Qu’il ne faut temerairement se fig-
urer de pouuoir resister aux coups
de la Fortune. De quelles choses on
se doit prouuoir contre elle, &
contre la crainte.
EPISTRE IV.
Garde, amy Agathon, qu’il ne t’aduienne comme à ces Mariniers peu experts, qui dans le port se vantent de pouuoir & sçauoir resister à tout ce qui est des hasards de la mer: mais commençant à perdre terre, ils commencent aussi à perdre le courage: & restent tellement hors d’eux mesmes, qu’ils oublient & comment il faut guider le tymon, & tendre les voiles. Cependant que la Fortune ne te [66/67] donne point occasion d’exercer ton sçauoir, ne te figures temerairement de luy pouuoir resister: à fin qu’estant en pleine mer, cette quantité d’eau inaccoustumee ne te rend esperdu. Cõbien que cette Fortune ne soit qu’vne chose pleine de vaines illusions: si est-ce que la puissance que nostre imagination luy donne, est en effect si grande que la seule opiniõ de son pouuoir estonne la plus part de ceux qui n’ont accoustumé ses esbloüissemens.
As tu point pris garde aux fables de nos Romans, quand ils parlent d’vne Vrgande, Alquise, Zirphee, ou quelque autre comme cela, ne vois tu que toute la plus grande puissance qu’ils leur donnent, n’est que de faire paroistre les choses autrement à nos [67/68] yeux qu’elles ne sont en effect: & toutesfois il y en a tãt qui flechissent sous leur artifice. Ce ne sont aussi qu’apparances fausses celles qui viennent de la Fortune: mais ne crois pour cela que ce ne soit vn grand ennemy. Auec quelle peine surmonta iamais Hercules les diuers chagemes d’Achellois ? Et Bellerophon fut le seul qui peut vaincre, auec le secours encores de Pallas, ce mõstre imaginé de la Chimere. Par ainsi preparõs nous de bonnes armes. Et ne nous fions tant sur sa vanité, que n’empruntiõs tous les iustes artifices que nous croirons pouuoir restister aux vaines, mais vehementes Idoles, de cette Vrgande. Il y en a qui contre ces imaginations s’arment d’autres imaginations, se contentant quand ils [68/69] reçoyuent vn coup de Fortune, de se figurer que c’est vne faueur : à l’imitation de ceux qui donnet remede à leur brusleure en l’approchant, & quasi rebruslant au mesme feu. Mais ces garants sont trop foibles: & c’est peu de conduitte, & de prudence de fier ses moyens, sa vie, & son honneur sous vne si legere deffence. Il faut tousiours auoir plustost bares sur l’ennemy, s’il est possible, que de luy estre seulement esgal: l’esgalité ayant cela, qu’elle ne nous asseure point d’auãtage de la victoire que de nostre perte. Et puis qu’il faut que nous attendiõs les coups de l’ennemy: & que c’est à luy de frapper, & à nous d’estre frappez, l’aduãtage en est si grãd, que si nos armes ne sont beaucoup plus fortes que les siennes [69/70] nous deuõs plustost craindre nostre ruine, que seulement esperer nostre conseruation.
Laissons donc ces imaginatiõs pour ceux qui ne peuuent auoir d’autres deffences: & recourõs de bonne heure à ces Numes inuincibles, l’experience des choses, la constance, & l’honneur. L’experience nous dira, que nul malheur, pour grãd qu’il soit, ne peut nous accõpagner longuement: la constance par la magnanimité de son naturel nous preparera à restister à toutes sortes d’accidens: & l’honneur par sa beauté nous maintiendra tousiours en nostre deuoir. Ce sont là des armes que tu te dois preparer: & estre bien songneux qu’il n’y manque pas vne seule piece. Mais d’autant que l’occasion n’est pas [70/71] tousiours de se seruir de ces armes, il peut arriuer qu’elles s’enrouïllent : & cela leur osteroit beaucoup de leur bonté. Et pource tu les dois visiter bien souuent: & auec l’estude & la prudence, les tenir en estat que tu n’ayes à les nottoyer quand l’occasion requerra que tu t’en serues. Car comme la Mandragore, dit Plutarque, qui croit pres des vignes, donne au vin, qui en naist, vne certaine force & douceur qui endort facilement ceux qui en boyuent: Aussi la prudence donne à toutes les choses, où elle est meslee, vne certaine force & douceur, qui raporte vn tres grad repos à ceux qui en usent. De là vient que les ennemis auec tant d’artifice taschent de nous surprendre: & mesmes des costez [71/72] que nous n’auons preueus. Demande au guerrier quelle difference il y a de rompre vn camp vigilãt & preparé à tous accides : à vn autre qui aura remis d’y prouuoir à l’extreme occasion? Demande au Marinier quelle difference il y a de resister à vne tempeste preueüe, ou qui le surprend? L’vn & l’autre sans doute te dira qu’il y en a autant que d’vne chose facile à vne qui est quasi impossible. Il faut donc se preparer.
Mais en cela ne fais pas comme ces temeraires, qui tousiours croyent leurs forces & celles de l’ennemy plus grandes & plus petites qu’elles ne sont. Tu ne peux sçauoir encor quel tu es, puisque iamais tu n’as eu la Fortune en ceste armee, ny preste seulement à l’attaquer. Que sçays tu quels [72/73] sont ses coups, combien ils blessent, ou combien ils pezent: ny quelles sont tes forces, puisque la necessité ne t’a iamais fait effayer ce qu’elle peut, & ce que tu peux? Croys que l’œil qui voit choses qu’il n’a accoustumé est cause bie souuent que le cœur se dispose à des effects qu’il n’a iamais pensé. Tu n’oserois dire que ton cheual ne craigne point les harquebusades, s’il n’en a iamais ouy le bruit. Et tu oseras asseurer que tõ cœur ne s’esperdra point aux infortunes, encor que iamais tu n’e ayes tiré preuue? Tu diras peut-estre que raison retiendraton cœur à son deuoir? Mais tiens pour certain, Agathon, qu’où la peur se loge, la raison ne sçauroit habiter: Cette craintiue passiõ ne laissant en l’ame vne seule retraitte qu’elle [73/74] ne recherche pour se cacher. Et cõme la nege [sic!] n’est pas seulement froide: mais donne aussi froid à tout ce qui est autour d’elle, cette froideur de l’esprit n’est pas seulement telle en soy mesme: mais glace encor tout ce qu’elle touche, & par tout où elle passe. Et les raisons gelees restent comme vne main surprise d’vn froid extreme, du tout inutiles & sans actions.
Or veux tu bien y remedier: car de penser fermer la porte à cette passion, c’est vne chose vaine : elle entreroit mesme par les trous de la serrure, ou par les fantes des aix. Fays de longue main, par la preuoyace, vn grand amas de ces belles & valeureuses resolutios, qui sont les vrayes nourrices d’vn cœur genereux: & en [74/75] remplis de sorte toute ton ame, qu’il n’en reste vn seul poinct de vuide, à fin que la peur s’y voulãt loger n’y puisse trouuer place, ny s’y arrester, à cause de l’antipathie que le chaud & le froid ont ensemble. Car ces resolutios sont des vrais feux. Mais en cecy il ne faut attendre le dãger. Alors quelques fois la crainte masquee s’escoule facillement en nous sous aparence de raison. Aussi les personnes preuoyates n’attendet iamais la necessité à se prouuoir: mais en l’attendant se pouruoyent.
Sophocles cette fois finira ma lettre,
Celuy qui donne vn bon commencement,
Mauuaise fin guieres ne le dément.
Cela s’entend ainsi: La difficulté en toutes choses n’est qu’au cõ-[75/76] mencement. Si nous faisons bien ce qui est plus difficile: nous deuons par raison faire aussi bien ce qui est plus aisé. Doncques celuy qui la premiere fois qu’il prend les armes surmonte son ennemy, ne donne il quasi cognoissance certaine, qu’y estant lus accoustumé, il le vaincra encor plus facilement. Et si le ieune enfant, la premiere fois qu’il prend le pinceau à la main, tire vn trait bien net & asseuré, qui fera doute, qu’il ne reüscisse auec le temps vn tres-grãd paintre ? Ainsi du commencement on preuoit la fin. Resouuiens t’en, Agathon, à fin que tu resistes de sorte à la Fortune, la premiere fois qu’elle t’assaudra, qu’elle perde le courage de te pouuoir vaincre: & nous l’opinion que tu puisses estre vaincu. Et à Dieu. [76/77]