Que les malheurs, comme toute autre
chose, se peuuent accoustumer. Que
les aduersitez viennent pour no-
stre gloire, aussi bien que pur no-
stre punition. Que nous ressen-
tons mieux les plsyes de nos amis,
que les nostres mesmes.
EPISTRE VI.
Mars que te sert il de me plaindre? Penses-tu le Ciel tant iniuste, qu’il voulut m’afliger plus que mes forces ne pourroyent supporter? Ou moy si lache, que ie ne resiste à tout ce que l’on peut resister? Vy auec cette creance que la Fortune a tant accoustumé de m’attaquer, que ie m’y suis endurcy: & passé de sorte cette coustu-[91/92]me en nature, que le mal m’est à cette heure comme le boire, le manger, le dormir, ou telle autre chose naturelle.
Tu m’escris que d’autant que les malheurs sont diuers, tu ne peux croire qu’ils puissent estre accoustumez. Chasses ie te prie cet erreur de ton ame. Car encor que les couleurs soyent differentes, elles ne laissent toutesfois d’estre tousiours couleurs. Les malheurs aussi en eux mesmes, encores que diuers, ne peuuent estre autre chose que malheurs. De sorte que, comme disoit ce grand Capitaine Romain, c’est tousiours vne mesme viãde mais par les saulces vn peu desguisee. Et croys tu qu’il y ait rien plus mortel que le poison? Toutesfois Mytridates s’y accoustuma, [92/93] de sorte que quãd il voulut s’empoisonner, il ne le sceut faire: tant s’en faut, il changea en nourriture ce qui la luy deuoit oster.
La plainte que tu fais de moy, m’offenseroit beaucoup, si ie ne cognoissoy de quelle affection elle procede. Car il semble, ou que tu me croyes bien foible, ou que tu me veuïlles oster la gloire de cette prochaine victoire. Laisses donc, Agathon mon amy, ces regrets & vœux pitoyables pour quelque autre qui craigne les coups, & auec moy
Laborieux Athlette, & poudreux d’exercice,
Qui ne trembla iamais pour un petit nouice,
reïouys toy que le Ciel ne me veuille laisser longuement croupir en oysiueté, sans me donner [93/94] occasion nouuelle de faire paroistre ce que i’ay appris à mes aduersitez passees. Ne sçais tu que le parfun [sic!] ne donne iamais plus de senteur que quand il est agité? Et quand aussi est-ce que la vertu donne plus de cognoissance de soymesme, que lors que les occasions se presentent de donner preuue de ce qu’elle est? C’estoit à ce propos que Platon disoit, que les aduersitez venoyent aux hommes pour deux occasions: pour leur punition, ou pour leur gloire. Pour leur punition elles s’appellent iustices: & pour leur gloire, essays, ou tesmoignages. Car comme le ballon s’esleue plus haut, plus il est violemment abbatu: aussi la vertu plus elle est oppressee, & plus elle donne tesmoignage de sa force. Si i’eusse deu [94/95] estre accablé par les malheurs, il y a long temps que ie ne seroy plus. Car outre ceux qui apparoissent à chacun, les plus violens sont ceux que ie retien [sic!] en mon ame cachez, & desquels ie ne fais part qu’à moy-mesmes, qui, tout ainsi que les maux interieurs du corps, sont & plus doloreux & plus dangereux. Il est bien vray que si tu n’estois eslogné, ie ne te les cacherois point: car un amy, qui est un autre nous mesmes, & qui fait resolution de viure de nostres mesme vie, & respirer, pour dire ainsi, vn mesme air, doit bien sçauoir tous nos dessains, & n’y doit auoir nul reply en nostre ame qui ne luy soit entierement estendu, & esclairé. Mais ie suis contraint, Agathon, en cette Fortune de les contraindre [95/96] en mon ame, &
Quoy que le feu couuert ait plus de violence,
i’eslis plustost de souffrir son extreme embrasement, que d’en faire part à mes ennemis, par la cognoissance que ie leur en donroy si ie fyois ces secrets à mes lettres. Par là considere que les machines dont la Fortune a voulu demolir les fondemens de ma constance, m’ostant ce soulagement de pouuoir librement parler à Agathon, i’en ay fait des soustiens tres asseurez, & des resolutions immuables. Si c’estoit la premiere attaque de tels ennemis, il y auroit quelque apparence de deuoir douter: Mais pursque desia par tant de fois ces mesmes armes m’ont seruy de trophees, pouquoy mettre en [96/97] doute, ce que la preuue ne laissa iamais douteux?
Veux-tu que ie te die quelle est l’offence qui m’a le plus viuement atteind? C’est le desplaisir que mes amis ont ressenty de mon accident: & tout ainsi que les esguilles passent à trauers des mailles, où les espees, pour fortes & tranchantes qu’elles soyent, sont arrestees: aussi ceste consideration de mes amis a trouué place de m’attaindre, iusques au vif, quoy que mes armes ayent assez heureusement resisté aux grands coups de la Fortune. Ie sçay que mon mal leur a donné iusque au cœur: & peut-estre plus viuement qu’à moy. D’autant que l’aprehension est tousiours beaucoup plus grande que le mal mesme. Et comme quand le [97/98] Soleil se commence à coucher, les ombres sont beaucoup plus grandes que les corps: Aussi quãd la Fortune se retire de nous, les apparences des desastres, & le bruit qui en court, sont tousjours beaucoup plus grands, que l’effect mesme que nous en ressentons. Ceste consideration née, non pas de la doleur ; mais de la pitié, m’a plus offencé que ie n’eusse pas creu. Car tout ainsi que deux Luths, l’un contre l’autre opposés, & accordez à mesme ton, rendent tous deux un mesme son, encores qu’il n’y en ayt qu’vn qui soit pincé: aussi nos ames, accordees de mesmes volontés, ne peuuent qu’elles ne reçoiuent les biens, & les malheurs qui viennent à l’yne seulement. C’est pourquoy ie te prie, & si nostre [97 [sic!]/99] amitié me donne quelque plus grand pouuoir que la priere enuers toy, par tout ce que ie puis, ie te coniure, que tu les coniures, que tu les conseilles tous de veiller autant à leur guerison, qu’à ma liberté. Car ma prison me sera tres-aggreable quand ie les sçauray bien gueris. Et ma deliurance me seroit tres ennuyeuse, si elle n’est accompagnee de leur santé. Toy sois le premier à faire paroistre ta guerison, à fin que comme au plus grand mal, nous donnions commencement à ma cure, par l’accident le plus facheux.
Pour cet effect ie te conseille d’vfer de mesmes remedes dõt ie me suis seruy. Car il y a apparence, que nos maux venans d’vne mesme cause, puissent d’vne mesme [99/100] herbe estre tous deux gueris. Que si tu le trouues vn peu dificile,
Souuent iay beu, encor qu’à contre cœur,
Quand i’auoy mal, de tres amers breuuages.
Ce n’est pas toy, Agathon, qui dois te masquer les remedes amers auec les douceurs. Laisse cet artifice pour les enfans: à l’imitation de ce grand Capitaine Grec, sortant le dard de ton flãc, tues-en tõ ennemy. Quelle marque plus honnorable peut rapporter un soldat, d’auoir bien fait son deuoir, que quand ses playes, ses prisonniers, & l’adueu mesme de l’ennemy, sert de tesmoignage à ses actions? De quelles blessures, bien que grandes, peut il sentir l’incommodité, ayant vn si bon Chirurgien? Les plus pro-[100/101]fondes sont alors celles, si ie ne me trompe, qui luy donnent plus de contentement, comme plus certaines apparences de sa vertu & de son courage.
Mais, me diras tu, nous ne voyons poit ny cette bataille gagnee, ny ces ennemis vaincus: & si faisons bien tes blesseures? Ayes patience, Agathon; il faut que toutes choses aillent par ordre. N’est ce pas l’ordinaire que les coups se reçoyuent, & se donnent auant que la bataille soit gaignee? Si i’auoy vaincu, il n’y auroit plus personne qui me blessa en ce rencontre. Il faut donc, selon la suitte des choses, courre le hasard du combat, auant que d’obtenir le triumphe. S’il te semble qu’il y ait long temps que cette bataille dure, & que desor-[101/102]mais la victoire deuroit estre ou à l’vn ou à l’autre: Tu iuges de ces choses par ce que tu en vois aux combats ordinaires: mais il y a bien difference des corps aux esprits. Les corps sont incontinent ou blessez, ou tuez: & où la perte est apparente, la plus part s’enfuyent. Mais les esprits qui sont immortels ne peuuent par leur mort finir cette bataille, ny par leur fuitte. Car en quel lieu du monde où ils puissent se cacher la Fortune les treuue. De sorte qu’ils ne peuuent estre vaincus, que par leur volõté, qui ennuyee de tant de troubles, & de trauerses, aime mieux flechir que de continuer, en cette peine. Miserable qui ne cognoist pas que la servitude est plus indigne à l’esprit de l’homme que des liens de fer, [102/103] voire de feu ne peuuent estre doloreux au corps. Mais aussi la consideration de cette captiuité honteuse, & seruile, fait plustost fondre ces beaux & grands esprits à tous les ennuis, voire à toutes les croix, que de flechir à leur ennemy. C’est pouquoy nos combats sont si longs. Car la patience, ou l’impatience, le plus souuent, sont causes du gain, ou de la perte. Ne t’en estõnes donc plus, & attendant que la Fortune ennuyee quitte le camp, resiouïs toy auec moy, cognoissant l’occasion que le ciel me presente de nouuelle gloire, comme le soldat, quand il est aux mains auec l’ennemy, sous l’esperance qu’il a de faire paroistre sa valeur. Pour cette heure ie ne te veux donner autre asseurance de ma victoire, que [103/104] celle de ce Docte Pybrac,
La verité d’un Cube droit se forme,
Cube cõtraire au leger mouuement,
Son plan carré iamais ne se dement,
Et en tous sens a tousiours mesme forme.
Iuges, puisque c’est le chef qui me conduit, quels sont les ennemis que i’ay à combattre.