Que la mescognoissance du lieu où

nous sommes, & du bien que nous

ioüissons, nous en rend la perte plus

ennuyeuse. Que les pleurs sont in-

utiles aux aduersitez: & qu’il

ne faut auoir autre dessain que d’estre

vertueux.

EPISTRES XIII.

Entre les preceptes de ce grand Pythagoras, nous lisons, Ne mange pas ton coeur. C’est à dire, ô Agathon, qu’il ne nous faut consõmer l’ame [198/199] & l’esprit par trop d’ennuis, & de solicitudes. Si tu obseruois ce cõmandement, ie n’auroy que faire de mettre si souuent la main à la pume, pour desliurer tõ ame des maux qu’elle se prepare elle mesme. Et tout ainsi qu’en vne dangereuse playe, on n’a plustost prueu à vn mal, qu’vn autre se met en auant: si bien qu’il faut tousiours auoir les remedes, & le fer entre les mains. Il semble aussi que ton ame vlceree, n’attende quasi la guerison d’vne de ces passions qu’elle n’en fasse renaistre incontinent quelque nouuelle. De sorte qu’auec toy il ne faut iamais laisser chomer les raison: & la plume. Il seroit toutesfois desormais temps que de ton costé tu t’y aydasses, sans attendre ton salur de moy entierement. Aussi tost, [199/200] diras-tu, que i’vse de tes remedes, ie gueris bien: mais si quelque nouueau mal me suruient, ne faut il pas que ie recourre au Medecin pour auoir vne nouuelle ordonance? Ah si tu auois bien mis en memoire, & en effet mes receptes, pour certain, Agathon, qu’elles te seruiroyent à plus que d‘vn mal: Mais bien i’auray tousiours bonne esperance de toy, tant que le desir de ton salut te demeurera. Commençons donc de mettre la main à ta cure.

Tu regrettes, dis tu, la mort de ce grand Prince, de sorte que tu voudrois ne l’auoir iamais cogneu. Que tu le regrettes, tu fais ton deuoir, pourueu que ce soit me destement, & que tu ne donnes cognoissãce, ny d’estre foible ny d’estre flatteur. Car ton regret [200/201] trop dissolu te pourroit acquerir l’vn de ces deux tiltres. Mais ie ne puis trouuer bon que tu desires de ne l’auoir iamais cogneu. Epicure disoit, que de souhaitter ce qui a esté n’ayt point esté c’est desirer plus que Dieu mesme ne peut faire. Vailo ton premier erreur.

Mais sur quoy fonde tu cette volonté? Sur le regret de n’auoir plus ce que tu as eu autres fois. Et ne voudrois tu auoir vn contentement s’il n’estoit eternel? Si cela est, c’est en vain que tu en attends. Or regarde d’où ton desplaisir est procedé à ce coup: c’est de la mescognoissance: & du lieu où tu es: & du bien que tu as eu. Tant que tu as seruy ce maistre tu n’as iamais dit en toy mesme, ce grand Prince est vn homme: & moy ie suis au monde. Car si tu [201/202] t’en fusses ressouuenu, cette memoire t’eut incontinent dit, il est donc mortel: & le bien que ie ioüis ne peut estre de duree, puis que le monde dresse ses actions, & ses monuemens à la regle de l’inconstãce. L’homme ne va viuant que cõme allãt à la mort: & ne viura plus lors qu’il n’aura plus à mourir. Car à tous ceux à qui le Ciel donne la vie, c’est auec cette irreuocable condition. Il suffit donc de dire homme, pour entendre asseuré butin de la mort. C’est vne sentence pronõcee par toutes les Destinees ensemble, dés le commencement de la vie des choses: Et ne s’est iusques icy trouué persõne qui n’y ayt obey. Car cette loy n’est pas comme celles des hommes, que l’on dit ressembler aux toilles d’Araignes. [202/203] Tous Prince & Roys, aussi bien que les simples Laboreurs y sont subiets: les Philosophes aussi bien que les ignorans: les riches comme les pauures.

La mort n’a point d’esgard à la grandeur royale,

Au sceptre le plus grand la houlette ell’egale.

C’est donc vne vraye punition du Ciel, que la peine que tu ressens pour auoir mescogneu vne chose si cognoissable.

A cette heure que nous sçauõs la nature & le principe de tõ mal, apportõs y les remedes. Dis moy, ie te prie, as tu opinion que tes regrets puissent rappeller ton maistre, ou te r’apporter quelque allegement? Depuis que l’vne des Parques a coupé le fillet de la vie, les autres deux ensemble ne le [203/204] sçauroyent renoüer.

La descente aux Enfers est facile & aysee:

Mais r’appeller ses pas, & en haut remonter,

C’est là l’oeuure & la peine. A peu que Iupiter

A aimez & cheris: ou que leurs vertus mesmes

A esleuez au Ciel, enfans des Dieux supremes,

Il a esté permis.

Quand tu auras pleuré vne Mer de larmes, crois-tu effacer le moindre desplaisir que tu ressens? Si cela estoit, ie te conseilleroy de ne te contenter des tiennes: mais d’en achetter quoy qu’elles fussent cheres de tous ceux qui en voudroyent vendre: comme anciennement quelques peuples faisoyent en la mort de leurs plus [204/205] chers amis: Mais c’est esperer en vain, que penser sortir de ce dedale des desplaisir, qu’auec le fillet de la raison.

Quand tu desires de n‘auoir point veu ce Prince: il faut aussi souhaitter qu’il n’eust point esté. Car quel regret plus grand, que de n’auoir point seruy celuy qui meritoit le mieux de l’estre. Ce seroit estre veu le Soleil. Ie m’asseure que tu ne le voudrois pas. Et n’es tu pas bien miserable de vouloir que le monde fut priué de ce que tu doit croire estre son plus bel ornement? Non non, Agathon, aimons-en autãt la memoire que nous en auons aimé la veüe: & cheriffons nos yeux d’auoir autresfois esté esclairez de si belle lumiere, & nostre esprit, pour [205/206] estre à cette heure plain de si belle Idee. Et nourrissons en nostre ame ceste opinion: Que comme persõne n’a iamais esté plus heureux que nous, en l’eslection que nous auions fait de le seruir, que personne aussi ne le fera iamais d’auantage qu’il a esté au rencontre qu’il a eu de tels seruiteurs que nous. Cette vanité pourra en quelque sorte nous aider, contre ce regret que tu opposes d’auoir perdu de si longs deruices pas sa mort.

Mais ie te supplie ne parle plus de ceste sorte. Car ie cognoy bien que le desplaisir de sa mort te trouble le iugement. Telles paroles sõt indignes du courage d’Agathon, & de celuy qui est nourry dans le sein de Pythagoras, de Platon, de Seneque; de Plutar-[206/207]que, & tant d’autres grands personnages. Croy-tu que Pythagoras ne se sache de t’auoir dit si souuent, que la vertu se forme d’vn cube droit: & que de quel costé qu’il soit tourné il est tousiours de mesme forme. Puisque tu dis que la mort a emporté tes seruices? Que si c’est pour la vertu que tu as seruy, la mort renuerse en toy ce cube. Que si ce n’a point esté pour la vertu, ah tu n’es point Agathon. Penses-tu que Platon ne soit marry de t’auoir enseigné que la vertu est son mesme loyer: Puis qu’il void que d’vn desir seruil tu cherches recompense ailleurs? Et ce grand Stoïque auec quel soucy te respondra-il; puis que tant de fois il t’a dit que desseigner d’estre vertueux, pour autre dessain que pour estre ver-[207/208]tueux, c’est prophaner les choses saintes & celestes: & mesler les sacrées, auec les soüillees: Puisque tu monstres des regreter la recõpence de ta vertu. Mais comment oserois-tu approcher de ce grãd Plutarque, puis que par moy mille fois il t’a dit, que toutes les choses estoyent subiettes à la Fortune, sinon la vertu. Et toutesfois tu plains le coup qu’elle t’a donné, comme si ta vertu y estoit offencée? Eh non, Agathon, croys moy, il te sera plus honnotable quec Stilpõ, de dire à Demetrius, qu’au sac de la ville de Megare tu n’as rien perdu: D’autant que la vertu ne craint point telles armes, que non pas en cette perte generale plaindre celle de ton seruice. Puis que toute personne comme toy, doit croire que nul-[208/209]le recompense ne peut estre digne de luy. Ce qui se peut achetter est chose mercenaire: & le soldat mesme qui sert pour la paye, n’est pas personne d’hõneur. Cela seulement est digne de l’homme libre, qui ne se peut achetter que par la vertu, & c’est l’honneur. Les Dieux ne receuroyent mesmes nos sacrifices, si ce n’estoit pour tesmoignage des vertus admirables que nous croyons en eux, & pour lesquelles nous les adorons. Mets dons icy fin à tes larmes. Et t’asseure que si elles cõtinuent, elles t’offenceront d’auãtage, que l’occasion mesme qui te les fait naistre. Ie t’enuoye pour conclusion cette sentence tant remarquee d’Euripide: [209/210]

Pour t’asseurer il faut chercher ton fondement

Hors de la terre, où rien ne demeure asseurement.

Basty donc dorenauãt sur le Ro-

cher de l’ame, & non pas sur le

grauier du corps: & des prosperi-

tez de la Fortune. Excuse si

ma plume est vn peu trop

rude: car il est necessaire

vser de fer quand on

voit que la gan

grenne commen-

ce à mon-

ter.

[210/211]