Que le bon heur le plus?ouuent e?t

de n’auoir tous les maux que

nostre imprudence & le desastre

nous ont preparez. Que la Vertu

est la butte de la Fortune. Que tout-

esfois il est plus honnorable de

souffrir pour la suyure, que d’auoir

du bien autrement.

EPISTRES XI.

Fays ainsi s’il y a apparence que quelque mal te doyue arriuer, prepare toy à ce qui est plus insuportable: & te persuade qu’il ne se peut euiter. Par ce moyen s’il t’aduient, tu le supporteras d’autãt plus aisement, que les coups preueus nuisent moins. S’il ne t’aduient pas, tu t’en resiouyras, non comme [169/170] ayant euité vn mal, mais comme ayant acquis vne bonne Fortune.

C’est ainsi que la plus part de ceux que nous estimõs tant heureux en vsent, sans y penser. Si vn prisonnier se sauue, ne dit-on pas qu’il est heureux? Si le pied glisse à quelqu’vn, & qu’il tombe du haut d’vne tour sans s’offencer, n’est il pas heureux? S’il a eu quelque grande playe, & qui ait esté creüe mortelle, s’il en guerit, ne dit-on pas qu’il a de l’heur? Si cela est estre heureux, l’on ne l’est donc, que d’autant que l’on a esté malheureux? Ie trouue bien, quant à moy, que celuy l’est d’auantage, qui n’a point l’heur de se sauuer, d’autant qu’il n’est point prisonnier: Qui n’a point la Fortune de tomber de si haut, sans se blesser, d’autant que [170/171] le pied ne luy est pas glissé: & qui n’a point la faueur de guerir d’vne playe mortelle, pource qu’il n’a point esté blesse. Et que toutesfois d’autant qu’il n’aura eu ce premier malheur, il ne sera pas estimé heureux. Et cela parce qu’estant prisonnier, que tõbant, & que se sentant si fort blessé, & luy, & ceux qui le voyoyent, s’estoyent imaginé qu’il deut auoir le plus grand mal qui peut aduenir de ces desastres: & s’estoyent tellement figuré impossible que ces choses se peussent euiter, que venant hors de toute esperance de leur salut, ils ne le prennent pas comme eslongnement du mal: mais comme vn bon-heur particulier. Et sans mentir celuy là se peut dire heureux. Mais i’eusse creu qu’il l’eust esté d’auantage si [171/172] la Fortune ne luy eut donné iuste occasion d’apprehender ce mal. Vy donc auec certe creãce d’ores en auant, que la Fortune en plusieurs n’est que de n’auoir pas tous les maux que leur imprudece ou desastre leur a preparez. De cette façon en toutes mes infortunes ie me suis tousiours trouué heureux: pource qu’il me pouuoit tousiours aduenir pis. Et me semble que le creancier, qui se cõtente de la moitié du payement pouuant par ses mains propres se payer du tout, vse d’vne tres grãde courtoisie.

Mais tu me dis par ta lettre, que la Fortune en cela fait enuers moy, come le tyrã enuers ses subiets. Car encores qu’il ne les aime, ou qu’il n’en aye point de pitie: toutesfois il ne les ruine point [172/173] du tout, de peur que par apres il n’en puisse plus tirer de seruice: Qu’elle aussi ne m’accable entierement, pour auoir tousiours vne butte à ses traits. O que tu me fais de faueur de me dire cela! Et pleust à Dieu que ce fut l’occasion de me trauerses, & de mon viuotter! Il faudroit bien que mõ mal fut grand, s’il estoit esgal à mõ plaisir. Car si la Fortune auoit ce dessein, croy moy, que comme Hannibal, ie ne cederoy le secõd, ny le premier rãg à personne de mon siecle.

C’est la seule Vertu qui est la butte de la Fortune. Et où tu vois plus de ses traits decochez, c’est où la Vertu a plus de force. A ces vieilles & foibles murailles, il ne faut que deux ou trois vollees de canon, à les mettre en poudre: [173/174] mais aux rempars qui sont faits auec l’artifice necessaire, ô qu’il faut rapointer de coups! O qu’il faut r’affrechir de fois, auant que d’auoir seulement rompu l’ordre des gazons! Toutesfois ie te veux dire quelle opinion i’ay de moy, à fin que tu ne me croyes si remply de vanité, que par tes paroles ie me laisse emporter hors de la cognoissãce de moy-mesme. Entre les personnes d’honneur ie ne doubte point que ie ne sois en quelque consideration: & peut estre plus grande que ie ne merite. Mais en cela, les ennuis de la Fortune m’ont plus aidez, que chose qui soit en moy, exceptee l’eslection que dés mon enfance i’ay fait du chef, que ie n’ay iamais eslogné.

Et me sçaurois tu dire pour-[174/175]quoy on estime si fort les soldats des vieilles bandes, encores que bien souuent ceux qui sont ainsi estimez, en tout le temps qu’ils auront potté les armes, n’auront pas ensanglanté deux fois leurs espees: & selon que le hasard l’aura voulu peut-estre aurõt ils passé les plus grands dangers dans le milieu de douze ou quinze mille hommes. Si bien que quand ils eussent voulu fuir, ils ne l’eussent peu faire, pour estre de tous costez encernez de leurs cõpagnõs. Et toutes fois ils sont bien souuent plus estimez que plusieurs autres, qui en diuers rencontres se serõt valeureusement signalez?Cela ne leur vient point d’ailleurs, que d’auoir esté soldats dans les troupes qui ont acquis tant de reputation. Donques leur eslection les [175/176] hõnore plus, que les propres verturs. Non autrement, si pour auoir esté en tant de rencontres contre la Fortune, i’ay merité quelque gloire, c’est seulement à mon eslection, & non point à mon merite à qui elle est d.üc. Car ie me suis tousiours proposé pour chef ce grand Capitaine de la Vertu: & ay tant accoustumé de me tanger aux occasions qui se presentent sous l’estendart qu’elle porte de l’honneur, que ie ne croy pas que la Fortune espere plus de m’en pouuoir diuertir.

Or ie ne veux pas t’inuiter à suyure mon exemple. Car ie sçay que tu desirerois plustost de l’euiter, pour ne receuoir les payes que ie tire de mon seruice. Mais si te veux-ie prier de te ressouuenir, que tous les soldats qui vn [176/177] iour de bataille tiennent mesme rang, ne recoyuent pas tous vne mesme Fortune: car les vns par leur sang, & par leur mort, acquierent la victoire, dõt les autres ioüissent: De mesmes encore que tu tiennes ton bouclier ioint au mien, pour cela tu n’auras pas ma mesme auanture. Et que cette crainte ne te fasse eslongner de ton deuoir: non plus que le soldat ne fuit pas de sa place, pour voir son compagnon mort à ses pieds. Si tu manquois pour la consideration de mon mal à suiure ce que tu dois, tu tomberois en vn beaucoup plus grand malheur, que celuy que tu penserois d’euiter. Car il est plus honteux de se cõseruer en la fuitte des vitieux, qu’il n’est dommageable de mourir auec les personnes d’hõneur. [177/178]

Il est beau de mourir enterré dans ses armes.

Vne vie honteuse, est plus ennuyeuse que la mort: Et vne belle mort plus agreable, que la vie douteuse en son honneur.

Prens donc cette belle Amazonne pour guide, de qui le seul tiltre d’estre soldat, raporte plus de contentement, que ne peuuent donner de peine les difficultez, que la Fortune nous y oppose. Toutesfois s’il aduient que tes rencõtres sympathisent en quelque sorte auec les meins, sers toy de mes armes, & te sie à ton amy qu’elles sont fort à preuue. Or ie te les enuoye de bonne heure, à fin que quand l’occasion s’en presentera tu t’en puisses seruir. Car il n’est pas temps de les chercher quand l’ennemy est aux mains [178/179] auec nous.

Dernierement lisant Gil Polo, il me donna vn tel conseil,

Mas pues que la Fortuna en el bien, y en el mal, tiene por tan natural la inconstancia: lo que toca al hombre prudente, es no biuir confiado en la posseßion de los bienes: ny desesperado en el suffrimiento de los males: antes biuir con tanta prudentia que se passen los deleytes, como cosa que noha de durar, y los tormentos como cosa que puede ser fenescida.

Mais moy ie te conseille que si tu as du bien, tu en iouisses, auec asseurance que tu en peux auoir encore d’auantage: & si tu as du mal que tu le supportes le plus doucement que tu pourras. Car la patience suffit pour nous rendre superieurs de toutes les plus facheuses infortunes. Et lors tu [179/180] t’acquerras cette vertu plus facilement, si tu l’accompagnes de l’opinion du bien. Et encor que se trouuãt vaine, elle rapporte quelque desplaisir: si n’est il point si grand, que de viure parmy les plaisirs en cõtinuelle alarme. Car auoir du bien, & craindre de le perdre, c’est desia l’auoir quasi perdu. Attendons donques de nous en priuer, quand il s’en ira, ou quand la Fortune le rapellera sans aduancer & precipiter son despart par nos doubtes.

Qui pourra ioüir du bien d’vne amitié, auec opinion de la deuoir perdre quelque fois?Ie ne me ressouuiens d’auoir iamais leu vne plus indigne sentence d’vn homme de bien, que celle de ce Philosophe, qui disoit, qu’il falloit viure de sorte auec nostre amy [180/181]que nous nous ressouuinssions qu’il pouuoit estre nostre ennemy. Car dés l’heure que ce soubçon est nay, l’amitie meurt. C’est la vipere qui en naissant tue sa mere. Tant s’en faut, c’est la lampe qui meurt à faute d’huyle. Parce que le soupçon n’est que faute d’amitié: Puis que l’amitie engendre la confiance: qui est le cõtraire de ce vice. Mais quand elle ne mourroit pas, pourquoy est-elle aymable, que pour le dõ qu’elle nous fait d’vn autre nous mesmes?Que si l’on oste l’asseurance d’entre les amis, c’est comme ce puissant homme, rompre le pillier principal du temple: & auec sa ruine s’y enseuellir. Ie veux dõc iouir de la tienne, non auec cette crainte: mais auec asseurance que comme [181/182]

Ce grand Arbre ombrageux ne fut qu’vne houßine:

Qu’aussi puisque l’extremité des choses humaines ne peut mettre borne aux affections des hommes: elle ira tousiours augmentant, & nous comblant de nouuelles ioyes, & de nouuelles felicitez.