Que d’auoir souuent des aduersitez

nous rend plus forts à les suppor-

ter. Que la resolution est celle qui

y peut le plus: & pourquoy quel-

ques uns ayant commencé de suy-

ure la vertu s’en retirent & l’a-

bandonnent.

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EPISTRES XVII.

Et il est vray, que i’ay des desastres, & que la Fortune m’a beaucoup poursuiuy. Mais veux tu cognoistre qu’elle ne m’a peu vaincre encores? Elle continue sa batterie: elle rechauffe ses assauts: & pour m’offencer ne se donne nulle trefue. On luy pourroit peut estre bien reprocher cela mesme qu’Antalcidas dit à Agesilaus, quand il fut en vne bataille blessé, par les Thebains. (Voilà, dit-il, le iuste payement de tõ apprentissage) Car les cõtinuelles attaques qu’elle m’a donnees, m’õt rendu par force tãt aguerry, que ie recognoy desormais la plus patt de ses embusches & de ses ruse: & m’a tellement endurcy à ses coups, qu’à peine quand elle teind la terre de mõ sang, me [248/249] semble-il qu’elle m’ait touché. L’Athlette qui mille fois abbattu, s’est plus ardant releué: qui tout meurtry de coups s’est veu le corps deschiré en cent endroits: auec quelle asseurance descend il sur l’areine? Et auec quel visage va il attaquer l’ennemy? Toutes choses inaccoustumees sont facilement espouuentables: mais celles plus, qui par la coustume se desdaignent. Quel estonnenment nous donrroit le Tonnerre, si nous ne l’auions iamais oüy gronder, ou veu esclairer dans la nue? On nous rapporte qu’en ces terres nouuellement descouuertes, quand ces pauures hommes oyoient nos canons, ils en estoient tellement espouuãtez, qu’vn seul coup estoit suffisant d’en faire [249/250] fuyr cent ou deux cents mille. Car ils croyoient les nostres estre des Dieux, qui eslançassent leurs foudres sur ceux qu’ils vouloient: & les balles qui tumboient par hazard, ils pensoient qu’elles fussent cõduittes sur ceux qu’elles frappoient à dessain: Mais les ayant accoustumez ils ne les ont point redoutez d’auantage que nous. Il est bien tantost temps, que ie ne craigne plus les forces de la Fortune: ayant tant de fois rebouché ses armes contre mes os, que ie ne croy pas qu’elle en aye vne seule, qui ne soit ou teinte de mon sang, ou portant les marques de ma durté. Ce sera donc sans raison, si l’on me reproche, quand ie parle de ses effects, ce que Eudamonidas le Laconien, fiere d’Agis, dit à vn Phi-[250/2511]losophe, qui discouroit de la guerre deuant luy: Mais pourquoy t’en, croya-on, puis qu’en vn camp tu n’ouys iamais la trempette? Car i’ay mille fois oüy sa trompette: i’ay mille fois veu ses bataillons: i’ay mille fois soustenu ses coups: & autant de fois ie les ay veus vains & sans effet. Donques si ie me dis Medecin de la Fortune, ce n’est point par vanité que ie me donne ce nom: puis qu’en son escolle mesme i’ay fait mó Cours: & d’elle mesme ie tiens preceptes.

Mais sçais tu comment? Non autrement qu’Hannibal apprit aux Romains ses ruses, & la façõ d’y remedier. C’est à coups de fouëts, que cette science se donne: & non point par instructiõs. En toutes les sortes de maladies [251/252] dangereuse, quand les Medecins en sont attains, ils n’osent se penser eux mesmes. Mais en celle-cy si le patient ne se sert de Medecin soy mesme, à peine que iamais vn autre luy recouure sa santé. Nous pouuons bien de l’experience des autres tirer diuers remedes: mais il faut que nous mesmes par apres nous les appliquiõs sur nostre mal: D’autant que le vray Dyctame de telles blesseures est la resolution. Les semences nous en peuuent bien naistre d’ailleurs: mais il faut qu’elles soyent semees en nostre ame: & que nous ne craignons de nous offencer du soc, quand nous la labourerons. Et bref pour dire à vn mot: les conseils nous peuuent venir des sages: mais les resolutions de nous [252/253] seuls & des deux les executions: Desquelles ou nous soustenons, ou nous rebastissons nos fortunes chancellantes ou abattues. Vois-tu comme Stilpon se sçeut bien à propos seruir des conseils de la Science. Quand on luy vint dire la mort de son fils, il respõdit froidement, Ie l’auoy engendré mortel. Et vois-tu comme ces Spartiates se seruirent bien des remedes de Lycurgus, qui respondirent à ceux qui les mena çoient de lavenue d’vne tresgrãde armee ennemie: Que nous peut elle apporter de mal, puis que nous ne hayssons point la mort? C’est ainsi qu’il faut aussi que nous nous seruions de celuy que les grands personnages nous donnent. Et quand nous oyons qu’Ænee dit: [253/254]

Par diuers accidents: & par tant de dangers

Nous cerchons l’Italie, où les Destins nous monstrent

Nos siegez reposez,

pourquoy ne croyons nous qu’il le die à nous aussi bien qu’à ces Troyens? Et si nous le croyons, pourquoy ne nous resoluons nous à vaincre les difficultez qui s’offrent en nostre nauigations? C’est chose toute certaine que le temple, & le siege des vertueux est au haut de cette montagne. Et d’autant que nostre ame lyee auec ce corps ne s’y peut efleuer seule, elle a vne tresgrande difficulté, d’y porter ce pesant fardeau. C’est pourquoy si l’aymãt, dõt elle est touchee de la Vertu, n’a asses de force pour vaincre la pesanteur des voluptez, apres [254/255] s’estre vn peu esleuee en ce loüable chemin, elle retombe, comme tiree d’vn poix trop fort. Et ainsi il aduient que son dessein rompu,

Les feux qu’il a sacrez de son sang il prophane.

Mais au contraire ceux qui d’vne vraye vertu sont attirez, nous les voyõs inuincibles au trauail, desdaignans toutes commoditez, & incommoditez qui les en peuuent eslongner, n’auoir autre repos que de paruenir à cette heureuse Italie. Et quoy? Agathon, serons nous donc de ceux qui lauez retorneront à leurs ordures? Serons nous de ces folles Phrigiennes, qui croirons à la voix de nos flatteuses voluptez: & qui pour nous arrester hors de tant de tempestes, mettrõs le [255/256] feu dans les nauires de nostre Ænee? Non, non, amy, mais plustot comme personnes de courage 

Allons où les Destins nous poußent ou repoussent:

Et quoy qu’il en aduienne il faut en supportant

Vaincre toute fortune.

Et ayons tousiours cette voix de Crãtor à l’oreille: Les dessains qui par leur difficultez, restent imparfaits, rapportent plus de honte à leurs entrepreneurs, qu’à ceux qui n’ont oseles entreprendre. Car l’imprudence y a precipité les vns: & la prudence en a retiré les autres. Deuant que Iules Cesar aspirat à l’Empire, il auoit moins de peine qu’il n’eust onques depuis. Mais il ne mit iamais cette charge sur sõ dos qu’il ne preuit bien [256/257] à quoy il il s’obligeoit: vn cœur toutesfois si genereux que le sien pour quelque difficulté qui s’offrit, ne peut desmentir vne si belle volõté. Aussi receut il tous les trauaux: & toutes les incommoditez qui luy en vindrent, auec le mesme œil, ou plustot auec le mesme cœur qu’il receut l’Empire. Celuy qui se marie n’espouse pas seulement les contentemens que la femme luy peut rapporter: mais aussi tous les soucis du mariage. De mesme que ceux qui espousent la vertu, fassent estar d’espouser ensemble la guerre contre la Fortune & les vices: Et parce qu’au lieu des loyaux que ce iour là l’on donne coustumierement aux espousees: cette Deesse n’en veut point d’autres que le tesmoignage des [257/258] victoires que l’on a obtenu contre tels ennemis. Il faut qu’à l’exemple des Perses, qui portent à l’arçon de leurs selles les testes des ennemis qu’ils ont vaincus, qu’ils portent pour marque, non pas la teste des vices, ouy bien vn asseuré tesmoignage d’auoir surmõté la principale puissance du vice, qui les aura attaquez cõme de l’amour, la volupté: des richesse: l’auarice, de la Fortune, le bon-heur: de l’infortune le malheur: & ainsi des autres.

Or dis moy, Agathon, celuy que l’occasion cõtraint de vaincre ses ennemis, encor que ce soit outre savolonté, ne luy est-il pas beaucoup obligé? Et pourquoy me croiray ie donc malheureux, puis que la Fortune par la guerre continuelle qu’elle me [258/259] fait, me couure quasi par force de ses lauriers? Car toutes les fois qu’elle attaque & qu’elle ne surmonte, elle demeure vaincue, comme ie t’ay desia dit. O que si i’espouse cette Deesse, à qui il faut presenter les testes des ennemis vaincus, combien luy en offriray-ie? Il me semble de te voir sousrire, en disant, que ie pourray faire monstre de plusieurs, mais non pas du bonheur. D’autant que tu estimes que celuy là ne m’a point approché. Il est vray, Agathon, qu’il n’est point venu si souuent que les autres: mais si en ay-ie vn que ie tiens encor prisonnier: que ie ne veux point relascher qu’il ne m’ait payé la rançon promise. Quand ie l’auray, ie te la feray voir. Et si des ongles on peut co-[259/260]gnoistre quel est le lyon, ie m’asseure que tu diras que i’ay obtenu vne tresbelle victoire de n’auoir esté surmonté d’vn si fort & puissant ennemy. Voilà mes armes: arme t’en si tu crains de renouueller la Fortune de Patrocle sous les armes d’Achilles.