LA DERNIERE PARTIE D’ASTRÉE
LE DOUZIESME LIVRE
Amasis ne communiqua point à Galatée ny à Rosanire la resolution de Dorinde pour ce qu’elle crut que devant qu’elles en pussent estre adverties, elle auroit eu le temps de l’en divertir; seulement elle leur dit qu’elle estoit allée jusqu’à Bonlieu et qu’ayant eu la curiosité de visiter le Temple des Carnutes, elle avoit fait dessein d’y estre durant tout le reste du jour et de n’en sortir pas, qu’elle mesme ne prit la peine de l’aller querir. Elles crurent facilement au discours de la Nymphe, d’autant mieux que ne sçachants rien de la tromperie de Gondebaut, elles n’eussent jamais pensé que Dorinde eust eu quelque suject de quitter le monde; mais quand elles eurent supplié la Nymphe de leur permettre de l’y accompagner et qu’elle leur eut refusé ce contentement, alors elles commencerent à se douter de quelque chose, et à soupçonner une partie de ce qui luy estoit arrivé: Toutefois, de peur de desplaire à Amasis, elles ne la presserent pas de leur permettre ce petit voyage, bien que la douleur qu’elles voyoient peinte sur le visage de Merindor, et la mauvaise humeur où avoit esté Dorinde depuis l’arrivée de ce chevalier, leur en eussent donné une curiosité nompareille.
Ainsi elles ne furent pas plustost arrivées à Isoure qu’Amasis les laissa dans le Palais, et sans autre compagnie que celle de Merindor, elle prit le chemin de Bon-lieu; à peine eut-elle fait deux ou trois cens pas qu’elle apperceut un jeune homme qui venoit en diligence, et peu à peu distinguant les couleurs de son habit, elle ne fut pas long-temps sans cognoistre que c’estoit le [508/509]petit Meril qu’elle avoit laissé dans Marcilly: elle fit donc arrester le chariot, et ce jeune garçon ne fut pas plustost aupres d’elle que mettant un genouil en terre: Madame, dit-il avec un visage tout riant, Lindamor est de retour depuis une heure, et les princes Rosileon et Godomar sont venus avecque luy, ils ont esté fort empeschez quand ils ne vous ont point trouvée dans le chasteau ny pas une de vos nymphes, mais quand ils ont sceu que vous estiez icy, ils ont fait dessein de laisser tout leur equipage dans la ville, et de vous venir surprendre. En effect ils arriveront bien-tost, et j’ay creu que vous auriez agreable que j’eusse pris le soing de vous en advertir, afin, Madame, que s’il faut mettre ordre à quelque chose, vous ayez au moins un peu de temps pour y penser.
Amasis fut extremément contente de cette nouvelle, et le petit Meril le cognut bien aux caresses qu’elle luy fit, mais Merindor qui se cognoissoit coupable, s’imagina, incontinent que Sigismond auroit descouvert son crime et qu’il auroit envoyé Godomar seulement pour s’en vanger; il se resolut donc à tout ce qui luy pouvoit arriver de plus funeste, et se prepara de mourir au moins en chevalier. La Nymphe remarqua qu’il avoit un peu changé de visage; cela fut cause qu’elle luy en demanda le suject. Et Merindor; Madame, luy respondit-il, je sçavois bien que Rosileon, Lindamor, Damon, Alcidon et les autres ne demeureroient pas long-temps apres moy, car à chaque moment ils sollicitoient le roy de leur permettre de s’en revenir, mais je ne puis comprendre quel a esté le suject qui a ramené le prince Godomar, puis qu’il n’a plus icy d’ennemis à vaincre, s’il ne me donne ce nom, pour le crime que j’ay commis contre le contentement de son frere. – Je ne pense pas, reprit Amasis, qu’autre que Lindamor l’ait obligé à me venir revoir, et j’en sçay bien à peu pres la cause. Mais, continua-t’elle, apres avoir commandé qu’on la ramenast au Palais, ne vous en mettez point en peine, Merindor, je prends sur moy la charge de vous guarentir de quelque mal que vostre peché vous fasse craindre.
Apres quelques autres discours, la Nymphe arriva à Isoure et ne vid pas plustost Rosanire, Daphnide, Madonte, Galatée et les autres qu’elle leur fit part de la bonne nouvelle que Meril luy avoit apportée. Amour sçait de quelle joye elles furent saisies à cet agreable rapport; mais comme la naissance donnoit à Rosanire une plus grande liberté d’en tesmoigner le ressentiment, elle fut [508/509] la premiere qui parla, et qui eut le soing de s’enquerir s’ils viendroient jusqu’à Isoure. Ayant donc appris ce qu’elle desiroit, elle courut à la fenestre pour voir s’ils ne paroistroient point; mais en ce moment elle ouyt un bruit de chevaux dans la basse cour et un peu apres, elle apperceut Rosileon à qui Damon aydoit à descendre; Lindamor en avoit desja fait de mesme à Godomar, si bien qu’à peine Amasis et ces dames eurent le temps d’aller jusques sur le degré qu’ils arriverent aupres d’elles et les saluerent avec des marques d’un extreme contentement. Rosileon fut le premier qui s’informa du suject qui les avoit fait devenir bergeres, et cependant que Rosanire lui juroit qu’elle n’avoit été inconstante qu’en ce changement, Godomar jetta les yeux de tous costés pour voir s’il n’appercevroit point Dorinde; mais y ayant en vain employé du soing et du temps, il s’addressa enfin à Amasis et luy demanda ce qu’elle estoit devenue; à quoy la Nymphe respondit assez bas qu’il falloit un peu de loisir pour contenter sa curiosité, et que les accidents qui estoient arrivez à cette belle fille depuis qu’il estoit party, meritoient une secrette audience. Ils se separerent donc un peu de la compagnie, et bien tost apres s’estants mis dans le chariot de la Nymphe, ils sortirent du Palais, et ne furent pas plustost sur le chemin de Bon-lieu qu’Amasis luy raconta tout ce qu’elle avoit appris de la tromperie de Gondebaut et de la resolution de Dorinde. Toutefois devant que luy en commencer le discours, elle tira parole de luy qu’il ne luy refuseroit pas une chose qu’elle luy vouloit demander, de sorte qu’ayant tesmoigné qu’elle desiroit qu’il pardonnast à Merindor, il jura qu’il ne luy en tesmoigneroit jamais aucune mauvaise volonté. Ce discours les entretint jusqu’aupres du Temple, où Amasis ayant mis pied à terre et ayant supplié Godomar de l’attendre dans le chariot, elle demanda qu’on luy fist voir Dorinde; aussi-tost les portes luy furent ouvertes, et à peine eut-elle descendu quelques degrez pour aller sous les voutes où l’on avoit accoustumé de faire les sacrifices, que cette belle fille luy fut amenée par la sage Cleontine qui la tenoit par la main.
Amasis ne put s’empescher de sousrire, quand elle la vit approcher avec un visage aussi composé, que si elle eust desja demeuré dix ans parmy elles; toutefois, voyant que l’heure la pressoit de s’en retourner, elle la tira à part, et luy parla en ces termes: Belle Dorinde, je ne viens pas icy pour combattre votre resolution, car je la veux approuver si vous la trouvez legitime, mais [509/510] seulement pour vous advertir d’une meschanceté la plus noire qui ait jamais esté inventée pour ruiner une affection. Il y a quelque apparence que vous devez adjouter foy à mes paroles, puis que, si vous considerez ce que je suis, vous jugerez bien que je ne voudrois pas authoriser un mensonge. Je vous diray donc que vous avez esté trahie. – Je le sçay, Madame, respondit Dorinde en l’interrompant, Merindor m’en a donné de trop assurez tesmoignages. – Ce n’est pas ce que je veux dire, reprit Amasis, c’est Gondebaut, et non pas Sigismond, qui est l’autheur de cette perfidie; mais afin que vous n’en soyez plus en doute, je vous en diray fidellement la verité.
A ce mot, Amasis luy raconta brievement la confession de Merindor, mais voyant que Dorinde ne s’en esmouvoit point, et qu’au contraire, par de petits sousris il sembloit qu’elle se mocquast de tout ce qu’elle disoit: Je voy bien, continua-t’elle, que vous ne croyez pas encore à mes paroles, mais pour l’amour de moy, venez jusqu’où est mon chariot, et je vous en donneray un irreprochable tesmoignage. Dorinde qui creut qu’Amasis se vouloit servir de cet artifice, seulement pour l’enlever, protesta au commencement qu’elle ne sortiroit point du Temple; mais apres que la Nymphe eut juré de l’y reconduire, elle se laissa peu à peu emmener. A peine fut-elle hors de la porte, que Godomar se jetta en bas du chariot, et la serrant entre ses bras: Ma soeur, luy dit-il, depuis quand avez-vous creu qu’il vous estoit permis de disposer de votre personne, au prejudice des promesses que vous avez faites à Sigismond? A ce discours Dorinde demeura toute surprise, d’autant mieux qu’elle ne pensoit pas que Godomar fust de retour; toutefois se remettant un peu: Seigneur, luy respondit-elle, j’ay jugé que sa foy violée dispensoit la mienne de mes serments, et l’on ne me doit pas blasmer, si ne pouvant survivre son infidelité, j’ay voulu choisir un genre de mort si honorable. – Chere Dorinde, reprit Godomar, vous vivrez long-temps si vous ne devez mourir que quand mon frere vous changera. Je vous jure que son amour ne fut jamais si grande qu’elle est, et je vous en rapporte une preuve, que peut-estre vous n’attendiez pas. Disant cela, il luy remit un petit papier, où elle trouva ces mots escrits avecque du sang. [510/511]
BILLET DE SIGISMONDE
A DORINDE
On dit que le sang figure la cruauté, mais je veux que celluy-cy vous soit une marque eternelle de mon amour et de ma foy; recevez-le comme vostre, chere Dorinde, et souvenez-vous que je n’en seray pas avare, s’il faut que j’acquiere vostre beauté par mes armes, comme j’ay desja triomphé de vostre cœur par mes services.
A la veue de cette lettre, Dorinde fut veritablement touchée, et Godomar qui s’en apperceut prit si bien son temps, qu’il acheva de la persuader; il luy jura tant de choses en faveur de Sigismond, qu’elle crut enfin qu’il pouvoit estre vray que Gondebaut l’eust trompée: ainsi ne croyant pas estre obligée à suivre sa derniere resolution, elle consentit qu’Amasis parlast de sa sortie à celle des Druides qui avoit le principal commandement, et puis s’en retourna avec elle et Godomar dans le palais d’Isoure, où elle n’eut pas plustost entretenu Merindor, qu’elle se remit en sa bonne humeur.
D’autre costé Adamas, apres avoir entierement perdu l’esperance de trouver jamais de remede qui pust arrester la colere des dieux et leur faire revoquer l’arrest qu’ils avoient prononcé contre la vie de Silvandre, se disposa de leur obeyr, et fit voeu que ce sacrifice seroit le dernier qu’il leur feroit jamais. Il fit donc commander aux Eubages et aux Vacies de se tenir prests, et luymesme envoya dresser pres de la Fontaine, le bucher sur lequel le corps de Silvandre devoit estre bruslé. En effet l’Aurore n’eut pas plustost annoncé le retour de l’Astre qui devoit esclairer à ce funeste spectacle, que Silvandre sortit du lict, et s’en alla dans la chambre du Druide, pour luy montrer qu’il estoit prest d’aller ou le Destin l’appelloit. Adamas le receut avecque des larmes, mais voyant que ce berger ne s’en esmouvoit point, et que si son visage portoit les traits d’un homme qui devoit mourir, c’estoit d’un homme qui mouroit content, il ne put s’empescher de joindre au regret de le perdre, une admiration de le voir si courageux.
Mais si l’esprit de Silvandre fut assez fort pour resister à cette derniere attainte, celuy de Diane fut d’autant plus foible; car cette bergere ne vid pas plustost le jour, qu’en ce moment elle [511/512] sentit resveiller dans son cœur les plus sensibles desplaisirs dont une ame puisse estre affligée: Toutefois ne pouvant pas souspirer assez librement, elle se desroba d’aupres d’Astrée, et s’en alla ouvrir une fenestre le plus doucement qu’elle put. Ce fut-là que l’air receut ses souspirs, et que les ecos d’alentour semblerent s’approcher de sa voix, pour en apprendre les plaintes. Cette triste occupation l’entretint un peu du temps, mais enfin, comme elle jettoit les yeux en divers endroits de la plaine, elle vid arriver les Vacies et les Eubages qui devoient assister au sacrifice, où son repos devoit estre immolé, en la personne de Silvandre. Cet object la toucha si fort, que sans penser que ses regrets pourroient esveiller Leonide et Phillis qui dormoient dans un lict assez proche de la fenestre où elle estoit: Ah dieux! s’escria-t’elle, n’ay-je donc plus qu’un moment à vivre ? Cruels Ministres de la vengeance des dieux, que n’estes-vous plustost employez pour moy que pour mon berger? Pourquoy les Destins n’en veulent-ils à ma vie, et s’ils se plaisent à persécuter l’innocence, qui les oblige à m’espargner? Disant cela elle souspira si haut que Phillis s’esveilla, qui voyant Diane toute esplorée, n’eut pas beaucoup de peine d’en deviner le suject. Elle se jetta donc une juppe dessus, et se mettant sur la mesme fenestre où desja sa compagne estoit appuyée; Ma soeur, luy dit-elle, je ne vous demande pas quelle est la cause de vos larmes, puis que voicy le deplorable jour que Silvandre nous doit estre ravy. – Helas, repliqua Diane, quand nous en aurions perdu la memoire, voylà des objects assez capables de nous en faire ressouvenir. Alors elle luy fit remarquer les Eubages et les Vacies; qui venoient treuver Adamas, et puis luy faisant porter les yeux en d’autres endroicts: Ne voyez vous pas, continua-t’elle, comme tous les bergers quittent leurs hameaux, pour venir assister à cette funeste ceremonie? Admirez, je vous prie, le soing qu’ils ont eu de se lever matin, et ne diriez-vous pas à les voir venir si en haste et en foule, que la crainte de quelques ennemis leur fait abandonner leurs cabanes? Bons dieux! adjousta-t’elle, faut-il que j’aye tant de tesmoings de mon malheur. A ce mot, elle se teut, et Phillis qui ne pouvoit croire que ce ne fust une injustice de la vouloir consoler dans une si juste affliction, n’osa jamais ouvrir la bouche pour luy respondre, mais tenant encore l’œil attaché sur les objects que Diane luy avoit fait remarquer, elle en perdit peu à peu la veue, car ses pleurs la luy desroberent insensiblement. [512/513]
Presque en mesme temps Leonide et Astrée s’esveillerent, et voyants Diane et Phillis levées, elles s’habillerent fort promptement. Phillis acheva aussi de s’habiller, mais Diane qui avoit à peine la force de se soustenir, se remit au lict, à la persuasion de ses compagnes. Elle n’y fut pas plustost, qu’Astrée et Phillis s’assirent aupres d’elle, et de peur que Bellinde les vinst interrompre, elles supplierent Leonide de faire en sorte qu’elle ne vid point Diane, pour le moins jusqu’apres le sacrifice, ce que la nymphe leur ayant promis, elle sortit, et s’en acquitta comme elles desiroient; car Bellinde qui se douta bien que Diane ressentiroit la perte de ce berger, consentit facilement à luy laisser tout le reste du jour pour le plaindre. Cette petite liberté servit d’un peu de soulagement à son mal; toutefois comme il est presque impossible qu’un peu d’eau esteigne un grand feu, l’allegement qu’elle en receut ne fut presque pas cognoissable.
Cependant les Eubages estoient desja entrez chez Adamas, et ceux que la curiosité avoit conjurez à ce triste spectacle estoient attendants autour de la maison, quand Amasis, Godomar, Rosanire, Galatée, Rosileon, Dorinde et les autres se rendirent aupres du Druide. Le bruit que toute cette compagnie fit entrant dans le logis, fut assez grand pour venir jusqu’aux oreilles de Diane, qui se doutant bien du suject qui les amenoit, sentit redoubler en son ame la violence de sa douleur. Astrée et Phillis s’en apperceurent incontinent, mais n’y pouvant apporter de remede, elles ne firent autre chose qu’accompagner de leurs souspirs ceux de cette triste bergere: Elles furent donc ainsi quelque temps sans parler, mais tout à coup Diane interrompant leur silence: Cheres soeurs, leur dit-elle, les seules confidentes à qui j’ay communiqué mes peines et mes plaisirs, dittes-moy, ne vous semble-t-il pas que le soleil se haste plus qu’à l’ordinaire, et qu’il luy tarde que Silvandre ne soit desja mort? Helas! qu’a fait ce pauvre berger contre la Nature, qu’elle ait tant d’envie de le voir perir?
A ce mot elle se teut, puis se mettant à resver profondement: Mais quoy, reprit-elle tout à coup, seroit-ce en luy une marque d’amour ou d’ingratitude s’il partoit sans me dire adieu? Chere Astrée, adjousta-t’elle, se tournant de son costé, par pitié faites que je le voye, dittes-luy qu’il ne craigne pas de m’affliger, aussi bien cela n’est desja plus en sa puissance, car mes douleurs sont au plus haut point où elles puissent jamais arriver. Bons dieux, continua-t’elle, s’il donne sa vie pour obeyr aux destins qui luy [513/514] sont ennemis, oseroit-il refuser une seule parole à sa maistresse? Disant cela, elle recommença de souspirer, et Astrée qui ne cherchoit que les occasions de luy plaire, fut bien aise d’avoir eu cette commission, d’autant mieux qu’elle se douta bien que Celadon seroit avecque luy; en effect elle ne fut plustost entrée dans la sale, où desja tout le monde estoit assemblé qu’elle le rencontra, et Celadon luy prenant la main et la baisant: Maintenant, dit-il, je puis assurer qu’il est jour, puisque je voy mon Astre levé. – Vostre astre, respondit la bergere, sera tout aujourd’huy bien obscur, car les douleurs de Diane et le malheur de Silvandre luy sont un importun nuage. Alors Celadon voulut parler, mais Astrée s’estant approchée d’Adamas: Mon pere, luy dit-elle assez bas, Diane veut mourir ou voir Silvandre, et je croy qu’elle se desesperera, si on ne luy permet au moins de luy dire le dernier adieu. Le Druide qui jugea que sans injustice on ne luy pouvoit interdire cette consolation, en advertit incontinent le berger qui n’ayant plus à surmonter que cette difficulté, se disposa de la vaincre. Astrée donc le conduisit dans la chambre de cette bergere affligée, et pour leur donner plus de commodité de se dire en ce dernier moment leurs plus secrettes pensées, elle prit Phillis par la main, et sans leur laisser d’autres tesmoings que l’amour et la pitié, l’emmena dans un cabinet fort proche.
Dés que ce berger entra dans la chambre, à peine que Diane ne sortit du monde, elle fit d’abord un grand cry, et se levant un peu sur le lict, elle croisa les bras, et fit voir sur son visage de si puissantes marques de son transport que Silvandre, apres les avoir un peu considerées, sentit faillir presque en mesme temps son courage et ses forces. Cette grande resolution qu’il avoit tesmoignée jusqu’alors fut entierement bannie, et comme l’object esmeut les puissances, il luy fut impossible de resister à la douleur que luy causa la presence de Diane. Ainsi ce pauvre berger n’estoit pas encore arrivé au milieu de la chambre que les genoux luy faillirent, sur lesquels estant tumbé, et se sentant. peu à peu esvanouyr, il se laissa choir sur le costé, à deux pas du lict de sa maistresse. Diane cependant qui le voyoit pasmer souffroit une extreme peine de ne le pouvoir secourir; toutefois enfin s’imaginant qu’il n’estoit plus temps de s’arrester sur de petites considerations, elle se jetta en bas du lict, toute en chemise, et voulut ayder à le relever, mais ne luy treuvant plus de mouvement, peu s’en fallut qu’elle ne rendist l’ame; son desespoir fit alors un dernier effort, [514/515] et c’est sans doute que si la douleur pouvoit tuer, son affliction l’eut empesché de vivre, mais comme elle estoit reservée encore à d’autres desplaisirs, cet accident ne luy osta pas mesme la parole, car apres qu’elle se fut panchée sur le visage de Silvandre: Pauvre berger, dit-elle assez haut, n’est-ce pas un grand malheur en moy que je sois la cause de tous les maux que tu souffres? Sans moy les destins sans doute eussent espargné ta vie et si mon interest n’eust esté meslé dans tes disgraces, jamais ils n’eussent pris plaisir à te rendre malheureux.
A ce mot elle se teut, et l’amour succedant à la pitié fut cause qu’apres avoir jetté les yeux autour de soy et ne voyant personne qui pust remarquer ses actions, elle le baisa, mais je ne sçay si ce fut qu’elle demeura assez long-temps sur sa bouche pour luy inspirer une nouvelle vie, ou si l’eau des larmes qu’elle respandit en fut le remede, tant y a que ce berger ouvrit les yeux, pour marque qu’il n’estoit pas encore mort. Et bien que Diane n’eust travaillé que pour le faire revenir, elle en fut pourtant si surprise, à cause de l’estat où elle estoit que, se levant avec assez de haste, elle courut pour se recoucher; mais comme elle estoit desja extremément troublée, elle prit si peu garde à ce qu’elle faisoit que pensant se jetter sur son lict, elle donna un si grand coup de la teste contre l’un des piliers qu’elle tumba renversée sur le corps de Silvandre.
Le premier cry qu’elle avoit fait et le bruit qu’elle fit encore alors furent cause qu’Astrée et Phillis sortirent du cabinet où elles s’estoient enfermées de peur de les interrompre, et voyants d’abord un si piteux spectacle, elles, ne douterent plus qu’ils ne fussent morts l’un pour l’amour de l’autre. Toutefois s’en estants un peu plus approchées, elles virent que Silvandre mouvoit les bras, comme s’il eust voulu se demesler de dessous le corps de Diane, et cela fut cause qu’elles coururent prendre leur compagne, et la remirent dans le lict. L’effort qu’elles firent en la portant la fit revenir de sa pasmoison, mais pource qu’elle se porta incontinent la main sur le front, à cause de la douleur qu’elle y sentoit, elles prirent un mouchoir et luy presserent si fort l’endroit où la peau commençoit de s’enlever que la marque n’y parut que fort peu. Silvandre aussi revint entierement à soy et s’estant traisné doucement contre le lict de Diane, aussi-tost qu’Astrée et Phillis se furent retirées contre une fenestre, car elles ne voulurent plus sortir de la chambre, de crainte qu’il arri-[515/516]vast quelque nouveau malheur: Je pensois, luy dit-il, belle Diane, que le Ciel m’aymeroit assez pour me donner le contentement de mourir en vostre presence, mais à ce que je voy, ses arrests sont irrevocables, et il faudra que je meure immolé de la main d’Adamas. Cette derniere action qui semble s’opposer absolument à ma felicité, ne me seroit pas pourtant beaucoup sensible, si je ne voyois qu’elle trouble en quelque sorte vostre repos. Mais ma maistresse, adjousta-t’il, en luy prenant la main, ne vous affligez pas dequoy on me sacrifie. Les dieux veulent avoir sur moy autant d’avantage que vous, et si par un privilege de vostre beauté, je vous ay fait autrefois un sacrifice de mon ame, ils veulent aujourd’huy que je leur en fasse un de mon corps. En ce partage, tout le bien, ce me semble, demeure de vostre costé, car n’ayant plus de cœur ny de volonté, que reçoivent-ils de moy qu’un peu de boue, qui devoit aussi bien estre quelque jour la pasture des vers ou des corbeaux? – Cher Silvandre, respondit Diane, avec un profond souspir, encore en cela ne laissent-ils pas de me ravir une partie de mon bien, car lors que vous me fistes ce sacrifice de vostre ame, ce ne fut jamais sous condition que je ne pretendrois point d’empire sur vostre corps; vous vous donnastes à moy sans reserve, et me laissastes assez de pouvoir pour faire de vous ce que je voudrois. Que si maintenant je n’ay pas l’authorité de vous faire vivre, ne confesserez-vous pas qu’ils usurpent tyranniquement cela sur moy? Mais, Silvandre, je veux bien leur ceder ce droit, puisqu’ils sont les absolus arbitres de nostre vie, et ne m’affliger pas de vostre mort, si vous me voulez accorder une consolation dont l’esperance est le seul bien qui me reste.
Le berger qui ne desiroit que luy plaire promit de ne lur refuser pas, quelque remede qu’elle pust attendre de luy; et Diane reprenant la parole: Ce que je veux de vous, continua-t’elle, c’est qu’en ce moment qui vous reste, vous me permettiez d’user du pouvoir qu’autrefois vous m’avez donné sur vos volontez et que vous treuviez juste le commandement que je vous fay de me permettre de mourir, au mesme instant que je sçauray que vous ne serez plus au monde. Diane profera ce peu de mots avec une tres-grande resolution, et Silvandre qui ne pouvoit oster les yeux de dessus son visage fut si charmé par cette derniere preuve qu’elle luy donnoit de son amour qu’il fut quelque temps sans pouvoir ouvrir la bouche. Enfin laissant aller sa teste sur la main qu’il tenoit: Ma belle maistresse, dit-il en la baisant, voudriez-vous bien signer [516/517] de vostre sang l’arrest de vostre affection et de mon infortune? Auriez-vous le courage assez fort pour me suivre en ce funeste passage, et n’auriez-vous point de regret de quitter en mesme temps Paris et la vie? – Cruel, repliqua Diane, en l’interrompant, as-tu bien assez de courage toy-mesme pour m’offenser, et n’as-tu point de regret d’avoir douté que ma passion ne pust entreprendre toutes choses. Disant cela, elle parut un peu esmeue, et le berger qui cognut bien qu’elle avoit eu suject de se fascher: Chere Diane, reprit-il, pardonnez à mon amour s’il luy est eschappé de vous faire paroistre quelques traits de sa jalousie; les dieux veulent que vous soyez à Paris, et si je le crains, treuvez-vous que mon apprehension n’ait pas un fondement legitime? – Je sçay bien, repliqua Diane, qu’ils l’ont ordonné; mais sur ce poinct je jure que je feray moy-mesme mes destinées. Souvenez-vous, Silvandre, que je ne puis estre qu’à vous, et que pour peu que vous m’attendiez, vous n’irez point sans moy visiter les champs d’Elize. – Je vay donc, adjousta froidement Silvandre, mourir avec ce contentement d’esperer que nostre absence ne sera pas eternelle; je vay, belle Diane, offrir, à l’Amour une despouille qui vous appartient, heureux de finir mes jours, si mon exemple vous peut empescher d’avoir quelque horreur de me suivre! Adieu, belle Diane, par pitié employez ces derniers moments à vous souvenir de mes services, et confessez que le Ciel a quelque chose de barbare, quand il consent à nostre separation!
Alors Silvandre porta sa bouche jusques sur le visage de Diane, et cette bergere fut si touchée de ces dernieres paroles que pouvant à peine parler: Adieu, dit-elle, fondant toute en larmes, Adieu Silvandre, sois constant à ta Diane, et fay luy cognoistre que ton amour est de celles qui vivent mesmes dans le tombeau. A ce mot la voix luy faillit et voulant hausser les bras pour l’embrasser, elle n’en eut jamais la force. Silvandre cependant se leva, et voyant qu’Astrée et Phillis s’estoient approchées: Cheres compagnes de ma maistresse, leur dit-il la larme à l’œil, je vous laisse heritieres de tout le bien que m’apportoit la presence de Diane, et comme vous avez esté les seules confidentes de ses secrets et des miens, soyez les irreprochables tesmoings de la pureté de nos flames. Alors il les salua pour leur dire le dernier adieu, et sans autre compagnie que celle de leurs larmes, il sortit enfin de la chambre, non pas sans en avoir cherché la porte deux ou trois fois, car la peine où il estoit, et les pleurs qu’il alloit versant, luy troubloient esgalement le jugement et la veue. [517/518]
En descendant le degré il essuya ses yeux, et composa son visage le mieux qu’il put, afin qu’il ne tesmoignast pas le regret qu’il avoit de s’esloigner de Diane; et dés qu’il fut entré dans la sale, cognoissant bien que toutes choses estoient prestes, et que personne n’osoit luy dire qu’il estoit temps de s’en aller, il sollicita le Druide de ne plus differer ce funeste depart. Adamas ne pouvant rien alleguer contre cela fut contraint d’y consentir, de sorte qu’ayant ordonné des ceremonies et de l’ordre qu’il y falloit observer, chascun se mit en chemin.
A peine toute cette grande trouppe fut hors de la maison, que Diane reprit la force et les esprits qu’elle avoit perdus en perdant la presence de Silvandre, et n’oyant plus aucun bruit, elle se douta incontinent de ce qui estoit arrivé.
Cela fut cause que toute en furie elle se jetta en bas du lict et courant aux fenestres: Où vas-tu, s’escria-t’elle, mon Silvandre, où vas-tu, mon berger? Est-ce donc aujourd’huy le jour qui me doit oster l’esperance de te voir, et de te posseder jamais ? Cruelles destinées, adjousta-t’elle, qui me le ravissez par la plus injuste loy qui fut jamais establie, pourquoy, si nous n’eusmes qu’une mesme vie, souffrez-vous que nous ayons une differente mort? Pauvre Silvandre, je suis donc la seule pour qui tu vas mourir, et la seule qui ne t’accompagne point en ce triste voyage? Helas, sera-t’il dit que pour t’avoir le plus d’obligation, je doive avoir le plus d’ingratitude? Disant cela, elle se haussa un peu sur la fenestre, pour mieux considerer son amant que ses yeux avoient desja choisi parmy toute la trouppe, mais Astrée et Phillis qui eurent peur qu’elle se jettast en bas l’arresterent, et la tenants embrassée: Ma soeur, luy dit Astrée, bien que ce mal-heur soit sans remede, et que vostre desplaisir soit infiny, donnez, je vous supplie, quelque chose à nostre affection, et pour l’amour de nous, resistez à ce desespoir, qui vous inspire à tous moments quelque funeste dessein contre vous-mesmes. – Ah! ma soeur, respondit Diane, qu’il est doux de se voir au port et considerer les autres dans le peril d’un naufrage. Quand vous estiez en la peine où je suis, vous sçaviez bien rejetter les conseils qui regardoient le dessein de vous faire vivre, et pourquoy condamnez-vous maintenant en moy cela mesmes que vous pratiqueriez si vous estiez en ma place? Non non, ma compagne, souvenez-vous qu’il faut que je suive Silvandre et qu’il ne sera jamais de consideration assez forte pour m’en divertir. Que si vous me vouliez obliger, [518/519] continua-t’elle, vous iriez toutes deux assister à ce sacrifice, où l’on immolera la plus aymable victime qui fut jamais. Aussi bien n’ayant que vous pour confidentes, je ne dois pas attendre qu’autre aussi que vous me rapporte fidellement les dernieres actions de sa vie.
Phillis qui jugea bien que Diane avoit raison de leur faire cette priere, treuva à propos qu’Astrée prist ce soing-là, puis se tournant à Diane: Voyez-vous, ma soeur, adjousta-t’elle, il ne faut pas que vous vous imaginiez que nous puissions toutes deux accepter cette commission; il faut de necessité que je demeure aupres de vous, car de penser que je vous laisse seule à la merci de vostre desespoir, c’est ce que je ne feray jamais. – Vous m’obligez, repliqua Diane assez froidement, dans le soing que vous avez de ma conservation; mais la faveur qu’Astrée me fera ne sera pas moindre, si elle prend la peine de me redire les succez qui auront accompagné la mort de Silvandre. C’est pourquoy, ma chere soeur, continua-t’elle, se tournant à elle, je vous conjure de ne me refuser pas cette satisfaction, puis que c’est la seule que j’attends en cette extremité. Astrée n’osa pas s’opiniastrer contre les desirs de sa compagne, mais après avoir promis de luy raconter fidellement toutes choses, elle partit, et parce que la trouppe n’estoit pas encor beaucoup esloignée de la maison, elle s’y joignit bien-tost, et peu apres à Celadon.
Diane pour cela ne s’osta pas de la fenestre, au contraire, demeurant comme attachée par les yeux à la personne de Silvandre, elle ne cessa de penser aux moyens qu’elle pourroit inventer pour n’estre pas long-temps à le suivre. Phillis regardoit aussi l’ordre de cette ceremonie, et n’ayant aucun objet particulier qui pust arrester ses regards, à cause que dans cette multitude Lycidas n’estoit pas cognoissable, elle alloit considerant tantost une chose, tantost l’autre. Elle vid que les Eubages et les Vacies marchoient devant, portants chascun en la main, les vases et les autres choses dont on avoit accoustumé de se servir aux sacrifices; apres eux marchoit Adamas tenant Silvandre par la main, et à huict ou dix pas de luy, Amasis entre Godomar et Rosileon. Un peu apres, elle remarqua Bellinde, Rosanire, Galatée, Madonte et les autres, à qui les chevaliers aydoient à marcher, et parce que le reste suivoit avec assez de confusion, elle n’y sceut cognoistre Lycidas, ce qui luy fit croire que peut-estre n’auroit-il pas voulu assister à ce triste spectacle.
[519/520] Dans cette consideration, ny Diane ny elle ne purent retenir leurs larmes; mais quand la distance du lieu et l’espaisseur des arbres leur eurent insensiblement desrobé la veue de toute cette grande trouppe, ce fut alors que Diane espreuva jusqu’où peut aller une extreme affliction; elle n’en perdit pas la parole seulement, mais peu s’en fallut qu’elle n’en perdist aussi la vie. Toutefois treuvant en cette extremité un suject de consolation: C’est trop, dit-elle tout à coup, se consommer en des regrets inutiles, Silvandre n’a plus besoing de mes larmes ny de mes souspirs, il faut que je luy donne mon ame pour l’accompagner, si je veux qu’il soit content dans la jouyssance de sa seconde vie. Disant cela elle se retira de la fenestre et de fortune jettant les yeux sur un petit cabinet d’ebene, elle apperceut un cousteau qu’on y avoit oublié depuis deux jours, qu’elle et Astrée avoient mangé dans cette chambre. Aussi-tost elle fut tentée de s’en saisir, mais craignant que Phillis la vid, elle dissimula son envie et feignant de se pourmener, elle attendit que sa compagne n’eust plus les yeux sur elle, pour avoir plus de commodité de faire son agreable larcin. Phillis donc ne tourna pas plustost les yeux, que Diane s’approcha du cabinet, et s’estant saisie de ces armes, s’alla remettre dansle lict. Phillis y vint aussitost, et parce que Diane fut long-temps sans faire autre chose que souspirer, elle n’osa pas seulement ouvrir la bouche. Enfin s’ennuyant dans ce silence: je voy bien, chere Diane, luy dit-elle, qu’il n’est plus temps que nous nous flattions par l’esperance de quelque bien, pour le moins si nous n’en attendons que du costé de Silvandre; c’est par la volonté des dieux qu’il nous est ravy, et je croy que ce que nous pouvons faire de mieux, c’est de leur demander autant de patience qu’il nous en faut pour supporter cet extreme mal-heur. – Pour moy, repliqua Diane, j’y ay desja preparé mon esprit, et je vous jure que depuis que j’ay aupres de moy un si agreable remede, je treuve que mes maux ne sont pas de beaucoup si violents.
Phillis, qui ne sçavoit pas qu’elle eust caché un cousteau, s’imagina qu’elle la prenoit pour cet agreable remede. Elle luy respondit donc: Il est bien certain, ma chere soeur, que si vostre douleur pouvoit estre allegée par mon ressentiment, elle auroit bien-tost diminué de sa violence, car la part que j’y prends est si grande que je ne croirois pas mentir, si je disois que je la partage esgalement avecque vous, mais je sçay que je puis si peu pour vostre guerison que je meure si j’ose seulement entreprendre de vous [520/521] consoler. – Ma chere soeur, adjousta Diane, c’est assez que je sçache que mes desplaisirs vous touchent et que, si vous estiez capable d’arrester mes malheurs ou de me les faire oublier, l’affection et la pitié vous feroient entreprendre toutes choses.
Avec semblables discours, ces deux bergeres s’entretenoient en attendant le retour d’Astrée, et cependant Silvandre arriva où la mort devoit triompher de luy. D’aussi loing qu’on put remarquer le bucher, il n’y eut personne en toute l’assemblée qui ne changeast de couleur. Luy seul le regarda sans effroy, et soudain que le Druide y fut monté, et que les Eubages eurent posé dessus les vases et le cousteau, il y monta de mesme et s’estant mis à genoux, apres avoir porté les yeux sur le nuage qui couvroit la fontaine de la Verité d’Amour: Roy des armes, dit-il avec une constance admirable, puissante divinité qui n’eus jamais de plus beau ciel que les yeux de Diane, Amour, puis que je devois mourir pour satisfaire à l’offense que ma temerité commit en l’adorant; reçoy, doux tyran, cette preuve de mon obeyssance, et quelque punition que mon crime ait meritée, fay que par ma mort ta colere soit assouvie.
A ce mot il se leva, et apres avoir quitté son pourpoinct, il fit signe au Druide qu’il estoit tout prest de mourir. Sa grande resolution estonna toute l’assistance et les moins sensibles donnerent des larmes à la disgrace de ce berger, mais sur tous Astrée et Celadon parurent affligez outre mesure; car si l’un plaignoit le sort de Silvandre, l’autre ne regrettoit pas moins l’infortune de Diane. Adamas de son costé douta s’il auroit assez de vie pour achever ce sacrifice, toutefois s’en remettant à ce que les dieux et sa douleur en ordonneroient, il commença de mettre la main à l’oeuvre.
Le bucher qu’il avoit fait dresser estoit haut environ de deux coudes, et afin qu’il pust contenir plus de bois, il luy en avoit laissé six de longueur et de largeur. Au dessus il avoit fait bastir une forme d’eschaffaut de la mesme grandeur, mais haussé d’une demy-coudée pardessus le bucher, afin qu’apres que Silvandre auroit receu le dernier coup, le feu pust consommer en mesme temps, et le theatre et la victime. Aussi-tost donc que toutes choses furent en estat, le Druide prit deux grands flambeaux, qu’il alluma au feu qu’un Vacie avoit apporté dans un petit vase d’argent, et les ayant remis à deux Eubages, il leur commanda de faire jusqu’à neuf fois le tour du bucher. Apres cela, mais [521/522] avecque une main tremblante il prit le cousteau, et s’estant addressé au berger, luy demanda s’il auroit assez de constance pour mourir sans qu’on luy bouchant les yeux, et Silvandre ayant protesté que ce moment estoit le plus doux de sa vie, il descouvrit luy-mesme son estomach pour y recevoir le coup. Mais Adamas, s’offensant en quelque façon de son impatience: Silvandre, luy dit-il assez bas, la haste que vous avez de mourir, m’est bien un signe de vostre courage, mais elle pourroit bien estre aussi une marque de vostre desespoir: les dieux n’ayment pas les actions precipitées, et c’est pour cela que je vous conjure d’attendre avec un peu plus de patience, le coup que vous ne recevrez que trop tost pour mon contentement. Nous avons accoustumé dans nos sacrifices, d’arrouser le bucher de quelques gouttes de sang, que nous tirons de la victime qui doit estre immolée; c’est pourquoy, pour ne contrevenir point à cet ordre, je mouilleray du vostre, ce bois, sur lequel vous devez mourir. Silvandre ne respondit rien aux paroles d’Adamas, mais apres avoir montré qu’il estoit prest d’obeyr à tout ce qu’il commanderoit, le Druide luy prit le bras un peu au dessus de la main, et le berger luy-mesmes troussa la manche de sa chemise, pour ne laisser point d’obstacle à son dessein. Incontinent un Eubage tendit un vase pour recevoir le sang, et Adamas haussa la main pour faire la playe, mais à peine eut-il jetté les yeux sur l’endroit où il devoit donner le coup, qu’il fut saisy d’un estonnement extreme; il fut d’abord quelque temps sans se mouvoir, et sans pouvoir retirer ses regards de dessus le bras de Silvandre, puis tout à coup se sentant affoiblir, il laissa choir le couteau, et se jettant au col du berger: Ah! Silvandre, s’escria-t’il, ah! Paris, ah! mon fils. Disant cela, il perdit tout à fait la force, et Silvandre mesmes n’en ayant pas assez pour le soustenir, fut contraint de se laisser tuber avecque luy sur le theatre.
A la veue de cet accident, ceux qui estoient un peu esloignez, jetterent un grand cry, s’imaginants que Silvandre avoit receu le dernier coup. Toutefois ayants veu premierement choir Adamas, ils douterent si le sacrificateur n’estoit point devenu luy-mesme la victime. En cet instant les deux flambeaux, comme par miracle, s’esteignirent d’eux-mesmes, au grand estonnement des Eubages, et Paris, ravy de ce spectacle, et dequoy il s’estoit ouy nommer, monta promptement sur l’eschaffaut. Il n’y fut pas plustost, que le Druide reprit entierement ses esprits, et s’estant dressé [522/523] sur ses genoux: Pitoyables dieux! s’escria-t’il, qui ne pouvez mentir, je vous rends graces du bien que vous m’avez rendu, pardonnez-moy, si desesperant en quelque sorte de vos faveurs j’ay osé murmurer contre la grandeur de vostre bonté infinie; si j’ay failly comme mortel, je fay voeu de vous satisfaire comme à mon Tautates souverain, et promets de faire fumer vos autels, d’une eternelle suitte de victimes.
A ce mot il se leva tout à fait, et voyant bien que l’assemblée n’estoit pas dans un estonnement moindre que le sien, il prit Paris d’une main, et tenant Silvandre de l’autre, il haussa la voix le plus qu’il put, et commença de parler en cette sorte:
Puis qu’il faut que pour une secrette action, je fasse une confession qui soit publique, et qu’à la veue de tout le Forests, je declare ce qui n’a jusqu’icy esté cogneu, que des dieux et de moy, je proteste tout haut que voicy Paris, dit-il, montrant Silvandre, et que celluy-cy qui en a porté le nom, continua-t’il montrant Paris, n’a jamais esté mon enfant, que depuis que l’affection, ou plustost la pitié, me conseilla de luy en donner le nom et le tiltre. Mais parce que ce changement n’est pas ordinaire, je me sens inspiré d’en dire les raisons, afin que tous les hommes apprennent à ne desesperer jamais des graces, ny des faveurs du Ciel. On sçaura donc, qu’au temps que la valeur d’Aetius donna sa gloire à l’agrandissement de l’Empire Romain, et que la prudence de ce capitaine luy acquit le gouvernement de la Gaule, ce pays, qui avoit esté paisible depuis tant de siecles, espreuva par diverses rencontres qu’il n’estoit pas sans ennemis. Et comme il n’estoit pas possible, que mon interest ne fust enveloppé dans un mal-heur, qui estoit alors commun à toutes ces provinces, j’espreuvay bien-tost, combien est barbare l’insolence de ceux, qui cherchants plustost de l’utilité, que de la gloire dans leurs triomphes, ne se plaisent qu’à destruire, et à ravager ce qui se presente à leur insatiable fureur. Leur rage ne s’estendit pas seulement jusqu’à voler ce qui estoit de precieux dans ma maison, mais encore ils me ravirent un fils, qui estoit le seul appuy sur lequel mon esperance estoit soustenue. Je sçay bien que je fis ce que je pus pour les en empescher, je leur representay le peu de service qu’ils en retireroient, puis qu’il n’avoit pas encore atteint la cinquiesme de ses années, je les conjuray d’avoir pitié de son innocence et de mon affliction, je leur dis tout ce que la douleur et le desespoir peuvent inspirer, mais, ny la compassion qu’ils devoient à ma [523/524] qualité, ny mesme l’horreur de leur crime, ne furent capables de les toucher; leur violence au contraire s’en augmenta, et en despit de moy ils voulurent commettre deux fautes: celle de m’oster mon fils, et de me laisser vivre.
Apres ce mal-heur, je restay sans enfant et sans consolation, mes soings devindrent ma plus solide nourriture, et si la charge que je commençois d’exercer m’eust permis de m’esloigner, j’eusse suivy sans doute les ravisseurs de mon bien, ou je me fusse confiné dans les horreurs de quelque solitude; mais ne pouvant me separer du devoir de Druide, je fus contraint de demeurer dans le mesme lieu, où chaque object me representoit la perte que je venois d’y faire. Peu de jours apres, estant sorty pour m’aller divertir le long de Lignon, je me mis à resver sur la disgrace de mon fils perdu, et cependant que je considerois combien son sort et le mien estoient alors desplorables, j’ouys assez pres de moy pleurer un jeune enfant. Aussi-tost, touché d’une secrette joye, je tournay mes pas de ce costé-là, et ne fus pas long-temps sans le rencontrer. Il estoit assis presque sur le bord de l’eau, et pour peu qu’il eust panché son visage contre la riviere, ses pleurs fussent tumbez dedans. Sa douleur ne l’empeschoit point de paroistre beau, et j’avoue que, m’imaginant qu’il avoit eu un destin semblable à celuy de Paris, je conceus pour luy une affection si particuliere, que je fis dessein de l’emmener. Je m’approchay donc de luy, et fis ce que je pus, pour apprendre quels estoient ses parents, mais son bas aage, car il avoit sans douté plusieurs lunes moins que Paris, fut cause qu’il ne m’en sceut jamais dire la moindre chose. Je ne l’eus pas plustost conduit chez moy, que riche de cette nouvelle despouille, je commenday de treuver quelque soulagement à mon affliction, et de remercier les dieux, dequoy apres la perte de mon fils, j’en avois recouvré un autre, à qui je pouvois avecque raison, donner le mesme tiltre, puis que je, n’avois pas moins fait pour luy, en luy conservant la vie, que ceux de qui premierement il l’avoit receue. Je commanday donc à tous ceux qui avoient esté tesmoings de mon desastre, de ne parler jamais du mal-heur qui m’estoit arrivé, et leur ayant ordonné de donner à celluy-cy le mesme nom que l’autre avoit porté, ils ont si bien obey à mon commandement, que tant s’en faut qu’on ait jamais sceu ma disgrace, qu’il n’est personne dans tout le Forests, qui n’ait jugé que ce Paris supposé, estoit le mesme que les dieux m’avoient donné pour legitime successeur.
[524/525] Toutefois, puis qu’aujourd’huy les mesmes dieux ordonnent que la verité se descouvre, et qu’ils ont permis que j’aye veu sur le bras de Silvandre la seule marque qui pouvoit me le faire cognoistre, il est juste que je declare qu’il est le veritable Paris, et que je luy redonne aupres de moy la mesme place, que ces voleurs luy avoient autrefois ravie.
Disant cela, Adamas embrassa encore une fois Silvandre, la larme à l’œil, puis troussant la manche de sa chemise, il fit voir à ceux qui se treuverent plus pres du theatre, le rameau de Guy qu’il avoit imprimé sur le bras, et qu’Astrée confessa avoir desja veu une fois, lors que s’estant esvanouy, Phillis luy desroba un brasselet qu’il y portoit.
Apres cela, Adamas, reprenant la parole: Mais, dit-il en continuant, encore que ce Paris supposé ne puisse plus estre appelé mon fils, je proteste que je le veux tousjours aymer comme tel, et que luy faisant espouser Leonide, je luy donneray assez de part en mes biens, pour l’empescher de porter envie à la fortune de l’autre. Et afinqu’on ne croye pas que, pour avoir esté treuvé sur le bord d’une riviere, estendu sur l’herbe, et abandonné de tout le monde, sa naissance soit honteuse; je veux qu’on sçache, que je vis sur luy de si belles marques d’estre yssu de quelque illustre maison, que je doutay, si l’avouant pour mien, je ne ferois point d’injure à la gloire qu’il eust pu tirer de son origine. Ceux qui l’avoient laissé dans cet estat, n’avoient pas eu, sans doute, le temps de le despouiller, ou peut-estre, n’avoient-ils pas esté barbares jusques là, que de l’entreprendre; car je le treuvay revestu d’une petite robe de pourpre, couverte d’une broderie de fin or, et meslée avecque des fleurs de soye si bien nuées, qu’elles imitoient parfaittement le naturel. La nuict, le faisant mettre au lict, je vis qu’il portoit sur l’endroit de l’estomac une petite agathe pendue à un chaisnon d’or, et entourée d’un petit cercle de mesme, sur laquelle on avoit gravé un lyon, et fort pres de luy un lyonceau, qui usant desja de sa force, disputoit sa vie contre un tygre aussi grand que luy. Autour de ces figures je leus en assez gros caracteres ces mesmes mots: Comme né de ce lyon, et cela me fit juger que cet enfant devoit avoir eu un pere fort genereux, qui attendant de luy des actions dignes de sa naissance, avoit voulu tesmoigner par là, l’esperance qu’il concevoit de sa future valeur. Voyla quelles sont les marques que je treuvay sur ce jeune enfant, et que je conserve encore fort entieres. Veuillent [525/526] les dieux, qu’elles servent aussi-bien à son contentement, que celle de mon fils a esté propre à me rendre le bien qui m’avoit esté ravy.
A ce mot Adamas se teut, et laissa toute l’assistance dans un estonnement incomparable. Astrée sur toutes, ne sçavoit de quelle façon expliquer ce qu’elle voyoit, quelquefois elle s’imaginoit que c’estoit un songe et quelquefois elle s’accusoit dequoy elle n’adjoustoit pas assez de foy à ses yeux, mais ce qui acheva de la porter dans le ravissement, ce fut quand elle apperceut Bellinde, qui s’avançant avecque haste, et se faisant ayder, monta enfin sur le theatre, où d’abord se jettant sur celuy qu’on avoit tousjours creu estre Paris: Cher Ergaste, s’escria-t’elle, c’est donc toy, mon fils, qu’Adamas a si soigneusement eslevé! Ergaste, mon Ergaste, continua-t’elle, ah! que les dieux sont justes, de me redonner le contentement de te baiser et de t’embrasser; mon fils, mon Ergaste…
A ce mot la voix luy faillit, et non pas la force, car elle le tint encore serré si estroittement, qu’il ne put jamais se jetter à ses genoux. Dés qu’elle put reprendre la parole, ce ne fut que pour jurer au Druide, que toutes les marques qu’il disoit avoir treuvées sur cet enfant estoient en Ergaste, lors qu’il luy fut enlevé et que les figures et les mots qui estoient sur l’agathe, ne servoient qu’à tesmoigner qu’il estoit né de Celion. Adamas receut une consolation extreme du contentement de Bellinde, et cependant qu’Ergaste (car je les nommeray desormais par leurs noms) remercioit tantost les dieux, et tantost Adamas de la faveur qu’ils luy avoient accordée, en le rendant à sa mere, le vray Paris ne cessoit de penser au changement qui estoit survenu en sa fortune. En cet instant, tous les oracles qui avoient esté rendus à son suject, luy revindrent dans la memoire, et voyant combien ils estoient veritables en ce dernier accident, il recognut bien qu’il n’en avoit jamais eu la vraye intelligence. Et certes il eust esté bien difficile qu’il eust pénétré dans le secret de ce mystere, car ne sçachant pas qu’il fust Paris, il n’estoit pas possible qu’il se figurast que tous les maux dont Silvandre estoit menacé deussent tourner à son propre avantage.
Il estoit encore dans ces considerations quand il ouyt qu’Adamas, reprenant la parole avec un visage assez triste: Toutefois, dit-il, si les dieux ont ordonné que cette joye ne me dure pas long-temps et que le recouvrement de Paris ne serve qu’à m’en faire treuver [526/527] desormais la perte plus insupportable, me voicy prest d’executer leurs commandements. C’est pourquoy, Tautates Amour, continua-t’il, se jettant à genoux et levant les yeux vers le ciel, grand Dieu qui disposes, comme il te plaist, de nos destinées, prononce en ma faveur ou à ma confusion le dernier arrest de ta volonté: si tu veux que mon fils estant desja mort comme berger et comme Silvandre meure veritablement comme Paris, bien que son trespas deust estre assurément la cause du mien, je jure inviolablement que je n’y apporteray point d’obstacle.
A cette priere toute la troupe changea de visage, et la crainte qu’il arrivast encore quelque triste accident qui pust troubler le repos du nouveau Paris fut cause que chacun demeura en peine de sçavoir ce qui en adviendroit. Mais on ne fut pas long temps en attente, car à peine le guide eut achevé de parler que le nuage qui couvroit la fontaine s’ouvrit à l’accoustumée, et peu à peu on vid sortir de l’eau une colonne de marbre blanc, sur laquelle Amour parut, non plus armé de foudres, mais tout tel qu’il est quand il se joue avecque les traces. Il avoit à la main deux coronnes de myrthe, qu’il jetta si à propos, que l’une tumba sur la teste de Celadon, et l’autre de Silvandre, puis tout à coup ayant disparu le nuage se referma; mais on prit garde qu’il s’alloit peu à peu eslevant et que se perdant parmy les nues, il enlevoit avecque soy quantité de petits Cupidons, qui jettants aussi des coronnes sur l’assemblée, joignaient leurs voix au son de quelques instruments et chantoient ces paroles.
C’est assez, les dieux sont contents,
Il est temps
Qu’aux douleurs le plaisir succede,
Et qu’apres de si longs travaux
Le Ciel par un puissant remede
Arreste desormais la suitte de vos maux.
Qu’on ne parle plus de malheurs,
Que les pleurs
Cessent de ternir vos visages,
Puisqu’il est fatal qu’à son tour
Lignon marie en ses rivages
Les douceurs de la paix aux charmes de l’amour.
[527/528] Ce concert achevé, le nuage se dissipa tout à fait et tous ces petits Amours disparurent, mais Astrée n’en fut pas tesmoing, car cette belle bergere ne sceut pas plustost que Silvandre estoit Paris et que Paris estoit Ergaste, qu’elle se desroba de la trouppe, voire mesme de Celadon, pour en aller porter la nouvelle à ses compagnes.
Phillis cependant venoit de temps en temps regarder par la fenestre, et ayant veu enfin qu’Astrée revenoit, elle s’en retourna aupres du lict de Diane, mais avec un visage aussi pasle et aussi desfait que si elle eust deu apprendre la mort de Lycidas et non pas de Silvandre. Diane qui s’apperceut de ce changement, luy en demanda la cause, et Phillis avec un grand souspir luy respondit qu’elle avoit veu revenir Astrée et que la crainte d’ouvr quelque mauvaise nouvelle l’avoit touchée jusqu’à luy faire changer de couleur. Alors Diane toute esmeue: Ah dieux! s’escria-t’elle, je voy bien que Silvandre est mort, mais quoy que fasse le Ciel, il ne m’empeschera pas de le suivre. Disant cela, elle voulut mettre la main sur le cousteau qu’elle avoit caché, mais dans le transport où elle estoit, ne se souvenant pas bien du lieu où elle l’avoit mis, elle se leva à moitié sur le lict, et cherchant de tous costez: Mais quoy, adjousta-t’elle toute surprise, les dieux auroient-ils bien condamné mes desseins et voudroient-ils m’oster le remede que j’avois préparé à mon desespoir? A ce mot elle treuva le cousteau que sans y penser elle avoit un peu esloigné d’elle, et se remettant dans le lict: Non non, dit-elle en continuant, ils ont trop de pitié pour ne laisser pas quelque refuge aux miserables. Phillis qui remarquoit jusqu’aux moindres de ses actions s’estonna de ce qu’elle venoit de faire, et se doutant en partie de la verité du fait, sedisposa de prendre garde soigneusement à tout ce qu’elle voudroit entreprendre.
Cependant Astrée arriva, et dés qu’elle fut à la porte: Courage ma soeur, s’escria-t’elle, Silvandre est mort! Aussi-tost Diane jetta les yeux sur elle et la voyant toute en eau creut que c’estoient les larmes, et non pas la sueur qui luy avoient mouillé le visage. Ainsi ne doutant plus du malheur qu’elle avoit craint: Ah! ma soeur, luy respondit-elle, que c’est bien inutilement que vous me voulez donner du courage! J’en ay plus pour mourir que pour vous dire adieu. Disant cela elle se saisit du cousteau, et tirant le bras hors du lict, le haussa pour se le plonger dans la poictrine, mais Phillis quiavoit tousjours l’œil sur elle l’arresta [528/529] incontinent, et se mettant à l’embrasser: Ma compagne, luy dit-elle, que faittes-vous? – Mais vous, reprit Diane, toute en fureur, que faites-vous, ennemie de mon contentement, pourquoy vous opposez-vous à ma resolution, puis qu’elle est juste? Disant cela, elle se desbattoit pour se remettre les bras en liberté, et Astrée qui avoit failly à mourir de frayeur à la veue de ce cousteau, et du funeste dessein de Diane, se repentant de luy avoir donné cette fausse allarme: Mais ma soeur, luy dit-elle en s’avançant, Paris est encore en vie. – Que m’importe, repliqua Diane, que Paris vive, si mon Silvandre n’est plus? – Il vous importe si fort, reprit Astrée, que vous ne sauriez desormais le refuser pour mary. – J’espouserois plustost, respondit Diane en l’interrompant, tout ce que la Nature a jamais fait de plus horrible. – Et pourtant, dit Astrée se jettant sur le lict, Silvandre n’est mort que pour cela. – Et moy, adjousta Diane, je ne mourray que pour faire en sorte que cela ne soit jamais. – Et si Paris et Silvandre, reprit Astrée, n’estoient aujourd’huy qu’une mesme chose, et que celuy que vous avez creu estre Paris fust Ergaste frere de Diane, que diriez-vous? – Ah! Ma soeur, repliqua Diane, vostre artifice est hors de saison, et je ne dois pas me mettre en peine de respondre à cela, puisque je sçay bien que c’est une chose impossible; mais il faut que je meure, puisque je le dois et que je l’ay promis.
A ce mot elle fit un dernier effort, et peut-estre eust-elle vaincu la resistance de Phillis, si Astrée ne se fust mise enfin de la partie; elle ayda donc à arracher ce cousteau, puis avec un tesmoignage d’affection et de joye: Ma soeur, continua-t’elle, je vous jure pourtant que Paris n’est plus Paris, mais Ergaste, et que celuy que nous avons pleuré comme un Silvandre qui devoit mourir est aujourd’huy ce mesme Paris que les dieux ont destiné pour estre mary de Diane. Que si mes paroles vous laissent quelque doute dans l’esprit, et que la merveille de cet accident ait besoin d’un plus grand discours pour vous estre racontée, promettez-moy que vous m’escouterez paisiblement, et puis je vous en diray toutes les circonstances.
Astrée dit cela avec une certaine action qui remit un peu l’esprit de Diane, et quiluy persuada qu’il y avoit de l’apparence, qu’elle ne mentoit pas; et bien que cette nouveauté treuvast fort peu de place en sa croyance, elle ne laissa pas de penser qu’elle n estoit pas entierement impossible. Ayant donc promis tout ce [529/530] qu’Astrée voulut, la bergere luy raconta de mot à mot tout ce qu’elle avoit ouy, et redisant les choses qu’elle avoit veues, au mesme ordre qu’elles estoient arrivées, quelquefois elle estoit cause que Diane se perdoit dans la crainte, et quelquefois elle luy redonnoit la vie, selon qu’elle luy ostoit ou luy laissoit quelque suject d’esperer. Enfin apres qu’elle eut tout dit et qu’elle eut mis l’esprit de Diane dans le plus grand estonnement où il eust jamais esté: Ma soeur, dit Phillis, ce n’est pas tout, il ne faut point que vous adjoustiez tant de foy aux paroles d’Astrée, que vous perdiez l’envie d’en estre vous-mesme tesmoing. Je suis donc d’avis que vous vous habilliez promptement, aussi bien croyje que vous auriez bien-tost des nouvelles de Bellinde. Disant cela, elle-mesme luy tendit ses habillements, et Diane les receut avecque tant de joye qu’elle fut assez long-temps sans sçavoir ce qu’elle faisoit, et de fait si Astrée ne luy eust aydé, peut-estre n’eust-elle jamais achevé de s’habiller.
Enfin quand elle fut en estat de sortir, elle se mit entre Astrée et Phillis, et à peine furent-elles à cent pas de la maison qu’elles rencontrerent Lycidas, à qui Adamas avoit donné la commission d’advertir Diane de tout ce qui s’estoit passé. Au commencement Phillis fut un peu surprise de le voir, car elle ne sçavoit pas assurément s’il avoit suivy la troupe, quand on estoit allé sacrifier Silvandre; mais quand ils furent assez pres les uns des autres pour se pouvoir faire ouyr, elle l’appella paresseux, et l’accusa dequoy il avoit eu moins de soing et d’affection qu’Astrée, pour leur venir donner la nouvelle de la vie de Paris et du recouvrement d’Ergaste. Le berger s’en excusa le mieux qu’il put, et se souvenant qu’il avoit marché avec une extreme diligence, il s’estonna qu’Astrée eust pu le prevenir. Toutefois ayant sceu qu’elle estoit partie quelque temps devant que luy et qu’elle n’avoit pas veu les derniers accidents qui estoient arrivez au desenchantement de la fontaine, il leur en raconta particulierement les plus remarquables choses.
La haste qu’avoit Diane de voir les changements advenus en la personne de Paris et d’Ergaste, fut cause que, sans penser qu’Astrée pouvoit estre lassée du chemin qu’elle avoit desja fait, elles marcherent avec une diligence nompareille; ainsi elles arriverent bien-tost où toute la troupe estoit assemblée, et où tout le monde estoit desja ravy pour les merveilles qu’on avoit veues. D’aussi loing qu’elles parurent, chacun tourna les yeux, de leur [530/531] costé, et la curiosité de voir quelle seroit la contenance de Diane, fit que plusieurs se preparerent à la bien considerer. Aussi-tost donc qu’elles se furent approchées, toute la troupe s’ouvrit, et sans les quitter de l’œil, les accompagna jusqu’où Adamas et Bellinde s’estoient mis pour les attendre. Ils estoient desja descendus de l’eschaffaut; car ne voulants point de plus petit theatre que la plaine du Forests pour la representation de cette tragicomedie, ils s’allerent ranger aupres d’Amasis qui desira que le noeud de cette affaire se demeslast en sa presence.
Adamas tenoit Ergaste par la main et Bellinde Paris, de sorte que Diane ne fut pas plustost aupres d’eux que le Druide la vint embrasser, et pouvant à peine retenir ses larmes pour l’extreme joye qu’il ressentoit: Ma belle fille, luy dit-il, autrefois je vous ay voulu donner ce fils comme amant et comme mary, mais les dieux qui n’ont pas voulu que mon ignorance ait commis un crime ordonnent aujourd’huy que je vous le presente comme frere. Disant cela il luy offrit Ergaste et puis en continuant: Recevez-le, dit-il, comme le plus agreable present que je vous pouvois faire, et souffrez qu’il trouve plus de part en vos bonnes graces comme parent qu’il n’en a eu comme serviteur. Diane n’ouyt pas ces dernieres paroles, car dés qu’elle eut la liberté de saluer Ergaste, elle se jetta à son col, et sentant renouveller en elle-mesme les premiers mouvements d’affection que le sang luy avoit inspirez pour luy, elle le tint long-temps embrassé sans pouvoir dire une seule parole. Ergaste ne fut pas moins interdit, de sorte que ne pouvants parler, leur langue fut celle qui contribua le moins à tesmoigner le contentement qu’ils ressentoient, et peut-estre se fussent-ils oubliez dans le nouveau transport où cette cognoissance les avoit mis, si Bellinde n’eut enfin interrompu leurs caresses, et n’eut fait approcher cette bergere, pour luy dire: Et moy! Diane, pour plaire en mesme temps aux oracles et à vostre affection, je vous donne Paris, non pas comme un Silvandre dont les dieux ont tousjours desiré la perte, mais comme un legitime fils de grand Druide, à qui les dieux promettent un contentement qui surpassera nos desirs, comme il a desja surmonté nos esperances.
A ce mot Silvandre ou plustost Paris s’avança, et se jettant aux pieds de Diane: Secondez, ma belle maistresse, luy dit-il, la faveur que Bellinde me fait, et puisque pour estre parfaittement heureux, je n’ay plus besoing que de vostre consentement, donnez-le, chere Diane, pour l’accomplissement de ma bonne fortune. – Ouy, [531/532] cher Paris, respondit-elle, je vous le donne, puis que vous le meritez, et que celle qui peut tout sur moy me le commande. Alors elle le pressa un peu entre ses bras, et sans luy dire autre chose s’en alla embrasser les genoux de Bellinde que ces accidents retenoient dans un estonnement meslé d’une extreme joye, et à peine luy eut-elle rendu ce devoir qu’elle obtint le pardon de sa desobeyssance passée. Ce commun contentement parut sur le visage et dans les yeux de tous, mais comme Astrée, Diane et Phillis estoient celles qui s’y voyoient le plus intéressées, il fut aisé de juger que le leur estoit du tout hors de comparaison. En effect elles en parurent plus belles; et bien que Diane eut un peu perdu de sa couleur dans ses precedentes afflictions, la honte de se voir contrainte d’avouer si publiquement l’amour qu’elle avoit dans l’ame luy mit une rougeur aux joues, qui luy rendit son premier esclat.
D’autre costé, Celadon estoit dans une satisfaction nompareille, dequoy le bon-heur de Paris et d’Ergaste ne laissoit point desormais d’obstacle à ses desirs; et le vray Paris considerant quelquefois le bucher, et puis Diane, demeuroit si ravi de se voir hors du danger où il avoit creu perir, qu’il ne se pouvoit assez louer de sa bonne fortune. Bellinde ne sçavoit d’où tirer un plus grand suject de joye, ou d’avoir retreuvé celuy qu’elle croyoit avoir perdu pour jamais, ou d’avoir rencontré le moyen qui seul pouvoit contenter les dieux et Diane; et Adamas, se voyant en possession des faveurs que l’oracle luy avoit promises, apres qu’il auroit rendu Celadon à sa chere Astrée, se trouvoit trop bien recompensé de tous les soings qu’il avoit employez à leur conservation. Ainsi chacun alloit faisant de particulieres considerations sur le bien qui luy estoit present, quand le Druide cognoissant enfin qu’il falloit penser à quelque autre chose, s’approcha d’Amasis, ef la supplia de prendre la peine de commander ce qu’elle vouloit qu’on fist. La Nymphe jugea qu’apres tant de graces que les dieux leur avoient accordées il estoit bien juste qu’on leur en fist un remerciment, et ordonna qu’on amenast des taureaux pour estre immolez en la place de Silvandre, à quoy les victimaires ayant obey, Adamas acheva le sacrifice avecque les mesmes ceremonies qu’on avoit accoustumé de faire en semblable occasion: et apres avoir visité les entrailles, il les trouva si pures et si entieres qu’il recognut bien que les dieux estoient satisfaits.
Ce mystere achevé, le Druide quitta ses habits de grand Sacri-[532/533] ficateur, et ne restant plus sur la Fontaine aucunes marques qui tesmoignassent que l’enchantement durast encore, presque tous ceux qui estoient dans cette grande assemblée se sentirent inspirez d’y regarder; mais sur tous Alcidon en mouroit d’impatience, car l’oracle qui luy avoit promis qu’il y trouveroit la fin de ses travaux luy en faisoit naistre une envie nompareille; il s’approcha donc d’Adamas et luy parla en ces termes: Vous sçavez bien, mon pere, par le recit qui vous a esté fait autrefois de mes fortunes, que le commencement de ma joye despend du jour seulement qui permettra que je me voye dans la Fontaine de la Verité d’Amour. Or n’y voyant plus d’empeschement qui me defende ce bien, ne trouvez-vous pas à propos que je coure à mon remede, et que je le recherche comme la seule chose qui me peut rendre content? – Genereux Alcidon, respondit le Druide, vous me demandez un conseil en une chose qui ne depend desormais que de vous, et en laquelle vous ne sçauriez faillir. Toutefois, puis que vous voulez en avoir mon advis, je vous diray que je croy bien que cet enchantement qui nous cachoit la verité qu’Amour souloit descouvrir à tout le monde, est aujourd’huy entierement rompu, et je juge que comme cette amante qui devoit mourir estoit Alexis, ce fidelle amant aussi n’a deu estre autre que Silvandre. En effect la mort n’estant qu’une privation d’estre, ils sont assez morts tous deux quand l’un a cessé d’estre Alexis et feinte Druide pour devenir Celadon; et l’autre, quand il a cessé d’estre Silvandre et berger, pour devenir Paris et mon fils. Mais par ce qu’il seroit à craindre, si chacun suivoit comme vous son premier mouvement, que cela n’apportast quelque sorte de confusion dans cette grande compagnie, où vous voyez que presque tout le Forests est assemblé, je trouverois à propos que nous observassions en cecy quelque ordre, dans lequel chacun pust trouver son contentement. Et d’autant que nous avons remarqué qu’Amour ne s’est pas moins pleu de faire admirer sa puissance dans les cabanes de nos bergers que dans les palais où les grands ont accoustumé de faire leur demeure, voire mesme qu’ayant eu à vaincre la force d’un enchantement, il n’a voulu jetter l’œil que sur eux, comme prenant plaisir à se jouer de leur innocence, il me semble que pour l’obliger à continuer desormais à cette Fontaine la mesme vertu qu’il luy donna autrefois, nous ne sçaurions l’y convier par de plus puissants moyens que par les mesures bergers, en faveur desquels il a voulu briser les obstacles qui nous cachoient la verité de ses mysteres.
[533/534] Alcidon trouva cet expedient tres-bon, et le Druide l’ayant communiqué à la grande Nymphe, elle luy laissa le pouvoir d’en ordonner comme il luy plairoit.
Adamas donc s’approcha de Celadon, et le fit consentir à se regarder le premier dans la Fontaine; au commencement Astrée en faisoit quelque difficulté, s’imaginant que c’estoit en quelque sorte douter de son affection, mais le Druide luy ayant representé que c’estoit beaucoup de gloire pour elle que la posterité sceust que cet enchantement ne sembloit avoir finy que pour ce que les dieux aymoient le repos de son berger, elle obeyt enfin à tout ce qu’il voulut.
Ainsi Adamas prit Celadon par la main et l’ayant mené jusqu’au bord de la Fontaine, tous deux se mirent à genoux, et là le Druide ayant fait encore une priere à l’Amour, Celadon se baissa; mais à peine eut-il jetté l’œil dans l’eau qu’il y vid sa maistresse aussi belle que son imagination estoit capable de la representer, cette veue le ravit d’autant mieux qu’il se vid seul aupres d’elle et que cet object luy fut une assurance de son inviolable fidelité.
Aussi-tost apres, Astrée y vint, conduitte par Amasis qui, s’estant mise à genoux, comme avoit fait Adamas, fit signe à la bergere de se baisser, à quoy Astrée ayant obey, l’image de Celadon luy parut au mesme instant, accompagnée de toutes les graces que la Nature avoit mises en son visage et en sa bonne mine; elle s’y vid aussi en mesme temps et dans l’exces du plaisir que cette veue luy rapportoit, elle ne pouvoit abandonner la Fontaine qui recevant, toutes les larmes que la joye desroboit aux yeux d’Astrée, sembloit sousrire elle-mesme du bien qu’elle luy avoit rendu.
Enfin il fallut qu’elle cedast la place à Diane et à Phillis qui ne furent pas separées d’elle en ce mystere où l’Amour presidoit, puis que leur affection les avoit tousjours liées ensemble; ainsi ces trois belles bergeres l’une apres l’autre se mirerent dans ce liquide crystal, qui fut alors pour elles une fontaine d’oubly, car en ce moment elles perdirent le souvenir de tous leurs travaux soufferts, et la veue de Celadon, de Paris et de Lycidas, aupres desquels elles virent aussi leur image fut le remede qui les guerist de toutes leurs peines passées.
Apres cela Rosileon, à la priere d’Amasis, s’approcha de cette eau merveilleuse, et bien qu’il eust eu d’assez fortes preuves de [534/535] l’amour de Rosanire pour n’en douter jamais, il ne laissa pas de s’y regarder pour estre l’un des tesmoins de cette merveille: il s’y vid donc aupres de sa maistresse, et ne se pouvant imaginer que Rosanire ne se fust approchée de luy, il tourna la teste pour regarder derriere soy; mais n’ayant rien veu, il baissa les yeux encore une fois et demeura dans cette contemplation jusqu’à ce que Rosanire l’en vint retirer pour y voir la mesme chose que luy.
Dorinde incontinent apres s’avança, qui toute tremblante se voulut esclaircir des soupçons qui luy estoient restez contre la fidelité de Sigismond; mais quand apres s’estre veue dans la Fontaine, elle eut appris tout ce qu’elle pouvoit attendre de l’amour de ce prince, elle s’accusa d’avoir creu trop legerement et fit voeu de ne plus douter de son affection.
Alcidon cependant conjuroit Daphnide de ne luy refuser point le remede que l’oracle leur avoit promis, à quoy cette belle fille ayant consenty, ils allerent l’un apres l’autre consulter cette eau, qui leur ayant presenté ce qu’ils desiroient, les rendit extreméments satisfaits de leur bonne fortune.
Damon, pour n’estre pas le seul privé de ce contentement, y alla comme les autres et obligea Madonte d’en faire autant; mais parce qu’ils n’estoient desja qu’une mesme chose, cette veue n’adjouta presque rien au contentement dont ils jouyssoient.
A peine eurent ils laissé la Fontaine libre, que chacun jetta l’œil sur Lindamor, que le respect d’Amasis, empeschoit d’approcher de cette eau mystérieuse; et parce que cette grande Nymphe le recognut incontinent, elle luy fit signe d’y aller, à quoy le chevalier obeyt, mais apres avoir receu de cette veue toute la satisfaction qu’il pouvoit jamais esperer, il sentit sa joye bien amoindrie, quand la crainte d’un refus luy deffendit de demander ce que la Fontaine luy promettoit; toutefois se souvenant du discours que Godomar luy avoit tenu lorsqu’ils allerent à Lyon, il reprit un peu d’assurance, et cela fut cause qu’aussitost qu’Amasis voulut sçavoir quel succes il avoit eu, il luy dit naifvement combien cette eau l’avoit obligé, luy faisant cognoistre qu’il avoit quelque part aux bonnes graces de Galatée: En effect, brave Lindamor, luy respondit Amasis, vous les meritez mieux qu’homme du monde, et je veux desormais que vous les possediez absolument. Alors faisant approcher Galatée et la presentant au chevalier: Tenez, Lindamor continua-t’elle, je vous la [535/536] remets, et si cette recompense est moindre que vos services, souvenez-vous pour le moins que je vous donne tout ce que je puis. A ce mot le chevalier se jetta à genoux, et ravy d’aise, luy baisa la main en signe de remerciement.
Delphire, Thomantes, Dorisée, Filinte et les autres qui avoient quitté leurs hameaux pour venir assister au sacrifice de Silvandre se servirent du privilege de cette eau, et y trouverent un Arrest qui termina leurs differents, bien mieux que celuy que Diane avoit prononcé quelque temps auparavant, car en despit des pretentions et des poursuittes de son rival, Thomantes demeura possesseur des volontez de Delphire.
Ligdamon, Silvie, et apres eux quantité de bergers et de bergeres allerent apprendre leurs destinées dans cette eau; et entr’autres Doris fut inspirée de s’y regarder. C’est sans doute que la seule chose qui l’y fit resoudre fut l’esperance d’y voir au moins l’ombre de Palemon mais Amour qui est ennemy de la mort se vangea d’elle, et n’y voulut jamais recevoir celuy dont elle avoit triomphé. Il presenta donc à Doris Adraste au lieu de Palemon; et cette bergere en fut si surprise, bien qu’elle l’aymast un peu, qu’elle fut sur le poinct de se repentir de sa curiosité, toutefois ne voulant pas desobeyr aux ordonnances de ce dieu, elle le receut et luy donna la place que Palemon luy avoit autrefois ravie.
Ainsi presque tous ceux qui estoient dans cette grande assemblée se regarderent dans cette eau, Hylas seul ne s’en approchoit point, ce qui donna lieu à Amasis de luy en demander la cause, à quoi le berger respondit ainsi: Je sçay, Madame, que toutes veritez ne sont pas bonnes à dire, et puis que cette Fontaine porte le nom de la verité d’Amour, je ne veux pas l’obliger à faire une faute en me disant les miennes. – Cela, reprit Amasis, ne se doit entendre que des actions qui sont mauvaises, mais aymer quelqu’un est une chose si honneste et si louable que vous ne devez pas craindre, quoy que cette Fontaine puisse dire de vous sur ce suject. – Madame, repliqua l’inconstant, je ne me suis jamais trop enquis si je faisois bien ou mal d’aymer comme j’ay fait, j’ay suivy les mouvemens de mon humeur, et croy bien qu’elle n’a jamais deu este condamnée, puis qu’elle a parfaittement imité la Nature, qui periroit plustost que de demeurer en un mesme estat. Mais pour n’en mentir pas, ce qui m’a quelquefois fait resoudre plus facilement à changer a esté la consideration que j’ay faite sur la vie de ces amants qui, comme Celadon et [536/537] Silvandre, ont tasché d’acquerir le surnom de fidelles, car je les ay tousjours veus si miserables que j’ay creu qu’Amour les punissoit de leur constance comme d’un crime que je devois eviter. – Et pourtant, adjouta la Nymphe, vous voyez bien aujourd’huy qu’il faut au contraire qu’Amour les ait extremément aymez, puis qu’il les a mis au plus haut poinct de felicité qu’ils pouvoient jamais pretendre.
A cela Hylas demeura un peu surpris; enfin branslant la teste: Je vous jure, Madame, dit-il tout à coup, que nous ne devons pas leur plaindre le bien qu’ils ont et que nous pouvons bien dire qu’il leur a esté plustost vendu que donné. Mais tout cela, continua-t’il, ne m’empescheroit pas de me voir dans cette Fontaine où l’Amour descouvre ses veritez, si je n’avois une raison plus puissante qui me le deffend et qui m’y fait trouver de l’impossibilité. A ce mot Amasis la luy ayant demandée: C’est, Madame, respondit-il, que cette Fontaine est si petite que si je m’y regardois, il seroit impossible que j’y visse seulement la moitié des objects que j’ay aymez. A peine trois ou quatre personnes s’y peuvent voir, et comment seroit-il possible que Dorinde, Carlis, Stilliane, Palinice, Aymée, Doris, Florice, Phillis, Criseide, Stelle et tant d’autres y trouvassent place?
Amasis et tous ceux qui estoient aupres d’elle rirent de la pensée d’Hylas, mais Adamas luy ayant dit qu’il n’y verroit que la personne qu’il aimoyt alors, le persuada si bien qu’il le fit resoudre à s’y regarder: en effect il y courut au mesme instant, et sans se mettre à genoux se baissa d’abord, dequoy Amour ne s’offensa pas, mais ne voulant plus aussi que son esprit fust proposé pour l’image de la legereté mesme, il permit que Stelle qu’il aymoit alors veritablement se presentast à luy, sans avoir personne qu’Hylas aupres d’elle, ce qui le ravit si agreablement, que cognoissant par là quelle estoit la volonté de cette bergere, il jura inviolablement d’y arrester ses desirs.
Ce mystere achevé, Amasis qui voulut rendre ce jour remarquable à la posterité, commanda que toute cette grande compagnie la suivist dans Marcilly, où elle vouloit que durant huict jours on ne fist que chommer des festes, en memoire de tant de favorables succez; personne n’osa desobeyr à ce commandement, et dés qu’elle se fut mise en. chemin pour s’en retourner, chacun se disposa de la suivre. A peine eut-on marché durant une demie-heure qu’on vid descendre sur la main gauche, du costé de Mont-verdun, [537/538] un berger et une bergere, qui bien-tost apres furent cogneus, pour estre Laonice et Tircis; ils se tenoient par la main, et dés qu’ils furent assez proches pour estre ouys, on remarqua que la bergere chantoit, dequoy Hylas fut si ravy qu’il courut à leur rencontre, et s’estonnant du changement qu’il voyoit en l’humeur de Tyrcis, fut bien-aise d’avoir trouvé un compagnon en son infidelité. Laonice cependant ne remarqua pas plustost Diane et Paris qu’elle croyoit encore estre Silvandre, que, se hastant de marcher, elle leur alla demander pardon de la trahison qu’elle leur avoit faite; ce qu’elle n’eut pas beaucoup de peine à obtenir, car ils luy remirent son offense, d’autant plus volontiers qu’ils n’estoient plus capables de craindre aucun changement en leur bonne fortune. Tircis s’enquit d’Hylas d’où venoit toute cette grande trouppe, et en ayant appris la verité en peu de mots, il se mit en devoir d’aller comme les, autres apprendre ce qu’elle prononceroit en sa faveur; mais Laonice qui eut peur qu’il descouvrist son secret l’en empescha, et fut cause qu’il suivit les autres à Marcilly, où durant les huict jours qu’Amasis avoit destinez au plaisir, tous ces amants consommerent heureusement leurs mariages, excepté Dorinde que Godomar emmena à Lyon, apres avoir sceu que Gondebaut consentoit enfin que Sigismond l’espousast. Rosileon et Rosanire s’en retournerent aupres d’Argyre;
Diane et Alcidon allerent revoir leurs maisons, et tous les bergers
et bergeres revindrent raconter à Lignon les triomphes
qu’ils avoient emportez en la jouyssance des faveurs
qu’ils avoient si long-temps attendues; dont cette
riviere se rendit si sçavante qu’il semble encore
aujourd’huy que dans son plus doux murmure,
elle ne parle d’autre chose que repos
de Celadon et de la felicité
d’ASTRÉE.