Combien la cognoissance des esprits
est peu asseuree. Quel empeschement
l’œil nous y donne: & quel
remede
il y a.
EPISTRE VII.
La rude main que tu as pour vne blesseure doloreuse ! Ta sonde est si poinctue, qu’au lieu de taster la playe, [104/105] tu en fais vne nouuelle. Te semble il point que ie sois assez rudement traitté de sa perfidie, si tu ne m’en reiettes vne partie de la faute dessus. Et encores ie iugeroy que tu ne te veuilles armer de mes armes mesmes, pour me blesser. Tu as fait, me dis tu, la mesme faute que l’Architecte, qui sur des mauuais fondemens esleue vne tres grande & haute tour. Tu te trompes, Agathon, ie n’ay point fait le bastiment: mais auant que de mettre la main à l’œuure, i’ay bien faict des preparatifs pour cet effect: & auãt que de commencer i’ay voulu recognoistre si ces fondemens, que tu me reproches, estoyent bons & sains. Il ne faut point que ie cache la faueur que la Fortune m’a fait en cela. Car sans elle ie m’y [105/106] fusse trompé. D’autãt qu’ils sembloyent par dessus estre asses bien cymentez. Pour le fond ie ne le pouuoy recognoistre: car la terre de ses flatteries & dissimulations, qui s’esleuoit haute des deux costez, m’en ostoit la veuë: de sorte que i’estoy du tout porté à l’erreur de l’impudent masson. Mais tout à coup ne voilà pas de grãds tremblements de terre, desquels ils furent esbranlez. Les vents despuis suyuis de quantité de pluye les descouurirent, & destrempereur, de sorte qu’au premier coup que ie leur donnay, la premiere escorce s’en deffit. Et alors ie congneu qu’à la verité il y auoit des pierres: mais,,,, tres glissantes, & liees ensemble, auec vn peu de terre seulement. Or si au premier orage qui suruint par apres tout [106/107] tomba de soy mesme en ruyne, doy-ie estre coulpable du peu de valleur de ce fondement? Non certes, Agathon: car ce n’estoit pas moy qui l’auoy commencé: c’estoit la dissimulation. Et faut il s’estonner si ces saintes n’ont peu soustenir le choc des grandes trauerses de la Fortune, puisque quelquesfois les pures & sinceres affections en sont esbrãlees? Permets moy dõc de luy dire si ie plains quelque chose ce n’est pas mon amitié:
Porque tanto en bien quererte
No pretiendo hauer errado,
Como en hauer me tardado
Tanto tiempo a conoscerte.
La cognoissance des esprits est bien differente de celle des corps: Car il y a plus de cachettes en l’ame, que de muscles, de tendrõs, [107/108] de nerfs, d’artaires, ny de veines au corps. Que si la cognoissance de cettuy cy, que nous tonchõs [sic !], est si difficile, encores qu’il n’y ait qu’une legere peau, qui nous en empesche la veuë, combien à plus forte raison nous le sera celle de l’esprit, qui en premier lieu, est caché de toute cette masse du corps: & qui outre cela est inuisible, & ne paroist que comme il luy plait? Si le Chyrurgien ne peut sçavoir quels sont les nerfs mesmes les plus grossiers, ny les autres choses quasi plus apparentes du corps humain, sans auoir veu les Anatomies, qui sera celuy qui se vantera de sçauoir les parties interieures de l’esprit, puis qu’il est impossible d’en descouurir, nõ pas les petites parties & plus cachees seulement: mais ny mesme le [108/109] tout ensemble, si ce n’est la volonté? Que l’on se contente donc d’en auoir quelque legere coniecture, par la longue experience, comme des euenements des songes. Mais pour vne verité asseuree, qu’il n’y ait personne qui soit si outrecuidé que de s’en glorifier. Car l’esprit de l’homme est vn Camaleon, qui prend la couleur de toutes les choses sur lesquelles il passe. Et croy pour certain, qu’encores que le souhait de ce grand personnage eut esté par la nature mis en effet: ie veux dire, que nous eussions eu vne fenestre au droit du cœur, afin que l’œil fut iuge de ses esmotions, il eust esté neantmoins impossible de recognoistre la volonté. Car puisque nous commandõs à nos yeux, qui sõt les miroirs de l’ame, de [109/110] la representer faussement: puis que nous ordonnons à nostre lãgue, qui est l’interprete de la volonté, de mentir les desseins : & puis que nous contraignons nos actions, qui sont les tesmoings plus asseurez de nostre pensee, de disposer faussement leurs effets, pour trahir ceux qui les croirõt, n’eussions-nous pas bien commandé au cœur d’allantir ou haster d’avantage ses mouuemens pour le temps que l’on eust eu l’œil à sa fenestre? COGNOY TOY-MESME, disoit ce grand Oracle: cõme s’il nous eust voulu dire, Profonder les secrets des cœurs appartient à moy : & à toy les tiens seulement. Que si c’est vne particuliere science de Dieu, celuy qui la veut aussi auoir, n’est-ce ce temeraire qui veut desrobber l’Am-[110/111]brosie aux Dieux? N’est-ce vn nouueau Tyran, qui veut escheller le ciel? N’est-ce vn nouueau Promethee, qui veut en voler le feu? Non non, Agathon, que l’hõme, qui à peine sçait ce qu’il pense luy mesme, ne se vante de sonder les pensees d’autruy. Pour moy il ne faut point que i’en mente, ie recognoy fort bien mõ incapacité en toute autre chose: & principalement en cela. Car il n’est pas en ma puissance de n’adiouster vn peu de foy, & peut-estre toute entiere, aux paroles: & mesmes si ie croy la personne qui me parle, ou estre homme de bien, ou principalement mõ amy. Mais puisque ceux qui restent moins de temps deçeus de ces fausses apparences, sont en cela les plus fauorisez du Ciel, [111/112]
– Diche lagnarmi,
Meco non o che più lo deuol parmi
Vaneggiar breue, oue il pentir s’honori.
Marquons donc de blanc ce iour, comme celuy qui tres-heureux m’a fait descouurir ses Idoles mensongeres, & ces larmes saintes de la Cyrce de son ame. Cyrce pour certain en soy mesme, car sa science n’est pas de transformer autruy, mais ses discours, son visage, & ses actions, en diuerses metamorphoses. Ie ne doy donc pas estre taxé de mon eslection: ains loüé du bon que j’ay eu de recognoistre si promptement sa fiction. Car c’est vn grand, & indissoluble laberinthe que celuy de la perfidie. Et me semble que celuy ne rencontreroit point mal, qui diroit la partie [112/113] en l’hõme, qui empesche d’auantage la bõne veuë, estre l’œil: D’autant que par la fidele representation, qu’il fait à nostre entendement, de l’obiet sur lequel il arreste ses rayons, il l’empesche de sonder entierement la verité, produisant en luy des conceptions, & des opinions, qui creües par apres retiennent les forces de l’esprit cõme auec des chaines liees à ces vaines Idees. En cela l’œil est vn fidele miroir. Il ne cache point à nostre iugement vne seule tache qu’il recognoisse en l’obiet opposé. Mais aussi il n’est pas en sa puissance de ne le representer. De là vient qu’il repaist notre esprit aussi tost de vanitez que de veritez. Car pourveu que le visage soit bien dissimulé, en son plaisir & en sa tristesse, il ne recerche pas [113/114] la verité: mais se cõtente de l’apparence. Representatiõ certes tres-dangereuse: d’autant que l’entendement, qui l’a pris pour son guide, le suit, & ne se prend garde que
Il sent qu’il est tombé entre les ennemis.
Mais, me diras tu, quel remede pour euiter ce mal? Non autre, Agathon, sinon croire que nos yeux ne nous veulent pas tromper : ains que plusieurs les veulent bien tromper eux: & auec cette creãce ne se laisser guieres emouuoir à leur tesmoignage. Tu t’en peux seruir tout ainsi que de ces Vedettes, que nous mettons au haut des clochers. Ils marquent d’vn coup de cloche, tous les cheuaux qui viennent en la ville, autant les amis que les ennemis: Mais c’est puis à ceux qui sont [114/115] ordonnez à la garde de recognoistre quels ils sont: Aussi tous ceux qui t’accosteront, il faut que tes yeux t’en aduertissent: mais c’est par apres à ton iugement de discerner tes amis, ou tes ennemis. Et pource il ne faut pas qu’il escoute seulement les raports des yeux: ains se remette de tout à ce tres-certain bransle du temps, qui ne laisse rien de caché, tournãt toutes choses de tous costez. Car la dissimulation, est cõme le fard, qui dure pour vn iour: mais par apres son grand lustre s’en va, & laisse le taint si terny, & cendre, qu’il ny a celuy qui ne le recoignoisse. Aussi ces ames doubles, qui tachent esleuer leurs trophees, des trõperies qu’ils font à autruy, si on les laisse quelque temps sans faire semblant de re-[115/116]cognoistre leurs recherches, elles s’allantissent & fachent de trauailler plus long temps inutillement. Ainsi
Le paon loué außi tost fait la roüe,
Et la recache alors qu’on ne le loue.
Il n’y a que ce seul vainqueur à cet ennemy: & tout autre qui l’attaquera, courra Fortune de remarquer sa temerité par sa perte.