Vinciane Despret © Emmanuel Luce, Les Possédés et leurs mondes
Habiter les milieux
Vinciane Despret est philosophe, professeure à l’université de Liège. Passionnée par l’éthologie, elle est l’autrice de nombreux ouvrages interrogeant les pratiques de savoir avec les animaux. Complice de cette saison culturelle, elle nous donne rendez-vous à l’occasion du festival Futurs possibles.
« Habiter » : par de nombreux et pas très honnêtes malentendus, ce mot en est venu à signifier « posséder ». Habitare, « avoir souvent », désignait en fait une habitude, il s’est réduit au simple verbe « avoir ». Mais il aura bientôt changé de sens. Dès un demain qui n’est plus très lointain, il aura retrouvé la signification ancienne, celle qui dénote des usages, peut-être même de bons usages — de très riches et très compliquées mises en rapport.
Celles et ceux qui vivront ce demain très proche s’étonneront de nos incompétences. Quels barbares étaient-ce, diront-ielles de nous, qui confondaient habiter et posséder ? Barbares, oui, le mot est juste : ceux qui nous précédaient ne parlaient pas d’autres langues que les leurs, celles des humains. Comment ont-ils pu ignorer que tous les êtres parlent et écrivent ? Que chaque trace laissée par un animal est un trait d’écriture par lequel il ne cesse de se relier à d’autres? Nos parents, se diront-ils, étaient-ils donc si étrangers à ce monde ? Leur alphabet était-il à ce point indigent qu’ils ne pouvaient lire d’autres écritures ? Les traces sont, pour chacun des animaux, tous autant qu’ils sont, loup, chat forestier, escargot, insecte sténographe, araignée tissant sa toile, oiseau chantant ou dansant en murmuration, poisson calligraphiant son nid, autant de manières d’habiter, d’écrire son milieu. Non pas un environnement, un lieu, moins encore un patrimoine de biodiversité, mais un peuple hétérogène aux rapports enchevêtrés dont chacun, par une grammaire odorante visuelle toujours savante, manifeste à d’autres l’importance de leurs présences. Faire traces, faire traits, tout un jeu d’adresses et de partages d’usages. Faire trace, écrire avec son corps, ses laissées, ses chants, ses danses, ses toiles, ses pièges, ses poils, ses griffes, ses dents, habiter par l’écriture, mêler la sienne à d’autres qui habitent pareillement.
Voilà donc comment parleront nos enfants de demain matin. Ils chériront les archives précieuses — les traces, les traits, et bien d’autres manières encore d’être vivant. Ils sauront que la manière dont chaque être vit et goûte et sent le monde est unique et pleine de passion, façon irremplaçable d’habiter et d’inventer un milieu avec d’autres— une assemblée bruissant d’écritures, de vies et de sensations animales. Ils sauront surtout que chaque milieu, aussi éphémère soit-il, est un patrimoine artistique, un matrimoine auront-ils appris à dire, matériel et immatériel, qui réunit des sons que nous n’avions pas encore entendus, des couleurs que nos yeux ne peuvent percevoir, des goûts que nous ne pouvons imaginer et des récits qu’il nous faut apprendre à écouter— des manières de vivre et d’habiter qui font de la Terre l’œuvre qu’elle ne cesse de devenir en leur présence. Demain matin. La nuit est bientôt finie.