Du changement de la Fortune.
Et des choses qui sont en nous
& hors de nous.
EPISTRE II.
N’en doubtes plus, Agathon, c’en est fait. Ce grand Prince nous a laissé, & lassé la Fortune par la Force de son courage. Mais pour Dieu! regarde quel beau Theatre a esté sa vie aux divers evenements des choses du monde! Le voilà comblé de trophees, & de puissances, & à peine avõs nous tourné l’œil qu’il ne luy reste plus que le ressouvenir de ces choses. Quel de ses voisins n’a desiré, & rercher-[39/40]ché son amitié? Et quel de ses ennemies n’a craint & fuy sa haine? De quelles grandeurs de sa Fortune? Et quels desastres sembloyent estre suffisans de divertir le cours de ses esperances? Quelles colomnes d’Hercule ne promettoit-il d’outrepasser? Et quelles mers se monstroyent estre assez difficiles pour interrompre les chaines de ses victoires? Toutes ses grandeurs: toutes ses esperances: toutes ses forces: toutes ses victoires que sont elles devenues? Un seul malheur les a accablees, & esgalees à la terre. Aussi de la grãdeur à la ruyne d’Ilion quelle separation plus grande y mirent les Destinees que d’une seule nuict? Si bien que le Soleil, qui se couchãt se resiouyssoit d’eclairer de ses [40/41] rayons un si bel Empire, se levant eut occasion d’en pleurer les ruynes.
El monstro l’ombra d’una breuve notte
All’hora quel ch’el longo corfo el’ lume
De mille giorni non havea monstratto
O folle asseurance des mortels! qui le figurent pouvoir trouver fermeté pour eux, en ce qui n’en a point pour soy-mesme. Les batteries de la Fortune ne sont pas à coup de belliers: mais de canons, ou plutot de tõnerres, dont l’esclair ne paroist plustot que le coup ne donne: & le coup ne vient si tost, que le fracas de ce qu’il rencontre ne s’en ensuyve entierement. Il est vray que ces demolitions ne demeurent inutiles, [41/42] mais comme d’un marrain desia tout trouvé, elle en bastit le bonheur de quelqu’autre.
En cela il n’en faut rechercher autre raisõ. Car la Fortune & l’Amour sont des Deïtez aveugles. Sinon que cõme l’eau coule tousiours en bas, & le feu s’efleue tousiours en haut d’un instinct naturel, poussee de mesme puissance elle refait ce que peu auparavant elle a desfait: & ne le voit plustot en estre, qu’elle ne coure à le destruire. C’est ce Saturne malicieux, qui mange, & devore ses propres enfans aussi tost qu’ils sont nais. Mais ces femmes, qui par leurs chançons, & haultbois cachoyent la voix du petit Iupiter à sa naissance, ne nous ont elles appris, que pour tromper cette muable Fortune, il faut feindre [42/43] de n’avoir point de Fortune? Il me semble que le Peintre, qui voulant figurer celle d’une personne, pendroit son ombre pres de son corps, le feroit avec beaucoup de iugement. Car veux-tu que ton ombre te suyve? fuys-là: veux-tu qu’elle te fuye? poursuys-là? & la veux-tu prendre? iette toy en terre. Aussi jamais, qui poursuyvra la Fortune, ne la prendra. Car elle est du naturel, en cela, du chasseur, qui desdaigne la proye prise, & ne desire que celle qui fuit. Or celuy qui poursuit cette Fortune est des-ja pris d’elle, & de ses sourciers allechements. Mais qui en est desireux, il faut qu’il la fuye: car il s’en verra talonner à tous les pas. Et plus encores la possedera-il, s’il se iette en terre. Et si pour quelque faveur [43/44] qu’il aye d’elle il ne s’esleue point. Et cela d’autant qu’elle est cõme ces personnes foibles d’esprit, qui recherchent ceux de qui elles sont mesprisees. Le Soleil, & la Fortune ont une grande difference en la communication qu’ils font d’eux mesmes. Car le Soleil esclaire plus aux yeux qui sont plus capables de sa clairté: & la Fortune se donne plus à ceux qui le sont moins d’elle. De là vient qu’elle semble si volage: toutefois au changement qu’elle fait de la pluspart des personnes, elle n’y est pas seulement poussee de son inconstance: ains de leur incapacité, qui ne la sçait plus longuement retenir. I’ay veu de grandes tours, & de fort somptueux bastimens, qui n’estoyent si tost eslevez en leurs perfectiõs, [44/45] que leurs fondemens venans à manquer, ou pour leur foiblesse, ou pour estre mal posez, ils tomboyent en une deplorable ruïne. Et en cela le haut du bastiment doit il estre accusé, ou le fondement? Aussi si un esprit foible ne peut plus longuement soustenir le faix d’une grãde Fortune, que peut mais le fardeau si on le laisse tomber? En ce ie ne la nomme pas volage, mais imprudente, de ne sçavoir recognoistre ceux qui meritent iouyr d’elle.
Que dirons nous donc de ces beaux, & divins esprits? Et sans aller plus loing, que dirons nous de ce grãd Prince, de qui nous avõs veu la Fortune s’efleurer cõme le vol de l’Aigle, quasi plus haut que nostre veuë ne pouvoit s’estendre? De sorte que cõme un autre Ga-[45/46]nimedes, il sembloit que l’oiseau de Iupiter le deut porter au Ciel? Que dirõs nous que tout à coup nous l’avons veu fondre comme le gibbier, qui en volant est frappé dans le cœur? En cela, Agathon, il y a une autre consideration. De tout temps la Vertu & la Fortune ont guerre declaree l’une contre l’autre: & ons sous leurs enseignes tout ce qui est au monde. N’advient il pas bien souvent que l’on prend ses ennemis prisonniers? Que si cela est, pourquoy celuy qui est soldat de la Vertu ne pourra-il quelquesfois prendre cette Fortune? Quand cela luy arrive, il se sert d’elle comme de son esclave, & des ses mains memes se fortifie contre elle. Mais qu’il se donne bien garde qu’elle n’echappe. Car com-[46/47]me le captif fait tout ce qu’il peut pour se sauver, elle n’oublie rien pour sortir de ses prisons: quelquefois faussant ses defences: quelquefois corrompãt ses gardes: & d’autres fois en les ensorcellant par ses enchantemens. Lors on appelle sa fuitte volage: & toutesfois ce n’est qu’un desir de liberté. Que si pour la perte d’un prisonnier on ne tombe pas en plus de honte: tant s’en faut si cela ne nous touche quasi point, au prix de l’honneur qu’on accquis en le prenãt, le vertueux ne doit estre plus blasmé de la perte de sa Fortune, qu’honnoré pour l’acquisition qu’il en avoit faicte auparavant. Epictete separe fort bien, si me semble, tout le genre de choses, sur ce sujet. Les unes, dit-il, sont hors de nous: & [47/48] les autres en nous. Hors de nous, sont les grandeurs, les Empires, la richesse, la santé, & telles autres choses subjectes à la Fortune. En nous est la constance, la prudence, la force, la iustice, la magnanimité, la viallance, & bref tout ce qui procede de l’esprit. Or s’il mesadvient des choses qui sont de nous, nous en sommes coulpables: car elles sont entierement en nostre puissance: & n’y a personne qui en ait la disposition que nous. Mais des autres, tant s’en faut que nous en devions estre taxez, que la perte, qui en est supportee avec prudence, en est loüable. Parce que n’ayãt nul pouvoir sur telles choses, la disposition en est à ceux de qui elles despendent.
Donc si la Fortune a voulu [48/49] disposer de ces biens qu’elle avoit donnée cõme en garde à ce Prince, cela ne le touche nullement. Ou bien si elle estãt sa prisonniere luy a quelque temps servy cõme esclave, il ne doit estre blasmé si sa bonté a esté deceuë par la malice de sa prisonniere: mesmes n’y ayant eu faute de vigilance à la bien garder: ny de prudence à s’en sçavoir servir. A cett’heure, Agathon mon amy, sans que ie t’en fasse plus grande ouverture, tu pourras iuger ce que tu me demandes du changement de cette Fortune: & m’asseure, si tu fuis le chemin que ie t’ay frayé, que tu ne manqueras d’en trouver la verité.
Ie conclurray cette fois pas la sentence de ce grand Prince [49/50] des Medecins: La plus grande medecine est ne point user de medecine. Aussi la plus grande Fortune, est ne point user de Fortune: mais de la Vertu seulement. Et à Dieu Agathon. Ayme tousiours, si tu ne veux sortir de ma prison ma plus grande Fortune.