AU LECTEVR.

AU LECTEVR.

Les discours, que ie te presente, ne te sçauroyent estre si desagrables, que l’occasion de leur naissance me l’a esté. Ils sont nez d’vn fascheux loisir que m’a donné la prison où ie suis encores. Toutesfois comme des fleurs plus ameres l’abeille tire son miel, i’ay pensé que de ce fascheux temps ie pourroy tirer quelque soulagement par ma plume. Or tel qu’il a esté ie te le mets deuant les yeux: non point pour en receuoir ton iugement, mais à fin que tu t’en serues, si tu en as affaire. C’est pour ta neceßité, & non point pour ta dispute, que ie t’en fay part. L’experience plus que la science luy [20/21] fait voir le iour. Car si ie suis Medecin de la Fortune, ie ne suis point de ceux qui se seruent de la vie des malades pour s’asseurer en leur doctrine: mais de ceux qui quasi du tout fondez sur la preuue, cognoissent mieux quelles herbes sont propres au mal, qu’ils n’en sçauent la raison. Ce n’est point sur autruy que i’ay fait ces experiences: moy seul en suis & le patient, & le Medecin. Par ainsi n’en fais difficulté puis que ie te treitte comme moy-mesme. Quelles ont esté mes playes, sãs les rechercher de plus loing que depuis vn an en ça, mes amis, que la guerre en plusieurs sortes m’a deuorez: d’vn frere que i’auoy tousiours particulierement tant [21/22] aymé, que sa memoire sera en mon ame, comme l’esperance qu’il naissoit en chacun, à iamais regrettee. Et pour conclusion, de ce maistre, pour la consideration duquel i’auoy desdaigné tout’ autre consideration. Les moindres blesseures ont esté deux prisons, l’vne n’attendant entierement l’issue de l’autre. Et encor que toutes deux par trahison, l’vne toutesfois par mes ennemis, & l’autre par ceux que ie tenoy pour mes amis. De sorte que ie puis dire auec beaucoup de raison,

Quelle terre, ou quell’eau me receura en fin?

Ou que reste-il plus à mon cruel destin?

Puis qu’auecques les Grecs ie n’ay point d’asseurance,

ny auec les Troyens, qui cherchent pour vengeance

mon sang comme offencez.

[22/23] Iuge donc que ie ne rougiray iamais de parler deuãt la Fortune, de la fortune mesme: ny ne craindray qu’elle puisse dire de moy, ce que Hannibal de ce Phormion, qui osa parler deuant luy des choses de la guerre. Puisque s’il est permis à Fabius Maximus, & à Marcellus, l’vn l’escu, & l’autre l’espee des Romains, de parler de ces ruses: il ne me doit estre moins à discourir de celles de la fortune: à moy, dis-ie, qui ay si long temps amorty ses dessains, en temporisant: & qui luy ay si souuent fait quitter le champ de bataille, sans que vainqueur ny vaincu, i’aye peu demeurer en repos. Et encor que i’aye tousiours par mon sang remarqué mes combats auec elle: si est-ce que la victoire m’en est iusques icy demeuree, & les playes que i’en ay rapportees, ne me doyuent estre que marques honnorables d’vn asseuré [23/24] soldat. Ce fut Cleomenes außi, qui oyant vn Orateur traitter de la vaillance, s’en moqua: & luy demandant pourquoy estant vn grand Prince il prenoit tels discours en ieu: Pource, luy respondit-il, que si vne arondelle cõme toy m’en parloit, i’en feroy tout autãt: mais si c’estoit vn Aigle, ie l’escouteroy en admiration. Ce Roy me permet donc de discourir de la Fortune, puis qu’il veut que chacun parle des choses qu’il met en æuvre. Toy fays moy cette mesme grace: & crois que chasque parole qu’à si bon marché ie te donne, me couste tant de peines & tant de sang, que si comme vn soigneux caton i’auoy en cela tenu cõpte de ma despence, ie m’asseure que tu en aurois le don plus cher, puisque si cher il m’a esté vendu. Et aurois peut estre horreur des troubles, des trauaux, & des sueurs, qui comme imposts d’vn [23/24]cruel Tyran, par cette fortune, on esté tirez de ma vie. Car fays estat que tes paroles ne sont point escrittes d'autre ancre que de mon sang: & que chasque trait de ma plume est vn trait de cette ennemie. Pair ainsi

Ie vy vrayment, mais quoy?

Ie vay trainant ma vie

Par toute chose extreme.

Que si ces confiderations ont queque puuoir en toy, que ce soit seulement pour donner allez d'authorité à mes paroles: à fin qu'elles soyent creues commes les conseils de ces vieux & experimentez Capitaines. Mais que ces choses ne te persuadent, que si ie t'escry, ce soit en dessain que mon escriture suruine mon aage. Ie sçay qu'il faut une plume mieux coupee, & vne ancre plus heureuse que la mienne. Ie n'ay trassé ces lignes que pour tromper le temps ennuyeux. Et [24/25] si je ne suis en cela deceu, mes amis qui me voyent quelques fois, en rendront tesmoignage. Cela sçay-ie bien, qu'en ces derniers ennuis, ie ne suis point allé chercher du soulagement ailleurs qu'en moy. Donques le but, où i'ay dreßé ces petits discours, estant desia attaind, il n'y a pas apparence de les plaindre s'ils n'effecuent rien d'avãtage. Car c'est assez d'auoir d'vne semence vne moisson. Toutesfois ie n'ay point si peu de volonté de porter quelque bon secours à mes amis, que peut estre poussez d'vne mesme fortune que la mienne, pourroyent auoir affaire de semblables remedes, que ie ne sois tres-aise qu'ils en seruent. Außi sous ceste esperance ie mets en auant ces feuilles, sur lesquelles, à l'imitation de la Sybille i'ay escrit non point les choses futures, mais celles que i'ay espreuuees. Et veux bien que le [25/26] vent les emporte comme il luy plaira, assemblees, ou separees. Car en leur voyage elles n'ont point affaire l'vne de l'autre. Due si l'vne seulement profite à l'vn de mes amis, ie tiens leur fortune & leur perte de toutes pour bien employee. Car quoy qu'elles me rapportent à l'aduenir, ce sera outre le premier dessain qui leur donna naissance.

Mais, Lecteur, il y a trois choses principalement qui empechent les leffets des plus souueraines receptes. L'vne quand elle tõbent entre les mains de ces malades pour peu courageux, qui apres auoir d'vn extreme desir de santé demandé la medecine, despuis qu'ils l'ont seulement approchee du nez, n'õt assez de force à vaincre leur goust: & ainsi se laissent mourir de peur d'auoir du mal. L'autre quand les malades se cõtentent d'opiniastre [26/27] & disputer auec le Medecin: & ne veulent vser des remedes. La troisiesme beaucoup plus dangereuse (car il y va bien souuent de la vie du patient) c'est quand sans nulle election on se sert en tous maux de toutes medecines. Pour le premiers, leur peu de courage leur rend inutile ce qui est preparé & außi pour n'offencer leur goust ils perdent la vie. Pour les seconds, ce n'est pas en opiniastrant, mais en vsant des medecines qu'elles sont leur effect & ainsi ne sõt que s'alterer & enflammer d'autant age leur mal. Et pour les derniers, selon la disposition des corps, il faut vser de differens remedes. De forte que si toutes personnes pensoyent courre à cette boutique & de la premiers boette qui leur viendroit à la main, en prendre drogue qui s'en presenteroit, sans aucun chois, ils procureroyent außi [27/28] tost que la santé. Il faut que celuy qui en voudra vser soit trauersé des accidens, toublé de la Fortune & du malheur, combattu, voire quasi abattu. Si les humeurs sont ainsi disposees, qu'il ne fasse point de difficulté de se seruir de ce que ie luy presente: ie m'asseure qu'il en receura bien tost allegement. Et quoy donc? Dira quelqu'vn, si ce n'est à vn malheureux ce liure est inutile? Ouy certes. Außi celuy qui est sain à quoy a-il affaire des remedes? Mais pour cela ne le desdaignes point: Car croy moy que tu n'as pas estaché la roue des affaires du monde d'vne chaine d'airain si forte, qu'elle ne se puisse rompre. Et peut-estre ne seras tu ne sois celuy pour qui i'auray escrit des choses.

Il reste de satisfaire vn desir, qu'à l'aduanture tu auras, de sçauoir qui [28/29] est celuy dont ie plains la perfidie. Scachès que c'est vne personne qui a pensé,

Pour se mettre en honneur, de

se prendre à Ronsard:

& qui se voyant incogneu a creu que brusler le temple de Diane le seroit renommer. Que cela te suffise, attendant que mon espee t'en rende plus claire cognoissance. Car c'est elle, & nõ pas cette plume, qui m'a esté donnee en partage, pour marquer mes ennemis. Et à Dieu.