Que la crainte est quelquefois plus
louable que aßeurance en mesme
sujet. Que sur toute chose il faut
se conserner l’honneur acquis. Et
que c’est signe d’vn grand def-
aut, de ne ressentir viuement ce
qui offence la reputation.
EPISTRES XX.
Tv dis en te mocquant, Agathon, qu’en mes resolutions Stoiques tu n’as iamais veu vn Achille plus impenetrable que moy, n’y en mes actions nul des Grecs plus sensible: & cela quand tu consideres auec quel soin ie tache de remedier aux blessures de la calomnie. Ie te l’aduoue, mais permet moy de dire auec Ænee: [287/288]
Moy qui au parauãt aux traits qu’on me lançoit
Demeuroy immobile, immobile aux Grecs mesme,
Le moindre vent qui bruit mainenant me rend blesme,
Le moindre son m’esueille, & me rend entrepris
Craignant du compagnon, & du faix que i’ay pris.
Il y a des craintes, Agathon, qui partent d’vn meilleur courage, que les asseurances en mesmes occasions. Caton aimoit mieux voir rougir que paslir les ieunes hommes. Et pour ce qui depend de la pitié, il n’y a Stoiques qui deffende que quelque souspir ne se desrobe de nostre estomach, voire mesme (quand c’est vne extreme compassion de nostre amy) quelque larme. Aussi n’y [288/289] a-il personne qui nous vueille rendre insensibles: ouy bien asses fort pour resister aux ressentiments pour grands qu’ils soyent. A cela tend la plus part de la Philosophie: Et en cela quasi toutes les experiences se bornent. Donques il ne nous est permis de flechir aux coups: mais si est bien de les ressentir. Il nous est deffendu de les craindre, mais non pas de les euiter. Comme le Soldat doit bien eviter les coups, mais non pas les craindre. Et encor qu’il les ressente: si est-ce qu’il ne doit reculer vn pas pour y flechir. Et estant blessé il peut donner remede à sa playe: mais non point deshonnestement. Et pourquoy ne me veux-tu estre aussi doux que ces plus rudes & denaturez Stoiques? Permets, [289/290] puis que ie suis blessé, & que ie n’ay peu euiter le coup de chercher ma guerison, purueu que ce soit honorablement.
Mais le seul ressentiment de ma doleur n’est pas ce qui me rend si curieux de ma guerison. Aenee n’a pas honte de dire que portant son Pere sur le col, menant son petit fils Iulus par la main, & conduisant Crëuse sa femme apres luy, toute chose l’estonne, & le moindre vent le rend surpris & douteux. La pitié du Pere, la charité du fils, & l’amour de la femme, est ce qui le change si fort de naturel: aussi croy pour certain, Agathon que ce changement: & cette foiblesse dont tu me reprens, procedent du compagnon, & de la charge que i’ay pris: c’est à fin [290/291] que tu l’entendes mieux, que ie desire de sauuer des ruines de ma Fortune, comme Aenee son Anchise de celle de Troye. Cette reputation que mes Peres m’ont laissée: & ce petit Iulus mon fils, i’entends l’honneur que ie me suis par mes actiõs aquis, ie porte cette ancienne gloire à son imitation sur ma teste, & la ieune ie la cõduis par la main. Et te semble il que le soucy que ie prens pour leur conseruation ne me soit aussi honnorable que necessaire? Aussi ie ne doute nullement, que pourueu que ie les sauue tous deux de cet embrasement d’Ilium, ie ne refonde bien tost vne nouuelle Troye.
Les ennemis, au fer desquels tu me dis si sensible, ne sont pas de ceux qui attaquent les corps, [291/292] mais la reputation. Et ne scays tu qu’elle est si delicate, que comme à l’oeil, le moindre festu luy rapport vne extreme doleur? De là vient que d’estre chaud en telle occasion, c’est estre tiede, & qui vrayment est tiede, se doit dire glacé. Cet Achilles, comme tu scays, tant impenetrable, l’est bien pour les choses du corps: mais quand on luy touche l’esprit, y a il personne qui plus au vif en ressente les coups? Tesmoin son courroux contre Agamemnon: tesmoin sa fureur cõtre Hector: & toutesfois plus en cor doloreuses que tout cela sõt les calomnies. Ce Grec en auoit bien compris la force, qui à celuy qui luy demandoit, si son espee estoit bien pointue, respondit, plus encor qu’vne calomnie: [292/293] Mais,
Faire mourir à dessein son enfant,
N’est ce l’effect a vne mere cruelle?
Et ne seroit-ce vne grande impieté que la mienne? Si ie faisoy mourir (car celuy est bien l’homicide qui permet que l’on tue) ce petit Iulus ; si luy voyant tomber le fer de l’ennemy sur le chef, ie ne le couuroy de mon rondache, n’auroit il occasion de me reprocher sa mort? Et les seruices desquels il m’a desia fait paroistre qu’il merite l’amitié de son pere Mais si
Ce n’est moins de vertu garder que d’acquerir,
ce n’est moins de se conseruer l’honneur acquis, que d’en acquerir vn autre. Que si c’est chose digne d’vn homme de bien de faire paroistre la verité, quel [293/294] Stoïque sourcilleux me peut defendre que ie ne fasse paroistre la fausseté des impostures qui me calomnient?
I’ay encor vn esguillon qui m’esueille à cette vigilance, que tu me reproches, c’est ton amitié: Car celuy meriteroit-il de t’aymer & estre aymé de toy, qui laissoit couler sans ressentiment vne telle iniure sur sa reputation? Non certes: car les calõnies qui ne sont point esclaircies, ont lieu de verité, d’autant que la foy est ie ne sçay quoy de si blanc, que la moindre tache luy fait perdre son lustre: Tu sçais, comme dit Seneque, que toutes les vertus sont enchainees l’vne auec l’autre, si bien qu’il est impossible d’en auoir vne parfaitement sans les posseder toutes. [294/295] Fay estat que les vices ne sont non plus separez entre eux, de sorte que qui en reçoit l’vn pour son maistre dés l’heure mesme il est esclaue de tous. Donques celuy qui le laisse tant soit peu blasmer sans ressentiment, il faut qu’il ait, ou vn grand deffaut de courage, ou vne grande surabondãce de vice: Car, comme dit Dio-
nisius, s’il faut que la calomnie
s’efface par le sang, il ne faut
pas mesme que le
sang y soit es-
pargné.
[295/296]