Qu’en tous nos accidens il se faut ress-

ouuenir de l’inconstance de la

Fortune. Que l’esperance est cau-

se de tous les maux des hommes.

Que les vrays bien ne sont pas

ceux qui s’achettent par la peine,

mais qui nous viennent pour le

merite.

EPISTRES XVIII.

Ne basti dõc plus tes dessains sur vn sable si mouuent que cette Fortune: [260/261] puis qu’en toy mesme tu as tãt d’exemples de sa constante incõstance. Arreste ferme cela en ton esprit, que son Empire, ses thresors, ses officiers, & ses loix ne sont que les diuers changemens des choses mortelles. Que s’il semble que quelque temps elle retarde d’auantage arrestee en vn obiet: croy qu’elle luy veut donner vn plus grand choc. Cõme tu vois que quand nous retirons d’auantage le bras en arriere, c’est signe que nous voulons donner vn plus grand coup. Si tu t’imprimes ces characteres bien viuement en la memoire, à peine que iamais tu t’oublies en ses bonheurs, ou aduersitez.

La Fortune, dit vn de ces anciens Grecs, fait de nous comme le banquier des gettons quand il [261/262] compte. Car celuy qu’à cette heure il faisoit valoir cent ou mille, incontinent il le remet à ne valoir qu’vn, & quelquefois rien du tout: & en sa place met celuy qui peut estre en estoit le plus eslongné. Si tu te ressouuiens que la Fortune en vse de mesme par le moyen de sa volage rouë, ia mais ses biens ne t’abuserõt, ny ses malheurs ne t’abattront. Et mesmes quand tu n’en aurois autre cognoissance, ne sçays-tu qu’vne rouë ne peut finir son tour, que la gente qui estoit en bas n’ayt esté en haut? Que si tu eusses cõsideré qu’il n’appartient pas à la gente d’enhaut de vouloir esleuer celle qui est en bas: mais à celuy seulement qui tourne la rouë comme il luy plait, tu n’eusses fait ce dessain de vouloir par [262/263] l’establissement de ta Fortune, releuer la mienne accablee, mais eusses iugé que cela deuoit estre fait par ce grand Maistre, qui torne cette rouë des affaires du monde comme il luy vient à gré. En tes plaintes tu me fais ressouuenir de la Venus de Virgile:

Par cela de la cheute, & des ruines de Troye

Ie m’alloy consolant en mon plus grand soucy:

Les Destins par destins recompensant ainsi.

Mais quoy? le mesme Sort poursuit & importune

Ces hommes agitez de tant d’autre Fortune?

Quelle fin à ces maux, à grand Roy donnes-tu?

Encore s’addresse-elle aux prieres: mais tu ne fais que plain-[263/264]dre, & regretter ta cheutte. Ce n’est pas ainsi qu’il me faut guerir. Si ce n’est me faire vne nouuelle playe: c’est pour le moins remettre le fer bien auant, dans celle dont desia ie me deul. Vne peine qui reuscit inutile, donne au malade qui l’a receuë , double desplaisir. Car outre la douleur du corps, l’esprit encores se sent blessé bien auãt, d’auoir trauaillé en vain. Iuge par là quelle double doleur ie ressens, de voir que le precipice de ma Fortune ne t’a peu profiter ny t’apprendre cõbien les esperances sont vaines, qui se vont allumãt en nos ames par les souffles heureux des succez humains. Si me semble-il que le choc que mon desastre a donné contre la Fortune, a esté asses grand, pour te faire reco-[264/265]gnoistre ses tromperies. Aussi ie croy que

Si lors l’entendement n’eust gauchi, pour certain

De son coup il eut peu descouurir la cachette

Des Grecs: & toy encor Traye tu serois droitte,

Et tu n’aurois bougé grand Chasteau de Priam.

Epicure auoit accoustumé de dire, que pour oster du monde tout le malheur des hommes, il n’en falloit bannir qu’vne seule chose, asçauoir l’esperance. Et tres à propos, certes, le disoit-il: car sãs la Fortune, quel mal nous peut arriuer? Et quels attraits plus violent? Mais plustot quels au tres attraits à elle pour attirer les hõmes? Ostez moy cette esperãnce, qu’ay-ie affaire de la Fortune? [265/266] Et si ie n’espere rien de mieux, qui me sera mettre au hazard le peu que i’ay d’asseuré? Que si ie demeure content de ce que ie possede, n’ay ie pas obtenu desia cette souueraine perfection tant celebree des Stoïques. Certes, les Dieux nous rendroyent quasi Dieux, s’ils nous desliuroyent de cette captiuité.

Il est vray qu’elle est douce aux affligez: mais qui nous raporte d’auantage d’amertume en nos desseins que ce peu de douceur? Figure toy ie te prie vn esprit qui espere, sur quelles espines repose il la nuict? Quelles esguilles se cachent le iour en ses habits, & s’enseuelissent en son flanc? Le retardement luy fasche. Il precipite toute chose, pour se haster la cognois-[266/267]sance de son mal. Si son malheur dement son attente, quels enfers ressent il? Et si la Fortune pour le tomber de plus haut luy secõde quelquefois ses desseins: Ie ne sçay, si nous mettions le contentement qu’il reçoit de telle iouïssance: & la peine qu’il a eu l’esperant, dans la iuste balance de Cleobule, lequel des deux peseroit le plus: Au contraire si tu n’esperes rien, en quoy te peut offencer la Fortune?

Mais aduoüons encor qu’elle te puissse atteindre (ce que toutesfois ie ne croy pas, car la Mer ne tourmente guieres les vaiseaux qui ne bougent du port) si m’duouera-on aussi, que tu souffriras plus aisément ce rabais, que celuy qui auoit esperé de s’esleuer. Car il tombe d’au-[267/268]tant plus haut que toy, que son esperance l’auoit plus haussé. Que s’il t’aduient du bien, comme c’est chose indifferente que le bien, & le mal à la Fortune mesme, tu auras cette parfaitte felicité de iouïr de la douceur, sãs auoir gousté de l’amertume, ny de l’esperer, ny de le rechercher, ny par consequent de le desirer. Que si tu me dis, que le plaisir ne peut estre grand si la sueur ne le rend tel: & que

Non sa que val la pace, & non l’estima

Chi pronato non a la guerre prima:

En eschange ie te diray l’Adieu d’Ænee qux Troyens, venus en la Chaonie: & demeurant en la ville de Butrotte: auand il fut contraint de les laisser, pour suyure ses destins: [268/269]

Nous sommes appellez d’vn en autre destin:

Mais à vous le repos est acquis & certain,

Et n’avez de la Mer nul flot à sillonner.

Et quoy donc, Agathon, le succre ne sera pas doux, parce qu’il n’a point d’amertume

Donques le feu ne sera pas chaud, parce qu’il n’a point de froideur

Donques le Soleil ne sera pas clair,parce qu’il n’a point de tennebres? Et les Dieux n’auront donc vn parfaict contentement, parce qu’il n’ont point de peine? Tien cela de moy, que les grands & souuerains biens ne sont pas ceux qui s’acquierent par le travail: mais qui nous viennent pour nostre merite. Et par ainsi que les parfaicts contente [269/270] mens ne sont pas ceux que nous desrobons à la Fortune: ains que nous receuons de la iuste liberalité du Ciel. C’est pourquoy les biens, que la Nature nous dõne, sont encor plus parfaicts, que ceux que nostre artifice nous acquiert. Quel Alchimiste nous peut faire vn metal plus pur que l’or? Et quelle industrie peut faire le moindre fruict d’vn Arbre? Laissons donc là le desir de nous acquerir les biens, que nous deuons iouyr. Et ne nous persuadons, que les seuls Cuysiniers puissent se plaire au goust des viandes qu’ils ont accõmodees. Contentons nous de manger le pain sans en vouloir estre les Boulangers. Mais sur tout, si tu veux te conduire par moy, chasse cette esperance de toy, com-[270/271]me le fer le plus aigu que nostre ennemy ait pour nous offencer. Il n’appartient qu’à Telephe de demander remede à celuy qui l’a blesse: Et d’où viennent nos playes que de cette Fortune, que tu recherches? Et de quel glaiue plus mortel s’est elle seruie que de cette esperance? Tien pour certain, que la Fortune, à l’imitation des Sourciers, ne peut faire mal qu’à ceux qui la prient, ou la craignent: Et plus son amitié est grande enuers quelqu’vn,

& plus elle luy fait ressentir ses

enchantemens. Fuyons donc &

haïssons cette Sourciere, à fin

que nous soyons par ainsi

guarantis du bien faux

que son amitié

rapporte.

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