D’où procedent les enuies. En quoy
se deçoiuent ceux qui aspirent
aux grandeurs d’autruy. Et
la difference des richesses
aux charges &
offices.
EPISTRE V.
La nature prudente apprend au Castor de se priuer soy-mesme de ce qu’il doit auoir en son corps de plus cher, pour euiter le poursuitte du Veneur. Aussi celuy qui ne veut estre enuié, se doit rendre incapable de l’enuie. Mais quiconque vit entre les hommes, n’en peut fuyr les effects, s’il en a la cause. Or sçaches, Agathon mon amy, que nous sommes composez d’esprit & de corps: dont [77/78] ce dernier est tout terrestre, & le premier tout diuin. S’il aduient que par la foiblesse de l’esprit, le corps s’en vsurpe la domination, c’est vn valet qui commãde à son maistre, & le despüille de ses propres volontez, pour le vestir de ses conditions honteuses & seruiles. De là vient que ces esprits, lesquels à cause de leurs actiõs nous nommons terrestres, sont serfs & esclaues de toutes ces passions, ausquelles les corps sont soubsmis. Toutesfois encor que l’esprit soit abruty dãs les voluptez si ne laisse il d’auoir cet instinct de nature d’aspirer tousiours à son contentement, qui est la supreme felicité. Mais n’esleueant point plus haut le vol de ses pensees, ny de ses desirs, que iusques où les corps peuuent at-[78/79]taindre, il va beant apres ces vanitez d’enfant, desquelles par plusieurs essais estant deceu, il recognoist qu’il faut acquerir encor d’autres choses beaucoup plus grandes. Car l’esprit qui est eternel ne peut estre satisfait en ses defits, que par les choses eternelles. Et encor qu’il en ayt perdu la cognoissance, la volonté ne luy en est ostee: mais comme le feu, sans sçauoir pourquoy, eschaufe & s’esleue tousiours en haut l’eau moüille & coule tousiours en bas: ou plustost comme le chien sans autre dessain que de l’istint de nature va cherchant à manger. Aussi cet esprit sans auoir la cognoissance pourquoy il desire, ne laisse toutesfois de desirer cette felicité. Mais en cela il est plus miserable que les [79/80] bruttes, lesquelles ne mangent pas les pierres au lieu du pain: & luy sans eslection de ce qui peut luy rapporter ce bien qu’il desire, se iette sur le premier obiect qu’il rencontre, estimant qu’il consiste en la iouïssance de tout ce qu’il n’a point espreuué. Ainsi l’ours blessé met sa vengeance sur le premier qu’il trouue, pensant qu’il soit la cause de son mal.
De là les enuies prennent leur source, dont les effets sont si contagieux & mortels, que les Royaumes, les Empires, & les Monarchies s’en voyent renuersees. Car l’enuieux voyant le sage conduire discrettement sa Fortune, & s’en seruir comme d’vn batteau, pour passer ce large Ocean des affaires du monde, il le iuge estre paruenu à ceste felicité où il as-[80/81]pire: & se persuade que s’il pouuoit la luy soustraire, il n’auroit rien plus à desirer, pour estre heureux. Soudain que ceste opinion est née en luy, qui est serf de toutes ses passions, que laisse il d’intenté pour y paruenir? Ne faut-il que trahir vne amitié? (liens toutesfois les plus forts qui soyent entre les hommes ?) il s’en moque. Ne faut-il que tuer? le sang luy plait. Ne faut il que manquer aux Dieux? il se feint de n’en estre pas veu. Bref l’homme qui est reduit à cette extremité, de son sang propre, s’il en estoit necessaire, se seroit le cyment pour esleuer son edifice. A peine donc espargnera il quelqu’autre chose.
Ce fut vn vray effet de cette passion, que la mort de ce [81/82] grand Iule Cesar, qui par les siens mesmes circõuenu dans vn conseil, comme moy, fut contraint de ceder à la force. Et Dieu sçait si Brutus mesme, que l’on croyoit estre son fils, eust faute de couuerture à sa coniuration. O miserable sort que celuy de l’homme! puis qu’il ne se peut deffendre d’estre enuieux, ou enuié, l’archer, ou la butte! Et bien souuent, si ce n’est vne particuliere faueur des Dieux, comme la fieure donne & froid & chaud, le tremblement & la sueur, & de l’vn fait entrer en l’autre apres soy. D’autant que paruenu en la place de celuy qui estoit en prosperité, son desir n’est pas satisfait pour cela: Car encor que le sage monstra de s’en contenter, [82/83] luy qui n’a pas l’esprit de se conduire de mesme façon, n’en fait peu, ou rien, pour son contentement. De mesme l’ignorant à l’escrime, encor qu’il prenne l’espee des mains du Maistre, ne s’en deffendra pas toutesfois & n’offencera pas comme luy. Car les biens de la Fortune sont choses d’elles mesmes indifferentes, elles peuuent estre & bonnes & mauuaises, selon qu’elles sont employees. Ainsi void on que la mesme chose dont la Grenouille se nourrit & fait sa chair, le Crapaut en engendre son venin. Aussi ce que le Sage tenoit pour assouuissement de ses affections & necessitez l’enuieux le change en aiguillon pour inciter d’auantage ses passions & son ambition. Car comme plus nous nous esle-[83/84]uons en haut, & plus nostre veüe s’estend au loing: Aussi plus il est haussé par ses grandeurs nouuellement acquises, plus il luy semble de voir par dessus luy d’autres plus grands biens, que ceux qu’il possede: & vray chien d’Esope, en l’ambition de les acquerir, perd & desdaigne la iouïssance de ceux qui sont en ses mains. Et ainsi il court, sans nul autre proffit plus grand; la mesme Fortune que le malheureux oyseau de proye, qui cherchant sa vie, & rencontrant quelque autre oyseau paisible & sans deffence, le prend & s’en repaist au mesme lieu où il l’a pris. Et cependant le chasseur, qui est au pied de l’arbre, & qui desia auoir visé contre sa miserable prise, deslache le trait contre luy, afin qu’en [84/85] le tuant il ait aussi sa proye: Car ceux qui sont moindres de Fortune que luy, leuent les yeux en haut, souspirent & aspirent à luy, & bien souuent le Ciel fauorise leur entreprise, afin qu’il ne laisse point de melafice impuny.
Car tres-iuste est la loy, qui fait punition
Des inuenteurs des morts, par leur inuention.
Iuges par là, Agathon, d’où est venue la chasse que mon ennemy ma faicte. Ie n’ay pas toutesfois esté pris à force, comme ce Castor est pousuiuy d’ordinaire : mais surpris à l’espere. Autrement i’auroy honte de ma prise: au lieu que ie n’ay que regret de sa perfidité.
Ben che trafitto
Io piango ilferitor, non le ferite [85/86]
Che l’error suo piu ch’el moi mal mi pesa.
Mais combien l’esperance des hommes est fautiue! Il se figueroit de se preualoir de ma charge, si ie demouroy les mains liees: & il luy est aduenu, non autrement qu’à l’enfant peu aduisé, qui voyant la flamme de la chandelle, espris de sa beauté, y porte la main, sans iugement, pour la prendre: & pensant se l’estaindre entre les doigts, trouue que tuant la beauté de cette flamme, il ne luy en reste autre chose qu’vne bruslure, qui luy en cuyt par apres longuement. Les thresors, & les charges sont bien richesses differentes: les thresors seruent non à ceux à qui ils sont par raison, mais à qui les a, de quelle façon qu’il s’en soit donné la [86/87] iouyssance: Au contraire les charges sont des pesants faix à ceux qui les vsurpent: & quoy que distraittes de ceux ausquels elles sont deües, ne laissent de rapporter quasi autant à leur gloire, que s’ils les auoyent encore. Et la dissipation qui s’en fait, est plus à leur aduantage, que si elles estoyent conseruees en leur entier. Quel fardeau fut celuy de l’Empire de Babylonne à ces Mages, qui l’auoyent vsurpé ? Et Coriolanus ne fut iamais plus estimé, que quand démis de sa charge par les Romains, il fut contraint se retirer aux Volsques, desquels estant fait chef, il fit venir ses ennemis aux plus humbles & indignes requestes, dont iamais Rome ait abbaissé la gandeur de son courage. I’espere [87/88] aussi que ma gloire, par la ruyne que cestuy-cy m’y precure s’esleuera auec plus d’effort, à l’imitation de la poudre, plus elle sera pressee. Si le Marinier entre les lieux de la Mer les plus dangereux, & contre la plus forte tempeste, a bien sceu maintenir son nauire, desia au parauant tellement froissee qu’il ne luy restoit pour la sauuer que le tymon: Celuy qui le luy oste des mains n’est il coupable de sa perte si elle s’abysme par apres ? Cela, diras tu, n’empeche le Marinier de se noyer. Et bien i’aduoüe que cela n’empeschera pas que ie ne me perde: mais puis qu’il faut que par le changement des choses humaines tout d’vn mouuement eternel se hausse & baisse, ne me doit-ce estre vne grande satisfa-[88/89]ction : que chacun voye qu’en volãt i’ay vsé de mes aisles: & qv’en me baissant i’ay esté tiré des enuies de mon ennemy, comme par des contrepoix trop violens. C’est pouquoy en toute cette derniere Fortune, dont peut-estre tout autre, qui n’eust point eu cette consideration, se fut laissé abbattre,
Perpetuo goso alegra y accompana
Mi vida que penando esta en sossiego.
Y siete en en los dolores gloria estrana
La pena me es deleyte, el llato juego,
Descaso es sospirar gloria la muerte,
Las llagas fanidad, reposo el fuego.
Car puisque l’occasion de mes gloires procede de ce qui est en moy; ne dois ie me resioüyr que mon ennemy le fasse recognoistre pour moy? Auec tels discours [89/90] en moy-mesme ie me contente. Ie prie toutesfois les Dieux, Agathon mon amy, de ne te donner tels contentemens.
Ie t’enouye autant de bons iours, que tu m’en desires: & ie m’asseure, si mon souhait t’aduient, qu’à iamais tu passeras tes iours heureusemet. Ainsi le veuil-
lent les Dieux,à fin de ren-
dre mes infortunes moins
insupportables, par la
douceur de tes
bonheurs.[90/91]