Que la compaßion plus que tout autre
accident touche viuement nostre
ame genereuse: & que c’est la mort
qui rend tesmoignage de la vie.
EPISTRES IX.
Tu le veux donc en fin, Agathon, que ie te die de quel costé les Destins m’ont laissé la peau plus tendre: car tu as opinion, que comme Achille i’ay quelque endroit qui peut estre percé. Et tu as raison. Pour ne manquer à ta volonté ie te la veux descouurir, & encor que ie la deuroy celler, pour ne donner opinion de peu de courage, si estimeroy-ie l’offence de ne te plaire beaucoup plus grande, que la faute que ie pourroy faire en cela. Mais que te pourroy-ie cacher? non pas mesmes si i’auoy le tison de ma vie, tant s’en faut ie ne le voudroy point en plus seure garde que la tienne. C’est peu souuent que les lieux foibles des forteresses sont publiez par leurs mesmes Gouuerneurs: Aussi est-ce peu souuent que l’on rencontre des Agathõs. Bref j’ayme mieux courre le hasard qui m’en peut venir, que de te desdire de chose que tu veüilles de moy.
Reçoy donc l’ouuerture que ie te fay, non pas pour obligatiõ, mais pour gage de mon amitié: & le tout soit remis à ta discretiõ. [129/130] As tu iamais oüy dire aux Orfeures que le Diamãt ne peut estre coupé ny rompu à force de tranchans, ny de coups: mais que quand on le trempe dans le sang de bouc, il s’amolit de sorte que l’on luy donne par apres, plus aisement qu’à toute autre pierre, la forme que l’on veut? Fais estat que ma durté est de mesme, qu’il n’y a coup de Fortune, pour aspre qu’il soit, qui puisse m’entamer. Mais me veux-tu couper, comme tout autre, & peut-estre encor plus facillement? Approche la pitié de mon ame: trampe la toute de ce sang là: & ne l’en sors point que tu ne l’ayes reduite en l’estat que tu veux. Tu trouueras qu’il n’y a rien de si mol, que moy, ny qui fasse moins de resistence. Cette passion ayant la mesme puis-[130/131]sance sur ma durté, que le Soleil sur la glace. Car aussi tost qu’elle se presente à mes yeux, s’ils ne luy empeschent d’esclairer iusques en mon ame, elle la fond & dissoult toute par sa chaleur. Et à fin que ie t’en die vne preuue tres-remarquable, pour l’accident qui m’arriua, escoute moy ie te prie: & si tu n’as plus de force contre cette passion que moy, prepare toy de bonne heure au mouchoir.
Au sortir de ma premiere prison, i’allay en Sauoye vers ce grand Prince, nostre Maistre, qui peu auparavent y estoit venu de Vienne, comme si les Destins le guidoyent, à fin qu’il vint fermer les yeux dãs la Prouince, où desia tant d’autres Princes de son sang auoyent & regné & fini leurs iours. Il auoit desia souffert vn [131/132] tres-grand assaut de son mal, & fut à tel terme que plusieurs l’auoyent tenu pour mort. Il sembloit que le Ciel nous le voulut conseruer encores, luy redonnãt assez de force pour monter à cheual & pour reioindre ses troupes. Mais apres auoir supporté plus auec le desir qu’il auoit de ne nous point abandonner, sentant l’ennemy si pres, que par force qui luy fut restee de sa derniere maladie, il fut en fin contraint de se retirer à Annecy, où auec quelques particuliers il faisoit dessain de se guerir en repos. Mais helas! celuy qui dispose de nous ne voulant nous le laisser plus long temps, l’appella, apres vne tres lõgue & inaccoustumee maladie. Tres-longue, car il eust quatre mois la sieure cõtinue: inaccou-[132/133]stumee, d’autant que iamais les Medecins ne sceurent recognoistre au vray quelle elle estoit.
Mais pour reuenir à cette pitié dõt ie fus vaincu: au commencement croyant son mal proceder de tristesse, ie me figuroy qu’il estoit plustost long que dangereux. De sorte qu’attendant sa guerison ie me retiray pres de là, auec mõ frere de Bussi, employãt le temps tantost à la lecture, tantost aux promenoirs: & tantost à visiter ces grands Rochers & agreables precipices des Ruysseaux. Mais lors que i’attendoy quelque nouuelle de sa santé, ne voilà pas vn de mes amis, qui m’aduertit qu’on ne luy esperoit vie. Quel tressaut fut le mien! & quel le desplaisir qui m’en demeura! Iuge-le, Agathon, si ia-[133/134]mais ce que tu as aimé a esté en telle extremité. Ie mõte à cheual, & ne prens repos que ie ne sois pres de luy. Ie le treuuay tellement abattu de la perte du sãg, qu’õ ne pouuoit luy estãcher, qu’il n’auoit quasi la force de leuer les bras. Aussi est il allé traçãt ses derniers iours de son sang: & la derniere goutte a esté le dernier moment de sa vie. O quelle veüe me fut celle là!
Eh quel m’apparut-il! & de combien changé
D’Hector, quand il tournoit des despüilles chargé
D’Achilles, & de lancer le feu dãs les nauires
Des Grecs? –––
Il auoit les yeux haues & enfoncez, les os des ioües esleuez: de sorte que la machoire au dessous, couuerte seulement d’vn peu [134/135] de peau, sembloit s’estree retire, & abattue: car ses mouuemens en estoyent si apparens qu’il sembloit qu’elle ne tint plus qu’à quelques nerfs: la barbe herissee, le taint iaune, ses regards lents, ses soufles abattus, monstroyent bien à quel poinct sõ mal l’auoit reduit. Mais sa main, qui autresfois auoit emporté le prix sur les plus belles, n’estoit du tout point cognoissable: car sa iauneur, sa maigreur, ses rides, ses os esleuez & grossis, ses doigts qu’à peine pouuoit-il ioindre, & ioints tenir droits, la rendoyent si dissemblable de ce qu’elle souloit estre, qu’il n’y auoit personne qui ne s’estonna de tel changement. Ses bras decharnez, dont les tandrons paroissoyent comme en vne Anatomie: & ses cuisses, qui estoyét de la grosseur [135/136] dont deuoyent estre ses bras, ne pouuoyent que faire esbahir ceux qui les voyoyent, qu’vne personne sãs mourir fut reduite à cette extremité. Sans mentir, Agathõ, quand ie vis ce Schelette, les larmes aux yeux donnerent tesmoignage de mon peu de force. Est-ce là le Prince, disoy-ie, qui n’agueres de son nõ emplissoit tout le monde? & de qui la belle ambition ne pouuoit estre remplie de l’vniuers? Sont-ce là ces bras, que tãt de milliers d’ennemis ont si fort redoutez, & qui ne pouuoyent redouter personne? Et cette voix, que j’oy plaindre, est-ce celle là qui donnoit tant d’espouuentement aux ennemis, & tant d’asseurãce aux siens? Et parce que sa foiblesse estoit si grãde, qu’il falloit le tourner quand il [136/137] s’énuyoit d’vn costé. Est-ce celuy, disoy-ie, que ie voy torner dans ce linceul, de qui le courage promettoit de tourner toute la Frãce? Et lors comme rauy de ce que ie consideroy en luy, ie demãdoy au Ciel:
Quel le Nume offencé, ou dequoy despitee
Iunon poussa cet homme en vertu signalee,
Si grand, & pitoyable, à soufrir tant de maux,
Rouler tant de hasards? –––
Il ne faut point que i’en mente, i’auoy desia fort effacé les desplaisirs de ma premiere prison. Que s’il y en restoit encor quelque tache: croy-moy que la cõsideration de ce grand Prince l’osta bien entierement.
Comme i’estoy sur ce penser, [137/138] ne voilà pas ce Demon, qui tousiours m’accompagne, qui vint à l’oreille me respondre: Ce Prince, dit-il, que tu vois, ces bras, cette voix, & cette force que tu consideres dans ce lict, ne sont point ces choses que toute la France craignoit, ou aimoit si fort. Mais c’est l’esprit qui est couuert de ce corps: & duquel la grandeur se peut iuger non point par l’exterieur de ces membres, que la foiblesse du mal tient impuissans: mais par l’interieur de ses belles resolutions, dont ses paroles prennent leurs lumieres si claires, que dans la nuict mesme de ses plus cruels trauaux, elles reluisent & r’allument vn beau iour. Considere quelle constance est la sienne à essuyer les larmes de ses seruiteurs, les exhortant à la resolu-[138/139]tion de sa mort. Et encor que ses discours soyent comme mettre feu à feu, larmes à larmes, & morts à morts dans le cœur de ceux qui le voyent: si est-ce qu’ils donnent tesmoignage que cet esprit inuaincu durant sa vie, ne peut estre esbranlé de ses desseins de la plus prochaine horreur de la Mort.
Ce fut donc le desir de l’ouïr qui me portoit d’ordinaire pres de luy. De la bouche duquel il ne sortoit desia plus des parolles humaines, mais des Oracles. Et à fin que tu iuges combien en vn corps si malade il auoit l’esprit sain: Oy ie te prie ce qu’il me dit aussi tost que ie fus de retour. Il est vray, disoit-il au commencement de mon mal, ie me suis moy-mesme esmeu à pitié. Il me [139/140] fachoit qu’au plus beau de mon aage il me fallut fermer les yeux, & laisser mes chers amis. I’auoy veu, continuoit-il, le Duc de Nemours plein de tout ce qui pouuoit plaire au monde, estimé, hõnoré & redouté: & considerant qu’il luy falloit si prõptement laisser toutes ces choses: sans mentir i’auoy quelque pitié de tant de chaleurs souffertes, & de tant d’hyuers desdaignez pour cette gloire. Mais despuis recognoissãt qu’en toute façon il faut partir: & que personne ne peut s’en exempter, ô que ie l’ay estimé estre fauorisé du Ciel: puis qu’il luy est permis de s’en aller, non point à la desrobee, ou à l’imporueüe, mais tellement disposé à son voyage, que si la Fortune luy estoit redeuable de quelque chose, par [140/141] cette fauer, elle sort entierement de ses debtes. Laissons donc, disoit-il, en fin ce desir de mourir en vne bataille pour nous signaler: Car celuy qui meurt comme il doit, ne se peut signaller d’auãtage. Que s’il est honteux de ne nous vanger de l’inuire que l’on nous fait: il est bien plus hõnorable destre tué de la fieure que d’vn soldat: puis que l’on ne peut en estre taxé, ne s’estant encor trouué personne qui luy ayt peu resister. Et mourir de la main d’vn soldat, c’est tousiours estre inferieur en quelque sorte à vn homme. Contentons-nous donc d’auoir vescu iusques icy: & de n’auoir pas tousiours vescu en vain. Et remercions Dieu de l’eslectiõ qu’il a fait de cette mort pour moy. Ie te iure, Agathon, que [141/142] voilà les mesmes termes: & beaucoup des mesmes paroles dont il vsa. Mais ie te prie escoute le reste.
Deslors qu’il se recogneut en dãger, il se fit promettre aux Medecins, que quand ils le iugeroyent pres de sa derniere heure, ils l’en aduertiroyent. Se sentant reduit à l’extremité, & recognoissant à peu pres la grandeur de son mal, il leur demanda luy mesme, sans s’estonner, si sa fin estoit proche. Et ayant sceu qu’il estoit en tres-grand danger si la veine se r’ouuroit: Or sus, dit-il, il ne faut pas attendre l’extremité: il vaut mieux auoir beaucoup de temps de reste, que s’il nous en manquoit vn moment. Et lors, apres auoir fait ce que nous deuons tous comme Chrestiens, il ioint les mains: & [142/143] les yeux tendus au Ciel:
I’ay, dit-il, autresfois esté aussi pres de la mort que ie le sçauroy estre à cett’heure: & la mesme priere que ie te fis, ie la fais encores. C’est (ô mõ Dieu) que ta volõté soit faitte. Apres il fit appeller son frere, & tous ses Gentils-hõmes, qui estoyent pour lors pres de luy: & les nommans tous par leurs noms, & leur disant le dernier Adieu, les toucha tous en la main. A l’vn luy recommandant vne chose: & à l’autre le faisant ressouuenir de sa particuliere affection. En fin d’vne voix de tant en tant de la foiblesse interrompue: Il leur parla à tous ainsi.
Diev me soit tesmoing, mes Amis, s’il y a rien, que ie laisse auec tant de regret que vous. Ie sçay que vous auez desdaigné [143/144] tout ce qui vous deuoir estre de plus cher pour moy: & toutesfois ie suis contraint de vous abãdonner. Mais pour mon contentement, viuez auec cette creance que de n’auoir encores peu satisfaire à vos merites est mon plus grand desplaisir. Toutesfois ie vous laisse vn autre moy-mesme, qui comme de toute autre chose, heritera particulierement de ma bonne volonté enuers vous tous. Ie vous supplie de remettre en luy, à ma consideration, toute l’amitié dont vous m’auez obligé: & ie m’asseure que la Fortune que auec vous i’auoy commencee, luy permettra de recognoistre vos seruices, & vos affections. Lors reprenant vn peu d’haleine, il tourna les yeux languissans sur son frere: & apres l’auoir quelque [144/145] temps consideré: Et vous, mõ frere, luy dit-il, si vous auez quelquesfois creu que ie vous aye aimé, receuez, ie vous supplie, à ce coup mes parolles, non seulement comme venant d’vn frere, mais d’vn frere & amy. Entre les plus chers thresors que ie vous laisse, c’est ces amis, à qui ie viens de dire A Dieu, & plusieurs autres, que ie sçay qui ne vous manqueront. Aimez les, & les cherissez: & pour leurs merites, & pour mõ amitié, faictes qu’ils ressentent de vous les fruicts de l’esperance qu’ils ont eu de moy: & desquels non moy, mais ma fin precipitee les a deceus. Vous pouuez auec eux vous bastir vne tres-belle & tres-honorable Fortune, qui le seroit desia, si l’enuie me l’eust permis. Mais ie partiroy trop content, si [145/146] ie vous eusse laissé vos affaires asseurez. Toutesfois ie ne pense y auoir peu aduancé en l’acquisition que ie vous ay faitte de tant d’hõnestes hommes. Puis qu’ils se sont donnez à moy, comme de chose mienne, ie vous en fay mõ heritier. Mais auec cette condition, que toute autre chose que vous aurez de moy, ne vous fera rien à l’esgard de celle-cy.
Voilà la premiere requeste, que ie vous fay. La seconde, ie l’accompagneray de cette authorité que l’aage m’auoit dõné sur vous: par laquelle ie vous aduire de ne vous eslongner iamais de l’Eglise Catholique. Et en cette derniere occasion qui vous a mis les armes à la main, ne vous separez iamais de nostre saint Pere. Quãd il n’y aura plus de l’interest de la [146/147] Religion, ie remets à vostre discretiõ de poursuiure vos affaires, comme le temps le portera. Mais sur tout ayez en toutes vos actiõs Dieu tousiours deuant les yeux: & recherchez de luy toutes vos Fortunes. N’ostez iamais de vostre memoire le lieu dont vous estes yssu: & quels exemples de Vertu vos Ancestres vous ont laissé: à fin qu’à leur imitatiõ, vous ne fassiez chose indigne d’eux. Et viuez tousiours auec ce dessain, de laisser à ceux qui viendront de vous plustost de la gloire de vostre memoire, que de grands biens de vostre heritage.
En ce lieu la voix luy defaillit. Et s’estant vn peu renforcé il cõtinua:
Que si vous auez à obseruer quelque priere que ie vous aye [147/148] faitte, apres celle de Dieu, ayez cette-cy en memoire. Vous scauez, mon frere, que nous auons vne Mere, à laquelle, outre l’obligation generale, nous sõmes particulierement tant redeuables, que ce seroit double ingratitude si nous ne le recognoissiõs. Ie vous supplie, puis que ie ne puis auoir ce dernier contentement de luy baiser la main, & receuoir sa benedictiõ: à la premiere veüe que vous en aurez, de la receuoir en mon lieu. Et luy faire entendre, combien le desplaisir m’est grãd, de n’auoir peu luy rendre le seruice que ie luy deuoy. Et que ie la supplie que l’affection qu’elle m’a fait paroistre reuiue en vous: à fin que de vous elle reçoyue les seruices, à quoy mon deuoir m’obligeoit. Honnorez-là, & la seruez: [148/149] si vous ne voulez que Dieu vous en punisse, ne sortez iamais de ses commandemens. Et pour le dernier bien que i’espere receuoir des hommes, promettez moy, mon frere, que mes prieres me sont accordees de vous. Lors à toute peine il luy tendit la main. Son frere, qui fondoit en larmes plus par ses sanglots que par les paroles (car ils la luy interrompoyent) luy donna asseurance de ne point sortir de ses cõmandemens. Lors
Tendant contre le Ciel les yeux ardants en vain,
Les yeux: car les liens luy retenoyét la main,
Liens helas! de sa foiblesse, il dit: O mon Dieu que ie meurs content, ayant les trois biens que i’ay tousiours le plus requis: Dire Adieu à mes amis: voir mon frere: [149/150] & mourir aduisé. Et se tournant à l’Euesque il luy demanda sa benediction, tant pour mourir en l’obeissance de l’Eglise, que pour luy tenir lieu de celle de sa mere.
Dis moy, Agathon, qui eust peu tenir les larmes en telle occasion, n’eust il pas esté insensible plustot que constant? Quant à moy s’il n’y en eut point eu d’autres que mon sang, ie croy que le cœur me l’eust enuoyé aux yeux. Mais considere la constance dõt il poursuiuit:
La peine qu’il auoit eu à parler luy, fit venir vne foible sueur par tout le corps. Il se tourne froidement aux Medecins: La sueur de la Mort, dit-il, est elle chaude? Et luy estãt respondu, que nõ: Nous auons donc, adiousta-il, encores quelque temps à combattre. Sur [150/151] cela la veine se vint à r’ouurir. Voilà le sang qui luy sort en si grande abondance, qu’il y en eut mesmes des gouttes qui luy passerent par les yeux. Le bon Pere Esprit, qui estoit pres de luy, ne pouuoit quasi cacher ses larmes. Se cognoissant alors & pour ses forces affoiblies, & pour ce que les Medecins luy en auoyent dit, qu’il estoit au dernier moment de sa vie, il fit apporter le Crucifix. Et apres l’auoir baisé, comme il faignoit incessamment: Mon pere, dit il, à ce saint Religieux, Nostre Seigneur ne mourut-il pas aussi en saignant? Et luy ayant respondu qu’ouy: Or prions le dõc, continua-il, puis qu’il honnore la fin de mes iours de quelque ressemblance de la sienne, que comme il respandit son sang pour la-[151/152]uer la faute d’autruy, que celuy que ie respands puisse tellement lauer les miénes propres, qu’elles en soyent effacees en sa presence. Lors comme rauy en cette consideration, il arresta de sorte les yeux sur les playes qu’il voyoit au Crucifix, que quelque abondance de sang qu’il perdit, quels remedes qu’on luy fit, on ne veit iamais qu’il les en retira.
Mais vne chose des plus loüables de sa maladie, c’est que durant cette grande saignee, il ne voulut onques souffrir recepte de parole: parce que tels moyens de guerir sont defendus de l’Eglise. Et comme quelqu’vn de ses seruiteurs l’en importuna fort, luy representant le danger qu’il y auoit pour sa vie. Et quoy? respondit-il, s’il n’y auoit point [152/153] de sourciers, le Duc de Nemours ne viuroit donc point? Quelques autres luy vouloyent faire venir vn Medecin huguenot: Les huguenots, dit-il, sont ennemis du Dieu que ie sers. Recourre à eux pour luy sauuer vn seruiteur, n’est-ce pas offencer sa puissance?
Ie te iure, Agathon, que le ressouuenir de ces choses, m’efforce encores de telle sorte, que ie ne puis m’y arrester, sans flechir encores vn coup à la pitié. Permets moy donc de couper icy mõ discours: puisque la poursuitte m’en couste autant de larmes que de lettres à l’escrire. Qu’il te suffise, que ie t’aye monstré le lieu foible de ma forteresse, sans me commander encores que i’y fasse la bresche. Et pour clorte ce fas-[153/154] cheux ressouuenir, seruons nous à ce coup de Seneque: La Mort, dit-il, est la seule qui prononce l’arrest diffinitif de ce que nous auons esté, ou non. Par elle donc iuge qu’elle a esté la Religion, la vertu, & la grandeur du courage de ce grand Prince. Et preparons nous de donner, à l’imitation de la chandelle, qui rend sur sa fin plus de clarté, tel lustre à nos actions passees, par nostre mort, que rien n’en demeure douteux. Ainsi nous ferons paroistre vrais imitateurs & dignes seruiteurs d’vn tel maistre. Et à Dieu. [154/155]