Que le conseil est creu dont le Con-

seiller mesme se sert. Que le bien

acquis auec peine est le plus hon-

norable. Que les faueurs de la For-

tune sont tesmoignages de nos def-

fauts. Et que c'est signe de vertu

que d'estre souuent attaqué du

malheur.

EPISTRES X

Veux-tu que ie croye ton conseil estre bon? fay toy mesme ce que tu me conseilles. N’imite point la trõpette qui se contente d’animer & d’eschaufer les guerriers au combat. Auant que d’entreprendre ma cure, Medecin, gueris toy-mesme. Puisque du coup qui me blessa tu as senty la doleur du contre-[155/156]coup qui est dangereux d’vn sac. Fay paroistre qu’en la guerison de ta blesseure, tu te sers des mesmes ferremens, & de mesmes onguets que tu me proposes. Ce qui authorise d’auantage les cõseils, c’est quand le conseiller mesme s’en sert. Car fais estat que pour les raisons, les menteries sont quelquefois si bien masquees, qu’il est impossible du premier coup de les discerner. Qui est celuy s’il veut persuader quelque chose, qui ne s’arme, & ses conceptiõs aussi, de quelqque valable apparence? A peine que ie croye tes remedes estre bons pour moy, tant que ie te les verray inutiles. Toutesfois à fin que i’imite en quelque partié ce grand Alexandre, tout ainsi qu’il ne fit difficulté de prendre le breuuage que son Medecin luy [156/157] offroit, quoy qu’au mesme temps il receut aduis qu’il le vouloit empoisonner: Aussi encor que ie ne voye point la preuue de tes remedes, asseuré toutesfois sur ton amitié, ie ne laisse de m’en seruir comme s’ils estoyent tres-experimentez.

Or tu me dies, que i’aye bõ courage: & que ie me ressouuienne qu’il n’appartient qu’aux grands esprits d’estre butte aux grands coups de la Fortune. Il me semble, mon amy, que si depuis le temps que ie suis en son chose d’elle, elle auroit bien occasion de plaindre les instructions quelle m’a dõne: & moy le temps que i’ay employé à estudier. Faz ton compte, que par là tu cognoistras combien i’y suis accoustumé: que [157/158] toutes les lunes qui se passent sãs me donner quelque nouuelle leçon de ce maistre, ie reste beant cõme le cheual à l’auoine, quand il cognoit approcher l’heure de son ordinaire. Et pour te parler ouuertement de ma vanité, puis qu’elle ne peut estre aux bonnes, ie la mets aux mauuaises Fortunes. De sorte que quand à l’imitation du Paon ie veux faire la roüe de mes gloires: ie mets au premier lieu, les desplaisirs, les trauerses, les pertes, & les malheurs que i’ay supportez: & les plus grands sont les yeux de mes plumes que ie iuge les plus esclattans.

Mais aussi parlons auec raison. Quelle gloire est-ce à vn Prince de se voir Seigneur d’vn peuple qui se dõne à luy, sans qu’il mette [158/159] la main à l’espee: ou qu’il y fasse paroistre l’artifice d’esprit ou du corps: au prix de celle qu’il acquiert, quand apres auoir sous vn Mars douteux gagné plusieurs batailles, forcé vne à vne toutes les villes, en fin il fait son entree dãs la principale: & que la bresche de ses canons luy ouure la porte, & à toute son armee: De laquelle alors les estendars rompus, les harnois decloüez, & de gloire & de contentement? N’est-ce pas cela s’acquerir par sa vertu, ce qu’autrement il semble que l’on reçoyue en don, & sans nulle autre apparence de son merite que la seule faueur du Ciel? Les pleurs d’Alexandre, quand il oyoit les cõquestes de son pere, ne proce-[159/160]doyent que cette seule consideration. Qui sera celuy qui ne sçaura suiure la Fortune, quand, cõme Ænee son petit Iulus, elle le conduira par la main? Mais qui sera celuy qui vaincra ses coups, qui desdaignera ses playes, & qui du sang propre qu’elle tirera de son corps, sans flechir à sa eruauté, aura le courage de l’estouffer? Se vante donc de ses bonnes Fortunes qui voudra. Quant à moy i’estime mille fois plus mes malheurs. Car ils sõt esclaues de leurs Fortunes: & sõt cõtraints de leur obeïr, comme ses payes, & mercenaires: mais i’appelle mes malheurs miens, d’autant que ie les ay surmontez, & que comme serfs ie les tien sous moy. Lors qu’ils cõtent, pour tesmoignage de leur gloire, les biens que cette Fortune [160/161] leur a faits, ils ressemblent à ceux qui pour se dire riches, racontent les banquiers ausquels ils sont redeuables de tres grands emprûts. Si les choses que la Fortune preste, ne se deuoyent iamais rendre, il y auroit certes quelque apparence de se resioüir de ses faueurs. Mais l’u surieure qu’elle est, ou elle retire incontinent son principal auec vne tres-grãde perte de ce-luy qui l’a eu: ou si elle le laisse pour quelque temps, c’est auec de si grands interests, qu’ils trainent auec eux la ruine entiere du debteur. Dõc nous loüer des faueurs de la Fortune c’est proprement estaler nos necessitez.

Et si ie te diray vne chose, que de long temps i’ay remarquee: & dont ie veux que tu te ressouuienne. Il y a deux sortes de Fortune, [161/162] plus constumieres: l’vne vehemente: & l’autre lente. Alexandre & Cyrus furent fauorisez de la premiere en leurs conquestes. Et nõ seulement ceux là, mais tous les autres grands Capitaines, qui ont par des grands changemens dõné cognoissance de leur prosperité, cõme Cesar, Octaue: & mesmes encor de moindres que ceux-cy, comme Annibal, Pompee: & bref tous ceux dont les armes ont esté fauorisez tous ceux de qui le repos seulement a esté la Fortune. Or la plus part de ces derniers, à qui l’on croit qu’elle rie, ne recoyuent point d’autres faueurs d’elle, sinon qu’elle ne les desauorise point: Car leur laissant ainsi trainer la vie doucement, il semble qu’ils soyent heureux. [162/163] Mais pourquoy pense-tu qu’il y ait tant de petites riuieres qui n’ont point de pont: & que nous ne voyons point de grands fleuues, cõme la Rhosne, Seine, Loyre, Garonne, qui n’en ayent en diuers lieux? Il semble que ces grands fleuues soyent plus subiets que les petits ruisseaux, puis que par l’industrie des ponts ils sont quasi comme coupez, & cõtraints de receuoir la terre sur eux, qu’ils ont accoustumé dessous, sans que l’eur fureur nous puisse retarder de leur passer dessus en toute asseurãnce. Cela, Agathon mõ amy, ne vient d’ailleurs, que pource que nous desdaignõs ces petites riuieres, desquelles le cours ny la profondeur ne peuuent retarder ny interrõpre nos voyages. Ce que feroyent bien [163/164] ces grands fleuues, si par l’artifice des ponts, nous ne rattachiõs vne terre auec l’autre. Aussi la Fortune ne fait point de mal à ces persõnes de peu: parce qu’eux mesmes n’en peuuent faire à personne. Cette Chymere, (car ainsi il me plait d’appeller la Fortune) a cette coustume, de ne dresser iamais ses traits en lieu, où la peine qu’elle y prend, ne puisse estre esgallee par l’effet qui en reüssit. C’est pourquoy

Si come il folgore non cade

In basso piano ma su l’eccelse cime,

elle les fait descendre sur les grands Empires seulement. Que si quelquefois elle pointe plus bas: c’est pour peu à peu t’apporter ces changemens à de plus hauts desseins. Car comme pour renuerser vne muraille il faut com-[164/165]mencer d’en oster vne pierre, qui au prix de la masse entiere semble n’estre rien: aussi ces coups qu’elle donne aux personnes particulieres, ne sortent iamais de sa main, que pour commencer quelque plus haute ruine. Or se vantent dõc à cette heure ces personnes, à qui la Fortune ne daigne seulement torner les yeux, & ils cognoistront que c’est pour estre trop inutiles à ses desseins. Quãd les Romains dõptoyent ces peuples de la Grece, ou les autres leurs ennemis, & que leur victoire meritoit le triumphe, qui est-ce, à ton aduis, Agathon, qui accompagnoit le chariot du vainqueur? Les Rois, les fils de Rois, les grands Capitaines, ou telles autres personnes remarquees, & desquels la vertu vaincue pou-[165/166]uoit estre augmentation à leur gloire. Mais que pense-tu qu’ils fissent de la tourbe du menu peuple surmonté? Ils la laissoyent en leurs maisõs, sans autre plus grãd mal, que d’estre tributaire du Senat: d’autant que la Fortune iugeoit cette populace indigne de ressentir ce grand coup.

Or considere, mon amy, si ces remedes, ioints auec ceux que tu m’as enuoyé, ne sont capables de consolider vne plus grande playe que la mienne? Aussi tant s’en faut que ie me plaigne du sang que i’ay respandu estant blessé: ny de la douleur que i’ay ressenty auant que d’estre pensé, que ie m’en loüe: & la remercie du iugement qu’elle fait de mon merite, me croyant digne de ses coups, & si souuent redoublez. Car deux va-[166/167]nitez tout à coup me naissent de cette consideration. L’ vne, que puis que ie me fay voir à elle, il faut que ce soit quelque chose que de moy: l’autre que puis que nullement soustenu de ses faueurs, il faut qu’elle perde tant de coups l’vn sur l’autre eslancez, pour me pouuoir abattre, que ma force ne soit pas petite.

Il me souuient sur ce propos d’vn discours, que fait vn certain Philosophe, que ie te diray pour la conclusion de cette lettre: La Fortune, qui ne veut les actions des mortels estre conduittes que par sa seule puissance, s’offence infiniment quand elle voit le sage s’appuyer sur la seule vertu. Cest pourquoy à ceux là plus qu’aux autres elle fait ressentir sa force. Fay donc estat, quand tu vois que [167/168] par diuerses fois elle attaque vne mesme personne, que c’est vertu, & non pas luy qu’elle combat. Car les autres du premier coup elle les abysme, sans qu’il luy faille recourre aux secondes armes. Bon soir, Agathon, & te console

par cette sentence des diuers

assauts que la Fortune nous

donne, comme tres-as-

seuré tesmoignage que

ce n’est pas nous

qu’elle combat,

ainsi ce qui

est    en

nous.

[168/169]