Sans remettre en question la bonne volonté des bénévoles des associations, plusieurs intervenant·e·s se sont accordé·e·s sur le fait que le fonctionnement actuel de l’aide alimentaire est à la fois insuffisant et pernicieux.
Mathilde Ferrand (géographe), lors d’une discussion autour des « violences et précarités alimentaires » le 6 juin, nous fait part des freins observés dans l’accès à l’aide alimentaire en milieu rural. L’éloignement géographique des structures et le possible embarras lié à l’interconnaissance entre les personnes qui ont recours à l’aide et les bénévoles compliquent en effet le processus.
Bénédicte Bonzi (anthropologue), souligne que la loi Garot, visant à lutter contre le gaspillage alimentaire, entérine le fait que les plus précaires mangent ce dont les autres n’ont pas voulu. Cette position dégradante constitue l’un des volets des « violences alimentaires ». Se voir donner le surplus suppose en effet de ne pas choisir son alimentation, et de ne pas être certain·e de la consommabilité du produit, enjeu d’autant plus important lorsqu’il s’agit de nourrir ses enfants.
L’anthropologue insiste également sur le fait que, dans le contexte de surproduction qui est le nôtre, l’État pourrait faire en sorte que tout le monde ait un accès satisfaisant à l’alimentation. Le fait que de nombreuses personnes ne soient toutefois pas en mesure de se procurer des denrées choisies et de qualité témoigne de violences structurelles. De telles politiques pourraient conduire à la révolte et à l’effondrement du système alimentaire actuel. Dans cette situation d’« urgence qui dure »1, les structures de l’aide alimentaire s’institutionnalisent malgré elles. Les corps des bénévoles sont utilisés pour pallier les défaillances d’une organisation délétère.
Comment se saisir de ce droit à l’alimentation, dont la juriste Magali Ramel déplore le traitement secondaire et négligé dans les textes de loi ?
©Château de Goutelas
Georges Günther, l’un des fondateurs de la coopérative De la ferme au quartier, prend garde à « ne pas se raconter d’histoires ». En effet, notre modèle d’agro-business, façonné de politiques néo-libérales, ne saurait être déverrouillé par les seules initiatives citoyennes locales. Il s’abstient cependant de mépriser le recours à des alternatives, qui permettent le partage et la création de savoir-faire et qui sont salvatrices pour plus d’un·e. Ces dernières, qui remontent aux années 1960, ouvrent des espaces et créent les conditions du changement, ajoute la sociologue Pauline Scherer.
Lors de la discussion autour des « nouvelles géographies de l’alimentation » du vendredi, plusieurs modèles sont présentés :
Le réseau VRAC de Saint-Etienne, exposé par Marine Vandeventer, réalise des groupements d’achats afin d’améliorer l’accessibilité des habitant·e·s des quartiers populaires à une alimentation de qualité. Les adhérent·e·s commandent les produits qu’iels ont choisi, et les collectent avec leurs propres contenants. Iels sont également invité·e·s à être bénévoles et à penser ensemble divers ateliers.
La coopérative De la ferme au quartier passe quant à elle des commandes auprès des paysan·ne·s et producteur·ice·s locaux·ales, constituées en paniers distribués aux particulier·e·s et professionnel·le·s. Il s’agit donc de mutualiser les approvisionnements et ainsi de les faciliter en se plaçant comme intermédiaire.
De telles alternatives connaissent bien sûr leurs limites. Au cours de la discussion « Petites cantines, grands projets ! », Stéphane Desseigne (chef de la cuisine centrale de Saint-Just-Saint-Rambert) et Julien Mazodier (maraîcher bio à Marcilly-le-Châtel), notent qu’il y a souvent inadéquation entre la demande de l’un et l’offre du second. En effet, approvisionner des collectivités suppose de produire de manière massive et régulière, sans dépendre des aléas météorologiques par exemple. En revanche, cela fonctionne pour de plus petites structures comme les Petites Cantines du Forez, présentées par leur co-fondateur, Jean-Marie Picq.
Ce qui est commun à ces alternatives, c’est d’abord la volonté de se construire dans la mixité sociale. Le fait que chacun·e participe à la hauteur de ses moyens permet également au système d’être équilibré, car les subventions sont insuffisantes.
Ensuite, toutes partent du postulat que chacun·e aspire à bien manger, mais que l’organisation actuelle du système alimentaire se présente pour beaucoup comme un obstacle.
S’agissant d’un problème structurel, aucune ne se présente comme remède ou comme substitution aux structures d’aide alimentaire d’urgence, mais se propose comme complément. Au cours de plusieurs discussions, il est aussi souligné que de telles initiatives sont incomplètes si elles ne sont pas accompagnées de projets politiques.
Mais alors comment opérer la montée en politique de l’enjeu de l’alimentation ? C’est l’un des débats qui se joue autour de la SSA (Sécurité Sociale Alimentaire)…
FOCUS : LA SSA
Tout au long de Futurs possibles, l’acronyme SSA a traversé les lèvres de chaque festivalier·e. Inspiré de la Sécurité sociale, le modèle repose sur l’universalité, le conventionnement organisé démocratiquement et le financement basé sur la cotisation sociale.
©Château de Goutelas
Pauline Scherer, également coordinatrice de Territoires à vivreS à Montpellier, a présenté l’expérimentation de SSA mise en place dans la ville. Les participations à la caisse sont auto-déterminées selon les moyens de chacun·e. Les points de vente sont conventionnés suite à des décisions collectives suivant divers critères, tels que les prix, l’accessibilité, la rémunération des procuteur·ice·s, etc. Elle permet aux quatre-cent volontaires de se ressaisir d’un pouvoir de décision sur ce qu’iels mangent, en s’appuyant sur le croisement du savoir courant à celui d’expert·e·s. La sociologue précise que « faire du commun » ne signifie pas gommer les différences, mais qu’il s’agit ici de se rejoindre autour d’un enjeu partagé : la sécurité alimentaire. Cette dernière est constituée de multiples facteurs, parmi lesquels l’accès à une alimentation durable, un choix varié, la protection des environnements et des paysages.
Un film recueillant des témoignages a été réalisé:
L’un des objectifs de l’expérimentation serait de répandre la démarche sur les territoires. Pauline Scherer évoque à ce titre plusieurs types de changements d’échelle :
- vers le bas, dans l’optique de réunir de plus en plus de personnes et de leur permettre de communiquer
- latéral, avec l’idée d’essaimer le projet sans l’uniformiser
- vers le haut, en conscience du fait que l’initiative citoyenne ne suffit pas et qu’une réorientation des politiques publiques s’impose
Deux écueils sont remarqués, et peuvent entrer en contradiction. D’une part, il importe de ne pas « fabriquer de l’impuissance » : l’ampleur systémique du problème ne signifie pas que toute action est vaine. Néanmoins, Bénédicte Bonzi note que la SSA doit être abordée avec prudence. Parmi les raisons évoquées figure notamment la capacité du système capitaliste à absorber tout modèle alternatif et à en faire l’un de ses rouages, en témoignent notamment des start-ups comme Too Good To Go. De plus, la récupération par les gouvernant.es de tels projets peut les transformer en instruments de pacification des contestations sociales. Reste que, abordée en conscience, la SSA est pour l’anthropologue un moyen de se diriger vers la « paix juste » plutôt que la « paix du dominant », qui balaie l’initiative citoyenne.
Intrigué·e·s par le projet ?
Pour les habitant·e·s des vingt-trois communes composant le bassin de vie de Boën-sur-Lignon, vous pouvez dès maintenant vous inscrire à une expérimentation de SSA !
Le lancement du dispositif, ouvert à tous·tes sans condition de revenu, est prévu pour septembre 2025. Il sera précédé d’une période de discussions autour de sa mise en place dès septembre 2024. Si Loire Forez agglomération se présente dans un premier temps comme facilitatrice, l’objectif est que la SSA soit, à terme, indépendante. Plusieurs instances gouvernantes du projet seront en effet amenées à communiquer, qu’il s’agisse de comités thématiques ou de traiter des questions techniques et opérationnelles.
Pour vous informer et/ou vous inscrire, n’hésitez pas à consulter le lien suivant : https://www.loireforez.fr/actualite/securite-sociale-alimentaire/