LIVRE PREMIER
DES EPISTRES
MORALES.
Que nous ne sçaurions auoir cognois-
sance asseuree de nos amis, que
par la preuue que nous
en faisons és ad-
ursitez.
EPISTRE PERMIERE
Il est vray, Agathon mon amy, quelques fois les plus experts lapidaires sont trõpez de la belle apparance des pierres fal-[31/32]sifiees. La prudence est abusee de l’artifice: &quelquefois l’or faux a plus d’esclat que le bon. A cela la preuve est le seul remede:& encores est elle bien dãgereuse: Car celuy ne nous manquera en une occasion legere, qui aura dessein de nous trõper en chose de plus d’importance. Que faut il donc que nous fassions? L’Aigle ayant esprouvé ses petits au Soleil, les reçoit pour siens: Mais à quoy cognoistrons nous les nostres? Aux rayons de nos adversitez. Ceux que nous voyons y tenir les yeux ferme sans ciller, disons asseurément, Ceux cy sont des nostres. Si ne faut-il pas croire que tout ce qui nous fasche soit adversité: non plus que les esgratigneures d’espingles ne se doivẽt nommer playes, encores que [32/33] le sang en sorte. Pour avoir ce nom, & pour nous rendre cette preuve de nos amis, il faut que ce soit un grand changement de bonne en mauvaise Fortune: ou de si grandes & cuisantes pertes, qu’elles ayent accoustumé d’esbranler la constance d’autruy. Quoy donc? si nous ne sommes malheureux, nous ne pouvons avoir asseurance de nos amis? Nõ certes: car ceux qui en nos bonnes fortunes, nous pressent les costez, sont les mouches de Plutarque. Malheureux donc celuy qui met sa felicité en l’amitié, puis qu’il ne peut estre asseuré qu’avec son propre malheur.
Piacevol figlio di Padre crudele.
Mais qui fera celuy qui n’aura [33/34] eu plusieurs commoditez de faire telle preuve? Croys, amy Agathon, que l’homme quãd il naist, ne naist point autre qu’homme. C’est à dire, qu’à sa naissance il trayne comme un destin inevitable, une longue chaine d’infortunes & de miseres. Qui est celuy, si tu l’enquiers, qui en son ame ne trouve un exaim d’ennuis: & qui ne croye sa charge plus mal aisee à supporter, que celle de tout autre? Et il est vray, sans mentir, que chacun en soy-mesme a les plus grands malheurs. D’autant que le desastre n’est point, s’il n’est cogneu. Et il n’y en a point qui les soit mieux, que celuy que chacun ressent. Pourquoy donc estimerons nous celuy malheureux qui fait profession d’amy, encor que par le malheur [34/35] seulement il puisse estre asseuré de ce qu’il desire, puis qu’il ne peut vivre sans ces pierres de touche de son affection: & que le Ciel, comme favorisant à si belles actions, nous donne tant d’irreprochables occasions de nous asseurer de la fidelité de nos amis, que c’est faute d’entendement si nous le sçaurons faire?
Pour ne chercher des exemples plus eloignez, regardons quelle a esté ceste vingtseptiesme annee de mon aage? Le plus cher de mes freres par sa mort me marqua de noir le premier d’Octobre. Incontinent le mois de Feurier d’apres pour ne m’estre plus heureux me veid vendre à Feurs, sous l’entreprise d’autruy. Depuis ie n’ay plus esté à moy-mesme. Car apres auoir languy quelque temps en [35/36] une tres-estroite prison: & plaint longuement la maladie de mon maistre, pour clorre non pas tous, mais le plus grand de mes malheurs, la nuict du quinziesme d’Aoust couppa toutes mes esperances du mesmes coup donc filet de ce grand Prince le fut. Ces occasions, que coup sur coup le Ciel m’a donnees, ne sont elles suffisantes à me faire recognaistre mes amis? Aussi aurois-je hõte de m’y estre trompé. Que si tu demandes que vouloit signifier cette estroitte prattique avec cet homme. Croys que ce n’estoit point amitié, mais arres d’un fondement, où encores les premieres pierres n’estoyent bien iettees. Car ie cherchois l’argille, à fin que sur le fort ie peusse asseurer mon edifice. Que si ie n’ay point [36/37] à me plaindre de ma cognoissance:encor moins dois-je de luy. Car tant s’en faut: il m’a decillé les yeux, me monstrant la rougeur de son or faux. Et encor que i’en aye receu quelque desplaisir, si ne laisse-je de l’avoir aggreable, consinderant que les plus souveraines medecines ne peuvent faire leur effet, sans laisser quelque amertume à la bouche. Il a preveu que la pesanteur de mon amitié estoit un trop grand fardeau pour ses foibles espaules, & qu’il ne pouvoit endurer la touche dont mes adversitez ont accoustumé d’esprouver mes amis, Et en cela, certes, il a monstré d’avoir une tres-grande cognoissance desoy-mesme, & de moy. Aussi la perte de mon maistre, pour un essay premier, estoit un peu bien difficile. [37/38] Il n’importe, c’est ainsi que le veut mon humeur: il faut qu’à la premiere occasiõ, ie cognoisse si l’on est pour moy. Et semble que la Fortune en cela vueille feconder ma volonté. Car au commencement de mes amitiez, elle m’offre tousiours de ses preuves, qui me rendent du tout asseuré, leurs difficultez estant telles qu’il faut ou qu’il soit vrayement amy, en les refusãt. De sorte que pour le moins ie suis tenu de cela à ma mauvaise Fortune, qu’elle ne me laisse longuement deceu.
Voilà, Agathon mõ amy, cõme ie me vay consolãt: remerciant le Ciel en cette Fortune, que ce venin, qui se couvoit si dangereux cõtre moy, se soit esclos sans nul [38/39] plus grand effet, qu’en donnant cognoissance de soy mesme.