Combien sont dangereuses les felici-

tez. Que la Fortune nous les en-

uoye quelquesfois pour nous abu-

ser. Et que le bien est nostre enn-

emy caché, & le mal le declaré.

EPISTRES XV.

Et ie le croy pour certain, Agathon, que nous estions perdus, si nous n’eussiõs esté perdus. Les faueurs de Fortune ayant vne certaine demangeaison, qui contraint de gratter, iusques au sang, & ne s’en distraire plustost que la cuyfeur ne nous ait fait recognoistre, que nous nous y sommes trop abusez. C’est vn escallier for gracieux pour descendre à la mescognoissance [226/227] de soy-mesme: C’est la voix des Sereines, qui endort la prudéce des plus aduisez: C’est le breuuage de Cyrcé qui transforme la raison en volupté: & bref c’est la trompeuse musique de Mercure, contre laquelle les cét yeus d’Argus ne peuuent resister: & n’estiõns nous perdus si nous n’eussions esté perdus?  Si le Ciel, qui en cela monstre d’auoir quelque soing particulier de moy, ne m’auoit osté les occasions de cette demãgeaison: rompu les degrez de ce trompeux escallier, rendu ces Sereines enroüees: cassé les vases de ces mortels breuuages: & chassé de nous ce Mercure flatteur, comment n’eussions nous esté perdus?  Il le faut aduoüet. il y a de la peine à supporter la perte des biés de Fortune. Mais croy, Aga-[227/228] thon, que ses dessaueurs sont cõme ces Medecines salutaires, dõt l’amertume demeure bien quelque temps en la bouche: mais l’esset salutaire beaucoup plus longuement au coeur. Et ses faueurs au rebours sont comme les grandes ondes, desquelles si le naguer se laisse surprendre, il se void quasi en vn instant en haute mer. Quand Iupiter se transforma en taureau: & qu’ainsi cangé & chargé d’Europé, il voulut rauir:

Au petit pas il la porte au riuage:

Puis tout à coup il se iette à la nage.

La Fortune feind quelques fois toute flatteuse, de n’estre que pour nous, & qu’à nostre dessain seulement elle veuille torner sa roüe: mais ce n’est que pour nous faire fier en elle: & nous donne [228/229] l’asseurance de luy mettre le pied dessus. Car quand elle nous tient toute à elle, & qu’elle est chargee de la proye qu’elle veut: elle se iette alors à nage: & ne craint plus de nous effrayer. Car il n’est plus en nous de ressauter au riuage. La veue seule nous en est permise: & faut, il nous ne voulons nous abysmer dans ses flots, la suiure où il plait à son inconstance de nous porter. Mais veux tu vaincre ce Iupiter dissimulé  ?  Veux tu abuser les ruses de cette Fortune  ?  Si elle te regarde d’vn œil attirãt, ne fais pas semblant de la voir. Si elle te promet, ne fais pas semblãt de l’ouir: & si elle se donne à toy, ne te donne pas en eschange à elle. Car elle ne seroit deslors plus à toy. Mais des plus fortes chaisnes que tu pourrais lie-la, & la [229/230] remets captiue sous la garde de la Vertu. Il ne faut point que i en mente, qu’elle vienne cõtre moy à guerre ouuerte tant qu’elle voudra: qu’elle desploye toutes ses forces pour m’attaquer, ie ne crain point ses coups. Ces armes là ne me peuuent offencer: mais ie redoute ses douceurs, son amitié plus que sa haine, & sa paix plus que sa guerre. Car à sa haine i’oppose mes armes & à ses efforts mes deffences, & ie me laisse endormir à ses amitiez et à sa paix. C’est pourquoy ie veux tellemét rompre toute sorte d’accord entre elle & moy, que l’esperance mesme n’ose s’entremettre à les renouër. Par ainsi ie ne sery plus pris au despourueu: & ne mettray iamais mõ general en soupçõ de la fidelité que ie luy ay iuree. [230/231] Dy donques, auec moy, Agathon, que la perte quenous auõs fait de ses biés nous a sauuez. Les dons de l’ennemy sont tousiours soupçonneux. Et ne saut point penser qu’il ne les donne pour son proffit. C’estoit donc pour me corrompre, que cette ennemie auoit hazardé ceux-cy: mais cognoissant que ma fidelité ne pouuoit estre esbranslee, voy tu comme tout à coup elle a fait paroistre sa mauuaise volonté. Et les Dieux me soyent tesmoings, si ie n’en fuis bien aise. Car il me saschoit que l’õ creut la Fortune, & nõ pas la Vertu, estre l’aisle de laquelle ie m’esleuois. Et encor que nous trouuions les tenebres plus obscures, venans d’vne grande clarté: si est-ce que la perte de ses biens ne m’estonne point d’auantage, [231/232] que si ie n’en auoy point eu. Tant s’en faut, il me semble estre sorty d’vn grand trouble d’esprit, & venu en vn tresgrand repos. Aussi y fuis-ie tousiours esclairé de cette lumiere de Xenocrates. Quand il disoit: Prepare toy de telle sorte qu’en toutes les choses qui te pourront aduenir ta pensee ne soit point deceut.

Il est honteux, Agathon, de dire ie ne le pensoy pas, mais encor plus difficile à rompre ces coups de Fortune, qui contraignent d’vser de ces mots. Dés l’heure que elle commença non pas à merire: (car iamais cela ne luy aduint:) mais seulement à me regarder d’vn œil moins noir, ie iugeay qu’elle auoit dessain de me tromper. Et mon iugemét ne fut point faux. Ie trouue que celuy ne [232/233] rencontra point mal, qui apres auoir eu & du bié & du mal, dit, Que le mal estoit l’ennemy declaré: & le bien le couuert: & que ce dernier estoit plus dangereux. D’autant que si le mal nous donne du mal, nous n’en auons point esperé du bien: & si nous auons du iugemét, nous y auons deu remedier. Car il vient l’enseigne desployee, & le tambour battant nous assaillir: Mais le bien, comme ennemy dissimulé, il se coule parmy nous: & tout ainsi que le perfide masqué du visage d’amy, s’il entre en nos conseils, ses conseils seront faux & abuseurs: s’il parttique nos soldats, il les corrompra: s’il est nostre guide il nous perdra. De mesme le bien, si nous l’escoutons, & si nous ne le riettons cõme la plus dangereuse chose qui puisse [233/234] ioindre vn esprit. Car comme les maux sont les plus dangereux qui s’approchent le plus des parties nobles: cettuy-cy pour se ioindre entierement en nostre ame, pour attaquer tousiours la raison & s’approcher, voire quelquefois se mesler en nostre raison & tousiours en nos desirs, est plus à craindre, que tout autre. Aussi est-ce vn argent vif qui se coule dans la moindre ouuerture qu’il trouue en nostre ame: & si penetrant qu’il faut que les puits soit bien cimété, s’il ne trouue passage pour se perdre, & perdre l’eau.

Remercions donc les Dieux, Agathon, qu’ils nous ayent fait perdre cet ennemy dissimulé, pour nous empescher d’estre perdus. Car depuis qu’vne personne a perdu la possession de soi mesme, [234/235] quel gain peut-il faire d’ailleurs?

Ohi me come poß io

Altri trouar, se me trouar non posso?

Se perduto hò me stesso, quale acquisto

Faro mai che mi piacia?

Disoit le pauure Aminte. Mais qui est plus perdu que celuy qui ce donne à la Fortune? Car elle (de l’humeur en cela de la plus part des persõnes) fait cas de ce qu’el ne peut auoir: & desdaigne ce qui luy est acquis: Et à fin que nous iouyssions long temps de cette faueur, prions les Dieux de

nous oster du tout des mains

de Fortune: ou d’oster

du tout la Fortu-

ne de nos

mains.

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