D’où procede le bien & mal: &
que la constance n’est pas de ne
point ressentir le mal:
mais de le supporter
auec discretion.
EPISTRE XIX.
Il me semble, que le te voy d’icy estonner de mon estrange humeur, touchant les euenemens de mes aduersitez. Si cet hõme, dis-tu, ne se ressent de ces infortunes, c’est d’autant que la grandeur de son mal luy assoupir les sens. Et en cela il est comme ces malades, qui desia plus pres de la mort, que de la vie, sans plus ressentir de douleurs, ne sont que [272/273] pantheler aux tarnces de leur derniere heure. Autrement si ses malheureurs passez ne l’ont peu esmouuoir, ceux, où il est plongé à cett’heur pour le moins le deuroient esueiller. De tels discours, Agathon, il te semble deuoir cõmencer mes obseques prochaines. Mais à fin que lie ne te voye plus en telle & si sinistre opiniõ de moy.
Regarde, car des yeux ie t’ofteray la nue,
Qui des yeux des humains rend moins claire la veuë.
Les escrits de ces Anciens, qui ont peu estre plus admirez qu’imitez, ne nous enseignent pour la plus part, quand ils viennent à discourir de la Fortune, que trois occasions principales de diuers accidens des choses humaines [273/274] les vns deint que du commencement à la fin du monde tout ce qui s’y fait n’est qu’vne comedie, dont l’Vniuers est le theatre, les hommes les personnages, les Dieux auditeurs, & la Fortune le poëte. Quelques autres qui ne veulent donner à cette Deesse la disposition des actions humains nous representét deux chemins, qui dés nostre naissance sont à nostre eflection: l’vn est celuy du vice: & celuy de la Vertu. Celuy du vice ils nous le monstrét large, aise, & fort fraye: celuy de la Vertu au contraire plein de ronce, & de difficultez. Mais comme le premier se finit en vn precipice: cettuy-cy conduit en vn lieu tresbeau, & desirable. D’autres encores qui ne veulent donner entieremens les [274/275] hommes aux hommes mesmes, dient que le grand Dieu au deuant de son siegé a deux tonneaux, l’vn du bien & l’autre, qui nous les enuoye comme il luy plait. Quelle de ces opinions que nous veuillons suyure, y-a-il apparence que nous nous plaisgnions des choses qui nous aduiennent? Car si la Fortune nous fait entrer sur le theatre à qui est l’election du ieu qu’à celuy qui l’a composé? Donques nostre deuoit n’est pas de changer la personne que l’on nous a donné, mais de la bien faire. D’autant qu’en ces lieux là, l’õ ne loue pas d’auantage celuy qui representera vn Achilles, ou vn Cresus, que celuy qui contrefera vn Thersi-[275/267]tes, ou vn labourereur. Ceux sans plus qui ne faudront point en ce qu’ils auront à representer, serõt ceux qui auront l’aplaudissement des auditeurs. Donques l’honneur n’est pas en la grandeur du personnage, car en eux mesmes ils font tous esgaux en ces lieux là. Et le sçauoir bien, ou mal faire, est sans plus ce qui y met la difference.
Tu me diras, peut-estre, ie veux bien estudier mon personnage, & tacher de le faire parfaittement mais quãd ie suis mieux en chemin, c’est lors qu’il m’aduient quelque triste ou estrange accident, qui changeant l’estat où i’estoy, m’interompt tout mon dessain. Et voilà que c’est de ton ignorance: c’est en cela mesmes que tu ioues mal tõ per-[276/277] sõnage. Car pour la suitte du ieu il faut que les choses se passant ainsi. N’as-tu iamais veu sur les theatres des changements encor plus grand que le tiens? Et si celuy qui ioue ce roolle là se mettoit à plaindre de ce qui l’autheur de la comedie l’auroit fait descheoir de son grade, ne seroit il pas digne de risee? Croy moy que tu ne l’es moins, de vouloir contre-rooller le Fortune de ce qu’elle dispose les euenemens de son ieu comme il luy plait.
Donques pour aquerir la gloire, qu’il semble que chacun desire, si elle nous hausse, hausõs nous; & nous abbaissons quand elle nous abbaissera. Quand elle nous vestira en laboreur, ne trouuvons point honteux de conduire la charrue: mais aussi quand [277/278] elle nous mettra le sceptre en la main, faisons que nos actions representent dignement vn tel personnage: Et ceux-là font encor les meilleurs ioueurs, qui peuuet cõtrefaire la pasleur, la rougeur, le ris, & les larmes mesmes. Que si nous aymons mieux suyure la seconde opinion, qui est celuy sans iugement, qui se fasche de l’amertume d’vn breuuage, s’il l’a esleu plustot que le doux? Des l’heure que nous sortons du tetin, ou pour le moins des l’aage que nous auons la cognoissance de bien, & du mal, la Vertu & le vice se presentent à nous: le vice nous mõnstre ses richesses, les voluptez, & le chemin pour y aller tres aisé. Au contraire, la Vertu nous propose vne tres belle courone: mais pour aller elle nous [278/279] monstre vn chemin rabotteux, & tellement plein de rõces & despines, qu’il est à iuger que peu de personnes le võt frayat. Pour moy i’esleu la corõne de la Vertu sãs que la hauteur quasi inaccesible des rochers qui se presenterent au commencement à mes yeux m’en peussent diuertir. Et à cela ie fus particilierement poussé de la cognoissance que i’eu, qu’au lieu de l’or que le vice faignoit de me presenter, ce n’estoit que l’achimie, & au lieu des diamans, du verre seulement. Mais encor, ce qui me diuertit le plus de luy, fut qu’il me sembla voir, & certes en cela i’eu la veuë bonne, que de tant en tant le long de son beau chemin il y auoit de grãds abysmes qu’il tenoit cachez par quel-[279/278]que feuïlles, pour y perdre plus aysement ceux qui le suyuoient. Et qu’au lieu que la Vertu nous monstroit du doigt la couronne, qui nous attendoit au sommet de cette aspre montagne, dont les fleurons esgalloyent en clairté les rayons du Soleil, qu’il taschoit de cacher à nostre veuë la fin de sa carriere. Mais il ne le peut faire en mon endroit si finement, que ie n’y apperceusse de grandes tenebres, de flammes horribles, qui sortoient auec des fumees si espoisses, que la plus part de l’air en estoit à l’entour obscurcy. Donques, Agathon mon amy, si i’ay choisi le chemin aspre & difficile, de qui ay-ie à me plaindre que mon chois? Si les pierres me coupent bien souuent les pieds: si la difficulté [280/281] me met tout en sueur: & si les espines & et les rõces me deschitent en lãbeaux mes habits, & me per cent bien souuent iusques au sãg? La issons donc ces plaintes pour ceux qui dés l’entree du chemin perdent courage: pour moy elles sont vaines, qui à l’imitatiõ de ce geant, qui combattit cõntre Hercule, toutes les fois que ie touche la terre, ie veux dire qu’elle m’abar, de ma cheute ie reprens nouuelles forces, & nouueau desir. Et en cela i’espreuue bien que le desir est du naturel du feu: Car tout ainsi qu’il s’esprend plustot au bois qui luy est dessus, qu’a ce luy qui luy est dessus, & que plus il en trouue, plus aussi il se rend grand, & violent: De mesme c’est aux diffucultez plus hautes qu’il se va plustot esprenant [281/282] & lors qu’il en trouue le plus, c’est lors qu’il se r’enforce & se rend plus ardent. C’est pourquoy tu vois que mon esprit aspirant tousiours à cette couronne de la Vertu guidé de la raison.
E pien di fè, di Zelo, ogni mortale
Gloria, Imperio, Thesor mette in non cale.
Que si auec le grand Homere nous aimons mieux la derniere opinion, puisque c’est Dieu qui nous enuoye le bien & le mal, receuons & l’vn & l’autre comme venant d’vn tresiuste & tresamiable pere: Et qui sera le prophane qui iugera que Dieu doiue plustot luy obeïr en ce qu’il voudra que luy à Dieu? Et sans mentir puis que c’est luy qui nous verse le bien & le mal, si la dispo-[282/283]sition en estoit nostre, il ne seroit plus Dieu, ains nostre ministre: car que luy vaudroit d’auoir ce que nous desirons, s’il auoit à se guider selon nos desirs? Qu’est-cela autre chose, que luy vouloir oster le Ciel, & le rendre nostre esuhancon? Mais que celuy, qui voudroit ainsi rendre ceste grande. Deité esclause des volontez humaines, se ressouuienne s’il n’a point iamais desiré la mesme chose qu’vn autre eust voulu auoir. Et comme eust-il peu estre contenté sans le mescontement d’vn autre. Et si la loy à tous les humains estoit esgale, comment se pourroient cõtenter ces deux desirs de la possessiõ d’vne mesme chose? Mais quelle est la folie des hommes? Auant que i’eusse ressenty la perfidie de ce-[283/284]luy que ie regrette, si le Ciel eut ouy mes vœux, croys-tu que i’eusse laissé goutte de bonheur dans le tonneau de Iupiter? Non cettes, ie l’eusse tout uerse sur sa teste. Or considere quel glaive ie me fusse aiguisé, & quel poison ie me fusse preparé. Sans doute où ma patience a esté employee. Il vaut donc mieux que ces bonheurs ne soyent pas au chois de nostre imprudence, mais de son propre mouuement nous les enuoyra quand il fera necessaire. Cõme desia, sãs nostre requeste, il nous a donné l’Estre, quand il a cogneu qu’il scait mieux ce qui nous est necessaire, que nous ne scauons le luy demãder. Et puis [284/285] que seruiroit-il aux hommes en ce monde, de suer aux Vertus, si seulement les souhaits auyent lieu? Ce seroit oster la iustice des mains des Dieux & la Vertu de coeur des hommes.
Iuge donc à cette heure, Agathon, si la grandeur du mal me tient les sens assoupis: & si ce n’est point la grandeur de la raison qui assoupit mes plaintes. Ne croy plus si ie me deulx, que ce soit faute de ressentiment: car ie aduoue, ie ressens mes coups, & peut estre ne seroit pas semblable besseure. Mais i’ay tousiours à mes oreilles cette voix, &, sans mentir, ie croy qu’elle est de ce grand Demon, qui soucy de moy: car mes desastres ne luy peuuent encor oster la volonté [285/286] de ma conduite,
Que sert il en fin de flechir si long temps
A ta fole douleur? Ces choses ne t’aduiennent
Sans le vouloir des Dieux.
Ie ne te croy si transporté de la douleur, que si tu te mets ces cõsiderations deuant les yeux, tu ne donnes tresfue à ton dueil. Essaye le donc, ie te prie, & me mande quels effects tu en auras ressenti. Mais garde toy bien, que
l’amertume, qu’elles semblent
auoir du commencement,
ne t’en retire: Car celuy
ne merite la gueri-
son, qui en redoute
par trop les
reme-
des.