilly: Mais, reprit-il tout à coup, si Polemas tient la ville environnée de tous costez, quel moyen aurons-nous d’y entrer? A cela Silvandre respondit qu’il falloit y entrer les armes à la main, et forcer l’endroit où l’on jugeroit que l’ennemy seroit le moins fort; mais Phocion en branslant la teste: Ce moyen, dit-il, est plus dangereux qu’il ne faut pour des personnes qui ont à conduire des femmes, car il est certain que Diane, Phillis, Celidée, Stelle, et les autres ne nous sçauroient abandonner. J’ay un expedient bien plus facile, et si je ne me trompe, nous y pourrons proceder de cette sorte: premierement il est impossible que Polemas ait enfermé Marcilly du costé de la [16/17] montagne, car la ville de ce costé-là estant inaccessible, à cause des rochers escarpez sur lesquels elle est bastie, il seroit inutile qu’il y fist des efforts puis qu’il faudroit avoir des aisles pour y monter par cet endroit. Or je sçay un petit chemin desrobé, qui n’est cognu que de fort peu de personnes, et qui nous menera par les bois, justement au dessous du chasteau, d’où apres avoir passé Herdric, qui est le petit ruisseau qui separe la montagne et la ville, nous jetterons unelettre,qui estant rendue au grand Druide, luy fera cognoistre le lieu où nous serons. Et afin que nostre dessein ne trouve point d’obstacle, nous ferons plusieurs copies de la lettre, que nous attacherons au bout de diverses fleches, et avec des arcs les ayant jettées dans la ville, il sera presque impossible que les unes ou les autres ne soient rendues, Adamas sans doute fera ce qu’il pourra pour favoriser nostre entreprise; et il est croyable qu’il nous fera ouvrir la porte la plus proche, qui n’est pas esloignée de cent pas du lieu d’où nous aurons jetté nostre lettre; au pis aller, si nous rencontrons quelque empeschement par le moyen des ennemis, nous les attaquerons pour favoriser l’entrée de nos bergeres, et Adamas nous sçachant aux mains, ne manquera pas de faire faire quelque sortie pour nous soustenir.

Silvandre et Thamire treuverent ce moyen le plus favorable qu’ils eussent pu choisir; et apres que Sylvandre eust eu la charge de faire la lettre, ils resolurent tous trois que ce dessein ne seroit executé que le lendemain sur l’entrée de la nuict, afin qu’on eust le temps d’assembler le plus d’hommes que l’on pourroit, et que les bergers eussent loisir de chercher des armes. Ce conseil ne fut pas plustost tenu, qu’ils s’en revindrent où estoit le reste de la compagnie, et Silvandre ayant donné le rendez-vous pour le lendemain aux bergers qui l’avoient desja choisi pour leur chef, ils se retirerent, après avoir juré qu’ils ne manqueroient pas d’un moment à l’assignation qui leur estoit donnée, et qu’ils y viendroient avec le plus d’amis qu’ils pourroient. Ainsi Phocion ne put retenir chez lui que Silvandre,Thamire, Hylas,Stelle, Celidée, Lycidas, Phillis, Diane, Corilas, et quelques autres ausquels en particulier, par l’advis de Silvandre et de Thamire, il communiqua les principaux poincts de tout ce qu’ils avoient conclud. Tout ce jour se passa assez tristement, car l’ennuy que Phocion ressentoit pour la perte d’Astrée rendoit tous les autres melancoliques, et les discours qu’ils eurent ne furent presque d’autre chose que de mille fascheux songes que Phocion avoit faits la nuict auparavant.[17/18]

Enfin le jour disparut, et le sommeil leur ayant fait trouver la nuict assez courte, ils se leverent presque aussi-tost que l’aurore parut; deslors chacun se mit à mettre ordre à ses affaires, et parmy l’affliction qui les travailloit, c’estoit encore un plaisir de voir Phocion desrouiller de vieilles armes qui n’avoient veu le jour il y avoit pour le moins un siecle. Diane et Phlllis estoient affligées d’une secrette crainte qui leur faisoit apprehender qu’il arrivast quelque malheur à Silvandre et à Lycidas: mais quand elles eurent consideré que c’estoit là le seul moyen de les empescher d’estre enlevées comme Astrée, elles commencerent à se resoudre d’attendre avec patience les succez qui en pourroient arriver.

A peine le soleil eut marqué la moitié du jour que l’on vid arri ver de tous costez les bergers qui avoient eu commandement de se rendre en la maison de Phocion, et devant que la nuict eust commencé de paroistre, ils y furent tous ensemble, et se treuva qu’ils faisoient environ le nombre de cent cinquante. Cela resjouyt extremement Silvandre et particulierement Phocion, qui jugea bien que s’il en estoit besoin on pourroit faire avec cela quelque effort considerable. Aussi pour ne differer pas davantage l’execution de leur dessein, dés que le soleil eut emmené le jour, ils partirent, non pas sans s’estre mis auparavant en ordre, comme s’ils eussent eu à rendre quelque combat.

Silvandre qui ceda à l’aage et à l’experience de Phocion la charge et le soing de disposer de tout, admira l’ordre que ce genereux vieillard mit en la conduitte de cette troupe: d’abord il la separa en trois bandes, et s’estant mis à la teste de cinquante, il commanda que les bergeres suivissent immediatement apres; les autres cinquante, il les remit sous le commandement d’Hylas et de Lycidas, et ceux qui resterent furent mis sous la charge de Silvandre. Ainsi ils se mirent en chemin apres avoir recommandé leurs troupeaux au Dieu Hesus Tautates; et certes, s’ils fussent partis un peu de meilleure heure, ils eussent pu voir quelques marques du dernier assaut qui avoit esté donné contre Marcilly, car Polemas que la nuict seule avoit fait retirer venoit en ce mesme temps de voir brusler ses hommes et ses machines, et de recevoir la honte d’estre repousé en la presence d’Alerante, sans avoir pu seulement conserver Alexis, Silvie et Astrée qui estoient ses prisonnieres.

Dans peu de temps Phocion vid paroistre le chasteau de Marcilly, [18/19] et bien que les lieux par où ils devoient descendre fussent assez rudes et difficiles, ils se rendirent pourtant au delà du petit ruisseau sans beaucoup d’incommodité, car la nuict qui n’estoit pas trop obscure leur laissoit assez de clarté pour treuver les petits sentiers, et pour assurer leurs pas sur les rochers par où ils estoient obliger de passer. Aussi-tost qu’ils furent arrivez au lieu d’où Phocion avoit dit que l’on jetteroit la lettre, Silvandre, Hylas, Thamire et Lycidas prirent les arcs que l’on avoit donnez à Diane, à Phillis, à Stelle et à Celidée, et ayans attaché le papier au fer de la flesche, chacun descocha la sienne, sans viser toutesfois en un mesme lieu. Ils en jetterent ainsi jusqu’à trois fois, car Silvandre en avoit fait faire diverses copies, et puis attendans ce que le Ciel en ordonneroit, ils se tindrent sur leurs gardes, resolus de se bien defendre s’ils estoient attaquez par quelqu’un. Ils ne furent pas longtemps sans avoir des nouvelles d’Adamas, car une des flesches estant tumbée heureusement dans la place d’armes, qui estoit le lieu où Silvandre avoit addressé toutes celles qu’il avoit jettées, fut relevée par un soldurier qui la remit au dizenier qui luy commandoit, ce dizenier la porta incontinent au Druide, et à peine eut-il commencé d’ouvrir la lettre qui y estoit attachée, qu’on luy en apporta encore deux qui avoient esté treuvées en d’autres endroits de la ville. Il les receut avec un peu de joye, se doutant que c’estoit quelque advis qu’on luy donnoit pour la conservation de la place, mais quand il eut veu que c’estoit Silvandre qui luy escrivoit au nom de tous les bergers de Lignon, son contentement parut du tout extreme; aussi-tost il ouvrit les autres papiers qui estoient attachez aux deux flesches qui luy avoient esté apportées, mais par tout il treuva ces mesmes mots:

LETTRE DE SILVANDRE

A ADAMAS

Mon pere, si vous avez encore quelques soings qui veillent pour le salut de vos bergers de Lignon, et si leur vie qu’ils viennent sacrifier pour la liberté d’Amasis est une victime qui ne doive pas estre refusée, nous voicy cent cinquante qui vous conjurons par la chose du monde qui vous est la plus. chere de nous permettre de chercher la mort en son service. Nos bois qui pleurent la rebellion de Polemas ne veulent [19/20] plus estre la retraitte que des hybous, et ont semblé nous commander de venir chercher un refuge dans la ville. Sivostre faveur nous y donne un accez, Phocion qui ressentant bouillonner dans ses veines les ardeurs de son premier sang, a pris la charge de nous conduire vous protestera. de nostre fidelité, et chacun de nous en particulier vous en fera voir des preuves dans les occasions où vous nous employerez. Prenez donc s’il vous plaist la peine de faire sur ce sujet une resolution qui nous soit avantageuse, et de nous en faire advertir au mesme lieu d’où nous avons fait partir cette lettre qui est sous le chasteau, dans un pré qui separe Herdric et les rochers de Marcilly.

Le Druide recognut incontinent l’artifice de Silvandre, et se douta bien que cette quantité de flesches n’estoit autre chose qu’un effect de sa prevoyance, mais ne voulant pas les laisser languir dans l’attente où il s’imaginoit bien qu’ils estoient, il se hasta le plus qu’il luy fut possible d’aller communiquer à la Nymphe la lettre qu’il venoit de recevoir. Il la trouva qu’elle se preparoit pour aller voir Alexis, mais ne pouvant l’y accompagner, il fit tant qu’il la disposa à remettre cette visite jusqu’au lendemain. Amasis trouva tres-à propos que l’on receust Phocion, et dit au Druide, que s’il falloit quelques forces de celles qui estoient dans la ville, il n’avoit qu’à faire advertir Godomar de son dessein; ce qu’il fit, et le prince ayant sceu qui estoit Phocion et tous ceux qui venoient avecque luy, fut bien ayse d’ayder luy-mesme à les introduire dans la ville. La pluspart des solduriers estoient blessez ou lassez du combat qui avoit esté rendu il n’y avoit pas plus de deux ou trois heures, mais aussi-tost qu’ils sceurent le dessein de Phocion, il sembla qu’ils prissent de nouvelles forces, et presque tous s’offrirent au prince pour faire tout ce qu’il leur commanderoit. Godomar fit monter Alcandre à cheval suivy de ceux que la reyne Argire avoit laissez aupres de Rosanire, seulement pour descouvrir s’il n’y avoit point quelque trahison dans ce dessein; mais luy ayant esté rapporté que Polemas s’estoit tout à fait retiré et qu’il ne paroissoit du tout personne pres de la ville, il commanda qu’Alcandre allast jusqu’où estoit Phocion, et qu’il fist escorte à sa compagnie jusqu’à ce qu’ils fussent tous entrez.

Alcandre obeit au commandement du prince, et s’estant un peu destourné sur la main gauche, il descendit jusqu’au petit ruisseau; mais à peine eut-il fait encore cinquante ou soixante pas qu’il apperceut la trouppe pour laquelle il estoit sorty, et de crainte [20/21] de les mettre en alarme, il depescha deux hommes à cheval pour aller advertir Phocion de son arrivée. Ce bon vieillard n’eut pas plustost appris qu’Alcandre estoit là pour leur seurté qu’il en fit advertir Hylas, Lycidas et Silvandre, et puis tous ensemble partirent pour s’en venir à luy. Alcandre mit pied à terre pour embrasser Phocion, et soudain, s’estant remis à cheval, il fit partir la moitié de sa trouppe, et ayant prié Phocion de la suivre, il voulut demeurer derriere avec l’autre moitié, en cet estat ils arriverent à la ville, à la porte de laquelle Adamas les attendoit, et la moitié de la trouppe d’Alcandre estant entrée, Phocion parut que le Druide receut avec des caresses extremes. Mais comme tout cela ne se put faire si secrettement, ny avec si peu de bruit que Polemas n’en fust adverty, à peine Phocion estoit entré avec les cinquante hommes qu’il conduisoit, et toutes les bergeres qu’on ouyt qu’Alcandre estoit aux mains avecque les ennemis. Aussi-tost Silvandre tourna teste avec ceux qu’il avoit aupres de luy et secondant la valeur du chevalier s’avança la picque à la main pour le soustenir. Alcidon presque en mesme temps sortit avec deux cens hommes de traict, et Phocion mesme, quelque resistance qu’y fist Adamas, se mit incontinent à le suivre; mais tout ce grand secours fut inutile, car en moins de rien ce bruit s’apaisa, d’autant que Peledonte esfoit demeuré prisonnier d’Alcandre, et que ceux qui l’avoient suivy, qui n’estoient environ que trente hommes à cheval, avoient pris la fuite dés qu’ils avoient pu remarquer l’inegalité du combat.

Ainsi Alcandre, Silvandre, Phocion, Alcidon, et les autres, rentrerent dans la ville bien glorieux de la nouvelle conqueste qu’Alcandre avoit faite; faisant prisonnier Peledonte; car estant l’un des principaux conseillers de Polemas, on se douta bien qu’on apprendroit par luy beaucoup de particulieres nouvelles. Adamas obtint de Phocion que Diane et Phillis viendroient loger chez luy avec Leonide, car il ne leur voulut pas dire qu’Alexis et Astrée y fussent desja, et Lycidas qui sçavoit le credit qu’il avoit aupres de Clindor, y mena Phocion, Silvandre, Thamire, Hylas, Corilas, Stelle, Celidée, et quelques autres; ce qui restoit de bergers fut mis sous la charge des dizeniers et des centeniers. Et apres cela le Druide ayant veu fermer les portes de la ville, emmena ses nouvelles hostesses, et Alcandre fit conduire Peledonte en lieu de seurté, resolu de le presenter le lendemain à la Nymphe.

En chemin Diane et Phillis, qui n’avoient rien de plus present [21/22] dans l’esprit que la perte de leur compagne, demanderent au Druide s’il n’avoit rien ouy dire d’Alexis et d’Astrée, à quoy il respondit avec tant de froideur, qu’elles jugerent bien que ce qu’il en sçavoit ne luy rapportoit pas beaucoup de contentement; il leur dit que par les dernieres nouvelles qu’il en avoit eues, il avoit sceu qu’elles estoient prisonnieres de Polemas, et qu’elles recevoient de ce chevalier le plus mauvais traittement qu’il leur pouvoit faire. A ce discours Phillis et Diane ne purent retenir leurs larmes, et presque en mesme temps elles arriverent au logis d’Adamas, dont ayant luy mesme ouvert la porte, il les conduisit dans une fort belle chambre, sans que Leonide ny Astrée sceussent leur arrivée. Apres cela ayant fait appeler sa niepce pour leur tenir compagnie, il leur alla à la rencontre environ cinq ou six pas, et luy defendit de dire aux bergeres ce qu’elle sçavoit d’Astrée et d’Alexis. Leonide qui se douta à eu pres de dessein de son oncle, ne luy respondit que de l’œil, car presque en cet instant les bergeres luy sauterent au col, et l’embrassant le plus estroittement qu’il leur estoit possible, luy donnoient les plus cheres marques qu’elle eust pu desirer de leur amitié.

Elles estoient encore dans ces mutuelles caresses quand le Druide les quitta avec promesse de les venir revoir bien tost, et s’en estant allé dans la chambre d’Alexis où estoit Astreée, car, quelques raisons que les mires eussent alleguées, jamais Celadon ne voulut permettre qu’Astrée l’abandonnast, apres les avoir tenues quelque temps en peine, il leur raconta l’arrivée de Phocion, de Silvandre, d’Hylas, de Lycidas, de Thamire, et en fin de Diane, de Phillis et des autres bergeres de Forests, dequoy Alexis parut fort contente, et particulierement Astrée, qui ayant sceu que Phillis et Diane estoient dans la maison d’Adamas, supplia sa maistresse de luy permettre de leur aller tesmoigner une partie de sa joye. Alexis le luy accorda, sous condition qu’elle les ameneroit dans sa chambre, et bien qu’au commencement le Druide en fist un peu de difficulté à cause de ses blessures, il y consentit en fin sous condition aussi qu’elles n’y seroient que fort peu de temps et qu’elles coucheroient toutes dans une autre chambre, puis qu’aussi bien il n’eust esté nullement à propos qu’elles l’eussent veu panser des playes qu’il avoit receues dans le combat.

Celadon obeyt à ce qu’Adamas voulut, et le Druide, ayant pris Astrée par la main, l’emmena jusqu’à la porte de la chambre où [22/23] estoient ses compagnes, et l’ayant priée de n’entrer qu’un peu de temps apres luy, aussi-tost qu’il fut aupres de Diane: Vous verrez ceans, luy dit-il, plus de filles que peut-estre vous n’avez creu d’y en rencontrer, car outre Leonide que voicy aupres de vous, il m’est arrivé une parente que vous aymerez peut-estre quand vous la cognoistrez.

A ce mot Astrée entra, et les surprenant dans l’attente de voir la personne de qui le Druide leur parloit, elle les rendit si confuses par sa presence qu’à peine la purent-elles saluer, dans l’estonnement où elles estoient; enfin, sortans peu à peu de ce ravissement, elles se mirent à l’embrasser et à la serrer dans leurs bras avec tant de force qu’il sembloit qu’elles la voulussent estouffer. Leurs caresses n’eussent finy de long temps, si Adamas ne les eust interrompues, qui, les prenant par la main: Ce n’est pas tout, dit-il, je vay vous conduire dans la chambre d’Alexis, sous promesse que vous ne l’entretiendrez pas long-temps; quelques blessures la retiennent au lict, et afin qu’Astrée ait plus de loisir de vous conter leurs advantures, je luy permettray de coucher dans vostre chambre.

Alors il conduisit Diane et Phillis où estoit Alexis, et bien qu’elle fut extremement incommodée, particulierement du coup qu’elle avoit receu à l’espaule, elle ne laissa pas de les recevoir avec un visage qui tesmoignoit assez la joye qu’elle avoit de les voir ensemble. Leurs discours ne furent pas longs, car outre que la nuict estoit desja un peu avancée, le sejour de ces bergeres eust pu nuire à Celadon; cela fut cause que Leonide les ayant conduites dans leurs chambres, elles se mirent au lict, où elles ne furent pas plustot, qu’Astrée leur raconta de point en poinct tout ce qui luy estoit arrivé depuis le moment de sa prise. D’autre costé Phocion, Silvandre, Lycidas, et les autres que Clindor receut dans sa maison, apprirent les efforts qu’Alexis avoit faits sous les habits d’Astrée, et Phocion fut si content d’avoir sceu la delivrance de sa niepce que si la nuict et la crainte d’incommoder Adamas ne l’en eussent empesché, il la fust allé voir dés l’heure mesme.

Amasis avoit desja visité presque tous ceux qui avoient esté blessez au dernier assaut, et parmy le mescontentement qu’elle recevoit de l’insolence de Polemas, elle n’estoit pas sans consolation, quand elle consideroit combien d’honnestes gens s’estoient armez pour sa defence.

Mais Polemas presque furieux, tant pour la perte qu’il avoit [23/24] faite en ses deux combats que pour la prise de Peledonte, s’estant retiré dans sa chambre et ne voulant que personne fust tesmoing de son desespoir, aussi-tost qu’il se vid seul il jetta son chappeau sur une chaire, et d’une main se frottant le derriere de la teste, il mit l’autre sur le costé, puis marchant à grands pas, en fin il s’arresta tout court, et donnant un grand coup du pied contre la terre: Vous auray-je tousjours pour ennemis, dit-il, grands dieux qui disposez des sceptres et des couronnes? L’ambition que j’ay d’avoir quelque empire sur l’esprit de cette beauté peut-elle estre tenue pour un crime si grand qu’Amour et les perfections de Galathée ne le rendent jamais pardonnable? S’il y a quelque loy qui defende les actions que je fais et qui rende mes armes injustes, serois-je le premier qui les auroit violées et que vous auriez laissé sans chastiment? Puis recommençant à se promener: Mais, disoit-il, cette nymphe ne t’ayme point, Lindamor est maistre de ses pensées comme elle est maistresse de ta liberté. Voyla tes solduriers bruslez et desfaits, Gondebaut peut-estre ne t’assistera point, Alexis est eschappée, Pelodonte est prisonnier, Ô Ciel cruel! Ô Polemas le plus malheureux de tous les hommes! que peux-tu resoudre pour desbrouiller ce cahos où tes affaires sont enveloppées?

A ce mot se jettant sur son lict, il appella celuy qui le servoit à la chambre et luy commanda de faire venir Ligonias, mais soudain que ce chevalier fut entré, il s’estonna de voir Polemas en la posture où il estoit; il avoit une jambe croisée sur l’un de ses genoux, une main sur l’estomac, et en l’autre un mouchoir dont il se frottoit les yeux, que le feu de son amour ou de sa colere avoit rendus rouges extremément. Et parce qu’il souffroit la presence de ce confident sans luy dire une seule parole, apres un peu de temps, Ligonias luy dit: Peut-estre, seigneur, avez-vous envie de reposer? – N’en doubte pas, respondit-il, se tournant de son costé, je cherche le repos et l’achetterois au prix de mon sang, mais je crains bien qu’il soit impossible que je le rencontre que dans le tombeau.

A ce mot Polemas fit un grand souspir, et Ligonias avec un visage froid: Seigneur, adjousta-t’il, il est vray que vous avez à faire à des ennemis bien plus puissans que vous nc vous estiez imaginé de les rencontrer, car je vous prie de considerer si ce n’est pas un miracle que cette princesse que nous croyions esloignée de toute assistance humaine ait en si peu de temps rendu sa ville si [24/25] forte de gens qu’il vous est aujourd’huy impossible de la prendre sans la faveur de quelque secours estranger. – Ah, dit Polemas, j’ay vrayment de puissants ennemis, mais croy, Ligonias, que ceux que je redoute le plus sont les dieux et Galathée. – Je n’ay pas leu, respondit Ligonias, dans le secret des destinées pour sçavoir ce que les dieux ont ordonné de vous, mais il est certain qu’à le bien prendre, Galathée n’a pas beaucoup de sujet de vous aymer. Premierement, pensant l’obliger à vous vouloir du bien, vous faites les mesmes choses que vous feriez si vous estiez son mortel ennemy; qui a jamais veu qu’un esclave tinst son seigneur en captivité? Vous n’en voulez qu’à son peuple, et luy faites respandre le sang, comme si vous aviez resolu de l’exterminer et de ne laisser plus observer les loix de cette princesse qu’aux satyres et aux animaux. J’advoue, et pardonnez-moy si je vous en parle si librement, que ce dessein tient un peu de la tyrannie, et que, n’estant nullement juste, vous avez besoin d’user d’une vigilance bien grande pour empescher que vous ne vous perdiez.

A ce mot, Ligonias se teut, et Polemas prenant la parole: Je croyrois, dit-il, avoir grandement offensé les dieux si le plus grand de tous ne m’avoit conseillé luy-mesme d’user des violences où je me porte contre Amasis. Amour est le seul autheur de tous ces desordres et puisqu’un dieu ne sçauroit faillir, on ne peut appeler criminelles les actions qu’il fait en moy, sans estre coupable de blaspheme. Et c’est bien pour cela que j’espere qu’ils auront esgard à ma passion, et qu’ils prendront enfin quelque pitié de ce que je souffre pour Galathée, n’estant pas possible qu’ils eussent voulu mettre en elle tant de perfections, s’ils n’eussent desiré qu’on l’eust adorée. Pour ce qui concerne les forces d’Amasis, j’ay resolu que vous partirez demain avec Alerante, pour conjurer Gondebaut, et le solliciter de haster le secours qu’il m’a promis, car alors il sera du tout impossible qu’elle nous resiste. Peut-estre aurons-nous cependant fait quelque grand effort, car si la resolution que j’ay prise avec Meronte nous reussit heureusement, c’est sans doute que, devant que vous reveniez, vous apprendrez que je me suis rendu maistre de la place et de Galathée. Rien ne me desespere que la prison de Peledonte, et certes il eust mieux vallu pour nous qu’il n’eust pas eu tant de courage, et qu’il eust esté un peu plus prudent, car il y a grandement de sa faute, n’ayant esté envoyé là que pour recognoistre, de s’estre attaché aux mains avecque nos ennemis et particulierement n’ayant que trente [25/26] ou quarante chevaux, et les autres estans sans doute six fois autant. – Peut-estre, dit Ligonias, y a-t’il esté contraint; et comme de nuict on s’approche quelquefois plus qu’on ne pense, il se peut faire qu’il a esté le premier attaqué et qu’il n’a pu moins que de se defendre? – Or bien, reprit Polemas, je penseray à sa delivrance, et cependant preparez-vous à partir, car dés ce moment je vay faire vostre depesche. Disant cela, Polemas entra dans son cabinet et puis se mit à escrire.

Cependant Amasis estoit dans sa chambre avec Godomar, Damon, Alcidon, et presque toutes les nymphes et les dames qui estoient alors dans Marcilly, et par ce que l’heure de se coucher n’estoit pas encore arrivée, la Nymphe commanda à Silvie de raconter les particularitez de sa prison, et comme elle se trouvoit du traittement que Polemas luy avoit fait. La jeune nymphe s’en deffendit longuement, ne croyant pas en pouvoir faire le recit sans y mesler le sujet qu’elle avoit de se plaindre de Ligdamon; mais enfin obligée d’obeyr au commandement d’Amasis, et sollicitée par les prieres de Godomar, elle leur en fit le discours, mais non pas sans les faire extremement rire des frayeurs qu’elle avoit eues. Elle eut pourtant assez de jugement et de discretion pour ne rien dire du tout de ce qui regardoit l’interest qu’elle avoit pour Ligdamon; mais par hazard ce chevalier estant entre pour luy venir faire la reverence, car il ne l’avoit pas encore veue depuis le recouvrement de sa liberté, elle changea deux ou trois fois de couleur, et puis se retira dans une autre chambre, sans qu’au commencement personne y prist garde que Leonide, car toute la compagnie porta les yeux sur Ligdamon, de qui la grace et la bonne mine estoient vrayment dignes d’estime et d’admiration. Enfin Amasis le voulant elle- mesme presenter à Silvie, se leva et prit le chevalier par la main, mais lors qu’elle se fust tournée du costé où estoit Silvie, elle fut la plus estonnée du monde quand elle ne la vid plus. Aussi-tost elle s’en prit à Leonide, et en sousriant: Qu’avez-vous fait de vostre compagne? luy dit-elle. L’auroit-on bien faite prisonniere une seconde fois? – Je ne pense pas, madame, respondit la nymphe, qu’elle soit allee guiere loing. – Allez donc, reprit Amasis, luy commander de ma part qu’elle revienne.

Leonide alors s’en alla dans la premiere chambre, où treuvant Silvie toute esmeue: Qu’est-cecy, luy dit-elle, ma compagne, vous est-il survenu quelque defaillance de cœur ? – Cest vray-[26/27]ment, respondit-elle, toute rouge de colere, un grand deffaut de cœur de souffrir que Ligdamon vive apres les tesmoignages qu’il m’a rendus de sa perfidie. – Il y a icy, dit Leonide, quelque chose que je ne puis comprendre, mais puisque madame vous demande, entrons, et souvenez-vous cependant qu’il ne faut pas que vous le condamniez sans l’ouyr. – Moy? reprit Silvie, ah! ma sœur, je ne veux jamais le voir ny l’entendre, et suppliez Amasis qu’elle me pardonne si je n’obeys point à son commandement tant qu’il sera dans la chambre, car la veue de ce traistre m’est insupportable.

Leonide sçachant qu’elle avoit un courage qu’on ne flechissoit pas facilement, ne s’obstina pas à la persuader, mais rentrant dans la chambre s’en alla redire à Amasis (luy parlant toutefois si bas que Ligdamon ne la pouvoit ouyr) tout ce qu’elle avoit pu remarquer de la colere de sa compagne, dequoy Amasis ne fut pas peu estonnée, sçachant les obligations que Silvie avoit à ce chevalier. Toutesfois ne voulant pas s’en informer alors: Et bien, dit-elle, haussant un peu la voix, que pour ce coup elle contente son humeur, il faut donner quelque chose à sa melancolie. – Madame, dit Ligdamon, peut-estre que Leonide aura failly en sa commission, ou que Silvie.aura quelque incommodité, ou mon secours ne sera pas inutile? Si vous me le permettez, j’yray sçavoir ce que c’est. – Cest dequoy il n’est nullement besoin, dit Amasis, sinon qu’elle voulust recevoir le remede de celuy qui luy a fait le mal. – Le mal? reprit Ligdamon, en se reculant d’un pas, et quel mal pourrois-je avoir fait à Silvie, si l’on ne donne ce nom à l’amour que j’ay pour elle? – Je ne sçay, respondit Leonide, mais il est tres-certain que pour ce coup vostre presence ne la guerira pas. Ligdamon alors estonné du changement de Silvie, et un peu offensé de son action: Si c’est un effect, adjouta-t’il, qu’elle doive attendre de mon absence, je la souffriray aussi longuement que sa cruauté me l’ordonnera, et pour commencer de bonne heure à ne m’opposer point à sa guerison, je ne luy presenteray plus ce visage dont elle ne peut souffrir l’abord.

A ce mot il se retira, mais impatient de sçavoir le sujet du mescontentement de Silvie, il revint un peu sur ses pas, et trouvant ouverte la porte d’un cabinet qui respondoit dans la chambre, il s’approcha le plus qu’il put de la tapisserie, se doutant bien qu’on ne seroit pas long-temps sans parler de ses affaires. Et en effect Silvie estant rentrée par le commandement d’Amasis, et [27/28] se voyant pressée par Godomar, et presque importunée de dire les causes de la hayne qu’elle faisoit paroistre pour Ligdamon, cette nymphe leur redit, non pas sans avoir rougy mille fois, tout ce que Lydias qu’elle avoit pris pour Ligdamon avoit fait en faveur d’Amerine. Elle leur parla de sa jalousie si agreablement qu’elle faillit à les faire pasmer de rire. Enfin elle leur redit le combat qui avoit esté dans son ame, lors qu’elle vid qu’on l’amenoit prisonnier, elle leur raconta la joye qu’elle sentit de se voir en quelque façon vangée par le supplice auquel il alloit estre exposé, et puis l’extreme compassion qu’elle en eut, quand elle s’imagina que c’estoit le mesme qui avoit mieux aymé s’exposer à la mort, que luy manquer d’amour ny de fidelité. Apres cela, or, dit-elle, en continuant, il est vray qu’il n’a jamais voulu faire semblant de me cognoistre jusqu’à maintenant que me voyant hors de toute apparence de danger, il est venu pour m’importuner, peut-estre, de ses premieres resveries, mais la resolution que j’ay faite de ne le voir jamais luy ostera aussi bien le moyen de me les dire, qu’à moy la peine de les ouyr.

Presque en mesme temps Amasis, Godomar et Galathée vouloient parler quand Ligdamon haussant la tapisserie, et se jettant aux pieds de Silvie, sans qu’elle eust eu seulement le loisir de s’en appercevoir: Madame, dit-il, si cet arrest que vous avez prononcé contre mon contentement est seulement pour me faire esprouver vostre rigueur, et pour me rendre le plus miserable de tous les hommes, je ne veux plus m’enquerir s’il est juste ou s’il ne l’est pas, puis que pour faire que je meure, c’est assez seulement que vous desiriez que je ne vive plus. Mais si ce n’est que pour me punir du crirne dont vous m’accusez, et dont je ne fus jamais coupable, je m’assure que mon innocence vous fera consentir à le revoquer. Je ne veux pas chercher des raisons pour me justifier, car elles vous seroient suspectes puis que vous estes preoccupée de l’opinion que j’aye failly; mais s’il plaist à cette belle nymphe, dit-il, montrant Galathée, de vous parler en ma faveur, vous cognoistrez que si je me suis rendu criminel, ce ne peut avoir esté que dans vostre imagination. – Sans que Galathée se mette en peine de vous en entretenir, dit Amasis, sçachez, Silvie, que si vous avez veu Lidgamon chez Polemas, il faut qu’il soit double. – Cest bien dequoy je l’accuse, madame, respondit Silvie. – Je dis, reprit la princesse, de corps, et non pas de cœur, car il ne m’a point quittée durant le sejour que vous avez fait dans la [28/29] prison de Polemas. Mais, dit-elle, en riant, peut-estre aviez-vous l’esprit troublé? – Je ne l’avois, repliqua la nymphe, guiere sain, mais je n’avois pas les yeux si malades, qu’ils me pussent decevoir en la cognoissance des objets qui se presentoient à moy. – Vous verrez, Silvie, dit Galathée, que celuy que vous vistes fut Lydias et que cette fille qu’il entretenoit estoit Melandre ou Amerine. – Vrayment, dit Godomar, il n’en faut plus doubter, et je ne m’estonne plus si Amerine prit autrefois Ligdamon pour Lydias, puisque cette belle nymphe qui se vante d’avoir si bonne veue, a pris Lydias pour Ligdamon.

A ce mot Amasis luy redit une partie de ce qu’elle devoit à l’amour et au courage de ce chevalier, elle luy raconta comme pour la secourir il s’estoit jetté des murailles en bas, et Silvie qui en effect avoit veu que deux chevaliers s’estoient lancez dans le fossé, ne sceut pas plustost que Ligdamon en estoit l’un, qu’elle. l’en ayma davantage, et se laissa guerir doucement de la mauvaise opinion qu’elle avoit auparavant conceue de sa fidelité.

D’autre costé Polemas avoit escrit, et parce que la confidence qu’il avoit avec Ligonias ne permettoit pas qu’il luy cachast chose du monde, aussi-tost que sa lettre fut achevée, il commanda qu’on le fist venir, de sorte qu’estanf entré ils s’enfermerent tous deux dans son cabinet, et Polemas qui voyoit que c’estoit presque le seul homme de consideration qui luy restoit, luy fit de si extraordinaires caresses, que Ligonias en demeura comme charmé. En fin Polemas luy presentant la lettre qu’il venoit d’escrire: Voyez, luy dit-il, ce que j’escris au roy. Ligonias alors l’ayant prise, jetta les yeux dessus, et vid qu’elle estoit telle.

LETTRE DE POLEMAS

A GONDEBAUT, ROY DES BOURGUIGNONS

Seigneur, ce chevalier que je vous envoye, et qui a pour moy une fidelité inviolable, vous parlera du miserable estat de mes affaires, et vous representera la necessité que j’ay du secours que vous m’avez promis; j’ay desja fait donner deux assauts, dont le plus avantageux ne m’a de rien servy, car ayant à combattre la valeur de Godomar, il est impossible que je ne me perde, si vostre authorité ne m’oste [29/30] l’obstacle d’un si puissant ennemy. Si ma perte ne tournoit point au desavantage de vostre Majesté, je n’aurois pas tant de soing de l’eviter, mais puisqu’en me deffaisant on vous oste une couronne, il me semble que le dessein que j’ay de destourner ce coup, est d’autant plus juste qu’il regarde autant vostre interest que le mien. Cette glorieuse ambition qui regne dans le courage des plus grands ne doit pas estre morte en vous, puis que ne recevant la loy que de vostre espée, vos armes authoriseront tousjours vos actions et feront treuver justes en Vostre Majesté les mesmes choses qui condamneroient un autre de tyrannie.

D’ailleurs Amasis s’est ouvertement declarée contre vous, et se mocque de vostre puissance, comme si vous n’en aviez pas assez pour la destruire quand il vous plaira: son offense qui n’est pas moins punissable qu’un blaspheme, car les roys sont dieux de la terre, ne merite pas un moindre chastiment que la colere de V. M. qui luy fera sentir la pesanteur de ses foudres par les victoires dont se chargera l’armée que je vous demande, et dont je me serviray pour avoir la gloire de tenir de vous un sceptre qui, se lassant de n’estre soutenu que par les mains d’une femme, merite mieux d’estre compagnon d’une lance que d’une quenouille.

Ligonias ayant achevé de lire cette lettre, la ferma et la cacheta des armes de Polemas, et luy ayant promis de faire la plus grande diligence qu’il luy seroit possible, se retira pour partir avec Alerante de bon matin.

D’autre part Amasis voulant donner quelque temps à ses affaires particulieres, bien que la nuict fut desja un peu avancée, se retira dans son cabinet avec Godomar, Adamas, Damon et Alcidon, et leur ayant proposé la resolution qu’elle avoit faite d’envoyer encore quelqu’un à Lindamor, afin qu’en cas qu’il arrivast quelque malheur à Fleurial, ce chevalier pust assurément avoir de ses nouvelles, le Prince et les autres treuverent son dessein fort bon, et luy dirent que le plus promptement qu’il pourroit estre executé seroit le meilleur pour elle. Une chose la tenoit en peine, c’estoit de sçavoir à qui l’on donneroit cette commission, à cause du peril qu’il y avoit de traverser l’armée de Polemas, mais Godomar l’ayant priée de faire la depesche promptement, luy dit qu’elle se mist l’esprit en repos sur ce sujet, et qu’il luy donneroit un chevalier qui feroit sans doubte heureusement ce voyage.

Ainsi, cependant qu’Amasis escrivit, Godomar envoya querir [30/31] Philiandre qui estoit un chevalier extremément rusé, homme de fort bon esprit, et qui avoit cognu Lindamor dans l’armée de Clidaman, dont il n’estoit de retour que depuis la mort de ce jeune prince. Il luy communiqua l’intention de la Nymphe, et Philiandre qui ne desiroit rien avec plus de passion que de luy rendre quelque service considerable, se prepara d’executer ses commandemens. La premiere chose qu’il fit, ce fut de quitter ses habits pour prendre ceux d’un paysan, et ayant eu la lettre d’Amasis, il la cacha soubs une petite piece de cuir qu’il fit attacher à l’un de ses souliers, et puis la couvrit de deux ou trois petits clouds. Il enferma aussi avecque elle un diamant, et s’estant fait descendre par une corde dans le fossé, il se barbouilla de boue tout le visage, et puis s’estant frotté d’herbe, il se changea tellement le teint qu’il n’estoit plus cognoissable.

Aussi-tost qu’il fut hors du fossé, il commença de marcher comme s’il eust eu une jambe cassée, et parce que la nuict estoit desja assez avancée, et que les affaires de Polemas estoient en un extreme desordre, tant à cause de ce qu’il avoit esté repoussé que de la prise de Peledonte, il fut long-temps sans qu’aucun de son armée prist garde à luy. En fin il fut rencontré par dix ou douze hommes bien montez, à qui Polemas avoit donné charge de battre la campagne de peur qu’on fist quelque sortie qui le surprist, et soudain qu’ils l’eurent apperceu, ils l’enleverent de force et l’ayans mis en croupe, se mirent en devoir de le mener à Polemas. Soudain que le rusé Philiandre se vid en cet estat: Je vous jure, dit-il, que je vous ay une grande obligation, puisque sans le secours que je reçois de vostre bonté, j’eusse esté long-temps sans pouvoir arriver où vous me conduisez. Disant cela, il laissoit aller son corps tantost d’un costé, tantost de l’autre, comme si jamais il n’eust esté à cheval, son peu d’adresse incommodoit extremement celuy qui le conduisoit, de sorte qu’apres luy avoir dit deux ou trois fois de se bien tenir, et voyant qu’il n’en pouvoit venir à bout, il luy porta le coude contre l’estomach, et le fit glisser jusqu’en terre, où si-tost qu’il eut les pieds, il se laissa cheoir à la renverse, comme s’il eust esté mort. – Que voulons-nous faire, dit celuy qui l’avoit fait tumber, de cet ignorant, qui prend pour un office de charité ce qui auroit esté capable de faire mourir de peur un autre qui n’eust pas esté si innocent que luy? – N’importe, respondit un de ses compagnons, puisque nous l’avons pris, il faut achever de le conduire, et quelque inno-[31/32]cence que nous recognoissions en luy, elle ne laisseroit pas de nous rendre coupables, et peut-estre suspects envers Polemas de quelque espece de trahison.

A ce mot trois de la troupe descendirent et ayans relevé Philiandre qui crioit comme s’il eust esté tout moulu, ils le remirent en croupe d’un quatriesme, et puis ayants deffait deux licols de leurs chevaux, de l’un ils luy lierent les jambes sous le ventre du chevai, et l’autre ils le passerent soubs les bras de Philiandre et l’attacherent en ceinture à celuy qui l’avoit receu derriere soy. On ne l’eut pas plustost mené devant Polemas, que, voyant quantité de chaires de velours dans la chambre, il s’assit sur l’une, et feignant parfaitement bien une douleur, et une lassitude extreme: Qu’on m’a bien fait payer, dit-il, avec une voix fort triste, la courtoisie que j’ay receue puisque je suis si brisé d’avoir esté sur cette grande beste, que je ne puis plus me soustenir! Vrayment, adjousta-t’il en seichant ses larmes avec la manche de son pour-poinct, et regardant Polemas avecque un sousris tout plein d’innocence, il s’en faut beaucoup que nos bô:ufs et nos asnes aillent si viste, autrement nos terres ne cousteroient pas tant à labourer. Polemas ne put s’empescher de rire, quelque peu de volonté qu’il en eust, voyant la froideur avec laquelle il estoit allé chercher la commodité de ce siege, et se laissant touché, à la compassion, defendit que personne luy fist du mal; mais voulant en prendre quelque passetemps, il fit approcher un des flambeaux, et puis l’ayant bien consideré, luy demanda d’où il venoit? – Je viens, respondit Philiandre, de Marcilly, où j’ay eu plus de peine en deux jours que je n’en avois eu en toute ma vie, car on m’a fait tenir durant tout ce temps-là un grand fer crochu attaché au bout d’un grand manche long et où il y avoit plus de clouds qu’il n’y en a dessous mes souliers. – Et bien, adjousta Polemas, comment va Marcilly? – Je ne sçay, respondit-il, mais tant que j’y ay esté, il a demeuré en une mesme place. – Comment s’y porte-t’on? reprit Polemas. – Il me semble, repliqua. Philiandre, tenant la veue baissée et se jouant avec les bords de son chappeau, qu’on ne s’y porte pas autrement qu’icy et que chacun y va sur ses jambes. – Mais, dit Polemas en continuant, et se faisant un peu de force pour s’empescher de rire, comment as-tu fait pour en sortir? – Il faut que vous sçachiez, respondit le paysan, qu’on m’avoit mis dans une petite maison ronde qui est au milieu de beaucoup de petites choses de pierre qui sont [32/33] sur les murailles et qui sont faites comme des fenestres et celuy qui me vint mettre là me dit que je regardasse bien de tous costez, et que, si je voyois approcher quelqu’un, je fisse un certain signe pour advertir. Deslors je me mis à regarder fort curieusement, et quand je luy eus dit que je ne voyois que luy: Ce n’est pas tout, adjouta-t’il, il faut que tu demeures icy jusqu’à ce que je te vienne querir. Ainsi ayant promis de l’attendre, il s’en alla et me laissa seul avec cette grande piece de fer dont je vous ay parle; quand j’eus demeuré là long-temps, certes je creus qu’il ne reviendroit peut-estre de toute la nuict, de sorte que pour l’attendre plus doucement; je me mis à dormir tout mon saoul. Or je ne sçay ce qui est arrivé depuis, ny par quel malheureux accident je suis sorty du lieu où cet homme m’avoit mis, tant y a que tout à coup m’estant esveillé je me suis trouvé sous les murailles, mais avec une si grande douleur de tous mes membres, que je serois bienheureux si je n’avois ny jambes ny bras.

Philiandre disoit toutes ces choses avec une grace nonpareille, quelquefois roulant les bords d’un vieil chappeau qu’il portoit, et quelquefois passant deux doigts par un grand trou qui estoit au dessus, sans toutefois quitter jamais son siege, duquel il sembloit qu’il eust pris une eternelle possession. Et Polemas regardant tout cela, faisoit des esclats de rire si hauts qu’il convioit tous ceux qui estoient aupres de luy d’en faire de mesme; et comme il sçavoit assez bien les maximes de la guerre, il entendit tout le discours que Philiandre avoit fait, il comprit facilement que par cette maison ronde, il entendoit parler d’une tour, que ces fenestres estoient les creneaux et qu’y ayant esté mis en sentinelle, on l’avoit jetté du haut des murailles en bas pour l’avoir surpris endormy. Et ce qui ayda parfaitement à le tromper, ce fut qu’il sçavoit fort bien qu’il estoit entré au commencement dans Marcilly quantité de villageois, dont l’esprit bas et peu entendu en semblables matieres estoit capable de faire un tel manquement. Cela rendit plus forte la pitié qu’il eut de l’innocence de ce pauvre homme, si bien que luy ayant fait donner une piece d’argent, et s’estant remis en memoire le trouble de ses affaires, il commanda qu’on le laissast aller. Philiandre, bien aise de voir reussir son dessein, fit encore le boiteux comme à l’accoustumée et payant Polemas de deux ou trois reverences à sa mode, se retira jusqu’à la plus prochaine ville, où dés le lendemain il se [33/34] pourveut de tout ce qu’il luy falloit pour la continuation de son voyage.

Durant toutes ces choses, Fleurial avoit fait la meilleure diligence qu’il avoit pu, car ne donnant que fort peu de temps au sommeil, il n’avoit cessé de marcher tout le long du jour, et une bonne partie de la nuict. De fortune alors il estoit à une journee par delà Moulins, et ayant rencontré quantité de solduriers en chemin, il eut assez de curiosité pour s’enquerir d’où ils venoient. Ceux qui eurent plus de courtoisie luy dirent qu’ils venoient de l’armée de Childeric, où ils avoient porté les armes sous la charge de Lindamor, et que maintenant ils s’en retournoient parmy les Sebusiens, qui estoit le lieu de leur naissance. Soudain que Fleurial ouyt le nom de Lindamor, il sentit une secrette joye qui luy fit concevoir une bonne esperance du succez de son voyage, et s’estant enquis où ce chevalier estoit, ils luy dirent que dans deux jours il se rendroit à Moulins, et qu’ils avoient commandement de l’y attendre. Cette responce consola Fleurial infiniment, et, pour le pouvoir rencontrer plus assurément, il rebroussa chemin et s’en revint à Moulins, où Lindamor se rendit au mesme temps que les solduriers luy avoient marqué. Aussi-tost que ce chevalier vid Fleurial il luy demanda la cause de son voyage, et Fleurial luy donnant des lettres d’Amasis et de Galathée: Seigneur, luy respondit-il, je croy que vous en apprendrez mieux les nouvelles par ces papiers que par ma bouche. Lindamor les ayant pris, les baisa mille fois, et puis s’estant retiré en particulier, il ouvrit premierement la lettre d’Amasis, et vid qu’elle estoit telle:

LETTRE D’AMASIS

A LINDAMOR

Vous n’avez point receu de mes nouvelles depuis la mort de Clidaman, et toutesfois je ne rempliray point cette lettre des ennuis où cette douleur m’a plongée. Je vous diray seulement que Polemas me tient assiegée dans Marcilly, et que je suis sur le poinct de voir bien-tost succeder à la perte de mon fils celle de mon Estat. Lindamor est le seul recours qui me reste parmy tant d’afflictions, luy de qui le courage n’aplus besoin d’une occupation estrangere, la pouvant avoir si glorieuse dans son propre pays. Je le conjure donc par les larmes et par les souspirs que je donne à la memoire de Clidaman [34/35] de venir chercher icy les victoires, et donner à sa Princesse la liberté qu’un subject rebelle luy dispute.

Ah cruel! s’escria Lindamor, si le Ciel ne te punit, il se declare du party des coupables. A ce mot il ouvrit la lettre de Galathée, et y trouva ces mots.

LETTRE DE GALATHÉE

A LINDAMOR

Quand la lettre d’Amasis n’auroit point de pouvoir sur vous, et que je serois descheue de l’autorité qu’autrefois vous m’avez donnée sur vos volontez, je m’assure que le plaisir que vous prenez à faire des actions glorieuses vous parleroit de nous secourir. Polemas veut triompher de Galathée, sans avoir de meilleur tiltre pour la pretendre que l’injustice de ses armes, et cependant que Lindamor est occupé à la recherche des lauriers, il tasche de luy ravir les myrthes dont Amour veut recompenser sa fidelité: Jugez, mon chevalier, s’il est de punition qui puisse esgaler son offense, ny d’interest qui vous puisse estre plus considerable que celuy de conserver vostre bien. Venez donc revoir en mesme temps Polemas et Galathée, luy pour l’empescher de vivre, et moy pour m’empescher de mourir. L’un ne vous sera pas moins advantageux que l’autre, puis que, si vous ruinez cet ennemy, vous sauverez une amante qui ne perdra pas plustost l’esperance de vostre secours, qu’elle recherchera celuy du fer ou du poison, ne croyant pas les pouvoir trouver si rudes que la presence de Polemas ou la desobeïssance de Lindamor. Pensez y donc; mais que dis-je? Venez, et à Dieu.

Lindamor leut cette lettre deux fois, puis ayant pensé quelque temps: Ouy, dit-il tout à coup, enfonçant son chappeau dans la teste, ouy, belle Galathée, j’iray à travers le fer et les flames abbatre l’arrogance de ce temeraire.

A ce mot sans perdre davantage de temps, il fit venir deux ou trois de ceux en qui il avoit plus de confiance, et leur ayant communiqué la lettre d’Amasis, il fut conclud entr’eux que Lindamor qui avoit donné rendez-vous à ses trouppes dans Moulins, pour les payer et les congedier, les conserveroit encore entieres, et s’en serviroit pour faire quelque effort à l’avantage de la Nymphe. [35/36] Le chevalier trouva que cet expedient estoit le meilleur qu’il eust pu prendre, de sorte qu’ayant payé ses solduriers et leur ayant demandé s’ils vouloient encore demeurer sous son commandement, il ne s’en trouva pas un qui n’acceptast cet honneur avec plaisir; en cet estat il resolut d’aller secourir Galathée le plus diligemment qu’il pourroit, et jura de ne dormir jamais d’un profond sommeil, jusqu’à ce qu’il auroit fait pour cette princesse quelque action digne de sa valeur. Mais il eust fallu que son repos eust esté bien petit, s’il n’eust surpassé celuy que Polemas eut durant ce temps-là, et particulierement la nuict de la prise de Peledonte, car bien qu’il se fust mis au lict pour tascher de dormir, il luy fut presque impossible de fermer les yeux, à cause qu’en un mesme temps, il se trouva accablé de tant de sujets d’inquietude, que devant qu’il pust mettre son esprit hors de ces fantaisies, la nuict fut presque passée.

La lune estoit fort claire, ce qui fut cause qu’Astrée s’estant esveillée un peu apres le milieu de la nuict, et ne pouvant se rendormir, mit une juppe sur elle, et s’en alla à la fenestre pour se divertir. Aussi-tost qu’elle y fut, elle se mit à resver un peu, puis tout à coup: Pour le moins, dit-elle, si comme cette nuict ne sera pas longue, la mienne ne devoit pas durer eternellement, je serois en quelque façon consolée, mais ce qui me desespere, c’est que depuis que mon soleil s’est jetté dans l’onde, il n’en est jamais sorty. Puis tirant un grand souspir du plus profond de son esto-mach: Ah! Celadon, adjousta-t’elle, est-ce en toy une marque de hayne ou d’amour de souffrir que je vive apres avoir esté la cause de ta mort? Helas! que c’est bien une, preuve de ta hayne, puisque tu refuses aujourd’huy d’avoir pour compagne dans les champs d’Elise, celle qu’en ce monde tu recherchas avecque tant de passion! Mais que c’est bien aussi une marque de ton amour puisque tu souffres qu’elle t’ayme, et que, par les larmes qu’elle verse, elle lave en quelque façon la faute qu’elle commit contre ta fidelité! A ce mot les pleurs luy coulants le long des joues, et tumbants à grosses gouttes sur la pierre où elle estoit appuyée: Helas! mes pleurs, reprit-elle, que ne pouvez-vous sur moy ce que Lignon pust sur mon berger, que ne me noyez-vous? Ah! que je recognois bien la cause de vostre impuissance, foibles larmes, vous seichez au feu de mon amour!

Avec de semblables discours elle s’alloit entretenant sur le souvenir de son berger, quand elle prit garde que sa fenestre estoit [36/37] tournée du costé où Polemas avoit donné le dernier assaut. Et en cet instant se remettant en memoire le bon office que Semire luy avoit rendu: Pauvre Semire, dit-elle, que ta mort a bien reparé l’offense que tu fis autrefois contre mon contentement! Puis tout à coup repensant aux dernieres paroles qu’il avoit proferées: Mais, adjousta-t’elle, pourquoy as-tu prié le Ciel de conserver Astrée à son heureux Celadon? Est-ce point que tu t’es imaginé que ce berger est encore en vie puisque je ne meurs point, et que je suis aupres de luy, puisque je ne puis me separer de moy-mesme? Encore as-tu eu quelque raison, car s’il est vray que nostre ame soit la meilleure partie de nous, je puis bien dire que Celadon subsiste en ma personne, puisqu’estant mon ame il est la meilleure partie de moy; ou bien ne seroit-ce point qu’abusée de la ressemblance d’Alexis, tu l’as prise pour mon berger? Si cela est, plust au Ciel que ces mesmes traits qui sont cause que tu t’es trompé me pussent tromper aussi, et que je ne fusse point si assurée qu’Alexis est veritablement fille d’Adamas, qu’il ne me restast encore quelque doute qu’Alexis pust estre Celadon! Mais helas! je ne sçay que trop, pour mon contentement, que Celadon est mort, et je n’ay pas si peu de memoire de ses faveurs, que je ne me ressouvienne bien qu’il m’a fait voir son ombre. Pourquoy donc, Semire, qu’en ce poinct je puis appeller cruel, as-tu pris plaisir de me mettre en peine? Veuille le Ciel, as-tu dit, conserver Astrée à son heureux Celadon! Si personne n’est heureux qu’apres le trespas, puisque Celadon est heureux, il s’ensuit (comme il est vray) qu’il n’est plus en vie; s’il ne vit plus, comment puis-je estre sienne si je ne meurs aussi bien que luy? Peut-estre, et je le croy parfaittement, as-tu voulu dire que le coeur de Celadon et le mien n’estans aujourd’huy qu’une mesme chose, le Ciel conserva pour luy, s’il permet que je ne reçoive jamais dans mon ame l’impression d’autre object que du sien, que si ç’a esté là ta pensée, dés maintenant, Semire, sois assuré que ta requeste est accordée, et que, mesme quand le Ciel l’entre-prendroit, je ne pense pas qu’il me pust faire brusler d’une autre flame.

Mais, adjousta-t’elle aussi-tost, pardonnez-moy, valeureuse Alexis, si je me repais si longuement de ces vaines fantaisies, et si le plaisir que je prends à me souvenir du nom de ce berger, me fait perdre en quelque façon la memoire de ce que je vous doibs! La cause de ces resveries m’est si douce que je puis jurer avecque [37/38] verité n’avoir que deux contentemens au monde, celuy d’y penser et de vous voir.

Astrée tint encore quelques semblables discours, apres lesquels voyant la nuict presque passée, et cognoissant à ses yeux qu’elle n’avoit pas assez dormy, elle s’alla remettre aupres de ses compagnes, où elle receut insensiblement le sommeil qui ne la quitta qu’apres que les premiers rayons du soleil (jaloux des contentemens que ce dieu goustoit, enfermé dans les plus beaux yeux du monde) entrerent dans la chambre pour l’en faire sortir.

Hylas d’autre costé qu’Amour vouloit commencer à punir de toutes ses legeretez passées, s’estonna qu’un jour d’esté pust estre suivy d’une si longue nuict, et se treuva remply de tant d’inquietude, qu’il luy sembloit ne rencontrer que des espines en quelque lieu du lict qu’il esperast treuver le repos; il se tourna cent fois d’un costé et cent fois de l’autre, et par tout il se voyoit si dissemblable à soy-mesme, qu’il se fust mescognu s’il eust creu qu’un autre eust peu souffrir un ennuy pareil à celuy qui le tourmentoit.

Cognoissant donc le peu d’esperance qu’il avoit de se pouvoir endormir assez tost: Voy, dit-il en luy-mesme, et depuis quand ay-je appris à souspirer durant la nuict, pour des objects dont je n’ay fait que rire durant le jour? Quelque demon me represente Stelle plus aymable qu’elle ne fut jamais, afin de m’en faire treuver les charmes plus puissants, mais elle n’aura jamais assez de force pour empescher que je ne l’oublie quand il me plaira de ne m’en plus souvenir. Vrayment, Stelle, continua-t’il, se tournant un peu sur le costé avec un sousris, qui tenoit ensemble du mespris et de la colere, quand vous n’auriez en toute vostre vie commis d’autre crime que celuy d’avoir empesché mon repos, il est assez grand pour faire que je ne vous ayme plus.

Puis s’imaginant de parler à elle, et sortant un bras hors du lict: Commencez donc, Stelle, adjousta-t’il, la congediant avec la main, commencez de bonne heure a chercher party; pour moy, je sçay bien que je seray bien-tost logé, et que je ne manqueray pas de maistresses qui me laisseront pour le moins dormir. Si j’avois si longuement veillé pour toutes celles que j’ay aymées, il y a long-temps que j’aurois perdu le jugement, et que j’aurois mis Godomar en peine de planter le cloud aussi bien pour moy que pour Adraste et pour Rosileon; mais, les dieux en soient louez! J’ay tousjours esté delivré de cette solicitude, et jusqu’à maintenant je ne sçache pas une fille, de cent que j’ay aymées, qui m’ait [38/39] donné du soucy seulement un quart d’heure. A ce mot il s’arresta un peu, puis tout à coup: En verité, Stelle, dit-il en fin, vous seriez bien plaisante si vous pretendiez d’avoir plus d’authorité sur moy que n’en ont eu toutes ces beautez, et si vous ne croyiez pas que comme je les ay toutes quittées pour l’amour de vous, je vous quitteray de mesme pour la premiere de qui l’humeur ou le visage me paroistra plus agreable que le vostre.

Hylas faisoit tous ces comptes à part soy, bien resolu de donner congé à cette bergere, ou de le prendre la premiere fois qu’il la rencontreroit; mais aussi-tost se reprenant: Quoy, dit-il, Hylas, souffrirois-tu qu’un autre se rendist maistre de ce que tu possedes aujourd’huy, et qu’il jouyst à son ayse de toutes les graces que cette fille te reserve? Disant cela, il ressentoit dans son ame de petites pointes de jalousie qui n’estoient pas une foible marque pour montrer qu’il estoit vivement touché: Non, non, adjoustoit-il, croyons qu’apres Stelle personne au monde n’est digne de nous, et que c’est seulement pour elle que les dieux ont permis que Carlis, Stilliane, Cloris, Florice, Criseide, Phillis, Laonice, et tant d’autres ayent manqué d’appas et n’ayent pas eu des charmes assez forts pour me retenir longuement en leur service. Toutesfois, disoit-il apres, si toutes les nuicts qui me restent jusqu’à la possession de ce bien devoient estre esgales à cette-cy, Stelle seroit bien-tost sans serviteur et moy sans maistresse; c’est pourquoy, pour ne se mettre point au hazard de la quitter à ce prix là, il vaut mieux rompre de bonne heure, et chercher chacun son avanture, cependant qu’elle et moy nous portons bien.

Celle-là fut la derniere resolution qu’il fit, apres laquelle le sommeil luy ferma les yeux, et luy ouvrit l’esprit à toutes sortes de resveries. II luy sembla cent fois que Stelle estoit bien aise qu’il eust fait dessein de ne la plus servir, et qu’elle luy tesmoignoit d’avoir plus agreable le service d’un autre que le sien; et pourtant; quelque resolution qu’il eut faite de ne s’en mettre point en peine et de la laisser libre en ses volontez, selon les conditions qui estoient entr’eux, cela ne pouvoit empescher qu’il ne ressentist son changement, et qu’il ne s’affligeast de son indifference; de sorte que s’estant esveillé le matin, ayant encore quelqu’une de ces pensées dans l’esprit, il souspira ces vers. [39/40]

SONNET

Quels tourments aujourd’huy sont aux miens comparables ?

Les dieux deviennent impuissants,

Et je ne trouve plus aux douleurs que je sens.

Le repos que la nuict donne aux plus miserables.

Fantosmes importuns, songes espouvantables,

Pourquoy vous plaisez-vous à travailler mes sens?

Si vous traittez ainsi les esprits innocents,

Quels bourreaux pour m’assister estes-vous dans l’ame des coupables?

Stelle, je n’en puis plus, un presage fatal

Te presente á mes yeux dans les bras d’un brutal

Qui triomphe de toy cependant que je songe:

Nos loix excuseroient ton infidelité,

Mais sçachant que je meurs pensant à ce mensonge,

Juge si j’en pourrois souffrir la verité!

Hylas n’eut pas plustost finy ces vers que, voyant qu’il estoit desja grand jour, il s’habilla, et ne croyant pas que Stelle fust encore en estat d’estre veue, il descendit dans le jardin de Clindor pour se divertir un peu.

D’autre costé Phocion qui mouroit d’impatience de voir Astrée, fit advertir Stelle et Celidée qu’il alloit chez Adamas. Cela fut cause qu’elles se resolurent d’y aller avecque luy; et ainsi, sans qu’Hylas en fut adverty, elles partirent avec Thamire, Lycidas, et les autres qui les accompagnerent en la maison du Druide.

Alcandre cependant n’oublia pas le dessein qu’il avoit fait d’offrir son prisonnier à la Nymphe, de sorte qu’il pria Adamas de sçavoir d’Amasis si elle l’auroit agreable. Ce que le Druide ayant executé, il le vint retrouver, et luy redit les discours que la Nymphe luy avoit tenus, il luy dit les extremes ressentimens qu’elle avoit tesmoignez pour les obligations qu’elle avoit à son courage, l’impatience où elle estoit de l’en pouvoir remercier, et en fin le desir qu’elle avoit de recognoistre tant de bons offices, et particulierement celuy par lequel il remettoit Peledonte à sa discretion. II luy raconta les sujets qu’avoit Amasis de le faire punir, puis [40/41] qu’estant son vassal, il s’estoit pourtant separé de son service, et avoit assisté Polemas en sa rebellion; et pour conclusion il pria Alcandre de la part d’Amasis, qu’il trouvast bon que la justice en fust faite, et que par le chastiment qui seroit imposé à la personne de Peledonte, les autres apprissent à se tenir dans les termes de leur devoir.

Alcandre qui n’avoit rien de si cher que les interests d’Amasis, ny rien de si considerable que ce qui regardoit sa conservation, consentit à tout ce qu’elle voulut, et remit, bien qu’avec un peu de regret, Peledonte entre les mains d’Adamas. Aussi-tost il fut conduit dans le mesme cachot, ou peu de temps auparavant Climante avoit rendu le dernier souspir; et là, le Druide l’ayant fait charger de fers, il le laissa avec de si fortes impressions du supplice qui l’attendoit qu’à peine que la seule horreur d’y penser ne le fist desja mourir. En cet instant il se mit à songer au crime dont il estoit coupable, et la cognoissance qu’il eut de sa faute empescha qu’il n’accusast le Ciel du miserable estat où il se voyoit reduit. La mort se presenta à luy en mille formes, et la moins hideuse luy parut si effroyable, qu’il eust entrepris l’impossible pour s’en pouvoir delivrer: son esprit en demeura si troublé, que peu s’en fallut qu’il ne se perdist entierement, et ce qui luy resta de voix ne servit qu’à vomir des injures contre Polemas, dequoy il l’avoit embarqué au soustien d’une querelle si peu juste.

Durant qu’il faisoit tous ses regrets, sa pensée alloit tousjours resvant sur les moyens qui le pourroient ayder à sauver sa vie; et enfin la hayne qu’il avoit desja conceue contre Polemas ou peut-estre les dieux qui ne vouloient pas que ses jours eussent une fin si honteuse que celle qui estoit preparée à sa desobeissance, luy fournirent d’une invention, qui luy sembla d’abord si favorable qu’avec une tres-grande impatience il demanda de parler à Adamas. Le Druide ne fut pas plustost aupres de luy que Peledonte luy tint ce discours: Mon pere, j’advoue que la faute que j’ay faite de servir Polemas contre Amasis, ne sçauroit estre assez rigoureusement punie, mais si vous considerez combien grande est la foiblesse des humains, vous trouverez qu’il eust esté difficile que j’eusse resisté aux grandes promesses et aux protestations qu’il me faisoit de mettre ma fortune au plus haut poinct où je l’eusse pu desirer. Je ne dis pas cela pour me descharger, ny pour me delivrer du chastiment que je merite, ouy bien pour vous faire cognoistre que je n’ay pas tant failly par inclination, [41/42] que par une espece de violence dont il a usé pour me faire oublier mon devoir. Or, mon pere, je sçay que les dieux, qui ne sont jamais sourds à nos prieres, pardonnent quelquefois les plus cruelles offenses, et sur tout, quand celuy qui les a commises se met en estat d’en faire la reparation; c’est ce qui me fait esperer que si vous ne me refusez pas votre intercession, je pourray obtenir le pardon de mon crime, quelque enorme qu’il soit, puis que mesme j’ay dequoy le reparer avec avantage et que je puis empescher par un seul advis une action d’où depend infailliblement la perte ou le salut de la Nymphe.

Adamas ouyt tout le discours de Peledonte sans l’interrompre, et se souvenant en quelle consideration ce chevalier estoit aupres de Polemas, il creut bien qu’il pourroit descouvrir quelque secret, qui serviroit à la conservation de la place. Toutesfois, doutant encore si ces paroles ne naissoient pas de quelque artifice dont il se voulust servir pour prolonger le terme de son supplice, il demeura quelque temps sans rien dire, et Peledonte reprenant la parole: Mon pere, continua-t’il, si l’on m’assure de la vie, c’est sans doute que je puis ce que j’ay dit, mais s’il est impossible que mon malheur flechisse l’ame d’Amasis, je proteste qu’il ne sera jamais de gesne ny de torture qui arrache de ma bouche ce secret dont je vous ay parlé.

Peledonte profera ces dernieres paroles avec une resolution extreme, et Adamas qui cognoissoit le courage de ce chevalier, et qui commençoit d’avoir quelque compassion de son infortune: Amasis, luy respondit-il, n’a pas un cœur de rocher, ny une ame si mescognoissante, que, si vous la guarantissez de quelque peril evident, elle ne sçache bien mesurer la recompense au bien fait. C’est pour cela que vous devez esperer beaucoup de sa misericorde, et dire librement ce que vous sçavez à son avantage, car c’est sans doute que cela pourra grandement servir à la grace que vous voulez que sa pitie vous accorde. – Mon pere, reprit Peledonte, le service que je luy rendray est le plus grand qu’elle puisse jamais recevoir de personne, puis qu’il est tres-certain que si je ne fusse jamais tumbé dans l’extremite où je suis, ou qu’y estant je voulusse mourir dans l’obstination de luy nuire, il seroit entierement impossible qu’en moins de huict ou dix jours la ville ne fust à la mercy de Polemas. – Vrayment, dit le Druide, si ce que vous dittes est vray, la Nymphe doit donner la vie à celuy qui prend le soing de conserver la sienne, et si vous pouviez avoir [42/43] assez de confiance en moy, j’oserois vous promettre, en foy de Druide, qu’elle vous l’accordera, pourveu que vous fassiez voir la preuve de ce que vous avez proposé. – Vostre parole, mon pere, respondit Peledonte, m’est aussi saincte que celle de la Nymphe mesme et sur l’assurance que vous me donnez, je ne feray aucune difficulté de vous descouvrir une trahison qui reussiroit sans doubte à la confusion d’Amasis si vous n’y mettiez bientost du remede.

A ce mot Peledonte sçachant bien qu’Adamas pouvoit tout dans Marcilly, luy declara en peu de mots la perfidie de Meronte et le dessein qu’il avoit fait d’introduire par dessous terre Polemas et toute son armée; il luy dict que dés la nuict mesme cette ruse devoit estre commencée, et qu’il le recognoistroit à une petite lumiere qui paroistroit aupres du fossé, dans une tente que Polemas feroit dresser. Soudain qu’Adamas eut ouy ce discours, il en demeura comme ravy, ne se pouvant imaginer que Meronte eust esté capable de faire une si grande trahison, puisque mesme la bonté d’Amasis luy avoit fié la garde d’une des portes de la ville. Toutesfois le terme d’en pouvoir faire l’experience n’estant pas beaucoup esloigné, il se disposa d’attendre ce qui en arriveroit et dit adieu à Peledonte, luy ayant juré encore une fois que si son advis estoit bon, il obtiendroit de la Nymphe non pas seulement la vie qu’il demandoit, mais encore une recompense digne d’un si notable service.

Cependant Phocion estoit arrive au logis d’Adamas, et ne l’y ayant pas treuvé, s’en estoit allé dans la chambre d’Astree, où Celidée, Stelle et les autres ne furent pas plustost entrées que cette bergere les caressa comme si elle eust esté dix ans sans les voir. Bien-tost apres, Alexis les envoya querir, et bien qu’Adamas n’eut pas beaucoup d’envie qu’elle se laissast voir, tant à cause de ses blessures que de la crainte qu’il avoit qu’on la recognust, elle avoit toutesfois si bien reposé, et ses playes luy faisoient alors si peu de mal qu’il luy fut impossible de demeurer plus long-temps hors de la presence d’Astrée. Ces bergers donc, et ces belles bergeres, s’en allerent dans la chambre d’Alexis, où ils n’eurent pas demeuré demy heure s’entretenans des obligations qu’Astrée avoit au courage de la feinte druide qu’Hylas entra; ce berger avoit esté grandement surpris de ne treuver plus Stelle en la maison de Clindor, mais ayant sceu qu’elle avoit suivy Phocion, il se disposa de l’aller voir où elle seroit. Ainsi ayant appris qu’elle estoit chez Adamas il y alla; et des qu’il fut un peu avant dans la [43/44] chambre d’Alexis, il s’arresta tout court, puis regardant toute la compagnie, il demanda froidement si on le cognoissoit. Les bergers luy ayans respondu qu’ouy: En verité, dit-il, je m’en estonne, car je suis bien changé depuis hyer, et de fait, continua-t’il, ne voyez-vous pas que je porte sur mon visage toutes les marques de la mort?

Stelle qui rioit de sa froideur, voyant qu’il avoit l’oeil arresté sur elle, creut que c’estoit à elle à respondre, aussi elle luy dit: Certes, mon serviteur, vous ne devez pas vous estonner de vostre changement, car il vous est assez ordinaire, mais je suis bien en peine de remarquer sur vostre visage quelques traits de mort puisqu’on nous l’a depeint extremement pasle et que je ne vous vis jamais plus rouge. – C’est, adjousta Hylas, que je rougis de honte dequoy je vous ay voulu du bien. – Cette mesme raison ne me fera point rougir, repliqua Stelle un peu esmeue, car il est vray que je ne vous en voulus jamais. – La colere où vous estes, reprit Hylas, n’est pas une preuve de vostre indifference. – Elle le sera donc de mon mespris, respondit-elle, s’il est vray toutefois que si peu de chose qu’Hylas me puisse mettre en colere.

Toute la compagnie fut extremement surprise de la promptitude de ces nouveaux amants, et d’autant mieux qu’il estoit impossible de deviner la cause de leur querelle, si bien que pour n’en estre plus tant en peine, Astrée s’adressa à Stelle et luy dit: En la mauvaise humeur où je vois Hylas, je n’oserois parler à luy de peur qu’il se raschast contre moy, mais ne croyant pas que vous soyez si facile à vous offenser qu’il tesmoigne de l’estre, je vous supplie, Stelle, de nous dire quel sujet de mauvaise satisfaction vous luy pouvez avoir donné? – Sans mentir,dit Stelle, j’en suis plus ignorante que vous, et c’est ce qui me desplaist de cognoistre que ne pouvant treuver de legitime pretexte pour me quitter, il se veut attaquer à mon innocence.

Astrée et les autres recognurent bien que Stelle en parloit selon sa pensée, toutesfois ne pouvants pas se persuader que la legereté d’Hylas fust si grande que de vouloir rompre avec une fille sans quelque petite apparence de raison, Phillis se hazarda de luy dire: Encore faut-il, Hylas, que nous sçachions la cause de vostre courroux, si ce n’est que vous ayez aujourd’huy resolu de desobliger toutes les filles? – Belle Phillis, respondit l’inconstant, ma colere ne va pas jusqu’a vous, elle ne passe pas Stelle, et dés que je ne me souviendray plus d’elle, ce qui sera bien-tost, je ne me sou-[44/45]viendray pas d’avoir jamais esté fasché. – Vous courrez bien, dit Stelle en l’interrompant, si vous allez plus viste que moy, car je proteste que desja il ne me semble pas que je vous aye jamais veu. – N’importe, reprit Hylas, que j’aille viste ou non, pourveu que j’arrive où je desire, c’est assez. – Tout cela, dit Phillis, ne nous enseigne pas ce que nous voulons sçavoir. – Belle bergere, adjousta Hylas, je vous en puis dire la verité en fort peu de mots, c’est que cette fille que vous voyez, continua-t’il, montrant Stelle, n’a pu souffrir que j’aye reposé de toute la nuict. – O dieux! dit Stelle, quelle impudence! Ne dira-t’il point encore que je le suis allé voir cependant qu’il estoit couché? – Ouy, ouy, respondit-il, je diroy que vous y avez esté, non pas vous proprement, mais vostre image qui s’est logée si avant dans mon esprit, et s’y est tellement opiniastrée, que quelque combat que j’aye rendu, et quelque effort que j’aye fait, H m’a esté impossible de l’en faire sortir.

Stelle qui s’attendoit d’ouyr quelque chose qui la deust offenser, oyant enfin qu’il ne se plaignoit que de son image, et qu’il ne l’accusoit que d’une chose où sa pensée mesme n’avoit rien contribué, se mit à rire d’autant plus fort que toute la compagnie n’avoit pu s’en empescher. Dequoy le berger se sentant picqué: Et bien, dit-il, haussant et baissant la teste deux ou trois fois, riez bien, Stelle, de ce premier mal que vous m’avez fait, je jure par moy-mesme, car c’est la seule personne que j’ayme maintenant, que vous n’aurez jamais plus sujet de rire de nulle douleur que vous me fassiez ressentir. Hylas disoit cela avec une froideur incroyable, et Stelle riant encore plus fort, et tesmoignant par ses actions qu’elle avoit de la peine à ravoir sa parole: Je vous promets, berger, dit-elle, à mots entrecouppez, que je seray tres-aisé de ne vous faire jamais ny bien ny mal et que ce sera le moindre de mes soings de penser seulement que vous soyez au monde.

L’inconstant n’ouyt pas ces dernieres paroles, pour ce qu’il avoit commencé de se pourmener par la chambre, s’amusant à resver assez profondement. Enfin s’estant allé s’asseoir aupres du lict d’Alexis, il entendit qu’Astrée luy disoit: Mais, Hylas, à quoy pensez-vous? – Je songe, respondit-il, à qui je donneray le coeur que je viens de retirer des mains de Stelle, et ce qui me travaille davantage, c’est qu’en verité je ne cognois point de fille qui le merite mieux. – Vous ne pouvez donc mieux faire, dit Celidée, que de le redonner à elle mesme, et je m’assure qu’elle ne fera [45/46] pas difficulté de s’en charger encor un coup, car on sçait bien que quand elle en auroit encore cent pareils, elle n’en marcheroit pas pour cela plus pesamment. – Vostre conseil me plaist, repliqua le berger, comme estant selon mon inclination.

Disant cela, il se vint jetter à genoux aux pieds de Stelle, et luy prenant la main avecque force, et la luy baisant: Belle bergere, luy dit-il, si nos loix et nos conditions estoient tyranniques, il y auroit de l’injustice à les observer, et je croirois avoir failly contre vous dés le moment que je les mettrois en usage, mais puis qu’elles ne tendent qu’à la liberté, et que vous mesme les avez establies, il me semble qu’avecque raison l’on ne me peut condamner si je les ay pratiquées. Or, ma maistresse, par la mesme loy qui m’a permis de reprendre mon coeur, il vous est ordonné de le recevoir, maintenant que je vous le redonne, et que je vous jure par la lune, par les vents et par toutes les ondes de la mer que je ne l’en retireroy jamais. A ce mot Hylas luy rebaisa la main, et Stelle, apres avoir fait semblant de ne vouloir plus de luy, fut enfin contrainte de le remettre en grace, toute la compagnie l’ayant condamnée à cela.

Durant tous ces discours Celadon n’avoit osé parler, de peur que cela luy causast quelque incommodité, mais il ne laissa pas de prendre beaucoup de plaisir en tout ce qu’Hylas avoit fait Diane seulement et Silvandre ne tesmoignoient de la joye que pour mieux cacher leurs ennuys, car en effect leur ame en estoit si remplie que, sans l’extreme force qu’ils se faisoient, il n’eust esté personne qui n’y eust pris garde. Il se rencontra heureusement pour eux que presque toutes les fenestres de la chambre de Celadon estoient fermées, de sorte que n’y ayant que fort peu de jour, et se voyant esloignez des autres d’un pas ou deux, Silvandre pour ne laisser pas eschapper cette occasion d’entretenir sa maistresse, commença de parler en cette sorte: Qu’avez-vous? belle Diane, il semble que vostre esprit soit afrlige de quelque nouvelle douleur? – Ma douleur, respondit la bergere, n’est pas beaucoup violente, aussi ne merite-t’elle pas que nous nous en entretenions, mais je seray bien ayse de sçavoir d’où provient que j’ay veu sur vostre visage quelque chose de plus triste qu’a l’accoustumée. – Mon visage, reprit Silvandre, est plus eloquent que moy, puis qu’il parle mieux de mes desplaisirs; et puisque vous me commandez de vous dire la cause qui les a fait naistre, sçachez, ma maistresse, qu’ils sont enfans legitimes de vostre mescontentement. – J’ay a [46/47] me plaindre, dit la bergere, de ma mauvaise humeur, puisqu’elle a causé la vostre. – Et moy, dit le berger, j’ay à me louer de mon humeur, puisqu’elle a suivy la vostre; et c’est de là, ma belle maistresse, que vous devez tirer une preuve de mon affection et du pouvoir que vous avez sur moy, d’autant qu’il m’est impossible d’estre que ce que vous voulez que je sois. – Si vostre fortune dependoit de moy, adjousta Diane, et qu’il me fust permis de disposer des sceptres et des couronnes, j’estime tant vostre merite que je vous rendrois monarque de tout le monde. – La gloire d’estre vostre esclave, respondit Silvandre, m’est beaucoup plus chere qu’un empire. Mais, ma bergere, dit-il, en continuant, ne sçauray-je point le sujet de vostre desplaisir? – Vous ne le sçaurez que trop tost, berger, respondit-elle, et pour vostre contentement et pour le mien. – Le mal qui m’en peut arriver, dit Silvandre, ne vous doit pas empescher de me le dire, car en l’estat ou je suis, j’ay toutes choses à desirer et plus n’ay rien à craindre. Vagabond incognu, sans support de parens, et sans espoir de recevoir jamais l’accomplissement de mes desirs qu’en la mort, qui est la fin de toutes choses, que veut dire cela, sinon que je suis le plus maltraitté du destin, que nul homme ne fust jamais, et qu’avecque raison je puis dire que les dieux n’ont plus rien à m’oster que les bonnes graces de Diane? – S’ils ne vous ostent l’amitié que je vous porte, reprit la bergere, ils vous raviront pour le moins l’esperance d’en recevoir jamais aucun fruict, car…

A ce mot, elle s’arresta et fit un grand souspir, dequoy Silvandre estant fort en peine: Eh! ma maistresse, luy dit-il, achevez; la fin de ce discours ne me sçauroit estre plus funeste que son commencement, qui est tout seul capable de me faire mourir. – Car, reprit-elle, Paris ne sera point plustost de retour qu’il espousera Diane. Disant cela elle tira son mouchoir de sa pochette, et se tournant de peur que le berger s’en apperceust, se mit à seicher quelques larmes qu’elle n’avoit pu retenir.

Silvandre qui n’en avoit pas moins besoin qu’elle, se contraignit pourtant, et recognut bien qu’ayant une si belle commodité de parler, il n’eut sçeu plus mal employer le temps qu’à verser des larmes. II luy dit donc: Ce mal-heur dont je suis menacé par la bouche des oracles, ne seroit pas entierement sans remede, si l’amour ou la consideration de mes services vous pouvoit obliger d’avoir assez de pitié pour moy. Diane alors baissant encore un [47/48] peu la voix de crainte qu’on l’ouyst: Berger, luy dit-elle, je confesse que je doibs toute sorte d’affection à la bonne volonté que vous m’avez tesmoignée; aussi vous diray-je librement que celle que j’ay pour vous va jusqu’où l’honneur me le peut permettre, mais considerez ce que je puis, et vous verrez que si ma mere est resolue de me donner à Paris, il est impossible que je luy desobeysse. – Elle ne vous y forcera jamais, respondit Silvandre, la vertu de Bellinde repugne à cette tyrannie. – Mais, adjousta Diane, me tesmoignant qu’elle le desire, sa volonté ne me sert-elle pas de commandement? – Quelque desir qu’elle vous fasse paroistre d’en avoir, repliqua le berger, vostre consentement y sera tousjours necessaire, sans lequel elle ne passera jamais plus avant. Si vous viviez pour autruy et non pas pour vous, je ne condamnerois pas cette pensée, mais puisque vous estes toute seule dans cet interest, et qu’il s’agit de tout le bien ou de tout le mal que vous devez avoir durant le cours de vostre vie, je ne doute point que vous ne fussiez blasmable, si vous ne suiviez plustost vostre humeur que celle de ceux qui sans cognoistre vos inclinations regarderont plustost à leur commodité qu’à la vostre. – Et que voudriez-vous que je fisse? reprit la bergere, seroit-il bien seant que j’allasse crier par tout: Je veux Silvandre, je-ne veux point Paris? Croyez-moy, berger, l’honneur m’est plus cher que la vie, et quand je devrois souffrir tous les supplices du monde, j’aymerois mieux les ressentir apres avoir fait mon devoir, que vivre la plus heureuse qui fut jamais, apres avoir manqué d’un seul poinct a ce que doit une fille qui a de la vertu. – Recevoir un party, respondit froidement Silvandre, ou le refuser n’est pas capable de perdre la reputation d’une fille, et quand vous diriez que vous aymez mieux Silvandre que Paris, n’est-il pas vray que vostre affection est née depuis assez long-temps pour estre en aage de se sçavoir expliquer? Que si ceux de qui vous dependez souffrent que vous ayez un goust pour quelques viandes particulieres, ils treuveront bien plus legitime que vous ayez un choix pour un homme, aupres duquel vous devez vivre et mourir. Non, non, belle Diane, vous n’estes pas de la condition des esclaves, qui n’osent pas dire leurs sentiments, vous pouvez parler en ce temps-là d’autant plus hardiment que l’affaire ne touche que vous, et que vous ne treuverez personne qui vous puisse respondre des succez qui vous arriveront.

Silvandre proferoit ces paroles avec tant d’amour, que le cœur [48/49] de Diane s’en attendrit, jusqu’à le tesmoigner par des larmes, et ce berger voyant qu’elle ne disoit mot et qu’elle balançoit sur ce qu’elle avoit à resoudre, pour essayer de la vaincre tout à fait, luy dit encore ces mots: Quand les dieux ont dit que je mourrois, belle maistresse, ils sçavoient bien que vostre rigueur en seroit la cause; je ne tarderay guiere à les faire trouver veritables, puis que je suis abandonné de ceux qui me pouvoient guerir, et que vous qui deviez faire mourir toutes mes douleurs à leur naissance, refusez de me donner le remede d’une parole. Voyez, je vous prie, quels transports ne me seront point permis et quelles fureurs ma passion ne rendra pas excusables, puis qu’il semblera que vous ne m’ayez flatté que pour me trahir et que vous n’ayez eslevé mon ambition jusqu’à vous que pour me faire trouver plus insupportable le regret de ne pouvoir vous posseder. Je ne seray pas marry, continua-t’il, de me voir l’objet du mespris de tous les bergers, puis que je le seray de vostre cruauté, mais je mourray mille fois dequoy je verray mes ennemis triompher de moy, sans y avoir employé d’autres armes que vostre peu d’amitié. Ah! Diane, si vous craignez qu’en advouant de me vouloir du bien, on vous blasme d’avoir trop d’amour, pourquoy ne craignez-vous de mesme, en ne le faisant pas, que je vous accuse de n’avoir pas assez de courage? Je cognois bien d’où me vient ce malheur, c’est que les dieux ayans destiné de faire voir en moy jusqu’où peut aller leur colere, ont voulu joindre encore à mes disgraces la perte de vostre affection.

Diane alors reprenant la parole: Berger, luy dit-elle, vous pouvez bien me perdre et me voir en la possession de quelqu’autre mais perdre mon amitié, c’est ce qui ne vous arrivera jamais. La cognoissance que j’ay de ce que vous meritez et ce que je doibs à vostre discretion sont des chaisnes assez fortes pour la retenir eternellement, et les dieux me soient tesmoins, comme je desire mieux vous voir content que je ne desire de vivre, mais peut-estre nous travaillons-nous vainement? Cette esperance de vie qui demeure dans l’esprit des plus criminels, ne doit pas estre entierement bannie du nostre, de qui l’innocence n’a jamais fasché le Ciel. Esperons donc, Silvandre, en la bonté des dieux et en leur justice. Disant cela, ses larmes avoient tellement occupé leur propre passage qu’elles ne laissoient pas mesmes libre à cette belle bergere l’usage de la veue, de sorte qu’elle ne prit point garde, quand Silvandre, s’estant panché contre son visage, la baisa, luy [49/50] disant: Vous permettrez donc, ma bergere, que ce baiser m’inspire la vie que vous voulez que je conserve! Diane toute surprise luy respondit: Vostre hardiesse me desplaist, souvenez-vous, berger, que la discretion et la fidelité sont les seules armes dont vous m’avez vaincue, et sans lesquelles vostre victoire ne durera pas longtemps; quelque sujet, adjousta-t’elle, qui me fasse verser des larmes, ne m’en fera jamais tant respandre que je ne les seiche bien à meilleur marché.

Le berger commencoit à luy demander pardon de cette offense quand Adamas entra, si bien qu’elle se hasta de luy dire: Je vous pardonne, Silvandre, si vous recognoissez que vous avez fait une faute où, sur peine de ma disgrace, je ne veux pas que vous retumbiez jamais. A ce mot Diane se leva pour faire la reverence au Druide. Adamas ne s’attendoit pas de treuver aupres d’Alexis une si grande compagnie; cela fut cause qu’à l’abord il en en fut un peu surpris, toutesfois ayant consideré que ce n’estoient pas des personnes qui le pussent obliger à une grande contrainte et qu’ils estoient tous de ses amis, il se remit facilement et ne fut pas marry qu’ils eussent visité Celadon. Apres les premieres salutations, il s’approcha du lict de la feinte druide et luy dit qu’il estoit temps qu’elle congediast cette troupe, afin que demeurant seule on eust la commodité de la panser de ses blessures; à quoy Celadon obeyt, et dés qu’il en eut tesmoigné quelque chose à Astrée, à Diane et à Phillis, ces bergeres luy dirent adieu et s’en allerent dans leur chambre avec tout le reste de la compagnie, où elles ne se separerent point de Celidée, de Stelle, de Phocion, de Silvandre, d’Hylas, de Lycidas, ny des autres, qu’il ne fust entierement nuict.

Polemas cependant, parmy tous ses mescontentemens, n’avoit pas oublié la resolution qu’il avoit prise avec Meronte par l’entremise de son fils; de sorte qu’à peine le jour eut disparu qu’il fit porter une tente le plus pres qu’il put du fossé, ou ayant fait mettre une lumiere, il donna son cadran à ceux qui devoient travailler à la mine, et commanda que dés qu’on verroit paroistre une autre lumiere dans la ville, vis à vis du pavillon, et fort pres des murailles, on mist incontinent la main à l’oeuvre, ce qui fut executé de poinct en poinct. Mais Adamas qui mouroit d’envie de surprendre Meronte, et de sçavoir si Peledonte luy avoit dit la verité, n’apperceut pas plustost aupres du fossé le pavillon que Polemas y avoit fait porter, qu’il se douta de leur dangereuse [50/51] entreprise. II prit donc un bon nombre de solduriers, et ayant prié Damon et Alcidon de se rendre au logis de Meronte, ils n’y furent pas plustost arrivez qu’ils firent rompre la porte, et descendirent d’abord dans la cave, où ce perfide avoit preparé toutes les choses necessaires au travail qu’il avoit desseigné. Le bruit qu’on fit en rompant la porte surprit si fort Meronte que lors qu’Adamas fut aupres de luy, il avoit encore sur le visage les marques de la peur que la cognoissance de son crime luy avoit fait naistre en l’ame. Et en mesme temps le Druide, se saisissant de sa personne: Traistre, luy dit-il, c’est donc comme cela que tu gardes à ta princesse la fidelité que tu luy dois? – Mon pere, respondit Meronte, je suis fort homme de bien et je n’ay jamais failly contre ce que je dois à son service. – Les preuves, adjousta le Druide, en feront assez de foy. Disant cela, il le remit aux solduriers qu’il avoit amenez et puis luy demanda à quel sujet il avoit mis une lumiere sur l’une des tours de son logis. A cela il respondit avec assez d’assurance qu’il faisoit en ce moment une action de fidele subjet, puis qu’ayant sa maison si proche des murailles, il tenoit tousjours un homme dans cette tour pour remarquer si l’ennemy n’en approcheroit point.

Apres cela, Adamas luy ayant demandé à quoy servoient quantité de pesles, de pics, et d’autres instrumens qui estoient dans sa cave, il repartit que c’estoient des instrumens qu’il avoit accoustumé de tenir aux champs pour faire travailler à la terre, mais que s’estant bien douté de la rebellion de Polemas, il avoit fait apporter dans la ville presque tous les meubles qu’il avoit dans ses maisons des champs. Le Druide admirant son assurance à mentir commanda qu’on le fouillast par ce qu’il vouloit sçavoir s’il n’avoit point sur luy le cadran dont Peledonte luy avoit parlé; et à peine un des solduriers eut mis la main dans la pochette de Meronte qu’il le trouva; si bien qu’Adamas ne doutant plus qu’il n’eust eu volonté de trahir la Nymphe, il commanda qu’on le garrotast, et le fit mener en prison. Alcidon et Damon s’estoient aussi saisis de son fils, et luy ayant fait quelques demandes sur les mesmes choses dont Adamas s’estoit enquis, apres l’avoir toutesfois separé de la presence de son pere, il se trouva que ses responces avoient si peu de rapport avec celles de Meronte que cela seul eust esté capable de les convaincre de leur meschanceté. Toutefois Adamas voulant que leur propre confession servist de preuve pour les faire condamner, les suivit jusque dans les [51/52] cachots, où leur ayant parlé de la detention de Peledonte, et enfin les ayant confrontez, il leur fit advouer la perfidie dont ils vouloient user contre Amasis.

Aussi-tost Meronte recourut aux larmes et aux supplications, il se jetta cent fois à genoux devant le Druide pour faire que la Nymphe leur pardonnast le crime qu’ils avoient commis, mais toutes les marques qu’il donna de son repentir furent inutiles pour toucher l’ame de la Princesse, car dés qu’elle eut ouy leur confession par le rapport d’Adamas, elle eut tant d’horreur de leur faute et tant de haine contre leur infidelité que sans donner aucun lieu à la misericorde elle commanda qu’à l’instant mesme ils fussent estranglez contre un poteau, et qu’apres ils fussent pendus sur les murailies vis à vis du pavillon que Polemas avoit fait dresser, afin que cela fust un exemple memorable à tous ceux qui voudroient sortir de leurs devoir. Le commandement de la Nymphe fut executé la nuict mesme, et quelque pitié que ce jeune fils mist dans l’ame de ceux qui le devoient faire mourir, jamais ils ne penserent à son crime qu’ils ne trouvassent juste le supplice qu’Amasis leur avoit imposé.

Leur mort fut la vie de Peledonte, car Amasis observa la parole qu’il luy avoit donnée, sous condition toutefois qu’il demeureroit prisonnier jusqu’à ce qu’on eust veu à quoy se termineroient les mauvais desseins que Polemas avoit contre tout ce qui regardoit l’interest de la Nymphe.

Toutes ces choses se passoient ainsi, durant que Laonice vivoit dans la solitude, où l’Oracle l’avoit conseillée d’establir sa retraitte. Cette bergere ne fut pas plustost partie d’aupres de Tircis qu’elle resolut de s’en aller si loing qu’elle pust oublier les froideurs de cet ingrat, et se consoler dans le souvenir de la vengeance qu’elle avoit tirée de ceux qu’elle croyoit estre les autheurs de son mal; mais Amour qui rioit de ces resolutions qui partoient mesmes de l’esprit d’une fille, luy rendit si sensibles les apprehensions de cette absence qu’elle crut veritablement qu’il luy seroit impossible de ne mourir point esloignée des lieux où vivoit son berger, ou plustost son ame. Elle changea donc le dessein qu’elle avoit fait, et rebroussant chemin s’en vint droit à Mont-verdun, où elle fit ses voeux et supplia la Deité du lieu qu’il luy plust de luy donner quelque esperance de guerison par l’a bouche de son Oracle: sa requeste ne fut nullement vaine, car un jour qu’elle le consulta, il luy fut respondu ces mesmes mots. [52/53]

ORACLE

Dans un antre caché que ce bois te recelle,

Une ombre doit servir à ton affliction.

Si Laonice est ferme en son affection,

Le Ciel promet par elle

Un remede à sa passion.

Cet oracle prononcé, et Laonice l’ayant escrit sur des tablettes pour ne l’oublier point, elle rendit graces aux dieux dequoy pour le moins ils luy donnoient quelque esperance de guerir de son martyre, et bien que les voyes luy en fussent tres-obscures, elle ne pouvoit s’imaginer qu’elles fussent impossibles. La premiere chose donc qu’elle fit, ce fut d’obeyr au premier vers de l’oracle et s’assurant que le bois dont il entendoit parler estoit celuy de Mont-Verdun, elle s’y en alla chercher quelque antre où se pouvoir mettre à couvert. De fortune elle en rencontra un beaucoup plus agreable qu’elle ne s’attendoit de le treuver, car il estoit presque par tout le dehors armé de ronces si espaisses qu’il en estoit inaccessible, mais d’un costé on voyoit un petit sentier un peu battu et où l’herbe n’estoit pas creue beaucoup haute, qui la conduisit dans une grotte que la nature et l’art avoient creusée dans le rocher. Aussi-tost qu’elle y fut, elle se mit à considérer quelques particularitez qu’elle voyoit en divers endroits, mais parce que l’intelligence luy en estoit cachée, elle se doubta bien que ce lieu devoit avoir autrefois esté la retraitte de quelque druide. Ainsi ne croyant pas pouvoir treuver mieux, elle resolut de ne partir plus de la que la volonté des dieux ne l’en retirast, de sorte que se servant de quelques fruicts champestres, elle alloit entretenant sa vie, tantost consultant les echos de ce qu’elle devoit attendre de Tircis, qui ne luy respondoient autre chose que Tircis, quelquefois parlant aux rochers, quelquefois aux fontaines, mais tousjours sur le sujet de son berger. Cela estoit cause que bien souvent elle chantoit ces vers. [53/54]

STANCES

Puis que tu m’y contrains, et que mon coeur desire

De se voir allegé,

Je cherche en ces deserts un remede au martyre

Dont il est affligé:

Car, Tircis, tout ce que j’y voy

Est bien plus sensible que toy.

Si je dis aux rochers que ton humeur farouche

Se plaist en mes douleurs,

Touchez par les souspirs qui sortent de ma bouche,

Ils me donnent des pleurs,

Pour monstrer, à ce que je croy,

Qu’ils sont plus sensibles que toy.

Ces eaux qui dans l’horreur de mille precipices

Roulent incessamment,

S’arrestent à ma voix pour ouyr les supplices

Que je souffre en t’aymant,

Voulans bien, à ce que je croy,

Estre plus sensibles que toy.

Et ces bois en tout temps aymez de la nature

Ne me refusent pas

Quelques fruicts, d’où prenant un peu de nourriture

J’esloigne mon trespas,

Montrants bien, à ce que je voy,

Qu’ils sont plus sensibles que toy.

Ainsi m’ayant reduitte en cette solitude

Contre toute raison,

Qui ne jugera pas que ton ingratitude

Est sans comparaison?

Ayant pu flechir à ma voix

Les rochers, les eaux, et les bois. [54/55]

C’estoit ainsi que cette bergere s’alloit divertissant pour trou-

ver moins ennuyeuse l’attente du secours que les dieux

luy avoient promis, dont l’esperance estoit veritable-

ment le seul soustien de sa vie, car elle n’avoit

autre repos ny autre plaisir que de penser

eternellement à Tircis, de qui cependant

l’ame n’estoit occupée qu’à faire

tous les jours de nouveaux

sacrifces aux cendres

de sa chere Cleon.

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