Comment on doit vser du bien & du

mal. Quelle sorte de guerre la For-

tune & la Vertu ont ensemble. Et

d’où vient qu’il y en a quelque

fois qui n’ont point de malheurs.

EPISTRES XII.

Regarde en cela qu’elle est mõ humeur. Ie suis plus aise que tu ayes reprins [182/183] mon conseil, que si tu t’en estois contenté. Car ie ne reçoy pas tãt de contentement, de voir mes opiniõs suyuies comme loix, que de cognoistre le progrez que tu fais en la Vertu. Si tu n’eusses recogneu le deffaut qui estoit en la conclusion de ma lettre d’hier, i’eusse creu que ton esprit n’estoit capable de plus haute volee. Que si tu me demandes pourquoy ie t’escry de cette sorte, ie te respondray, que

Coßi a l’egro fanciul porgiamo aspersi

Di soaue licor gli orlo del vaso

Succhi amari ingannato in tanto ei beue,

Et da l’inganno suo vita riceue.

Il s’est trouué quelquesfois des persõnes si rudes en leurs preceptes, que leur parole estoit plus [183/184] malaisee à suporter que leurs cõmandemens. Ce qui bien soouent en a plus eslongné de la Vertu que les difficultez mesmes qu’il y a à la suiure. Car trouuant à l’entree de ce Temple ces aspres Druides, que pouuoyent ils croire qu’il y eust dedãs, que des supplices insuportables? Ne voulant donc tõber en cette erreur, quand il m’a fallu respondre à Gil Polo: car ie fçauoy que tu en auois le liure entre les mains, ie n’ay voulu t’esleuer du bas de la terre incontinent iusques sur le Ciel: mais m’a semblé de choisir vn milieu, d’où, apres t’y auoir vn peu laissé reprendre haleine, mon dessein estoit de te hausser au secõd coup iusques à la perfection. Mais puisque sans te reposer tu sens ton aisle asses forte pour me suiure, quel [184/185] tien ce mors de Pallas, auec lequel tu guideras d’ores en là ce cheual – volant de ton esprit, contre les vents de tes affections. Gil Polo a failly en ce qu’il a osté la douceur des contentemens, y ioignant cette crainte asseuree de les deuoir perdre : & moy en la trop grande esperance e deuoir tousiours augmenter en ces biens! mais c’estoit cõme l’eslisant pour moindre mal, duquel par le commandement des plus sçauãs nous deuons tousiours faire eslection. Or à cette heure, auec Epitecte, ie t’instruiray brieuement, mais veritablement, comme il en faut vser. Figure toy que dés l’heure que nous naissons, les Dieux nous conuyent à vn banquet, duquel nous ne partons que quand nostre ame nous abandone. Les bons [185/186] viures sont les bonheurs: & les mauuais sont les infortunes. Or pour estre dits bien ciuilisez, il faut qu’en ce grand banquet nous obseruions ce qu’ordinairement on void en tels lieux s’obseruer, entre les hõnestes personnes. Quand on vient porter la viande, il ne faut pas golument la deuorer des yeux dés l’heure que l’on l’a posee au haut bout: mais attendre modestement que l’on l’aye portee iusques à toy. Et alors il ne t’en faut pas oultrer, ains repaistre. Ie veux dire, que tu t’en serues tant que tu en auras necessité, & non point pour saouler ta volupté. Que s’il aduient que le maistre d’hostel te la leue trop promptement de deuant, pour la pousser plus bas, il ne faut pas la retenir par force, ny la suy-[186/187]ure de l’oeil, comme l’ennuiant à ceux qui l’ont apres toy. Et si l’on sert quelque viande qui te desplaise, il ne faut quand tu la vois approcher, torner la teste d’autre costé, comme si tu en auois mal au coeur: ny moins la reietter, ou s’en plaindre, si le maistre du banquet t’en sert: mais la receuoir doucement, & n’en faire point de semblant: à fin que l’on ne te tienne ou pour trop delicat, ou pour trop friant. Tu attendras donc, que selõ le cours du seruice celuy l’dste[sic!] de deuant toy qui l’y auoit mise, Vse ainsi du bien, & du mal, Agathon: & tu feras paruenu à cette victoire de la fortune: & cette perfection de la vie qui est bien de plusieurs desiree, mais attainte de fort peu de personnes. Fay comme cela: nedesire nyne [187/188] crains point le bien ou le mal qui te doit arriuer: ains vne de l’vn & de l’autre, comme venant tous deux d’vne mesme main de Dieu. Si le bien test osté promptement, ne t’en monstre point infatiable, ny enuieux que quleque autre apres toy le possede. Mais au contraire trescontent d’en auoir ioüy pour le temps qui t’aura esté permis. De mesme ne reiette point les malheurs auec trop de delicatesse. Mais supporte leur incommodité, en forte que ceux qui s’en aperceuront, contemplent plustot ta magnanimité, que ton mal.

Viuant ainsi, dy moy, Agathõ, où est le regne & la puissance de cette Fortune? C’est cecy sans doute qu’entendoyent ces Anciens qui disoient, que les Sages [188/189] domineroient les Astres: c’est à dire, vaincroyent toutes les infortunes, & toutes les mauuaises influences que les Astres peuuent verser sur eux. C’est à peu de personnes à qui cette perfection de vie est permise. Et c’est pourquoy ie fay difficulté de te l’escrire. Car encor que la Prudence, & la Magnanimité soyent en la bouche de plusieurs: si est-ce qu’il y en a peu qui les ayent dans le coeur, sans nulle condition. Si faut-il croire que ceux qui ne les ont, sont en possession de la Fortune, non autrement qu’entre les pattes de son ennemy nous voyons la miserable souris, de laquelle apres s’estre ioüé quelque temps, en fin il se repaist. Car il n’est pas en nous d’estre neutres. Entre ces deux grands ennemis la neutra-[189/190]lité ne peut auoir lieu.

Il faut donc du tout suyure ces braues Amazonnes, ou du tout estre à leur contraire. Il est vray quelquefois que le peu de merite d’vne personne fait faillir cette regle: & cela pour la raison que ie te diray. La guerre que ces vertus sont cõtre la Fortune, a esté establie de cette forte, que la Fortune attaque tousiours: & les vertus soustiennent. Aussi si celle qui attaque n’emporte la victoire, elle ne peut pas se retirer du cõbat: mais faut qu’elle y demeure vaincue. De forte que les armes offenciues de la Prudence & de la Magnanimité ne sont que de se deffendre. Mais c’est vne chose estrange que tous les traits que la Fortune leur lache, si leurs escus sont asses forts pour resister aux coups, ils [190/191] reuiennent plus violents contre celle qui les a poussez, & luy font la mesme blesseure qu’elle auoit intentiõ de faire en ses ennemis. Car iamais les coups lancez de sa main ne peuuent tomber vuides. Estrange sorte de guerre! Mais toutesfois tres-dangereuse, à cause des grandes puissances de celle qui assaut. Les principautez, les Royaumes, les Empires, les Monarchies, & bref toute la terre, sont les artifices dont elle emplume, & appointe les traits de l’ambition. Les pettes de ces choses luy feruent pour affaillir la Constance. Les repos oyfeux, les delices, & la volupté, pour la Temperance. Les autels, les sacrifices, & les faux honneurs s’addressent contre la Magnanimité. Et les finesses, les trõperies, les flatteries, [191/192] & les trahisons contre la Prudence. Puissances certes si grandes, qu’il faut de bons rampars pour soustenir leur batterie. Cest pourquoy ces grandes & vaillantes Amazonnes, ayant souuvent esprouué ces forces, scauent fort bien ce qui leur peut, ou ne leur peut pas resister. Et parce que iusques icy elles ont tousiours esté inuaincues, elles n’ont garde de s’engager en vne place, qui n’ait apparence de pouuoir soustenir les efforts ennemis, pour ne perdre tout à vn coup, estant prises, la gloire que par tant de victoires elles se sont acquises.

De là vient, qu’aussi tost que nous naissons, elles viennent visister nostre coeur. Si elles le trouuent deffensable, elles le marquent pour vne de leurs retraittes. Si [192/193] elles recognoissent qu’il soit cõmandé par trop de vices: ou qu’il ne soit capable d’estre bien munitionné des vertus necessaire, ou tel autre grand deffaut, elles l’abandonnent à l’ennemy: & n’y r’entrent plus, si nous ne venons à vaincre par apres auec l’artifice la mauuaitié de la place. Voilà pourquoy, comme ie te disoy, il y a si peu de coeurs qui ayent ces deux vertus.

Mais veux tu sçauoir ce qui est du tiens Rememore en toy mesme quels ont esté les assauts de la Fortune: & quelle la guerre, qu’elle t’a fait. Si du premier coup elle t’a emporté: croy que iamais tu n’as eu ces Deesses pour ta deffence: Si souuent elle est venue brusler ton pays: si elle t’a diuerses fois attaqué: & si tes cicatrices [193/194] donnent tesmoignage de son inimitié, dy asseurement que tu es marqué pour vne de leurs retraites. Mais si tu n’as iamais veu son fer dãs tes entrailles: si oncques sa main n’a fumé de ton sang: & bref si elle ne t’a iamais visité: fais estat que ces vertus t’ont abandõné à l’ennemy: & que c’est si peu de chose de toy, qu’il ne veut seulement te sommer. Car les premiers malheurs sont les herauts dont d’ordinaire la Fortune somme les places, auant que de les assieger. Et c’est ainsi que ie t’ay dit, que le peu de merite de quelques vns, les mettoit en neutralité. Mais non autrement que nous voyons ces villages, encor que les ennemis entrent en nostre Province, demeurer sans garnison de nostre costé, & de celuy de l’ennemy: [194/195] Aussi parce que ceux qui y demeuroyent ne seroyent pas asseurez. Donques tout ainsi que la fertilité de l’Italie fut autresfois cause que les Gots y descendirent, & la mirent quasi toute à feu: & comme l’infertilité du pays des Suysses est leur plus grande deffence. Aussi la vertu de quelques vns, & leur merite est bien souuent cause de la descente de la Fortune en eux: Et aux autres leur repos naist de leur peu de merite. Et à fin de ne viure plus ainsi, regarde quels vices a ta place, & y remedie.

Mais peut estre tu me respondras, que puis que tu es en repos de cette sorte, tu aimes mieux demeurer foible tousiours, qu’en te fortifiant t’attirer sur le dos vne guerre continuelle. O coeur abat-[195/196]tu, & trop indigne d’estre ioint auec la raison! Pourquoy penses-tu que tu sois nay homme? Si c’estoit seulement pour viure, pourquoy t’auroit on fait different des autres animaux? Est-il possible que ce rayon de la diuinité, qui a esté mis en toy, soit tellement estoufé sous la cendre de tes ordures, qu’il ne luy reste encores quelque peu de challeur pour t’esmouuoir aux actions du vray homme? Saouler son corps de de viandes, du repos, & de telle autre volupté, n’est pas la fin de l’homme. Comme la plus petite piece de la Calamite se laisse tirer à la plus grande, par vn certain instint que toute partie a de reioindre à son tout: De mesmes il faut que cette estincelle de la Diuinité, qui est en nostre ame, [196/197] reuole tousiours à cette grande flãme, dont elle est partie, pour se reünir auec son tout, qui doit & peut estre seulement son repos. C’est donc a fin de l’homme de chercher auec la raison son principe, & non pas croire que ce bourbier du corps soit la plus belle eau de l’Vniuers. En cela n’imitant pas le Crapaut, qui n’ayant iamais esté qu’en quelque marets verdisante de saleté, ne pense point qu’il y ait d’autre plus belle source. Mais plustost ce poisson qui va tousiours cherchant celle des riuieres, où elle est pour ioüir d’vne eau plus nette & plus viue. Or c’est par ces vertus que nous deuons montrer à la nostre: mais il ne faut pas douter que les vices, & la Fortune de l’onde de leur volupté, ne tasche de nous em-[197/198]pescher le cours. Toutesfois puis qu’à ce dessein nous sõmes creez par cette eternelle bonté, qui fera la lache & indigne creature qui en voudra dementir la volonté?