Lors de la discussion « Le futur dans nos assiettes », Barnabé Binctin (journaliste) interroge Aurélie Zunino au sujet de la légende d’un avenir gastronomique fait d’insectes et de pilules. Si celle-ci émet des réserves, en précisant qu’il s’agirait au mieux de compléments, cela ne témoigne-t-il pas de l’esprit d’invention que stimule l’alimentation ? Quels freins à l’ouverture de l’espace des possibles culinaires ?
Tout en évoquant la nécessité de réduire notre consommation en protéines animales, Aurélie Zunino, coordinatrice du programme « Je mange pour le futur », note que dans les épreuves des CAP (Certification d’Aptitude Professionnelle) de cuisine et d’hôtellerie, le menu végétarien n’est apparu que très récemment. L’enjeu serait donc moins celui de créer de nouvelles ressources que d’apprendre à utiliser différemment celles dont nous disposons déjà.
Le chef Sylvain Roux suggère que les scientifiques partent de ce que les paysan·ne·s, éleveur·euse·s, vigneron·ne·s, savent et peuvent faire, plutôt que d’imposer des pratiques peu averties du quotidien des acteur·ice·s du terrain. Il s’agirait donc de se recentrer sur ce que le local a à nous offrir.
Un tel engagement n’est pas accessible à tous·tes de la même manière. Ainsi, si le chef Alain Passard conjugue « la main du cuisinier et du jardinier », en proposant une carte des plus artistiques à partir des produits qu’il cultive lui-même, un repas à sa table est onéreux. Plus modestement, des Projets Alimentaires Territoriaux (PAT), tels que « De la fourche à la fourchette », présenté par David Buisson (conseiller communautaire en charge du PAT de Loire Forez agglomération), permettent également de recréer le lien entre producteur·ice·s et collectivités. Cela passe notamment par la création d’annuaires, ou une « semaine du goût local » mise en place dans les cantines.
©Château de Goutelas
Le collectif Enoki, avec Joanna Wong et Ludivine Pangaud, nous a quant à lui proposé de réinterroger notre déjeuner ! Le repas du samedi, préparé par les équipes de cuisine de Goutelas, a été ponctué de plusieurs interventions révélant les coûts cachés de notre alimentation. Par exemple, la vente directe de sa production suppose un important investissement en temps pour Julien Mazodier, qui doit aussi faire face à la complexification de ses conditions de travail liée à la crise climatique. De même, s’approvisionner auprès des producteur·ice·s locaux·ales, ou cuisiner des produits végétariens, demande flexibilité et inventivité. Aucun déjeuner n’est donc produit sans labeur !
Chaque convive, informé·e de l’origine de ce qu’iel dégustait, a ainsi vu se déployer la préciosité de l’expérience gustative, non uniquement comme stimulation des sens, mais également comme fruit de la collaboration de multiples acteur·ice·s. Y compris au moment de savourer, nous avons initié la rencontre entre les fromages de chèvre de la ferme du Mont Joli et le pain de la ferme du Travalon. Par ses propositions de vins associés aux différentes étapes du déjeuner, Julie Logel, de la cave Verdier-Logel, a fait de ce moment une balade à travers les saveurs et les artisanats ! Et quoi de plus estival qu’un sorbet au chocolat de Guillaume Moulin accompagné du rosé pétillant Ribambulles ?
©Château de Goutelas
Le dernier jour du festival, le château de Goutelas s’est fait « zone alimentaire désirable ». Les visiteur·euse·s ont participé à l’atelier « Salade de poche » de Justine Marin ; rencontré la Luciole Forézienne ainsi que les producteur·ice·s et artisan·e·s des Monts qui pétillent. Iels ont aussi pu goûter les thés et infusions de 1336, dont l’histoire est inspirante; les vins nature et les jus de Montoisel ou les gaufres de Sam’Régale ! C’était aussi l’occasion de voir notre assiette (ou notre cagette, pour les convives du déjeuner sur l’herbe !) non plus comme un assemblage d’aliments, mais comme la combinaison de savoir-faire et de créativité.
Le Blind test Food de la Fabuleuse Cantine ravivait lui aussi la curiosité des petit·e·s et des grand·es. Savons-nous vraiment distinguer les saveurs ? Qui s’est souvenu des noms des « légumes oubliés » ?
L’édition 2024 de Futurs Possibles était donc l’occasion de revaloriser les produits que nous consommons, en comprenant mieux tous les enjeux qu’ils portent. Mais reconstruire le regard que l’on porte sur nos assiettes, c’est aussi comprendre l’alimentation comme un fait social, et soulever des questionnements politiques, sociologiques, culturels…
MÊME QUAND VOS REPAS SONT FADES... ILS NE SONT PAS NEUTRES !
Si se nourrir est un besoin vital, et que certaines limites sont également inhérentes à nos écosystèmes, Magali Ramel souligne qu’il reste un espace de liberté, investi de règles sociales alimentaires. L’espace du mangeable ; le système alimentaire (la gestion de la production, de l’approvisionnement…) ; l’espace du culinaire ; la temporalité alimentaire ; les habitudes de consommation (la façon de se tenir à table…), sont autant de paramètres qui nous semblent spontanés, mais marquent en réalité des identités culturelles et sociales. Dès lors, tous ces codes peuvent se faire marque de distinction sociale et être au cœur de rapports de domination.
Les festivalier·e·s ont été invité·e·s à interroger leur propre place au cœur de l’espace alimentaire à travers un questionnaire, distribué lors de l’atelier animé par Magali Ramel et Amandine Weber (coordinatrice de l’action culturelle à Loire Forez agglomération). En binôme, iels ont notamment échangé autour de leurs regards sur la diversité des pratiques alimentaires, ou autour de leurs perceptions d’une « bonne alimentation ».
©Valentin Touly
Parmi les divers rapports sociaux qui tissent la toile de l’alimentation comptent notamment les rapports de genre. C’était l’objet de la conférence animée par Nora Bouazzouni, autrice de Faiminisme, Steaksisme, ou encore Mangez les riches, ouvrages que vous pouviez retrouver tout au long de l’évènement à la librairie éphémère, parmi la large sélection proposée par Lune et l’Autre.
Analysant une série de publicités, la journaliste met en avant les enjeux virilistes qui s’y expriment et s’y réaffirment. Ainsi, Coca Cola a créé le « Coca Zero » pour les jeunes hommes qui n’achetaient pas de « Diet Coke », en raison des connotations féminines attribuées aux régimes. De même, un ouvrage destiné aux hommes végétariens est intitulé Eating veggies like a man (Manger des légumes comme un homme), sous-entendant qu’une telle pratique pourrait mettre en danger leur masculinité.
Les publicités alimentaires destinées aux femmes adoptent quant à elles la rhétorique du péché et de la culpabilisation, avec la récurrence de slogans tels que « céder à la tentation ». La dimension sexiste et misogyne de telles démarches est d’autant plus frappante dans les promotions qui reprennent explicitement les codes de la pornographie. L’entreprise de fast-food états-unienne Carl’s Junior a par exemple diffusé une publicité représentant une femme nue tenant devant ses seins deux burgers, amalgamant la nourriture et le corps qui seraient tous deux offerts.
S’il s’agit là de stratégies commerciales, ce sont aussi des décisions politiques qui façonnent notre rapport à l’alimentation. Lors de sa conférence performée, l’artiste et chercheuse Stéphanie Sagot a fait dialoguer ministres de l’agriculture et artistes, mettant à nu la communication politique ou publicitaire à travers la mise en récit de notre modèle agricole.
©Julie Vandal
Comprendre la dimension politique de l’alimentation, c’est également la réinvestir de son potentiel de transformation sociale. La cuisine n’est pas nécessairement vouée à rester une pratique isolée et perpétuant des oppressions systémiques. Elle peut aussi être un espace d’empowerment ("empouvoirement") et de rencontres. Le samedi soir, le bal culinaire de Popote chef, organisé par Charlie Moine (Comité des fêtes [mobile]) et Julie Vandal, a fait appel à tous·tes pour la préparation du dîner. Par sa contribution, chacun·e réalise la puissance du partage des savoir-faire et de la collaboration. Comme l’a assuré Georges Günther, « on sait tout faire » !
©Château de Goutelas
Et cela dans la bonne humeur ! Car l’alimentation peut aussi être une source de plaisir, ce que les vigneron·ne·s du Forez nous ont délicieusement rappelé lors du déjeuner sur l’herbe du dimanche. Une cagette déjeuner a été distribuée à chaque convive, accompagnée de la découverte de trois vins pour les adultes. De quoi réveiller les papilles des petit·e·s et des grand·e·s !