Que le mal produit bien, &
le bien le mal. Et que la mort
advance des grands person-
nages, pour plusieurs oc-
casions n’est pas tous-
iours regret-
table.
EPISTRE III.
[50/51] Cela est estrange, Agathon, que quelque chose engendre son contraire: & toutesfois nous le voyons en cette grande Princesse, dont tu m’ecris la desolation. Le bonheur d’avoir tãt de beaux enfans: les voir tous Princes tres-estimez, aimez de leurs, & des estrangers, chargez de victoires, & de vertus, & gouverner partie de la Chrestiente, Agathon mon amy, c’estoit un grand don du Ciel. Mais de ce bien que mal luy est procedé? Sans doute le plus grand & plus insuportable qu’une mere peut avoir. Car lors que ces grãds Princes revenoyent triomphans de cette incroayable victoire des Reistres: que la France sembloit leur tendre les mains, [51/52] comme à des Dieux tutelaires, elle en a veu tuer deux quasi devant ses yeux: a quasi ouy le petillement du feu qui le a cõsommez: & n’a eu le contentement de leur dire le dernier Adieu: d’arroser leur tombe de ses larmes: ny mesmes de leur rendre un seul office de pieté. Et là ne s’arrestant le desplaisir, que son plaisir luy devoit rapporter, apres telles pertes, ayãt mis toute son affection de telle sorte en cettuy-ci qu’elle n’avoit rien devant les yeux que luy, ny nul dessain que la grandeur: elle l’a veu deux fois prisonnier. Et le beau cours de sa Fortune ayant esté rompu par ses ennemis, il a fallu en fin qu’elle l’ait pleuré comme ses freres, non pas meur-[52/53]try par le glaiue, mais cruellement empoisonné.
Or n’eust il pas mieux vallu, pour cette Princesse, ie veux dire pour son repos, qu’elle n’eust iamais eu le contentement de se voir tels enfans, que d’avoir à cette heure l’occasion de les regretter? Ces larmes, dõt à toute heure elle arrose son lict: ces soupirs dont elle interrompt incessament le repos de son estomach, pouvoyent-ils estre achettez par les felicitez de ses plaisirs passez? Eh nõ! Agathon: car croy moy, qu’il y a bien difference des contentements que telles choses nous donnent, aux ennuis que leur perte nous rapporte: D’autant que ces ioyes ne sõt iamais estre moderees, & peut estre surmon-[53/54]tees du doubte qui nous va à toute heure poursuivãt, qu’il ne mesadvienne à ce qui nous acquiert ce contentement. Et au contraire le perdant, la tristesse de l’esperãce. Ceux le sçavent qui ont eu de cher. Ainsi tu vois cõme la Fortune vend ses biens cherement: puis que les bon-heurs sont peu asseurez, & les malheurs si certains, que rien ne les peut diminuer. Toutesfois puis qu’outre les autres considerations, le service que nous avons voüé au fils, nous commande de servir la mere, en tant qu’il nous fera possible, presentons luy les mouchoirs, dont elle pourra non pas tarir, mais secher les larmes de sa iuste [54/55] doleur.
Qu’elle se ressouvienne, que quand elle fit voir le iour à ses enfans, elle ne leur donna plustost l’asseurance de la vie que celle de la mort. Parce que l’obligation humaine, d’une chaine d’ayrain, comme dit Crantor, nous lie à cette fatale destinee du trespas. Donques les choses inevitables leur estant advenues, de doyvent effacer le contentement des biens dont ils ont iouy, non point par destinee, mais par leur propre vertu. Et mesmes ayant esté tels, que leur vie peut plustost estre admiree, que leurs actiõs imitees: ayant esté en leur vertu si eslevez durant qu’ils ont vescu, que la mort des uns a esté accõpagnee de tant de morts de leurs enne-[55/56]mis, que ie ne sçay si la vengeãce de Cesar en a trainé d’avantage: & de l’autre tellement regrettee, que ses ennemis mesmes l’ont plainte.
Il me semble que quand l’on parvient à ce que l’on entreprend, que comme l’entreprise reste parfaitte, nous en devons aussi avoir un parfaict contentement. Or cette Princesse n’avoit pas entrepris de faire des hommes immortels: ains des Prindes vertueux, suyvant & honorant leurs Ancestres. Mais ils n’ont pas vescu tant qu’ils eussent fait, si on ne leur eut advãcé leurs iours? A qouy servent ces longueurs si au peu de temps qu’ils ont demeuré entre nous, ils ont par mille preuves dõné cognois-[56/57]sance qu’ils estoyent vrayement issus de ces grands Princes leurs ayeulx? Ils ont tellement vescu, que pour les rendre plus hõnorez il ne faut pas rapporter avec leur gloire celle de ces grands Regnaults, de ces grands Bouillons, ny de ces tres grãds Beralds? Tãt s’en faut, ce sont eux, qui en leurs tombes se doyvent resiouir de l’honneur de tels descendans. Ie ne sçay (& cecy soit dit sans flatterie) quel de tous ces anciens a esgalé par ses faits les actes de ceux-cy.
Et c’est, me diras tu, l’extreme desplaisir qui la presse, que telles perfections ayent si peu de temps demeuré entre nous. Il faut qu’en cela elle prenne pour raison, que ce n’est pas le longue-[57/58]ment vivre, mais le bien vivre qui est estimé: Que le bien de la vie ne se conte pas par ses iours, mais par les belles actions: Et que celuy a vescu assez, qui s’est tousiours monstré vertueux. Qu’elle se ressouvienne, que les tragedies les plus longues ne sont pas estimees les plus belles: ains celle qui ayant esté bien conduite en tous ses actes, particulierement se clost par quelque action fort remarquable. Et sur quel acte de leur vie l’eussent ils mieux fermé, que de laisser tout le monde en admiration d’eux, & en attente de leurs faicts heroiques?
En fin qu’elle se mette devant les yeux à l’esgal de l’eternité que peuvent estre vingt cinq ou trente ans: Elle treuvera que c’est beau-[58/59]coup moins qu’un poinct: car encor le poinct a quelque chose en la ligne: mais les siecles mesmes tous entiers ne sont rien à comparer à cette eternité. A peine le sera donc une si petite partie d’eux. Or puis que la mort estoit inevitable à ces Princes dira-elle que s’ils eussent peu faire de grandes choses. Ie le luy advoue: mais aussi elle me permettra de dire, que la Fortune les eut paraventure defavorisez. Posons encores que cela n’eust pas esté: croira elle toutesfois qu’au peu de temps qu’ils avoyent à vivre ils eussent peu parfaire tous leurs louables desseins? Advouõs luy encor ce-[59/60]la: ne sçait-elle pas qu’un projet est attaché à l’autre: & que lors selõ leur aage ils eussent deu mourir, elle en eust eu, peut estre, plus de regret, voyant de si belles entreprises demeurer imparfaictes, par le deffaut d’un peu de iours?
Mais or fus qu’ils soint ainsi: qu’ils ayent tous les contentemens qui se peuvent desirer, qu’ils soyent parvenus à toutes les grandeurs des Alexandres, & des Cesars: qu’elle se figure de les voir avec toutes les courõnes de l’Univers triompher de leurs ennemis: encores faut il qu’ils meurent, & qu’elle confesse en son ame si ces sceptres & ces couronnes n’augmenteroyent pas les pleurs, & ne feroyent rechauffer leurs tom-[60/61]beaux de plus chaudes larmes? Si le regret à cette heure de leurs desseins imparfaicts luy dõne du desplaisir: en ce temps-là ce seroit celuy de leur avoir laisser tant de grandeurs acquieses avec tant de peines, sans avoir eu, paraventure, le loisir de les ioüyr, ou gouster seulement.
Que cette derniere cõsolation luy demeure pour tres-souveraine en l’ame: La reputation des ces grands Princes ses enfans, estoit parvenue à si haut degré, en l’opinion de tout le mõde, que quoy qu’ils eussent peu faire à l’advenir, à peine eussent-ils satisfait à sõ attente: & la mort qui avec le regret qu’elle nous laisse de leurs pertes, nous fortifie en cette creãce, que s’ils eussent vescu, ils fussent par-[61/62]venus plus haut encores que leur reputatiõ, nous fait plaindre avec plus d’impatience leurs ravissemens precipitez.
Ie ne doubte point qu’elle ne se plaigne de les avoir survescus: & que le Ciel, apres tant d’accidens, l’ayt reservee à ces sanglantes tragedies, & à voir la France toute rougissante de son sang. Mais qu’elle se remette devant les yeux ce que ie disoy un peu au paravant: Le mal cause le bien, & le bien le mal. Si elle n’avoit le desplaisir de regretter ses enfans, elle n’auroit pas le contentement de les avoir eu, & de les ouïr louer & estimer de telle sorte, que si la cognoissance Chrestienne ne nous le defendoit, ils seroyent pour estre adorez [62/63] come Dieux, n’ayant en leur vie donné marque d’estre hommes, sinon par leur mort. Et quant à ce que le Ciel l’a destinee à les plaindre au cercueil, comme autres fois à les cherir en leurs triõphes, ce n’est sans quelque grand mystere de Dieu, qui tousiours dispose toutes choses pour le mieux. Et qui scait si ce n’est point pour la conseruation, & pour la cõduite encores de ces valeureux Princes ses enfans, qui luy restent? les vertus, les actions, & les esperances desquels ne sont moindres que celles de ceux qu’elle regrette ?
Voilà Agathon, quelques petits soulagemens aux grandes douleurs de ceste Princesse. Car pour luy donner des remedes, ie croy [63/64] qu’il n’y a Medecin qui l’entreprenne. Que si quelque chose le peut, c’est le temps: & encores m’asseures-ie que la cicatrice en sera tousiours tant profonde & endoüee, que pour peu qu’on y retouche, elle aura des grãds ressentiments de douleurs.
Le mesme fer d’Achille autresfois fut la cure
De la mesme blessure.
Aussi faut-il attendre l’entiere guerison de cette blessure, nõ pas de nostre secours ou de celuy du temps: mais de cette puissante & celeste main, dont toutes les affaires du monde sont conduittes.
Il est temps de finir. Pour conclusion, ie te conseille, puis que des grands biens viennent les [64/65] grands regrets & desolations: & que les aduersitez semblent estre conceües des grandes felicitez: qu’à l’imitation de ce grand Philippe, pere d’Alexandre, ayant eu quelques contentemens, tu fasse [sic!] prieres au Ciel de te moderer ses saueurs par quelques legere Fortune. Que si ce temps dure, ie n’auray guieres d’occasiõ de luy faire cete requeste, pouuant dire qu’il ne m’est resté cõtentement, sinon celuy que dõne ma plume & tõ amitié. Et pourueu que celuy qui me vient detoy me demeure tousiours, ie ne me diray
point encores trop mal trait-
té de la Fortune.
Et à Dieu.
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