Que les prosperitez amolissent l’esprit.

Que la Fortune nous les enuoye

pour nous corrompre. Quel contente-

ment à l’homme vertueux: &

quel regret le vitieux en ses

actions.

EPISTRES XVI.

C’est l’ordinaire, Agathon, que les couleurs teignent les choses sur lesquelles elles sont posees du mesme lustre qu’elles ont. Iamais l’incarnat ne teint en vert: ny le vert en incarnat. Car puisque l’effect ne peut estre different de sa cause: & que nul ne peut donner que ce qu’il a, à peine qu’vne teinture, qui procede d’vne couleur, luy soit differente. Et pour-[236/237]quoy douterons nous que les choses douces, & molles, n’adoucissent & n’amolissent: & que celles qui sont fermes & dures, n’affermissent & n’endurcissent? Cyrus, ce grand dompteur de Babylonne, l’entendit fort bien, quand il ne voulut laisser changer de Region aux Perses: & au lieu de la leur aspre & bossue, en prendre vne autre douce & plaine. Car, disoit-il, les semences des plantes, & les mœurs des hommes deuiennent en fin semblables aux lieux où ils demeurent. Et y-a il vne plus delicieuse entree, que celle du bõ-heur? ny qui soit plus molle, & vaine? Il n’est point plus naturel au feu d’eschauffer, ny à l’eau de mouïller: qu’aux delices, & mollesses de la Fortune de dissoudre les forces de l’esprit. On [237/238] dit bien que la Salemandre ne brusle point au feu: & que la loutre ne se mouïlle point dãs l’eau: mais aussi entre tant d’animaux qui sont au monde, il y en a eu que fort peu qui ayent ces priuileges. Aduouons aussi qu’il y a bien des esprits si parfaits, que le feu de l’ambition ne les peut brusler, encores qu’ils soyent dans son brasier, & que les douceurs des voluptez ne peuuent mouïller encores qu’ils soyent dans leur plus haute mer. Mais, Agathon, que c’est à peu à qui Iupiter amy a fait cette grace ! Entre toute cette si grande, & quasi infinie quantité de Grecs & de Latins, desquels la memoire est venue iusques à nous, à peine que nous en trouuions trois ou quatre, qui ne se laissent ou brusler au feu ou [238/239] emporter à l’onde des bõnes fortunes, ou des delices.

C’est pourquoy ceux qui sont aymez des dieux, ou ils les retirent de ces grands dangers auant quasi de les leur approcher: ou entierement ils les rauissent & attirent hors du monde aussi tost qu’ils y sont entrez. Peut-estre pour cette raison ce grand S. Louys n’a pas esté de nos Roys le plus heureux: mais plustot autant contrarié que tout autre. Et peut estre aussi à cette consideration le Ciel ne nous a voulu plus longtemps laisser nostre maistre. Les bresches que les canons ennemis font à nos murailles ne sont point si dãgereuses ny espouuentables, que les mines qui par dessous nos fondements tout en vn coup enleuent nos bastions entiers. De [239/240] mesmes les plus dangereuses attaques de l’ennemy sont celles qui furmontent l’esprit auãt que le corps. Philippe pere d’Alexandre quand il voulut conquerir la Grece, se sceut si à propos seruir de cette ruse, que ses orateurs luy vainquirent plus de villes que son espee. C’estoit luy aussi qui ne croyoit point de place imprenable, pourueu qu’vn asne chargé d’or y peut entrer. Aussi y a il peu d’esprits qui puissent resister aux douceurs, & presens de la Fortune: car elle les coule bien plus finement dãs nos ames que les Princes ne font pas leur present. Il faut tousiours que celuy qui reçoit d’eux, sçache que c’est d’eux que cela luy vient. Et quelquefois la honte l’en retire autant que toute autre chose: mais elle esblouït [240/241] de forte ceux qu’elle fauorise qu’il n’y en a guieres qui croyent tels biens venir d’elle: mais de leur vertu & merite. Ainsi abusez ils se vendent, & leur liberté aussi.

De cette sorte on veid autres fois Athenes & Thebes marchãdes de la liberté des Grecs, qui estoient en Asie: Car cependãt que ce grand Agesilaus y combattoit pour les sortir de seruitude, suscitees par l’or des Perses, elles esmeurent la guerre contre la ville de Sparte, qui contraint les Ephores de le r’appeller. Aussi en retournant, plein de regret, de voir vne si belle entreprise interrompue, il fouloit dire, que le Rey de Perse le chassoit de l’Asie auec trente mille Archers. Car autãt de Dariques [241/242] d’or, où estoit empreinte la figure d’vn archer, auoient esté portez en ces deux villes, & distribuez aux Orateurs, & Gouuerneurs, pour vaincre leur esprit auant que leur corps. Ils ne cognoissoyent pas de faire vne si honteuse marchandise: mais si feit bien Epaminondas, quand Diomedes de la part mesme Roy luy vint offrir grande quãtité d’or: Commment, luy dit-il, as tu bien entrepris vne si longue nauigation, pour cuyder corrompre Epaminondas? O que ce grand personnage comprenoit bien le dessein de ce Roy: Aussi ces presens que la Fortune nous fait, sont seulement pour corrompre la fidelité que nous auons promise à la vertu. Elisons donc plustot auec ce grand Epa-[242/243]minondas, d’emprunter cinquãte dragmes d’argent de nos amis, que de receuoir en don plusieurs talents de nos ennemis. Ne mandions point pour nous maintenir au seruice d’vn Prince la bourse de son ennemy: Car nõ seulement cela nos rend ses obligez: mais encor soupçonnez enuers nostre maistre. Et puis que tu sers la Vertu: veux-tu paruenir à quelque grandeur? Recours à la Vertu. Veux-tu sortir de quelques affaires? Que ce soit par les voyes de la Vertu. Te veux-tu maintenir en l’estat où tu es? Fais tes soustiens de la Vertu. Et si tu ne paruiens à ton desir, ou que tu te voyes encor plus enfoncé en tes affaires, ou descheu du repos où tu estois: pour le moins tu dois auoir ce [243/244] contentement que ce mal t’est venu en seruant ton maistre: & la peine t’en fera par ainsi plus honnorable que les grandeurs, où tu aspirois: plus desirable, que le soulagement de sortir de tes affaires: & plus gratieuse que le repos où tu estois. A ce propos ce grand Platon disoit que le vertueux en ses actions ne pouuoit estre sans vn tresgrãd loyer: ny le meschant sans vn tresgrand supplice. Car si le dessein du vertueux reuscit, il a ce plaisir que chacun espreuue quand il obtient ce qu’il desire: Et s’il ne l’obtient pas, il a cette satisfaction en son ame, de sçauoir qu’il n’a point manqué à son deuoir. Au contraire le vitieux s’il ne paracheue ce qu’il dessaigne, il a le desplaisir d’auoir manqué & [244/245] la raison, & à son dessein: & s’il le paracheue il a cette eternelle finderese d’auoir manqué aux Dieux, pour ne manquer a sa volupté.

Mais pour reuenir à nostre propos, fuy, Agathon, ces mollesses qui allantissent les nerfs de nostre entendement: & sans cercher les delices accoustume toy à courre par ce chemin difficile de la Vertu. N’aye peur de ces hauts Rochers & montagnes escarpees: car il vaut mieux auec les penibles Perses dompter ces voluptueux Babiloniens, que auec ces lascifs vaincus fleschir sous la domination des Perses. Mais diront quelques courages perdus: Le trauail de contrarier à la Fortune est si grand, qu’il vaut mieux, puis que nous som-[245/246]mes au courant de l’eau, nous laisser emporter, que non pas le pensant rompre, nous rompre nous mesme, & nous tuer de ces difficultez. Est-il possible que la crainte du trauail vous oste la volonté de vostre salut? Et bien i’y consens, mourez, de peur d’auoir du mal, & de la peine. Puis que la mort vous est plus douce que la doleur des playes: enseuelissez vous. Et puis que la seruitude vous semble plus belle que le combat soyez esclaues. Ce n’est pour telle espece de personnes que i’escry: mais pour ceux seulement qui ont perdu la cognoissance: & non pas la volonté de la vertu. Ou pour ces malades, qui ont à la verité le goust: mais non pas la volonté du goust deprauee: qui ont per-[246/247]du la force, mais non la volonté de se guerir: la veuë, mais non le desir de la lumière. Pour ceux-là sans plus i’escry ces remedes: & à ceux-là senlemen ie te prie d’en faire part. Car des autres, il en faut faire comme les Medecins, qui aux malades, dont ils n’ont point d’esperance, ne daignent rien ordonner: tant s’en faut, ils leur permettent tout ce qu’ils veulent. Et à Dieu.